Skip to main content

Full text of "Revue britannique : revue internationale reproduisant les articles de meilleurs écrits periodiques de l'étranger, compl`etés par des articles originaux, 1833"

See other formats


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2009  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/1833revuebritann02saul 


f 


REVU  E 


BRITANNIQUE. 


f 


lasâ^ia 


CHOIX  D'ARTICLES 

TRADUITS   DES    MEILLEURS  ECRITS   PERIODIQUES 

SUR  LA  LITTÉRATURE  ,  LES  BEAUX-ARTS  ,  LES  ARTS  INDUSTRIELS  , 
l'agriculture  ,  LA  GÉOGRAPHIE  ,  LE  COMMERCE  ,  l'ÉCONOMIE 
POLITIQUE,    LES    FINANCES,    LA    LEGISLATION,    ETC.,    ETC. 

ParMM.  Sai'lmer,  Directeur  de  la  Revue  Britanaique;  Dokdey-Dipré  Fils, 
de  la  Société  Asiatirjue  ;  Ph.  Chasles;  Lesourd  ;  L.  Am.  SÉdillot;  Ge- 
nest;\Vest,  Docteur  en  Médecine  {pour  les  articles  relatifs  aux  sciences 
médicales) ,  etc. 


TROISIÈME  SÉRIE. 


KDouie    Oecoivd. 


Paviâ. 


Au  BUREAU   DU    JOURNAL,    Rue   des   Bons-Enfans,    N»    21 

Chez   DONDEY-DUPRÉ    PÈRE    ET    FILS,    imp.-lib., 

Rue  Richelieu,  IN"  47  ''"  >  o"  «""p  Saint-Louis,  N»  46,  au  Marais. 


iSo^i 


i 


IMPHIMERIF    DE    DONDEÏ-DL'PfiE 


MARS    i833, 


REVUE 


DE     LA 

CENTRALISATION   ADMINISTRATIVE 

E>"   FRANCE. 


J'entrepre>ds  de  défendre  une  cause  désespérée.  A  cha- 
que session  s'écroulent  des  pans  tout  entiers  de  notre 
édifice  administratif;  et  ce  qui  en  reste  encore  semble  tous 
les  jours  plus  menacé.  N  importe ,  si  on  ne  livrait  que 
les  batailles  que  l'on  doit  gagner  à  coup  sûr,  beaucoup 
de  luttes  généreuses,  et  quelquefois  utiles,  n'auraient 
pas  eu  lieu.  Je  dois  au  gouvernement  qui  m'emploie, 
comme  à  mes  concitoyens,  le  tribut  de  l'expérience  quo- 
tidienne que  j'acquiers  dans  les  fonctions  qui  me  sont  con- 
fiées. J'avouerai  que  j'ai  partagé ,  à  plusieurs  égards ,  les 
erreurs  que  je  vais  combattre-,  car  ce  sont  les  faits  qui 
m'ont  servi  de  leçon.  Nous  avions  vu  tous  les  dangers  d'un 
gouvernement  sans  contre-poids,  alors  même  qu'il  est  sou- 
mis aux  impulsions  du  génie  d'un  grand  homme.  A  sa  chute, 
des  clameurs  s'élevèrent  de  toutes  paris  contre  le  svstème 
administratif  qu'il  avait  fondé  et  dont  on  confondait,  dans 
une  réprobation  commune  ,  les  avantages  et  l'emploi  indi- 


b  DE  LA   CEaTUALISATlON   ADMINISTRATIVE 

screl  que  Ion  en  avait  fait.  Les  uns  ,  dans  leurs  attaques, 
ne  se  laissaient  conduire  que  par  des  idées  confuses  de  li- 
berté ;  les  autres ,  avec  des  vues  plus  personnelles ,  cher- 
chaient à  reconstituer  à  leur  profit  des  prépondérances 
provinciales.  Si  l'on  eût  demandé  à  beaucoup  d'entre  eux 
ce  que  c'est  que  la  centralisation  ,  ils  auraient  sans  doute 
été  fort  embarrassés  de  répondre.  Peut-être  trouverait-on 
même  parmi  ceux  qui  l'allaquent  aujourd'hui,  des  hommes 
disposés ,  par  la  plus  étrange  des  contradictions  ,  à  adopter 
plus  ou  moins  complètement  les  idées  de  l'école  de  Saint- 
Simon  ,  qui  ne  veut  pas  seulement  centraliser  les  diverses 
parties  de  la  puissance  gouvernementale ,  mais  qui  vou- 
drait aussi  centraliser  les  familles  et  les  faire  vivre  d'une 
vie  commune ,  comme  les  citoyens  de  la  république  ima-r 
ginaive  de  Platon. 

On  a  fait  de  la  centralisation  une  histoire  assez  étrange. 
Richelieu,  dit-on  ,  en  avait  fini  avec  la  féodalité.  Mazarin, 
qui  lui  succéda,  continua  son  ouvrage,  en  abolissant  les 
franchises  des  communes.  Il  faut  s'entendre.  D'abord  Ri- 
chelieu ,  avec  l'énergie  de  ses  résolutions  ,  avec  ses  hautes 
paroles  qui  étaient  aussi  une  force ,  avait  terrassé ,  mais 
n'avait  pas  détruit  la  puissance  des  grands ,  car  elle  se  re- 
dressa avec  une  énergie  nouvelle ,  pendant  la  minorité  de 
Louis  XIV.  Quant  à  Mazarin,  quelques  grandes  communes 
lui  avaient  suscité  beaucoup  d'embarras.  Plusieurs ,  et  sur- 
tout celles  dont  l'émancipation  était  la  plus  ancienne,  se 
trouvaient  constituées  comme  des  seigneuries  féodales  ;  elles 
jouissaieutde  privilèges  régaliens;  celui,  par  exemple,  de  se 
garder  elles-mêmes.  A  l'époque  où  ils  avaient  été  concédés, 
ces  privilèges  étaient  nécessaires.  Les  rois  du  moyen-âge , 
en  créant  des  communes ,  n'avaient  pas  la  puissance  de  les 
protéger  contre  leurs  voisins  5  il  fallait  bien  alors  leur  lais- 
ser le  droit  de  se  pi'otéger  elles-mêmes.  Mais  dès  le  moment 


EN   FRANCK.  ^ 

OÙ  une  époque  plus  paisible  rendail  ces  prérogalives  inu- 
tiles, elles  étaient  évidemment  un  principe  de  troubles  dans 
Tétat,  et  certes  le  pouvoir  royal  ne  devait  pas  hésiter  à  les 
abolir.  Du  reste,  je  doute  fort  que  Mazarin  ait  livré  au 
régime  municipal  de  son  tems  une  guerre  systématique. 
Il  n'était  pas  assez  honnête  homme  pour  se  dévouer  à 
une  idée,  au  développement  d'un  système.  Il  y  a  toujours 
chez  ceux  qui  sont  susceptibles  de  ces  dévoùmens,  un  fond 
de  probité ,  alors  même  que  cette  probité  n'est  pas  com- 
plète ,  et  qu'à  d'autres  égards  elle  compose  avec  le  devoir. 
Mazarin  était  un  homme  avisé ,  mais  médiocre  5  il  ne  dé- 
truisait pas  la  guerre  civile ,  mais  il  savait  vivre  avec  elle  ; 
ce  n'était  point  par  des  mesures  générales  et  stables  qu'il 
gouvernait  sa  fortune ,  mais  par  des  tempéramens  et  des 
ruses. 

Il  faut  le  dire  toutefois  5  en  mourant ,  il  fit  un  beau  legs 
à  la  France.  Je  ne  parle  pas  des  vingt-deux  millions  qu'il 
avait  pris  au  peuple  ,  et  qu'il  laissa  à  Louis  XIV  par  un 
testament  qui  ne  fut  pas  accepté  ;  mais  du  legs  bien  autre- 
ment précieux  de  l'homme  qui  avait  administré  cette  grande 
fortune ,  et  qui  devint  l'habile  administrateur  de  celle  de 
la  France.  Certes  Colbert  avait  un  sentiment  d'ordre  trop 
profond  pour  consentir  à  laisser  aux  communes  des  droits 
politiques.  Il  est  évident  qu'il  était  dans  la  tendance  de  son 
génie  de  tout  ramener  à  l'unité.  A  quelques  égards  même , 
il  allait  beaucoup  trop  loin  5  il  était  sans  doute  fort  en  avant 
de  son  époque ,  mais  il  ne  pouvait  pas  être  aussi  avancé 
que  l'avenir.  Or,  il  semble  qu'il  voulut  l'enchaîner  à  ses 
institutions.  C'est  ainsi  que ,  dans  ses  édits  sur  l'in- 
dustrie, il  fixait  tout,  jusqu'au  nombre  de  fils  dont  un 
tissu  devait  se  composer.  C'était  sans  contredit  pousser 
un  peu  loin  la  manie  réglementaire.  Quoiqu'on  soccu- 
punt    des    affaires   publiques,  il  n'eût  pas  certes  négligé 


8  DE   LA  CE]\TRA.L1SAÏ10J\    AUMiJNlSTKATI  VE 

sa  fortune  privée,  il  avait  cependant  ce  genre  de  pro- 
bité qui  ne  manque  guère  aux  esprits  supérieurs.  A  ses 
audiences ,  les  courtisans  se  plaignaient  de  ce  «  front  né- 
gatif »   avec  lequel  il  les  recevait ,  et  qui  était  l'avant- 
eoureur  des  refus  qu'il  allait  leur  faire.  Il  s'opposait  même, 
autant  qu'il  était  en  lui ,  aux  profusions  de  Louis  XIV.  Il 
le  faisait,  j'en  conviens,  dans  un  fort  plat  langage  et  avec 
de  pitoyables  flagorneries ,  comme  on  peut  le  voir  dans  sa 
correspondance  ^   mais  celte  intention  persévérante  n'en 
était  pas  moins  digne  de  toute  estime.  Du  reste  ,  rien  n'in- 
dique que,  sous  son  ministère,  les  communes  aient  été 
dépouillées  de  leurs  franchises.  A  sa  mort ,  et  même  bien 
plus  lard ,  tout ,  en  France ,  était  encore  anomalie ,  excep- 
tion ,  privilège ,  dans  l'administration  de  ses  provinces , 
comme  dans  celle  de  leurs  subdivisions.  On  y  voyait  des 
pays  d'état  et  qui  jouissaient  par  conséquent  des  garanties 
du  régime  représentatif,  entourés  de  provinces  livrées 
au  plus  complet  arbitraire;  des  villes  gouvernées  suivant 
des  formes  républicaines  près  de  villes  privées  de  toute 
espèce  d'institution  municipale;  Avignon  formait  un  état 
dans  l'état ,  et  des  princes  allemands  exerçaient  des  droits 
souverains  en  Alsace ,  tandis  que  la  Franche-Comté  con- 
servait ses  coutumes  espagnoles,  et  que  la  Bourgogne  et 
la  Bretagne  rappelaient  avec  orgueil  leur  ancienne  indé- 
pendance. Ailleurs ,  des  circonscriptions  territoriales  plus 
ou  moins  grandes  étaient  régies  par  des  évêques  ;  ailleurs 
encore,  par  leurs  délégués  héréditaires,  qui  administraient 
leur  temporel  avec  le  titre  de  vidâmes.  Quant  aux  fiefs 
qui  occupaient  une  si  grande  partie  du  territoire,  ils  étaient 
constitués  à  des  conditions  aussi  diverses  qu'elles  étaient 
souvent  bizarres.  A  cette  époque,  la  France  ne  présentait 
guère   plus   d'uniformité  que  l'Espagne   elle-même  n'en 
présente  aujourd'hui. 


EN   FllANCE.  9 

Un  siècle  pi  as  tard,  cet  état  de  choses  n'avait  éprouvé  que 
des  modificalions  très-légères.  Aussi  que  de  peines  n'eut 
point  M.  Turgot  pour  faire  prévaloir  ses  vues  administra- 
tives !  Ce  n'est  point  sans  admiration  que  l'on  voit ,  dans  le 
recueil  de  ses  Mémoires  et  de  sa  Correspondance,  la  con- 
stance de  ses  efforts  pour  vaincre  les  obstacles  que  lui  op- 
posaient de  toutes  parts  les  privilèges  et  les  préventions 
des  communes,  des  corporations,  des  provinces.  Mais  chez 
lui  les  grandes  pensées  venaient  du  cœur  ^  et  cette  pure 
source  de  nobles  inspirations  lui  donnait  le  courage  et  la 
force,  si  ce  n'est  pour  vaincre,  au  moins  pour  com- 
battre tout  ce  qui  s'opposait  à  ses  vues  de  bien  public. 
C'était  en  quelque  sorte  un  apostolat  administratif  auquel 
il  se  dévouait.  Il  a  mis  de  l'onction  dans  des  Mémoires  et 
des  Rapports  qui  ne  paraîtraient  devoir  présenter  que  de 
l'aridité  et  de  la  sécheresse  ,  mais  qu'animent  cet  amour 
de  l'humanité,  cette  philantropie ,  passion  du  dernier 
siècle,  et  qui  semble  devoir  racheter  ses  erreurs  et  ses 
fautes.  En  lisant  les  œuvres  économiques  de  M.  Turgot , 
on  sent  qu'il  y  a  un  cœur  qui  vibre  sous  ses  chiffres. 
Alors,  il  ne  fallait  pas  moins  de  courage  pour  faire  le  bien. 
Combien ,  en  comparaison  ,  notre  tâche  n'est-elle  pas  plus 
facile  !  Concevons-nous  quelque  projet  ?  qu'avons-nous  à 
faire?  A  le  soumettre  à  un  conseil-général.  Ces  conseils 
formés  avec  cet  instinct  conservateur  qui  ne  manque  guère 
au  pouvoir,  se  composent  en  général  d'hommes  de  mœurs 
douces  et  polies.  Ils  n'adoptent  pas  nos  plans  en  aveugles, 
mais  ils  les  discutent  avec  urbanité  5  et  comme  ils  n'ont 
pas  d'intérêt  de  caste  ou  de  corporation  à  défendre,  comme 
nous  n'avons  pas  d'opposition  systématique  à  vaincre,  pres- 
que toujours,  quand  ces  projets  sont  utiles,  ils  sont  ac- 
cueillis. 

L'administration   de   M.  Neckcr  n'introduisit  dans  le 


\0  DE  LA  CEKTUAI.ISATION   ADMINISTRATIVE 

régime  intérieur  de  la  France  que  des  modifications  par- 
tielles. L'ère  de  notre  nouvelle  administration  ne  com- 
mence, pour  ainsi  dire,  quà  l'Assemblée  Constituante. 
C'est  elle  qui  porta  son  niveau  sur  le  pays ,  et  en  fit  dispa- 
raître les  divisions  des  provinces  et  l'ancien  régime  muni- 
cipal. Ce  régime  était-il  regrettable  ?  Pour  répondre  à  cette 
question  ,  il  suffira ,  ce  me  semble  ,  de  voir  quel  était  Télat 
de  la  plupart  de  nos  villes  à  l'époque  où  il  a  cessé.  Pres- 
que toutes  étaient  mal  bâties  .,  mal  percées,  d'une  malpro- 
preté révoltante:  et  surtout  les  quartiers  qui  servaient 
de  demeure  au  pauvre,  et  qui  étaient  des  foyers  de  fièvres 
pestilentielles  ou  épidémiques.  Le  pavé  était  détestable  et 
mal  entretenu  ^  les  marcbés  immondes,  et  presque  toujours 
placés  dans  les  positions  les  plus  incommodes  et  les  plus 
insalubres.  Les  abattoirs  y  étaient  inconnus  -,  les  bouchers 
tuaient  chez  eux  ,  dans  de  petites  rues  étroites  ,  où  le  sang 
ruisselait  avec  la  boue.  Il  semble  qu'un  aussi  déplorable  ré- 
gime ne  devait  pas  être  dispendieux  5  et  cependant  presque 
toutes  les  grandes  communes  avaient  des  dettes  plus  ou 
moins  lourdes.  On  dira  peut-être  que  les  arts  qui  concou- 
rent à  l'assainissement  de  nos  villes  n'étaient  pas  encore 
connus,  ou  du  moins  qu'on  n'avait  pas  lente  de  les  appli- 
quer. Cette  réponse  n'est  que  plausible.  Dans  un  tems  plus 
reculé  de  deux  siècles ,  l'Espagne  a  fait  bâtir ,  dans  l'A- 
mérique du  Sud  ,  des  villes  superbes ,  bien  percées ,  et 
construites  sur  les  plans  les  plus  réguliers.  Ainsi  donc,  la 
mauvaise  administration  des  communes  tenait  surtout  aux 
imperfections  de  leur  système  municipal.  Par  malheur , 
l'Assemblée  Constituante,  en  détruisant  ces  institutions  vi- 
cieuses ,  ne  sut  rien  élever  à  leur  place ,  ou  du  moins  elle 
se  borna  à  construire  d'une  main  hâtive  quelques  bâtisses 
légères ,  incapables  de  résister  aux  tempêtes  qui  se  for- 
maient de  toutes  parts  à  l'horizon. 


EN   FRANCE.  Il 

Qui  croirait  qu'après  ce  grand  pas  vers  Tunité  admi- 
nistrative ou  la  centralisation,  la  France  fut  sur  le  point 
de  voir  son  territoire  se  scinder  encore  ,  mais  par  des  di- 
visions plus  tranchantes  que  celles  qui  avaient  existé  avant 
les  états-généraux  ?  Cette  singulière  révolution  fut  tentée 
par  des  hommes  dont  l'esprit  était  un  peu  vague ,  mais 
dont  la  parole  avait  de  la  force  et  de  la  séduction.  Ha- 
bitués à  des  succès  de  province ,  les  Girondins  voulaient 
constituer  celles  où  ils  avaient  pris  naissance  en  états  isolés, 
unis  par  un  lien  fédéral ,  afin  de  prolonger  ces  succès  si 
chers  à  leur  vanité ,  et  de  les  prolonger  sur  des  théâtres 
qui  eussent  plus  d'éclat  et  d'élévation  que  précédemment. 
Ce  plan  leur  plaisait  d'autant  plus,  qu'en  général  ils 
étaient  nés  dans  le  midi,  qui  diffère  à  tant  d'égards  du 
centre  et  du  nord  de  la  France,  par  la  nature  de  sou  sol , 
le  génie  de  ses  habitans  et  même  par  son  langage ,  car  la 
langue  française  n'y  est  en  quelque  sorte  qu'une  importa- 
tion de  la  conquête.  On  a  vu  la  même  prétention  se  repro- 
duire ,  sous  un  autre  drapeau,  en  i8i5,  lorsque,  dans 
l'ivresse  des  banquets  royalistes,  on  proclamait  le  duc 
d'Angoulême  roi  du  Midi  ou  de  TOccitanie. 

Les  essais  qui  avaient  été  faits  jusqu'à  eux  du  gouver- 
nement fédéral  avaient  cependant  presque  toujours  été 
fort  peu  satisfaisans.  Les  Amphictyons ,  qui  étaient  à-la- 
fois  un  corps  politique  et  une  espèce  de  concile  religieux , 
à  nulle  époque  de  Ihistoire  de  la  Grèce ,  ne  lui  avaient 
été  d'aucun  profit.  Lors  de  l'invasion  persane,  ce  fut  un 
danger  commun  qui  la  rallia ,  et  non  pas  le  faible  lien  fé- 
déral jeté  sur  ses  diverses  parties.  Quand  un  roi  de  la 
Thrace ,  qui  réclamait  avec  elle  une  filiation  douteuse  , 
voulut  en  faire  une  dépendance  de  la  Macédoine,  les  Am- 
phictyons servirent  plutôt  ses  desseins  quils  ne  les  contra- 
rièrent. A  sa  mort,  i^lexandre,  à  qui  ils  ne  portaient  aucun 


12  DE   LA  CE>TRALISATION   ADMINISTRATIVE 

ombrage,  les  laissa  subsister,  ainsi  que  les  formes  politi- 
ques des  républiques  municipales  qui  divisaient  la  Grèce  5 
et  il  exerça  sur  elles  un  pouvoir  plus  étendu  que  ne 
l'exercera  probablement  le  roi  Othon  avec  sa  petite  armée 
bavaroise. 

Dans  les  tems  modernes,  l'union  germanique,  mieux 
définie  dans  ses  droits  et  ses  prérogatives,  n'avait  pas 
toutefois  été  une  institution  plus  efficace.  Jusqu'aux 
guerres  que  souleva  la  révolution  française ,  dans  la  plu- 
part de  celles  qui  divisèrent  l'Europe  continentale  ,  les 
membres  de  la  confédération  se  partagèrent  entre  les  deux 
camps.  C'est  vainement  que  son  chef  suprême  plaçait  au 
ban  de  l'empire  ceux  qui  n'épousaient  pas  sa  querelle.  Il 
fallut  la  crainte  de  la  propagande  révolutionnaire ,  ou  les 
dangers  communs  que  Napoléon  leur  faisait  courir ,  pour 
mettre  entre  eux  une  harmonie  qu'une  institution  sans 
force  n'avait  jamais  pu  établir.  Si ,  dans  le  cours  du 
dix-septième  siècle ,  les  Provinces-Unies  exercèrent  une 
grande  influence  sur  les  destinées  de  l'Europe,  c'est  plu- 
tôt à  limportance  commerciale  et  à  la  grande  richesse  de 
leurs  villes  maritimes,  qu'au  système  politique  qui  les  ré- 
gissait, qu'il  faut  attribuer  ce  phénomène. 

L'impuissance  du  lien  fédéral  de  la  Grèce ,  comme  ce- 
lui du  corps  germanique ,  venait  surtout  de  ce  que  leurs 
pactes  généraux  n'avaient  pas  centralisé  leurs  forces  mili- 
taires et  leurs  pouvoirs  politiques ,  de  manière  que  leur 
action  isolée  venait  troubler  sans  cesse  leur  action  collec- 
tive. Le  bon  sens  américain,  dont  l'instinct  est  si  sûr,  sut 
éviter  ce  danger ,  en  posant  les  bases  de  la  fédération  des 
États-Unis.  Les  divers  états  réglèrent  leurs  affaires  inté- 
rieures avec  une  entière  indépendance  et  dans  toute  la 
plénitude  des  droits  de  souveraineté.  Mais  le  gouverne- 
ment central  put  seul  entretenir  une  armée  permanente  , 


EN   FRANCE.  l3 

avoir  une  marine  militaire  ,  et  accréditer  ou  recevoir  des 
agens  diplomatiques.  C'est  en  partie  à  cette  sage  précaution 
qu'ils  doivent  Tharmonie  qui  s'est  si  heureusement  main- 
tenue entre  eux,  pendant  plus  de  cinquante  ans. 

Toutefois  la  diversité  des  législatures  des  difFérens  états, 
de  même  que  celle  de  leur  sol  et  de  leur  position  géogra- 
phique ,  devaient  finir  par  y  créer  des  intérêts  opposés , 
et  ces  oppositions  commencent  aujourd'hui  à  compro- 
mettre le  maintien  de  l'union  américaine.  De  même  qu'elle 
n'a  qu'une  seule  armée,  une  seule  marine,  elle  n'a  aussi 
qu'un  seul  impôt,  celui  des  douanes,  pour  couvrir  les  dé- 
penses de  son  gouvernement  central.  Comme  les  états  du 
nord  sont  industriels,  et  qu'attendu  le  haut  prix  de  la 
main  d'oeuvre,  il  leur  faut  de  fort  gros  droits  pour  soutenir 
la  concurrence  des  produits  manufacturés  de  l'Europe; 
dans  le  congrès  ,  où  leur  influence  est  prépondérante,  ils 
ont  porté  les  tarifs  des  douanes  à  une  élévation  contre  la- 
quelle réclament  avec  violence  les  états  agricoles  qui  cul- 
tivent le  sucre ,  le  café ,  le  coton ,  et  qui  voudraient  avoir 
au  plus  bas  prix  possible  les  produits  industriels.  Leurs 
ressentimens  pourront  être  favorisés  par  l'état  militaire  de 
l'Union.  Il  n'y  a  sans  doute  que  le  gouvernement  fédé- 
ral qui  puisse  y  entretenir  une  armée  -,  mais  ,  aux  États- 
Unis,  cette  armée,  composée  surtout  de  corps  spéciaux , 
ne  constitue  qu'une  faible  partie  des  moyens  d'agres- 
sion ou  de  défense  des  divers  états.  La  force  principale  se 
trouve  dans  les  milices  ,  formées  de  tous  les  citoyens  vali- 
des ;  et  ces  milices  sont  sous  les  ordres  du  pouvoir  exé- 
cutif de  chacune  des  vingt-quatre  républiques  qui  consli- 
luent  l'Union  Américaine.  Cet  état  de  choses  doit  diminuer 
beaucoup  son  principe  de  cohésion.  Même  parmi  nous, 
avec  noire  organisation  actuelle,  si  l'armée  était  réduite 
aux  corps  spéciaux,  et  que  la  garde   nationale  devînt  la 


l4  DE   I.A   CENTRALISATION    ADMINISTRATIVE 

base  de  noire  force  militaire ,  on  verrait  les  liens  qui  unis- 
sent au  centre  les  diverses  sections  de  la  France  départe- 
mentale s'affaiblir  et  se  détendre. 

Était-ce  le  système  américain  ou  les  formes  des  anciennes 
fédérations  que  les  Girondins  voulaient  faire  prévaloir? 
c'est  ce  qu'il  est  impossible  de  reconnaître  dans  les  écrits 
que  nous  ont  laissés  ces  rêveurs  généreux  ,  mais  remplis 
de  vaine  gloire.  Peut-être  ne  le  savaient-ils  pas  bien  eux- 
mêmes.  Il  est  douteux ,  au  reste  ,  que  personne  aujour- 
d'hui porte  aussi  loin  l'antipathie  contre  la  centralisation. 
De  leur  tems  même,  leurs  vues  n'avaient  qu'un  bien  petit 
nombre  de  partisans.  En  général ,  on  ne  se  ralliait  à  eux 
(lue  parce  qu  ils  étaient  les  adversaires  des  Jacobins.  Après 
une  lutte  prolongée ,  dont  leur  éloquence  recula  la  cala- 
strophe,  la  Convention  les  fil  passer  sous  la  hache  de  ses 
licteurs  -,  et  inscrivit  partout  celte  devise ,  qui  semblait 
écrite  avec  leur  sang  :    unité,  indivisibilité,  liberté, 

FRATERNITÉ  OU  LA  MORT. 

Sous  le  Directoire ,  celte  régence  de  la  république  ,  un 
pouvernemenl  corrompu  et  sans  force  se  substitua  à  un 
régime  sombre  et  sanglant.  Pendant  la  dictature  de  la  Con- 
vention ,  les  terreurs  de  l'échafaud  avalent ,  en  général, 
empêché  les  dilapidations  5  elles  furent  sans  frein  et  sans 
pudeur  sous  le  règne  des  pentarques.  Le  plus  grand  trou- 
ble s'était  introduit  dans  tous  les  services.  Au  1 8  brumaire, 
dans  la  plupart  des  communes ,  les  budgets  municipaux 
étaient  restés  sans  règlement  depuis  plusieurs  années. 
Mais ,  par  une  étrange  anomalie ,  tandis  que  l'ordre  ne  se 
trouvait  dans  aucun  service  de  radminislration  intérieure, 
il  semblait,  en  quelque  sorte,  s'être  réfugié  dans  les  camps. 
Bonaparte,  qui  s'essayait  à  l'empire,  en  gouvernant  ses  con- 
quêtes, s'y  montrait  sévère,  et  même  impitoyable  envers 
les  spoliateurs.  On  sait  quil  était  dans  son  génie  de  ne  pas 


EK   FRANCE.  1  ^ 


S  opiniàtrer  à  luUer  contre  la  mauvaise  forlune  :  quand  elle 
lui  était  contraire  sur  un  point,  il  allait  ailleurs  en  tenter 
une  nouvelle.  Aussi,  après  les  revers  de  la  campagne  de 
Syrie ,  se  hàta-t-il  de  quitter  l'Eigypte  pour  venir  en  Eu- 
rope. Un  besoin  impérieux  d'ordre  et  de  repos  qui  se  fai- 
sait alors  sentir  partout,  précipita  la  France  à  ses  pieds,  si- 
tôt qu'il  y  aborda. 

Sous  ce  rapport ,  lallente  de  la  France  ne  fut  pas  trom- 
pée. Si  elle  avait  besoin  d'ordre ,  il  était  aussi  dans  la  vo- 
lonté du  premier  consul  de  le  rétablir.  Celait,  en  quelque 
sorte  ,  sa  vocation  et  une  espèce  de  mandat  qu  il  avait  reçu 
de  sa  nature.  Il  voulait  des  chiffres  partout  :  il  avait  même, 
à  cet  égard  ,  une  sorte  de  superstition  ;  car  il  accordait  aux 
tableaux  une  confiance  plus  absolue  peut-è  Ire  qu  ils  nen  mé- 
ritent. D'babiles  mesures  réparèrent  promptement  une  par- 
lie  du  dommage  causé  par  des  administrations  ineptes  ou 
corrompues.  Mais  le  premier  consul  fit  mieux  encore  :  pour 
empêcher  ces  désordres  à  l'avenir,  il  fonda  ce  beau  svstème 
de  centralisation  qui  régit  encore,  en  partie,  Tadministra- 
lion  française  5  système  savamment  élaboré  au  sein  de  ce 
Conseil-d'Etat  rempli  des  plus  hautes  et  des  plus  pures 
lumières-,  car  ses  membres  avaient  reçu  une  forte  et  dou- 
bleéducation.  Pendant  leur  jeunesse,  l'éducation  de  la  phi- 
losophie spéculative  du  dix-huitième  siècle  ;  dans  leur  âge 
mur,  l'éducation  expérimentale  de  la  révolution  francaisi» 
qui  avait  rectifié  ce  que  la  première  avait  d'erroné.  Il  faut 
le  dire,  le  sol,  nivelé  par  l'Assemblée  Constituante,  entière- 
ment dégagé  des  entraves  qui  s'y  trouvaient,  et  qui,  sous 
l'ancienne  monarchie,  s'opposaient  à  toute  réforme  conçue 
sur  une  échelle  un  peu  large,  était  alors  parfaitement  dis- 
posé pour  recevoir  la  nouvelle  organisation  administra- 
tive. C'est  cette  organisation  dont  il  nous  reste  à  faire  l'exa- 
men :  nous  allons  commencer  par  en  faire  l'exposé. 


l6  DE   LA   CENTRALISATION  ADMINISTRATIVE 

Dans  ce  système,  l'adminislralion  départementale  esl  di- 
visée en  trois  sections,  mais  rattachées  ensemble  par  un 
lien  commun  ,  savoir  :  le  département ,  Tarrondissenient, 
la  commune.  A  la  tète  du  département ,  est  placé  le  préfet, 
qui  l'administre  sous  la  direction  du  gouvernement.  Près 
de  lui  est  un  conseil  général,  qui,  dans  sa  session  annuelle, 
arrête ,  sur  ses  propositions ,  le  projet  du  budget  dé- 
partemental ,  soumis  ensuite  à  la  sanction  ministérielle. 
L'arrondissement  est  administré  ,  sous  les  ordres  du  pré- 
fet,  par  un  sous- préfet.  A  côté  de  ce  fonctionnaire  se 
trouve  un  conseil  d'arrondissement ,  qui ,  à  vrai  dire  ,  est 
purement  consultatif  5  car  Tarrondissement  n'a  pas  de  bud- 
get spécial ,  et  ce  conseil  n'a  guère  d'autre  attribution  po- 
sitive que  de  répartir,  entre  les  diverses  communes  de  la 
division  administrative  qu'il  représente ,  leur  contingent 
dans  les  contributions  directes.  Enfin,  la  commune  est  ré- 
gie par  un  maire  ,  conjointement  avec  un  conseil  muni- 
cipal. Celui-ci  règle,  sur  la  proposition  du  maire,  le 
projet  de  budget  municipal,  soumis  ensuite,  pour  les  com- 
munes qui  ont  moins  de  100,000  fr.  à  dépenser,  à  la  sanc- 
tion du  préfet  ;  et  pour  celles  qui  en  ont  davantage  ,  à  celle 
du  gouvernement.  Ce  conseil  a  d'ailleurs,  relativement  <à 
l'administration  communale ,  des  attributions  beaucoup 
plus  étendues  que  celles  du  conseil-général  à  l'égard  de 
l'administration  du  département.  Cette  extension  de  pou- 
voir a  été  déterminée  sans  doute  par  la  facilité  qu'on  a  de  le 
réunir,  attendu  que  tous  ses  membres  résident  dans  les  li- 
mites de  la  même  commune-,  tandis  que  ceux  du  conseil- 
général  sont  dispersés  sur  toute  la  surface  du  département. 

Nous  ne  parlerons  pas  des  arrondissemens ,  dont  l'exi- 
stence est,  pour  ainsi  dire,  nominale.  Toute  la  question 
que  nous  avons  à  examiner  est  de  savoir  si,  dans  l'intérêt 
des  administrés,  il  serait  utile  de  rompre  le  lien  qui  al- 


EN  ^r,A^c.^. 


lâche  la  commune  à  radmiriisiralion  tliîparlcmonlale ,  cl 
loulcs  les  deux  au  gouvernement  de  letat.  Nous  considé- 
rerons en  premier  lieu  radminislralion  de  la  commune,  car 
l'administration  collective  du  département  n'est,  à  côté, 
(ju'une  question  secondaire.  Le  budget  d'une  ville  de  4o  à 
5o,ooo  âmes  est  souvent,  à  lui  seul,  plus  considérable 
que  celui  de  tout  un  département. 

Et  d'abord,  si  la  commune  était  entièrement  éman- 
cipée ,  le  choix  de  son  maire  serait  nécessairement  laissé 
à  sa  population.  De  celte  double  modification  dans  noire 
organisation  municipale  résulteraient  les  effets  les  plus 
inattendus  et  les  plus  divers.  La  France  offrirait  le  spec- 
tacle des  plus  étranges  anomalies.  Dans  TOuest,  par  exem- 
ple ,  les  influences  qui  dominaient  dans  le  moyen -âge 
sont  celles  qui  dominent  encore  parmi  les  populations 
rurales  de  cette  partie  de  la  France.  Les  auteurs  de  celle 
révolution  administrative,  en  la  faisant,  auraient  eu  sans 
doute  la  pensée  de  couvrir  le  pays  dune  multitude  do 
municipalités  républicaines,  et,  par  le  fait,  ils  auraient 
institué  une  série  de  petiîes  théocraties  dans  la  plus 
grande  partie  de  la  Bretagne,  du  Maine,  de  FAnjou  , 
et  dans  une  portion  du  Poitou  et  de  la  Normandie.  En 
effet,  dans  1  Ouest ,  le  curé,  le  recteur,  comme  on 
dit  en  Bretagne  ,  est  le  guide  ou  pUuùt  le  mailre  de 
chaque  paroisse  ,  et  le  conseil  du  grand  propriétaire,  su- 
zerain dépossédé  de  ses  prérogatives  féodales.  Alors  même 
que  ce  propriétaire  serait  disposé ,  par  ses  sentimens  par- 
ticuliers, à  se  soustraire  à  son  influence,  elle  lui  serait 
imposée  par  son  entourage ,  par  sa  famille.  Les  femmes 
exercent  un  grand  empire  dans  les  châteaux  de  ces  pi^o- 
vlnees.  On  y  retrouverait  plus  d'une  analogue  de  celle 
Diana  Yernon  ,  Tune  des  héroïnes  les  plus  attachantes  des 
romans  écossais  -,  de  cette  belle  jacobite ,   u<ant  de  toutes 


l8  DE  LA  CENTRALISATION   ADMINISTKATIVE 

ses  séductions  et  de  tous  ses  arls  pour  pousser  ceux  qui 
se  trouvent  dans  sa  splière  d'action ,  à  des  folies  héroï- 
ques. Tandis  que  les  hommes ,  le  plus  souvent  en  plein 
air,  mènent  une  vie  demi -chasseresse  et  demi-agricole  , 
les  femmes ,  dans  les  loisirs  de  la  vie  de  château ,  cul- 
tivent   leur   esprit  et  deviennent    bientôt  supérieures  à 
ceux  à  qui  elles  sont  associées.  On  s'étonne  souvent  de 
voir  des  gentilshommes  de  1  Ouest,   qui  se  faisaient  re- 
marquer par  celte  physionomie  angevine  ,  d'un  caractère 
paisible  et  doux ,  et  dont  celle  de  Cathelineau  peut  être 
considérée  comme  le  type ,  se  jeter  tout-à-coup  dans  des 
entreprises  désespérées.  C'est  que  ce  n'est  point  à  leurs 
inspirations  propres  qu'ils   ont   cédé ,  mais  à  celles  de 
femmes  d'une  humeur  passionnée  et  aventureuse.  On  re- 
trouve au  surplus  des  dispositions  à-peu-près  semblables 
dans  tous  les  états  de  société  analogues.  Dans  cette  Po- 
logne ,  tradition  vivante   des  mœurs  chevaleresques  ,  ce 
sont,  à  proprement  parler,  les  femmes  qui  diligent  tout  , 
par  suite  de  la  supériorité  qu'elles  ont  presque  toujours 
sur  leurs  époux,  livrés  exclusivement  aux  arts  de  la  guerrer 
ou  à  ceux  qui  s'en  rapprochent.  On  voit  par  les  épopées 
d'Homère,    que,  dans  les   tems  héroïques,    les  femmes 
prenaient  la  part  la  plus  active  à  la  vie  civile  et  même  à 
la  vie  publique.  Ce  ne  fut  que  lorsque  les  formes  répu- 
blicaines vinrent  se  substituer  aux  formes  monarchiques 
des  tems  antérieurs-,  lorsque  l'agora  (i)  fut  ouvert  à  l'ac- 
tivité des  hommes ,  que  les  portes  des  gynécées  se  refer- 
mèrent sur  les  femmes.  Par  un  contraste  singulier,  elles 
perdirent  leur  liberté  quand  la  Grèce  renversa  ses  tyrans. 

(i)  V Agora  était  le  Forum  des  Grecs  ,  la  place  publique  où  se  dé- 
battaieut  les  intérêts  de  la  cité.  Les  gy7iécées  étaient  les  ap|iartpmens 
où  les  femmes  de  la  Grèce  vivaient  dans  une  demi-réclusion. 


F,K   FRA^CE.  )C) 

On  conçoit  que.  dans  l'Ouest,  l'empire  quelles  exerceul 
a  du  encore  être  favorable  à  1  ascendant  d'un  clergé  qui  a 
à-ia-fois  des  promesses  pour  lavenir  el  des  menaces  -,  qui 
anathémalise  et  qui  pardonne;  et  qui,  à  ce  double  litre  , 
doit  exercer  une  g;rande  action  sur  un  sexe  excitable  et 
faible. 

Maintenant,  voyons  quel  usage  ferait  le  prêtre  de  sou 
influence.  D'abord,  le  maire,  le  conseil  municipal,  seraient 
nommés  sur  son  indication  -,  et  plus  on  abaisserait  le  cens  , 
plus  ce  résultat  serait  infaillible.  Il  arriverait,  en  un  mot, 
ce  qui  est  arrivé  en  Belgique  ,  où ,  sous  un  roi  protestant , 
les  curés  sont  cependant  les  maîtres  suprêmes  de  leurs  pa- 
roisses ,  qui  n'envoient  aux  chambres  que  les  hommes  dé- 
voués au  parti  catholique.  Mais,  dites-vous  ,  les  progrès  de 
l'enseignement  élémentaire  ne  tarderaient  pas  à  réduire 
l'ascendant  du  clergé  de  l'Ouest.  Plus  loin  je  ferai  voir  que 
cet  enseignement  ne  peut  faire  de  véritables  progrès  que  par 
la  centralisation,  et  qu'autrement  on  n'obtiendra  jamais  que 
des  succès  partiels  et  isolés.  En  second  lieu  ,  quand  les  ré- 
sultats obtenus  pourraient-ils  se  faire  sentir  ?  dans  vingt 
ans  ,  dans  vingt-cinq  -,  portion  considérable  de  la  vie  hu- 
maine, comme  dit  Tacite,  avenir  éloigné,  que  la  plupart 
d  entre  nous  ne  sommes  pas  destinés  à  voir.  Observons,  en 
passant,  une  singularité  de  notre  époque.  Il  en  est  peu  où 
l  on  poursuive  les  biens  matériels  avec  un  désir  plus  im- 
patient de  les  obtenir  ;  l'àprelé  de  nos  formes  qui  a  suc- 
cédé à  cette  douceur ,  à  cette  élégance  de  manières  et  de 
langage,  l'un  des  plus  beaux  luxes  de  notre  ancienne 
société,  semble  accuser  la  sécheresse  des  âmes;  et  cepen- 
dant nous  parlons  d'un  avenir  éloigné ,  comme  si,  par  une 
abnégation  sublime  ,  exclusivement  préoccupés  du  bien- 
être  de  notre  postérité ,  nous  n'avions  aucun  soin  de  nos 
intérêts  actuels.  D'ailleurs,  peut-on  supposer  un  instant 


20  DE  LA  CENTRALISATION  ADMINISTRATIVE 

que  le  curé,  maître  du  conseil  municipal  qu'il  aurait  faiî 
élire  par  une  population  soumise  ;  disposant  également  du 
maire  qui  serait  aussi  de  son  choix,  irait  favoriser,  dans 
sa  petite  communauté  théocratique ,  l'introduction  d'une 
méthode  que  l'on  voudrait  y  répandre ,  avec  Tintention 
avouée  d'y  détruire  son  ascendant?  Non-,  il  s'y  oppose- 
rait de  toute  sa  puissance ,  et  nous  avons  vu  que ,  par 
le  fait ,  celte  puissance  serait  irrésistible.  En  même  tenis 
qu'il  entraverait ,  par  des  obstacles  que  vous  ne  pourriez 
pas  vaincre,  les  progrès  d'une  instruction  que  vous  voulez 
propager,  il  ferait  construire  aux  frais  de  la  commune  un 
presbytère  d'une  élégance  relative  ;  il  élèverait  un  temple 
trop  dispendieux  pour  les  villageois  qui  devraient  en  paver 
les  frais  ^  il  parerait  son  autel  avec  une  somptuosité  inu- 
tile -,  et  la  main  de  l'autorité  supérieure  ne  serait  plus  là 
pour  réprimer  ces  écarts,  et  ménager  les  deniers  du  con- 
tribuable ,  puisqu'on  l'aurait  désarmée. 

Sous  le  rajjport  politique  ,  cette  double  mesure  aurait 
encore  des  inconvéniens  bien  plus  graves.  Alors  même  que 
la  commune  serait  entièrement  libre  en  ce  qui  concerne 
ses  intérêts  de  localité  ,  il  faudrait  que  le  maire  restât  le 
subordonné  du  pouvoir  supérieur,  pour  tout  ce  qui  se  rat- 
tacherait aux  intérêts  gouvernementaux  :  pour  la  levée  de 
l'impôt,  pour  les  opérations  préparatoires  du  recrutement, 
autrement  la  France  ne  serait  pas  même  une  fédération  5 
ce  ne  serait  plus  qu  une  agrégation  confuse  de  petites 
communautés  sans  cohésion  ,  sans  sutures  ;  ce  que  les  ad- 
versaires les  plus  décidément  hostiles  de  la  centralisation 
ne  voudraient  pas  sans  doute  ,  car  ce  serait  demander  à  la 
société  de  se  dissoudre. 

Quand  des  mains  imprudentes  auraient  brisé  tous  les 
liens  qui  rattachent  encore  les  extrémités  au  centre,  il  ne 
faudrait  plus  pensera  recruter  l'armée  dans  les  campagnes 


EJN    FRAKCE.  21 

de  celle  portion  de  la  France.  Le  paysan  n  y  est  pas  moins 
attaché  aux  genêts  de  ses  bruyères,  aux  clairières  du  Bocage, 
que  le  Suisse  à  ses  montagnes  et  à  ses  cascades  -,  ou  plutôt  il 
i'est  bien  davantage,  car,  malgré  son  intrépidité  naturelle, 
lorsque,  comme  Antée,  il  touche  la  terrre  sur  laquelle  il 
a  pris  naissance,  non-seulement  il  ne  voudrait  pas  vendre 
son  sang  à  des  gouvernemens  étrangers ,  mais  il  refuse 
même  de  le  répandre  pour  la  patrie.  Quand  une  fois  ces 
malheureux  ont  été  arrachés  au  clocher  de  leur  village  , 
centre  de  toutes  leurs  affections ,  on  sait  avec  quelle  rapi- 
dité la  nostalgie  (i)  les  dévore.  Ce  serait  incontestablement 
à  la  condition  de  s'opposer,  au  moins  par  la  force  d'inertie , 
au  recrutement  de  l'armée ,  que  le  maire  de  chaque  com- 
mune serait  élu.  Les  chefs  spirituels  de  ces  petites  com- 
munautés leur  en  feraient  une  obligation  impérieuse;  car 
ils  craindraient  par-dessus  tout  que  leurs  jeunes  ouailles, 
si  on  les  laissait  partir,  ne  rapportassent  ensuite  dans  leur 
troupeau  les   impiétés  et  la  licence  de  la  caserne.  Sans 
doute  la  loi  investirait  le  chef  de  l'état  du  droit  de  contrain- 
dre les  maires  insoumis.  Mais  comme  il  faudrait  les  pour- 
suivre tous  ou  à-peu-près ,  ces  poursuites  deviendraient  ira- 
praticables.  Les  populations  s'armeraient  pour  défendre  ceux 
qui  ne  se  seraient  compromis  qu'afin  de  les  affranchir  d'un 
service  qu'elles  détestent.  Dans  cette  lutte  ,  il  serait  assu- 
rément impossible  de  compter  sur  les  gardes  nationaux , 
car  ce  ne  seraient  au  fond  que  des  chouans  portés  sur 
un  contrôle.  Avec  ce  qui  reste  encore  de  ces  institutions 
puissantes  empreintes  de  la  vigueur  du  génie  qui  les  a 
conçues ,  on  a  besoin  ,  dans  TOuest,  d'une  armée  d'occu-. 


(i)  Le  mal  du  pays.  On  a  remarqué  au  Val-de-Giâce  que  lorsque 
la  garnison  de  Paris  reçoit  des  recrues  de  la  Bretagne ,  le  nombre 
des  nostalgiques  est  très-considérable. 


22  DE  LA  CENTRALISATION   ADillINISTR Al  IVE 

palion  de  5o,ooo  hommes;  mais  du  moins  on  parvient 
à  V  faire  des  recrues  qui  compensent  le  chiffre  des  soldats 
qu'on  y  cantonne;  ce  qui  fait  une  situation  à-peu-près 
négative.  Lorsqu'une  fois  les  institutions  de  l'empire  se- 
raient abolies,  il  faudrait. plus  de  100,000  hommes  pour 
maintenir  l'Ouest  et  tenter  de  le  soumettre  à  ia  loi  com- 
mune ;  même  avec  ces  forces ,  je  doute  qu'on  parvint  à  y 
lever  des  recrues.  Il  y  aurait  donc ,  en  cas  de  guerre ,  re- 
lativement à  ce  qui  existe  aujourd'hui,  une  différence  de 
100,000  hommes  dans  la  force  disponible  de  notre  armée  ^ 
savoir  :  5o,ooo  hommes  dont  la  levée  serait  devenue  im- 
possible dans  ces  départemens.  et  5o,ooo  hommes  de 
plus  qu'il  faudrait  y  entretenir.  En  résumé ,  la  décentra- 
lisation y  serait  une  contre-révolution  tout  entière.  D'a- 
près cela  il  est  facile  de  s'expliquer  pourquoi  les  partisans 
du  gouvernement  déchu  désirent  si  vivement  l'obtenir. 

Les  mêmes  principes  détermineraient  des  résultats  sem- 
blables dans  une  partie  des  campagnes  et  même  dans  quel- 
ques villes  du  Midi ,  mais  cependant  avec  des  modifica- 
tions plus  ou  moins  fortes;  car  le  Midi  donne  à  tout 
l'empreinte  de  ses  passions.  Mais  dans  l'Est  de  la  France , 
les  suites  de  la  décentralisation  seront  bien  différentes  : 
là ,  le  clergé  n'exercerait  pas  d'influence  prépondérante  ; 
privé  de  l  appui  du  gouvernement ,  il  pourrait  même,  dans 
beaucoup  de  communes ,  être  livré  à  d'ignobles  persécu- 
tions. Au  lieu  d'employer ,  comme  dans  l'Ouest ,  les  de- 
niers communaux  à  augmenter  outre  mesure  la  solennité 
du  culte  ,  on  les  emploierait,  probablement  avec  aussi  peu 
de  réserve  ,  à  rehausser  l'éclat  des  pompes  militaires  de  la 
garde  nationale;  à  acheter  des  tambours,  des  uniformes, 
des  armes.  Les  dernières  élections  ont  exclu  des  con- 
seils municipaux  des  campagnes  delEst,  non-seulement 
la  grande  proprléié,  mais  la  moyenne  et  la  bourgeoisie 


EK   FRANCE.  ^3 

des  villes.  Dans  beaucoup  de  conseils  émancipés,  un  sen- 
timent hostile  se  manifesterait  contre  le  pouvoir  suprême  ; 
non  certes  par  attachement  pour  le  pouvoir  déchu  ^  mais 
par  une  affection  haineuse  contre  toutes  les  supériorités. 

Comment  un  gouvernement,  affaibli  par  des  lois  si  im- 
prévoyantes,   parviendrait-il   à   imprimer   une   direction 
uniforme  à  des  élémens  si  peu  homogènes  ?  Il  est  évideiit 
que  la  France  serait  divisée  en  trois  ou  quatre  parties ,  et 
peut-être  en  un  bien  plus  grand  nombre,  ayant  chacune 
une  allure  propre,  et  opposant  une  résistance  invincible  aux 
efforts  que  Ton  tenterait  pour  la  faire  changer.  On  aurait 
voulu  seulement  faire  une  réforme  administrative^  et,  par 
le  fait,  on  aurait  consommé  une  grande  révolution  poli- 
tique ^  révolution  plus  importante  par  l'étendue  de  ses 
conséquences  nécessaires  que  ne  le  serait  un  changement 
de  dynastie.  L'union  fait  la  force  ,  dit-on  ^  aussi  la  France 
perdrait  la  sienne  dès  qu'on  aurait  brisé  le  faisceau  national. 
Sous  l'empire,  elle  défiait  l'Europe ,  à-peu-près  tous  les 
deux  ans ,  et,  jusqu'à  la  dernière  catastrophe  ,  elle  sortit 
victorieuse  de  ces  luttes.  Faut-il  attribuer  exclusivement 
ces  succès  au  courage  de  ses  soldats  et  au  génie  de  ses  ca- 
pitaines? Non,  certes;  sa  puissante  administration  y  avait 
aussi  une  grande  part.  La  rapidité  de  ses  mouvemens  sur- 
prenait toujours  l'ennemi ,  pris  au  dépourvu ,  alors  même 
qu'il  avait  préparé  Tagression.  Cette  pesante  Autriche  ,  si 
lente  dans  tous  ses  actes ,  ne  pouvait  comprendre  la  faci- 
lité avec  laquelle  la  France  réparait  ses  échecs,  remplis- 
sait les  vides   que  le  canon  avait  faits   dans  ses  cadres , 
levait  les  impôts  nécessaires  pour  payer  d'innombrables 
soldats.  Vous  avez  vu,  dans  les  usines,  de  grands  leviers 
se  soulever  tout-à-coup  ;  des  soufflets  monstrueux  se  gonfler 
et  dégager  tour-à-tour  Toxigène  dont  ils  sont  remplis-,  des 
ressorts  divers  s'agiter  dans  tous  les  sens.  Un  peu  de  feu 


24  l^K   LA   CEIs'l  l;ALI>^AT10JN   ADMIIS  ISTIlATl  VE 

placé  Sous  uiio  chaudière  ,  sur  un  poinl  de  l'édifice , 
suffil  pour  déterminer  tous  ces  mouvemens.  Il  en  était  de 
même  de  l'administration  française.  Une  impulsion  ,  par- 
tie du  centre,  ébranlait  sur-le-champ  d'innombrables 
ressorts  ;  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  admirable ,  c'est  que  tout 
s'exécutait  sans  efforts,  sans  frottemens,  presque  sans  qu'on 
s'en  aperçût ,  tant  était  grande  la  perfection  de  ce  méca- 
nisme administratif.  Lorsque  Napoléon  arrivait  à  son  ar- 
mée ,  il  tenait  déjà  dans  sa  main  tous  les  élémens  de  la 
victoire  5  c'était  la  centralisation  qui  les  lui  avait  remis.  Un 
sentiment  confus  avertissait  Tennemi  de  son  péril  j  l'in- 
certitude, riiésitation  remplaçaient  la  jactance.  Le  tigre 
d'argent  du  cimier  de  Clorinde  ne  jetait  pas  plus  d  épou- 
vante sur  les  champs  de  bataille ,  que  le  bruit  de  la  pré- 
sence de  l'empereur.  Ses  adversaires  se  sentaient  vaincus , 
avant  même  d'être  attaqués. 

La  vieille  Europe  n'a  accepté  la  révolution  de  juillet 
que  parce  qu'elle  n'a  pas  cru  pouvoir  la  réprimer,  de 
même  qu'elle  n'avait  pas  su  la  prévenir.  Elle  craignait  le 
dangereux  auxiliaire  que  la  France  eût  trouvé  dans  la  pro- 
pagande; et  la  sagesse  du  gouvernement  du  roi  devait  re- 
culer aussi  devant  le  péril  d'allumer  à-la-fois  tant  de  vol- 
cans, de  faire  gronder  tant  d'orages,  d'ébranler  le  sol 
européen  par  tant  de  secousses  dont  nous  eussions  ressenti 
les  contre-coups.  Il  est  probable  qu'à  l'aide  de  ces  expê- 
diens  ,  le  territoire  de  la  France  eût  été  sauvé  5  mais  la  so- 
ciété aurait  peut-être  été  perdue.  Que  si ,  en  détruisant  la 
centralisation ,  nous  brisions  le  principe  de  notre  force  ,  les 
gouvernemens  continentaux ,  avec  leurs  rancunes,  leurs 
terreurs  pour  l'avenir,  ne  manqueraient  pas  sans  doute  de 
lâcher  de  profiter  de  notre  faute.  Certes  l'occasion  serait 
belle.  Que  ferions-nous,  dans  cette  crise,  avec  une  admi- 
nistration dont  nous  aurions  détruit  l'admirable  unité  , 


KJN    FKAIVCK.  20 


pour  l;i  scinder  en  d'innombrables  divisions.  Les  plus  sim- 
ples upôralionsdeviendraient  compliquées,  difficiles.  Jamais 
lu  promptitude  des  mesures  n'aurait  été  plus  nécessaire ,  et 
tout  serait  lenteurs,  tiraillemens.  Les  préfets,  misérables 
podestats  italiens ,  sans  force ,  sans  appui ,  se  trouveraient 
à-la-fois  aux  prises,  dans  leurs  départemens  respectifs,  avec 
trois  ou  quatre  cents  républiques  municipales.  Au  lieu 
d'agir,  ils  porteraient  leurs  plaintes,  exposeraient  leurs 
embarras  au  gouvernement ,  qui  ne  pourrait  rien  faire 
pour  les  terminer.  Pendant  ce  tems ,  l'Europe  viendrait 
surprendre  la  France  avec  onze  ou  douze  cent  mille  hom- 
mes 5  croisade  dispendieuse  sans  doute ,  mais  dont  elle  se 
réserverait  de  nous  faire  payer  les  frais.  Revenons  main- 
tenant à  des  considérations  purement  administratives. 

Sous  ce  rapport,  les  disparates,  les  contradictions  de 
tout  genre,  seraient  encore  plus  multipliés  que  sous  le 
rapport  politique.  L'administration  perdrait  entièrement 
ce  caractère  d'uniformité,  non  moins  utile  à  l'administré 
quà  l'administrateur.  Les  mêmes  questions,  les  mêmes 
affaires  seraient  jugées  de  cent  manières  différentes,  dans 
les  diverses  localités.  Quand  ces  questions  se  reprodui- 
raient dans  les  mêmes  communes,  il  est  probable  aussi 
qu'elles  y  recevraient  très-souvent  une  solution  nouvelle. 
Plus  ces  communes  seraient  petites,  plus  il  serait  difficile 
d'y  établir  une  jurisprudence  administrative.  Pour  s'en 
convaincre,  il  suffit  de  voir  comment,  dans  un  grand 
nombre  de  cantons  ruraux,  les  juris  de  révision  décident 
les  questions  qui  leur  sont  soumises ,  sans  tenir  aucun 
compte  de  la  loi  de  i83i  ,  qu'ils  sont  chargés  d'appliquer^ 
d'où  résultent  les  décisions  les  plus  contradictoires  dans 
les  mêmes  espèces.  Les  questions  de  choses  ,  dans  ces  mu- 
nicipalités souveraines,  ne  seraient  le  plus  souvent  que 
des  questions  de  personnes,  que  l'esprit  de  coterie  iran- 


26  DE   LA  CENTRALISATION   ADMINISTRATIVE 

cherait  arbitrairement.  Qu'on  se  représente  combien  Tin- 
certitude  de  cette  jurisprudence  aurait  d'inconvéniens 
pour  les  intérêts  privés ,  par  exemple ,  en  matière  de  pe- 
tite voirie,  pour  la  police  des  alignemens,  pour  celle  des 
établissemens  incommodes  ou  insalubres  et  pour  beaucoup 
d'autres  encore. 

Comme  les  intérêts  du  peuple  ne  peuvent  jamais  être 
mieux  garantis  que  par  la  loi,  on  en  conclut  qu'il  est 
nécessairement  l'ami  de  la  légalité.  C'est  une  erreur; 
son  éducation  n'est  pas  encore  assez  avancée  pour  qu'il 
en  comprenne  bien  les  avantages.  C'est  une  idée  com- 
plexe ,  et  par  conséquent  peu  accessible  à  son  esprit , 
que  celle  d'un  double  pouvoir ,  dont  l'un  supérieur  fait  la 
loi ,  et  dont  l'autre  subordonné  1  applique.  En  général , 
quand  les  hommes  nés  dans  les  rangs  inférieurs  et  incultes 
de  la  société  sont  investis  de  fonctions  publiques  ,  la  loi  est 
pour  eux  une  lettre  morte.  Ce  qu'ils  désirent,  c'est  de 
faire  du  pouvoir ,  de  suivre  leur  volonté  et  de  l'imposer 
aux  autres.  C'est  pour  eux  une  espèce  de  saturnale  politi- 
que ;  une  compensation  qu'ils  se  donnent  pour  ce  qu'ils 
trouvent  de  trop  humble  dans  leur  condition  sociale.  Aussi 
les  économistes  du  dernier  siècle  prétendaient-ils  qu'il  fal- 
lait tout  faire  pour  le  peuple  et  rien  par  lui.  Ce  serait  vai- 
nement qu'on  tenterait  de  remettre  quelque  ordre,  quel- 
que ensemble  dans  ce  chaos  administratif,  par  des  lois 
ou  des  réglemens  généraux  ;  comme  il  n'existerait  pas  d'au- 
torité supérieure  pour  en  prescrire  l'exécution  ou  pour  la 
surveiller,  ces  rcglemens ,  ces  lois,  resteraient  sans  exé- 
cution dans  une  grande  partie  de  la  France.  A  beaucoup 
d'égards  ,  nous  vivrions ,  par  le  fait ,  sous  un  régime  extra- 
légal ,  et  cependant  on  ne  l'aurait  fondé  que  pour  arriver 
h  une  légalité  plus  rigoureuse.  En  vérité,  plus  on  creuse 
cette  (juestion ,  plus  on  est  épouvanté  des  conséquences 


EN    FRAKCE. 


que  pourrait  avoir  et  qu'aurait  inévitablement  la  destruc- 
lion  de  notre  système  administratif. 

Mais  ,  dit-on  ,  les  électeurs  placeront  les  plus  dignes  à 
la  tète  de  la  commune.  Cela  est  il  bien  sûr?  esl-il  constant 
que  les  chances  électorales  soient  constamment  pour  le 
mérite  ?  Très- souvent  le  mérite  a  une  fierté  timide  -,  il  con- 
naît sa  valeur-,  il  voudrait  que  les  autres  la  sentissent  éga- 
lement ;  mais  sans  pour  cela  qu'il  fût  obligé  d'employer 
des  arts  indignes  de  lui.  Il  lui  répugne  d'abaisser  son 
intelligence  ,  en  descendant  au  niveau  d'intelligences  vul- 
gaires ,  en  caressant  leurs  passions  ou  leurs  préjugés.  Di- 
sons-le aussi  -,  dans  un  grand  nombre  de  localités,  des  por- 
tions seulement  des  électeurs  institués  par  la  loi  se  présentent 
aux  collèges,  et  ce  ne  sont  pas  toujours  les  plus  éclairés. 
Certes ,  il  est  très-fàclieux  que  des  hommes  honorables  en 
refusant  d'exercer  un  droit  qu'ils  n'exerceraient  que  d'une 
manière  utile  au  pays,  laissent  le  champ  libre  aux  passions 
turbulentes  et  irréfléchies.  La  fierté  de  nos  mœurs  bour- 
geoises croirait  se  commettre  en  paraissant  dans  des  collèges 
dont  on  a  trop  réduit  le  cens.  C'est  un  tort,  sans  doute,  mais 
c'est  aussi  un  fait  qu'il  faut  prendre  en  considération  sé- 
rieuse. Au  surplus  il  serait  très-difficile  ,  dans  beaucoup 
de  communes ,  de  trouver  des  hommes  capables  de  gérer 
souverainement  les  intérêts  dont  ils  ne  s'occupent  aujour- 
d'hui qu'en  premier  ressort.  Leurs  conseils  municipaux 
sont  remplis  de  cultivateurs  à  peine  au-dessus  de  l'indi- 
gence. Dans  ces  communes  ,  qui  sont  les  plus  nombreuses, 
les  cinq  centimes  additionnels  qui  composent  exclusive- 
ment leur  revenu  ,  ne  produisent  que  loo  à  200  fr.  La 
loi  suppose  toujours  la  fraude  5  sa  prévoyance  a  soumis  la 
comptabilité  des  deniers  publics  aux  formalités  les  plus  sé- 
vères et  même  les  plus  minutieuses.  De  plus  ,  (juoique  les 
complabks  présentent ,  en  général ,  des  garanties  par  leur 


28  «E   LA   CEiSïKALISATJîOJN   ADMINISTRATIVE 

forlune,  elle  en  exige  de  forts  cautionnemens.  Serait-Il 
bien  prudent  de  s'écarter  de  toutes  ces  règles  ,  pour  laisser 
sans  contrôle  le  maniement  des  deniers  communaux  à  des 
hommes  qui  deviendraient ,  en  quelque  sorte,  ordonna- 
teurs et  comptables,  ou  plutôt  qui  n'auraient  de  comptes 
à  rendre  qu'à  eux-mêmes,  et  dont  la  plupart  se  trouveraient 
dans  une  condition  fort  au-dessous  de  la  médiocre.  On 
pourrait  craindre  au  moins  qu'ils  n'eussent  trop  de  pen- 
chant à  égayer  les  solennités  publiques  par  des  banquets 
dont  tous  les  contribuables  paieraient  les  frais  ,  et  où  vien- 
draient seuls  s'asseoir  les  municipaux.  De  là ,  deux  ou  trois 
fois  l'an ,  une  dépense  de  3o  à  ^o  fr. ,  somme  considérable 
pour  des  communes  qui  ont  i  oo  ou  200  fr.  de  revenu  absor- 
bés par  des  dépenses  nécessaires ,  et  que  l'on  ne  pourrait  se 
procurer  qu'en  la  prélevant  en  partie  sur  le  pain  du  pauvre. 
On  observera  peut-être  qu'un  élu  du  peuple  ne  saurait  faillir  5 
que  ses  lumières  comme  son  intégrité  sont  garanties  par 
le  fait  seul  de  son  élection.  Tous  ces  plats  lieux-communs, 
tout  ce  patriotisme  d'anti-chambre,  ne  méritent  pas  qu'on 
y  réponde. 

Que  si  on  propose  de  réduire  le  nombre  des  communes , 
afin  d'en  étendre  la  circonscription ,  et  de  donner  plus 
de  latitude  aux  choix  des  électeurs,  nous  remarquerons 
d'abord  que  cette  mesure  froisserait  un  très-grand  nombre 
d'habitans ,  qui  se  trouveraient  ainsi  obligés  d'aller  faire 
formuler  leurs  actes  civils  souvent  à  deux  ou  trois  lieues 
de  leur  domicile.  En  second  lieu,  on  n  arriverait  pas  au  but 
que  l'on  voudrait  atteindre,  parce  que  les  membres  du 
corps  municipal ,  trop  éloignés  du  siège  de  la  mairie ,  ne 
se  rendraient  que  bien  rarement  au  conseil  de  la  commune, 
qui  se  trouverait  par  conséquent  livré  à  une  petite  oligar- 
chie viUageoi>e  fort  circonsciile. 

Sans  doute,  dans  les  villes  dont  la  population  est  consi- 


EN  FRANCE.  29 

dérable,  il  est  beaucoup  plus  aisé  de  trouver  les  capacilés 
nécessaires  pour  former  avec  succès  les  conseils  munici- 
paux. Toutefois ,  malgré  cette  condition  plus  favorable ,  j(^ 
ne  pense  pas  que  leurs  délibérations  puissent  se  passer  da- 
vantage de  Texamen  de  l'autorité  supérieure.  Aujourd  bui 
celle-ci  exerce  déjà,  à  cet  égard,  une  surveillance  bien 
moins  active.  D'abord,  elle  se  repose  sur  les  lumières  de 
Tautorité  municipale;  puis  elle  n'a  pas  toujours  le  courage 
de  ses  devoirs.  En  les  remplissant  dans  toute  leur  étendue, 
en  discutant  les  dépenses  qui  ne  lui  paraissent  pas  suffi- 
samment motivées ,  elle  craindrait  de  soulever  contre  elle 
la  mauvaise  humeur  d  hommes  honorables ,  justement  en- 
vironnés de  la  coniiance  de  leurs  concitoyens,  mais  qui 
peuvent  aussi  avoir  leurs  entétemens  et  leurs  préjugés. 
Elle  serait  plus  circonspecte  encore ,  si  c'était  elle  qui  ré- 
glât définitivement  les  budgets  de  ces  communes.  Aussi 
est-ce  dans  une  prévoyance  toute  judicieuse  que  le  règle- 
ment définitif  en  a  été  attribué  au  ministre.  Cependant  cette 
précaution  n'a  pas  sufi&  encore  à  des  fonctionnaires  timides, 
plus  préoccupés  du  soin  de  leur  repos  ou  de  se  conserver 
une  popularité  mal  acquise ,  que  de  satisfaire  à  leurs  obli- 
gations. Qu'en  est-il  résulté  ?  c'est  que ,  tandis  que  les 
communes  rurales  ou  les  petites  villes,  sur  lesquelles  l'ad- 
ministration départementale  ne  craignait  pas  d'exercer  une 
tutelle  active ,  satisfaisaient  à  toutes  leurs  dépenses ,  avec 
les  plus  modestes  revenus,  les  grandes  villes  s'obéraient 
de  plus  en  plus ,  en  contractant ,  chaque  année ,  de  nou- 
veaux emprunts  dont  elles  ne  peuvent  paver  les  intérêts 
qu'en  imposant  des  fardeaux  additionnels  à  la  contribution 
directe  ou  en  élevant  encore  le  tarif  des  octrois.  La  condi- 
tion du  pauvre,  de  Thomme  qui  ne  vit  que  du  labeur  de 
ses  bras ,  devient  intolérable  dans  ces  malheureuses  com- 
munes. S'il  s'en  éloigne .  le  poids  des  subsides  communaux 


3o  DE   LA  CENTRALISATION  ADMINISTRATIVE 

retombe  sur  un  nombre  plus  circonscrit  de  contribua- 
bles, et  devient  d'autant  plus  lourd.  S'il  y  reste,  dans  la 
crainte  de  ne  pas  trouver  ailleurs  des  moyens  d'existence  , 
il  se  coalise,  comme  à  Lyon,  avec  tous  ses  compagnons 
d  infortune ,  et  tient  constamment  la  propriété  en  alerte. 
Pour  la  défendre  de  dangers  trop  réels,  le  gouvernement 
est  obligé  de  faire  occuper  ces  villes  par  des  corps  d'armée 
de  10  à  12,000  liommes-,  conséquences  déplorables  des 
prodigalités  de  l'administration  communale,  d'une  part, 
et  des  molesses  de  l'administration  supérieure,  de  l'autre. 
Si  au  lieu  de  fortifier  un  contrôle  insuffisant ,  on  le  dé- 
truit ,  il  est  clair  que  les  communes  seront  entraînées  plus 
rapidement  encore  à  des  dépenses  irréflécbies.  C'est  une 
conséquence  inévitable  de  leur  constitution ,  une  pente 
irrésistible  sur  laquelle  il  faudra  qu'elles  inclinent.  Bien 
peu  de  départemens  ont  des  dettes.  Cela  vient  surtout  de 
ce  qu'à  part  quelques  circonstances  exceptionnelles  et  très- 
rares  ,  les  conseils-g'^néraux  qui  les  représentent ,  ne  font 
de  votes  financiers  qu'une  fois  l'an ,  lorsqu'ils  arrêtent  en 
même  tems  la  recette  et  la  dépense  du  budget  départemen- 
tal. Il  n'en  est  pas  de  même  des  conseils  municipaux,  qui 
peuvent  prendre  des  délibérations  à  toutes  les  époques  de 
l'année,  quand  ils  sont  autorisés  à  se  réunir  par  le  préfet; 
autorisation  que  celui-ci  ne  refuse  jamais.  Des  propositions 
diverses  sont  faites  à  ces  réunions  5  propositions  qui ,  en 
général,  déterminent  des  dépenses  plus  ou  moins  fortes. 
Comme  le  plus  souvent  ceux  qui  en  sont  les  auteurs  ne 
sont  pas  chargés  de  la  gestion  des  affaires ,  ils  n'examinent 
point  si  déjà  les  ressources  disponibles  ne  sont  pas  épuisées. 
Ces  propositions  ayant  presque  toujours  un  côté  plus  ou 
moins  utile ,  il  est  rare  qu'elles  ne  soient  pas  accueillies. 
N'avons-nous  pas  vu,  il  y  a  peu  de  tems,  une  ville  qui 
succombait  déjà  sous  le   faix  de  ses  dettes ,  emprunter 


EN  FUAKCE.  3l 

encore  deux  millions  pour  achever  la  construction  d'un 
théâtre.  Ce  n'est  que  lorsqu'on  s'occupe  ensuite  de  la 
rédaction  du  budget  de  l'exercice  prochain ,  que  l'on  re- 
connaît tous  les  inconvéniens  de  ces  votes  isolés.  Pour  les 
mettre  à  exécution,  il  faut  ou  imposer  encore  de  nouvelles 
charges  aux  contribuables,  ou  bien  ajourner  des  dépenses 
nécessaires  et  même  indispensables.  Tous  ces  inconvéniens 
croîtront  dans  une  progression  effrayante,  quand  les  com- 
munes auront  perdu  la  tutelle  qui  les  modère. 

C'est  alors  que  leurs  embarras  pourront  encore  réagir 
sur  la  situation  politique  de  la  France.  Supposons  qu'elle 
soit  menacée  d'une  agression  ennemie.  Pour  la  repousser, 
il  faudra  qu'elle  se  crée  des  ressources  extraordinaires  par 
l'emprunt  ou  par  l'impôt.  Que  si  elle  fait  un  appel  au  cré- 
dit, il  sera  peut-être  épuisé,  en  partie  ,  par  les  emprunts 
des  communes  qui  dévoreront  l'avenir  avec  une  hâte  fu- 
neste. Si,  au  contraire,  elle  tente  d'augmenter  l'impôt, 
elle  trouvera  assurément ,  dans  le  plus  grand  nombre  des 
communes,  la  cote  du  contribuable  déjà  toute  surchargée 
de  centimes  additionnels  prélevés  par  l'administration  lo- 
cale. Ne  serait-il  pas  possible  que  le  contribuable  irrité 
cherchât  à  repousser  par  la  force  un  nouveau  fardeau,  et, 
sans  le  vouloir,  ne  devînt,  de  cette  manière  ,  un  auxiliaire 
de  l'ennemi.  Ce  qu'il  y  a  d'admirable  dans  le  principe  de 
la  centralisation ,  c'est  que  le  pouvoir ,  placé  au  faîte  de  la 
hiérarchie  administrative ,  peut  à-la-fois  prendre  en  con- 
sidération les  charges  nationales ,  départementales  et  mu- 
nicipales qui  pèsent  sur  chaque  commune,  et  ajourner  les 
dépenses  les  moins  nécessaires  de  ces  trois  catégories,  pour 
satisfaire  aux  plus  urgentes.  Détruisez  ce  principe  ,  et  cet 
arbitrage  devient  impossible. 

Mais  parmi  les  adversaires  de  la  centralisation ,  il  en  est 
qui  voudraient  la  modérer  et  non  pas  la  détruire.  Ils  se 


32  DE   LA  CENTRALISATION   ADMINISTRATIVE 

bornent  à  demander,  dune  part,  qu'on  laisse  plus  de 
latitude  aux  communes  dans  la  gestion  de  leurs  întérêls , 
(luon  ne  défère  que  les  plus  importans  à  Texamen  do 
Tautorité  départementale  :  et ,  de  Tautre,  que  celle-ci  puisse 
juger  en  dernier  ressort  des  questions  qu'elle  est  aujour- 
d'hui obligée  de  soumettre  aux  ministres.  En  faisant  ces 
demandes,  dont  nous  allons  examiner  le  mérite,  le  but 
qu'ils  se  proposent ,  c'est  surtout  d'obtenir  une  expédition 
plus  prompte  des  affaires. 

En  ce  qui  concerne  la  commune  rurale  ,  je  ne  vais  pas 
en  quoi  on  pourrait  lui  donner  plus  de  latitude  qu'elle 
n'en  a  aujourd'hui ,  sans  les  plus  graves  inconvéniens.  Les 
dispositions  qui  la  régissent  lui  imposent  l'obligation  de 
pourvoir,  dans  son  budget,  à  un  certain  nombre  de  dé- 
penses ,  sans  lesquelles  elle  n'aurait  plus  d'existence  admi- 
nistrative. Ce  sont  le  lover  ou  l'entretien  de  la  mairie ,  les 
frais  de  bureau  du  maire  ,  etc. ,  etc.  Ce  n'est  qu  avec  beau- 
coup de  peine ,  et  presque  toujours  bien  imparfaitement , 
qu'elle  satisfait  à  ces  obligations  impérieuses.  Or,  comment 
pourra-t-on  s'assurer  qu'elle  les  remplit,  si  son  budget 
n'est  pas  contrôlé  par  1  autorité  supérieure  et  soumis  à  .'^a 
sanction?  Il  est  vrai  qu'elle  ne  peut  s'imposer  exlraordi- 
nairement  ou  contracter  d'emprunts,  non-seulement  sans 
l'autorisation  du  préfet ,  mais  même  sans  celle  du  ministre. 
Est-ce  contre  cette  précaution  que  l'on  serait  tenté  de  n'*- 
clamer  ?  Quoi  !  c'est  sérieusement  que  l'on  voudrait  qu'une 
ou  deux  douzaines  de  villageois  dont  la  plupart  ne  sauraient 
même  pas  lire,  pussent,  avec  une  majorité  d'une  voix ,  taxer 
à  merci  et  à  volonté  une  commune,  pour  exécuter  des  pro- 
jets dont  ils  auraient  seuls  reconnu  la  convenance  !  En 
vérité,  une  pareille  opinion  n'est  pas  soulenable;  et  il 
suffit  de  l'exposer  pour  faire  voir  tout  ce  qu'elle  a  d'ab- 
surde Ce  ne  sont  pas  seulement  les  intérêts  collectifs  do 


EN   FRANCE.  33 

la  commune  qui  seraient  compromis  par  cetle  laliludc  ac- 
cordée à  Tauloritë  locale  ^  ce  serait  la  propriété  tout  en- 
tière, qui  pourrait  ainsi  se  trouver  grevée  de  centimes 
extraordinaires,  souvent  pendant  plusieurs  années  consé- 
cutives. De  l;i  un  nouveau  principe  d'inégalité  dans  la 
valeur  de  la  terre,  et  qui  serait  indépendant  de  la  fertilité 
relative  du  sol,  puisqu'il  résulterait  exclusivement  de  la 
somme  plus  ou  moins  forte  de^ponlributions  municipales 
dont  elle  aurait  à  supporter  le  poids.  Certes  il  taudraildu 
courage  pour  consentir  à  livrer  à  d'aussi  grands  périls  la 
propriété  rurale ,  l'un  des  premiers  intérêts  de  la  France. 
Les  villes  dont  le  budget  s'élève  à  plus  de  100,000  fr. 
ne  peuvent  contracter  de  dettes ,  ou  percevoir  des  cen- 
times extraordinaires ,  sans  que  les  deux  chambres  les  y 
autorisent  par  une  loi.  Ces  communes  doivent  cepen- 
dant présenter  bien  plus  de  garanties  par  les  lumières  de 
leur  corps  municipal.  Mais ,  dira-t-on  peut-être  ,  quand 
une  grande  ville  s'impose  ou  emprunte  ,  c'est  presque 
toujours  une  somme  considérable.  Qu'importe!  Croit-on 
que ,  dans  le  plus  grand  nombre  des  communes  qui  divi- 
sent le  territoire  de  la  France,  une  imposition  de  4  ^ 
5oo  fr.  ne  soit  pas  une  charge  aussi  lourde  qu'une  im- 
position de  20,000  fr. ,  par  exemple,  dans  une  ville  de 
trente  ou  quarante  mille  âmes?  Dans  la  plupart  des  cas , 
elle  le  sera  même  bien  davantage.  En  effet,  les  villes 
possèdent  une  richesse  mobilière  plus  ou  moins  consi- 
dérable, dont  les  communes  rurales  sont  presque  entiè- 
rement dépourvues.  Cette  richesse ,  qui  échappe  à  la  con- 
tribution directe ,  leur  permet  cependant  de  supporter 
avec  bien  plus  d'aisance  le  poids  des  charges  imposées  à  la 
propriété  foncière. 

Les  intérêts  de  la  production  industrielle ,  et  en  général 
ceux  des  diverses  branches  de  commerce,  ne  seraient  guère 
II.  3 


34  UE   LA  CENTRALISATION   ADMIJNISTn ATIVE 

moins  compromis  par  celle  lalilude  donnée  aux  petites 
communes.  On  verrait  infailliblement  le  territoire  de  la 
France  se  couvrir  de  tous  côtés  de  péages  et  de  bar- 
rières, comme  on  en  voit  en  Espagne  et  en  Angleterre. 
Aujourd  hui  on  ne  peut  établir  de  bureaux  d'octroi  qu'aux 
portes  des  villes  qui  ont  au  moins  une  population  de 
4,000  âmes ,  on  en  établirait  à  l'entrée  des  plus  misérables 
villages  ,  ({ui  useraient  aussi  de  cette  ressource  pour  sortir 
de  leurs  embarras.  Ce  ne  serait  que  très-péniblemént  que 
les  produits  industriels  ou  agricoles  circuleraient  à  travers 
toutes  ces  entraves.  Quand  ils  arriveraient  au  consomma- 
teur, grevés  de  tous  les  droits  qu'ils  auraient  acquittés  en 
roule,  ils  ne  pourraient  lui  être  livrés  qu'à  20  ou  25  p.  "/o, 
et  souvent  davantage,  au-dessus  de  leur  valeur  actuelle. 
De  là  un  double  inconvénient  pour  le  pauvre ,  dont 
les  intérêts  sont  les  plus  sacrés  de  tous ,  puisque  ce  sont 
ceux  du  plus  grand  nombre  ;  d'une  part ,  des  produits 
qui  ne  sont  pas  maintenant  au-dessus  de  ses  moyens , 
pourraient  le  devenir;  de  l'autre,  comme  ,  par  celle  rai- 
son, la  consommation  en  serait  réduite,  on  en  produirait 
une  moins  grande  quantité,  ce  qui  ferait  baisser  le  taux 
des  salaires.  En  un  mot,  le  pauvre  laborieux  verrait  à-la- 
fois  hausser  le  prix  des  objets  qu'il  consomme,  et  réduire 
les  moyens  qu'il  aurait  de  les  acquérir. 

Des  adversaires  plus  modérés  encore  que  ceux  auxquels 
je  viens  de  répondre ,  se  borneront  peut-  être  à  demander 
qu'afin  d'abréger  des  lenteurs  superflues ,  le  droit  de  juger 
en  dernier  ressort  la  convenance  de  ces  contributions  ex- 
traordinaires soit  attribué  à  l'autorité  départementale.  Je 
ne  puis  pas  partager  davantage  cette  manière  de  voir.  Les 
préfets  sont  trop  en  butte  aux  influences  locales  :  quand 
ils  sont  forts,  ils  y  résistent;  mais  quand  ils  sont  faibles, 
ils  y  ttèdent.  Au  risque  de  retarder  d'un  mois  ou  six  se- 


EN   FRANCE.  35 

maincs  la  décision  de  ces  affaires ,  il  vaut  donc  mieux 
qu  elle  ait  lieu  dans  une  sphère  où  ces  influences  ne  sau- 
raient atteindre.  C'est  Tunique  moyen  d'avoir,  pour  toute  la 
France  ,  une  jurisprudence  uniforme  ;  autrement  l'admi- 
nistration se  modifierait,  dans  chaque  déparlemeul,  avec 
le  caractère  personnel  de  l'administrateur. 

Mais  quand  bien  même  on  attribuerait  à  l'administra- 
tion départementale  le  droit  de  prononcer  en  dernier  res- 
sort sur  les  projets  d'en:.prunts  ou  de  contributions  extraor- 
dinaires des  petites  communes ,  il  faudrait  par  les  raisons 
que  j'indiquais  rapidement  tout-à-1  heure ,  continuer  à  le 
lui  refuser  à  l'égard  des  grandes.  En  effet ,  il  est  clair  que, 
lorsqu'il  s'agirait  de  celles-ci,  elle  serait  encore  beaucoup 
plus  exposée  à  être  circonvenue  ,  car  les  influences  qui  agi- 
raient sur  elle  seraient  bien  plus  puissantes.  Les  concessions 
qu'elle  ferait  pourraient  même  ne  pas  être  toujours  des 
actes  de  faiblesse  -,  mais  des  nécessités  qu'elle  devrait  subir. 
Le  préfet  n'est  pas  seulement  un  administrateur  ;  c'est  aussi 
un  chef  politique,   pour  parler  le  langage  de  la  constitu- 
tion des  cortès.  Ce  qu'il  doit  avant  tout  au  gouvernement 
qui  l'a  choisi ,  comme  au  département  qu'il  administre, 
c'est  la  paix  de  la  cité.  Or  ,  dans  plusieurs  déparlemens  de 
l'ouest,  du  midi  et  même  de  l'est ,  il  ne  parvient  à  contenir 
la  violence  des  partis  extrêmes,  toujours  prête  à  faire  explo- 
sion, que  par  des  ménageraens  habiles.  Par  le  fait,  il'est  au- 
jourd'hui obligé  de  faire  plus  de  diplomatie  qu'un  ministre 
accrédité  près  d  une  cour  étrangère.  Si ,  à  cause  des  bornes 
circonscrites  de  sa  sphère  d'action ,  il  a  des  intérêts  moins 
importans  à  conduire,  il  en  a  de  plus  compliqués^  et  il  se 
trouve  en  contact  avec  un  bien  plus  grand  nombre  de  per- 
sonnes. Dès-lors  serait-il  prudent  de  sa  part  de  s'aliéner, 
dans  le  conseil  municipal  ou  dans  la  cité,  des  influences  pré- 
pondérantes, pour  des  questions  administratives  d'un  in- 


36  DE  LA   CENTRALISATION   ADMINISTRATIVE 

lérèt  secondaire.  Non  sans  doute-,  l  inlérèt  adininislralil 
devrait  être  sacrifié  à  Tintérêt  politique.  Ce  qui  vaut  mieux 
encore,  c'est  de  faire  en  sorte  qu'ils  puissent  se  concilier^ 
en  conservant  au  ministre  l'examen  de  ces  questions,  au 
risque  de  quelques  lenteurs  qui ,  au  surplus ,  sont  des 
garanties  additionnelles  pour  les  administrés;  car,  pendant 
ces  délais ,  les  affaires  déférées  à  l'autorité  supérieure  sont 
examinées  de  nouveau  par  les  habiles  collaborateurs  qu'elle 
s'est  choisis. 

Il  y  a  aussi  justice  ;  car  les  entreprises  que  projette 
une  commune ,  tout  en  lui  étant  fort  utiles ,  peuvent  porter 
préjudice  aux  communes  voisines  du  même  département 
ou  des  departemens  limitrophes.  Il  convient  donc  que  ces 
projets  soient  soumis  à  un  arbitre  suprême  qui  balance  les 
intérêts  de  toutes  les  parties,  et  qui  statue  ensuite.  Il  le  fera 
avec  équité ,  parce  qu'il  sera  placé  trop  haut  pour  être  par- 
tial, et  que  son  jugement  se  sera  formé  par  des  comparai- 
sons nombreuses.  Ainsi  donc  ,  on  le  voit ,  à  mesure  que 
nous  poursuivons  l'examen  de  cette  grande  question ,  le 
besoin  de  l'accord ,  de  l'unité  se  fait  toujours  plus  for- 
tement sentir. 

Mais,  dira-t-on,  quand  une  fois  il  est  reconnu  qu'une 
entreprise  conçue  par  une  commune,  ne  peut  porter  aucun 
préjudice  à  des  tiers  ,  et  qu'en  même  tems  son  état  finan- 
cier lui  permet  d'en  supporter  la  dépense ,  on  devrait  du 
moins  lui  laisser  le  soin  de  l'exécution  ,  et  ne  point  appor- 
ter de  modifications  impérieuses  aux  plans  qu'elle  a  arrêtés. 
Voyons  ce  que  vaut  celle  récrimination  contre  le  conseil 
des  bàlimens  civils,  car  c'est  surtout  contre  lui  qu'elle  est 
dirigée.  Ce  conseil  est  un  des  grands  ressorts  du  mécanisme 
de  la  cenlralisation  administrative;  il  est  formé  des  hom- 
mes les  plus  disti-ngués  dans  les  arts  de  la  construction. 
Tous  les  plans  d'édifices  communaux  ou  départementaux 


KK   FKA^CE.  37 

lui  sont  soumis,  quand  la  dépense  doit  s'en  élever  à  plus 
de  20,000  fV.  Il  les  modifie ,  s'il  y  a  lieu  ,  sous  le  rap- 
port de  Tari  ou  sous  celui  de  la  construction  et  des  distri- 
butions, tout  en  conservant  les  dispositions  principales 
des  projets.  Ces  modifications  deviennent  obligatoires  quand 
elles  ont  été  approuvées  par  le  ministre. 

Les  services  que  le  conseil  des  bàtimens  civils  a  rendus 
sont  innombrables.  Que  d'économies  n'a-t-il  pas  fait  faire  ! 
que  d'aben^ations  de  goût  qui  auraient  déshonoré  le  sol  de 
k  France  n'a-t-il  pas  réprimées  !  Le  plus  grand  nombre 
des  localités  ,  même  de  celles  qui  ont  à  faire  des  construc- 
tions dont  la  dépense  s'élèverait  à  plus  de  20,000  fr.,  sont 
privées  d'architectes  habiles  ^  mais  alors  même  qu'elles  en 
possèdent,  comme  les  édifices  publics  dont  ils  peuvent 
être  chargés  de  dresser  les  plans  sortent  du  genre  de  tra- 
vaux qui  leur  sont  ordinairement  confiés  5  que  d  ailleurs 
ils  ont  peu  ou  point  de  modèles  sous  les  yeux  5  ils  man- 
quent d'expérience,  et  en  acquerraient  aux  dépens  des  com- 
munes qui  les  emploient,  sans  le  conseil  desbâtiraens  qui 
les  redresse  quand  ils  s'égarent.  S  agil-il  de  construire  une 
mairie,  un  hospice,  une  prison,  une  halle,  ce  conseil  a  cent 
modèles  sous  la  main  5  avec  ce  secours,  et  mieux  encore  avec 
celui  des  lumières  de  ses  membres,  il  reconnaît  bien  vite  ce 
que  les  plans  qu'on  lui  soumet  ont  de  défectueux.  Grâce  à 
son  utile  intervention ,  si  les  constructions  publiques  enti^e- 
prises  en  France,  depuis  une  vingtaine  d'années,  ne  se 
font  pas  toutes  remarquer  par  un  très-haut  degré  d'élé- 
gance ,  du  moins  elles  ne  blessent  pas  le  goût  par  des  im- 
perfections trop  graves.  Mais  il  n'en  est  pas  de  même  de 
celles  d'un  ordre  secondaire,  dont,  par  cette  raison,  le 
conseil  n'a  pas  eu  lieu  de  s'occuper,  et  qui  souvent  offen- 
sent à-la-fois  toutes  les  règles  de  l'art.  Aussi  je  pense  que 


38  DE  l.A   CEJNTaALISATION   ADMIMSTr.ATI VE 

les  préfets  feraient  bien  d'instituer  près  d'eux  un  conseil 
consultatif,  pour  examiner  les  plans  de  ces  constructions 
subalternes.  Dans  chaque  département,  le  génie  des  Ponts- 
et-Chaussées  devrait  nécessairement  former  un  des  élémens 
de  ce  conseil.  Cela  serait  à-la-fois  conforme  aux  intérêts 
du  goût  et  à  ceux  de  l'économie  ;  car  presque  toujours 
le  bon  goût  est  moins  dispendieux  que  le  mauvais,  puis- 
que c'est  surtout  par  la  simplicité  des  lignes  qu'il  se  re- 
commande. 

Catherine  U ,  qui  a  eu  plus  d'une  grande  vue  adminis- 
trative, avait  prescrit  qu'en  Russie,  tous  les  édifices  pu- 
blics :  les  églises ,  les  prisons,  les  maisons  de  poste  ,  etc. , 
fussent  construits  sur  les  plus  beaux  modèles  de  l'archi- 
tecture antique.  Dans  les  villages ,  c'est  avec  du  bois  qu'ils 
sont  élevés.  Cependant,  lorsque  je  traversais  quelques- 
unes  de  ses  provinces  ,  saisi  par  la  beauté  des  formes ,  par 
la  grâce  et  la  pureté  des  lignes ,  je  m'arrêtais  involontai- 
rement devant  ces  élégans  édifices ,  sans  m'occuper  de  la 
grossièreté  des  matériaux  qui  avaient  servi  à  les  construire. 
Que  si  Catherine  eût  laissé  faire  les  localités ,  ces  édifices 
auraient  tous  porté  l'empreinte  de  la  barbarie  de  son 
peuple. 

Mais  ce  qui  est  surtout  admirable  dans  le  beau  système 
que  je  défends ,  c'est  que ,  dans  les  cas  dont  je  viens  de 
parler,  comme  dans  tous  les  autres,  l'autorité  supérieure 
ne  peut  jamais  imposer  à  la  commune  une  dépense  qui 
n'a  pas  été  prévue  par  la  loi  ou  consentie  par  son  conseil 
municipal.  Ses  prérogatives  sont  tout  aussi  restreintes  à 
l'égard  du  déparlement.  Son  droit  comme  son  devoir, 
c'est  de  modérer  les  dépenses  et  non  de  les  augmenter  5 
de  protéger  la  propriété  du  contribuable  contre  les  taxes 
exagérées  qu'on  voudrait  lui  imposer  et  qui  en  réduiraient 


EN   FRANCE.  OQ 

la  valeur.  Ciux  ([ui  attaquent  légéremenl  la  centralisation 
ignorent  sans  doute  cette  utile  barrière  mise  à  l'intervention 
du  gouvernement  dans  les  affaires  de  la  cité. 

Une  des  attaques  les  plus  souvent  reproduites  contre 
elle,  ce  sont  les  lenteurs  qui  en  résultent.  Mais,  en  con- 
science ,  croit-on  que  si  la  plus  grande  partie  des  affaires 
de  la  France  était  administrée  par  le  peuple  des  campa- 
gnes ,  sans  surveillance  d'aucune  espèce ,  l'expédition  en 
serait  beaucoup  plus  prompte  ?  Il  suffit  de  poser  cette  ques- 
tion pour  la  résoudre.  Alors  même  que  les  intérêts  collec- 
tifs des  communes  seraient  gérés  par  des  mains  babiles  , 
que  de  lenteurs  quand  un  projet  en  intéresserait  plusieurs 
à-la-fois  -,  que  de  difficultés  pour  mettre  d'accord  la  volonté 
de  leurs  mandataires!  Le  Valais  est,  comme  on  sait,  un  des 
cantons  les  plus  démocratiques  de  la  Suisse  5  car  les  com- 
munes qui  divisent  son  territoire  n'y  sont  unies  par  aucun 
lien.  Chaque  année,  le  Rhône,  à  l'époque  de  ses  crues, 
en  inonde  une  partie.  Les  autres  cantons  exposés  aux 
mêmes  désastres ,  mais  qui  sont  pourvus  de  centres  admi- 
nistratifs, ont  su  de  bonne  heure  les  prévenir,  en  construi- 
sant des  digues  qui  contiennent  le  fleuve.  Mais  dans  le 
Valais,  les  communes  n'ont  jamais  pu  se  mettre  d'accord , 
et  rien  n'a  été  tenté  pour  s'opposer  à  cette  calamité  presque 
périodique.  Il  faut  le  dire  aussi  :  parmi  les  communes  in- 
téressées ,  il  y  en  avait  de  trop  pauvres  pour  participer  à 
des  travaux  nécessairement  dispendieux.  Ainsi  donc ,  à 
tous  égards  ,  c'est  le  défaut  de  centralisation  qui  a  empêché 
qu'on  ne  les  entreprit. 

Certes ,  je  ne  nierai  pas  que  des  affaires  importantes 
éprouvent  des  retards  préjudiciables  aux  intérêts  publics 
ou  privés;  mais  ces  retards  proviennent  souvent  de  la  né- 
gligence des  autorités  locales  ;  ils  proviennent  également 
de  ce  qu'elles  ne  se  sont  pas  conformées  aux  instructions 


/|o  DE   LA   CEi\TrvALlSATIOK   ADMINISTRATIVE 

qu'elles  reçoivent  de  l'autorité  supérieure  5  ou  bien  encore 
de  l'irrégularilé  des  actes  déjà  accomplis.  On  ne  saurait 
imaginer  combien  il  est  difticile  de  faire  rentrer  dans 
la  règle  les  affaires  qui  en  étaient  sorties  dès  l'origine. 
Mais,  il  faut  le  dire  ,  la  cause  principale  de  ces  lenteurs, 
c'est  l'encombrement  qui  croît  sans  cesse  dans  les  bureaux 
des  préfectures.  A  cet  égard ,  je  me  contenterai  de  repro- 
duire les  observations  qui  m'ont  été  faites  par  un  homme 
tr^-exercé. 

«  Depuis  l'introduction  du  régime  constitutionnel  en 
France,  écrivait-il,  les  travaux  de  toutes  les  administra- 
tions ont  pres(jue  doublé  ,  et  cependant  leurs  frais  de  ser- 
vices sont  toujours  les  mêmes  ,  ou  plutôt  ils  ont  élé  consi- 
dérablement réduits  (i).  On  se  récrie,  dans  les  journaux, 
à  la  tribune,  contre  la  bureaucratie,  sans  voir  que  ce  sont 
les  lois  nouvelles  votées  par  les  chambres  ,  et  les  documens 
qu'elles  réclament  de  l'administration  ,  qui  multiplient 
dans  une  proportion  si  forte  les  travaux  et  les  écritures  des 
bureaux.  On  n'imagine  pas  sans  doute  que  le  système  élec- 
toral introduit  dans  presque  toutes  les  branches  du  pouvoir 
et  de  l'administration  ait  simplifié  les  rouages  adminislra- 

(1)  Les  frais  d'administraliou  de  la  préfecture  tlu  Loiret  se  soûl 
élevés ,  jusquen  i8i5  iuclusivemenl ,  à 45»ooo  li: 

A  cette  somme  il  faut  ajouter  celle  qui  était  allouée 
pour  la  sous-préfecture  du  chef-lieu  dont  le  travail  est 
aujourd'hui  attribué  à  la  préfecture 4»ooo 

Total 49i<}oo 

De  1816  au  mois  de  juin  1822  ,  ils  out  été  réduits  à.  .    4o,ooo 
El  depuis  cette  époque  ils  ont  éprouvé  une  nouvelle  ré- 
duction ,  et  ne  sont  plas  que  de 58,oou 

Ajoutons  ([ue  les  préfets  ne  reçoivent  plus  ni  Irais  de  tournée,  ni 
frais  de  pi'cmier  établissement  ;  et  qu'ils  doivent  satisfaire  à  ces  dé- 
penses avec  leur  traitement  personnel. 


EN   FRANCE.  4' 

lifs  ?  ce  serait  une  grave  erreur,  l/orgauisation  de  la  garde 
nationale  à  elle  seule  a  créé  un  surcroît  de  trarail  fort  con- 
sidérable. Les  projets  de  lois  présentés  dans  le  cours  de 
cette  session  par  le  ministre  du  commerce  et  par  celui 
de  l'instruction  publique,  vont  aussi  augmenter  les  em- 
barras et  les  soins  de  l'administration  départementale.  En 
outre ,  les  ministres ,  pour  être  en  mesure  de  répondre  à  une 
question  qui  peut  leur  être  faite  aux  chambres ,  sont  dans 
la  nécessité  de  demander  des  travaux  de  longue  haleine , 
de  faire  tenir  des  écritures  très-détaillées  pour  rassembler 
des  matériaux  qui ,  le  plus  souvent,  sont  sans  objet,  lors- 
que la  question  à  laquelle  ils  s'étaient  préparés  à  répondre 
ne  leur  est  point  adressée.  » 

On  observera  probablement  que ,  tandis  que  les  plus  pe- 
tites préfectures  emploient  maintenant  quinze  à  vingt  com- 
mis ,  les  anciennes  intendances ,  qui  comprenaient  dans 
leur  circonscription  trois  ou  quatre  déparlcmens,  n'avaient 
que  cinq  ou  six  secrétaires,  souvent  assez  inoccupés.  Mais, 
en  premier  lieu ,  il  faudrait  voir  comment  le  pays  était 
administré  à  cette  époque  ;  car  on  ne  voudrait  pas  ,  sans 
doute,  faire  de  l'administration  au  rabais.  Ce  serait,  en 
effet ,  une  manière  bien  étroite  de  la  considérer,  que  de 
s'occuper  uniquement  de  l'économie  de  ses  procédés  ou  de 
ses  rouages.  Ce  qu'il  convient  d'envisager  avant  tout ,  ce 
sont  les  résultats.  Des  actes  administratifs  à  fort  bon  marcbé, 
en  apparence ,  pourraient  souvent  revenir  fort  cher,  dans 
la  réalité.  Supposons  ,  par  exemple ,  que  ,  pour  avoir  des 
routes  économiques,  au  lieu  de  donner  aux  encaissemens 
les  profondeurs  voulues  par  les  réglemens  des  Ponts-el- 
Chaussées ,  on  nejetàtqu  une  épidémie  légère  de  matériaux 
à  lasurface  du  sol ,  et  (jue  l'on  en  réduisit  la  largeur ,  de  ma 
nière  que  ,  lorsque  deux  voitures  y  circuleraient  de  front,  les 
roues  extrêmes  porteraient  sur  les  accollemens;  certes,  la 


4^  DE   LA   CENTRALISATION   AUMIJNISTH  ATI  VE 

construction  de  pareilles  routes  serait,  sans  doute ,  fort  peu 
dispendieuse ,  et  cependant  elles  coûteraient  fort  cher  pour 
les  services  qu  on  en  retirerait  -,  puisqu'après  quelques  an- 
nées, elles  n'existeraient  plus.  Pour  que  les  préfets  pus- 
sent réduire  à  quatre  ou  cinq  le  nombre  de  leurs  commis, 
il  faudrait  reconstituer  l'ancien  régime  tout  entier  5  c'est- 
à-dire  dégager  la  commune  de  toute  espèce  de  tutèle ,  et 
Ton  a  vu  ce  qui  en  résulterait  5  rétablir  les  seigneurs  hauts 
et  bas  justiciers  ,  avec  leurs  officiers  et  leurs  attributions  ; 
donner  au  clergé  une  dotation  territoriale  ,  et  la  lui  laisser 
régir  comme  il  l'entendrait  5  supprimer  tous  les  établisse- 
mens  de  création  nouvelle.  Mais  entendons-nous ,  ces 
commis ,  congédiés  des  bureaux  des  préfectures ,  vous  les 
retrouveriez  ,  et  en  bien  plus  grand  nombre,  dans  les  mai- 
ries rurales  ,  dont  on  fait  aujourd'hui  la  moitié  de  la  be- 
sogne 5  vous  les  retrouveriez  près  du  clergé  ,  dans  les  bail- 
liages des  fiefs  ,  etc.,  etc.  Au  fond  ,  en  économie  publique, 
comme  dans  l'économie  privée ,  les  grands  ménages ,  les 
grandes  gestions  sont ,  toute  proportion  gardée ,  les  moins 
dispendieux.  Là  aucune  force  n  est  perdue  -,  tout  est  utile- 
ment employé.  Ce  n'est  que  lorsque  l'industrie  a  quitté  la 
demeure  de  l'artisan  pour  venir  se  fixer  dans  les  ateliers 
des  grandes  fabriques ,  qu'elle  a  pu  réduire  ses  prix  et 
mettre  ses  produits  à  la  portée  des  fortunes  les  plus  mé- 
diocres ,  et  souvent  même  à  la  portée  du  pauvre. 

D'ailleurs  peut-on  ,  de  bonne  foi,  comparer  le  mouve- 
ment de  la  société ,  tel  qu'il  existe  aujourd'hui ,  avec  ce 
qu'il  était  sous  l'ancienne  monarchie  ,  et  même  sous  l'em- 
pire ?  Que  de  soins  pour  l'administration  qu'elle  n'avait 
pas  jadis  !  Examinez  ce  qui  se  passe  :  ce  sont  des  ponts 
suspendus  dont  on  jette  sur  des  fleuves  les  arceaux  ren- 
versés ^  des  canaux  que  l'on  creuse  ;  des  routes  départe- 
mentales que  Ion  ouvre  de  toutes  parts,  et  dont  on  pro- 


EN   FUAKCE.  4"^ 

longe  le  parcours  ;  des  chemins  à  rainures  que  Ton  projette 
ou  dont  on  pose  les  sillons  de  fer.  Et  c'est  au  milieu  de  ce 
{^rand  mouvement  que  ,  par  les  plus  misérables  et  les  plus 
inutiles  économies  ,  on  a  réduit  les  ressources  de  Tadmi- 
nistration  ;  on  la  désarme  ,  on  la  mutile ,  et  on  accuse  ses 
lenteurs;  on  lui  impose  chaque  jour  de  nouveaux  far- 
deaux ,  et  on  lui  retire  une  part  des  forces  nécessaires  pour 
les  porter.  Qu'on  laisse  le  traitement  des  préfets  tel  qu  il 
est  aujourd'hui ,  qu'on  le  diminue  encore ,  soit  ;  mais  que, 
du  moins  ,  uniquement  dans  l'intérêt  du  pays,  on  leur 
donne  les  moyens  de  satisfaire  aux  devoirs  nouveaux  qu  on 
leur  impose. 

Et  cependant ,  avec  ses  forces  réduites  et  ses  occupations 
croissantes,  voyez  ce  que  l'administration  départementale 
fait  encore  !  C'est  elle  qui  arrête  ,  chaque  année ,  les  bud- 
gets de  toutes  les  communes  et  qui  en  règle  les  comptes. 
Chose  admirable  et  dont  on  ne  retrouverait  léquivalent 
chez  aucune  autre  nation  !  Les  comptes  des  plus  petites 
communes ,  de  celles  qu'administrent  des  paysans  qui  sa- 
vent à  peine  écrire ,  sont  tenus  avec  la  même  clarté,  avec 
le  même  ordre,  que  ceux  des  villes  qui  sont  le  mieux  ad- 
ministrées. L'insuffisance  des  hommes  est  compensée  par 
la  force  de  l'institution  qui  les  met  en  œuvre.  Or,  c'est  là 
le  plus  haut  degré  de  perfection  que  puissent  atteindre  les 
institutions  d'un  gouvernement.  C'est  ce  que  Machiavel 
admire  avec  raison  dans  celles  de  Venise.  Aucun  état  mo- 
derne n'a  eu  une  plus  longue  existence ,  depuis  lépoque 
où  il  fut  fondé  dans  de  la  boue  ,  par  les  débris  du  patriciat 
romain  qui  fuyaient  devant  la  fortune  d'Attila,  jusqu'au 
moment  où  il  expira  sous  celle  de  Bonaparte  5  et ,  malgré 
celte  longue  existence  ,  nul  autre  n'a  fourni  moins  de  noms 
propres  à  l'histoire.  L'institution  y  était  tout ,  et  les  hommes 
rien  ;  c'étaient  des  ressorts  ,  jamais  des  moteurs.  Les  indi- 


44  DE  LA   CENTRALISATION   ADMINISTRATIVE 

vidualités ,  les  caractères  disparaissent  derrière  l'être  col- 
lectif; on  n'apercevait  que  Venise  avec  sa  bizarre  et  double 
physionomie  ;  avec  ses  mœurs  légères  et  son  gouvernement 
terrible.  Certes  il  faut  la  plaindre  de  n'avoir  su  organiser 
des  institutions  si  puissantes  que  pour  établir  l'oppression 
de  toutes  les  classes,  par  une  classe  unique  qui  leur  avait 
ravi  toutes  leurs  libertés ,  hors  celle  des  plaisirs  -,  mais  heu- 
reusement de  si  grands  exemples  sont  susceptibles  d'être 
imités  avec  des  vues  plus  légitimes  et  plus  droites.  Au  fond,^ 
des  lois  politiques  ou  administratives  ne  peuvent  être  con- 
sidérées comme  j)arfaites  que  lorsque  l'application  en  est , 
en  quelque  sorte ,  indépendante  de  la  diversité  des  carac- 
tères et  même  des  lalens  de  ceux  qui  en  sont  chargés. 

Tandis  qu'en  France,  dans  le  plus  misérable  de  nos 
villages,  on  peut  suivre  la  trace  du  dernier  centime  com- 
munal, voyez  au  contraire  les  états  qui  constituent  l'Union 
Américaine  ne  présenter  que  les  comptes  les  plus  informes 
et  les  plus  obscurs  de  leurs  recettes  et  de  leurs  dépenses, 
dans  lesquels  se  trouvent  bizarrement  entassés  des  capitaux 
et  des  revenus.  Et  ce  sont-là  les  exemples  que  ion  nous 
donne,  lorsqu'avec  une  affection  plus  éclairée  pour  les 
États-Unis,  on  devrait  les  presser  de  se  conformer  aux 
nôtres  ! 

Un  esprit  net  et  juste,  M.  Say,  mais  qui,  comme  la  plu- 
part de  ceux  qui  n'ont  rien  appliqué,  et  qui,  par  cette 
raison,  ont  eu  pou  de  frottement  avec  les  hommes,  était 
disj)osé  à  les  croire  meilleurs  et  plus  raisonnables  qu'ils  ne 
le  sont  en  général ,  s  étonne  que  des  fonctionnaires  placés 
à  distance  imaginent  qu'ils  peuvent  mieux  savoir  ce  qui 
convient  à  une  localité  que  ses  habitans  eux-mêmes.  Cette 
objection  ,  assez  plausible  contre  la  centralision ,  a  été  sou- 
vent l'eproduile.  Observons  d'abord  que  1  injtiatlve  est 
toujours  laissée  à  l'autorité  locale.  Or,  quand  elle  propose 


EN    FRANCE.  /\5 

quelque  projet  utile,  pourquoi ladniinislnilion  supéiieure 
les  repousserait-elle!  N'est  il  pas.  au  conlrairc,  dans  la 
pensée  secrète  de  Tadministrateur,  et  souvent  plus  qu'il  ne 
conviendrait,  d'encourager  des  travaux  qui  peuvent  jeter 
du  lustre  sur  son  administration?  Est-il  bien  sûr  d'ail- 
leurs que  lautorité  locale  sache  mieux  que  celle  dont 
elle  relève,  ce  qu'il  convient  de  faire  dans  sa  petite  circon- 
scription. Celle-ci  se  trouve  le  plus  souvent  confiée  à  des 
hommes  qui  ne  se  sont  occupés  d'affaires  publiques  qu'oc 
casionellement  et  dans  les  loisirs  que  leur  laissaient  leurs 
affaires  privées.  Ceux,  au  contraire,  qui  en  ont  fait  une 
industrie  spéciale ,  et  l'objet  constant  de  leurs  études ,  se 
sont  éclairés  par  l'expérience  et  par  de  nombreuses  com- 
paraisons. Ils  connaissent  la  législation  administrative , 
que  le  plus  souvent  les  autres  ignorent;  ils  voient  si  les 
projets  qu'on  leur  présente  sont  conformes  à  ses  disposi- 
tions. Ajoutons  qu'il  est  bien  rare  qu'une  commune  en  pro- 
pose qui  n'aient  pas  déjà  été  essayés  ailleurs  ;  et  l'autorité 
supérieure,  qui  sait  si  les  résultats  en  ont  été  satisfaisans, 
esta  même  de  voir  s'il  convient,  dans  l'intérêt  des  admi- 
nistrés, de  les  repousser  ou  de  les  accueillir.  N'oublions  ja- 
mais, en  faisant  des  lois,  combien  les  autorités  locales  ont 
peu  de  lumières  sur  beaucoup  de  points  de  la  France  ;  et 
en  même  tems  gardons-nous  de  leur  faire  un  reproche 
de  ce  qui  n'est  qu  un  malheur,  puisque  leur  ignorance  ré- 
sulte surtout  de  l'inefficacité  des  mesures  prises  pour  les 
progrès  de  l'instruction  élémentaire. 

Sans  doute  1  on  voudra  profiter  de  l'aveu  que  je  viens 
de  faire.  On  me  demandera  comment,  si  le  système  que 
je  défends  réunit  tous  les  avantages  que  je  lui  attribue,  un 
intérêt  aussi  grand  que  celui  de  l'instruction  élémentaire 
est  resté  dans  un  tel  abandon.  On  pourrait  demander 
également  pourquoi  la  viabilité  vicinale,  qui  importe  h  un 


46  DE   LA   CENTRALISATION  ADMINISTRATIVE 

si  haut  degré  à  la  prospérité  de  ragriculture ,  est  encore 
si  imparfaite  ;  car ,  il  faut  le  dire  ,  dans  la  plus  grande 
partie  de  la  France ,  à  certaines  époques  de  l'année ,  les 
communications  communales  avec  la  trace  des  chars  qui 
y  circulent,  ressemblent  moins  à  des  chemins  qu'à  des 
champs  labourés  par  la  charrue  5  mais  ces  faits-là  même, 
qui  sont  incontestables ,  confirment  ma  théorie  au  lieu  de 
la  détruire.  Je  prendrai  mes  preuves  dans  le  département 
que  j'administre,  puisque  c'est  nécessairement  celui  qui 
m'est  le  plus  connu. 

Dans  ce  département ,  les  receltes  ordinaires  des  com- 
munes, au  nombre  de  348,  s'élèvent  à  8o3,ooo  fr.  ;  sur 
cette  somme  plus  des  trois  quarts,  662,000  fr.  apparlien- 
nent  à  celles  dont  les  noms  suivent  : 

Fr.  G. 

Orléans 55o,567  » 

Beaugency i5,88i  60 

Meang 9i484  85 

Neuville 8,47.5  35 

Pithiviers 25,289  » 

Monlargis 52,33i  89 

Gien - 20,2 13  76 

Total 662,241     44 

Sur  3 12  communes  dont  la  population  est  au-dessous 
de  i,5oo  âmes,  43   n'ont  qu'un  revenu  ordinaire  qui 

n'excède  pas 1 00  fr. 

106  un  revenu  de 100  à  200 

[77  un  de 200  à  3oo 

33  un  de 3oo  à  4oo 

20  un  de 4oo  à  5oo 

33  dont  le  revenu  excède 5oo 

Plusieurs  communes  ,  parmi  celles  qui  sont  le  plus 
imposées ,  ne  peuvent  pas  même  satisfaire  à  leurs  dé- 


EN  FUAKCE.  47 

penses  ordinaires  avec  leur  revenu  annuel  j  et  chaque  an- 
née ,  pour  solder  ces  dépenses ,  elles  sont  obligées  de  s'im- 
poser extraordinairement. 

Comment  veut-on  que  des  communes ,  dont  les  cinq 
centimes  qui  composent  le  revenu  ordinaire  ne  pro- 
duisent que  loo  ou  200  fr.,  entretiennent  un  instituteur 
qui  en  coûterait  5  ou  600?  Il  faudrait  pour  cela  que  les 
premières  s'imposassent,  chaque  année,  aS  ou  3o  cent, 
extraordinaires,  c'est-à-dire  près  du  tiers  de  la  contri- 
bution directe ,  somme  qui  paraîtrait  d  autant  plus  forte , 
qu'elle  serait  prélevée  sur  la  cote  des  plus  pauvres  com- 
munes. Il  est  évident  que  Ton  ne  pourra  y  avoir  d'é- 
coles que  lorsqu'on  aura  constitué  un  fond  commun  , 
au  moins  par  département.  En  présentant  son  dernier 
projet  de  loi,  M.  le  Ministre  de  l'Instruction  Publique 
a  fait  pour  se  rapprocher  de  ce  but ,  qu'il  eût  été  à  dé- 
sirer qu'on  atteignit  par  des  voies  plus  directes  et  par- 
tant plus  promptes,  tout  ce  que  l'état  des  esprits  et  les 
circonstances  permettent  de  faire.  Ainsi  donc ,  si  l'éduca- 
tion des  classes  inférieures  n"a  fait,  jusqu'à  présent,  que 
des  progrès  partiels  et  beaucoup  trop  bornés ,  ce  n'est 
pas  à  la  centralisation  qu'il  faut  s'en  prendre  ;  c'est  au  con- 
traire parce  quelle  n'était  pas  assez  complète.  Voilà  sans 
doute  des  idées  fort  opposées  aux  idées  reçues ,  mais  qui 
reposent  sur  des  faits  incontestables  qu'on  n'avait  pas  jugé 
à-propos  de  prendre  en  considération. 

Les  écoles  normales  élémentaires  établies  depuis  un  petit 
nombre  d'années  seulement ,  sont  sans  contredit  une  excel- 
lente institution  ;  mais,  là  où  elles  existent,  elles  ont  été  con- 
stituées en  grande  partie  du  moins  par  les  fonds  départe- 
mentaux, et  non  par  ceux  des  communes.  C'est  donc  aussi 
un  bienfait  de  la  centralisation.  Ce  bienfait  peut  être  très- 
grand  ,  si  on  fait  de  ces  écoles  l'usage  convenable.  Leurdesti- 


^8  DE   LA  CENTPv.VLISATIOA'    ADMINISTRATIVE. 

nation  est,  comme  on  sait,  déformer  des  instituteurs^  ainsi, 
par  ce  moyen,  on  peut  parvenir  à  imprimer  une  direction 
uniforme  à  l'éducation  de  toutes  les  classes  populaires.  Il  ne 
suffit  pas  de  donner  de  l  instruction  à  la  société  -,  on  doit  aussi 
lui  apprendre  à  en  faire  un  sage  emploi.  Autrement  ce  don 
pourrait  lui  être  plus  fatal  qu'utile.  Il  faut  craindre  surtout 
d'exciter  ces  ambitions  ardentes  qui  brûlent  les  âmes  et  qui 
les  dessèchent.  Ce  sont  elles  qui  encombrent  incessamment 
les  professions  libérales  d'une  multitude  de  sujets  qu'elles  ne 
peuvent  pas  faire  vivre  *,  car  il  y  aura  bientôt  plus  de  mé- 
decins que  de  malades ,  et  d'avocats  que  de  procès.  De  là 
une  classe  nombreuse  d'individus  qui  ne  sont  pas  dé- 
pourvus de  talens ,  en  hostilité  habituelle  contre  la  société 
qu'ils  accusent  de  leur  imprudence  et  dojit  ils  désirent  la 
destruction,  pour  la  reconstituer  à  leur  profit.  Quelle 
misérable  vie  que  celle  qui  se  consume  ,  dans  ces  efforts , 
rjuand  ils  sont  stériles  ^  et  quels  dangers ,  s'ils  pouvaient 
réussir  !  L'instruction  élémentaire  ,  bien  dirigée ,  au  lieu 
d'encourager  ces  émulations  funestes,  d'allumer  ces  feux 
qui,  comme  les  corrosifs,  brûlent  sans  éclairer,  devrait 
mettre  tous  ses  soins  à  les  modérer  et  à  les  contenir  dans 
l'intérêt  des  individus  ,  comme  dans  celui  des  masses.  Son 
devoir,  c'est  d'apprendre  au  pauvre  à  améliorer  sa  condi- 
tion et  non  pas  de  le  pousser  à  en  sortir. 

Mais,  dira-t-on,  cette  marche  trop  timide  n'aurait-elle 
pas  pour  résultat  de  décourager  de  hautes  intelligences, 
destinées,  si  on  en  favorisait  le  développement ,  à  exercer 
une  influence  puissante  sur  les  progrès  des  sciences  ou 
des  arts  industriels  et  par  suite  de  la  fortune  publique.  Je 
répondrai  que  le  génie  a,  en  général,  des  vocations  trop 
impérieuses  pour  se  laisser  abattre  si  facilement.  Le  feu 
intime  qui  l'échauffé  ,  le  fait  surgir  à  travers  tous  les  ob- 
stacles. D'ailleurs,  comme  j  ai  déjà  eu  l'occasion  de  lob- 


EN   FRANCE.  49 

server ,  les  vérités  appartiennent  encore  plus  aux  époques 
qui  les  ont  vu  découvrir,  qu'à  ceux  qui  les  ont  proclamées 
les   premiers.   Newton  avait  été  préparé  par  Galilée  et 
surtout  par  Kepler.   La  plupart  des   vérités  qu'il  a  re- 
connues, Tétaient  en  même  tems  par  Hooke,  son  contem- 
porain ;  mais  comme  Hooke  était  un  calculateur  beaucoup 
moins  habile ,  il  ne  pouvait  pas  les  établir  par  des  procédés 
aussi  rigoureux,  et  ses  découvertes  n'étaient  en  quelque 
sorte  que  les  pressentimens  d'un  homme  de  génie.  Croit- 
on  qu'il  n'en  fallût  pas  autant  pour  achever  l'œuvre  de 
Newton  que  pour  la  commencer  ?  Non  certes ,  quoique  ces 
travaux  eussent  moins  d'éclat.  Si  donc  les  lois  du  système 
solaire  n'avaient  pas  été  découvertes  par  ce  grand  homme , 
et  par  Hooke ,  son  émule,  elles  l'auraient  été  probablement 
un  siècle  plus  tard  par  l'illustre  auteur  de  la  Mécanique 
Céleste.  Le  monde  se  détraque ,  avait  dit  Newton  ;  Dieu 
sera  obligé  d'y  remettre  la  main.  Laplace  prouva  que  ces 
irrégularités  apparentes  n'étaient  au  contraire  que  des  ap- 
plications rigoureuses  des  lois  qui  le  régissent.  Veut- on 
encore  une  autre  preuve  de  la  manière  dont  se  font  les 
grandes  découvertes.  Young  et  ChampoUion  retrouvaient 
presque  en  même  tems,  l'un  en  Angleterre  et  1  autre  en 
France,  la  clé  des  écritures   égyptiennes.  Ainsi  donc, 
qu'on  se  rassure-,  malgré  la  direction  modeste  que  je  vou- 
drais qu'on  donnât  au  premier  degré  de  l'instruction  pu- 
blique ,  il  se  trouvera  toujours  des  hommes  pour  annoncer 
au  monde  les  vérités  qui  doivent  un  jour  en  être  connues. 
Mais  poursuivons. 

Je  disais  tout-à-l'heure  que  les  adversaires  de  notre  ré- 
gime administratif  lui  attribuaient  aussi  le  mauvais  état  des 
communications  vicinales.  Dans  presque  toutes  les  parties 
de  la  France,  elles  présentent  des  lacunes,  des  solutions  de 
continuité  qui  nuisent  essentiellement  à  la  circulation  des 

4 


5o  DE  LA  CE^TRALISATION  ADMINISTRATIVE 

produits  agricoles,  et  qui,  par  conséquent,  en  font  haus- 
ser le  prix.  Ces  lacunes  s  expliquent ,  comme  la  rareté  de 
nos  écoles  élémentaires ,  par  la  pauvreté  de  la  plupart  des 
communes.  Elles  sont  toutes  autorisées  à  s'imposer  5  cent. 
pour  l'entretien  de  leurs  chemins.  Mais  comment  cette 
imposition  pourrait-elle  suffire  dans  les  localités  qui , 
comme  on  la  au,  sont  les  plus  nombreuses,  où  5  c.  ne 
produisent  que  loo  ou  200  fr.  ?  Celles  du  voisinage, 
quand  elles  sont  plus  riches,  découragées  par  ces  tristes 
exemples ,  laissent  souvent  leurs  chemins  dans  le  même 
état,  parce  quelles  calculent  que  dans  le  cas  où  elles  les 
entretiendraient  convenablement ,  ils  ne  les  conduiraient 
qu  à  des  amas  de  boue. 

A  la  vérité,  les  communes  ont  aussi,  pour  l'entretien 
de  leur  viabilité  vicinale,  les  ressources  de  la  prestation 
en  nature ,  en  d'autres  termes ,  de  la  corvée.  D'après  la  loi 
de  1824,  qui  règle  cette  prestation,  elle  consiste  en  deux 
journées  de  travail  de  tous  les  hommes  valides  de  la  com- 
mune ,  ainsi  que  des  chevaux  et  des  autres  bétes  de  somme 
ou  de  trait.  Au  premier  aperçu ,  cette  ressource  semble 
devoir  être  beaucoup  plus  considérable  que  celle  des  5  cen- 
times. En  effet,  il  n  y  a  guère  de  commune  ,  quelque  pe- 
tite qu'elle  soit,  qui  ne  puisse  au  moins  fournir  sSo  tra- 
vailleurs à  la  prestation.  Or,  en  n'évaluant  le  prix  moyen 
de  la  journée  qu'à  i  fr.,  leur  travail,  sans  compter  celui 
des  bêtes  de  somme  ou  de  trait,  représenterait  pour  deux 
jours  ,  5oo  fr.  ;  mais  celui  que  l'on  obtient  de  cette  ma- 
nière est  tellement  imparfait ,  il  s'exécute  avec  tant  de  ré- 
pugnance et  de  mollesse ,  que  quoique  les  corvéables 
puissent  le  racheter  en  argent ,  aux  conditions  les  plus 
modérées ,  ces  conditions  sont  encore ,  à  tout  prendre  , 
favorables  à  l'administration  communale.  Par  le  fait ,  la 
pre>tation  est  aujourd'hui  tout  aussi  impuissante  f|ue  l'é- 


EN  FRA^CE.  5£ 

lait  la  corvée,  quand  M.  Turgot,  il  y  a  plus  de  soixante 
ans,  l'abolissait  dans  son  intendance  de  Limofjes ,  et  certes 
elle  n'est  pas  moins  inj  uste.  Quelle  contribution  que  celle  qui 
prend  deux  journées  de  travail  au  plus  pauvre  cultivateur, 
tandis  qu'une  femme,  qui  posséderait  la  plus  grande  partie 
du  territoire  de  la  commune ,  ne  serait  point  soumise  à  la 
même  obligation  î  Observons  en  outre  que  la  prestation 
est  facultative ,  et  que  les  conseils  municipaux  peuvent  se 
dispenser  de  l  imposer. 

Que  faire  pour  changer  un  état  do  choses  aussi  peu 
satisfaisant  ?  Précisément  ce  que  nous  avons  proposé 
pour  l'instruction  élémentaire  ;  prélever  tous  les  ans  un 
certain  nombre  de  centimes  di'parlementaux  dont  on  for- 
merait un  fonds  commun  ;  pu  d  autres  termes,  appliquer 
à  ce  service  le  principe  puissant  de  la  centralisation. 
Toute  autre  marche  ne  produira  jamais  que  des  résultats 
incomplets ,  parce  qu'elle  ne  pourra  qu  atténuer  sans  la 
détruire ,  la  cause  première  du  mauvais  état  de  nos  che- 
mins. Quel  avantage  n'y  aurait-il  pas  aussi  à  faire  exé- 
cuter ces  travaux ,  d'après  des  règles  uniformes  et  sta- 
bles, sous  la  direction  de  voyers  intelligens ,  au  lieu  de 
les  abandonner  à  linexpérience  des  maires  de  campagne, 
comme  ils  le  sont  aujourd'hui.  Sans  doute  parmi  eux 
il  s'en  trouve  quelques-uns  de  fort  éclairés  5  mais  ce  sont 
là  d'heureuses  exceptions  sur  lesquelles  l'administration 
ne  doit  jamais  compter.  Au  fond,  un  maire  n  est  pas  obligé 
d'être  ingénieur;  de  savoir  calculer  des  nivellemens  et 
des  pentes  -,  c'est  là  un  art  difl&cile  qui  exige  des  études 
particulières  et  beaucoup  d'expérience.  Aujourd  hui ,  la 
viabilité  communale  est  à-la-fois  compromise  par  l  insuf- 
fisance des  ressources  et  par  le  mauvais  emploi  qu'on  en 
fait.  En  remédiant ,  comme  je  lai  indiqué,  au  premier  de 
ces  inconvéniens,  on  aura  aussi  remédié  au  second. 


5a  DE  LA  CENTRALISATION   ADMINISTRATIVE 

En  cessant  de  nous  occuper  de  la  commune,  pour 
reporter  notre  attention  sur  le  département ,  il  serait 
facile  de  faire  voir  par  de  nouvelles  preuves  ,  que  ce 
que  Ton  peut  reprocher  à  juste  titre  à  Tadministration 
française ,  c'est  de  ne  pas  être  assez  centralisée  ,  et  non 
pas  de  l'être  trop.  Je  citerai ,  par  exemple ,  la  distinction 
établie  entre  les  routes  royales  qui  sont  à  la  charge  de 
l'état,  et  les  routes  départementales  à  la  charge  des  dé- 
parlemens,  comme  leur  nom  l'indique  ;  car  c'est  le  dé- 
partement qui  en  arrête  la  construction  et  qui  en  paie 
la  dépense,  de  même  que  celle  des  frais  d'entretien.  Qu'en 
résulte-t-il  ?  c'est  que  le  plus  souvent  ces  routes  n'aboutis- 
sent qu'à  des  impasses,  parce  que  les  départemens  limi- 
trophes de  celui  qui  les  a  fait  construire  n'ont  pas  jugé  à- 
propos  d'en  prolonger  le  parcours  sur  leur  territoire. 
Si  ces  routes  eussent  formé  une  quatrième  et  dernière  sub- 
division des  routes  royales ,  la  direction  des  Ponts-et- 
Chaussées,  qui  en  eût  alors  été  chargée,  ne  les  aurait  en- 
treprises qu'avec  l'intention  de  les  prolonger  jusqu'aux 
points  extrêmes  où  elles  doivent  naturellement  aboutir. 
Ainsi,  c'est  uniquement  à  l'absence  d'unité  et  d'accord  qu'il 
faut  aussi  attribuer  ce  qu'il  y  a  d'imparfait  dans  le  système 
de  ces  voies  secondaires. 

A  d'autres  égards  ,  je  crois  qu'on  laisse  encore  trop  do 
latitude  à  l'administration  départementale  j  ici  la  faute 
n'est  pas  dans  l'institution ,  mais  dans  ceux  qui  l'appli- 
quent. Je  voudrais  .  par  exemple ,  que  ,  chaque  année,  le 
ministre  adressât  aux  préfets  des  instructions  sur  la  ré- 
daction du  budget  départemental.  Ce  sont,  comme  je  l'ai 
(lit  plus  haut ,  ces  fonctionnaires  qui  en  arrêtent  le  projet , 
et  qui  le  soumettent  ensuite  à  l'examen  du  conseil-général. 
Lorsque  celui-ci  l'a  approuvé ,  il  est  transmis  au  ministre 
pour  recevoir  sa  sanction.  Dans  ces  instructions,  le  mi- 


KN   FRANCE.  6i 

nislre  rappellerait  les  véritables  principes  de  Tadministra- 
tion  ;  il  annoncerait ,  par  exemple,  qu'il  refuserait  son  ap- 
probation aux  travaux  neufs  que  l'on  voudrait  entreprendre, 
quand  on  n'aurait  pas  pourru  au  prompt  achèvement  de 
ceux  déjà  commencés  ;  qu'il  ne  la  donnerait  pas  davantage 
à  l'ouverture  de  nouvelles  routes,  si  le  budget  n'avait 
pas  une  allocation  suffisante  pour  l'entretien  des  ancien- 
nes, etc.  De  cette  manière,  l'administration  aurait  une 
homogénéité  qu'elle  n'a  pas  encore,  et  dépendrait  beau- 
coup moins  des  dispositions  spéciales  des  fonctionnaires 
qui  en  seraient  chargés.  De  très-grands  avantages  résul- 
teraient de  cette  direction  uniforme  et  rationnelle  imprimée 
aux  départemens. 

Veut-on  encore  un  exemple  des  résultats  utiles  que  Ton 
obtient  quand  on  fait  des  applications  nouvelles  du  même 
principe?  On  a   institué  récemment   un   inspecteur-gé- 
néral des  prisons,  près  du  ministère  du  Commerce  et  des 
Travaux- Publics.  Ces  belles  fonctions  ont  été  confiées  à 
un  homme  animé  d'une  philantropie  aussi  éclairée  qu'elle 
est  sincère.  Il  visite  successivement  toutes  les  prisons  de 
la  France,  qui  ne  sont  pas  seulement  la  demeure  du  cou- 
pable ,  mais  aussi  de  l'innocence  en  prévention.  Il  recon- 
riait  ce  qui  leur  manque  pour  se  rapprocher  du  régime 
normal-,  il  constate  les  améliorations  qui  y  ont  été  faites. 
Il  indique  ensuite  ces  améliorations  aux  hommes  honora- 
bles placés  dans  les  commissions  des  prisons  où  elles  n'ont 
pas  encore  été  introduites.  Grâces  à  l'utile  influence  qu  il 
exerce  ,    les  maisons  de  détention  seront  un  jour  ,   en 
France ,  soumises  à  un  régime  à-peu-près  uniforme.  A 
cette  époque ,  les  négligences  de  Tadministration  n'impo- 
seront plus  une  aggravation  de  peine  aux   malheureux 
détenus  dans  des  lieux  ,  dont  linsalubrité  donne  souvent 
la  mort  à  ceux  qui  n  étaient  condamnés  qu'à  une  simple» 


54  UE    LA   CEÎSTRALISATION    A  DAUMSTRÀTIVE 

réclusion  ;  abus  monstrueux  contre  lequel  l  humanité 
ne  saurait  réclamer  avec  trop  de  force.  Toutefois  le  phil- 
antrope,  dont  je  parle,  me  disait  qu'en  dépit  de  son 
zèle,  ses  efforts  ne  pourraient  avoir  un  succès  complet, 
que  lorsqu'on  aurait  centralisé,  pour  ce  service,  un  ou 
plusieurs  centimes,  dont  le  produit  serait  employé  à  venir 
au  secours  des  localités  trop  pauvres  pour  pouvoir,  avec 
leurs  seules  ressources ,  introduire  dans  leurs  maisons  de 
détention  les  améliorations  indispensables. 

Si  nous  cessons  de  nous  occuper  des  administrations 
locales  ,  pour  nous  élever  dans  une  sphère  plus  haute 
et  diriger  notre  attention  sur  1  administration  de  létat , 
nous  verrons  que ,  sans  la  centralisation ,  il  sera  à-peu- 
près  impossible  d'en  répartir  également  les  charges.  Quand 
le  gouvernement  aurait  quelques  mesures  financières  à 
prendre ,  il  considérerait  nécessairement  les  résistances 
plus  ou  moins  fortes  que  pourraient  lui  opposer  cer- 
taines localités  qu'il  chercherait  à  ménager,  afin  de  ne 
pas  multiplier  ses  embarras.  De  là  des  déterminations 
adminislralives  qui  n'auraient  pas  1  équité  pour  base  , 
mais  seulement  lintérét  politique.  Si  la  contribution  fon- 
cière pèse  encore  assez  inégalement  sur  le  sol  de  la  France, 
c'est  son  ancien  morcellement  qui  en  est  cause.  L'héritage 
des  comtes  de  Paris,  patrimoine  de  Hugues -Cape-t,  se 
trouvait  naturellement  dans  l'Ile-de-France  et  dans  les  pro- 
vinces qui  en  étaient  les  plus  voisines.  Il  en  résultait  que , 
dans  cette  partie  de  la  France ,  les  rois  de  la  troisième  race 
étaient  à-la-fois  investis  des  droits  de  la  souveraineté  et  des 
prérogatives  ou  privilèges  de  la  suzeraineté  féodale.  Ils 
ne  pouvaient  y  rencontrer  d'autre  opposition  que  celle 
de  simples  gentilshommes  ,  par  exemple  des  Montmo- 
rency, qui  n'obtinrent  une  véritable  importance  politique 
que  dans  les  troubles  du  seizième  siècle ,  après  la  ruine 


E?»    FUAISCE.  55 

de  la  grande  féodalilé.  Il  n'en  élall  pas  de  même  de  la 
Normandie ,  de  la  Guienne ,  qui  avaient  des  rois  étrangers 
pour  suzerains  ;  de  la  Bourgogne ,  de  la  Champagne ,  de 
la  Provence  ,  du  Languedoc ,  de  la  Bretagne ,  gouvernées 
par  des  grands  vassaux ,  qui  n'étaient  guère  moins  puis- 
sans  que  des  rois.  Aussi ,  dans  leurs  embarras  ,  les  fils  de 
Hugues-Capet  cherchaient  surtout  leurs  ressources  dans 
les  fiefs  de  leur  patrimoine  5  et  ils  ménageaient  beaucoup 
les  provinces  dont  ils  craignaient  les  hostilités.  Même  lors- 
qu'ils se  furent  successivement  approprié ,  par  des  guerres 
ou  des  alliances ,  le  territoire  des  grands  vassaux  ,  ces 
provinces ,  qui  étaient  en  partie  protégées  par  des  états , 
continuèrent  à  être  mieux  traitées  dans  la  répartition  des 
impôts  que  le  reste  de  la  France.  Ces  inégalités  dans  les 
charges  publiques  existaient  encore  au  moment  de  la  ré- 
volution ;  elles  furent  trop  négligées  par  l'Assemblée  Con- 
stituante. Depuis ,  sous  la  restauration ,  les  chambres  ont 
fait  d'heureux  efforts  pour  les  faire  disparaître. 

Et  c'est  le  beau  système ,  dont  je  viens  de  faire  l'ex- 
posé, que  nous  voulons  détruire  5  svstème  qui  a  doublé 
tous  nos  moyens  d'agression  et  de  défense,  en  multipliant 
la  force  par  la  vitesse  ,  et  qui ,  malgré  les  antécédens  qui  le 
gênent ,  tend  sans  cesse  à  l'équitable  partage  des  charges 
publiques.  Sans  doute  il  s'v  trouve  des  ressorts  défectueux  ; 
il  y  manque  quelques  rouages.  Il  suffirait  d  y  introduire 
ces  rouages ,  de  redresser  ces  ressorts  ;  mais  non  ,  enfans 
capricieux ,  nous  aimons  mieux  tout  détruire.  Allons ,  met- 
tons-nous à  l'œuvre;  hàtons-nous  de  briser  cet  admirable 
mécanisme  ,  sans  savoir  comment  nous  le  remplacerons. 
Il  a  fallu  une  révolution  radicale,  une  révolution  san- 
glante pour  le  créer  ^  on  n'aurait  pu  y  parvenir  par  toute 
autre  voie  ;  n'importe  ,  ne  tenons  aucun  compte  de  nos  ef- 
forts, de  nos  sacrifices,  de  nos  malheurs  passés.  Et  pourquoi 


56  DE   LA   CE^TKALISATIO^■   ADMINISTRATIVE 

cette  haine  si  vive  contre  la  centralisation  ?  parce  que  qui- 
conque écrit  avec  quelque  habileté  dans  les  journaux  , 
parle  avec  quelque  faconde  à  la  tribune  ,  a  le  pouvoir  de 
nous  passionner  pour  des  mots-,  et  que  ces  mois  nous  pas- 
sionnent d'autant  plus  que  les  idées  qu'ils  rappellent  sont 
vagues  ou  confuses.  Encore  si  ceux  qui  écrivent  contre 
notre  organisation  administrative  avaient  quelque  autorité, 
mais  non  5  ce  sont  des  hommes  presque  tous  étrangers  aux 
matières  dont  ils  s  occupent,  qu'ils  n'ont  eu  ni  la  volonté 
ni  le  loisir  d'étudier. 

Le  plus  beau  mécanisme  de  la  nature  ,  c'est  sans  contre^ 
dit  celui  du  corps  humain ,  avec  ses  nerfs  ,  ses  mille  atta- 
ches, ses  tubes  innombrables.  Rien  de  superflu,  rien  qui 
y  manque  5  tout  y  est  accord  ,  harmonie  ,  unité.  Assuré-^ 
ment,  c'était  une  grande  pensée  que  de  vouloir  aussi  faire 
converger  toutes  les  forces  du  corps  politique  vers  un 
centre  commun  ^  d'en  combiner  toutes  les  parties  5  de  faire 
en  sorte  qu'elles  secondassent  réciproquement  leur  action  ; 
d'imprimer  à  tout  un  état  la  vie  d'un  seul  homme.  Cette 
pensée  ne  pouvait  venir  que  dans  un  siècle  éminemment 
éclairé  5  car  la  barbarie  divise  :  c'est  la  civilisation  qui 
rapproche  et  qui  combine.  On  a  vu  que ,  dans  mon  opi- 
nion ,  la  centralisation  loin  d  être  exagérée  en  France , 
n'y  était  pas  assez  complète  ^  et  c'est,  je  crois  ,  ce  que  j'ai 
établi  plus  haut,  par  des  preuves  sans  réplique.  Si,  ce- 
pendant, on  pouvait  transiger  avec  ses  adversaires-,  si 
en  sacrifiant  une  partie  de  ce  système,  on  parvenait  à  sauver 
le  reste ,  il  ne  faudrait  pas  certes  hésiter  à  le  faire  dans  Tin- 
lérêt  du  pays. 

Remarquons  toutefois  ce  qu'il  y  aurait  de  bizarre  et 
d'inopportun  dans  ces  transactions.  Quoi  !  nous  consenti- 
rions à  modifier  ce  que  l'Europe  envie  et  ce  qu  elle  cher- 
che à  imiter!  Le  royaume  de  Wurtemberg,  qui  prend 


EN   FUAINCE.  57 

presque  toujours  l'initiative  ,  en  Allemagne  ,  pour  toutes 
les  mesures  utiles  ,  se  l'est  approprié  presque  entièrement; 
car  Tédit  de  1822  n'est  guère  que  la  codification  de  nos 
lois,  de  nos  décrets,  de  nos  ordonnances  sur  l'administra- 
tion départementale  et  communale.  La  Prusse  l'a  conservé 
avec  notre  législation  civile  ,  dans  ses  provinces  rhénanes  ; 
et  leurs  habitans  considèrent  le  maintien  du  régime  fran- 
çais comme  une  sorte  de  compensation  des  charges  dont 
elle  les  accable.  En  Angleterre  ,  les  tètes  puissantes  qui  se 
trouvent  dans  les  rangs  des  radicaux ,  ne  cessent  de  pré- 
coniser ce  beau  système ,  et  de  demander  qu'on  substitue 
nos  fonctionnaires  salariés  à  cette  aristocratie  bourgeoise  et 
hautaine,  qui  y  ont  constitué  partout  les  fonctions  gra- 
tuites. Ils  le  demandent  dans  l'intérêt  de  l'égalité  et  même 
dans  celui  de  lintégrité  de  la  gestion  des  deniers  commu- 
naux et  de  ceux  des  comtés.  Ou  je  me  trompe  fort,  ou, 
dans  un  avenir  prochain,  ces  réclamations  seront  entendues. 
Aujourd'hui  que  la  Grande-Bretagne  a  réformé  sa  loi  élec- 
torale ,  elle  ne  peut  pas  tarder  à  modifier  ses  lois  admini- 
stratives. Si  la  réforme  de  cette  loi  ne  devait  pas  avoir  de 
conséquence ,  il  eût  sans  contredit  été  inutile  de  l'entre- 
prendre. Presque  toujours  les  lois  politiques  ne  sont  que 
des  moyens  pour  arriver  à  un  but,  et  non  pas  le  but  lui- 
même. 

Sans  contester  les  avantages  du  principe  de  la  centra- 
lisation d  une  manière  spéculative ,  on  observera  peut-être 
que  plus  le  pouvoir  quelle  crée  est  étendu,  plus  il  est 
dangereux ,  s'il  est  confié  à  des  mains  incapables  ou  mal  in- 
tentionnées, et  qu'aujourd'hui  il  n'existe  pas  assez  de  garan- 
ties qu'il  sera  toujours  remis  à  des  mains  habiles  et  pures. 
Cette  objection  viendra  sans  doute  de  ceux  qui  ont  une  foi 
implicite  dans  les  produits  de  l'élection.  Je  répondrai  qu'à 
toute  force  il  serait  possible  de  maintenir  le  principe  de  la 


58  DE   LA   CEA'TU  ALISATION    ADMINISTU  ATI  V  K 

centralisation,  alors  même  que  tout  serait  constitué  par  des 
assemblées  électorales  :  la  commune ,  le  département ,  les 
maires  ,  les  préfets.  Un  régime  analogue  avait  été  créé  par 
la  constitution  de  Tan  ÏII.  11  existait  alors  ,  dans  chaque  dé- 
partement, des  districts  formés  par  l'élection  populaire ,  et 
placés  cependant  sous  les  ordres  de  l'administration  centrale 
qui  était  aussi  le  résultat  de  Télection.  Seulement  les  attri- 
butions étaient  mal  réparties  entre  ces  divers  corps  ,  comme 
l'atteste  la  détestable  administration  de  cette  époque.  Ce  ne 
fut  que  sous  le  consulat  qu'on  comprit  la  hiérarchie  qui 
devait  exister  entre  les  divers  pouvoirs  administratifs. 

Au  surplus  que  craint-on  ?  Peut-on  supposer  qu'il  fût 
loisible  au  pouvoir  suprême  de  conserver  long-tems  des 
fonctionnaires  infidèles  ou  inhabiles?  Ces  fonctionnaires 
ne  sont-ils  pas  d'ailleurs  sous  la  surveillance  de  corps  in- 
dépendans  formés  par  l'élection  ou  qui  vont  l'être  ?  ne 
sont- ils  pas  également  sous  celle  d'une  opposition  tracas- 
sière  et  hostile?  Certes,  je  crois  peu  à  la  sincérité  de  nos 
ombrages  républicains.  En  général,  on  n'attaque  le  pouvoir 
confié  à  autrui  que  par  dépit  de  ne  pas  l'avoir  soi-même  ; 
mais  un  public  malin  ou  indifférent  ne  cherche  pas  à  se 
rendre  un  compte  fort  exact  du  principe  des  hostilités  di- 
rigées contre  l'administration  ;  et  très-souvent  il  s'en  amuse 
d'abord  ,  sauf  à  les  réprouver  ensuite,  quand  il  en  a  cal- 
culé la  gravité.  Si  donc  la  diffamation  peut  quelquefois 
ébranler  l'autorité  dans  les  mains  les  plus  droites ,  com- 
ment des  récriminations  légitimes  ne  la  feraient-elles  pas 
tomber  de  mains  impures  ou  incapables  ? 

Cette  espèce  de  malveillance  contre  elle  est  devenue  si 
générale,  qu'elle  se  retrouve  quelquefois  jusque  dans  la 
majorité  de  la  chambre  des  députés,  cette  majorité  ani- 
mée cependant  d'un  sentiment  si  conservateur  ;  que  la 
])rcsencc  de  rOmeule  ferait  Irémir  tout  entière,  non  pas  de 


En  FiiAwcK.  Sy 

crainte,  mais  d'indignation.  On  a  pu  apercevoir  des  traces 
de  cette  disposition  hostile,  dans  la  discussion  de  la  loi  sur 
l'organisation  départementale.  C'est  elle  sans  doute  qui  a 
fait  décider  que  les  préfets  ne  seraient  pas  présens  aux  dé- 
libérations des  conseils-généraux.  Que  pourrait-il  résul- 
ter de  cet  amendement  s'il  recevait  la  sanction  des  deux 
autres  pouvoirs?  Sur  beaucoup  de  points  de  la  France, 
il  déterminerait  infailliblement  les  plus  grands  embarras 
administratifs.  Comment  des  hommes ,  quelque  éclairés 
qu'on  les  suppose  ,  mais  qui  ne  s'occuperaient  de  ladmi- 
nistration  départementale  que  sept  ou  huit  jours  par  an, 
sauraient-ils  en  rédigeant  leurs  délibérations ,  si  elles  sont 
d'accord  avec  les  immenses  archives  de  notre  législation. 
Souvent  il  suffirait  d  un  mot  pour  les  rendre  nulles,  et 
ajourner  d'une  ou  de  plusieurs  années  l'exécution  des  pro- 
jets les  plus  utiles.  D'ailleurs,  la  présence  d'un  préfet,  dans 
le  sein  d'un  conseil-général ,  est  le  meilleur  moyen  de  vé- 
rifier sa  valeur,  de  le  jauger  ,  si  je  puis  ra'exprimer  ainsi. 
Dans  l'intervalle  des  sessions  départementales,  il  peut,  jus- 
qu'à un  certain  point ,  masquer  son  insuffisance  avec  l'ha- 
bileté de  ses  bureaux  ;  mais  il  n'aura  pas  cette  ressource 
devant  un  conseil-général.  Celui-ci  constatera  sa  nullité  5 
et  dès  qu'une  fois  elle  sera  reconnue  ,  le  pouvoir  suprême 
n'aura  plus  ni  le  désir  ni  la  volonté  de  le  maintenir. 

Et  c'est  une  autorité  si  affaiblie  dont  on  craint  les  écarts  ! 
Par  la  plus  étrange  des  exceptions ,  aujourd'hui  le  pou- 
voir est ,  en  quelque  sorte ,  placé  hors  du  droit  des  gens  5 
car  il  y  a  à-peu-près  impunité  pour  quiconque  le  brave. 
Voudrait-il  répondre  aux  diatribes  imprimées  dirigées 
contre  lui  ?  Mais  ce  serait  se  commettre  dans  des  luttes 
sans  dignité,  et  d'ailleurs,  en  rédigeant  des  factum  person- 
nels, il  consumerait  le  tems  qu'il  doit  à  des  intérêts  gé- 
néraux;  Que  s'il  provoque  les  répressions  de  la  justice. 


DO  DE  LA  CEKTRALISATIOJV   ADMINISTRATIVE 

comme  une  magistrature  accidentelle,  telle  que  le  juri, 
ne  peut  établir  de  jurisprudence ,  quelque  fondée  que  soit 
sa  plainte ,  il  y  a  nécessairement  la  plus  grande  incerlitude 
sur  le  succès  qu'elle  doit  avoir.  Il  peut  également  se  trou- 
ver en  présence  d'un  juri  dont  la  majorité  participe  aux 
passions  qui  se  seront  soulevées  contre  lui  ^  ou  ,  plus  pro- 
bablement encore,  devant  un  juri  intimidé  par  la  violence 
de  ces  passions  qui  pourraient  poursuivre  ses  membres 
jusque  dans  le  foyer  domestique,  quand  ils  y  seraient  re- 
venus. 

Avant  de  finir,  répondons  encore  à  une  dernière  ob- 
jection ,  l'une  de  celles  qu'on  reproduit  le  plus,  et  que  sa 
bannalité  même  fait  admettre ,  sans  examen  ,  par  de  bons 
esprits,  comme  chose  jugée.  Notre  système  administratif  a 
fait,  dit-on,  de  Paris,  une  espèce  d'abime  où  vient  s'en- 
gouffrer toute  la  richesse  du  pays ,  et  qui  en  dévore  la 
plus  pure  substance.  De  là,  pour  me  servir  de  la  phrase 
en  circulation ,  une  tète  monstrueuse  plus  forte  que  le 
corps  auquel  elle  est  attachée.  Examinons  le  mérite  de 
cette  objection  avec  des  chififres. 

Le  budget  ordinaire  de  l'état  peut  être  évalué  en  nom- 
bres ronds  à  1,000,000,000  fr.  Sur  cette  somme,  /\S  ou 
5o  millions  sont  payés  par  les  produits  du  domaine  et  par 
quelques  autres  branches  de  revenu.  Le  reste,  960  mil- 
lions ,  est  acquitté  par  l'impôt.  Si  les  trente-trois  millions 
d'habitans  qui  forment  la  population  de  la  France,  partici- 
paient également  aux  charges  de  son  budget,  chacun  verse- 
fait  environ  28  fr.  dans  les  caisses  du  Trésor,  ce  qui  ferait 
une  moyenne  de  2,800,000  fr.  par  groupe  de  100,000  in- 
dividus. Voyons  maintenant  ce  que  paie  le  département  de 
la  Seine,  et  si  sa  cote  contributive  est  au-dessus  ou  au- 
dessous  de  cette  moyenne.  Nous  sommes  forcés  d'opérer 
ainsi,  parce  que  le  budget  se  résume  par  départemens  ,  et 


EN    FRANCE.  6l 

non  par  villes.  C'est  au  reste  le  mode  le  moins  favorable  à 
notre  argumentation  ;  car  quoique  la  population  de  Paris 
représente  les  7/9*'  de  la  population  totale  du  département 
de  la  Seine,  la  moyenne  de  la  contribution  que  paie  la  capi- 
tale se  trouve  amoindrie  par  les  200,000  habitans  qui  occu- 
pent le  reste  du  département  et  qui  paient  une  cote  bien 
moins  forte  que  les  habitans  de  Paris. 

Francs. 

Contribution  directe 26,45o,ooo 

Contribution  indirecte 28,654,000 

Produit  de  l'enregistrement  sans  le  domaine 24>ooo»ooo 

Postes. 8,565,000 

Loterie 3,4o2,ooo 

Total.  . ." 91,071 ,000 


La  population  du  département  de  la  Seine  étant  de 
935,108  amcs,  la  moyenne  de  la  contribution  que  paie 
chaque  habitant  y  est  par  conséquent  de  97  fr.  environ , 
c'est-à-dire  69  fr.  de  plus  que  la  moyenne  des  contribua- 
bles de  la  France.  Mais,  à  ces  91  millions,  il  faut  ajouter 
encore  sa  part  dans  les  perceptions  des  douanes.  Ceci  est  sans 
doute  fort  difficile  à  évaluer,  et  l'on  ne  peut  guère  ,  à  cet 
égard,  raisonner  que  par  analogie.  Il  serait  inutile  d'obser- 
ver qu'on  commettrait  la  plus  grave  des  erreurs  en  suppo- 
sant que  ce  sont  les  ports  ou  les  points  des  frontières  de 
terre  où  s'acquittent  les  droits  de  douane  qui  les  paient  ; 
car  ils  n'en  font  que  l'avance.  Ces  droits  ne  sont  payés  dans 
1.1  réalité  que  dans  les  lieux  où  l'on  consomme  les  articles  qui 
les  ont  supportés  ou  qui  produisent  ceux  sur  lesquels 
sont  prélevés  des  droits  d'exportation.  Je  ne  puis,  à  cet 
égard,  donner  aucun  chiffre  précis;  mais  supposons  que 
la  part  du  départen\ent  de  la  Seine  dans  les  perceptions  des 
douanes  ,  soit  dans  le  même  rapport  que  celle  qu'il  prend 


Gl  DE  LA.  CENTRALISATION   ADMINISTUATIVE 

à  l'ensemble  des  autres  contributions ,  c'est-à-dire  du  lo', 
et  celle  conjecture  ne  doit  pas  être  éloignée  de  la  vérité , 
le  produit  total  des  douanes  étant  de  i5i,8oo,ooo  fr. , 
les  contribuables  parisiens  verseraient  dans  les  caisses  de 
cette  administration  une  somme  de  1 5, 180,000  fr. ,  qui, 
jointeàcelleci-dessus,  donneraitunlolalde  106,000,000  f. 
Il  en  résulterait  qu'à  Paris  ou  dans  le  département  de  la 
Seine,  la  moyenne  de  la  cote  contributive  d'un  gi^oupe 
de  100,000  individus,  serait  de  10,600,000  fr. ,  c'est-à- 
dire  cinq  fois  plus  élevée  que  la  cote  moyenne  du  reste  de 
la  France.  Cela  posé ,  on  voit  que  la  capitale,  loin  de  dé- 
vorer la  substance  du  pays  ,  lui  donne  au  contraire  une 
part  de  la  sienne. 

On  me  répliquera  peut-être  que  Paris  ne  paie  des  con- 
tributions aussi  fortes  qu'à  cause  des  dépenses  énormes 
qu'y  fait  le  gouvernement,  et  de  l aisance  qui  en  résulte 
pour  un  grand  nombre  de  personnes  qui  ont  part  à  ces 
libéralités.  \  érifions  encore  cette  assertion  avec  des  cbif- 
fres.  Comme  me  le  disait  dernièrement  une  personne  non 
moins  élevée  par  la  supériorité  de  ses  lumières  qu'elle 
l'est  par  celle  de  son  rang,  quoique  l'on  prétende  que  l'on 
dispose  des  chiffres  comme  l  on  veut ,  c'est  encore  le  meil- 
leur moyen  de  vérifier  les  faits.  Voici  en  nombres  ronds, 
les  fractions  seraient  inutiles,  les  dépenses  que  détermine 
à  Paris  le  siège  du  gouvernement. 

1'  raucs. 

FJsle  civile 1 5, 000, 000 

Chambres  des  Pairs  et  fies  Députés 1,168,000 

Conseil  d'Ktaf 483, 000 

Cour  (les  Comptes 1 , 1 24,000 

Cour  de  Cassation 791,000 

Institut  de  l'iaiice 492.000 

  reporter i  7,o58,ooo 


KN   FRAKCTÏ.  (î/î 

Francs. 

Report 1 7,o58,ooo 

Chancellerie  de  la  Légioii-d'IIoiineur 225, ooo 

Ministères  de  la  Justice  et  des  Cultes 710,000 

—  Affaires  étrangères 726,000 

—  Instruction  publique 1  i5,oot) 

—  Intérieur 586, ooo 

—  Travaux  publics 1,775,000 

—  G  uerre 2,101 ,000 

—  Marine 969,000 

—  Finances 6, 564, 000 

—  Subvention  des  Tliéâtres 1,000,000 

Total 5i,g5o,OQO 


Il  est  possible  sans  doute  que ,  dans  cette  évaluation 
sommaire ,  j'aie  omis  quelques  articles  de  dépense  que 
notre  régime  administratif  fait  faire  à  Paris.  Mais  ils 
doivent  être  peu  considérables,  et  n'élèveraient  que  d'une 
manière  insignifiante  le  chiffre  que  je  viens  de  poser  ;  on 
conçoit  que  je  n'ai  pas  dû  y  comprendre  les  dépenses  qui 
auraient  lieu  à  Paris,  alors  même  qu  il  ne  serait  pas  la 
capitale  du  royaume. 

On  ne  suppose  pas  sans  doute  que  cette  somme  de 
35>,ooo,ooo  fr.  rentre  tout  entière  au  trésor  par  l'impôl. 
Suivant  une  estimation  à  laquelle  on  accorde  quelque  cré- 
dit ,  le  budget  de  l'état  absorberait  le  quart  environ  du 
revenu  total  de  la  France.  Si  cette  évaluation  -^st  exacte  , 
ceux  qui  participent  à  la  distribution  de  cette  somme ,  ne 
doivent  guère  verser,  dans  les  caisses  de  Tétat,  que  huit 
millions.  Ainsi  donc  notre  système  administratif  ne  con- 
tribuerait que  d'une  manière  bien  faible  à  l'élévation  du 
produit  des  divers  genres  d'impôts  dans  la  capitale. 

Au  surplus  le  chiffre  des  dépenses  gouverncmenlaks 
qui  s'y  font  n'éprouverait  qu'une  réduction  très- légère, 
(juand  bien  même  notre  système  administratif  serait  mo- 


64  HE   LA   CENTRALISATION  ADMINISTRATIVE 

difié.  Assurément,  on  ne  voudrait  pas  que  le  gouverne- 
ment allât  tenir  ses  étals,  comme  les  rois  du  quinzième  et 
du  seizième  siècles,  à  Tours,  à  Blois ,  à  Bourges,  etc. 
Ainsi  donc,  les  dépenses  que  les  deux  chambres  occa- 
sionent,  auraient  toujours  lieu  à  Paris.  Il  en  serait  de 
même  de  celles  du  conseil  d'état,  de  la  cour  de  cassation, 
de  la  cour  des  comptes,  de  l'institut,  de  la  chancellerie  de 
la  Légion-dHonneur,  etc.  Les  bureaux  de  la  guerre,  de 
la  marine  ,  des  affaires  étrangères  ,  du  trésor  .  devraient 
toujours  se  trouver  réunis  dans  la  capitale.  Ce  sont ,  si 
je  puis  m'exprimer  ainsi ,  des  ministères  politiques  que 
tous  les  gouvernemens  centralisent,  quelle  que  soit  la  va- 
riété de  leurs  formes,  les  Etats-Unis ,  la  Grande-Bretagne 
comme  la  France.  Il  n'y  aurait  donc  de  réduction  possible 
que  dans  les  ministères  de  l'intérieur,  du  commerce ,  de 
l'instruction  publique  et  peut-être  de  la  justice.  Leurs 
dépenses  réunies  s'élèvent  à  3, 000,000.  Supposons  quon 
les  diminue  de  moitié ,  par  suite  des  modifications  qu'on 
ferait  subir  à  notre  organisation  administrative,  alors  il 
y  aurait  i,5oo,ooo  fr.  de  moins  dépensés,  chaque  année  , 
à  Paris  ;  et  c'est  pour  arriver  à  un  si  mince  résultat  que 
l'on  courrait  la  chance  de  bouleverser  tout  le  pays,  en 
1  exposant  aux  éventualités  d'une  si  scabreuse  expérience  ! 
Si  on  demande  à  quelles  sources  Paris  va  puiser  les  sommes 
qu'il  verse  en  si  grande  quantité  dans  les  caisses  de  l'état; 
par  quelles  voies  il  se  les  procure  ?  Je  répondrai  par  l'activité 
de  son  commerce,  par  les  richesses  que  crée  sa  puissante 
industrie.  Ici  nouvelles  plaintes  sans  doute  de  gens  qui 
abordent  étourdiment  les  plus  hautes  questions  admini- 
stratives ,  sans  avoir  les  premières  notions  de  l'économie 
politique.  Ils  s'écrieront  que  c'est  aux  dépens  de  l'indu- 
strie des  provinces  que  celle  de  Paris  s'est  formée.  Quoi  ! 
aimerait -on  mieux  que  cette  population  laborieuse  qui 


KM   FRANCE.  65 

habite  maintenant  nos  faubourgs  ,  ressemblai  à  cette 
plèbe  romaine,  à  laquelle  il  fallait  donner  du  pain  et 
des  spectacles  pour  qu'elle  laissât  la  paix  au  monde. 
Ignore-t-on  que  la  production  sur  un  point,  quand  elle 
est  intelligente  ,  la  détermine  toujours  sur  d'autres  ?  Mois- 
sonne-t-on  le  froment  dans  les  rues  de  Paris  ?  y  cullive- 
t-on  la  vigne  ?  Ces  valeurs  que  crée  sans  cesse  son  in- 
dustrie ,  ne  vont-elles  pas  en  partie  payer  les  produits 
des  villes  et  des  campagnes  de  nos  provinces?  Cela  est  si 
vrai  que  la  population  de  beaucoup  de  ces  villes  s'est 
augmentée  dans  une  proportion  bien  plus  forte  que  celle 
delà  capitale.  Dans  un  petit  nombre  d'années,  la  popula- 
tion de  Lyon  a  grandi  de  5o  p.  o/o  ;  cependant  ,  en  même 
tems  et  à  ses  portes ,  un  village  devenait ,  par  l'industrie 
cotonnière ,  une  ville  florissante ,  et  en  quelque  sorte  le 
Manchester  de  la  France  -,  et,  un  peu  plus  loin,  sur  les  dé- 
bris d  une  bourgade  inconnue  ,  s'en  élevait  le  Birmin- 
gham,  Saint-Etienne,  qui  associe  les  industries  les  plus 
diverses,  qui  façonne  le  fer  et  la  soie,  et  qui  fait  également 
des  rubans  et  des  câbles.  Au  surplus  il  serait  facile  de  prou- 
ver que  Paris,  loin  d'être,  comme  on  le  prétend,  une  tète 
monstrueuse  pour  un  corps  qu'il  affaiblit,  est  au  con- 
traire relativement,  au  chiffre  de  la  population  de  la  France, 
une  des  capitales  les  moins  considérables  de  l'Europe.  En 
effet,  Londres,  qui  a  maintenant  plus  de  1,600,000 
âmes ,  n'est  plus  une  ville  ;  c'est  une  province  couverte  de 
maisons.  Sa  population  est ,  à  l'égard  de  la  population  to- 
tale des  trois  royaumes,  comme i  est  à  i5 

Celle  de  Rome  — i   —     10 

—  de  Constantinople  — i    —     11 

—  de  Lisbonne ....  — i    —    i3 

—  d'Amsterdam .,..  — ..., i    —    i8 

—  de  Copenhague,  .  — i    —    20 

n.  5 


66  DE  LA   CENTRALISATION  ADMINISTRATIVE 

—  de  Bruxelles — i    —    3o 

—  de  Stockholm.  ...  — i    —    39 

—  et  de  Paris,  seulement — i    —    44 

Berlin  se  trouve  à-peu-près  dans  le  même  rapport  que 
la  capitale  de  la  France.  Il  n'y  a  guère ,  dans  toute  l'Eu- 
rope, que  les  capitales  de  1  Autriche,  de  la  Russie  et  de 
l'Espagne ,  dont  la  population  soit  dans  un  rapport  plus 
faible  que  celle  de  Paris ,  avec  la  population  totale  des  pays 
auxquels  elles  appartiennent.  Observons  en  passant  que 
la  Russie  et  l'Espagne,  placées  aux  deux  points  extrêmes 
de  l'Europe ,  en  sont  à  tout  prendre  les  pays  les  plus  pau- 
vres. Quant  à  l'empire  d'Autriche ,  il  est  formé  d  une 
nombreuse  agrégation  de  principautés  et  de  royaumes  qui 
ont  tous  des  capitales  particulières  ^  ce  qui  explique  le 
chiffre  assez  faible  de  la  population  de  Vienne. 

Il  résulte  de  ces  observations  et  de  ces  chiffres,  qu'il 
faut  encore,  bon  gré  mal  gré,  renoncer  à  celte  asser- 
tion étourdie  que  Paris  vit  aux  dépens  de  la  France  dé- 
partementale ,  comme  on  a  renoncé ,  l'an  dernier  ,  à 
la  phrase  des  gouvernemens  à  bon  marché.  C'est  une 
phrase  faite  de  moins,  ce  qui  est  sans  doute  une  perte  pour 
ceux  qui  ne  sont  pas  dans  l'usage  d'en  faire  eux-mêmes; 
mais  sans  doute  on  en  trouvera  d'autres  qui  pourront  de 
nouveau  mettre  Terreur  en  circulation,  jusqu'au  moment 
où  on  voudra  prendre  la  peine  de  s'en  rendre  un  compte 
sérieux.  Au  fond  ,  les  grandes  villes  sont  un  des  principes 
les  plus  actifs  de  la  richesse  des  nations,  comme  elles  en 
sont  la  garantie  et  la  preuve.  Je  crois  même  que  Ion  pour- 
rait juger  du  degré  de  prospérité  d'un  pays  par  le  rapport 
plus  ou  moins  fort  de  sa  population  urbaine  à  sa  popula- 
tion rurale.  C'est  en  Angleterre  ,  c'est  en  Hollande  que  ce 
rapport  est  le  plus  élevé;  et,  relativement  à  leur  popula- 


EN   FRANCE.  6^ 

lion ,  ce  sont  sans  conlrcdit  les  deux  pays  les  plus  riclies 
du  monde.  Ce  n'est  guère  qu  au  sein  des  grandes  villes  ou 
dans  leur  voisinage  immédiat ,  que  se  développent  les  pro- 
diges de  l'industrie  manufacturière.  Or,  je  ne  crois  pas 
que  l'industrie  agricole  ,  si  on  excepte  celle  des  tropiques, 
qui  est  à  part ,  ait  jamais  suffi  pour  fonder  la  prospérité 
d'une  nation.  Voyez  plutôt  la  Pologne  !  Ses  plaines  im- 
menses sont  couvertes  d'une  riche  couche  de  terre  végé- 
tale. Un  habile  observateur  anglais ,  M.  Jacobs ,  affirme 
que  les  procédés  agricoles  y  sont ,  à  tout  prendre ,  plus 
avancés  qu'en  France.  Mais,  à  part  Varsovie  et  Wilna,  elle 
n'a  pas  de  grands  centres  de  consommation  et  de  produc- 
tion 5  et  sa  population  révolte  tous  les  sens  par  sa  misère  et 
sa  malpropreté,  au  sein  des  moissons  les  plus  florissantes. 

Je  m'arrête  ici;  car  je  ne  dois  pas  oublier  que  j  ai  voulu 
faire  un  mémoire  et  non  pas  un  livre.  J'ai  dit  au  reste 
toutes  les  raisons  que  j'avais  à  faire  valoir  en  faveur  du 
système  que  je  défends.  Je  le  répèle ,  ce  n'était  pas  un 
parti  pris  de  me  rallier  à  ce  système  -,  je  n'en  ai  reconnu 
les  avantages  que  par  des  épreuves  journalières.  J'ai  cru 
devoir  en  mettre  les  résultats  sous  les  yeux  du  public , 
comme  précédemment  j'avais  aussi  publié,  dans  un  mé- 
moire spécial ,  les  idées  que  m'avait  suggérées  la  part  que 
j  ai  prise,  pendant  quelque  tems  ,  à  l'administration  de 
Paris.  D'ailleurs  j'ai  également  signalé  les  avantages  et 
les  imperfections  de  notre  organisation  administrative  ;  et 
loin  de  me  laisser  dominer  par  des  préoccupations  de  mé- 
tier, on  a  vu  que  je  ne  pensais  pas  qu'on  dût  donner  aux 
fonctions  que  je  remplis,  des  pouvoirs  plus  étendus  que 
ceux  qui  leur  sont  déjà  attribués. 

Je  crois  qu'en  général ,  les  hommes  chargés  des  hauts 
emplois  de  ladministration ,  feraient  bien  de  constater 
de  la  même  manière  les  phénomènes  qu'ils  observent  ou 


68  DE  LA  CENTRALISATIOTV    ADMINISTRATIVE 

les  réflexions  que   ces   phénomènes  leur  font   faire.    En 
procédant  ainsi ,  leur  expérience  ne  serait  pas  perdue  pour 
Tavenir,  et  ils  contribueraient  à  donner  une   impulsion 
plus  forte  aux  progrès  de  la  science  adminislraîive.  Que 
de  grandes  vues ,  que  de  projets  utiles  sommeillent  dans 
les  cartons  des  bureaux  !  sommeil  dont  rien  ne  poura  dé- 
sormais les  sortir;  la   publicité  les  eût  empêché  d'être 
perdus  pour  le  pays.  Si  on  fait  quelques  objections  plau- 
sibles aux  vues  que  je  viens  d'exposer ,  et  aux  considéra- 
tions que  j'y  ai  jointes ,  jy  répondrai,    comme   naguère 
je  répondais  à  des   hommes  diversement  célèbres  ,   qui 
contestaient  l'exactitude  de  mes  calculs  sur  les  finances  des 
États-Unis.  C'étaient  là  de  nobles  adversaires;  des  com- 
bats à  armes  courtoises  qui  honorent,  quelle  qu'en  soit 
l'issue.  Quant  à  ceux  qui  attaquent  par  l'injure  ce  qu'ils 
ne  peuvent  détruire  par  la  raison ,  11  n'y  a  à  leur  opposer 
que  le  silence. 


INFLUENCE 
EXERCÉE   PAR   WALTER   SCOTT 


>L'R     LA     KICUESSE, 


LA  MORALITE  ET  LE  BONHEUR  DE  LA  SOCIÉTÉ  ACTUELLE. 


Ce  n'est  point  sous  le  rapport  littéraire  qu'il  me  semble 
utile  aujourd'hui  d'analyser  le  génie  de  Walter  Scott.  Nous 
abandonnons  celte  tâche  à  de  plus  habiles  que  nous.  Il 
nous  suffira  d'observer  quels  ont  été  les  efifets  positifs  de 
ses  créations  brillantes  sur  la  société  au  milieu  de  laquelle 
il  a  vécu  ,  et  jusquà  quel  point  on  peut  le  regarder  non 
plus  seulement  comme  un  homme  de  génie,  mais  comme 
un  bienfaiteur  de  l'humanité. 

Cette  question  a  été  rarement  soulevée.  La  critique  s'est 
attachée  à  l'observation  des  arts  en  eux-mêmes  j  et  en  les 
rapportant  à  un  type  idéal  et  convenu ,  elle  s'est  rarement 
occupée  des  modifications  qu'ils  font  subir  à  la  société  , 
des  richesses  nouvelles  mises  en  circulation  par  les  pro- 
duits de  l'intelligence ,  réalisés ,  soit  sous  la  forme  poé- 
tique, soit  sous  la  forme  pittoresque  et  musicale.  Il  est 
résulté  de  cet  oubli ,  que  certains  économistes  politiques  , 
gens  frivoles  et  qui  se  croient  profonds ,  ont,  en  général, 
considéré  ce  talent  comme  une  brillante  et  passagère  au- 
réole,  comme  une  excroissance  agréable,  mais  inulile, 
comme  un  objet  d'amusement  sans  valeur  philosophique. 

Eji  effet,  Cervantes,  Molière  et  Shakspeare  n'ont-  pas 
élevé  de  manufactures  dont  les  produits  aient  alimenté  de 


^o  i>Fi  ^r,^CE  exercée  par  wai.ter  scott 

populations  tout  entières;  et  dans  le  budget  des  finances 
d'un  peuple  ,  il  est  difficile  de  porter  en  ligne  de  compte, 
comme  capital  reproductif,  le  génie  de  Scott  ou  celui  de 
Byron.  D'après  le  même  système,  les  admirables  recher- 
cbes  de  Locke  ,  les  traités  de  morale  de  Franklin ,  et 
tout  ce  qui  a  éclairé  ou  élevé  les  intelligences ,  ne  se  trans- 
formant pas  matériellement ,  et  sous  les  yeux  de  lobserva- 
t&ur,  en  lingots,  en  guinées,  en  schellings  et  en  pences,  on 
devrait  bannir  rigoureusement  des  états  bien  administrés 
ces  oisifs  qui  écrivent  et  qui  pensent  pour  nous.  Cepen- 
dant il  nous  semble  que  le  sacerdoce  de  la  pensée  est ,  de 
toutes  les  professions,  la  plus  puissante  en  richesse,  la 
plus  féconde  en  résultats  qui  accroissent  le  bien-être  de 
tous.  Il  est  vrai  que  cette  supputation  n'est  point  facile; 
mais  toutes  les  sciences  expérimenlales  qui  s'occupent 
de  l'homme  ont  le  même  inconvénient;  les  bases  sur 
lesquelles  elles  reposent  semblent  vagues ,  alors  même 
qu'elles  sont  fixes  et  certaines.  Pour  calculer  avec  exacti- 
tude l'influence  économique  des  hommes  de  génie  sur  la  ci- 
vilisation ,  il  serait  nécessaire  de  porter  en  ligne  de  compte, 
d'abord  la  richesse  positive  que  la  vente  de  leurs  ouvrages 
met  en  circulation  ,  puis  la  reproduction  de  cette  richesse 
(jue  les  imitateurs  de  leur  génie  doublent  et  triplent  en- 
core; le  mouvement  social  qu  ils  impriment,  les  nouvelles 
richesses  créées  par  l'amour  du  travail  et  Tactivité  intellec- 
tuelle qu'ils  répandent.  Sous  ce  rapport,  le  pouvoir  d'un 
grand  écrivain  est  si  vaste ,  qu  il  échappe,  on  peut  le  dire, 
à  tous  les  calculs.  Si  l'on  prend  Shakspearepour  exemple, 
on  verra  jusqu  où  s  étend  cette  influence,  qui  embrasse 
l'horizon  d'un  immense  avenir. 

Shakspeare  soutenait  un  petit  théâtre  ,  qui  lui  rap- 
portait de  quoi  vivre,  et  dont  les  profils  le  mirent  à  même 
d'acheter,  sur  ses  vieux  jours,  quelques  acres  de  terre  et 


SUR    LE  BONHEUR   DE   LA   SOCIÉTÉ   ACTUELLE.  "]  l 

une  pelile  maison  dans  son  pays  nalal.  Après  sa  morl,  lors- 
que son  inlelligence,  méconnue  de  ses  contemporains  , 
commença  à  se  faille  comprendre  et  sentir,  non-seulement 
le  théâtre  de  son  pays  fut  alimenté  constamment  par  le 
fruit  de  ses  travaux,  mais  une  foule  d'autres  branches 
d'industrie  lui  durent  une  prospérité  nouvelle.  Que  l'on 
compte,  s  il  est  possible,  les  acteurs  qu'il  fit  vivre,  les 
hommes  attachés  au  matériel  de  la  scène,  les  peintres  qui 
traduisirent  en  décorations  les  pensées  du  poète,  les  gra- 
veurs occupés  à  reproduire  ses  œuvres,  les  imprimeurs 
et  les  libraires  qui  consacrèrent  à  un  seul  écrivain  de  nom- 
breuses et  lucratives  éditions,  les  artistes  de  tout  genre 
qui  métamorphosèrent  la  même  pensée  philosophique  en 
tableaux,  en  opéras,  en  romans,  en  dissertations  criti- 
ques ,  en  recherches  savantes  et  minutieuses  sur  l'époque 
où  vivait  Shakspeare,  sur  les  sujets  de  ses  drames,  les  per- 
sonnages de  ses  pièces,  ses  contemporains,  ses  amis,  sa 
vie  privée ,  ses  goûts ,  les  modèles  qu'il  étudia  et  les  au- 
teurs qui  l'imitèrent. 

Le  calcul  ne  serait  même  point  exact,  si  l'on  oubliait 
de  suivre  dans  les  contrées  étrangères  l'influence  de  ce 
grand  homme.  La  même  impulsion  qu'il  a  donnée  à  la 
Grande-Bretagne  s'est  propagée  en  Amérique ,  en  France , 
en  Italie  et  jusqu'en  Espagne  ;  elle  a  surtout  été  puissante 
en  Allemagne,  où  tout  une  bibliothèque  d'œuvres,  dont 
quelques-unes  sont  remarquables  ,  a  été  consacrée  au  seul 
Shakspeare.  Comme  créateur  de  richesses  ,  l'homme  de 
génie  l'emporte  sur  le  plus  riche  manufacturier  ,  sur 
le  banquier  le  piuj  habile.  On  ne  peut  le  comparer  qu'à 
l'inventeur  d'une  machine  ,  telle  que  la  machine  à  va- 
peur ou  celle  d'Arkwright  pour  filer  le  coton  ;  encore 
est-il  vrai  de  dire  que  la  richesse  produite  par  un  nou- 
veau mécanisme  est  nécessairement  plus  restreinte  dans 


^2  iKFLUERCE  EXERCÉE   PAR   WALTER   SCOTT 

ses  effets  éloignés  que  celle  dont  un  homme  tel  que  Shaks- 
peare  est  le  créateur  et  le  père.  Où  s' arrêtera  cette  pensée  ? 
Quelle  borne  trouvera  sa  fécondité?  Elle  redevient  fertile 
après  deux  siècles  écoulés  5  car,  il  ne  faut  pas  s'y  tromper, 
c'est  la  pensée  de  Shakspeare  qui  a  fait  Walter  Scott. 

Que  les  écrivains  consciencieux  et  sévères,  livrés  aux 
études  positives ,  respectent  donc  ,  non-seulement  comme 
de  brillans  phénomènes,  mais  comme  d'utiles  travailleurs, 
ces  hommes  dont  la  haute  intelligence  semble  n'avoir  au- 
cun rapport  avec  la  sphère  des  intérêts  matériels.  Mécon- 
naître leur  influence  sur  la  richesse  sociale ,  c'est  ignorer 
que  la  pluie  est  féconde  parce  qu'elle  tombe  de  haut.  Non- 
seulement  ils  créent  la  richesse ,  mais  encore  ils  entretien- 
nent les  ressorts  sans  lesquels  nulle  richesse  ne  serait  utile. 
Les  grandes  idées  morales  qui  émanent  de  tous  les  bons 
écrits  contribuent  à  l'activité  qui  fait  l'aisance  sociale ,  et  à 
l'industrie  qui  l'entretient  dans  une  proportion  difficile 
à  supputer,  mais  impossible  à  ne  pas  reconnaître.  Entre 
toutes  les  causes  qui  ont  poussé  dans  leurs  voies  d'amélio- 
ration et  d'agrandissement  si  rapide  les  républiques  de 
l'Amérique  du  Nord,  qui  ne  conviendrait  que  les  écrits 
de  Franklin  occupent  une  place  importante?  L'eau  qui 
tombe  de  l'arrosoir  du  jardinier  fait  germer  et  fleurir  la 
plante  qu'elle  humecte^  mais  la  rosée  du  ciel,  impercep- 
tible et  impalpable  dans  sa  chute ,  n'est  pas  moins  néces- 
saire aux  progrès  de  la  végétation. 

Revenons  à  Walter  Scott.  Les  services  positifs  et  maté- 
riels qu'il  a  rendus  à  la  société  de  notre  tems,  d'une  ma- 
nière directe  ou  indirecte,  sont  en  grand  nombre.  C  est 
lui  qui,  le  premier,  découvrant  et  mettant  en  œuvre  la 
Ijeauté  poétique  de  nos  premiers  tems  ,  des  âges  héroïques 
de  l'Europe,  s'est  lancé  dans  cette  carrière  de  recherches  et 
d'éludés.  Ce  ne  serait  point  tomber  dans  l'exagération  que 


Stn   LE  BOMIELR   DE   LA   SOCIÉTÉ  ACTUELLE.  J  3 

d  attribuer  à  Waller  Scott ,  et  à  lui  seul ,  le  grand  mou- 
vement des  arts  vers  l'étude  plus  approfondie  du  moyen- 
âge.  Les  formes  grecques,  qui  n'ont  aucun  rapport  avec 
nos  mœurs  septentrionales  et  nos  idées  chrétiennes , 
avaient,  depuis  le  dix -septième  siècle,  insensiblement 
usurpé  une  place  et  un  rang  qui  ne  leur  appartenaient 
pas.  A  la  voix  de  Tenchanteur,  à  l'apparition  du  génie 
féodal  évoqué  par  Walter  Scott ,  un  renouvellement  inat- 
tendu s'opéra  dans  toutes  les  branches  de  lart  :  non-seule- 
ment des  imitateurs  nombreux  firent  gémir  la  presse ,  mais 
les  costumes,  mais  la  décoration  intérieure  des  apparte- 
mens,  mais  le  style  d'architecture,  mais  la  fabrication  des 
meubles  et  celle  des  porcelaines  et  des  tapisseries  séloi- 
gnèr€nt  des  types  grecs  pour  retourner  au  style  gothique , 
ou  à  son  imitation  plus  ou  moins  heureuse.  Des  colonnes 
de  chiffres,  armées  de  milliards ,  ne  suffiraient  pas  à  don- 
ner le  total  de  celte  richesse  industrielle  mise  en  mouve- 
ment par  un  seul  esprit. 

Que  l'on  ne  dis'f  pas  que  nous  raisonnons  sur  une 
hypothèse,  et  que  ce  goût  nouveau  pour  le  moyen-âge 
résulte  de  causes  étrangères  au  génie  de  Walter  Scott. 
Avant  lui ,  et  même  de  son  tems ,  des  antiquaires  fort 
instruits ,  des  poètes  assez  habiles ,  des  écrivains  qui  ne 
manquaient  ni  d'instruction,  ni  d'élégance,  essayaient  de 
remettre  en  honneur  les  vieilles  coutumes  de  lEurope 
moderne.  On  peut  citer  entre  autres  le  piquant  Horace 
Walpole ,  le  savant  Striitt,  et  en  France,  MM.  de  Châ- 
teaubriant  et  Marchangj.  Nul  d'entre  eux  n'avait  pu  dé- 
terminer ce  mouvement ,  que  la  publication  des  poèmes 
et  des  romans  écossais  décida  en  Europe. 

Ne  voit-on  pas  que  la  naissance  et  le  développement 
du  génie  n'est  pas  seulement  un  événement  littéraire, 
mais  bien  un  événement  social.^  Peut-être  même  est-ce 


^4  IMFLUEJN'CE  EXERCÉE   PAR    WALXER  SCOTT 

lui  seul  qui  remue  dans  ses  dernières  profondeurs  toute 
la  masse  des  institutions  et  des  idées.  Il  est  singulier  que 
les  œuvres  de  Tesprit  n'aient  été  considérées  jusqu'ici  que 
comme  de  frivoles  amusernens,  et  que  l'on  n'ait  calculé  ni 
leur  influence  sociale ,  ni  l'action  qu'elles  ont  exercée  sur 
la  richesse  des  nations.  Un  économiste  moderne  vous  dira 
que  la  civilisation  de  la  Grèce  antique  était  tout  entière 
dans  l'invention  de  la  charrue  ;  un  critique  vous  appren- 
dra comment  Homère  a  décidé  de  toute  la  civilisation  in- 
tellectuelle de  la  Grèce  ^  mais  l'un  et  l'autre  oublieront  de 
vous  dire  que  l'industrie  matérielle ,  les  arts  plastiques  , 
l'architecture  hellénique  ,  doivent  plus  à  Homère ,  à  sa 
gloire  et  à  ses  écrits ,  qu'à  tous  les  hommes  dont  les 
noms  remplissent  les  annales  grecques.  Comme  cette  in- 
fluence de  l'esprit  sur  la  civilisation ,  sur  le  commerce  et 
l'industrie,  n'agit  pas  d'une  manière  directe,  une  frivolité 
trop  commune  la  néglige  et  l'oublie.  On  sépare  en  deux 
classes  les  célébrités  et  les  talens.  L'homme  d'intelligence 
est  porté  à  mépriser  l'homme  d  indus  l/ie,  et  l'homme  d'in- 
dustrie à  dédaigner  l'homme  d  intelligence.  Il  est  tems 
d  efTacer  cette  distinction ,  qui  n'a  rien  de  vrai  et  qui  est 
devenue  fatale  à  plus  d'un  peuple. 

A  la  moralité  est  attaché  le  travail ,  et  au  travail ,  la  ri- 
chesse. Le  moraliste,  non  celui  qui,  renfermé  dans  une 
abstraction  froide,  n'embrasse  et  n'enlraine  aucune  masse 
de  lecteurs,  mais  celui  qui  a  ses  auditeurs,  son  cercle,  ses 
amis ,  son  assemblée  européenne  ^  celui-là  fait  de  la  ri- 
chesse, car  il  fait  du  travail.  L'homme  qui  refuserait  à 
P'énélon  sa  place  parmi  les  bienfaiteurs  de  la  France ,  qui 
ne  reconnaîtrait  pas  quels  germes  d'idées  fécondes  ce  grand 
écrivain  a  jetés  au  hasard,  et  comme  sur  une  terre  stérile, 
au  milieu  du  grand  siècle  de  Louis  XIV-,  celui  qui  ne 
verrait  pas  que  les  idées  économiques  du   dix-huitième 


SL'll    LE   BOJNHEtll   HE   LA    SOCIÉTÉ   ACTUELLE.  ^5 

slt'clo,  mères  des  changemens  opérés  pendant  la  révolu- 
lion,  datent  de  ses  écrits  et  de  ceux  de  Vauban,  ne  lui 
rendrait  pas  justice.  Jugez  Waltcr  Scott  comme  moraliste 
utile  et  actif,  comme  producteur  de  moralité  et  de  vertus  , 
c'est-à-dire  de  travail  et  de  richesses.  Comparez  son  in- 
fluence pratique  avec  celle  des  moralistes  systématiques, 
même  avec  celle  des  professeurs  de  morale ,  qui  ont  le  rôle 
le  plus  beau  et  le  plus  facile  à  jouer,  et  qui ,  du  haut  de  la 
chaire ,  donnent  à  leurs  auditeurs  des  leçons  que  Tautorité 
de  Dieu  consacre.  Cette  leçon,  placée  dans  un  discours 
écrit  ou  parlé,  n'a  qu'une  puissance  secondaire  5  mais  qu'on 
la  jette  dans  le  drame ,  mais  qu'elle  vire  dans  des  person- 
nages ,  mais  qu'elle  se  réalise  dans  les  scènes  animées  que 
le  génie  éternise,  vous  verrez  quel  sera  son  pouvoir! 

Sont-ce  nos  universités ,  est-ce  notre  clergé  qui ,  depuis 
un  demi-siècle,  ont  modifié  la  moralité  populaire?  Non  -,  ce 
sceptre,  cette  baguette  magique  ne  leur  appartiennent  plus. 
Au  seizième  siècle ,  et  jusqu'à  la  fin  du  dix-septième,  du 
tems  de  Luther  ,  de  Knox  ,  de  Bossuet ,  cette  royauté  in- 
tellectuelle ,  affermie  par  la  puissance  de  l'idée  religieuse  , 
n'était  pas  tombée  des  mains  sacerdotales.  D'autres  l'ont 
saisie  -,  aujourd'hui ,  le  sacerdoce  véritable  est  ailleurs  :  la 
valeur  réelle  des  prédications  a  perdu  une  partie  de  son 
poids  dans  toute  l'Europe ,  grâce  aux  abus  qu'en  a  fait  le 
clergé,  et  à  lidée  généralement  répandue  que  1  antique 
apostolat  est  devenu  un  métier  et  une  branche  de  com- 
merce. D'ailleurs ,  la  gravité  de  la  forme ,  répulsive  pour 
tant  d'intelligences  frivoles  et  amoureuses  de  plaisir,  ne 
permet  ni  aux  sermons  de  Blair,  ni  à  ceux  de  IMassillon, 
ni  aux  théories  froidement  développées  par  Locke,  de 
saisir  toutes  les  intelligences,  de  s'emparer  de  tous  les  es- 
prits ,  de  s'insinuer  dans  tous  les  fondemens  de  la  société 


^6  INFLUENCE   EXERCÉE   PAR   WALTER  SCOTT 

el  de  planer  sur  son  faite.  A  la  voix  du  magicien  écos- 
sais ,  cent  mille  familles  réunies  et  attentives  quittent  leurs 
occupations  de  chaque  jour,  et  boivent  à  longs  traits  les 
préceptes  cachés  de  moralité  douce,  de  justice  et  d  impar- 
tialité contenus  dans  ses  pages.  Ces  pages  toutes  puissantes 
pénètrent  dans  la  boutique,  dans  l'atelier,  dans  le  salon 
du  palais ,  dans  le  boudoir  de  la  jeune  femme ,  sous  l'o- 
reiller de  l'étudiant,  et  jusque  dans  la  demeure  du  vice, 
où  elles  vont  répandre  à  son  insu  quelques  influences  salu- 
taires. Que  les  collèges  et  les  universités  épurent  les  mœurs 
des  générations,  c'est  ce  dont  on  peut  douter.  Mais  ce 
grand  collège  des  hommes  de  génie,  dont  "W aller  Scott  a 
été  le  chef  pendant  quarante  années  ;  cette  grande  école  du 
monde,  qui  a  pour  professeurs  tous  les  lalens  et  pour 
élèves  toutes  les  nations ,  l'emporte  sans  doute  en  influence 
bienfaisante  sur  les  universités  répandues  à  la  surface  du 
globe. 

Clergé  orthodoxe  et  clergé  dissident,  moralistes  systé- 
matiques et  philosophes  déclamateuFS ,  hommes  politiques 
et  philantropes,  que  tous  ces  missionnaires  de  1  humanité 
se  réunissent  et  tentent  un  efFort  commun  :,  ils  verront  que 
Walter  Scott  les  a  précédés ,  el  qu'avant  eux  il  a  répandu 
les  principes  d'une  moralité  simple  et  sévère  ;  qu'avant  eux 
il  a  prêché  la  vérité  ,  la  bienveillance ,  le  pardon  et  la  jus- 
tice sous  les  tamarins  de  Ceylan  ,  sous  les  vérandahs  de 
l'Inde,  dans  les  solitudes  des  Alpes ,  dans  les  savannes  du 
monde  occidental  ,  dans  les  cités  bourgeoises  de  TAlle- 
magne  et  dans  les  chaumières  de  France.  Il  a  fait  le  monde 
entier  tributaire  de  ses  idées  bienveillantes ,  charitables  et 
philantropiques  ;  sans  parler  de  son  action  sur  son  pays 
natal ,  dont  il  a  amélioré  le  goût ,  calmé  l'irritation  poli- 
tique, exercé  lintelligence  et  activé  l'imagination.  Un  es- 


SUR   I.E  BONHELR   DE   LA  SOCIÉTÉ   ACTUELLE.  ^^ 

pace  (le  dix-huit  années  lui  a  suffi  pour  cela;  moins  d'un 
quart  de  siècle  pour  une  influence  qui  s  étendra  jusque 
dans  un  avenir  bien  éloigné. 

Mais  c'est  surtout  en  Ecosse  que  cette  puissante  in- 
fluence s'est  fait  sentir.  Que  n  a-t-il  pas  fait  pour  nous 
et  sous  le  rapport  moral  et' sous  celui  de  notre  prospérité 
matérielle;  non-seulement  nos  retraites  montagneuses  ont 
répété  l'écho  mélodieux  de  la  civilisation  ,  non-seulement 
les  classes  les  plus  sauvages  de  ses  concitoyens  se  sont  ani- 
mées à  ses  accens  d'une  vie  plus  poétique  et  d'un  nouvel 
enthousiasme  ;  non-seulement  il  a  créé  de  nouvelles  ri- 
chesses et  excité  l'activité  industrielle  de  ses  concitoyens  : 
mais  les  hommes  qui  tiennent  entre  leurs  mains  nos 
destinées,  les  maîtres  de  notre  liberté,  ceux  qui  peu- 
vent à  leur  gré  nous  donner  la  pauvreté  et  l'opulence, 
ont  senti  leurs  préjugés  s'éteindre,  un  intérêt  plus  vif  en 
notre  faveur  éclore  dans  leurs  âmes ,  une  sympathie  plus 
puissante  les  attacher  à  nous.  Depuis  quand  les  yeux  de 
lEurope  sont-ils  fixés  sur  nous  ?  quel  est  celui  qui  a  fait  de 
l'Ecosse  le  pays  poétique  par  excellence?  A  ne  considérer 
l'apparition  de  Walter  Scott  que  sous  le  rapport  écono- 
mique ,  l'or  et  l'argent  n'ont-ils  pas  coulé  à  flots  chez  nous  ? 
Nos  manufactures  ne  se  sont-elles  pas  ranimées  ?  Les  voya- 
geurs n'ont-ils  pas  parcouru  dans  tous  les  sens  notre  pays  ? 
Les  noms  de  Wallace ,  de  Bruce,  de  la  Calédonie ,  retentis- 
sant sur  tous  les  théâtres,  n'ont-ils  pas  attiré  l'attention 
universelle  sur  nos  costumes,  sur  nos  mœurs,  sur  nos 
traditions?  Calculez,  si  vous  pouvez,  l'impulsion  donnée 
par  un  seul  homme.  Quand  une  nation  se  voit  ainsi  le 
point  de  mire  des  nations,  une  vanité  naturelle  l'engage  à 
se  surveiller,  à  redoubler  d'activité  et  d'énergie,  à  aug- 
menter sa  propre  valeur.  Elle  est  fière  d'elle-même  et 
ne  tarde  pas  à  être  digne  de  l'auréole  qui  la  pare.  Mal- 


^8  IKFLUEKCE  EXERCÉE   PAR  WALTEU  SCOTT 

heureusement  ces  considéralions  importantes  et  vraies 
sont  généralement  ignorées.  Waller  Scott,  un  des  sou- 
verains intellectuels  du  monde  moderne ,  est  mort  accablé 
des  travaux  qu'il  s'était  imposés  pour  réparer  la  ruine 
de  sa  fortune.  Ce  peuple,  dont  il  était  le  bienfaiteur,  a 
laissé  le  vieillard  relever  lui-même ,  de  ses  mains  trem- 
blantes et  débiles,  l'édifice  de  son  patrimoine.  Certes, 
quand  l'étoile  de  l'adversité  s'est  levée  sur  les  tourelles 
d'Abbotsford ,  c'était  à  nous  de  les  garantir  et  de  les  pro- 
téger, à  nous  de  lui  rendre  ,  non  pas  seulement  les  plaisirs 
quil  nous  adonnés,  mais  une  faible  partie  de  l'opulence 
qu'il  a  versée  sur  sa  patrie. 

Walter  Scott ,  souvent  considéré  comme  un  partisan  de 
l'aristocratie,  est  dans  le  fait  le  démocrate  le  plus  influent 
de  notre  époque  5  il  a  fait  connaître  Ibomme  à  l'homme  : 
grâce  à  lui,  les  sentimeus  nobles  qui  germaient  dans  le 
cœur  de  Jeanie  Deans  ont  frappé  le  cœur  de  la  princesse  ; 
grâce  à  lui,  l'homme  du  peuple  a  su  qu'un  roi  était  un 
homme.  La  grande  vérité  morale  de  la  fraternité  humaine, 
cette  vérité  banale,  mais  méconnue,  n'a  pas  trouvé  de  pré- 
dicateur plus  habile  ni  plus  heureux.  Dans  une  époque 
telle  que  la  nôtre,  c'est  là  un  service  sans  égal.  L'amertume 
profonde  qui  se  mêle  aux  sentimens  aristocratiques,  la 
haine  du  riche  contre  le  pauvre ,  l'animosité  du  pauvre 
contre  le  riche,  n'ont  jamais  eu  de  conciliateur  plus  habile. 
Où  légalité  universelle  des  hommes  est-elle  professée  avec 
une  conviction  plus  entière  et  rendue  plus  palpable  que 
dans  les  romans  de  'NValter  Scott ,  si  ce  n'est  peut-être  dans 
les  drames  de  Shakspeare  ?  Sous  toutes  les  latitudes .  mêmes 
intérêts,  mêmes  passions,  mêmes  idées,  mêmes  droits,  quelle 
que  soit  la  distance  qui  sépare  l'une  de  fautre  toutes  ces 
individualités.  Etrange  résultat  !  Walter  Scott  n'a  pas 
même  eu  la  conscience  du  service  immense  qu'il  rendait. 


Stn    I.E   BONHEUr.   DE   LA  SOCIÉTÉ  ACTUELLE.  ^() 

Homme  du  peuple,  personne  mieux  que  lui  ne  connaissait 
le  fond  des  idées  populaires.  Tory  et  savant ,  il  loucluill 
aux  classes  privilégiées  de  la  société,  dont  il  semblait 
partager,  sous  quelques  rapports,  les  préjugés  et  les  ha- 
bitudes-, c'était,  si  l'on  peut  le  dire,  un  trucheman  né- 
cessaire entre  les  deux  camps  opposés ,  un  interprète 
bienveillant,  un  homme  candide,  expliquant  avec  une 
égale  bonhomie  les  mobiles  des  faiblesses  royales  et  ceux 
des  folles  émotions  populaires.  Par  ses  habitudes  rus- 
tiques, par  la  sagacité  pratique  de  son  esprit,  vrai  paysan 
d'Ecosse ,  fin  et  madré  comme  un  paysan  normand ,  il 
s'associait  par  son  goût  poétique  à  la  chevalerie  du  passé , 
aux  souvenirs  de  royauté  et  d'aristocratie,  aux  couronnes 
à  demi  brisées  de  la  féodalité,  aux  vieux  trophées  des 
croisades.  Grâce  à  lui  donc ,  et  à  lui  seul  dans  les  tems 
modernes ,  un  point  de  communication  s'est  établi  entre 
le  passé  et  le  présent,  laristocratie  et  le  peuple,  la  répu- 
blique et  la  monarchie  ,  la  réalité  et  la  poésie.  Qu'est- 
ce  que  le  génie  si  ce  n'est  le  talent  de  tout  comprendre  ? 
quelle  est  la  stupidité  des  factions  et  la  niaiserie  du  fana- 
tisme? c'est  de  ne  comprendre  qu'une  moitié  ou  une  faible 
partie  des  choses. 

Plus  d'une  princesse  en  Europe  a  dû  s'attendrir  au  ré- 
cit des  infortunes  de  la  pauvre  Jeanie  Deans  -,  plus  d'une 
femme  appartenant  aux  classes  inférieures  a  dû  verser  des 
larmes  sur  le  sort  de  Marie  d'Ecosse  ,  telle  que  nous  la 
montrée  le  grand  homme.  Voyez  quel  génie  de  charité 
universelle  plane  sur  ses  belles  compositions ,  et  quels 
droits  réels  a  leur  auteur  de  se  placer,  non  parmi  les  amu- 
seurs d'ujie  société  élégante ,  mais  parmi  les  véritables 
bienfaiteurs  de  notre  époque. 

Walter  Scott  n'est  pas  un  de  ces  philantropes  qui  bâtis- 
sent ,  pour  Tamélioration  de  la  société ,  de  grands  édlfic(  s 


8o  INFLUEJNCE   EXERCÉE  PAU   WALTEK   SCOTT 

chimériques  ;  il  fait  bien  plus  et  bien  mieux  pour  elle.  Il 
en  réunit  les  élémens  les  plus  disparates  par  un  lien 
d'amour  et  de  bienveillance  réelle.  L'esclave  Gurlh  et 
Cœur-de-Lion  se  donnent  la  main  et  se  comprennent.  Dans 
les  tableaux  d'esclavage  tracés  par  Waller  Scott,  l'esprit 
de  liberté  règne  en  dépit  de  l'auteur  lui-même.  Dans  ses  ta- 
bleaux populaires  jamais  d'aigreur  ni  de  violence  démocra- 
tique 5  tous  ces  sentimens  faux  et  odieux ,  il  les  efface,  il  les 
dédaigne.  Il  ne  s  amuse  pas  à  prêcher  la  fondation  d'éta- 
blissemens  de  charité  ,  mais  il  verse  la  charité  au  fond  des 
âmes  ^  il  adoucit  les  mouvemens  d'irritation  que  ces  classes 
hostiles  nourrissent  les  unes  contre  les  autres  -,  il  répand 
de  l'éclat  et  de  la  chaleur  sur  l'obscurité  de  la  pauvre  chau- 
mière, sur  le  lit  de  la  pauvre  Elspeth.  Je  le  répète  ,  à  l'é- 
poque de  déchirement  où  nous  sommes,  celte  impartia- 
lité est  sublime. 

Les  femmes  surtout  lui  doivent  une  reconnaissance  par- 
ticulière 5  il  les  a  montrées  dans  les  situations  les  plus 
humbles  ,  quelquefois  frappées  de  folie  ,  souvent  criminel- 
les, et  toujours  intéressantes.  On  a  reproché  à  Walter  Scott 
d  avoir  donné  peu  de  vie  et  d  individualité  à  beaucoup  de 
ses  héroïnes  ;  mais  jetez  un  coup-d'œil  sur  la  société,  lisez 
l'histoire,  interrogez  les  chroniques,  pensez  à  ce  que  les 
institutions  font  de  ce  sexe  faible  ,  comptez  le  petit  nom- 
bre de  femmes  remarquables  qui  se  développent  sous  leur 
influence ,  et  vous  reconnaîtrez  que  Walter  Scott  avait 
raison.  Les  trois  quarts  des  femmes  que  vous  rencontrez 
ne  sont-elles  pas  de  cette  nature,  passives,  délicates, 
souffrantes ,  empruntant  à  ceux  qui  les  entourent  leurs 
qualités  et  leurs  défauts  ,  mais  nulles  et  insigniHantes  par 
elles-mêmes.  Pour  une  Flora  Mac  Ivor ,  pour  une  Diana 
Vernon,  pour  une  Rebecca,  pour  une  Jeanie  Deans,  ne 
verrcz-vous  pas  dans  le  monde  mille  femmes  semblables 


SUR   LE   BOKIIEUU    DE   LA  SOCIÉTÉ  ACTUELLE.  S( 

aux  héroïnes  douces  el  pùles  que  le  pinceau  fidèle  do 
Walter  Scott  a  reproduites  dans  ses  romans,  sans  leur  en- 
lever leur  charme  naif,  mais  sans  leur  prêter  les  qua- 
lités qu'elles  n'ont  pas. 

Certes  ,  Flora  Mac  Ivor  ne  sera  plus  une  individualité 
isolée  lorsque  les  droits  politiques  des  femmes  seront 
mieux  connus  ,  et  le  dévoûment  de  Jeanie  Deans,  et  les 
ressources  personnelles  et  le  courage  de  Diana  Vcrnon  de- 
viendront plus  communs,  lorsque  cette  réforme,  que  tous  les 
bons  esprits  invoquent ,  aura  changé  le  système  d'éduca- 
tion des  femmes  ,  et  développé  leurs  capacités  intellectuelle 
et  morale.  Comparées  à  ces  femmes,  les  héroïnes  de  Richard- 
sonetdeFieldingont  quelque  chose  de  plus  inactif,  déplus 
pâle  el  de  moins  naturel.  Clarisse  Harlowe  est  une  puri- 
taine d  assez  mauvaise  humeur,  qui  se  fie  trop  à  sa  vertu, 
et  qui  tombe  dans  une  faute  grave,  cruellement  punie.  La 
jeune  fille  qui  occupe  le  premier  rang  dans  Toni-Jones ,  a 
de  la  douceur  et  de  la  grâce.  Mais  combien  les  traits  ca- 
ractéristiques de  Rebecca  et  de  ces  autres  femmes  que  nous 
avons  citées,  sont  plus  curieusement,  plus  soigneusement 
approfondis  •  comme  leur  existence  est  plus  réelle  !  On  croit 
à  elles  d'une  manière  bien  plus  entière  et  bien  plus  com- 
plète. 

L'écrivain  dont  nous  parlons  ignorait  lui-même  ,  non 
pas  la  hauteur  de  sa  mission ,  mais  les  services  qu  il  ren- 
dait. Il  ne  se  regardait  ni  comme  un  homme  politique  ni 
comme  un  moraliste,  mais  comme  un  inventeur  de  fic- 
tions, et  se  classait  modestement  au  dei^nicr  rang  parmi 
les  hommes  qui  peuvent  se  vanter  de  quelque  utilité  so- 
ciale. Cette  erreur  est  commune  aux  intelligences  les  plus 
puissantes,  aux  hommes  les  plus  réellement  distingués. 
Cervantes  n'a  pas  cru  que  son  beau  roman  de  Don 
u.  6 


82  îNFUEKeE  EXERCÉE  PAR   WALTER    SCOÏX 

Quichotte  augmenterait  d  une  obole  la  richesse  maté- 
rielle de  son  pays.  Walter  Scott  a  écrit  et  pensé  que  les 
fictions  dont  il  s'occupait ,  bonnes  tout  au  plus  à  amuser 
quelques  loisirs,  ne  pouvaient  prétendre  à  aucune  in- 
fluence morale  et  sociale.  Considérez  cependant  TEcosse 
telle  qu'elle  était  à  la  naissance  de  Scott ,  et  l'Ecosse  telle 
qu'il  l'a  faite  -,  le  génie  même  de  Burns  n'avait  jeté  qu'un 
éclat  limité  qui  n'avait  point  dépassé  les  trois  royaumes  : 
dépendance  de  l  Angleterre  ,  pays  naguère  peu  connu,  qui 
n'avait  qu'une  ville  et  un  port ,  l'Ecosse  partage  aujour- 
d'hui avec  le  pays  voisin  l  attention  et  l'admiration  de  l'Eu- 
rope. Ce  n'est  pas  Walter  Scott  qui  a  creusé  ce»  canaux , 
élevé  ces  manufactures ,  tracé  ces  routes  -,  mais  c  est  à  lui 
que  remonte  en  grande  partie  le  mouvement  social  auquel 
il  faut  les  attribuer. 

Si  un  calcul  de  chiffres  était  nécessaire  ,  on  montrerait 
d  abord  comme  influence  directe  la  valeur  commerciale 
jetée  dans  la  circulation  par  les  romans  de  Scott,  valeur 
doublée  parle  luxe  des  éditions  et  les  embellissemens  pro- 
gressifs dont  elles  se  sont  ornées  -,  accrue  par  les  traductions 
faites  dans  toutes  les  langues  de  f  Europe  ;  augmentée  encore 
par  le  nombre  des  imitations  que  ces  romans  ont  fait  naî- 
tre ,  par  les  pièces  de  théâtre  qui  se  sont  modelées  sur  ses 
ouvrages  ,  par  le  goût  nouveau  qu  ils  ont  répandu  dans 
les  modes,  dans  les  tableaux  ,  dans  les  ameublemens.  Le 
plus  grand  mouvement  qui  se  soit  fait  dans  le  commerce 
de  la  librairie  depuis  trente  années ,  c'est-à-dire  depuis 
l'époque  de  Voltaire,  est  dû  assurément  à  Walter  Scott  (i). 

(i)  Quinze  volumes  de  poésie,  quatre-Tiagt-dix  volumes  de  prose  , 
forment  son  bagage  litléraire  ;  ses  lettres  ,  si  elles  eussent  été  recueil- 
lies, rempliraient  plus  de  vingt  volumes.  —  Le  buste  de  Walter  Scott, 
par  Chantrey  ,  ejrécuté  en  marbre  et  en  pierre  ,  ou  moulé  en  plaire , 


Sim    LE  BONHEUR  DE  L\  SOCIÉTÉ  ACTUELLE.  83 

Nous  avons  dit  plus  haut  que  le  renouvellement  des  arls 
et  leur  tendance  vers  le  moyen  âge  ,  n'avaient  pas  d'au- 
tre source  que  ses  œuvres;  nous  les  avons  considérées 
comme  ayant  fait  naître  l'amour  du  travail  et  la  moralité 
dans  les  classes  inférieures  et  supérieures  ;  comme  ayant 
fait  tomber  ou  du  moins  affaibli  la  barrière  dangereuse 
qui  sépare  les  classes  pauvres  des  classes  riches.  Bienfai- 
teur et  créateur  de  richesses ,  à  tous  ces  titres  ,  sous  ces 
divers  rapports ,  nul  n'a  plus  de  droits  que  Walter  Scott 
à  la  reconnaissance  publique.  Nous  nous  estimerions  heu- 
reux si  ces  considérations ,  jetées  presque  au  hasard,  en- 
gageaient les  esprits  sérieux  à  s'occuper  de  ces  recherches, 
à  ne  plus  regarder  le  génie  et  le  talent  comme  des  mé- 
téores qui  brillent  et  qui  passent ,  à  compter  enfin  leurs 
œuvres  pour  quelque  chose  parmi  les  trésors  réels  de  l'hu- 
manité. 

(  Tait' s  Magazine.  ) 

se  trouve  dans  toutes  les  parties  du  monde.  En  i83o  ,  un  contreban- 
dier en  a  fait  passer  deux  mille  eu  Amérique  et  quinze  cents  dans  les 
Indes-Orienlales. 


^^^tt\$U$  ^cQBrcs   b<;  miu    ^i,()e. 


N°  VI. 
PEINTRES    ANGLAIS  (i). 

BARRY.    FDSELI.    NORTHCOTE.    WEST.    STOTHART.    

HOPPNER.   OHE.    MARTIN.    TURNER.    WILKIE.    

LIVERSEEGE.    RAEBURN.    MORLAND.    BONINGTON.  — ■ 

GIRTIN.   "VVESTALL.  HAMILTON.   LANDSEER .   ETTV.  

SHARP.  HARLOW. 


La  civilisation  anglaise  ,  en  suivant  cette  marche  de  dé- 
veloppement rapide  qui  Ta  distinguée  dans  ces  derniers 
tems ,  a  fait  naître  une  école  remarquable  de  peinture  ,  de 
sculpture  et  de  gravure.  Les  noms  de  Lawrence  ,  de  Wil- 
kie,  de  Turner ,  de  Martin,  sont  assez  connus.  Ainsi  se 
trouve  détruite  la  vieille  fiction  des  philosophes,  qui  attri- 
buait au  climat  une  influence  directe  sur  les  productions 
des  arts,  et  ne  voulait  pas  qu'un  peuple  exposé  à  une 

(i)  Note  de  l'Èd.  Dans  un  moment  où  les  critiques  du  Salon  de 
a833  attirent  en  France  l'attention  du  public,  on  ne  lira  pas  sans 
intérêt  cet  article,  qui  est  une  galerie  curieuse  et  piquante  des  artistes 
les  plus  distingués  de  l'Angleterre  dans  les  divers  genres  de  peinture. 
L'appréciation  qu'on  y  fait  de  leurs  talens  pourra  être  rapprochée  avec 
fruit  des  jugemens  portés  sur  les  peintres  de  l'école  française.  Cet 
article  fait  suite  à  ceux  que  nous  avons  déjà  publiés  sur  Th.  Lawrence, 
Bewick,  Georges  Ronincy  et  Flaxman ,  Numéros  18,  22,  24,  a"  sé- 
rie ,  et  Numéro  i"  ,  3"  série. 


PEINTRES   AAGLAIS.  85 

atmosphère  rigoureuse  pût  manier  le  pinceau,  le  ciseau 
ou  le  burin.  L'école  anglaise  se  fait  remarquer  par  des  ca- 
ractères spéciaux ,  mêlés  de  fautes  graves ,  sans  doute , 
mais  aussi  de  qualités  rares.  Si  on  lui  reproche  quelquefois 
peu  de  respect  pour  le  dessin  et  une  manière  vague  d'ar- 
rêter ses  contours ,  on  ne  peut,  d'un  autre  côté ,  disconve- 
nir qu'elle  n'ait  saisi  avec  profondeur  mille  traits  de  la 
société  et  de  lame.  Chez  Wilkie  et  quelques  autres  ,  vous 
trouvez  une  poésie  intime  très-remarquable  ^  chez  Law- 
rence,  une  idéalisation  des  classes  élégantes  de  la  société, 
non  moins  digne  d'être  remarquée  5  chez  Martin,  une  gran- 
deur épique  qui  semble  inspirée  par  le  Dante  et  par  Mil- 
ton.  Flaxman  a  invoqué  les  grandes  ombres  du  paganisme 
et  de  la  mythologie  chrétienne.  L'Europe  a  rendu  justice 
à  ces  talens  de  genres  divers.  Si  le  pays  qui  les  a  produits 
ne  doit  pas  compter  parmi  les  régions  artistes,  quel  peuple 
moderne ,  nous  le  demandons ,  pourra  prétendre  à  cet 
honneur  ? 

Au-dessous  et  à  côté  des  noms  que  nous  venons  de  citer, 
se  placent  beaucoup  d'autres  noms  moins  connus,  et  dont 
la  réunion  forme  ce  que  l'on  peut  nommer  lécole  anglaise. 
Essayons  de  retracer  les  caractères  qui  distinguent  ces 
artistes.  Quelques-uns  d'entre  eux  sont  vivans ,  d'autres 
n'existent  plus ,  mais  les  résultats  de  leurs  travaux  vivent 
dans  nos  musées. 

James  Bany ,  un  des  hommes  les  plus  singuliers  de 
son  teras,  et  maintenant  presque  oublié,  artiste  d'un  génie 
incomplet ,  mais  puissant ,  ouvrira  cette  liste.  Comme  tant 
d autres,  il  s'est  égaré  sur  les  traces  du  génie  antique. 
Epris  de  la  forme  et  de  la  beauté,  telle  que  les  Grecs  l'ont 
conçue  et  reproduite ,  il  ne  sentit  pas  le  désaccord  qui  sfe 
trouve  entre  cette  forme  et  les  mœurs  modernes.  Il  poussa 
cet  enthousiasme  jusqu'au  ridicule  ,  lorsque  ,  dans  son  ta- 


86  PEINTRES  AA&LA.IS. 

bleau  de  la  Mort  de  Wolte,  il  déshabilb  les  guerriers  an-^ 
glaiset  les  soldats  américains,  et  transforma  les  combattans 
de  Québec  et  de  Montréal  en  pugilistes  grecs.  Pour  le  dire 
en  passant,  les  combats  de  l'antiquité  même  étaient  loin 
d'admettre  cette  nudité  totale  dont  les  peintres  classiques 
modernes  se  sont  avisés.  Les  héros  de  Thèbes  et  ceux 
de  la  Bactriane  étaient  bien  couverts.  Ils  portaient  de 
bonnes  armures  ;  et  certes ,  comme  il  y  allait  pour  eux  de 
la  victoire  ou  de  la  défaite ,  de  la  mort  ou  de  la  vie ,  ils  se 
gardaient  bien  de  s'exposer  sans  défense  aux  javelots  en- 
nemis. Mais  James  Barry  poursuivait  jusqu'à  l  idolâtrie 
cet  amour  du  nu.  Méprisant  le  goût  du  public  et  les  pen- 
chans  particuliers  de  sa  nation  ,  il  marcha  bravement  dans 
la  route  épineuse  qu'il  s'était  frayée,  et  ne  s'arrêta  qu'à  la 
fin  de  sa  vie. 

Avouons  qu'il  déploya  un  courage  héroïque  dans  cette 
^âche.  Nul  secours,  nul  appui;  autour  de  lui  le  ridicule  ou 
l'abandon.  Il  demanda  comme  une  grâce  la  permission  de 
peindre  à  ses  frais,  sur  les  murs  des  salles  de  la  Société  des 
Arts,  plusieurs  fresques  représentant  le  progrès  de  la  ci- 
vilisation humaine.  A  cette  œuvre ,  il  consacra  son  tems , 
sa  fortune,  sa  vie.  La  gloire  ne  le  récompensa  pas-,  et 
cette  grande  entreprise  une  fois  achevée,  il  eut  à  subir 
toutes  les  douleurs  d'une  vieillesse  pauvre. 

Les  six  fresques  exécutées  par  Barry  ,  d'après  ses  pro- 
pres dessins,  fourmillent  de  fautes,  sous  le  rapport  de 
la  composition  ,  du  dessin  et  surtout  de  la  couleur.  On  voit 
que  l'artiste  se  propose  d'atteindre  un  but  très-élevé ,  mais 
que  la  force  lui  manque;  c'est  une  pensée  grandiose,  qui 
ne  peut  pas  se  traduire  ni  se  réaliser;  c'est  un  effort  im- 
mense, qui  est  souvent  un  effort  perdu.  De  là  une  fatigue 
singulière  pour  le  spectateur  :  aucune  facilité  de  pinceau  , 
nul  charme,  nulle  grâce,  nul  attrait 5  quelque  chose  de 


PEINTRES  ANGLAIS.  î^7 

cojitourné  et  d'obscur,  d'âpre  et  de  dur.  qui  produit  \v. 
même  effet  que  la  poésie  mystérieuse  et  oraculaire  de  Perse 
ou  de  Lycophron.  Malgré  ces  défauts ,  si  vous  étudiez 
attentivement  ces  pages ,  vous  y  trouverez  de  belles  poses, 
un  grand  caractère ,  un  sentiment  majestueux  de  Tart. 

La  vie  de  Barry  a  été  une  lutte  continuelle.  L'origina- 
lité de  son  caractère  lui  fit  beaucoup  d'ennemis  ,  et  son 
cynisme  misantropique  aggrava  encore  les  chagrins  de  sa 
vie.  Un  logement  que  le  dernier  mendiant  n'eût  pas  voulu 
habiter,  une  malpropreté  extrême,  un  mépris  profond 
pour  toutes  les  convenances  sociales  ,  isolaient  Barry 
des  artistes  ses  contemporains.  S'il  faut  en  croire  les  mé- 
moires scandaleux  de  son  époque ,  pendant  cinq  années 
entières ,  il  coucha  sur  le  même  matelas ,  sans  l'intermé- 
diaire d'aucune  toile,  et,  pendant  le  même  espace  de 
tems,  il  dina  tous  les  jours  pour  trois  pences  (six  sous  de 
France),  dans  une  taverne  de  la  rue  Wardour,  où  les 
ouvriers  du  voisinage  venaient  prendre  leur  repas. 

Ainsi  tourna  au  détriment ,  non-seulement  de  son  bon- 
heur matériel ,  mais  de  son  talent  et  de  sa  gloire ,  la  lutte 
qui  s'établit  entre  les  opinions  de  son  tems  et  ses  idées 
personnelles.  Le  dédain  qu'on  lui  témoigna,  il  le  rendit 
avec  usure  ;  et  s'animant  ainsi  h  la  haine  et  au  mépris , 
non-seulement  des  institutions  et  des  idées  ,  mais  des 
hommes  et  des  choses,  il  se  priva  de  l'avantage  qu'offrent 
toujours  les  rapports  sociaux  à  Ihomme  isolé.  Ses  défauts 
s'aggravèrent  ^  il  ne  tira  aucun  parti  de  ses  qualités  ;  et  son 
talent  incontestable  ,  et  les  dons  naturels  qu'il  avait  reçus 
de  Dieu,  ne  tournèrent  ni  à  sa  gloire  ni  à  celle  de  son  pays. 
Soyons  plus  justes  cependant  que  le  vulgaire,  et  que  sa 
mémoire  soit  honorée.  On  trouvera  difficilement  un  autre 
exemple  semblable  de  dévoûment  à  l  art,  et  d  oubli  de 
tout  égoisme  et  de  toutes  vues  intéressées. 


88  PEIXVTRES    AiNGLAlS. 

Rival  de  Barry  pour  l'ori^jinalité  du  caractère,  et  son 
antagoniste,  quant  à  la  pensée  et  à  l'exécution,  Henri  Fa- 
seli,  dont  le  nom  véritable  était  Fuessli,  n'est  pas  non 
])lus  un  artiste  complet,  bien  que  ce  fût  un  artiste  doué  de 
génie.  Barry  avait  adopté,  comme  type  unique  ,  le  gran- 
diose de  la  forme,  tel  que  la  mythologie  ancienne  lavait 
rêvé;  Fuseli  s'empara  du  grandiose  du  moyen-âge,  tel 
que  les  tems  gothiques  le  créèrent,  tel  que  i\)ichel-Ange 
le  réalisa  :  c'était  une  double  et  différente  manière  d'errer. 
Puiser  ses  inspirations  dans  un  siècle  mort ,  au  sein  de 
mœurs  éteintes ,  c'est  se  condamner  soi-même  à  une  imi- 
tation et  à  une  recherche  savante,  toujours  fatales  à  la  naï- 
veté de  la  conception  ,  à  la  beauté  de  l'exécution. 

L'invention  et  l'imagination  distinguaient  spécialement 
Fuseli;  le  dessin  et  la  couleur  lui  manquaient.  Toujours, 
dans  le  sujet  qu  il  choisit ,  c'est  l'idée  mère  ,  c'est  le  point 
fondamental  dont  il  s  empare.  Le  moment  qu'il  reproduit 
est  toujours  celui  de  l'intérêt  et  du  drame  pittoresque; 
mais  la  pensée  la  plus  juste,  il  l'exagère;  mais  le  groupe  le 
mieux  inventé  ,  il  le  contourne  ;  mais  la  situation  la  mieux 
comprise ,  il  la  développe  avec  une  sorte  de  fougue  et  d'ex- 
travagance qui  en  détruit  la  vérité.  Dans  la  plupart  de 
ses  œuvres,  vous  trouvez  un  caractère  d  idéalité  sauvage 
et  furibonde  qui  ne  manque  pas  de  poésie ,  mais  qui 
répugne  à  1  observateur ,  et  qui  semble  moins  1  effet  d'une 
imitation  attentive  que  d  un  effort  violent  et  prémédité 
vers  des  effets  nouveaux. 

Sans  doute  le  même  reproche  peut  s'adresser  à  plus 
d'un  artiste ,  et  les  gloires  les  mieux  méritées  n'y  échappe- 
raient pas  toujours.  Les  hommes  de  Rubens,  dont  le  système 
musculeux  et  rexcessive  obésité  sont  si  frappans  ;  les  per- 
sonnages de  Michel- Ange  avec  leur  force  surnaturelle  et 
leur  caractère  athlétique  ;  ceux  même  de  Jules  Romain  ^ 


l'Kl.MUF.S   A>r.  LAIS.  8() 

tloiil  les  mcmlrt'S  ont  quelque  chose  de  [)lus  solide  et 
de  plus  massif  que  nature  ,  sembleraient  justifier  Texa- 
gération  de  formes  que  Fuscli  s'est  permise.  Mais  dans 
les  compositions  de  ces  difFérens  peintres  ,  l'harmonie 
existe  :  une  pensée  complète  s"y  reproduit  avec  exactitude  ^ 
chez  Fuseli,  il  y  a  disproportion  presque  constante  :  ce 
sorit  des  jambes  trop  grandes  pour  les  corps  qu'elles  por- 
tent: ce  sont  des  torses  gigantesques  supportant  de  petites 
tètes.  Il  bravait  toutes  les  lois  du  dessin  pour  arriver  à 
l'expression  de  son  idée.  Il  attachait  un  sens  mvstique  à 
chacune  des  fautes  grossières  qu'il  commettait  :  Guillaume 
Tell  repoussant  du  pied  la  barque  de  Gessler ,  n'est  pas 
un  homme  doué  des  mêmes  proportions  que  la  nature 
nous  a  données,  mais  un  colosse  de  sept  pieds-,  tandis 
que  Gessler  et  ses  compagnons  n  en  ont  que  cinq,  et  le 
pied  qui  repousse  la  barque  ,  licaucoup  plus  long  que  celui 
(jui  touche  la  rive ,  est  emprunté  à  un  colosse  d'une  taille 
encore  plus  gigantesque;  ainsi  procède  Fuseli.  Outré 
dans  l'expression ,  faux  dans  le  dessin  ,  mais  grand  par 
la  pensée,  il  aurait  laissé  une  trace  bien  plus  profonde 
s'il  avait  moins  visé  à  l  effet  grandiose  et  terrible.  Son 
génie  n'était  point  sans  rapport  avec  celui  de  Milton  et  de 
Dante.  Personne  mieux  que  lui  n'a  réalisé  le  Satan  du 
grand  contemporain  de  Cromwell.  Auteur  et  artiste,  Fu- 
seli a  prononcé  ii  l'i^cadémie  royale  de  Londres  une  série 
de  leçons  remarquables  par  léncrgie,  mais  aussi  par  l'oh- 
scurité  du  style.  Dans  sa  prose  comme  dans  sa  peinture  , 
il  tend  à  exprimer  plus  qu'il  n'est  donné  à  la  parole  et 
au  pinceau  d'exprimer  :  défaut  plus  commun  qu'on  ne 
pense  et  qui  a  flétri ,  du  moins  rabaissé  ,  plus  d'une  œiivre 
de  l'intelligence  et  de  l  art. 

James   Northcote  occupe,   non- seulement   parmi   les 
peintres  .  mais  parmi  les  beaux  esprits  de  l'Angleterre,  une 


go  PEINTRES   ANGLAIS. 

place  remarquable.  Son  faire  ne  ressemble  en  rien  à  celui  de 
Fuseli.  Peut-être  lui  reprocherait-on  à  juste  titre  le  défaut 
d'invention  et  de  fécondité.  L'agencement  de  ses  composi- 
tions est  heureux  j  l'expression  de  ses  figures  est  juste  -,  il 
y  a  de  la  grâce,  mais  peu  de  nouveauté ,  dans  son  talent. 
Elève  de  Reynolds ,  il  est  comme  l'anneau  intermédiaire 
qui  unit  cette  école  à  celle  des  peintres  vivans.  Tous  les 
hommes  célèbres  de  l'Angleterre  l'ont  vu  ,  pendant  cin- 
quante années  consécutives ,  assis  tous  les  matins  au  fond 
d'une  petite  chambre  de  neuf  pieds  carrés,  enveloppé  de 
sa  grande  robe-de-chambre  de  futaine ,  le  front  couvert  du 
bonnet  de  coton  le  plus  trivialement  populaire ,  dictant  les 
arrêts  de  la  gloire  contemporaine ,  dont  personne  ne  révo- 
quait en  doute  l'authenticité  ,  criblant  d  épigrammes  naïves 
auteurs,  peintres,  sculpteurs  et  gens  à  la  mode  :  quel- 
quefois entamant  une  discussion  métaphvsique ,  et  fécon- 
dant la  pensée  de  Canning  et  de  Burdett;  quelquefois  se 
contentant  de  résumer  ses  jugemens  par  des  saillies  légères 
qui  se  propageaient  au  loin,  et  auxquelles  tous  les  jour- 
naux de  l'Angleterre  servaient  d'écho.  Ses  conversations, 
qui  n'étaient  qu'un  monologue,  sont  pleines  de  verve  et 
d'esprit  j  le  célèbre  Hazlitt ,  qui  vient  de  mourir,  les  a  re- 
cueillies en  deux  volumes  in-octavo ,  et  cet  ouvrage  n'est 
pas  le  moins  piquant  ni  le  moins  varié  de  tous  ceux  que 
cet  auteur  a  publiés. 

Livré  d'abord  à  la  peinture  du  portrait ,  Northcote  s'a- 
perçut trop  tard  qu'il  s'était  trompé ,  et  que  la  route  dans 
laquelle  il  s'engageait  convenait  peu  à  son  talent.  Un 
voyage  en  Itahe  lui  révéla  ses  véritables  facultés.  A  son 
retour  en  Angleterre ,  il  composa  pour  la  galerie  de  Shak- 
speare ,  monument  colossal  érigé  par  l'alderman  Boydell  à 
la  mémoire  du  grand  homme ,  plusieurs  tableaux  qui  le 
classèrent.  On  rcniarcjuc  parlitullèrement ,  dans  ce  nom- 


PEIATRES  ANGLAIS.  ()  1 

bre,  Les  deux  fils  d Edouard  éloujjtis  dans  La  Tour  de 
Londres  ;  —  leurs  funérailles  secrètes  à  la  lueur  des 
torches,  dans  un  caveau  de  la  Tour;  —  le  Jeune  Ar- 
thur sur  les  genoux  du  geôlier  ILubert,  qui  va  crever 
ses  pauvres  jeunes  yeux.  Telle  fut  la  véritable  base  de 
la  réputation  dont  Northeote  a  joui.  Plus  tard ,  il  essaya 
de  rivaliser  avec  Hogarth  ,  et  n'eut  aucun  succès  ;  il  tenta 
de  fondre  le  style  allégorique  de  Rubens  avec  le  style 
intime  et  familier  de  Wilkie ,  mais  cette  expérience,  dictée 
par  une  fausse  entente  de  l'art,  échoua  complètement. 

Mais  les  noms  que  nous  venons  de  citer,  auxquels  on 
peut  ajouter  ceux  de  fVest  et  de  Stothard,  ne  sont  pas 
les  seuls  dont  l'Angleterre  puisse  se  glorifier  aujour- 
d'hui. Reynolds,  peintre  remarquable  ,  fut  le  chef  d'une 
grande  école  qui  ne  s'occupa  guère  que  de  portraits. 
Parmi  ses  disciples  ,  on  peut  distinguer  Hoppner.  Les 
défauts  de  Reynolds  s'exagérèrent  sous  son  pinceau  :  il 
fit  lutter  plus  violemment  encore  la  lumière  et  l'ombre  5 
il  arrêta  moins  nettement  les  contours  de  ses  figures ,  il  se 
plut  à  les  environner  d'une  obscurité  plus  mystérieuse.  Le 
désir  du  lucre  l'enchaina  comme  un  esclave  à  cette  vie 
de  peintre  de  portraits,  qui  fut  bientôt  pour  lui  un  métier 
purement  mécanique.  L'habileté  de  son  exécution  et  le 
prestige  de  sa  couleur  voilaient,  aux  veux  des  gens  du 
monde,  ce  que  sa  peinture  avait  de  faux  et  de  stérile. 
Aussi  gagna-t-il,  en  esquissant  rapidement  et  en  colorant 
presqu'à  l'aventure  la  niaise  importance  des  figures  aristo- 
cratiques, alors  en  vogue  ,  cinquante  mille  livres  sterling 
de  revenu. 

Jean  Opie,  tout  au  contraire,  fit  de  la  peinture  solide  et 
large  ,  sans  sécheresse ,  sans  prétention,  mais  sans  charme, 
sans  finesse  et  sans  agrément.  La  truelle  du  maçon  n'ap- 
plique pas  le  plâtre  dont  elle  dispose  ,  avec  plus  d'insou- 


0)2  PEIKTUES   ANGLAIS. 

ciance,  de  négligence,  mais  aussi  de  vigueur,  que  ce 
peinlre  n'en  mit  en  jetant  ses  couleurs  sur  la  toile.  C'est  un 
artiste  grossier,  mais  énergique,  mais  plein  de  puissance. 
Les  personnages  qui  vivent  dans  les  cadres  de  Hoppner 
ressemblent  à  des  héros  de  Crébillon  fils  ;  ceux  de  Jean 
Opie,  à  des  héros  de  cabaret.  A  voir  cette  aristocratie  mas- 
sive et  élégante  que  Jean  Opie  nous  a  faite ,  on  croirait 
qu'il  a  pris  tous  ses  modèles  dans  les  tavernes  de  troisième 
ordre.  John  Bull  y  respire  :  on  y  trouve  la  caricature  du 
génie  anglais.  Du  moins  son  pinceau  n'est- il  pas  effé- 
miné -,  du  moins  ,  un  faux  sentimentalisme  n'a-t-il  pas 
énervé  les  produits  de  son  talent.  Après  Hoppner  et 
Opie,  il  faut  citer  Romnej  ,  Gainsboî'oiigh  ,  Harlowe , 
Dowe ,  Jackson,  Shee,  Beechey,  Phillips  et  Pikersgill. 
Parmi  les  noms  dont  l'école  anglaise  s'honore,  on  peut 
encore  citer,  pour  le  genre  épique  et  historique,  Milton, 
Etty,  Howards ,  Dalbj,  Briggs,  et  surtout  Martin.  Ce 
dernier  a  peut-être  surpassé  tous  les  peintres  ,  quant  à  la 
grandeur  des  fabriques,  quant  à  la  manière  de  rendre  l'im- 
mensité, la  profondeur  et  l'élévation.  Il  lui  faut  des  foules 
d'hommes  ,  des  masses  d'édifices  ,  de  longues  lignes  d'ar- 
chitecture, des  peuples,  des  armées,  les  siècles  écoulés, 
le  monde  antédiluvien ,  la  mer  et  ses  abimes  ,  les  hautes 
cimes  et  les  plaines  sans  bornes.  Tout  ce  qui  est  sublime 
est  de  son  ressort  :  la  terreur,  le  gigantesque,  le  tumul- 
tueux, la  magnificence,  les  flots  émus  d'une  multitude 
agitée,  la  main  de  Dieu  arrêtant  le  cours  naturel  des  choses 
et  suspendant  Tordre  du  monde  5  les  abimes  de  l'enfer,  les 
sommités  des  Alpes.  Il  se  rapproche  d'Homère  et  non  d'Eu- 
ripide ,  de  Milton  et  non  de  Shakspeare  ,  de  Dante  et  non 
d'Alfieri.  Que  l'on  jette  les  yeux  sur  ses  principaux  ou- 
vrages, le  même  caractère  s'y  fait  remar(|uer.  Tout  y  est 
vaste  ,  surnaturel ,  magnifique. 


peijN'tres  anglais.  y.o 

Comme  peintres  de  paysage,  nos  artistes  sont  peut-être 
au-dessus  de  tout  ceux  dont  le  continent  peut  se  glorifier. 
Ils  ont  saisi  les  nuances  locales,  la  couleur  des  sites  et  des 
lieux,  je  ne  dirai  pas  avec  bonheur,  ce  bonheur  n'est  que 
le  talent,  mais  avec  cette  puissance  caractéristique  née 
d'une  observation  attentive.  Quels  noms  pourrait-on  oppo- 
ser à  ceux  de  Turner ,  Calcott ,  JVilson ,  Gainsborough, 
Constable ,  J.  Chalon ,  Collîns ,  Hoffland ,  TFitliering- 
ton  ,  Stanfield ,  Robert  s ,  Lînlon  ,  Nasmith ,  Lee , 
Ewbank  ? 

Dans  le  genre  du  tableau  de  chevalet ,  après  Jf'ilkie  et 
Hogarth ,  vous  trouvez  Chalon ,  Newton ,  Lcske,  Mul~ 
ready,  Frazer,  Good,  Clint ,  dont  la  réputation  est  éta- 
blie. Mais  parmi  ces  derniers  se  place  au  premier  rang 
Henri  Liverseege  ;  ses  compositions  sont  peu  étendues  ; 
il  n'est  ni  paysagiste,  ni  peintre  d'histoire^  mais,  dans  le 
cadre  borné  où  il  se  renferme ,  personne  ne  sait ,  avec  plus 
d'esprit ,  grouper  et  disposer  deux  ou  trois  figures.  Ses  ta- 
bleaux d'intérieur  sont  recherchés  à  juste  titre.  Son  Don 
Quicïiotte  méditant  dans  soji  cabinet,  son  Falstaff,  qu'on 
emporte  dans  un  panier  rempli  de  linge  sale  ,  l'esquisse  de 
ce  Matelot,  qui  se  demande  à  lui-même  s'il  se  permettra  une 
seconde  bouteille  de  vin  ,  sont  des  morceaux  dignes  du  bon 
tems  de  l'école  flamande-,  une  couleur  vive  et  solide  et 
d'un  effet  délicieux  caractérise  ses  productions.  L'auteur 
de  cet  article  se  souvient  d'avoir  été  témoin  d'une  scène 
fort  comique  entre  Liverseege  et  l'un  de  ses  modèles. 
Cet  artiste  ne  voulait  peindre  que  d'après  nature ,  et  peut- 
être  a-t-il  dû  la  meilleure  partie  de  son  talent  à  son  dédain 
profond  pour  les  maquettes  d  atelier.  Il  cherchait  toujours 
soit  parmi  ses  amis ,  soit  dans  le  peuple ,  les  types  carac- 
téristiques qu'il  se  plaisait  à  reproduire.  A  l'époque  où  il 
s'occupait   d'un   tableau    dont  le  sujet  était  emprunté  à 


^4  PEINTRES  ANGLAIS. 

Shakspeare,  et  où  un  cordonnier  ivre  devait  occuper  Une 
place  importante,  son  bon  génie  lui  fit  rencontrer,  dans 
le  faubourg  de  Southwark ,  un  savetier  dont  la  figure  lui 
parut  être  le  type  réel  de  Christophe  Slv,  cet  honorable 
artisan  que  le  caprice  de  Shakspeare  a  plongé  dans  une 
si  belle  ivresse.  Notre  peintre  n'eut  rien  de  plus  pressé 
que  de  séduire  le  savetier,  de  lui  promettre  une  hospitalité 
généreuse  et  de  l'entraîner  chez  lui.  Cinq  ou  six  bouteilles 
dexcellent  vin  de  Champagne  ,  qui  ornaient  latelier , 
étaient  destinées  à  griser  notre  homme.  Les  six  bouteilles 
disparurent.  Le  savetier  resta  debout.  On  doubla  la  dose, 
mais  sans  procurer  à  1  artiste  la  satisfaction  qu'il  s'était 
promise  et  au  buveur  livresse  quon  lui  demandait.  Le 
domestique  chargé  de  renouveler  la  provision  apporta 
douze  autres  bouteilles  ;  à  mesure  qu  elles  se  vidaient ,  la 
colère  de  Liverseege  s  accroissait ,  et  quand  l'impassible 
ivrogne  fut  parvenu  à  la  douzième  bouteille  ;  l'artiste ,  ir- 
rité de  son  mauvais  succès ,  le  mit  à  la  porte  l  accablant 
d'injures  ,  tandis  que  le  savetier,  surpris  lui-même  de  cette 
conduite  étrange ,  lui  faisait  de  profondes  révérences  en 
s  écriant  : 

«  Mais  il  me  semble ,  monsieur  ,  que  je  ne  suis  pas  ivre 
et  que  je  me  conduis  très-bien.  » 

Raerbum,  artiste  à-peu-près  du  même  ordre,  adonné 
beaucoup  de  preuves ,  si  ce  n'est  de  génie ,  au  moins  de 
talent-,  son  pinceau  est  vigoureux  et  large.  Le  caractère 
de  ses  figures  est  généralement  fin  et  bien  senti.  On  peut 
lui  reprocher  quelque  monotonie;  mais  quoi  de  plus  rare 
au  monde  que  la  variété  du  talent  ?  Tous  ses  personnages 
sont  des  philosophes  sans  doute  ;  mais  tous  les  personnages 
de  Lawrence  sont  des  courtisans.  Il  y  a  peu  de  peintres 
qui  aient  tiré  meilleur  parti  du  contraste  de  1  ombre  et  de 
la  lumière  ;  il  v  on  a  pou  qui  aient  rendu  avec  un  effet 


VEINTIIES   ANGLAIS.  ()5 

plus  magique  la  transilion  de  l'ombre  à  la  demi-teinte,  et 
de  la  demi-teinte  à  la  lumière. 

Georges  Moiland ,\e  Téniers  de  l'Angleterre,  dont  la 
vie  et  le  talent  furent  flétris  par  des  habitudes  de  débauche 
vulgaire,  avait  reçu  de  la  nature  les  plus  rares  facultés. 
Jamais  il  ne  peignit  rien  avec  choix,  avec  goût 5  jamais  le 
besoin  de  la  gloire  ou  le  désir  de  faire  avancer  l'art  n'eurent 
aucune  influence  sur  lui.  Morland  retraçait  à  l'aventure 
la  porte  de  la  taverne  où  il  buvait ,  un  porc  dans  une  éta- 
ble,  un  bœuf  au  milieu  d  un  pâturage,  un  vieux  chien 
galeux  caressé  par  un  mendiant-,  jamais  de  pensée,  nulle 
méditation ,  nul  désir  d'arriver  à  la  perfection  de  l'art  -,  et 
cependant ,  grâce  à  la  force  et  à  la  beauté  naturelle  de  son 
exécution ,  tout  cela  venait  bien  ,  le  tableau  se  faisait  de 
lui-même ,  et  souvent  c'était  un  chef-d  œuvre. 

La  forme  et  la  couleur  naissaient  d'elles-mêmes  sous  ce 
pinceau  créateur.  Les  rayons  d'un  soleil  brillant  animaient 
la  chaumière  et  l'étable  qu'il  avait  esquissées  rapidement. 
Dans  son  ciel  il  y  avait  de  la  vie  ;  sur  la  figure  de  ses  paysans 
de  la  santé  et  de  la  joie.  L'animal  sans  grâce  et  sans  élé- 
gance, le  basset  aux  jambes  torses  et  souillé  de  fange,  sem- 
blent, créés  par  lui,  bondir  et  jouir  de  lexistence  qui  leur 
est  prêtée  par  l'artiste.  Jusqu'au  porc  immonde,  tout  en 
gardant  les  caractères  ineffaçables  de  sa  race  et  de  sa 
laideur,  devient  modèle  et  type  ;  on  l'aime;  il  y  a  de  la 
gaité  et  du  bonheur  dans  sa  gastronomie  de  tous  les  mo- 
mens,  de  l'éclat  dans  les  jeux  de  lumière  qui  courent, 
se  croisent  et  se  jouent  sur  les  soies  qui  le  couvrent.  Ce 
n'est  pas  une  représentation  prosaïque,  ce  n  est  pas  un 
mensonge  poétique ,  c'est  la  vérité  dans  ce  qu'elle  a  de  pi- 
quant et  même  d'idéal  ;  car,  il  ne  faut  pas  s  v  tromper, 
l'idéal  est  partout.  Le  plus  grossier  et  le  plus  nonchalant 
des  peintres,  en  est  aussi  le  plus  remarquablement  idéal 


g6  PEI^TUES  A>GLAIS. 

dans  le  fait  :  en  se  rendant  maître  de  ce  qu'il  y  a  de  ca- 
ractéristique dans  la  nature,  on  arrive  naturellement  à  la 
poésie  de  l'art.  Certes,  vous  ne  découvrirez  pas  une  pensée 
morale  dans  toute  l'œuvre  de  Morland^  sans  doute  il  ne 
dit  rien  à  lame  -,  et  il  est  difficile  qu  une  seule  idée  philo- 
sophique vous  traverse  lesprit  à  l'aspect  de  ses  ta])leaux-, 
mais  c'est  une  insouciance ,  une  nonchalance ,  un  lais- 
ser-aller merveilleux.  Quand  vous  avez  contemplé  ses 
œuvres ,  vous  avez  envie  de  ne  plus  songer  à  rien ,  de  vous 
livrer  naïvement  à  celte  jouissance  matérielle  d'une  vie, 
dont  aucune  réflexion  triste  ou  sévère  ne  vient  nuancer  la 
teinte  monotone,  mais  douce.  On  est  tenté  de  se  faire 
mendiant  espagnol,  sans  soin,  sans  souci ,  et  de  préférer 
le  honheur  des  gueux  à  tous  les  honheurs  imaginahles. 
Les  œuvres  de  Morland  respirent  en  général  cette  com- 
plète insouciance  ;  c'est  un  vieux  mendiant  couvert  de 
rides  et  de  haillons ,  étendu  sous  un  arhre  tortu  et  dessé- 
ché comme  lui.  C'est  un  marais  verdàtre  sur  lequel  s'en- 
dorment les  rayons  pourpres  d'un  heau  soleil  du  soir. 
C'est  une  charrette  eml)ourbée  ,  qu'un  vieux  charretier,  à 
demi  ivre  et  la  pipe  à  la  bouche  ,  dirige  de  son  mieux  ou 
plutôt  ne  dirige  pas.  Il  aime  surtout  les  formes  baroques 
et  l'irrégularité  pittoresques  :  un  vieux  toit  de  chaume  que 
le  tems  a  rougi;  une  pauvre  vieille  femme,  boiteuse  et 
éclopée  ,  et  dont  le  tablier  antique  est  criblé  de  trous. 
C'est  la  magie  de  la  couleur  et  l'extrême  vérité  du  pin- 
ceau ,  qui  font  valoir  ces  détails  minimes  ;  grâce  à  eux 
Morland  est  un  grand  peintre. 

Quoique  Boninglon  ait  passé  la  plus  grande  partie  do 
sa  vie  en  France ,  et  que  sa  moisson  de  gloire  ait  été  re- 
cueillie dans  ce  pays  ,  il  est  Anglais  ,  et  nous  le  réclamons 
comme  tel.  Il  étudia  long-lems  dans  l'atelier  de  M.  le  baron 
Gros ,  qui ,  mécontent  de  son  dessin  et  de  son  ardeur  à 


PEINTRES   A.NGLAIS.  97 

chercher  de  nouveaux  effets  hors  de  la  ligne  classique  et 
convenue ,  lui  ferma ,  qui  le  croirait  ?  la  porte  de  son  ate- 
lier. Cependant ,  quelque  lems  après ,  il  crut  pouvoir  le 
relever  de  cet  anathéme ,  sous  la  condition  expresse  que 
Boninglon ,  qui  n'aimait  que  le  paysage  et  les  effets  d'ar- 
chitecture ,  dessinerait  avec  patience  et  avec  soin  la  figure 
académique.  Après  avoir  voyagé  en  Italie  et  étudié  le 
style  des  principaux  maîtres  des  différentes  écoles  ,  il 
fonda  un  nouveau  style  qui  lui  était  propre  ,  et  dont  Tori- 
ginalité  trouva  bientôt,  comme  il  arrive  malheureuse- 
ment ,  une  foule  d'imitateurs  serviles.  C  était  un  mélange 
habile  et  adroit  des  qualités  principales  qui  distinguent  les 
maîtres  de  l'école  dite  classique  ,  et  de  cette  faciUlé ,  de 
celte  grâce  d'exécution  que  recherche  avec  tant  de  zèle , 
et  une  ferveur  si  souvent  malheureuse ,  l'école  opposée. 
Si  l'on  excepte  le  genre  historique ,  dont  il  ne  s'est  jamais 
occupé,  Bonington  a  essayé  tous  les  autres.  Son  but  était 
de  réunir  et  de  fondre ,  pour  ainsi  dire ,  le  prestige  de 
pinceau,  que  ses  compatriotes  recherchent,  le  fini  de  l'é- 
cole hollandaise  et  la  vigueur  de  coloris  de  l'école  véni- 
tienne. Il  n'y  a  pas  un  de  ces  fragmens  qui  ne  soit  pré- 
cieux, tant  il  y  avait  de  force,  d'originalité  et  de  simplicité 
à-la-fois  dans  son  talent. 

Comme  peintres  d'aquarelles,  les  Anglais  ont  aussi  atteint 
un  degré ,  si  ce  n'est  de  perfection ,  du  moins  d'éclat  et  de 
vigueur,  bien  remarquable.  C'est  un  genre  à  part,  qui 
demande  une  grande  sûreté  d'exécution  et  une  rare  finesse 
de  touche.  Sans  contredit,  c'est  Thomas  Girtin  qui  a  fait 
faire  le  plus  de  progrès  à  cette  branche  de  l'art  ;  de  tous  nos 
peintres  d'aquarelles ,  c'est  celui  qui  s'est  le  plus  rapproché 
de  la  vigueur  et  de  la  finesse  qui  caractérisent  ordinai- 
rement la  peinture  à  l'huile.  Avant  Girtin  et  Turner, 
ce  genre  de  peinture,  aujourd  hui  devenu  populaire, 
II.  7 


C)8  PEINTRES   ANGLAIS. 

«'tait  à  peine  pratiqué  ;  ce  sont  eux  qui  l'ont  élevé  à 
la  dignité  d'art.  Pendant  toute  sa  jeunesse,  Girlin  erra 
dans  les  faubourgs  de  Londres  ,  cherchant  des  ruines 
pittoresques,  des  accidens  singuliers  à  reproduire,  des 
aspects  nouveaux  à  saisir.  Le  premier,  il  fil  l'aquarelle 
d'une  manière  large ^  et,  au  lieu  de  se  contenter  d'indi- 
quer seulement  les  efïels  de  la  nature  ,  au  lieu  d'un  lavis 
insignifiant  et  fade,  il  prit  la  résolution  de  parvenir  à  une 
imitation  complète,  et  y  réusssit.  Quand  le  public  s  aper- 
çut de  leflét  produit  par  ces  grands  coups  de  pinceau, 
jetés  avec  tant  de  hardiesse  et  de  négligence  apparente, 
il  s'enthousiasma  pour  un  genre  qui  lui  semblait  facile. 
L  aquarelle  à  la  Girtin  devint  une  mode  ,  une  fureur.  Le 
plus  mince  amateur  se  crut  capable  de  faire  aussi  ces  belles 
ébauches ,  si  chaudes  et  si  vigoureuses  :  la  terre  de  Cologne 
et  la  terre  de  Sienne  furent  mises  en  réquisition  chez  tous 
les  marchands  de  couleurs.  Jeunes  filles  dans  les  pensions  , 
jeunes  lords  dans  leurs  boudoirs,  s'y  essayèrent.  On  a 
gravé ,  d  après  lui ,  beaucoup  de  vues  remarquables  ;  mais 
ce  sont  principalement  ses  aquarelles  qui  protègent  encore 
aujourd'hui  sa  réputation.  Loin  de  travailler  rapidement  et 
avec  négligence  ,  il  donnait  un  soin  extrême  à  toutes  ses 
productions  ^  il  revenait  souvent  sur  la  même  teinte  pour 
donner  plus  d'éclat  et  de  solidité  à  sa  couleur,  et  la  per- 
sévérance avec  laquelle  il  retravaillait  les  œuvres  mêmes 
qui  eussent  pu  sembler  achevés  à  un  artiste  moins  con- 
sciencieux, effraierait  nos  peintres  modernes  ,  <jui  se  con- 
tentent d'ébauches  frivoles  et  d'esquisses  lâchées. 

IFestali  porta  ce  genre  à  un  degré  de  séduction  inoui  : 
on  peut  l'accuser  d  avoir  paré  la  nature  d'ornemens  lac- 
tices,  et  d'avoir  cherché  des  effets  superficiellement  agréa- 
bles plutôt  que  solides  et  bien  observés.  Abusant  des  res- 
sources et  de  la  magie  du  clair-obscur,  cherchant  à  captiver 


Pi;i.NTKES   ANGLAIS.  99 

le  regard  par  le  contraste  et  le  jeu  des  nuances  chatoyantes , 
il  n'eut  pas  de  peine  à  devenir  populaire.  Comme  lui,  Ha- 
milton  tomba  dans  ce  défaut ,  que  le  goût  du  public  favo- 
risait. La  mode  encourageait  Westall  et  Hamilton  dans 
leurs  conceptions  brillantes  ;  et ,  comme  pour  servir  d'é- 
quilibre à  cette  mauvaise  tendance ,  la  folie  antique  de 
Barry  et  le  délire  gothique  de  Fuseli  envahissaient  d  im- 
menses canevas.  C'est  ainsi  que^  dans  les  arts,  un  excès 
conduit  infailliblement  à  l'excès  contraire  ;  les  extrêmes 
se  touchent  et  toutes  les  exagérations  sont  sœurs  :  à  côté 
des  amours  nus ,  des  bergers  couverts  de  rubans ,  et  des 
fades  dessus-de-cheminée  dont  Boucher  inonda  le  dix- 
huitième  siècle,  vous  trouvez  les  essais  effrénés  de  Diderot 
et  de  Ducis,  le  comte  Ugolin  de  Fuseli ,  et  autres  preuves 
d'un  effort  violent  vers  un  goût  diamétralement  contraire 
à  celui  qui  régnait. 

Nous  nous  arrêtons  là  5  il  faudrait ,  pour  donner  une 
idée  complète  et  exacte  de  l'école  anglaise  actuelle  ,  passer 
en  revue  une  foule  d'autres  noms,  entre  autres,  Landseer, 
Etty ,  imitateur  de  Martin,  Shary ,  et  surtout  le  jeune 
Harlow,  mort  de  bonne  heure  ,  et  qui  avait  fait  preuve 
d'un  talent  suave,  original  et  gracieux. 

{^thenœum.) 


W9 


^5. 


ASPECT   DE   LA   NATURE 

DANS    LE    BAS-CANADA    (l). 


L'Amérique  ,  avec,  ses  forets  vierges  ,  ses  hautes  monta- 
gnes et  ses  fleuves  au  Ut  immense  et  au  cours  majestueux, 
offre  aux  Européens  un  spectacle  imposant  qui  accable  l'i- 
magination. Nos  paysages,  dont  l'œil  embrasse  facilement 
l'ensemble ,  excitent  dans  l'ame ,  par Iharmonie  des  lignes, 
la  suavité  des  contours ,  un  sentiment  de  sympathie  qui 
associe  l'homme  à  la  nature ,  et  semble  lui  révéler  leur 
commune  origine.  Le  spectateur  mesure  la  scène  ,  il  jouit 
de  la  puissance  de  son  ame  ^  mais  lorsqu'un  horizon  sans 
limites  s'étend  devant  lui,  lorsque  tout  ce  qui  s'offre  à  ses 
yeux  est  empreint  de  ce  caractère  d'immensité  et  d'infini , 
lorsqu'il  désespère  d'embrasser  l'ensemble  du  tableau  qui 
se  déroule  à  ses  pieds ,  son  esprit  s'humilie  dans  le  senti- 
ment de  sa  faiblesse ,  et  l'effroi  vient  le  saisir  en  présence 
de  ces  forces  si  supérieures  à  la  sienne.  Mais  cet  effroi 
sans  péril ,  puisque  ces  forces  supérieures  ne  sont  pas  en- 
nemies, se  tempère  par  l'admiration  ,  et  développe  en  son 

(i)  Note  de  i,'Ed.  La  brillante  description  que  l'on  -va  lire  justifiera 
la  préférence  que  nos  aïeux  donnèrent  à  ces  rayons  pour  y  fixer  le 
siège  de  leurs  colonnics.  Après  avoir  lu  cet  article  et  les  documeus 
statistiques  que  nous  avons  publiés  sur  cette  contrée  dans  le  22*  Nu- 
méro de  la  2'"  série,  on  ne  pourra  s'empêcher  de  reconnaître  qu'il 
était  absurde  de  ne  voir  dans  les  Deux-Canadas  que  quelques  arpens 
de  neige  et  des  babitans  sauvages  et  sans  industrie. 


ASPECT  DE   LA  NATURE  DANS  LE  BAS-CANADA.  lOl 

cœur  le  sentiment  du  sublime,  ce  merveilleux  témoin  de 
la  grandeur  et  de  la  misère  de  l'homme.  Ce  sentiment  res- 
pire partout  dans  la  description  qui  va  suivre  ,  et  que  nous 
empruntons  à  la  correspondance  d'un  Anglais.  Elle  est  da- 
tée des  bords  du  Saint-Laurent ,  ce  roi  des  fleuves  ,  qui  se 
présente  comme  un  rival  devant  1  Océan,  lorsqu'il  vient 
y  perdre  ses  eaux  et  son  nom.  Voici  cette  lettre  : 

«  Je  vous  écris  de  Sainte-Anne ,  bourg  assez  considéra- 
ble situé  sur  la  rive  gauche  du  Saint- Laurent,  à  trente 
milles  environ  de  Québec  ,  dans  le  Bas-Canada.  Je  formai 
il  y  a  quelques  jours ,  de  concert  avec  un  de  mes  amis  ,  le 
projet  d'explorer  ce  pays ,  que  les  voyageurs  ont  rarement 
visité ,  et  qui  est  demeuré  presque  inconnu.  C'était  pour 
nous  un  voyage  de  découvertes.  Munis  d'un  attirail  de 
chasse  et  de  pêche  ,  nous  montâmes  dans  une  voiture  du 
pays,  traînée  par  un  petit  poney  canadien  ,  animal  infati- 
gable et  plein  d'ardeur.  Nous  nous  mimes  en  roule  par  un 
de  ces  beaux  jours  d'été  qui  sont  le  privilège  de  cet  heu- 
reux climat.  Désormais  le  ciel  brumeux  de  l'Angleterre 
et  ses  vertes  campagnes  sont  désenchantés  à  mes  yeux  5  le 
spectacle  dont  j'ai  été  témoin  m'a  rendu  infidèle  au  sou- 
venir de  la  patrie.  Celte  boutade  de  voyageur  vous  fera 
sourire  -,  mais  si  vous  aviez  été  auprès  de  moi ,  vous  par- 
tageriez mon  enthousiasme  et  mes  dédains  ,  et  votre  cœur 
battrait  à  l'unisson  du  mien. 

»  Noire  voyage  commença  avec  le  jour,  et  au  moment  ou 
nous  descendîmes  des  hauteurs  escarpées  de  l'imprenable 
forteresse  de  Québec  ,  le  soleil  s'élevait  au-dessus  des  mon- 
tagnes bleues  du  cap  Tourment,  qui  formaient  un  demi- 
cercle  devant  nous.  A  nos  pieds  coulait  l'eau  claire  et  pro- 
fonde du  Saint-Laurent,  partagé  en  deux  bras  par  l'île 
Montmorency,  parsemée  de  cabanes  blanches  qui  se  déta- 
chent sur  la  sombre  verdure  des  bois.  A  gauche,  une 


I02  ASPECT  DE   LA  NATtRE 

longue  chaîne  de  montagnes  baignées  d'une  lumière 
éblouissante  qui  se  décomposait  en  reflets  de  mille  cou- 
leurs, offrait  aux  regards  un  horizon  fantastique-,  à  droite, 
la  vue  se  perdait  sur  une  immense  étendue  de  forêts,  et 
s  arrêtait  au  loin  sur  des  hauteurs  d'un  gris  perlé  ,  dont 
les  teintes  délicates  se  fondaient  avec  l'azur  du  eiel.  Voire 
ame  insulaire  et  glacée  essaierait  en  vain  de  se  représenter 
ce  spectacle  de  magnificence  orientale.  Notre  soleil  anglais, 
luttant  à  son  lever  contre  les  brouillards,  et  perçant  à 
grand  peine  une  atmosphère  brumeuse  pour  nous  envoyer 
quelques  rayons  décolorés,  n'a  rien  de  commun  avec  ce 
géant  de  lumière,  qui ,  du  premier  jet  de  ses  feux,  tei- 
gnait de  pourpre  ces  immenses  campagnes.  Je  comprends 
maintenant  les  doigts  de  rose  que  les  poètes  de  la  Grèce 
donnaient  à  l'Aurore ,  et  que  les  nôtres  lui  ont  conservés 
par  respect  pour  la  tradition  classique. 

»  Ce  paysage  majestueux  nous  aurait  arrêtés  long-tems, 
si  nous  avions  voulu  céder  à  notre  a,dmiration  5  mais  nous 
avions  plusieurs  milles  à  parcourir,  et  l'air  frais  du  ma- 
tin devait  bientôt  faire  place  à  la  brûlante  ardeur  du  midi. 
Après  avoir  franchi  les  derniers  ouvrages  de  fortification 
qui  entourent  la  ville  ,  nous  nous  trouvâmes  en  face  d'uiv 
pont  de  bois  de  curieuse  structure,  jeté  sur  la  petite 
rivière  de  Saint-Charles,  qui  traverse  une  vallée  déli- 
cieuse. Au-delà  du  pont ,  le  premier  monument  qui  frappe 
les  yeux  est  un  séminaire  tenu  par  des  prêtres  catholiques. 
On  a  souvent  remarqué  le  goût  du  clergé  dans  le  choi)^ 
des  sites  où  s'élèvent  les  édifices  religieux.  En  Angleterre  , 
les  ruines  des  monastères  et  des  églises  catholiques  se  font 
admirer  surtout  par  leur  situation  pittoresque.  La  même 
observation  s'applique  aux  monumens  que  les  prêtres  ont 
élevés  en  Amérique.  Ce  bâtiment,  situé  près  du  village  de 
Beauport,    quoique   d'une   architecture  fort  simple,   se 


DANS   LE  BAS-CANADA.  lo3 

distingue  par  I  élégance  des  formes  et  l'heureux  choix  du 
site  ,  de  toutes  les  autres  constructions ,  qui  portent ,  dans 
cette  contrée,  un  caractère  de  vulgarité  en  contraste  avec 
l'aspect  sublime  de  la  nature.  Laissant  derrière  nous  le 
paisible  et  pittoresque  asile  des  prêtres  et  de  leurs  jeunes 
disciples,  nous  gravîmes  bientôt  les  hauteurs  qui  s'élèvent 
sur  la  rive  nord  du  Saint-Laurent.  Comme  nous  traver- 
sions rapidement  le  hameau  de  Beauport,  les  paysans  se 
rendaient  à  leurs  travaux,  et  nous  saluaient  avec  une  pré- 
venance et  une  politesse  qui  me  surprirent  agréablement. 
C'était  sans  doute  un  reste  de  cette  éducation  féodale  que 
les  genlilhommes  français  avaient  donnée  à  leurs  pre- 
miers vassaux.  Nous  aurions  voulu  pouvoir  nous  arrêter 
sur  les  bords  de  la  rivière  de  Montmorency,  que  nous 
traversâmes  un  peu  au-dessus  de  ses  chutes,  chutes  gi- 
gantesques dont  quelques-unes  n'ont  pas  moins  de  deux 
cent  quarante  pieds;  mais  il  fallait  arriver  au  but  de  notre 
voyage,  et  nous  continuâmes ,  à  notre  grand  regret,  de 
nous  avancer,  sous  un  soleil  brûlant,  jusqu'à  la  rivière 
Sainte- Anne,  terme  de  notre  course. 

»  Avant  d'arriver  à  la  description  de  cette  rivière ,  je- 
tons un  regard  en  arrière  sur  la  route  (jue  nous  avions 
parcourue.  Nous  étions  alors  à  trente  milles  environ  de 
Québec.  Le  promontoire  d'où  nous  avions  joui  d'un  spec- 
tacle si  majestueux  était  alors  le  point  saillant  de  cette 
nouvelle  perspective.  S'abaissant  par  une  pente  hardie 
et  gracieuse  dans  les  eaux  qui  coulaient  à  ses  pieds,  il 
dominait  sur  tous  les  objets  environnans ,  et  enchaînait 
lattention  par  la  beauté  et  la  singularité  de  ses  contours. 
L'atmosphère  était  si  pure  et  si  transparente  ,  que  ,  même 
à  cette  distance,  nous  distinguions  sans  peine  les  maisons 
qui  couvraient  ses  flancs,  et  les  tours  des  deux  églises  de 
la  \ille-Haute  qui  étincelaient  au  soleil  comme  des  palais 


lo4  ASPECT  Dt;   LA   KATLRE 

magiques.  La  plupart  des  maisons  sont ,  comme  les  églises, 
recouvertes  de  lames  d'étain ,  de  sorte  que  ,  par  le  soleil , 
la  ville  se  couronne  d  une  auréole  lumineuse ,  et  semble 
réaliser  les  merveilles  de  la  féerie.  Au  sommet  de  la  mon- 
tagne et  sur  le  revers,  se  dessinaient  les  lignes  de  défense 
et  les  nombreuses  batteries  que  les  Anglais  ont  établies  à  si 
grands  frais  ,  comme  pour  s'assurer  de  n'être  jamais  for- 
cés dans  ce  dernier  retranchement  de  leur  puissance.  Le 
fleuve ,  dont  nos  filets  d'eau  européens  ne  sauraient  don- 
ner la  plus  faible  idée ,  déroulait  dans  la  plaine  ses  im- 
menses replis.  Plusieurs  milles  séparent  ses  deux  rives  5  et 
lorsqu'au-delà  de  l'île  Montmorency,  ses  deux  bras  se  re- 
joignent ,  ce  n'est  plus  par  milles ,  mais  par  lieues  qu'il 
faut  le  mesurer.  L'Angleterre  avec  ses  vertes  cc^lines ,  ses 
champs  divisés  comme  les  cases  d  un  damier,  ses  chau- 
jTiières ,  ses  petites  plaines  et  ses  forêts  pygmées ,  perd 
toute  puissance  sur  l'imagination  en  regard  de  ce  paysage 
immense  et  magnifique.  Ici  les  fleuves  ressemblent  à  des 
mers^  les  forêts  défient  la  vue  par  leur  immensité^  les 
montagnes,  échelonnées  les  unes  au-dessus  des  autres, 
présentent  une  infinie  variété  de  formes  et  de  couleurs,  et 
tous  ces  élémens  pittoresques  forment  un  ensemble  qui 
confond  Timagination  et  la  mémoire.  Ces  scènes  gigantes- 
(jues  semblent  trop  vastes  pour  les  facultés  ordinaires^  et 
lorsqu'elles  ne  sont  plus  sous  les  yeux ,  le  souvenir  est  im- 
puissant à  reproduire  la  réalité.  Il  reste  bien  dans  lame 
limage  confuse  d'un  immense  tableau ,  riche  de  couleurs 
ol  de  formes  colossales ,  mais  le  spectacle  est  si  nouveau  et 
bi  démesuré,  que  l'émotion  exclut  lobservation  ,  et  que, 
pour  rallier  ses  souvenirs  et  raviver  ses  sensations  ,  il  faut 
se  replacer  sur  le  lieu  de  la  scène ,  tant  la  nature  est  ici  su- 
périeure àl'esjjrit  de  l  homme=  Rarement  dans  la  vie  j'ai 
éprouvé  à  ce  point  le  senlinieut  de  l'inlériorilé ,  et  ce  n'est 


DAKS   LE  BAS-CV>'AUA.  1o5 

pas  une  des  moindres  merveilles  de  l'Amérique,  qu'un  de 
ses  paysages  m'ait  ainsi  contraint  à  reconnaître  et  à  bénir 
la  puissance  de  Dieu.  Mais  je  dois  poursuivre  le  récit  de 
mon  pèlerinage. 

»  La  prudence  nous  commandait,  avant  de  pousser  plus 
loin  ,  de  laisser  notre  équipage  et  de  nous  mettre  à  la  dis- 
crétion d'un  guide ,  autrement  nous  aurions  pu  manquer 
de  gite  pour  la  nuit  et  nous  épuiser  à  chercher  notre  route 
à  travers  les  bois.  A  mesure  que  nous  nous  élevions  dans 
les  montagnes,  la  scène  que  je  vous  ai  déjà  décrite  deve- 
nait plus  distincte  et  plus  imposante ,  au  point  que  nous 
découvrions  à  l  horizon  une  chaîne  de  montagnes  situées 
dansl'état  de  Vermont.  Poursuivant  toujours  notre  pénible 
ascension,  nous  Iressaillimes  lout-à-coup  au  bruit  d'un 
fort  coup  de  canon.  Il  était  alors  midi,  et,  nous  tournant 
vers  Québec,  nous  pdmes  voir  distinctement  une  blanche 
colonne  de  fumée  s'élever  de  la  citadelle.  A  cette  distance 
de  plus  de  trente  milles  ,  le  canon  de  la  méridienne ,  qui 
avait  souvent  éclaté  à  mon  insu  pendant  mon  séjour  à 
Québec ,  résonnait  très-clairement  à  nos  oreilles ,  et  les 
échos  de  la  montagne  en  répercutaient  le  son  avec  violence. 
Arrivés  à  la  maison  qu'on  nous  avait  indiquée ,  nous  y 
fîmes  une  courte  halte  et  un  maigre  repas.  Heureusement 
notre  voyage  n'avait  pas  été  entrepris  dans  une  intention 
gastronomique ,  et  si  notre  estomac  eut  à  souffrir,  nos  veux 
avaient  été  charmés  au-delà  de  nos  espérances.  Notre  hôte, 
(jue  nous  fîmes  appeler,  s  empressa  de  comparaître,  es- 
corté de  sa  femme  et  d'une  demi-douzaine  d'enfans.  Après 
une  conférence  soutenue,  d  une  part  en  français  canadien, 
et  de  l'autre  en  anglais  francisé,  nous  parvînmes,  au  mi- 
lieu de  la  confusion  de  cinq  ou  six  voix  qui  se  disputaient 
la  parole  et  dont  les  tons  élevés  ajoutaient  encore  à  l'ob- 
scurité des  deux  jargons  rivaux ,  à  leur  faire  comprendre 


106  ASPECT  DE   LA  NATURE 

le  sens  de  nos  questions.  On  nous  donna  un  guide  selon 
nos  désirs.  Nous  laissâmes  à  Thôte  canadien  noire  voilure 
et  noire  cheval ,  qui  ne  demandait  pas  mieux  que  de  se 
reposer,  et  nous  nous  dirigeâmes  à  travers  bois  jusqu'aux 
chutes  de  la  rivière  Sainte-Anne. 

M  La  chaleur,  qui  était  devenue  insupportable,  ne  nous 
découragea  point.  Une  fois  engagés  dans  l'épaisseur  du 
bois,  nous  étions  en  sûreté  contre  les  rayons  du  soleil. 
Toutefois,  l'air  était  lourd  et  étouffant  ^  on  ne  sentait  point 
la  moindre  brise  ^  les  mousquites  même  se  taisaient.  Un 
silence  de  mort  régnait  dans  toute  cette  foret  vierge  ^  et 
quelle  forêt ,  grand  Dieu  !  Le  sol  est  en  général  peu  fer- 
tile dans  cette  contrée ,  aussi  les  arbres  y  sont-ils  moins 
vigoureux  que  dans  d'autres  pays  que  j'ai  visités.  Néan- 
moins ils  étonnèrent  encore  mes  yeux  européens ,  peu  fa- 
miliarisés avec  la  puissante  végétation  des  pays  transatlan- 
tiques. Ce  qui  caractérise  les  forêts  de  cette  partie  de 
l'Amérique,  ce  n'est  pas  la  beauté  individuelle  des  arbres 
pris  isolément,  ce  sont  des  troncs  élevés,  peu  garnis  de 
branche,  et  d'un  aspect  peu  vivant;  mais  pénétrez  dans 
le  cœur  de  la  forêt,  et  vos  impressions  prendront  un  tout 
autre  caractère.  Vous  êtes  entrés  dans  un  sanctuaire.  Au- 
cun jour  venant  de  droite  ou  de  gauche,  de  l'avant  ou  de 
l'arrière,  ne  vous  avertit  de  l'existence  d'un  monde  exté- 
rieur. Transportez  -  vous  dans  la  forêt  du  Hampsbire, 
cherchez-en  les  parties  les  plus  sombres  ,  les  plus  secrètes 
profondeurs,  vous  espérerez  en  vain  d'y  éprouver  le  même 
sentiment.  Je  n'ai  jamais  désiré  voir  de  plus  beaux  hêtres 
que  ceux  du  Hampsbire,  et  cependant  ces  arbres  gigan- 
tesques qui  ne  donnent  à  travers  leur  feuillage  qu'une  lu- 
mière aussi  douce  que  celle  de  la  lune,  ne  peuvent  vous 
faire  croire  que  vous  soyiez  au  sein  d'une  forêt  sans  limites. 
Des  rayons  y  pénètrent  par  quelijue  clairière.  A  chaque 


DA>S  LE   BAS-CAJNAUA.  1  C'y 

pas  vous  entrevoyez  une  hauteur,  une  route,  une  chau- 
mière ,  un  clocher  qui  vous  rappellent  le  voisinage  de 
l'homme.  Ici ,  au  contraire ,  la  nature  règne  sans  partage. 
Vous  marchez  sur  un  sol  où  la  lumière  du  jour  n'a  jamais 
pénétré  \  les  feuilles  que  vous  foulez  tapissent  celte  terre 
depuis  des  siècles ,  et  se  couvrent  chaque  année  de  cou- 
ches nouvelles.  La  forêt  elle-même  s'est  renouvelée-,  mais 
le  sol  a  toujours  eu  le  même  ombrage ,  et  le  même  lit  de 
feuilles  l'a  toujours  recouvert.  Dans  les  profondeurs  des 
forêts  de  pins  l'effet  est  encore  plus  profond-,  la  scène  se 
développe  dans  des  proportions  plus  vigoureuses.  L'om- 
bre qui  s'épaissit  sous  leur  voûte  obscure  est  d'une  teinte 
plus  sombre  encore ,  et  lorsque  le  vent  agite  leurs  cimes 
et  trouble  par  des  bruits  sublimes  le  silence  solennel  de  la 
forêt ,  notre  ame  comprend  et  parlage  la  pieuse  supersti- 
tion des  premiers  hommes ,  qui  faisaient  de  ces  retraites 
profondes  le  séjour  de  la  divinité.  Le  murmure  des  arbres 
est  bien  une  voix  divine  qui  prend  l'accent  de  la  colère  , 
de  l'amour,  au  gré  des  terreurs  ou  des  espérances  du 
cœur. 

»  Nous  eûmes  peu  le  loisir  de  nous  livrer  à  ces  émo- 
tions religieuses ,  car  le  robuste  jeune  homme  qui  nous 
servait  de  guide ,  n'était  pas  de  nature  contemplative.  Il 
allait  à  travers  mille  obstacles  d'un  pas  si  rapide  et  si  as- 
suré ,  que  nous  avions  peine  à  le  suivre.  Nous  arrivâmes 
bientôt  à  un  point  extrême  d'où  notre  vue  plongeait,  par 
une  pente  rapide ,  dans  un  abime  dont  le  fond  échappait 
à  nos  regards.  Un  bruit  sourd,  immense,  semblable  au 
mugissement  du  tonnerre,  s'en  exhalait  à  de  longs  in- 
tervalles. Nous  arrêtâmes  notre  guide  pour  savoir  de  lui 
par  quel  moyen  il  prétendait  nous  conduire  au  fond  de 
ce  mystérieux  abime.  Nous  étions  à-peu-près  certains 
que  ce  n'était  pas  là  le  chemin  du  ténébreux   empire. 


lo8  ASPECT  DE  LA  NATURE 

mais  nous  n'étions  pas  fâchés  d'avoir  nos  sûretés.  Il  était 
évident,  d'après  le  bruit  que  nous  entendions  ,  que  la  ri- 
vière coulait  au-dessous  de  nos  pieds,  et  nous  voulions 
savoir  si  un  faux  pas  ne  pouvait  pas  nous  précipiter 
dans  ses  eaux  furieuses.  Notre  guide  eut  bientôt  dissipé 
nos  craintes  en  nous  prouvant  qu'il  connaissait  à  mer- 
veille la  topographie  de  ces  terribles  avenues.  Ce  n'est 
pas  qu'il  dût  cette  science  si  complète  à  son  goût  pour  la 
musique  du  torrent  ou  pour  les  émotions  sublimes ,  mais 
il  l'avait  acquise  à  la  poursuite  des  vaches  qui  trompaient 
quelquefois  la  vigilance  de  leur  jeune  gardien.  La  pèche 
l'avait  aussi  attiré  souvent  dans  les  mêmes  sentiers.  Nous 
allions  descendre  jusqu'au  pied  des  chutes  d'où  le  point 

de  vue  était,  selon  notre  guide,  le  plus  favorable  à  l'ob- 
servation. 

»  La  rivière  coulant  entre  deux  bords  escarpés,  dans 
une  vallée  profonde  et  très-boisée,  il  nous  était  impossible 
de  rien  découvrir.  Nous  savions  seulement  à  l'entraînement 
de  nos  pas,  que  nous  suivions  une  pente  très-rapide.  Nous 
continuâmes  ainsi  quelque  tems,  sans  rien  voir  autour 
de  nous ,  avant  d'atteindre  le  niveau  de  la  rivière ,  au- 
dessus  de  ses  chutes ,  et ,  arrivés  à  cet  endroit,  notre  route 
devint  réellement  périlleuse  :  elle  n'offrait  plus  de  simples 
obstacles,  mais  de  véritables  dangers.  Nous  marchions, 
non  plus  sur  une  pente  rapide ,  mais  sur  la  crête  d'un 
précipice  où  nous  n'avions  d'autre  appui  que  des  rochers, 
des  racines  et  des  bruyères.  On  doit  bien  se  garder,  en 
voyageant  ainsi,  de  s'attacher  aux  branches  des  arbres,  si 
Ton  tient  à  la  vie  de  ses  compagnons ,  car  la  branche  que 
l'on  quitte  va  reprendre  violemment  sa  place  ,  en  renver- 
sant tout  ce  qu'elle  rencontre.  Cependant,  comme  nous 
étions  quelquefois  réduits  à  recourir  à  ces  appuis  perfides, 
nous  étions  obligés  de  nous  tenir  à  dislance ,  et  de  laisser 


DANS   LE  BAS-CANAIJA.  1  O9 

prendre  le  pas  à  notre  guide,  qui ,  mieux  exercé  à  ce  ma- 
nège, nous  devançait  souvent  d'assez  loin.  Les  cris  que 
nous  échangions  nous  empêchaient  de  perdre  sa  trace. 
L'écho  les  répétait  en  les  redouhlant  jusqu'au  moment  où 
le  hruit  des  cascades  nous  imposa  silence  en  couvrant 
toutes  nos  voix.  Notre  guide,  qui  disparaissait  souvent  à 
nos  yeux,  s'amusait  de  nos  terreurs  et  de  notre  embarras, 
et  les  difficultés  du  terrain  aggravées  par  le  bruit  des 
chutes  qui  nous  étourdissait ,  nous  préparait,  par  de  ter- 
ribles épreuves ,  au  plaisir  qui  nous  attendait.  Nous  en 
sortîmes  cependant  à  notre  honneur  5  nos  mains  et  nos  lia- 
bits  payèrent  seuls  les  frais  du  voyage,  par  des  accrocs  et 
des  égralignures. 

))  Enfin  nous  arrivâmes  au  bord  de  la  rivière,  préci- 
sément au-dessous  des  chutes.  Le  magnifique  spectacle 
qui  s'offrit  alors  à  nos  yeux  aurait  payé  largement  de  plus 
rudes  fatigues.  Nous  étions  en  présence  d'un  vaste  amphi- 
théâtre, dont  les  cô'és  étaient  jusques  au  haut  couverts 
d'un  riche  feuillage;  en  face  de  nous,  la  rivière  s'élançait 
en  deux  bonds  du  milieu  de  la  montagne  dans  les  profon- 
deurs de  son  lit  ;  des  roches  noires  et  des  arbres  au  som- 
bre feuillage  brisaient  l'eau  dans  le  cours  de  sa  chute ,  et 
relevaient  par  leur  contraste  l'éblouissante  blancheur  de 
l'écume.  Un  bassin,  profondément  creusé  ,  recevait  le  tor- 
rent qui  s'abattait  avec  un  bruit  affreux,  et  formait  mille 
tourbillons  jusqu'au  moment  où  devenu  plus  calme,  il  re- 
prenait un  cours  majestueux  ,  et  baignait  de  ses  eaux  lim- 
pides les  contours  gracieux  de  ses  bords.  Nous  le  suivions 
des  yeux,  dans  les  détours  de  la  forêt  où  il  allait  bientôt 
se  perdre. 

M  Cette  esquisse,  tout  imparfaite  qu'elle  est,  peut  vous 
donner  une  idée  de  la  scène  qui  nous  plongeait  dans  une 
horreur  délicieuse.  Mais  aucune  expression  ne  saurait  dé- 


I  lO  ASPFXÏ  DE   LA  NAf  ORÈ 

crire  dans  leur  richesse  les  beautés  qui  nous  éblouissaient. 
De  longs  rayons  d  une  lumière  qui  se  décomposait  en  filets 
diaprés  en  passant  à  travers  Técume  des  flots,  et  se  reflé- 
tant sur  les  collines  opposées,  donnaient  à  la  moitié  de  cet 
amphithéâtre  un  éclat  magique.  Les  ombres  que  projetaient 
les  hauteurs  voisines,  la  chute  impétueuse  de  cette  eau  de 
cristal ,  le  mélange  de  la  lumière  et  de  l'écume  plus  bril- 
lante encore ,  le  bruit  non  interrompu  de  la  chute ,  qui 
semblait  un  concert  de  mille  voix ,  tout  contribuait  à  don- 
ner à  ce  tableau  un  caractère  de  beauté  surnaturelle.  Pen- 
dant que  mon  imagination  peuplait  cette  vallée  merveil- 
leuse ,  et  donnait  aux  voix  dont  les  acceas  frappaient 
mon  oreille ,  des  formes  qui  flottaient  devant  mes  veux  , 
lorsque  Tenthousiasme  dont  jetais  saisi  m'avait  transporté 
dans  une  sphère  de  poésie  idéale,  notre  jeune  guide,  ras- 
semblant toutes  les  forces  de  ses  poumons  pour  se  faire 
entendre  :  «  ^  oilà  ,  me  dit-il ,  un  bon  endroit  pour  la  pê- 
che des  truites.  «  Cette  pensée  prosaïque  ,  jetée  au  travers 
de  mes  visions,  chassa  la  brillante  fantasmagorie  que  j'a- 
vais évoquée ,  comme  le  son  du  cor  fait  rentrer  au  néant 
les  palais  fantastiques.  Je  fus  tenté  un  instant  de  pousser 
dans  labime  le  mauvais  génie  qui  m'avait  ramené  si  brus- 
quement sur  la  terre.  Ce  malheureux  enfant  auquel  man- 
quait sans  doute  le  sens  métaphysique  qui  m'avait  si  bien 
servi,  venait  d'apercevoir  dans  ma  poche  les  instrumens 
de  pèche  que  j  avais  apportés,  et  il  s  en  empara  pour  faire 
la  guerre  aux  truites ,  objet  de  son  envie.  Mon  compa- 
gnon et  moi  nous  primes  nos  crayons  pour  essayer  de 
fixer  sur  le  papier  quelques-uns  des  points  de  vue  qui 
se  disputaient  notre  attention  ^  mais  nos  efforts  nous  pa- 
rurent ridicules  ,  et  nous  nous  en  vengeâmes  sur  nos  cro- 
quis qui  attestaient  trop  visiblement  notre  impuissance. 
»  Cependant  le  soleil  baissait  à  l'horizon ,  et  notre  Ca- 


DANS  LE  BAS-CANADA.  1  î  1 

niitlien  nous  avertit  qu  il  était  tems  de  son^jer  à  la  retraite. 
Comme  nous  ne  paraissions  pas  disposés  à  céder  à  ses  avis, 
parce  que  nous  étions  curieux  d'observer  Teffet  des  om- 
bres sur  l'ensemble  du  paysage,  il  nous  donna  à  entendre 
qu'un  plus  long  séjour  devenait  dangereux  par  l'immi- 
nence d'un  ouragan.  La  pluie,  qui  pouvait  tomber  par 
torrens ,  et  l'obscurité  ,  nous  auraient  exposés  à  passer  la 
nuit  loin  de  notre  gîte  et  sous  les  coups  du  tonnerre  qui 
commençait  à  gronder  dans  le  lointain.  La  prudence  nous 
commandait  de  quitter  cette  scène  de  féerie.  Le  soleil  dispa- 
rut avant  que  nous  fussions  hors  des  bois  5  et  le  crépuscule 
aux  teintes  de  pourpre  colorait  déjà  la  vallée  et  les  mon- 
tagnes ,  quand  nous  étions  encore  assez  éloignés  de  notre 
asile.  Dans  la  partie  nord-ouest  du  ciel,  on  voyait  s'élever 
l'un  après  l'autre  dénormes  nuages  aux  flancs  noirs,  qui 
se  groupaient  en  colonnes  menaçantes.  De  loin  en  loin  de 
sourds  mugissemens,  redoublés  par  Técho  des  montagnes, 
justifiaient  les  pressentimens  de  notre  guide.  Quelque  tems 
après  notre  arrivée,  le  ciel,  entièrement  voilé  par  les 
nuages,  et  la  pesanteur  de  l'atmosphère,  annonçaient  une 
catastrophe  prochaine.  L'ouragan  éclata  tout  à-coup  avec 
furie ,  et  emporta  du  premier  choc  le  toit  d'une  vieille 
grange  qui  appartenait  à  notre  hôte.  De  longs  éclairs  sil- 
lonnaient la  nue  sans  interruption ,  et  faisaient  du  ciel  une 
voûte  de  feu.  La  vue  était  éblouie  ,  et  à  chaque  instant 
nous  étions  forcés  de  fermer  les  yeux  pour  ne  pas  être 
aveuglés.  Ce  tumulte  des  élémens  jeta  l'effroi  parmi  nos 
holes,  qui  ne  trouvèrent  rien  de  mieux,  pour  conjurer 
la  tempête,  que  de  se  mettre  en  prières  et  d'inonder 
leur  demeure  d'eau  bénite  dont  ils  avaient  heureusement 
une  ample  provision.  L'ouragan  s'apaisa  bientôt,  et  la 
frayeur  de  nos  Canadiens  s'élant  dissipée  avec  l orage,  ils 
songèrent  enfin  à  nous  préparer  un  repas  dont  nos  forces 


112  ASPECT  DE   LA  NATURE   DANS  LE   BAS-CANADA. 

épuisées  avaient  grand  besoin.  L'appétit  assaisonna  ce  sou- 
per, plus  copieux  que  délicat  5  et ,  malgré  l'odeur  que  le 
bois  de  cèdre  exhalait  dans  l'étroite  enceinte  où  nous  étions 
emprisonnés,  nous  nous  endormîmes  d'un  profond  som- 
meil, que  les  souvenirs  de  celle  journée ,  où  la  nature  s'é- 
tait montrée  à  nous  si  menaçante  et  si  sublime,  peuplè- 
rent de  rêves  fantastiques. 

(  Tait' s  EcUjiburgh  Magazine.  ) 


STATISTIQUE 

POLITIQUE   ET  FINANCIERE 

DE 

TOUS  LFS  ÉTATS  DE  L'EUROPE. 


O^  a  en  général  des  idées  très-fausses  sur  les  divisions 
politiques  de  l'Europe ,  sur  le  nombre  de  ses  états  et  sur  la 
nature  des  divers   gouvernemens  qui  les   régissent.    De 
mauvaises  compilations  décorées  du  liom  de  géograpbies , 
sont  la  source  de  toutes  ces  erreurs.  Il  n'y  a  pas  un  seul 
de  ces  livres  qui  ne  décrive  la  petite  république  de  Saint- 
Marin  ,  et  qui  ne  donne  pour  le  moins  le  nom  et  la  capi- 
tale des  plus  petits  états  de  la  confédération  germanique  , 
tandis  qu  on  cbercbe  en  vain  dans  ces  ouvrages  la  répu- 
blique de  Berne,  qui  est  la  plus  grande  de  toutes  celles 
qui  existent  aujourd'hui  en  Europe  ,  et  qu'on  n'y  trouve 
pas  la  moindre  indication  sur  la  république  d'Andorre , 
dont  la  population  est  plus  du  double  de  celle  de  Saint- 
Marin.  Les  vingt-six  républiques  de  la  Suisse  sont  repré- 
sentées par  presque  tous  les  géographes  comme  ne  formant 
qu'un  seul  état,  quoiquils  les  qualifient  de  confédéra- 
tion^ titre  qui  indique  assez  l'union  politique  de  plusieurs 
états  indépendans  les  uns  des  autres.  Ceux  même  qui  re- 
gardent la  Suisse  comme  composée  de  plusieurs  états  dif- 
férens,  n'en  comptent  que  ving-deux,  parce  qu'elle  est 
partagée  en  vingt-deux  cantons  5  mais  les  cantons  d'Appen- 
zell  et  d  Unterwald  sont  divisés  chacun  en  deux  étals  entiè- 
rement indépendans  5  le  canton  des  Grisons  est  divisé  en 
trois  états  différens,  savoir  :  la  ligne  grise .  la  ligjie  cadé.-i 
II.  H 


IlZf  STATISTIQUE  POLITIQUE   ET  FiNANCrÈKE 

et  la  ligne  des  dix  juridictions .  La  Norwége ,  depuis  1 8 1 5^ 
n  est  pas  une  grande  province  de  la  Suède ,  mais  bien  un 
royaume  entièrement  indépendant,  qui  na  de  commun 
avec  cette  dernière  que  le  roi  qui  la  régit. 

Que  dirons-nous  des  différences  énormes  que  présentent 
en  Ire  eux  les  états  de  l'Europe  considérés  saus  le  rapport 
de  leurs  gouvernemens.  On  cherche  en  vain  dans  nos 
géographies ,  même  les  plus  détaillées ,  une  classification 
méthodique  des  nombreux  états  qui  composent  l'Europe. 
On  se  borne  à  les  diviser  vaguement  en  états  monarchiques 
absolus  ou  constitutionnels  et  en  républiques  ;  mais  ces 
dernières  offrent  entre  elles  des  différences  aussi  grandes 
que  celles  que  présentent  les  états  monarchiques  entre  eux. 
Les  notions  relatives  aux  grandes  divisions  politiques  ei 
géographiques  de  l'Europe ,  ne  sont  pas  moins  vagues , 
pour  ne  pas  dire  moins  inexactes.  On  met  la  Russie  dans 
l'Europe  septentrionale,  lorsque,  par  son  immense  étendue , 
elle  embrasse  toute  la  partie  orientale. 

Notre  recueil  étant  destiné  non-seulement  à  propager 
les  faits  nouveaux  dont  s'enrichit  la  géographie,  mais  encore 
à  rectifier  toutes  les  erreurs  que  nous  avons  l'occasion  de  dé- 
couvrir ,  nous  nous  empressons  de  publier  l'article  suivant 
rédigé  par  M.  Balbi,  statisticien  consciencieux  et  éclairé  (i). 

(i)  Note  de  l'Ed.  Durant  les  sept  années  que  M.  Balbi  a  résidé  enr 
France ,  sans  comprendre  les  nombreux  articles  dont  il  a  enrichi 
plusieurs  recueils  périodiques  ,  et  spécialement  la  Revce  BritaNxMqce, 
ce  savant  a  publié  treize  ouvrages  remarquables  sur  la  géographie  et 
la  statistique  ,  parmi  lesquels  nous  signalerons  son  Essai  statistique  et 
politique  du  royaume  de  Portugal  et  des  Algai-ves,  son  curieux  Atlas 
Ethnographique  du  Globe ,  et  son  nouvel  Abrégé  de  Géographie ,  mo- 
nument prodigieux  de  savoir  et  de  recherches,  qui  a  enfin  sorti  la 
géographie  de  l'ornière  de  la  routine,  et  qui,  à  lui  seul,  a  coulé  à 
son  auteur  plus  de  dix  annéts  de  travail  et  dVludo.   Nous  regrellouj» 


DE  TOVS   LES   ÉTATS  PE   l'evIIOI'E.  115 

Non -seulement  il  présente  la  rectification  de  plusieurs  er- 
reurs adoptées  généralement  comme  des  axiomes ,  mais  il 
offre  le  résumé  de  tout  ce  qu'on  peut  dire  de  plus  nouveau 
sur  les  divisions  actuelles  de  l'Europe ,  sur  le  nombre  de  ses 
états ,  et  sur  leur  classification  sous  le  rapport  géographique. 
et  sous  celui  qu'ofl'rent  les  nuances  de  leurs  divers  gouvcr- 
nemeîis. 

Il  est  impossible  de  tracer ,  dit  ce  géographe  statisliciei^ 
des  divisions  naturelles  de  l'Europe  qui  correspondent  exac- 
tement avec  ses  divisions  politiques.  Pour  atteindre  ce 
but ,  il  faut  autant  que  possible  se  borner  à  trois  ou  quatre 
grandes  divisions.  C'est  aussi  ce  qu'ont  fait  presque  tous 
les  géographes,  quoique  sans, beaucoup  de  succès-,  ils  ont 
divisé  l'Europe  en  trois  grandes  régions  :  méridionale  , 
centrale  et  septentrionale  ,•  mais  ce  système  est  on  ne  peut 
plus  absurde-,  car  l'empire  russe  ,  qu'on  place  dans  la  der- 
nière, pourrait  tout  aussi  bien  être  rangé  dans  les  deux 
autres.  Dès  l'année  i8i5  ,  nous  avons  senti  finconvé- 
nient  de  cette  division  ,  et  nous  avons  proposé  de  partager 
l'Europe  en  deux  parties  principales  :  Europe  occiden- 
tale et  Europe  orientale^  nous  avons  placé  fempire 
russe  dans  cetle  dernière.  Nous  avons  subdivisé  la  pre- 
mière en  septentrionale ,  centrale  et  méridionale ,  et 
nous  avons  classé  dans  ces  trois  subdivisions  tous  les  au- 
tres états.  Mais  par  la  suite  ,  réfléchissant  mieux  sur  celle 
division,  et  considérant  que  la  Turquie  d'Europe  et  les 
républiques  des  iles  Ioniennes  et  de  Cracovie ,  appartien- 
nent incontestablement  à  l'Europe  orientale  ,  nous  n'avons 
pas  hésité  à  les  classer  dans  cette  division.  En  effet,  le 

vivement  que  le  gouvernemenl  français  n'ait  pas  assez  apprécié  les 
travaux  de  ce  savant  étranger,  et  quil  l'ait  laissé  quitter  un  paj» 
qu'il  avait  enrichi  de  tant  de  productions  utiles. 


n6  STATISTIQUE   POLITIQUK   ET    FINAKClÈRE 

centre  du  continent  européen  se  trouve  à  une  petite  di- 
stance à  l'ouest  de  Varsovie.  En  tirant  par  ce  point  une  ligne 
droite  du  nord  au  sud  ,  on  a  à  l'est  tout  Tempire  russe  et 
les  trois  états  que  nous  venons  de  nommer  -,  une  seule  frac- 
tion de  l'empire  ottoman  dépasse  la  ligne  de  partage.  Tous 
les  autres  états  de  l'Europe  restent  à  son  occident ,  à  l'ex- 
ception delà  moitié  environ  de  l'empire  d'Autriche  et  d'une 
fraction  de  la  monarchie  prussienne.  On  peut  donc  sans 
inconvénient  adopter  la  division  que  nous  proposons, 
comme  celle  qui  s'accorde  plus  que  toute  autre  avec  les 
divisions  politiques  actuelles.  La  division  proposée  par 
tous  les  géographes  allemands  en  diffère  entièrement.  Elle 
consiste  à  partager  lEurope  en  cinq  grandes  régions ,  dont 
trois  alpines  et  deux  maiilimes ,  subdivisées  en  douze 
grandes  contrées.  Cette  division,  à  laquelle  d  ailleurs  on 
pourrait  reprocher  quelques  inexactitudes .  est  trop  en  op- 
position avec  les  divisions  politiques  actuelles  pour  pouvoir 
leur  servir  de  base. 

D'après  ce  que  nous  venons  de  dire  ,  fEurope  pourrait 
être  divisée  de  la  manière  suivante  : 

EUROPE    OCCIDENTALE,     SLBSiVISÉE    E?f 

Partie  centrale,  qui  comprend  l'empire  d'Autriche ,  la  monarchie 
Irançaise ,  monarchie  hollandaise  ,  royaume  de  Belgique  et  les 
confédérations  germanique  et  suisse. 

Partie  méridionale ,  qui  comprend  les  monarchies  portugaise  et  espa- 
gnole et  la  république  d'Andorre,  dans  la  péninsule  hispanique  ; 
et  les  divers  états  de  l'Italie. 

Partie  septentrionale ,  qui  comprend  les  monarchies  anglaise  ,  norwé- 
gieno-suédoise  et  danoise. 

Elbope  Orientale,  qui  comprend  les  empires  russe  et  ottoman,  et  les 
républiques  des  lies  Ioniennes  et  de  Cracovie  ,  le  nouvel  état  de  la 
Grèce  et  les  principautés  de  Servie ,  Valachie  et  Moldavie. 

En  considérant  l'Europe  sous  le  rapport  politique,  elle 
iToifre  [)as  moins  de  quatre-vingt-huit  étais  Irès-difl'ércns 


DE   TOUS   LES  ÉXAXS  DE   l'eLIIOPE.  II7 

mire  eux,  mais  qui,  à  quelques  exceplions  près  ,  sont  tous 
égaux  sous  le  rapport  de  rindépendance  politique.  Les 
géographes  et  les  économistes  les  désignent  souvent  par 
états  du  premier  ordre  ,  états  du  second  et  états  du  troi- 
sième ordre  ;  classification  basée  selon  eux  sur  les  forces  et 
les  ressources  de  ces  états.  Mais  toutes  ces  classifications  sont 
très-vagues ,  pour  ne  pas  dire  inexactes,  puisqu'il  est  impos- 
sible de  tracer  la  limite  de  démarcation  entre  cbacune  de 
ces  trois  grandes  divisions.  Il  nous  semble  cependant  qu'on 
peut  regarder  comme  assez  exacte  !a  qualification  de  gran- 
des puissances  que  l'on  donne  à  la  France,  à  l'Angleterre , 
à  l'Autriche  ,  à  la  Russie  et  à  la  Prusse ,  quoique  celte 
dernière  soit  bien  inférieure  aux  quatre  autres  sous  le  rap- 
port de  la  population ,  des  revenus  et  des  ressources. 

On  trouve  dans  les  différens  états  de  l'Europe  presque 
toutes  les  formes  possibles  de  gouvernement ,  depuis  le 
despotisme  le  plus  absolu  jusqu'à  la  démocratie  la  plus 
prononcée.  Si  l'on  veut  classer  tous  ces  états  d'après  leur 
gouvernement  respectif,  on  peut  les  réduire  aux  Irois 
classes  suivantes,  dont  chacune  cependant  offre  des  nuances 
très-variées.  Il  y  a  même  des  états  qui  se  refusent  à  cette 
classification  ,  tel  que  le  royaume  Sarde ,  dont  le  gouver- 
nement de  la  partie  continentale  présente  les  formes  d'une 
monarchie  absolue  ,  et  le  gouvernement  de  la  partie  insu- 
laire celles  des  monarchies  constitutionnelles.  D'autres, 
comme  la  monarchie  prussienne ,  offrent  des  nuances  si 
délicates  qu'on  pourrait,  avec  autant  de  raison,  les  mettre 
dans  la  piemlère  série  que  les  classer  parmi  les  étals  de  la 
seconde.  Nous  pensons  cependant  que  l'on  ne  peut  faire 
aucune  objection  sérieuse  contre  la  classification  suivante 
qui  a  obtenu  les  suffrages  de  plusieurs  géographes  et  hom- 
mes d  élat. 

1»     AuTOCrwVTlES      ou      MONAllCHIES      ABSOLUES.      On     (11 


II?,  STATISTIQUE  POLITIQUE  ET  FIJNAîsClÈKF. 

compte  dix-huit,  savoir  :  l'empirp  ottoman,  qui  forme 
une  subdivision  à  part  ;  viennent  ensuite  Tempire  russe 
et  le  royaume  de  Danemarck  proprement  dit  -,  ceux  d'Es- 
pagne et  des  Deux-Siciles  5  le  royaume  sarde ,  à  l'excep- 
tion de  la  Sardaigne  -,  l'empire  d'Autriche  ,  à  l'exception 
de  la  Hongrie  et  de  la  Transylvanie  -,  l'état  de  l'Église  -,  les 
grands-duchés  de  Toscane  et  d'Oldenbourg  -,  l'électorat  de 
Hesse;  les  duchés  de  Parme  et  de  Modène  en  Italie-,  les 
principautés  de  Schwarzbourg-Sonderhausen  en  Allema- 
gne ,  et  celle  de  Monaco  en  Italie  -,  le  landgraviat  de  Hesse- 
Hombourg,  et  la  seigneurie  de  Kniphausen. 

Q."  MoNAKCHIES    LIMITÉES   OU   CONSTITUTIONNELLES.     On 

en  compte  trente-huit,  savoir  ;  le  Royaume-Uni,  ou  la 
monarchie  anglaise  ;  le  royaume  de  France ,  ou  la  mo- 
narchie française  ;  le  royaume  des  Pays-Bas ,  ou  la  mo- 
narchie néerlandaise;  le  royaume  de  Suède  et  celui  de 
Norwége,  qui  forment  la  monarchie  norvégieno-suédoise  ; 
le  royaume  de  Pologne ,  dont  le  souverain  est  en  mémC' 
tems  empereur  de  Russie  ^  les  royaumes  de  Bavière  ,  de 
Wurtemberg-,  les  grands-duchés  de  Bade  et  de  Hesse;  le 
duché  de  Nassau  et  la  principauté  de  Hohenzollern-Hc- 
chingen;  la  principauté  de  Neuchàtel  dans  la  confédéra- 
tion suisse-,  tous  ces  états  sont  de  véritables  monarchies 
constitutionnelles.  Viennent  ensuite  la  monarchie  prus- 
sienne, les  royaumes  de  Saxe  et  de  Hanovre  j  le  grand- 
duché  de  Saxe-Weimar  -,  les  duchés  de  Saxe-Cobourg- 
Gotha  ,  de  Saxe-Meinungen-Hildbourghausen  et  de  Saxe- 
Altembourg  -,  de  Brunswick  ;  les  principautés  de  Waldeck, 
de  Lippe-Delmold ,  Schwarzbourg-Rudolstadt,  et  Lich- 
lenstein  -,  le  duché  de  Lucques  5  les  deux  grands-duchés  de 
Mecklenbourg-Schwerin  et  Mecklenbourg -Strelitz;  les 
trois  duchés  d'Anlialt-Dessau ,  d'Anhalt-Bernebourg,  et 
d'Anhall-Kœlhen;  les  trois  julucipaulés  de  Rcuss-Greiz, 


DE  TOUS  LES  ÉTATS  DE  l'eUROPE.  1  IgP 

Reuss-Schleiz  et  de  Reuss-Lobenstein-Ebersdorf.  Nous 
croyons  qu'on  pourrait  ajouter  à  cette  subdivision,  non- 
seulement  le  nouvel  état  de  la  Grèce ,  mais  aussi  les  trois 
principautés  de  Servie  ,  de  Valachie  et  de  Moldavie ,  tri- 
butaires de  Tempire  ottoman,  et  sous  la  protection  do 
l  empire  russe. 

3°  Républiques.  On  en  compte  trente-une.  On  peut 
les  subdiviser  en  deux  classes  :  i°  aristocraties ,  dans  la- 
quelle on  doit  comprendre  les  cantons  suisses  de  Lu- 
cerne,  Zurich,  Berne,  Fribourg,  Soleure,  Bàle ,  Scbaf- 
fouse  et  la  république  des  Iles  Ioniennes.  ^"Démocraties , 
dans  laquelle  on  comprend  :  Schwitz ,  Uri ,  Glaris  ,  Zug , 
Appenzel-extérieur ,  Appenzel-intérieur ,  Bas  -  Unterwald , 
Haut-Unterwald,  Saint-Gall,  Argovie,  Turgovie ,  Tes- 
sin ,  Yaud ,  Genève ,  les  trois  lignes  des  Grisons  et  les  dé- 
curies  du  Valais,  qui  avec  la  principauté  de  Neuchâtel  et 
les  autres  républiques  suisses  sus-mentionnées,  forment 
la  confédération  suisse.  Viennent  ensuite  :  Andorre  dans 
la  péninsule  hispanique  5  Saint-Marin  en  Italie  ;  Ciacovie 
en  Pologne-,  Lubeck,  Francfort,  Brème  et  Hambourg  en 
Allemagne. 

En  résumant  ce  que  nous  venons  de  dire  ,  nous  trou- 
vons que  l'Europe  offre  actuellement  trois  empires  ;  une 
monarchie  élective  ecclésiastique  \  dix-sept  royaumes-,  sept 
grands-duchés  5  un  électorat  \  douze  duchés  5  dLx-sept 
principautés^  un  landgraviat  ^  une  seigneurie  et  trente - 
une  républiques.  Mais  l'on  doit  faire  observer  que  l'union 
du  royaume  de  Pologne  à  l'empire  de  Russie ,  et  celle  du 
royaume  de  Norwége  au.  royaume  de  Suède ,  ne  détrui- 
sent pas  leur  qualité  d'états  5  que  le  duc  d'Oldenbourg  n"a 
pas  encore  accepté  le  titre  de  grand-duc  que  lui  a  accordé 
le  congrès  de  Vienne,  non  plus  que  l'électeur  de  Hcsse- 


120       STATISTIQUE  POLITIQUE   ET   FINANClÈrvE  ,    ETC. 

Cassel ,  ne  prend  le  titre  de  grand-duc  que  dans  les  actes 
relatifs  au  grand-duché  de  Fulda  qu'il  régit. 

Nous  ferons  remarquer  en  outre  que  l  empire  ottoman 
est  aujourd'hui  le  plus  ancien  empire  de  l'Europe,  puis- 
que son  origine  remonte  à  1  époque  de  la  prise  de  Con- 
slantinople  en  i453 ,  tandis  que  lempire  russe  ne  date  que 
de  172 1  et  celui  d'Autriche  de  i8o4;  que  la  France  est  la 
plus  ancienne  des  monarchies  existantes,  puisqu'elle  date 
de  l'année  4^6;  que  l'Espagne,  le  Danemarck  et  l'Angle- 
terre viennent  immédiatement  après  ;  que  la  Toscane  est  le 
plus  ancien  des  grands-duchés,  et  Brunswick  le  plus  ancien 
des  duchés  5  que  Saint-Marin  est  non-seulement  la  plus 
ancienne  des  républiques ,  mais  encore  un  des  plus  anciens 
étals  de  1  Europe  ;  que  les  républiques  de  Schwitz  ,  Uri  et 
Unterwald  subsistent  depuis  i3o8;  que  celle  de  Hambourg 
est  la  plus  riche  et  la  plus  commerçante,  tandis  que  les 
principautés  de  Lichtenstein  et  de  Monaco ,  et  la  seigneurie 
de  Kniphausen  sont  les  plus  petits  de  tous  les  états  euro- 
péens. 

Nous  ajOut^?rons,  comme  appendice  à  cet  article,  le  tra- 
vail curieux  que  vient  de  publier  récemment  M.  le  baron 
de  Malchus  ,  célèbre  statisticien  allemand,  sur  la  situation 
politique  et  financière  de  l'Europe  en  i83o  ;  et  dans  le- 
quel il  a  suivi  à  très-peu  de  différence  près  le  classement 
que  nous  avons  déjà  proposé.  Nous  avons  conservé  scru- 
puleusement les  chiffres  du  savant  allemand  ,  pour  laisser 
à  ce  travail  l'empreinte  de  son  originalité  ;  si  nous  lui  eus- 
sions fait  subir  la  moindre  modification ,  il  aurait  pu  per- 
dre de  son  authenticité.  Nous  avons  même  laissé  subsi- 
ster les  évaluations  en  florins  du  Rhin  ;  mais  nos  lecteurs 
pourront  facilement  en  faire  la  conversion  en  francs  lors- 
qu'ils sauront  que  le  florin  du  Rhin  équivaut  à  2  fr.  16  c. 


ETATi.. 


moitahc 

ABSOLU 

Empire  russe ,000 

Empire  d'Auti'iche.  »,ooo 
Turquie  d'Europe..  ,000 
Monarchie  espagnol(>ooo 
Royaume  des  Deux, 000 
Royaume  sarde. .  . .  ,000 
Monarchie  danoise .  ,000 

État  du  Pape ,000 

Grand-Duché  de  Toi,ooo 
Hesse  Électorale. .  .  ,000 
Duché  de  Parme.  .  .  ,000 
Grand-Duché  d'01d(,ooo 
Duché  de  ]Modène.,ooo 
Princip.  de  Hohenz-,000 
Princip.  de  Schw.-S,ooo 
Principauté  de  Hess, 000 

CONSTITUTIOI 

Monarchie  française3.2  7o 
Royaume  de  Suède., 333 
Royaume  de  Norwé,378 
Monarchie  anglaise.J.Sèq 
Monarchie  prussicni^ooo 
Royaume  de  Pologn,ooo 
Monarchie  portugais, 000 
Royaume  de  Bavici,345 
Monarchie  néerlan(i,27q 
Royaume  de  Hanov,,ooo 
Royaume  de  Wurte,o83 
Royaume  de  Saxe.  .»,ooo 
Grand-Duché  de  B&,2oo 
Gr.-D.  de  Mecklenh,ooo 


DETTE 


EN     FIOHIXS 


du    Khill. 


que 
paie  cli,i.|uf 

individu 

pour 

In  a.tlc. 


38'7,6qi,o73 
85i',878,952 

40,000  000 
763,2oq,968 
206,078,(380 

5o, 000, 000 

40,689,337 
187,000,000 

52,000,000 
2,400,000 
3,5oo,ooo 

600,000 

1,000,000 

260,000 

5oo,ooo 


2,1 16,820,000 

2,760,000 

8,940,974,000 

324,027^161 

62,600,000 

61,620,000 

123,377,673 

1,620,000,000 

26,000,000 

27,328,694 

36,000,000 

i8,233,o38 

9,5oo,ooo 


Fl.  Kl-. 

2  5o 

3  33 

2  3o 


',, 


4  -^o 
26 


46 

'4 

i3 

» 
58 
24 
5i 

37 
54 
12 


i3 

2b 

8 
3 

26 
6 

9 
'9 
'7 

5 

2 

58 

6 

18 

4 

52 

1 1 

20 

4 
4 

5 

20 

4 

5o 

5 

3i 

I 

57 

MOYENNE 


IMl'CiTS 
direct> 


rinrins. 

5,595 

2,782 
8,025 


310V EN  NE 

que 

paie  ilK-que 

indi-.;.lu 

pou, 

LF.S    IMl-ÙTS 
iudji  CCt^. 


11,176 

'79 
10,0761 

6,167 

)> 
1,653 
6,5.29 
24,37e 
4,948 
8,701 

io,oy5 
10,082 


8* 


8  29 

)>  >i 

2  39 
23  46 

3  36 


1  2 1 

2  44 

6  46 

1  47 

2  2 

3  i4 
3  6 


ETATS. 


MOITAHSHIES 

ABSOLUES. 

Empire  russe 

Empire  d'Autriche 

Turquie  d'Europe 

Monarchie  espapjnole 

Royaume   des  Deux-Sicilcs 

Rojaume  sarde 

Monarchie  danoise 

État  du  Pape 

Grand-Duché  de  Toscane 

Hesse  Electorale 

Duché  de  Parme 

Grand-Duché  d'Oldenbourg 

Duché  de  Modène 

Princip.  de  Hohenz-Signiaringen. 
Princip.  de  Schw.-Sonderhauzen . 
Principauté  de  Ilessc-Hombourg. 

CONSTITUTIONNELLES. 

Monarchie  française 

Royaume  de  Suède 

Royaume  de  Norwége 

Monarchie  anglaise 

Monarchie  prussienne 

Royaume  de  Pologne 

Monarchie  portugaise 

Royaume  de  E.ivière 

Monarchie  néerlandaise 

Royaume  de  Hanovre 

Royaume  de  Wurtemberg 

Royaume  de  Saxe 

Grand-Duché  de  Bade 

Gr.-D.  de  Mecklenbourg-Schwerin 


375,174 

I2,l53  ■; 

io,oo5 
8,446 
1,987 
1,363 
i,oiq 
Bir 
395 
2o8,g 
io3,9 
ii4,8 

98,7 

18 

16,9 

73 


1 1 ,653 

7'935î 

5,798 

5,335 

5,o4o 

2,293 

1,722 

1,383 

1,196 

695 

359 

348 

274 

223,8 


POPULATION 


60,367,410 

32,838,915 

9,476,000 

13,900,000 

7'^'4.7'7 
4,333,966 
1,931,014 
2,483,940 
i,3oo,ooo 
600,000 
437,400 

235,200 

379,000 
38,000 
48,100 
2i,35o 


32,500,000 

2,900,000 

i,o5o,i32 

22,129,055 

12,552,278 

4,035,700 

3,01 3,g5o 

4,037,017 

6,ii6,635 

1,537,500 

i,535,4o3 

i,35o,ooo 

i,i4>i727 

435,000 


611 
2,703 

947 
1,645 
3,732 
3,180 
1,895 
3,062 
3,291 
2,884 
4,246 
2,6o3 
3,867 
2,1  ri 
3,006 
3,o5o 


2,789 
365  i 
181 

3,998 

2,490 

•1700 

■'75. 
2,916 

5,1  r4T 

2,212 

4,276 

3,88,. 

4,092 

1,950 


REVENUS 

iîN"  FLOHINS  DU  Kl 


160,000,000 
81,600,000 

23,5oO,000 
15,945,670 
25,000,000 
10,125,000 

5,5oo,ooo 

5,800,000 
3,600,000 

i,3oo,ooo 

800,000 

1,460,000 

100,000 

i4o,ooo 
90,000 


i3o,235,63o 

23,600,000 

I  ,o38,6oo 

55,775,000 

3i, 081,750 

12,000,000 

4,846,385 

8,614,666 

29,156,436 

3,439,133 

3,123,700 

3,5o6,4oo 

2,764,600 

85o,ooo 


3o, 000, 000 
42,600,000 
20,000,000 
4i,5oo,ooo 
i7,o3i,6oo 


276,109,750 

2,447,361 
526,068,576 

45,277,750 

2,25o,000 

16,  i55,goo 
1 1,082,065 
41,156,919 
2,427,343 
3,i3i,58o 
45375,720 
3.549,800 


190,000,000 

162,000,000 

27,000,000 

70,000,000 

39,500,000 

3o, 000, 000 

i3,5oo,ooo 

6,5oo,ooo 

6,800,000 

5,200,000 

1,800,000 

I  ,5oo,ooo 

1,760,000 

200,000 

3oo,ooo 

1 10,000 


452,568.270 
23,677,333 

3,862,378 

584,8o3,56g 
88,8g3,ooo 
i4i25o,ooo 

23,000,000 

32,434,345 
7 1,886,279 
10,800,000 

9,294,083 
1 1,000,000 

9,832,200 

2,5oO,000 


387 

85i, 
40, 

763, 

206. 
5o, 
4o. 

187, 

52, 


,691. 

878, 

000 

209, 

07Ô, 

000, 

,689, 

,000, 
lOOO, 
:,4oO. 

i,5oo, 

600, 

,000, 
260, 
5oo. 


2,1  16,820,000 

2,750,000 

8,940,974,000 

324,027^161 

62,600,000 

61,620,000 

123,377,673 

1,620,000,000 

26,000,000 

27,328,694 

36,000,000 

i8,233,o38 

9,5oo,ooo 


paie  cha,|„e 
mduidu 


IMPCrIS 
dirm» 


2  5o 

3  33 

2  3o 

4  4o 

4  26 

5  46 
5  14 
2  i3 

4  27 


58 
24 
5i 

37 
54 


5,595 

2,782 
8,025 


1 1,176 

'79 
10,0761 
6,167 

1,653 

6,229 

24,37a 

4,948 

8,701 
10,075 
10,082 


ÉTATS, 


SLITE  DES 

lAOlTAUSHIES 

COiNSTJTUTIONiNELLES. 

Grnnd-Duclic  de  Hessc 

Nouvel  Étal  de  la  Grèce 

Duché  de  Brunswick 

Gr. -Duché  de  Saxe-Wcimar 

Duché  de  Saxc-Cobourg 

Duché  de  Saxe-Meiningen.  . .«,  . 
Gr. -Duché  <le  Meckl.-Sirelitz.  . . 

Duché  de  Nassau 

Duché  de  Saxe-Alteijbourg 

Principauté  de  Waldeck 

l'r.  de  Rcuss  (  branche  cadette). 

Pr.  de  Lippc-Delniold 

Duclié  de  Luccpies 

Pr.  de  Scliwarzbourg-Rudolstadt. 

.\nhalt-Dessau 

Aulialt— Bernbourg 

Anhalt-Kothen 

Pr.  de  Iji|)pe-Schauiid)Ourg 

Pr.  de  Reuss  (branche  aînée).  .  . 
Pr.  de  Hidieuidllern-Hechingen.. 
Pr.  de  Lichteusicin ,  , 

KÉPU-BLIQTTSS. 

Confédération  suisse 

Iles  Ioniennes 

République  de  Cracovie 

Républitpie  de  Hambourg 

Répnbliipie  de  Lubeck 

République  de  Francfort 

République  de  Brème 

République  d'Andorre 

République  de  Saint-Marin 


i85 

:o,4 

65,8 
47>8 

4'>7 
36,1 
82,7 
3.3,4 
21,6 
21,1 
20,5 
19,5 
iq,  I 
16,3 
■  5,8 
i5 

î)'7 
6,8 

5,1 

'4 


POPULATION. 


697,901 

244j20O 
225,900 

145, 5oo 
i3o,ooo 

79,400 
337,300 
108,000 
54,000 
57,600 
76,718 
145,000 
56,992 
57,500 
38,900 

33,5oo 
25,5oo 
34,100 
14,900 
5,800 


696,3 

2,037,000 

^-,' 

175,400 

23,3 

107,900 

7'' 

137,700 

6,7 

46,5oo 

4.3 

32,200 

3,2 

57,800 

3,772 

3,488 
3,476 
3,093 
3,170 

2,2o5 

4,ii3 

4.695 

2,572 

2,742 

3,835 
7,632 
2,999 
3,593 
2,600 

2,233 

2,833 
4,016 
2,980 

2,1)00 


2,926 
3,731 

4,69" 
19  671 

7,750 
i3,o5o 
19,266 

7,000 


REVENUS 

£V  FLORINS  DU  RHIN 


Provenant 
DES     IMPÔTS 


:,  II  3,948 

706,1 58 
,1 83,95 1 
85o,ooo 
45o,ooo 
200,000 
770,000 
000,000 
200,000 

125,000 

160,000 
600,000 
1 4 1,636 

252,000 
176,400 
l35,O00 

3o,ooo 
60,000 
5o,ooo 
1 5,000 


i,5oo,ooo 
38o,ooo 
600,000 
420,000 

36,000 


DES  IMPOTS 


2,2l5,502 

459,000 


786,434 


2,8o5,ooo 


5,861,060 

3,089,000 

2,245,951 

1 ,180,000 

900,000 

700,000 

2,967,434 

725,000 

480,000 

5oo,ooo 

580,000 

860,000 

35o,ooo 

852,000 

540,000 
276,000 
240,000 
168,000 
70,000 
2o,5oo 


4,8o5,5oo 
1,588,000 

399,700 

1,800,000 
480,000 
760,000 
480,000 

360,000 


12,926,552 


7,5oo, 
7,096, 
5,4oo. 
4,000. 
1,260, 
4,5oO; 
i,5oo. 
i,4oo. 

700. 

700. 
I  ,Ôoo. 

269: 

600 


720 

,900 


200, 

3oo. 


000 
194 
000 

000 
000 

000 

000 
000 
000 
000 

000 

800 

000 
000 
000 

000 
000 


ndi.ldu 


i5,5oo,ooo 
2,600,000 
8,000,000 
3,6oo,t)oo 


â  27 

2  43 

4  36 

4  37 

4 


2    28 
4    23 


MovE^M; 

cUaqi. 


35 


5  3o 


11,426 
io,5g2 


9,390 


58 


DU  JOURNALISME  EN  ANGLETERRE 

ET  DE  SES  RESSORTS  SECRETS. 


La  reine  de  l'Europe ,  on  ne  peut  en  douter,  c'est  la 
presse  ;  elle  a  ses  courtisans,  ses  caprices,  ses  iniquités,  ses 
ministres  et  ses  palais.  Elle  a  aussi ,  vous  devez  le  croire , 
ses  secrètes  et  mystérieuses  intrigues  5  elle  cède ,  comme 
tous  les  princes ,  à  la  faveur  et  à  la  captation  :  à  elle  tout 
l'apanage  du  pouvoir,  mais  aussi  tout  son  ridicule.  La 
masse  du  public  ne  voit  que  les  costumes  et  l'extérieur, 
les  processions  des  grands  jours ,  le  protocole  et  le  ma- 
nifeste. Les  Procope  et  les  Dangeau  passent  derrière  le 
rideau  ,    s'insinuent  dans  les   coulisses ,    se  mêlent  aux 
comparses ,  observent  le  jeu  des  machines ,  et  voient  par 
quelles  misérables  poulies,   au   moyen  de  quels  papiers 
peints  et  de  quels  artifices  puérils  tous  ces  grands  effets 
sont  produits.  Les  intrigues  de  cour  n'ont  plus  d'histo- 
riens, parce  qu'elles  n'intéressent  personne.  Les  intrigues 
de  journaux  mériteraient  de  trouver  des  annalistes  5  mais 
on  recule  devant  cette  tyrannie  si  puissante.  On  peut,  en 
se  réfugiant  dans  un  pays  voisin ,  échapper  aux  atteintes 
d'un  roi  et  d'une  cour  ;  mais  la  presse  !  la  presse  !  où  ne  se 
Irouve-t-elle  pas  ?  où  pourrait-on  se  tapir,  pour  se  dérober 
à  ses  coups  ?  Des  milliers  de  plumes  se  meuvent  en  Europe, 
et  persuadent  au  peuple  tout  ce  qu'il  leur  plait  d'inventer 
et  de  soutenir.  Révéler  les  secrets  du  métier  de  journa- 
liste, oser  dire  comment  s'opère  cette  grande  œuvre  de 
charlatanisme  universel ,  c'est  du  courage  eu  vérité ,  c'est 
presque  de  l'héroïsme. 

n.  9 


IQsG  nu  JOURNALISME  EN   AKGLETEIIRE 

Nous  allons  le  tenter  cependant.  Grâce  à  de  mauvaises 
lois  et  à  de  mauvaises  habitudes,  le  charlatanisme  est  entré 
dans  toutes  les  actions  et  dans  tous  les  mouvemens  du  jour- 
nalisme ;  le  mensonge  v  domine.  Agent  de  publicité  et  de 
renseignement  en  apparence ,  il  est  devenu  spéculation 
mercantile  exploitée  par  les  audacieux  et  les  habiles. 

C'est  en  Angleterre  que  le  charlatanisme  des  papiers 
publics  est   porté  le  plus  loin  -,  c'est  là  qu'une  vaste  et 
scandaleuse  organisation  de  corruption  régit  tout  le  sys- 
tème de  cette  littérature  à  part  et  si  influente  sur  les  peu- 
ples modernes.  C  est  un  commerce,  c'est  un  impôt,  ce 
n'est  plus  une  profession  ni  un  movcn  de  répandre  les 
lumières.  On  s'associe  pour  faire  un  journal  et  en  retirer 
de  grands  bénéfices ,  comme  des   capitalistes  s'associent 
pour  enlever  les  boues  d'une  capitale  ou  entreprendre  le 
péage  général  des  routes.  Il  ne  s'agit  pas  de  talent  et  de 
principes,  mais  d'argent,  mais  de  capitaux,  et  des  moyens 
propres  à  les  multiplier.  Pour  cela  on  s'adresse  aux  pas- 
sions ,  on  soutient  un  parti  5  mais  la  conscience ,  mais  la 
vérité,   que  deviennent -elles?...  De   tous  les  journaux 
d'Europe,  le  plus  remarquable  assurément,  c'est  le  Times. 
Aujourd'hui  son  radicalisme  véhément  vous  étonne.  Eh 
bien  !  sous  la  surintendance  des  mêmes  éditeurs,  sous  la  loi 
des  mêmes  propriétaires,   il  respirait  le  torvsme  le  plus 
exalté ,  la  haine  la  plus  véhémente  contre  la  France  et  les 
principes  libéraux ,  un  respect  aveugle  pour  tous  les  abus. 
Ce  journal  nous  prêche  aujourd'hui  le  radicalisme ,  lui 
qui,  à  l'époque  où  lord  Wellington  se  trouvait  en  Espagne, 
employait  tant  d'éloquence  à  placer  le  duc  au  niveau  des 
plus  grands  capitaines  ;  lui  qui  nous  invita  si  vivement  à 
verser  des  millions  dans  la  caisse  du  héros  moderne.  Au- 
trefois ce  journal  nous  suppliait,  au  nom  de  tout  ce  que 
nous  av  ions  de  sacré ,  au  nom  de  nos  fils  et  de  nos  mères , 


ET  DE  SES   UESSORTS   SECKETS.  1 '>" 

de  seconder  le  ministère  et  de  l'aider  dans  celte  profusion 
extravagante  qui  nous  a  placés  sur  la  dernière  limite  de  la 
banqueroute.  Aujourd'hui,  c'est  lui  qui  s'élève  avec  le 
plus  de  force  contre  ce  même  genre  de  dépense,  et  qui 
attise  le  plus  ardemment  celte  flamme  révolutionnaire  (|ui 
menace  de  nous  consumer.  D  où  vient  ce  changement  de 
langage  et  de  pensée.'^  de  ce  que  le  Times  est  sans  prin- 
cipes. Servi  par  une  remarquable  sagacité ,  il  tàte  long- 
tems,  si  je  puis  le  dire,  lopinion  publique,  temporise 
jusqu'au  moment  où  l'opinion  incertaine  suivra  une  roule 
fixe  et  assurée  5  puis  il  se  lance  dans  le  courant,  a  soin  de 
se  tenir  à  la  tète  du  mouvement ,  et  semble  diriger  les  af- 
faires publiques,  tandis  que,  dans  la  réalité,  il  est  traîné 
à  la  remorque  des  idées  populaires.  Tel  est  le  grand  secret 
de  fabrication  qui  place  le  Times  à  la  tèle  de  la  presse 
périodique.  On  pourrait  citer  plus  d'un  exemple  de  ce 
machiavélisme  au  petit  pied  \  je  me  contenterai  des  faits 
suivans,  dont  la  vérité  ne  peut  être  contestée  par  per- 
sonne. 

Lorsque  la  question  de  l  émancipation  des  catholiques 
devint  une  question  formidable ,  le  journal  dont  nous  par- 
lons fut  d'autant  plus  embarrassé  pour  se  décider  en 
faveur  d'un  parti,  que  la  plupart  des  fractions  de  partis 
s'étaient  mêlées  et  confondues.  Après,  une  discussion 
fort  animée  et  qui  ne  donna  point  de  résultat ,  il  fut  con- 
venu que  Ion  attendrait ,  et  que  le  Times  ne  parlerait  de 
l'émancipation  irlandaise  que  deux  fois  par  semaine,  jus- 
qu'à nouvel  ordre.  M.  Barns  partit  alors  pour  l'Irlande, 
sonda  les  esprits ,  découvrit ,  grâce  à  sa  remarquable  ha- 
bileté dans  ces  matières,  que  l'avantage  resterait  infailli- 
blement aux  catholiques  ,  et  écrivit  dans  ce  sens  aux 
propriétaires  du  journal.  Aussitôt  toutes  les  forces  intellec- 
tuelles dont  le  Times  pouvait  disposer  se  dirigèrent  vers  ce 


128         DU  JOURNALISME  EN  ANGLETERRE 

point  d  attaque ,  et  le  journal  habile  parut  renverser  un 
rempart  déjà  croulant ,  dont  le  premier  il  avait  découvert 
la  faiblesse. 

Telle  est  la  constante  tactique  du  Times,  et  celle  de  tous 
les  journaux  qui  veulent  acquérir  de  la  puissance.  Ils  ont 
Tair  de  guider,  et  ils  sont  guidés.  Ils  ressemblent  fort  à 
ces  rasoirs  dont  parle  noire  poète  satirique  Pierre  Pin- 
dare  (i),  et  que  Ton  ne  fabrique  pas  pour  qu'ils  coupent, 
mais  seulement  pour  qu'ils  se  vendent.  Le  débit  d'un  jour- 
nal est  le  seul  intérêt  qu'il  offre  à  ses  fondaleurs.  Écrit  au- 
jourd'hui, publié  demain,  oublié  après-demain,  il  n'a 
pas  d'existence  réelle.  Et  qui  a  jamais  entendu  parler 
d'un  Journal-Monument  ?  Ses  fautes  on  les  pardonne  sans 
peine  -,  ses  plus  belles  pages  ne  laissent  pas  une  longue 
trace. 

Aussi  le  mot  conscience  est-il  absolument  étranger  au 
système  qui  dirige  la  plupart  de  ces  publications.  Dès  qu'un 
fait,  même  mensonger,  sert  leur  parti,  elles  le  donnent  pour 
vrai  à  leurs  lecteurs.  C'est  ce  qui  arrive  au  Times  mille 
fois  par  année.  Sans  doute  il  feint  de  se  rétracter  ensuite  \ 
mais  l'effet  est  produit,  le  poison  circule,  le  mensonge 
passe  pour  vérité ,  et  ceux  qui  lisent  la  rétractation  sont 
rarement  les  mêmes  qui  ont  ajouté  foi  à  l'assertion  men- 
songère. Cependant,  diront  les  gens  crédules ,  de  bonnes 
causes  ont  été  plaidées,  d'utiles  principes  ont  été  soutenus 
par  les  journaux  :  c'est  le  Times  qui,  le  premier,  a  fait 
ressortir  l'immoralité  des  mesures  arbitraires  du  gouver- 
nement anglais  contre  la  reine  Caroline.  L'histoire  de  la 
part  que  prit  ce  journal  dans  l'affaire  dont  nous  parlons 
vient  à  1  appui  de  ce  que  nous  venons  de  dire. 

Quand  la  reine  eut  débarqué  à  Douvres,   il  était  im- 

(0  Le  docteur  Wolcott. 


EX  I>E  SES  KESSOE.TS  SECRETS.  12^ 

possible  de  savoir  si  la  mastse  du  peuple  anglais  se  déci- 
derait en  sa  faveur  ou  se  rangerait  sous  la  bannière  de  ses 
ennemis.  M.  Barns  fut  encore  envoyé  en  reconnaissance  à 
Douvres  5  il  trouva  le  peuple  fort  irrité  contre  la  reine  Ca- 
roline ,  et  il  se  hâta  d'écrire  aux  éditeurs  que  défendre 
cette  cause  perdue,  était  impossible.  Mais,  après  un  voyage 
de  peu  de  jours  en  France,  il  repassa  en  Angleterre,  et 
trouva  que  le  cours  de  l'opinion  publique  avait  changé  : 
la  défense  de  la  reine ,  contre  laquelle  la  morale  publique 
s'était  d'abord  élevée,  était  devenue  une  aflfàire  de  parti. 
On  s'insurgeait  contre  les  ennemis  de  cette  femme,  non 
pour  la  défendre,  mais  pour  les  attaquer  et  les  abattre. 
Alors  parut  dans  le  Times  ce  magnifique  appel  à  la  nation 
anglaise.  Alors  tonna  en  faveur  d'une  femme  outragée  toute 
l'éloquence  des  écrivains  les  plus  habiles  et  les  plus  forts. 
Sans  le  secours  du  Times ,  la  reine  ne  serait  point  par- 
venue à  vaincre  l'opinion  publique  soulevée  contre  elle , 
et  à  braver  tout  un  ministère  puissant  qui  disposait  de, 
millions  pour  l'écraser. 

Il  est  inutile  de  parler  d'un  fait  que  tout  le  monde  con- 
naît, de  ces  rapports  intimes  qui  se  forment  toujours  entre 
les  distributeurs  des  grâces  et  les  rédacteurs  de  journaux 
puissans.  Perry,  lorsque  les  whigs  triomphèrent  en  1806, 
obtint  une  place  de  800  liv.  sterl.  par  an.  M.  Waller  fils, 
propriétaire  du  Times  ,  reçut,  en  i8o5,  de  la  main  des 
ministres  une  pension  de  600  liv.  s-îerl.  L'homme  qui 
passe  le  plus  de  tems  aujourd'hui  dans  le  cabinet  de 
Brougham  est  l'éditeur  d'un  journal  du  matin  et  le  frère 
d'un  avocat  qui  a  reçu  de  ce  lord  des  faveurs  très-lucra- 
tives. 

Mais,  entrons  dans  l'officine  même  des  journaux  5  nous 
y  verrons  d'étranges  singularités  dont  personne  assurément 
ne  se  doute.  Un  seul  homme,  par  exemple,  fait  fabriquer 


l3o  DU  JOLRJNALISME   EN   ANGLETERRE 

SOUS  ses  yeux  quatre  feuilles  de  couleurs  et  de  principes 
opposés.  Un  autre,  le  roi  de  son  métier  (c'est  M.  Colburn), 
publie  à-la-fois  The  United  Service  Journal  (i)  ,  recueil 
qui  n  a  jamais  dévié  du  torysme  le  plus  pur  5  The  New 
Monthlj  Magazine ,  dont  les  doctrines  sont  radicales-,  le 
Teins  du  Dimanche ,  qui  adopte  les  principes  du  whig- 
gisme  \  le  Journal  de  la  Cour,  qui  pense  comme  tout  le 
monde  ou  comme  personne  -,  et  enfin  la  Gazette  Litté- 
raire,  feuille  toute  commerciale  ,  et  dont  le  but  unique  est 
de  prêter  une  vogue  d'emprunt  à  telle  publication  ,  et  de 
détruire  ou  d'entraver  le  succès  de  telle  autre.  Ainsi,  des 
mêmes  presses  jaillissent  à-la-fois  toutes  les  idées  contra- 
dictoires. 

Le  lieu  du  monde  où  l'on  trouve  le  plus  d'imposteurs 
et  de  dupes  ,  c'est  peut-être  le  bureau  d'un  journal.  Nous 
avons,  en  Angleterre,  un  certain  nombre  d'hommes  qui 
n'appartiennent  point  à  la  bonne  compagnie  ,  et  dont  le 
seul  métier  est  de  recueillir  les  nouvelles  du  jour.  Rédac- 
teurs à  tant  la  ligne ,  il  faut  voir  de  quel  étrange  style  ils 
barbouillent  leurs  pages,  et  de  quels  scandaleux  mensonges 
ils  chargent  les  colonnes  des  journaux  qui  leur  sont  livrés. 
Tandis  que  les  écrivains  de  talent  sont  victimes  des  édi- 
teurs qui  les  paient  peu,   et  qui  exigent  beaucoup-,  ces 
éditeurs  ,  à  leur  tour,  sont  dupes  des  rédacteurs  à  tant  la 
ligne.  Laquais  hors  de  service ,  acteurs  à  la  réforme,  habi- 
tués de  taverne ,  tailleurs  en  banqueroute  :  incapables  d'a- 
voir aucune  idée  de  la  vie  élégante  et  de  salon ,  ils  griffon- 
nent à  la  hâte  toutes  les  exagérations  vulgaires  et  tous  les 
faux  rapports  qui  frappent  leurs  oreilles.  Ils  vous  donnent 
pour  un   renseignement  confidentiel   un  document  pu- 
blic et  connu.  Le  propriétaire  de  l'Observer  et  de  l'En- 

(1)  l'cuille consacrée  exclusivement  aux  matières  stratégiques. 


ET  DE  SES  UESSOKXS  SECliETS.  l3l 

glishman ,  journaux  du  dimanche,  a  constamnuiil  été  la 
dupe  d  un  imposteur  de  cette  espèce.  Tous  les  samedis 
soir  il  recevait  une  belle  lettre ,  semblable  aux  dépêches 
ministérielles,  et  dont  l'adresse  était  chargée  de  tous  les 
titres  que  la  vanité  la  plus  exigeante  pourrait  demander  à 
ses  correspondans.  Sur  un  des  coins  de  l'enveloppe,  étaient 
écrits  ces  mots ,  en  très-gros  caractères  :  secret  et  confi- 
dentiel. L'auteur  de  la  lettre  offrait  à  l'éditeur,  pour  la 
somme  de  cinq  liv.  sterl.  seulement ,  une  prétendue  nou- 
velle ministérielle.  A  peine  ce  trésor  était-il  entre  les  mains 
de  notre  homme  ,  il  montait  en  toute  hâte  l  escalier  qui 
conduisait  au  cabinet  de  son  rédacteur,  et  lui  montrait 
avec  orgueil  la  précieuse  lettre  du  correspondant  anonyme, 
tt  Mais,  lui  disait  le  rédacteur,  tout  cela  était  dans  le  Mor- 
ning  Chronicle  y  aujourd'hui  même.  On  s'est  contenté  de 
transposer  quelques  mots ,  et  de  remplacer  telle  ou  telle 
expression  par  une  expression  synonyme.  »  Le  bon  éditeur, 
charmé  de  protéger  un  homme  assez  influent  pour  vivre 
dans  l'intimité  des  ministres  ,  et  d'assez  bon  goût  pour  lui 
écrire  sur  papier  vélin  satiné,  répondait  qu'il  ne  fallait  pas 
décourager  un  correspondant  de  cette  nature  ,  et  qu'une 
autre  fois ,  sans  doute ,  les  renseignemens  qu'il  apporterait 
seraient  d'une  haute  importance. 

Que  de  scènes  comiques  de  ce  genre  j'ai  vu  se  passer  à 
Londres,  dans  presque  tous  les  bureaux  de  journal  !  Quel- 
quefois les  propriétaires  de  journaux,  quand  ils  sont  ha- 
biles et  roués,  s'amusent  à  tirer  profit  de  la  vanité  de 
l'ignorance  de  leurs  confrères.  M.  Thwaites ,  éditeur  du 
Morning  Herald ,  est  un  fort  honnête  homme,  dont  les 
manières  sont  communes,  et  qui  confondrait  aisément  un 
marchand  de  chevaux  avec  un  héritier  de  la  pairie.  Le 
propriétaire  d'un  journal  du  dimanche ,  espèce  de  Figaro 


l32         DU  JOURNALISME  EN  ANGLETERRE 

sans  principes,  se  promit  d'exploiter  à-la-fois  les  velléités 
aristocratiques  de  M.  Thwaites  et  sa  crédulité  de  gobe- 
mouche.  Il  se  présenta  à  lui  comme  un  fashionable  prêt  à 
lui  livrer  sans  réserve  les  secrets  du  boudoir  et  les  arcanes 
aristocratiques  des  plus  nobles  salons  de  Londres.  Belle 
trouvaille,!  quelle  mine  à  exploiter!  quelle  bonne  for- 
tune pour  le  Morning  Herald,  journal  plein  de  préten- 
tions de  tous  les  genres!  M.  Thwaites  enchanté,  conclut 
sans  autre  renseignement,  un  traité  avec  son  fournisseur, 
traité  par  lequel  il  s'engage  à  lui  payer,  à  raison  de  cinq 
guinées  par  semaine ,  tous  les  documens  dont  il  pourra 
disposer  sur  la  vie  des  grands  seigneurs  et  des  grandes 
dames ,  sur  les  bals  à  la  mode ,  et  sur  les  intrigues  de  la 
cour. 

Aussitôt  le  trompeur  se  mit  à  l'œuvre  :  ce  ne  furent 
plus  ,  dans  les  colonnes  du  Herald^  que  descriptions  élé- 
gantes et  poétiques  de  festins  ,  de  bals  ,  de  concerts  -,  noms 
de  grands  seigneurs  remplacés  par  des  initiales  et  des  étoi- 
les \  peintures  serai  lascives  et  semi-prétentieuses  ;  articles 
de  modes  et  détails  sur  les  amours  de  milord  un  tel  et  de 
sa  femme.  Le  narrateur  de  toutes  ces  belles  choses  trouvait 
deux  avantages  dans  le  métier  qu'il  faisait.  D'abord  il  ga- 
gnait de  l'argent  d'une  manière  assez  commode  ;  ensuite  il 
compromettait  gravement  son  confrère ,  qui  ne  s'en  dou- 
tait pas.  Un  incident  vint  mettre  un  terme  à  cette  splen- 
deur de  langage,  et  éteindre  tout-à-coup  l'emphase  du 
Morning  Herald.   Imaginez  la  sensation  horrible  qu'é- 
prouva M.  Thwaites,  quand  il  décacheta  la  lettre  suivante  : 
«  Le  duc  de  ***  présente  ses  complimens  à  M.  Thwaites, 
et  le  remercie  d'avoir  bien  voulu  insérer  son  nom  dans  le 
numéro  d'hier.  Il  ne  trouve  point  mal  que  les  journaux 
s'amusent  à  faire  les  descriptions  les  plus  poétiques  et 


ET  DE  SES  RESSORTS  SECRETS.  1  33 

même  les  plus  mensongères  des  bals,  des  festins  et  des 
cérémonies  publiques  ou  privées  qui  donnent  carrière  à 
l'imagination  du  rédacteur  5  seulement  il  a  l'honneur  de 
faire  observer  à  M.  Thwaites,  que  le  jour  où,  selon  le 
Morning  Herald^  son  excellence  reçut  à  sa  table  cent 
personnes  de  la  plus  haute  distinction,  son  excellence,  qui 
vient  de  perdre  sa  mère,  partait  pour  ses  domaines,  situés 
dans  le  comté  de  Bedford.  » 

A  peine  la  lecture  de  cette  lettre  était-elle  achevée, 
que  le  collecteur  de  nouvelles  entra  dans  le  cabinet  de 
M.  Thwaites  pour  lui  remettre  la  description  d'un  diner 
non  moins  splendide  donné  par  un  autre  duc. 

«  Dites-moi ,  demanda  M.  Thwaites  à  son  Mercure , 
qui  vous  a  donné  les  renseignemens  que  vous  m'avez 
fournis  sur  le  diner  du  duc  de  *** .? 

— Oh  !  ce  grand  diner,  ce  dîner  de  la  semaine  dernière  ? 
eh  mais!...  c'est  le  duc  lui  même. 

—  Lui-même? 

—  Oui,  le  duc,  voyez- vous  ?...  excellent  garçon,  mais 
plein  de  vanité  ,  qui  se  délecte  à  voir  son  nom  imprimé 
dans  les  journaux.  C'est  son  bonheur,  c'est  sa  vie  :  cha- 
cun ses  faiblesses.  «  Mon  cher ,  me  dit-il  lundi  dernier  , 
w  faites  insérer  ceci  dans  un  de  vos  journaux  ,  et  je  vous 
»  serai  infiniment  obligé.  »  Je  me  contentai  de  corriger 
l'orthographe  et  la  syntaxe ,  et  son  article  parut  tel  qu'il 
l'avait  fait. 

—  Diable!  s'écria  fort  doucement  M.  Thwaites,  dont  le 
sang-froid  est  admirable ,  comment  se  fait-il  que  le  duc 
m'écrive  la  lettre  que  voici  ?  » 

Et ,  sans  colère  ,  sans  se  troubler,  il  passa  à  son  corres- 
pondant l'épître  fatale.  Ce  dernier,  la  prenant  nonchalam- 
ment ,  la  lut ,  la  jeta  sur  la  table ,  et  dit  : 

«  C'est  le  duc  qui  se  moque  de  vous. 


l34  1>L'   JULRJSALISME   EN    AJNGLETERRE 

—  Prenez  vos  huit  guinées,  monsieur,  el  que  je  n  ei>- 
tende  jamais  parler  de  vous.  » 

Notre  coquin  reprit  son  chapeau,  mit  l'argent  dans  sa 
poche  ,  remercia  civilement  M.  Thwaites ,  et  rentra  chez 
lui.  Le  lendemain ,  le  journal  dont  il  était  propriétaire 
publia  la  note  suivante  : 

«  Nous  apprenons  avec  regret  que  le  duc  de  ***  vient 
de  perdre  sa  mère.  On  ne  saurait  trop  s'étonner  de  l'im- 
pudence des  journaux ,  et  du  peu  de  crédit  que  le  public 
doit  attacher  aux  récits  que  font  quelques-uns  d'entre  eux. 
Le  Morning  Herald  prétendait  avant-hier  que  ce  même 
duc  de  ***  venait  de  donner  un  grand  diner  à  ses  amis  , 
et  cela  le  jour  même  de  la  mort  de  sa  mère  !  » 

Tel  est  l'excès  d'ignorance  et  de  vulgarité  qui  souille 
nos  journaux  les  plus  célèbres.  Il  n'y  a  rien  que  Ton  n'ima- 
gine pour  en  faciliter  la  vente  et  piquer  la  curiosité  pu- 
blique. Il  y  a  peu  de  tems ,  un  de  ces  détaillans  de  petits 
articles  et  de  nouvelles  plus  ou  moins  scandaleuses  reçut 
une  somme  considérable  pour  faire  insérer  dans  le  J^ourwa/ 
de  la  Cour  un  libelle  contre  la  duchesse  de  Richmond. 
La  vérité  ,  la  décence  étaient  atrocement  outragées  par  ces 
calomnies.  Le  coupable  fut  poursuivi,  condamné  à  la  pri- 
son et  à  l'amende.  Mais,  avant  de  mettre  la  mainà l'œuvre, 
il  n'ignorait  pas  le  sort  qui  l'attendait ,  et  il  avait  calculé 
en  homme  habile  le  bénéfice  net  que  devait  lui  rapporter 
son  infamie. 

Souvent,  il  faut  le  dire,  tout  cela  n'est  que  ridicule. 
Dans  nos  journaux  les  mieux  rédigés ,  on  emploie  comme 
surnuméraires  indispensables  des  jeunes  gens  tout  frais 
émoulus  du  collège ,  de  pauvres  Irlandais  affamés ,  qui  se 
chargent  des  descriptions  fleuries ,  des  dissertations  sur  la 
mode,  et  des  narrations  pathétiques.  Il  faut  voir  de  quel 
fibominable  style  ,  avec  (juel  absurde  pathos  tout  cela  est 


EX  DE  SES  RESSORTS  SECRETS.  1  35 

rédigé.  Le  mauvais  goût  se  répand  dans  la  nation  :  on 
s'hahilue  à  celle  pompe  de  mois ,  à  celle  diffusion ,  à  ce 
langage  des  femmes- de -chambre  el  des  porliers. 

Quelques  journaux  fondenl  une  parlie  de  leur  succès  sur 
des  vices  et  des  travers.  Ils  prélèvent  un  impôt  sur  ce  qu'il 
y  a  de  moins  moral  et  de  plus  ignoble  dans  la  société. 
Ainsi  deux  journaux  du  dimanche ,  lObseivereX  le  BelVs 
Life  in  London ,  s'adressent  spécialement  aux  boxeurs, 
aux  parieurs,  aux  joueurs,  à  ce  qu'on  appelle  en  Angle- 
terre, Vanneau  (i)  et  la  pelouse  (2).  Or,  ce  qu'il  est  cu- 
rieux de  savoir ,  c'est  à  quelle  classe  de  la  société  appar- 
tiennent ces  héros  de  Vanneau  et  de  la.  pelouse.  Avant  que 
deux  boxeurs  entrent  en  lice ,  on  fait  ce  qu'on  appelle 
une  bourse  destinée  à  recompenser  le  vainqueur.  A  cet 
enjeu  primitif  viennent  se  joindre  les  paris  des  amateurs 
de  boxage,  qui  doublent  et  quelquefois  triplent  la  somme. 
Souvent  celle  première  masse  est  de  cent  cinquante  ou 
deux  cents  livres  sterling.  On  ne  se  doute  guère  de  la 
source  immonde  d'où  cet  argent  découle. 

Les  escrocs  de  Londres ,  organisés ,  associés ,  protégés 
par  des  maîtres  d'auberge  et  par  des  officiers  de  police, 
ont  coutume  de  se  réunir  dans  ces  auberges  mêmes  que 
tout  le  monde  connaît ,  et  qui  se  nommenljlash-houses. 
Les  propriétaires  de  ces  lieux  de  débauche  et  de  recel  savent 
qu'après  un  combat  entre  deux  boxeurs  célèbres ,  leurs 
habitués  reviennent  toujours  chargés  de  dépouilles  puisées 
dans  les  poches  des  spectateurs  et  des  badauds.  Ils  savent 
que  tout  ce  gain  coupable  sera  dépensé  dans  leurs  tavernes , 

(1)  TlieiHng,  ceux  qui  s'occupent  spécialement  de  l'art  de  boxer 
et  qui  parient  pour  ou  contre  tel  boxeur  célèbre. 

(2)  The  turf,  ceux  qui  s'occupent  de  courses  de  chevaux  et  en  foni 
un  objet  d'étude  el  de  spéculation  spéciales. 


l36         DU  JOURNALISME  EN  ANGLETERRE 

et  rentrera  définitivement  dans  leurs  caisses.  Aussi  font-ils 
les  premiers  frais  de  l'enjeu,  et  c'est  à  eux  seuls  qu'est  due  la 
continuation  de  cette  coutume.  L'art  du  boxeur  tomberait 
dans  le  discrédit  faute  d'argent  pour  le  soutenir,  si  la 
grande  corporation  des  voleurs  de  Londres  n'était  là  pour 
en  soutenir  l'honneur,  et  si  deux  ou  trois  journaux  ne  ser- 
vaient de  toutes  leurs  forces  les  intérêts  de  cette  honora- 
ble compagnie.  Ajoutez  à  cela  que,  non -seulement  l'issue, 
mais  chacun  des  événemens  du  combat  sont  toujours  connuiv 
et  préparés  d'avance.  Les  adversaires ,  assis  à  la  table  de  la 
taverne,  arrangent  scientifiquement  tous  les  événemens 
du  drame;  c'est  la  répétition  d'un  pas  de  ballet.  L'un  doit 
recevoir  le  premier  coup;  l'autre  doit,  à  son  tour,  céder 
un  moment  à  son  adversaire.  Celui  qui  se  soumet  à  la  dé- 
faite doit  recevoir  telle  et  telle  somme  d'argent  stipulée  d'a- 
vance. Il  y  a  peu  d'années  ,  un  boxeur,  qui  tenait  à  sa 
gloire ,  ne  voulut  pas  se  soumettre  à  ces  arrangemens,  et 
menaça  ses  partners  de  divulguer  leurs  secrets.  Il  s'agis- 
sait d'une  lutte  corps  à  corps,  et  il  avait  été  convenu  que 
les  deux  athlètes  ne  se  porteraient  point  de  coups  à  la  tête. 
Le  pauvre  boxeur  périt  assommé  par  son  adversaire ,  qui 
le  frappa  de  son  gantelet  au  milieu  du  front. 

Voilà  par  quelle  route  bizarre  et  souterraine  s'établis^ 
sent  et  se  conservent  les  rapports  les  plus  incroyables  entre 
la  fange  de  la  société  et  les  journaux ,  organes  de  la  civili- 
sation. Une  feuille  publique  s'est  établie  récemment  à  Lon- 
dres ,  sous  le  titre  de  Notre  Age.  C'est  le  journal  favori 
des  Clubs ,  et  sinon  le  plus  répandu  ,  au  moins  le  plus 
avidement  lu  de  tous  les  journaux.  Il  vit  de  personnalités, 
d'indécences.  Le  scandale  des  maisons  de  jeu  et  l'intérieur 
des  familles  ,  les  révélations  de  la  calomnie  ou  de  la  médi- 
sance sur  des  personnages  célèbres  remplissent  ses  pages , 
qui  trouvent  de  si  nombreux  lecteurs.  Mais  pourquoi  blà- 


ET   DE  SES   RESSORTS  SECRETS.  1  87 

mer  ce  journal  ?  c'est  le  public  qu'il  faut  blâmer  :  l'^ge 
mourrait  de  sa  mort  naturelle ,  si  les  vices  qu'il  caresse  et 
qu'il  flatte  n'étaient  pas  répandus  dans  la  masse. 

Écbos  de  toutes  les  opinions  populaires ,  de  tous  les 
sentimens  qui  circulent  dans  une  nation,  les  journaux  sont 
loin  d'exercer  la  haute  et  souveraine  influence  qu  on  leur 
attribue.  Je  les  regarde  comme  des  flatteurs  publics ,  et 
voilà  tout.  Celui-ci  cajole  les  vanités  de  la  bourgeoisie  ; 
celui-là  caresse  l'ambition  et  l'envie  des  radicaux.  A  cha- 
que feuille  répond ,  non-seulement  une  classe  d  hommes, 
mais  une  classe  de  vices.  Rien  de  plus  amoureux  de  titres, 
rien  qui  veuille  ressembler  à  la  noblesse  comme  un  bour- 
geois parvenu.  Chez  les  femmes  et  les  filles  des  aider jiien , 
dans  les  familles  des  commerçans  enrichis,  ou  des af ïo/vzeji 
qui  ont  fait  fortune  et  acquis  de  la  célébrité ,  le  désir  de 
savoir  les  nouvelles  de  la  cour  et  de  s'assimiler  à  elle  est 
une  véritable  maladie.  Servez  ce  petit  caprice  d'amour- 
propre  ,  apprenez  à  la  femme  du  négociant  comment  était 
fait  le  corsage  de  M""'  la  marquise ,  au  dernier  bal  qu'elle  a 
donné ,  accompagnez  votre  texte  de  gravures  et  de  musi- 
que :  vous  aurez  un  succès  comparable  à  celui  du  Journal 
de  la  Cour. 

Il  faut  le  dire  cependant,  à  l'honneur  des  classes  moyen- 
nes en  Angleterre ,  le  succès  de  cette  spéculation  sur  la  va- 
nité a  des  bornes  assez  restreintes.  C'est  précisément  le 
Journal  de  la  Cour  qui  a  le  moins  d'abonnés  de  tous  les 
journaux  hebdomadaires  5  et  le  Tf'eeklej-Dispach ,  jour- 
nal sans  prétention ,  mais  plein  de  bon  sens  et  de  documens 
utiles,  a  trente-trois  mille  trois  cent  cinquante  abonnés  :  le 
Times  n'en  compte  que  treize  mille  trois  cents.  Ces  trente- 
trois  mille  trois  cent  cinquante  abonnés  d'un  journal  qui 
ne  jouit  pas  d  une  haute  célébrité  littéraire  ,  sont  une  sin- 
gularité fort  digne  de  remarque. 


l38  Dl    JOIRNALISME   EN    AKGLETEKKE 

Ne  croyez  pas  que  le  chiffre  du  timbre  corresponde 
exactement  au  chiffre  des  abonnés  ;  la  fraude  s'est  intro- 
duite jusque-là.  Presque  tous  les  journaux  en  réputation 
font  timbrer  un  nombre  de  feuilles  beaucoup  plus  consi- 
dérable que  celui  quils  jettent  dans  la  circulation.  Les 
feuilles  timbrées  qui  leur  restent  sont  revendues  à  perte 
aux  journaux  de  province,  et  le  public  est  trompé ,  ainsi 
que  le  gouvernement,  sur  la  circulation  réelle  du  journal. 

Un  changement  s'est  opéré  depuis  près  d'une  année 
dans  la  sphère  du  journalisme  anglais.  Autrefois  les  jour- 
naux du  dimanche ,  ne  s'adressantqu'à  la  classe  laborieuse, 
qui  ne  pouvait  lire  les  journaux  quotidiens,  n'étaient, 
pour  ainsi  dire,  que  des  tableaux  analytiques,  des  som- 
maires arides,  destinés  à  l'instruction  superficielle  du  bas 
peuple.  Depuis  les  derniers  événemens,  et  surtout  depuis 
la  révolution  de  juillet  en  France,  une  nouvelle  classe 
d'abonnés  s'est  emparée  des  journaux  du  dimanche .  et 
leur  a  donné  une  impulsion  beaucoup  plus  littéraire, 
plus  réellement  intellectuelle  que  ne  l'est  celle  des  pa- 
piers publics  qu'une  vieille  célébrité  environne.  Le  Spec- 
tateur^ l Atlas  et  l  Athénée,  sont  rédigés  avec  une  indé- 
pendance et  un  talent  bien  rares.  Comme  leurs  frais  sont 
peu  considérables  ,  ce  ne  sont  pas  seulement  les  spécula- 
teurs en  Hbrairie  qui  entreprennent  ces  publications,  dont 
le  mérite  augmente  tous  les  jours. 

Le  Morning  Chronicle ,  naguère  le  premier  journal 
de  l'Europe ,  dirigé  encore  aujourd'hui  par  le  plus  habile 
de  nos  éditeurs ,  est  tombé  bien  au-dessous  des  feuilles  pu- 
bliques qu'il  dominait  autrefois.  Cette  chute  est  due  au 
peu  de  talent  de  quelques  rédacteurs  secondaires  et  à  la 
négligence  des  rédacteurs  en  chef.  Pour  se  procurer  des 
nouvelles  fraîches  de  l'étranger,  les  frais  d'estafettes  et  de 
courriers  sont  énormes,  et  les  principaux  journaux  de  Lon- 


ET  DE  SES  RESSOtVTS  SECRETS.  1  3g 

(1res  élaienl  convenus  d'en  partager  la  dépense  par  frac- 
tions égales.  Long-tems  on  ne  reçut  de  France  aucune 
nouvelle  digne  d'intérêt ,  et  le  Morning  Chronicle ,  fa- 
tigué de  payer  une  somme  considérable  pour  ne  rien  ob- 
tenir, se  retira  de  la  souscription.  H  jouait  de  malheur  : 
on  était  précisément  à  la  veille  de  la  révolution  de  juillet. 
Pour  fonder  ou  pour  conduire  un  journal  qui  a  du 
succès ,  il  ne  faut  pas  un  génie  éminent  ou  une  grande 
force  de  pensée  \  mais  de  la  sagacité  dans  les  vues  ,  un  tact 
fin  et  beaucoup  de  superficialités  brillantes.  Il  faut  surtout 
connaître  son  public  et  le  saisir  ,  le  harponner,  pour  ainsi 
dire,  dans  sou  endroit  sensible ,  et  le  traîner  ainsi  à  la  re- 
morque du  charlatanisme.  Le  talent  philosophique  et  la 
sainteté  de  la  conscience,  la  haute  poésie  et  la  beauté  du 
langage  serviraient  à  peu  de  chose  dans  ce  métier.  Cer- 
tains articles  de  M.  Black ,  insérés ,  comme  articles  de 
tête^  dans  le  Morning  Chronicle  ,  sont  des  chefs-d'œuvre 
de  style  et  de  pensée  :  mais  par  leur  force  même  et  leur 
consciencieuse  profondeur,  ils  n'ont  pas  peu  contribué  à  la 
décadence  de  cet  ouvrage  périodique.  Personne  mieux  que 
lui  ne  sait  remonter  d'un  fait  spécial  à  une  généralité  sys- 
tématique. Dans  aucune  tête  les  faits  ne  se  trouvent  classés 
avec  un  ordre  plus  lumineux ,  plus  systématique  et  plus 
naturel.  Eh  bien  !  ces  articles  si  remarquables ,  personne 
ne  les  a  lus ,  et  ils  ont  ennuyé  le  bourgeois.  Lisez  au  con- 
traire les  articles  si  renommés  du  Times-,  la  diction  en 
est  magnifique  ,  la  véhémence  entraînante  et  le  sophisme 
plausible.  C'est  là  tout  ce  qu'il  faut.  Émouvoir  les  pas- 
sions, remuer  les  intérêts  ,  faire  marcher  les  préjugés  en 
rang  de  bataille  et  les  conduire  au  combat  :  telle  est  la 
science  du  Times.  En  cela ,  il  est  le  premier  journal  de 
l'Europe.  Dénué  de  philosophie ,  n'offrant  jamais  au  lec- 


l4o         DU  JOURNALISME  EN  ANGLETERRE 

teur  des  pensées  nouvelles  ou  des  matériaux  de  pensée , 
il  triomphe ,  appuyé  sur  cette  force  d'argumentation ,  sur 
cette  dialectique  éloquente ,  sur  cette  puissance  de  mots  , 
sur  cette  grande  et  vigoureuse  rhétorique  ,  la  seule  qui  ait 
succédé  à  la  faconde  de  la  tribune  antique,  et  qui  ait  hé- 
rité de  son  influence.  Avec  d'excellens  articles,  le  Mor- 
ning  Chronicle  est  le  pire  de  tous  les  journaux  de  Lon- 
dres; avec  des  articles  détestables  ou  superficiels,  le  Times 
est  le  meilleur  de  tous. 

Pour  achever  de  dévoiler  les  arcanes  du  sanctuaire  ,  il 
faudrait  reproduire  ici  les  rapports  du  journaliste  rédac- 
teur en  chef  et  du  journaliste  subalterne ,  de  l'éditeur  et 
du  reporter ,  des  propriétaires  et  des  gens  de  lettres  in- 
féodés au  journal.  Un  homme  attaché  à  un  journal  de 
Londres  est ,  en  général ,  plus  complètement  esclave  qu'un 
nègre  des  Antilles.  Point  de  considération,  nuls  égards, 
rien  qui  élève  l'homme  de  lettres  au-dessus  du  dernier 
mercenaire.  Cet  homme  qui ,  après  tout ,  est  le  lévite  du 
sacerdoce  intellectuel ,  n'est  aux  yeux  de  ceux  qui  l'em- 
ploient qu'un  ressort  vil ,  une  roue  sans  valeur  lorsqu'elle 
ne  tourne  pas ,  une  chose  et  non  pas  un  être  vivant.  En 
juillet  i832,  un  homme  de  lettres  attaché  à  l'un  des  pre- 
miers journaux  de  Londres,  revenait  du  spectacle,  où  il 
avait  été  d'office  assister  à  la  représentation  d'une  pièce 
nouvelle,  et  rentrait  avec  bonheur  dans  sa  famille,  lors- 
qu'il trouva  sur  la  table  de  son  cabinet  un  billet  conçu  en 
ces  termes  : 

«  Mon  cher  monsieur ,  j'ai  besoin  de  vous  voir  au  bu- 
reau avant  minuit.  » 

L'homme  de  lettres  se  rend  à  cette  injonction  laconique. 

«  Monsieur,  lui  dit  l'éditeur,  voici  quarante  livres  ster- 
ling sur  cette  table  ;  une  chaise  de  poste  est  à  ma  porte , 


EX  DE  SES  RESSORTS  SECRETS.  1 /j  I 

partez  pour  Falmoulh  à  l  instant  même.  De  là  vous  vous 
rendrez  à  Oporlo.  Tâchez  de  rejoindre  les  rédacteurs  du 
Times  et  du  Héraut.  Allez. 

—  Mais ,  monsieur ,  si  votre  lettre  eût  ("ait  mention  de 
tout  cela,  j'aurais  pu  prendre  mes  mesures,  faire  mes 
adieux  à  ma  famille,  terminer  quelques  arrangemens  do- 
mestiques, et  prendre  au  moins  mon  porte-manteau. 

—  Un  domestique  peut  l'aller  chercher. 

—  Mais  pourquoi  celte  précipitation?  Mon  bureau  est 
ouvert,  mes  pupitres  ne  sont  pas  rangés,  tout  est  en  dé- 
sordre chez  moi. 

—  C'est  assez,  monsieur;  si  cela  ne  vous  convient  pas, 
vous  n'avez  qu'à  le  dire.  » 

Le  pauvre  homme  de  lettres ,  comme  l'apothicaire  de 
Roméo,  dans  Shakspeare,  fut  obligé  d'en  passer  par-là.  Ce 
n'était  pas  sa  volonté,  mais  sa  faim  qui  consentait.  Rien 
de  plus  commun  que  ces  scènes  dégradantes  ,  rien  de  plus 
avilissant  et  de  plus  cruel  pour  l'homme  de  lettres. 

Telles  sont  les  misères  de  la  presse.  Voilà  quelques-uns 
des  élémens  immondes  qui  fermentent  dans  cet  immense 
égoût,  réservoir  de  lumière  et  d'erreur,  de  documcns 
faux  et  de  renseignemens  précieux.  C  est  souvent  un  Nain, 
c'est  un  Thersite  qui  font  mouvoir  ce  levier  du  monde.  A 
la  lète  de  quelques-uns  des  meilleurs  journaux  anglais  se 
trouvent  aujourd'hui  d'anciens  rédacteurs  à  tant  la  ligne , 
véritables  manœuvres  qui  ne  connaissent  de  la  littérature 
que  le  métier.  Si  l'on  réunissait  en  un  bataillon  tous  les 
sots,  tous  les  fripons  et  tous  les  faiseurs  de  dupes  qui  coo- 
pèrent aux  journaux  anglais,  on  serait  étonné  de  voir  entre 
quelles  mains  se  forme  cette  grande  colonne  lumineuse  qui 
marche  à  la  tète  de  la  civilisation. 

Par  eux  le  présent  est  remué  ;  ce  sont  eux  qui  boiile- 
n.  lo 


1^1  DU  JOURNALISME  F.N   ANGLETERRE,    ETC. 

versent  l'avenir.  Les  mensonges  des  feuilles  publiques  dé- 
cident du  repos  des  princes ,  afifermissent  ou  renversent  les 
trônes,  font  naître  ou  apaisent  les  révolutions.  Où  est 
l'aristocratie?  où  est  la  royauté?  où  est  la  foi?  où  est  la 
liberté?  nulle  part  ailleurs  que  dans  les  journaux.  Un 
homme  à  un  sou  la  ligne ,  avec  une  fausse  nouvelle ,  va 
influer  sur  les  fonds  publics  de  la  France,  de  Tllalie,  de 
l'Angleterre  et  de  la  Russie.  Une  puissance  qui  s'adresse  à 
toutes  les  niaiseries  du  lems ,  à  tous  les  badauds  de  l'Eu- 
rope ,  est  une  puissance  sans  égale. 

(Metropolitan.  ) 


GEORGES  DE  LINDSAY. 


De  tous  nos  senliraens,  le  premier  à  naitre  et  celui  qui 
s'éteint  le  plus  tard ,  celui  dont  la  réalisation  nous  fuit 
avec  le  plus  de  persévérance,  c'est  le  besoin  d'être  aimé. 
Notre  amour-propre  nous  dit  toujours  que  les  marques 
daÊfection  dont  on  nous  comble  restent  encore  au-dessous 
de  nos  mérites.  Ce  reproche  ,  que  du  fond  de  notre  ame 
nous  adressons  à  tout  ce  qui  nous  entoure  ,  nous  le  subis- 
sons aussi  ^  comme  si  un  penchant  inévitable  contraignait 
chacun  de  nous  à  porter  en  lui-même  une  puissance  d  af- 
fection que  rien  ne  peut  satisfaire,  à  payer  d'ingratitude 
quiconque  nous  aime  ,  et  à  voir  les  objets  de  notre  amour 
méconnaître  à  leur  tour  notre  affection  la  plus  sincère. 
Le  récit  suivant  offre  un  singulier  exemple  de  cette  dis- 
position devenue  faiblesse  et  maladie.  C'est  une  narration 
vraie,  mais  étrange. 

Chez  1  homme  dont  je  vais  parler,  ce  besoin  d'être  aimé 
avec  ardeur,  avec  passion  ,  était  le  seul  sentiment  qui  eût 
de  la  force  :  inquiète  et  impérieuse  maladie  qui  le  rendit 
vicieux  et  coupable,  déprava  une  ame  naturellement  bonne, 
produisit  tous  les  effets  que  le  libertinage  et  le  défaut  de 
principes  causent  ordinairement,  et  plaça  une  tombe  dés- 
honorée au  terme  d'une  carrière  misérable  et  douloureuse. 

La  famille  de  Lindsay  était  ancienne  et  opulente.  Très- 
jeune  il  resta  orphelin.  Peu  d'avantages  extérieurs  le  dis- 


I,/|^  GE0P.GE5  DF.   LINDSAY. 

tinguaient;  mais  il  avait  de  l'esprit ,  le  désir  de  plaire,  une 
délicatesse  exquise  de  goût  :  et  bientôt  Télégance  de  ses 
manières  fit  oublier  sa  disgrâce  naturelle.  A  Tâge  où  la 
plupart  des  jeunes  nobles  ne  se  distinguent  de  leurs 
semblables  que  par  Téclat  de  leurs  folies  ,  leurs  pertes  au 
jeu,  la  beauté  de  leurs  cbcvaux  ;  Ruppert  de  Lindsay, 
membre  du  Parlement ,  bomme  à  bonnes  fortunes  et 
homme  d'esprit  ,  était  un  objet  d'envie  universelle.  Il 
avait  pensé  (folie  singulière)  que  cette  supe'riorité  ac- 
quise deviendrait  pour  lui  un  gage  de  bonheur  et  capti- 
verait l'afFeclion  générale.  Tous  les  regards  étaient  fixés 
sur  lui  ;  plus  d'une  femme  pensait  au  jeune  Ruppert  ;  les 
journaux  répétaient  son  nom ,  et  il  n'était  pas  heureux.  Il 
aurait  voulu  être  aimé  pour  lui-même,  comme  il  le  disait. 
C'étaient  son  rang,  sa  fortune,  ses  talens,  qui  lui  valaient 
ces  brillantes  conquêtes,  dont  un  autre  aurait  été  fier. 
Telle  femme  n'aimait  en  lui  que  l'homme  à  la  mode. 
Telle  autre  ne  l'écoutait  que  par  coquetterie  et  pour 
éveiller  l'attention  jalouse  d'un  autre  amant.  La  vanité , 
la  léféreté,  l'étourderie  ,  occupaient  tant  de  place  dans 
toutes  ces  âmes,  que  le  pauvre  Ruppert  de  Lindsay, 
après  mille  découvertes  de  ce  genre  ,  devint  le  plus  misan- 
thrope ,  le  plus  triste  et  le  plus  malheureux  des  hommes. 
Sans  doute  il  avait  acquis  dans  ses  expériences  la  connais- 
sance du  monde ,  c'est-à-dire  celle  des  vices  humains. 
Mais,  hélas  !  que  cette  connaissance  est  amère  et  chèrement 
achetée!  comme  elle  glace  et  pétrifie  le  cœur! 

Je  le  connaissais  :  j'allai  le  voir,  peu  de  tems  avant  son 
départ  pour  le  continent  ;  c'était  un  homme  profondénu-nt 
malheureux-,  une  fièvre  de  mélancolie  paraissait  dévorer 
son  intelligence  et  absorber  ses  facultés.  Après  cinq  ans 
passés  dans  les  diverses  cours  d'Europe ,  je  le  retrouvai , 
mais  complètement  changé  ;  cet  esprit  irritable  s'était  calmé 


GEOtlOEb   DE    L1M)SA\.  lf\S 

Cil  S  endurcissant.  Il  y  avait,  si  je  puis  le  dire,  quelque 
chose  d'indomptable  dans  celte  pensée  que  lusage  du 
monde  avait  desséchée  et  flétrie.  A  son  indignation  contre 
les  vices  de  l'homme  ,  avait  succédé  le  mépris  pour  lu 
faiblesse  humaine.  Il  avait  réduit  en  système  lart  de  gou- 
verner ses  passions  et  d'exercer  de  l'influence  sur  les  pas- 
sions d'autrui.  Quelques  mouvemens  honnêtes  avaient 
survécu  à  ses  principes  détruits  -,  quelques  impulsions 
généreuses ,  à  sa  moralité  ébranlée.  Vous  pouviez  encore 
vaincre  l'égoïsme  qui  constituait  le  fond  de  sa  vie ,  en  vous 
adressant  non  plus  à  sou  équité  ou  à  sa  raison ,  mais  à  son 
humanité.  Il  approchait  de  la  trentième  année,  et,  comme 
la  plupart  des  hommes  doués  de  talent ,  il  commençait  à 
se  retirer  du  monde  dont  le  fracas  l'avait  séduit^  sa  seule 
ambition,  son  seul  désir,  c'était  de  plaire  aux  femmes. 
L'affection  unique  et  profonde  qu  il  avait  toujours  cher- 
chée ,  et  qui  lui  offrait  une  si  douce  perspective  de 
bonheur,  il  espérait  encore  l'atteindre.  La  passion  se  mêla 
enfin  aux  sentimens  frivoles  et  capricieux  qui  l'avaient 
toujours  occupé. 

Dans  un  petit  village  situé  près  de  Londres ,  demeurait 
une  famille  anabaptiste  composée  de  personnages  très- 
dissemblables.  Le  père ,  Ebénézer-Ephralm  ,  faisait  le  com- 
merce ,  passait  pour  un  saint  et  trompait  religieusement 
ses  pratiques  ^  James ,  son  fils ,  joueur ,  ivrogne  et  boxeur, 
avait  tous  les  défauts  et  toutes  les  qualités  opposés  à 
ceux  de  son  père.  Marie ,  fille  d'Ebénézer  ,  jeune  ange , 
dont  lame  et  la  beauté  étaient  pures  et  chastes  comme  son 
nom  ^  étrangère  à  la  pensée  même  du  vice  j  douée  d'une 
grâce  innée  et  d'un  amour  ingénu  pour  tout  ce  qui  len- 
tourait ,  semblait  répandre  au  milieu  de  la  tristesse  et  de 
l'austérité  de  cette  maison ,  je  ne  sais  quelle  lumière ,  je 
ne  sais  quelle  clarté  angéliquc  et  quelle  chaleur  bienfait 


1^6  GEORGES  DE   LIKDSAY. 

santé.  Elle  était  tendre  plutôt  que  vive  ,  et  gracieuse  plutôt 
que  mélancolique-,  c'était  dans  ce  cœur  innocent  que  ré- 
gnait la  sainteté  qu'Ebénézer  affectait. 

La  veuve  ou  la  femme  d'un  lieutenant  irlandais  (  ici  la 
chronique  n'indique  pas  positivement  sous  quel  aspect  cette 
dame  s'offrit  à  Ruppert)  n'avait  point  été  insensible  aux 
agrémens  du  jeune  homme.  Elle  habitait  le  même  village 
où  résidait  Ebénézer  Ephrajm  5  et  Ruppert ,  dans  une  de 
ses  visites  à  l'Irlandaise ,  eut  l'occasion  d'apprécier  miss 
Warner  5  tel  était  le  nom  de  famille  d'Ephraïm.  A  la  vue 
de  cette  jeune  fille,  si  modeste  et  si  pure,  le  cœur  de 
Ruppert  fut  ému  -,  il  n'oublia   rien  pour  charmer   une 
enfant  sans  expérience ,  dont  le  cœur  ne  s'était  pas  éveillé 
encore-,  et  qui,  par  fingénuité  même  qui  la  distinguait, 
lui  offrait  une  proie  facile.  Quelle  voix ,  quels  conseils  au- 
raient pu  protéger  la  pauvre  Marie  et  la  mettre  en  garde 
contre  le  danger  qui  la  menaçait  ?  Son  frère  et  son  père , 
l'un ,  avec  sa  croyance  fanatique  et  son  hypocrisie  habi- 
tuelle ;  l'autre ,  avec  ses  habitudes  de  débauche  ,  ne  pou- 
vaient ni  gagner  son  affection  ,   ni  la  garantir  contre  un 
tel  péril.   Tout  ce   que  la  nature  avait  mis  de  louable 
dans  le  cœur  de  Marie,  tout  ce  dévoùment,  tout  cet  amour, 
trésor  caché  qu'elle  n'avait  pas  soupçonné  elle-même ,  se 
développa  spontanément.  Que  Ion  ne  s'étonne  donc  pas  si 
l'expérience  du  séducteur ,  sa  vieille  habileté ,  l'élégance 
de  ses  manières ,  toute  la  puissance  en  un  mot  dont  il  dis- 
posait et  qu'il  mit  en  usage  ,  triomphèrent  de  la  jeune  fille 
et  frappèrent  le  but  qu'il  s'était  proposé  d'atteindre.  Bientôt 
il  eut  sur  ce  cœur  trop  naïf  pour  soupçonner  le  mal,  une 
autorité  et  une  influence  dangereuses  j  pour  la  première 
fois,   Marie  éprouva  le  bonheur  de  se  sentir  aimée.  Dans 
toutes  ses  promenades  ,  c  était  Ruppert  qui  l  accompagnait. 
C'était  sa  voix  qu'elle  écoutait,  comme  la  plus  douce  des 


GEORGES   DE   LINDSA.Y.  1  ^'] 

harmonies.  Comnienl  aurait-elle  résisté  à  des  accens  si  pé- 
nétrans  et  si  purs?  à  ce  ton  respectueux  et  suppliant?  à 
cette  grâce  respectueuse  et  pleine  de  charme  ?  Un  mois  se 
passa  ^  et  lorsque  la  jeune  fille  descendit  dans  son  propre 
cœur,  elle  put  enfin  y  lire  tout  l'amour  que  Ruppert  lui 
avait  inspiré. 

Quant  à  lui,  tout  coupable  qu'il  pût  être,  un  reflet 
d'innocence  purifiait  son  ame  et  répandait  autour  de  lui 
comme  une  atmosphère  de  vertu.  Des  mois  se  passèrent 
ainsi  5  et ,  disons-le  à  la  louange  de  Ruppert ,  il  n'abusa 
pas  d'une  situation  que  son  défaut  de  moralité  avait  pré- 
parée et  devant  laquelle  son  humanité  recula.  Enfin  il 
était  donc  aimé ,  ardemment  aimé ,  aimé  pour  lui  seul  ! 
Marie ,  en  se  livrant  à  un  penchant  involontaire ,  ne  s'était 
pas  même  doutée  de  sa  faute ,  ni  de  son  danger.  Le  voilà , 
ce  cœur  si  long-tems  cherché ,  ce  sentiment  pur  et  vrai , 
dont  l'existence  même  était  un  problème  pour  lui  ! 

Lorsque  Ruppert  se  trouva  obligé  d'aller  visiter  ses  do- 
maines ,  où  l'appelaient  des  affaires  urgentes  et  embarras- 
sées, il  savoura  tout  le  délice  de  cette  passion  ingénue. 
Que  de  larmes  dans  les  yeux  de  Marie!  que  de  tendresse 
dans  ses  adieux  1  comme  sa  confiance  était  entière  !  De 
Lindsay  fut  profondément  touché  5  jamais  les  femmes  du 
monde,  qui  avaient  accueilli  ses  hommages  par  viftiilé,  ne 
lui  avaient  prouvé  cette  affection  délicate  et  profondément 
sentie. 

Depuis  le  départ  de  Ruppert ,  Marie ,  chaque  jour,  al- 
lait chercher  à  la  poste  une  lettre  ,  celle  qui  contenait  tout 
le  secret  de  son  cœur,  tout  le  bonheur  de  sa  vie.  Tous  les 
jours  elle  revenait  heureuse  et  s'enfermait  pour  lire  la 
lettre  de  Ruppert.  Mais  je  me  trompe  5  il  y  avait  dans 
la  semaine  un  jour,  un  seul,  qui  ne  lui  apportait  pas  cette 


7^8  «,E(>RGF,S   nr.    1  IMISAY. 

volupté;  c'était  le  lundi  (i).  Ce  jour  était  pour  elle  uu 
jour  funèbre ,  une  époque  malheureuse  et  vide  qui  ne 
marquait  pas  dans  son  existence. 

Ne  croyez  pas  qu  elle  essayât  de  lutter  contre  ses  senti- 
mcns  ;  elle  aimait  comme  elle  vivait ,  lisant  le  peu  de  livres 
que  Ruppertlui  avait  laissés  ,  se  promenant  dans  les  allées 
qu'il  préférait,  passant  devant  la  maison  quil  avait  habi- 
tée ,  et  se  plaisant  à  lever  les  yeux  vers  la  fenêtre  qu'il  ou- 
vrait tous  les  matins. 

Quant  à  Ruppert ,  qui  avait  vécu  sur  le  continent  aA^ec 
le  luxe  d'un  prince  moscovite  ou  d'une  danseuse  émé- 
rite,  il  découvrit  un  peu  tard  que  le  meilleur  moyen  de 
faire  profiter  ses  terres  et  fleurir  ses  domaines  n'est  pas 
de  s'engager  dans  de  lointains  voyages.  Comme  il  n'avait 
pas  une  foi  aveugle  dans  la  probité  d  un  intendant  ni  dans  la 
surveillance  active  d'un  fermier,  il  se  vit  forcé  de  consa- 
crer à  lentretien  de  sa  propriété  un  soin  et  une  vigilance 
qui  absorbèrent  tous  ses  instans.  Grâce  à  cette  attention 
soutenue,  il  acquit  une  impopularité  complète  -,  et  lorsque 
ses  voisins  s'aperçurent  que  la  présence  du  maître  avait 
fermé  le  parc ,  condamné  les  routes  qui  leur  servaient  de 
points  de  communication  ,  forcé  les  chasseurs  de  respecter 
les  faisans  et  les  daims  ,  établi  une  sévère  économie  dans 
tout  ce  qui  se  rapporte  aux  finances  du  château  ,  ils  furent 
d'un  avis  unanime  sur  le  compte  de  Piuppert ,  et  le  détes- 
tèrent cordialement. 

Cette  vie  laborieuse ,  et  le  sentiment  de  l'aversion  géné- 
rale dont  il  était  l'objet ,  fatiguèrent  notre  héros  sans  le 
rebuter.  Un  jour  que  la  coupe  d'une  forêt  avait  réclamé 

(i)Lcs  lettres  mises  à  la  poste  le  dimanche,  ne  partent  qne  le  len- 
demain. 


sou  inspection  ,  cl  qu'un  brouillard  tout  anglais  l'avait  pé- 
nétré de  son  humidilé  malfaisante,  il  rentra  au  château  , 
mouillé,  harassé,  en  proie  à  une  fièvre  qui  ne  tarda  pas 
à  prendre  un  caractère  sérieux.  Trois  semaines  s'écoule- 
ront 5  et,  après  avoir  été  à  la  mort,  il  retrouva , grâce  aux 
soins  du  médecin  le  plus  célèbre  du  canton  ,  ou ,  si  l'on 
veut ,  en  dépit  de  ses  soins ,  l'usage  de  ses  sens  et  de  sa 
volonté. 

((  Dicky,  dit  il  à  son  valet-de-chambre ,  donnez-moi  les 
lettres  qui  m'ont  été  adressées  depuis  ma  maladie,  m 

Un  monceau  de  papier  satiné ,  de  cachets  noirs  et  rou- 
ges, d'armoiries  soigneusement  empreintes  sur  un«  cire 
éclatante  ,  de  petits  billets  sans  enveloppe ,  d'énormes 
lettres  ministérielles,  s'éleva  bientôt  sur  la  table  placée 
auprès  du  lit  de  Ruppert.  Cousins  de  province  qui  se 
rappelaient  à  son  souvenir-,  employés  de  bureaux  qui 
réclamaient  ses  bons  offices  pour  obtenir  une  gratifica- 
tion ;  femmes  délaissées  qui  exhalaient  leurs  regrets  sur 
papier  superfin  5  fournisseurs  qui  prenaient  la  liberté 
d'envoyer  une  petite  note  ,  que  sans  doute  M.  Rup- 
pert avait  oubliée;  fashionables  qui  griffonnaient  des  bil- 
levesées en  petite  écriture  coulée  et  illisible  ;  tels  étaient 
les  principaux  correspondans  de  Ruppert  5  mais  une 
lettre  au  milieu  de  cet  amas  de  papiers  inutiles  attira 
surtout  son  attention.  La  dame  irlandaise  dont  l'intrigue 
avec  Ruppert  est  déjà  connue  du  lecteur,  n'était  pas  veuve, 
et  le  courroux  de  son  mari,  capitaine  au  service  d'An- 
gleterre ,  menaçait  à-la-fois  les  deux  coupables.  Deux  fois 
le  sous-lieutenant  du  régiment  irlandais ,  le  fidèle  Achale 
du  capitaine,  était  venu  au  château  de  Llndsay  s'informer 
de  la  santé  de  Ruppert ,  et  n'ayant  reçu  que  de  mauvaises 
nouvelles ,  il  les  avait  transmises  au  mari  outragé ,  homme 
de  mauvais  goût  et  de  mauvais  ton ,  qui  regardait  le  ma- 


l5o  GEORGES   DE   LIISDSAY. 

riage  comme  chose  sérieuse ,  n'entendait  rien  aux  manières 
du  beau  monde ,  et  qui ,  possédé  du  désir  de  venger  son 
outrage ,  trouvait  mauvais  que  l'offenseur  quittât  la  vie 
sous  la  main  du  docteur,  et  non  pas  sous  la  sienne.  On 
parlait  d'un  pistolet  devant  lequel  s'agenouillait  l'époux 
outragé  :  véritable  idole  irlandaise  qui  demande  toujours 
du  sang  pour  sacrifice.  La  femme  du  capitaine,  répudiée 
par  son  mari ,  faisait  à  Ruppert  ce  récit  pathétique.  Rup- 
pert  en  ressentit  plus  d'ennui  que  de  crainte ,  et  se  hdta 
de  chercher  une  lettre  de  la  jeune  Marie  dans  l'amas  d'é- 
pitres  diverses  que  son  domestique  avait  placées  près  de 
lui.  A  la  lecture  des  deux  ou  trois  premières  lettres ,  sa 
figure  s'anima ,  ses  yeux  brillèrent  de  plaisir  et  de  joie  ; 
mais  à  la  quatrième ,  le  sourire  qui  s'était  formé  sur  ses 
lèvres  s'éteignit,  sa  bouche  se  contracta ,  son  front  se  rida, 
et ,  rejetant  vivement  le  papier,  il  fit  atteler  sa  berline  ,  y 
monta  et  partit  pour  le  village  où  résidait  Marie. 

La  jeune  fille  avait  perdu  tout-à-coup  son  bonheur  et  sa 
vie  le  jour  où  les  lettres  de  Ruppert  avaient  cessé  de  lui 
parvenir.  Le  jeune  homme  avait-il  trahi  sa  foi  ?  était-il 
assez  étourdi  pour  oublier  d'écrire  à  Marie  ?  Hélas  !  toutes 
ces  pensées  étaient  également  cruelles. 

((  Êtes-vous  bien  sûr  qu'il  n'y  a  pas  de  lettre  pour  moi,  » 
demandait-elle  chaque  jour  au  buraliste  d'une  voix  si  ten- 
dre et  si  tremblante ,  que  l'homme  de  bureau  était  ému  de 
pitié  pour  elle  ;  qu'il  avait  peine  à  lui  répondre  :  «  Oui , 
mademoiselle  ,  »  et  que  sa  main  hésitait  en  fermant  le 
vasistas.  Peu-à-peu  elle  perdit  l'appétit^  son  teint  pâlit, 
ses  yeux  se  plombèrent-,  enfermée  dans  sa  petite  cham- 
bre sans  feu ,  occupée  à  lire  et  relire  les  lettres  de  celui 
«ju'elle  aimait,  ou  à  confier  toute  l'amertume  de  son  ame 
à  de  nombreuses  et  inutiles  lettres ,  la  pauvre  enfant  ne 
put  supjiorler  plus  long-tems  un  tel  supplice.  Il  est  ma- 


GEORGES  DE  LINDSAY.  l5l 

lade  assurément!  il  est  malade!  et  la  tendresse  de  son 
cœur  triomphant  de  sa  pudeur  naturelle ,  Marie  réunit 
ses  effets  les  plus  nécessaires  dans  un  petit  paquet,  et 
de  grand  matin ,  elle  sortit  de  la  Tnaison  paternelle ,  cou- 
pable ,  coupable  dans  la  réalité  ,  mais  plus  innocente  dans 
sa  pensée  que  la  plupart  des  femmes  fières  de  leur  vertu. 
Elle  avait  à  peine  fait  quelques  pas ,  lorsqu'une  voix  sévère 
frappa  son  oreille  -,  c'était  la  voix  de  son  frère  :  il  n'eut 
pas  de  peine  à  découvrir  le  motif  de  cette  sortie  si  mati- 
nale ;  la  liaison  de  Ruppert  avec  sa  sœur  ne  lui  avait  pas 
échappé.  La  compassion  était  étrangère  à  son  cœur, 
non  que  ce  fût  un  homme  moral  ;  mais  l'abus  des  plaisirs 
l'avait  endurci.  La  malheureuse  enfant,  insultée  par  cet 
homme  si  inférieur  à  elle ,  fut  ramenée  violemment  à  la 
maison  de  son  père ,  où  l'attendaient  les  plus  mauvais 
traitemens  et  la  cruauté  la  plus  barbare.  On  l'enferma 
dans  sa  chambre ,  et  le  frère  triomphant  de  la  honte  et 
du  désespoir  dont  il  venait  d'accabler  sa  sœur,  monta 
sa  jument  grise  et  alla  faire  sa  déposition  à  Londres,  de- 
vant la  cour  des  cinq  juges ,  destinée  à  venger  de  pareils 
outrages  à  la  morale  publique.  Imaginez  la  désolation  de 
Marie ,  à  qui  la  faculté  d'écrire  avait  même  été  enlevée. 
Hélas!  son  malheur  ne  devait  pas  s'arrêter  là. 

Ephraim  Warner  avait  pour  compatriote  et  pour  co- 
religionnaire un  nommé  Zacharias  Johnson,  le  plus  riche, 
le  plus  saint,  le  plus  absurde  ,•  le  plus  ennuyeux  et  le  plus 
avare  de  cette  tribu  bénie  du  ciel.  Ses  habits  montraient 
la  corde  :  sa  voix  nasale  ne  chantait  jamais  que  des  canti- 
(jues  j  son  improvisation  sacrée  était  pleine  d'anathèmes  5 
son  cœur  était  vide  de  charité  ;  son  regard  était  faux , 
louche  et  sinistre.  Ce  vénérable  personnage  avait  trouvé 
chez  Marie  trois  choses  qui  avaient  excité  en  lui  le  désir 
d'en  faire  sa  compagne  devant  le  Seigneur  :  d'abord  de  la 


\3'1  liEOKGES  DU   LlAUiAY. 

beauté,  car  il  élail  sensuel;  ensuite  de  la  patience,  car  il 
était  méchant  ;  et  enfin  de  la  fortune ,  car  il  était  cupide. 
Le  saint  homme  manœuvra  si  habilement  auprès  du  père 
Ephraïm  et  de  James  ,  son  fils ,  qu'il  obtint  leur  consen- 
tement. Celui  de  INIarie  était  tout-à-falt  inutile,  selon  lui  j 
et  dans  les  idées  de  sa  caste,  la  femme,  obéissante  comme 
aux  tems  bibliques,  n'avait  qu'à  subir  le  joug  d'un  maître. 
C'est  chose  merveilleuse  que  la  diplomatie  habile  et  pro- 
fonde qui  s'allie  souvent  à  la  sainteté.  Au  père  ,  il  parlait 
de  sa  fortune  et  des  moyens  qu'une  femme  économe  pou- 
vait mettre  en  œuvre  pour  l'accroître  -,  il  appuyait  sa  de- 
mande de  passages  des  livres  saints  et  de  marqueterie 
hébraïques.  Avec  le  fils ,  il  était  homme  du  monde ,  plein 
de  bienveillance  et  de  facilité  dans  le  commerce  :  a  II 
savait,  disait-il,  que  la  jeunesse  aimait  la  dépense ,  que 
la  chair  était  impérieuse  et  tyrannique  dans  ses  goûts  et 
ses  penchans  5  et  lui ,  Zacharias  Johnson ,  serait  trop  heu- 
reux de  venir,  dans  l'occasion,  au  secours  de  M.  James 
Warner,  et  de  lui  avancer  quelques  sommes  d'argent  s'il 
en  avait  besoin  m. 

M.  James  Warner  ne  permit  pas  à  une  si  belle  occasion 
de  s'évanouir  ;  il  vendit  ses  services  à  Johnson.  C'était,  de 
la  part  de  ce  dernier,  le  comble  de  la  finesse  et  le  dernier 
point  du  talent.  Dans  toutes  les  familles ,  vous  trouverez 
un  dominateur  quel  qu'il  soit  ;  et  souvent ,  par  un  phéno- 
mène dont  nous  avons  tous  été  témoins,  c'est  le  plus  jeune 
et  le  plus  faible  qui  dirige;  c'est  le  plus  âgé,  c'est  le  chef 
qui  se  laisse  conduire.  Ici  le  patriarche  était  superstitieux 
et  d'un  esprit  débile  :  son  fils  ,  énergique  et  grossier,  de- 
vait nécessairement  le  vaincre.  Dans  les  familles  comme 
dans  la  société ,  l'intelligence  la  plus  forte  reste  toujours 
maîtresse. 

Maliieureusemenl  pour  la  jeune  fille ,  la  demande  en 


GEORGES  DE  I.TNDSAY.  l53 

mariage  faite  par  Zacharias  Johnson ,  et  la  séduction  à  la- 
quelle le  frère  céda  aisément ,  coïncidèrent  avec  la  fuite  de 
Marie  et  la  découverte  de  ses  rapports  avec  Ruppert. 
James  ne  manqua  pas  de  tourner  à  son  profit  l'occasion 
qui  représentait,  d'exploiter  à-la-fois  la  colère,  le  cha^^rin, 
l'avidité  pécuniaire ,  l'esprit  de  secte  et  l'entêtement  fana- 
tique d'Ebénézer.  Le  consentement  au  mariage  fut  arraché 
à  ce  dernier,  ses  scrupules  furent  vaincus,  ses  sentimens 
de  tendresse  effacés  ou  amortis.  En  vain  Marie  versa  des 
larmes  et  se  jeta  aux  genoux  de  son  père  -,  il  traversa  d'un 
pas  ferme  et  d'un  œil  sec  ces  désolantes  scènes  de  famille  ; 
et  le  frère,  sans  un  remords,  fixa  le  jour  qui  devait  ac- 
complir le  sacrifice  de  sa  sœur. 

Les  annales  domestiques  sont  pleines  de  ces  barbaries 
secrètes  et  cachées  qui  n'ont  point  d'historien,  et  qui  exci- 
tent peu  de  pitié.  Combien  de  familles  persévèrent  encore 
dans  ce  système,  qui,  comme  toutes  les  tyrannies,  com- 
mence par  l'oppression  et  finit  par  la  misère  !  Marie  s'é- 
tait épuisée  dans  la  lutte  ;  elle  était  trop  douce  pour  pro- 
longer une  résistance  pénible-,  ses  supplications  et  ses 
prières  furent  étouffées  ;  ses  larmes  tarirent  :  le  cœur  brisé, 
elle  resta  sous  le  poids  de  cette  douleur,  sans  espoir  et  sans 
recours,  en  proie  à  cette  silencieuse  angoisse  qui  nous 
écrase  comme  un  songe  nocturne,  et  nous  enchaîne  à  notre 
malheur,  sans  nous  laisser  même  le  désir  et  la  force  de  le 
secouer.  Cependant,  trois  jours  avant  celui  qui  devait 
l'unir  à  jamais  à  Zacharias ,  elle  trouva  moyen  d'écrire  à 
Ruppert. 

«  Sauvez  moi ,  lui  disait-elle,  je  ne  sais  par  quel  moyen, 
je  ne  sais  dans  quel  but-,  mais  sauvez-moi,  vous,  mou 
ange  protecteur.  Ce  nest  pas  ici  la  déclamation  d'une 
fille  romanesque.  Assurément  je  mourrai  bientôt;  mais  je 
voudrais  vous  voir  encore,  vous  par  qui  je  sens  le  prix  de  la 


l54  GEORGES  DE   LIJNDSAY. 

vie.  Soyez  près  de  moi  ;  enseignez-moi  à  mourir.  Que  l'a- 
mertume de  la  mort  s'efface  en  votre  présence  !  De  toutes 
les  terreurs  dont  ma  destinée  m'environne,  nulle  n'est 
plus  horrible  que  la  pensée  d'être  contrainte  à  ne  plus 
vous  voir,  à  ne  plus  vous  aimer.  Ma  tète  est  en  feu  et  ma 
main  si  glacée ,  que  je  puis  à  peine  tenir  la  plume.  Rup- 
pert  !  Ruppert  !  c'est  vendredi  prochain  !  rappelez- vous 
cette  époque  !  sauvez-moi  !  sauvez-moi  !  » 

Le  jour  fatal  arriva  -,  l'heure  du  mariage  sonna ,  et  Rup- 
pert ne  vint  pas.  Les  vêtemens  de  noces  étaient  prêts  :  on 
habilla  la  jeune  fille ,  et  son  père  monta  lui-même  dans  sa 
chambre  pour  l'inviter  à  descendre  au  salon ,  où  se  trou- 
vait déjà  un  petit  nombre  de  personnes  invitées.  Le  vieil 
Ebénézer  embrassa  Marie  ,  et ,  la  voyant  si  pâle ,  si  défaite, 
un  souvenir  de  tendresse  le  saisit  ;  sa  voix  s'adoucit  ^  il  re- 
trouva un  moment  la  douceur  et  la  bienveillance  qu'il  avait 
eues  pour  elle. 

«  Ma  fille ,  lui  dit-il ,  n'avez-vous  pas  un  seul  mol  pour 
votre  père  ?  » 

Ses  lèvres  s'agitèrent  quelque  tems ,  et ,  après  d'assez 
longs  efforts ,  elle  prononça  ces  mots  : 

«  Est-il  trop  tard,  mon  père?  pouvez-vous  encore  me 
sauver  ?  » 

Une  étincelle  d'humanité  ,  de  pitié  et  d'amour,  brillait 
dans  les  yeux  du  père.  Peut-être  allait-il  révoquer  la  sen- 
tence et  sauver  sa  fille.  James  vit  le  danger  et  se  hâta  de 
venir  au  secours  de  son  complice  ;  d'un  seul  regard ,  d'un 
seul  froncement  de  sourcil ,  James  imposa  silence  aux  gé- 
missemens  de  l'amour  paternel.  Cette  scène  muette  n'é- 
chappa pas  à  la  jeune  fille;  elle  vit  que  tout  était  perdu. 

«  Que  Dieu  vous  pardonne  !  »  s'écria-t-elle  d  une  voix 
tremblante.  Puis  elle  descendit  l'escalier  d'un  pas  chan- 
celant. 


GEORGES  DE   LINDSAY.  l55 

La  chambre  où  le  sacrifice  allait  s'accomplir^  chambre 
décorée  du  litre  de  salon,  qu'elle  était  loin  de  mériter, 
était  obscure  et  étroite.  Auprès  d'une  petite  table  d'aca- 
jou noirci  par  le  tems ,   deux  femmes  se  trouvaient  as- 
sises, saintes  de  soixante  ans;  vierges,  pour  ainsi  dire 
fossiles  ,  cœurs  de  pierre  ,   droites  et  raides   dans  leur 
aspect  et  dans  tous  leurs  mouvemens,  flétries  et  durcies 
sous  le  souffle  de   la  superstition  et  de   Tégoïsme.  Ces 
deux  squelettes  marchèrent ,  appuyèrent  leurs  lèvres  gla- 
cées sur  le  front  de  la  jeune  fille ,    et  reprirent  grave- 
ment leurs  places ,  après  avoir  prononcé  je  ne  sais  quelles 
sourdes  paroles  qu'elles  appelèrent  des  bénédictions.  Vous 
n'eussiez   pas   assisté    sans   effroi  à  cette  scène  bizarre  : 
à   propos  d'une  noce  ,    tous  ces  personnages   muets  et 
sombres   réunis   dans    un    lieu   presque   funèbre ,    celte 
jeune  fille  mourante  embrassée  par  deux  cadavres  ,    et 
recevant  sans  émotion  celte  salutation  de  la  tombe  :  spec- 
tacle singulier,  que  l'Angleterre  seule  et  la  secte  dont  nous 
parlons  peuvent  offrir.    Auprès   d'une   petite  cheminée 
pleine  de  tourbe  brûlante ,  on  voyait  une  grande  figure 
longue ,  en  habits  assez  riches ,  et  qui  contrastait  avec  la 
tristesse  de  la  scène  ;  c'était  le  fiancé  ,  personnage  grotesque 
par  la  dissonnance  de  son  costume  de  fête  et  de  sa  solen- 
nité naturelle.  Quand  la  jeune  fille  entra  dans  la  chambre, 
il  sourit  avec  je  ne  sais  quelle  gracieuseté  déplaisante  ;  ses 
yeux  à  demi  fermés  rayonnèrent;  ses  membres  sans  sou- 
plesse essayèrent  de  se  dénouer,  pour  ainsi  dire  ;  il  arran- 
gea soigneusement  les  deux  pans  de  son  gilet  jaune ,  se 
ploya  solennellement  en  deux  et  s'assit.  Devant  lui,  un 
petit  rejeton  de  la  même  secte ,  enfant  de  douze  ans ,  aux 
cheveux  d'un  blond  fade,  tenait  un  morceau  de  pâtisserie 
n  la  main  ,  et  promenait  sur  les  assistans  un  regard  que  les 


l56  GEORGES  DE  LIISDSAY. 

habitudes  religieuses  de  sa  première  enfance  avaient  déjà 
dépouillé  de  jeunesse  et  de  vie. 

Dans  l'embrasure  d'une  fenêtre,  les  bras  croisés ,  l'air 
distrait,  la  figure  pâle,  pensive  et  même  douloureuse,  un 
militaire  se  tenait  debout.  C'était  un  homme  d'environ 
quarante  ans,  qui,  à  l'approche  de  Marie,  fixa  sur  elle  le 
regard  le  plus  attentif  et  le  plus  pénétrant ,  la  salua  d'un 
air  d'intérêt  et  de  respect,  et  reprit  sa  place,  en  murmurant 
quelques  paroles  qui  semblaient  adressées ,  non  à  ceux  qui 
l'entouraient,  mais  à  lui-même  5  il  se  nommait  Monkton  , 
et  venait  de  renouveler  connaissance  avec  la  famille  War- 
ner depuis  qu'il  avait  appris  que  Ruppert,  séducteur  de 
la  jeune  fille,  avait  échoué  dans  son  projet.  Vous  recon- 
naissez en  lui  l'Irlandais  dont  la  femme  s'était  compromise 
si  gravement  dans  une  intrigue  avec  Ruppert.  Cet  homme 
singulier  avait  eu  la  fantaisie  toute  irlandaise  d'assister  à 
la  noce  de  Marie  -,  elle  lui  inspirait  un  intérêt  singulier  :  en 
elle  il  voyait  sa  compagne  de  douleur,  une  autre  victime  du 
même  homme  contre  lequel  il  nourrissait  la  plus  ardente 
haine. 

Tel  était  le  conclave.  Jamais  jour  de  noces  neut  un  as- 
pect plus  triste.  Jamais  conviés  n'eurent  une  physionomie 
plus  menaçante. 

«  Mes  frères  (dit  le  patriarche,  de  ce  ton  nasal  et  sourd 
qu'affectent  les  hommes  de  sa  caste ,  et  dont  l'émotion  qui 
fagitail  rendait  les  accens  plus  sombres  encore),  mes  frères, 
cherchons  quelque  recours  dans  la  manne  céleste ,  dans  la 
parole  de  Dieu.  » 

Sa  main  décharnée  saisit  sur  le  rayon  d'une  bibliothèque 
une  vieille  Bible  usée  par  ses  aïeux.  Toute  la  congrégation 
s'af^enouilla  au  même  instant ,  comme  par  un  mouvement 
machinal  et  involontaire.  Après  la  lecture  ,  qui  fut  écoutée 


GEORGES  DE   LI^DSAY.  15^ 

avec  un  silence  profond  et  religieux ,  le  père ,  selon  la  cou- 
tume des  anabaptistes ,  improvisa  son  discours  et  se  laissa 
entraîner  au  mouvement  de  son  inspiration.  Il  demanda 
grâce  pour  sa  fille  ,  sur  laquelle  ,  disait-il,  le  mauvais  ange 
avait  osé  depuis  quelrjue  tems  appesantir  son  influence.  11 
tourna  les  yeux  vers  Monkton ,  délaissé  par  sa  femme  ^  et , 
frappé  de  cette  situation  qui  le  touchait,  il  commença  une 
fervente  prière  ,  dans  laquelle  il  implorait  le  même  secours 
et  la  même  miséricorde  pour  lui. 

«  Son  bonheur  a  été  flétri  par  le  même  monstre  ^  sa  vie 
a  été  frappée  d'anathème  par  le  même  homme  que  le  démon 
avait  choisi  pour  instrument  de  ses  desseins  sur  ma  fille. 
Dieu  éternel!  fais  pénétrer  jusqu'à  lui  le  soufîle  de  tes 
consolations 5  rends-lui,  ainsi  qu'à  la  femme  pécheresse, 
la  paix  de  l'existence  et  l'innocence  de  l'ame.  Que,  du 
sein  de  leur  malheur  renaisse  pour  eux  une  vie  plus 
heureuse  et-  plus  pure  -,  qu'il  sache  pardonner  et  qu  elle 
sache  se  repentir.  Dieu  éternel!  verse  les  trésors  de  ta 
grâce  sur  cette  maison  où  les  accens  de  la  joie  ne  retentis- 
sent pas,  où  les  cœurs  sont  attristés,  où  un  jour  de  noces 
ressemble  à  un  jour  de  deuil.  » 

INIonkton ,  brave  militaire  dont  Tesprit  était  assez  borné, 
mais  enthousiaste ,  ne  put  retenir  ses  larmes.  Il  se  fit  un 
long  silence j  car  tout  le  monde  était  ému.  Marie,  sans 
prononcer  une  parole,  se  rassit.  IMonkton  ,  les  yeux  hu- 
mides de  larmes ,  ouvrit  la  fenêtre  pour  respirer  plus  libre- 
ment. Cependant  James  Warner  se  souvint  de  sa  promesse, 
et,  adoucissant  un  peu  sa  voix  naturellement  rauque  : 

«  Mon  père ,  dit-il ,  je  crois  qu'il  est  tems  de  partir  5 

j'entends  le  bruit  des  voitures  qui  viennent  nous  chercher.  » 

En  effet ,  des  pas  de  chevaux  se  faisaient  entendre  5  une 

berline  s  arrêta  devant  la  maison  d'Ebénézer  :  tout  le  monde 

se  leva.  Marie  elle-même  courut  vers  la  fenêtre  :  et  son 


l54  GEORGES  DE   LIJSDSAY. 

vie.  Soyez  près  de  moi  ^  enseignez-moi  à  mourir.  Que  l'a- 
mertume de  la  mort  s'efiface  en  votre  présence  !  De  toutes 
les  terreurs  dont  ma  destinée  m'environne,  nulle  n'est 
plus  horrible  que  la  pensée  d'être  contrainte  à  ne  plus 
vous  voir,  à  ne  plus  vous  aimer.  Ma  tète  est  en  feu  et  ma 
main  si  glacée ,  que  je  puis  à  peine  tenir  la  plume.  Rup- 
pert  !  Ruppert  !  c'est  vendredi  prochain  !  rappelez-vous 
cette  époque  !  sauvez-moi  !  sauvez-moi  !  » 

Le  jour  fatal  arriva  -,  l'heure  du  mariage  sonna ,  et  Rup- 
pert ne  vint  pas.  Les  vêtemens  de  noces  étaient  prêts  :  on 
habilla  la  jeune  fille ,  et  son  père  monta  lui-même  dans  sa 
chambre  pour  l'inviter  à  descendre  au  salon ,  où  se  trou- 
vait déjà  un  petit  nombre  de  personnes  invitées.  Le  vieil 
Ebénézer  embrassa  Marie  ,  et ,  la  voyant  si  pâle ,  si  défaite, 
un  souvenir  de  tendresse  le  saisit;  sa  voix  s'adoucit;  il  re- 
trouva un  moment  la  douceur  et  la  bienveillance  qu'il  avait 
eues  pour  elle. 

«  Ma  fille ,  lui  dit-il ,  n'avez- vous  pas  un  seul  mot  pour 
votre  père  ?  » 

Ses  lèvres  s'agitèrent  quelque  tems ,  et ,  après  d'assez 
longs  efforts ,  elle  prononça  ces  mots  : 

«  Est-il  trop  lard,  mon  père?  pouvez-vous  encore  me 
sauver  ?  » 

Une  étincelle  d'humanité,  de  pitié  et  d'amour,  brillait 
dans  les  yeux  du  père.  Peut-être  allait-il  révoquer  la  sen- 
tence et  sauver  sa  fille.  James  vit  le  danger  et  se  hâta  de 
venir  au  secours  de  son  complice  ;  d'un  seul  regard ,  d'un 
seul  froncement  de  sourcil ,  James  imposa  silence  aux  gé- 
missemens  de  l'amour  paternel.  Cette  scène  muette  n'é- 
chappa pas  à  la  jeune  fille;  elle  vit  que  tout  était  perdu. 

«  Que  Dieu  vous  pardonne  !  »  s'écrla-t-elle  d'une  voix 
tremblante.  Puis  elle  descendit  l'escalier  d'un  pas  chan- 
celant. 


geouges  de  lindsay.  i55 

La  chambre  où  le  sacrifice  allait  s'accomplir;  chambre 
décorée  du  litre  de  salon,  qu'elle  était  loin  de  méritrr, 
était  obscure  et  étroite.  Auprès  d'une  petite  table  d'aca- 
jou noirci  par  le  tems ,   deux  femmes  se  trouvaient  as- 
sises ,  saintes  de  soixante  ans  ;  vierges ,  pour  ainsi  dire 
fossiles  ,  cœurs  de  pierre  ,  droites  et  raides   dans  leur 
aspect  et  dans  tous  leurs  mouvemens,  flétries  et  durcies 
sous  le  souffle  de   la  superstition  et  de   l'égoïsme.  Ces 
deux  squelettes  marchèrent ,  appuyèrent  leurs  lèvres  gla- 
cées sur  le  front  de  la  jeune  fille ,    et  reprirent  grave- 
ment leurs  places  ,  après  avoir  prononcé  je  ne  sais  quelles 
sourdes  paroles  qu'elles  appelèrent  des  bénédictions.  Vous 
n'eussiez  pas   assisté    sans   effroi  à  cette  scène  bizarre  : 
à   propos  d'une  noce  ,    tous  ces  personnages   muets  et 
sombres   réunis  dans    un    lieu   presque   funèbre ,   cette 
jeune  fille  mourante  embrassée  par  deux  cadavres  ,    et 
recevant  sans  émotion  celte  salutation  de  la  tombe  :  spec- 
tacle singulier,  que  l'Angleterre  seule  et  la  secte  dont  nous 
parlons  peuvent  offrir.    Auprès   d'une   petite  cheminée 
pleine  de  tourbe  brûlante ,  on  voyait  une  grande  figure 
longue ,  en  babils  assez  riches ,  et  qui  contrastait  avec  la 
tristesse  de  la  scène  5  c'était  le  fiancé  ,  personnage  grotesque 
par  la  dissonnance  de  son  costume  de  fête  et  de  sa  solen- 
nité naturelle.  Quand  la  jeune  fille  entra  dans  la  chambre, 
il  sourit  avec  je  ne  sais  quelle  gracieuseté  déplaisante  ;  ses 
yeux  à  demi  fermés  rayonnèrent  j  ses  membres  sans  sou- 
plesse essayèrent  de  se  dénouer,  pour  ainsi  dire  ;  il  arran- 
gea soigneusement  les  deux  pans  de  son  gilet  jaune ,  se 
ploya  solennellement  en  deux  et  s'assit.  Devant  lui,  un 
petit  rejeton  de  la  même  secte ,  enfant  de  douze  ans ,  aux 
cheveux  d'un  blond  fade ,  tenait  un  morceau  de  pâtisserie 
à  la  main  ,  et  promenait  sur  les  assistans  un  regard  que  les 


l6o  GEORGES  DE  LINDSW. 

domestique.  Les  cheveux  blancs  du  père  étaient  réservés 
à  d'autres  douleurs.  James  le  mauvais  sujet  termina  ses 
jours  dans  une  prison.  Henri  Monkton ,  traduit  devant  les 
tribunaux ,  fut  considéré  comme  atteint  de  folie  et  acquitté. 
Vous  trouverez  dans  le  petit  village  de  Telfer  une  pierre 
noire  qui  porte  le  nom  de  Marie  Warner  :  dans  le  vieux 
château  des  Lindsay,  le  cercueil  magnifique  de  leur  der- 
nier descendant.  Ce  sont  là  les  seuls  souvenirs  qu'aient 
laissés  ,  de  leur  passage  sur  la  terre,  ces  deux  êtres,  dont 
le  plus  tendre ,  le  plus  vertueux  et  le  plus  faible  fut  écrasé 
et  détruit ,  comme  il  arrive  toujours ,  par  Tamour  même 
de  celui  qui  s'était  emparé  de  sa  destinée. 

(New  Monthlj  Magazine.^ 


NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

DE  LA  LITTÉRATURE,  DES  BEAUX-ARTS,  DU  COMMERCE,    DES 
ARTS  INDUSTRIELS  ,    DE  l'AGRICULTURE  ,    ETC. 


(^gct<!nc^i   ^^(xhrdUs, 


Formation  du  soufre  à  Solfatara ,  près  de  Naples. — 
Solfatara  est  le  cratère  d'un  volcan  éteint,  situé  très-près 
de  Pouzzuoli  et  à  deux  lieues  de  Naples.  C'est  là  que  l'on 
se  procure  chaque  année  de  grandes  quantités  de  soufre 
et  d'alun.  Voici  la  description  qu'en  donne  un  savant  na- 
turaliste qui  l'a  récemment  visitée. 

((  La  Solfatara,  dit-il,  est  une  espèce  d'amphithéâtre  de 
forme  elliptique,  entouré  d'une  crête  de  tuf  volcanique.  Le 
plus  grand  diamètre  de  ce  cratère  elliptique  a,  dans  la  direc- 
tion du  nord-est  au  sud-ouest,  environ  2,337  pi^ds  de  lon- 
gueur. La  crête  qui  l'entoure  a  6,8o5  pieds  de  circonfé- 
rence, et  s'élève  à  291  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la 
mer.  Sur  différens  points  de  cet  enclos ,  qui  offre  aux  yeux 
de  l'étranger  un  spectacle  remarquable,  on  aperçoit  ce 
que  les  habitans  du  pays  nomment  des  fumaToli.  Ce  sont 
simplement  les  fissures  ou  les  fentes  du  sol  par  lesquelles 
on  voit  sortir  en  plus  ou  moins  grande  abondance,  et  avec 
plus  ou  moins  de  violence,  le  gaz  hydrogène  sulfuré.  Vers 
l'est,  tout  près  du  bord  du  cratère,  le  gaz  sort  par  de  larges 
ouvertures  que  présente  le  sol ,  avec  une  telle  force,  qu'il 
projette  à  une  certaine  hauteur  de  petits  fragmens  de  lave. 

La  formation  du  soufre  fourni  par  l'hydrogène  sulfuré 
est  un  objet  d'étude  curieux j  la  température  de  ce  gaz. 


162  NOUVELLES   DES  SCIEJVCES  , 

au  moment  où  il  sort  de  la  terre,  est  si  élevée,  que  la 
main  placée  à  quelque  distance  au-dessus ,  n'en  peut  sup- 
porter la  chaleur  pendant  une  minute.  On  voit  en  même 
tems  une  grande  quantité  de  vapeur  se  condenser  aux 
environs.  Dans  certaines  parties  ,  le  thermomètre  de  Fa- 
renheit  s'élève  à  1 60°  ;  mais ,  dans  plusieurs  autres ,  il  ne 
dépasse  pas  70. 

Lorsque  la  température  du  gaz  est  très-élevée,  les  fis- 
sures par  lesquelles  il  sort  sont  couvertes  de  groupes  de 
petits  cristaux  de  soufre 5  mais  lorsqu'elle  est  basse,  il 
n'y  a  qu'une  petite  quantité  de  soufre  qui  se  dépose,  et 
les  corps  voisins  sont  couverts  de  sulfate  de  chaux,  d'alu- 
mine ou  de  fer  cristallisé.  Celte  différence,  au  premier 
abord,  parait  extraordinaire  ;  mais  on  en  trouve  facilement 
l'explication  si  Ton  examine  avec  soin  la  fissure  par  la- 
quelle sort  le  gaz  à  la  température  de  160°. 

Une  portion  de  l'hydrogène  sulfuré  se  trouvait  en  con- 
tact avec  une  masse  de  lave  placée  au-dessus  de  la  fis- 
sure, et  conséquemment  exposée  à  l'air  atmosphérique, 
semblait  se  condenser  et  formait  en  peu  de  tems  un  glo- 
bule fluide  doué  d'une  grande  force  de  réfraction.  Ce  glo- 
bule continuait  à  augmenter  jusqu'à  ce  qu'il  parût  sur  le 
point  de  se  détacher  de  la  masse  ;  alors  on  voyait  de  pe- 
tites particules  d'un  jour  brillant  tournoyer  dans  son  inté- 
rieur avec  une  très-grande  vélocité  ;  puis  une  de  ces  parti- 
cules s'étant  attachée  à  la  pierre  à  laquelle  le  globule  était 
suspendu,  on  en  voyait  d'autres  venir  rapidement  s'ac- 
coler à  celte  première,  et  ainsi  en  peu  d'inslans  se  for- 
mait un  pclit  cristal  prismatique.  Lorsque  la  fissure 
suit  une  direction  oblique,  ces  phénomènes  s'opèrent 
plus  rapidement .  sans  doute  à  cause  de  la  plus  grande 
étendue  de  la  surface  exposée  à  l'influence  du  gaz.  Le 
soufre  qui  est  ainsi  déposé  sur  ces  surfaces  est  amorphe  ou 


1)11   COMMEUCE,    DE    l'iMUSI  RIE  ,    ETC.  \6i 

cristallisé,  suivant  la  rapidité  avec  laquelle  il  est  déposé  ^ 
ce  qui  est  conforme  aux  lois  de  la  cristallisation  en  général. 

Dans  les  endroits  où  le  gaz  sort  à  une  température  moins 
élevée,  ces  phénomènes  se  passent  autrement.  Les  chan- 
gemens  qu  éprouvent  les  surfaces  des  corps  voisins  ne 
viennent  que  lentement  et  presque  imperceptiblement.  La 
quantité  de  soufre  à  l'état  naturel  est  très-faible,  tandis 
que  les  sulfates  sont  très-abondans. 

Voici  maintenant  comment  on  peut  expliquer  ces  divers 
phénomènes.  Dans  les  premiers  cas,  lorsque  le  gaz  est  à 
une  température  Irès-élevée,  il  est  probable  qu'au  mo- 
ment où  il  se  trouve  en  contact  avec  l'air,  non-seulement 
la  vapeur  d'eau  qui  l'accompagne  est  condensée;  mais 
qu'une  partie  de  l'hydrogène  du  gaz  s'unit  à  Toxigèue  de 
l'air  pour  faire  de  Teau  ;  en  même  tems  le  soufre,  com- 
biné à  cette  portion  d'hydrogène ,  se  trouvant  libre ,  se  dé- 
pose, à  l'état  solide,  à  la  surface  des  corps  environnans. 
Si  la  température  du  gaz  est  peu  élevée,  la  quantité  d  eau 
tenue  en  suspension  sera  peu  considérable,  et  sa  tension 
élastique  différera  peu  de  celle  de  l'atmosphère.  Alors  il  y 
aura  très-peu  de  vapeur  condensée ,  l'hydrogène  du  gaz 
ne  s'unira  pas  à  Toxigène  de  l'eau ,  mais  bien  au  soufre  , 
d'où  résultera  l'acide  sulfurique  qui ,  par  sa  combinaison , 
produira  le  sulfate  dont  nous  avons  parlé.  Ces  dernières 
opérations  exigent  cependant  beaucoup  de  tems  ^  mais 
comme  elles  ne  cessent  de  se  reproduire,  il  faut  en  con- 
clure que  tout  le  sol  de  Solfatara  est  presque  uniquement 
composé  de  sulfates,  et  que ,  pour  obtenir  le  sulfate  d'alu- 
mine (alun),  il  suffit  de  laver  simplement  la  terre  avec  de 
l'eau. 

On  peut  dire  que  le  cratère  de  Solfatara  est  enveloppé 
d'une  atmosphère  de  gaz  hydrogène  sulfuré;  car  l'action 
de  ce  gaz  sur  tous  les  corps  environnans  est  évidente.  Il 


l64  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

agit  sur  la  lave  elle-même  et  la  décompose.  Le  fer  qu'elle 
contient  se  convertit  en  sulfate  et  devient  soluble  5  puis , 
enlevé  parles  pluies,  il  cesse  de  communiquer  aux  mon- 
tagnes voisines  la  couleur  qui  lui  est  propre  ;  les  sels  ter- 
reux qui  restent  leur  donnent  seuls  une  couleur  blanc- 
de-chaux  qui  a  valu  à  ces  montagnes  le  nom  de  Colli 
Leucogei. 

Plusieurs  voyageurs  ont  dit  que  le  sol  du  cratère  de  Sol- 
fatara  n'est  qu'une  espèce  de  cratère  qui  recouvre  un 
abîme,  et  les  guides  ne  manquent  point  de  tourner  à 
leur  profit  celte  opinion.  On  sait  que  quand  une  masse 
pesante  de  lave  est  lancée  avec  force  sur  la  terre ,  on 
entend  sous  les  pieds  un  bruit  sourd  et  retentissant  à- 
la-fois,  comme  si  l'on  se  trouvait  sur  une  voûte;  mais  la 
cause  de  ce  phénomène ,  qui  peut  à  la  vérité  embarrasser 
un  instant,  diffère  beaucoup  de  l'explication  qu'on  en 
donne  communément.  On  ne  l'observe  point  partout  avec 
une  force  égale,  mais  uniquement  dans  les  endroits  d'où 
se  dégage  le  plus  de  gaz  5  il  dépend  du  peu  de  cohésion 
qu'ont  entre  elles  les  matières  qui  composent  le  sol,  et  qui 
cependant  sont  trop  compactes  pour  céder  facilement  à  un 
choc  violent.  On  peut  observer  le  même  phénomène  sur  le 
sommet  du  Puy-de-Dôme  en  Auvergne,  et  sur  plusieurs- 
points  des  Alpes,  de  la  Suisse  et  de  la  Savoie. 

f^oracité  de  quelques  insectes.  —  En  général ,  les  in- 
sectes ,  comme  s'ils  avaient  la  conscience  de  leur  débilité , 
cherchent  lombre  et  le  mystère  :  s'ils  tissent  un  cocon, 
c'est  pour  s'y  blottir  et  y  déposer  leurs  œufs  ;  s'ils  creusent 
des  excavations  5  ce  sont  des  remparts  et  des  abris  qu'ils 
se  préparent  ;  mais  il  en  est  parmi  eux  dont  finslinct  per- 
vers les  porte  sans-  cesse  à  tendre  des  embuscades ,  à  pré- 
parer des  pièges ,  à  creuser  des  fossés  recouverts  de  trap- 


DU  COMMERCE,    DE  L'I^DVSTRIE,    ETC.  1 65 

pes,  pour  y  ensevelir  leur  proie.  Nous  allons  jeter  un 
coup- d'œil  sur  quelques-uns  de  ces  bandits,  dont  les  ma- 
nœuvres sont  les  plus  adroites  ou  les  moins  connues. 

La  Cicindela^  dont  la  tète  et  carrée,  et  dont  la  larve 
a  la  forme  de  la  lettre  Z ,  s'accroche  elle-même  par  deux 
tubercules  crochus  placés  sur  son  dos ,  et  de  manière  à 
ce  que  sa  tête  carrée  ne  dépasse  pas  le  niveau  du  sol. 
Ensuite ,  la  bouche  ouverte ,  elle  attend  sa  proie  et  la 
dévore  avec  tant  d  avidité  et  de  férocité ,  que  les  insectes 
même  de  son  espèce  ne  sont  pas  épargnés.  La  larve  du 
Rhagio  'vermileo  reste  au  contraire  absolument  immobile, 
au  fond  de  son  repaire,  redressant  à  angle  droit  avec  le 
mur  le  dernier  segment  de  son  corps.  Quand  une  proie 
tombe  dans  le  piège ,  le  Rhagio  Tenlace  ,  la  presse  ,  l'en- 
tortille de  son  corps  ,  la  transperce  de  ses  mandibules  et 
s'en  nourrit. 

Mais  parmi  ces  insectes  de  proie ,  le  plus  célèbre ,  le 
plus  vorace,  est  le  Myrmileon  formîcarius ,  connu  sous 
le  nom  de  Formica-leo.  Tout  le  monde  connaît  la  de- 
scription minutieuse  que  Réaumur  a  faite  de  cet  animal 
singulier.  Carnivore  et  avide  de  sang,  mais  privé  des 
armes  nécessaires  pour  s'élancer  sur  sa  proie ,  pour  com- 
battre et  pour  vaincre  5  ne  pouvant  marcher  qu'à  reculons , 
lourd  dans  ses  mouvemens ,  et  ne  sachant  pas,  comme  l'a- 
raignée, tendre  un  filet  ou  ses  ennemis  viennent  tomber, 
il  creuse  lentement  un  trou  rond  ,  dont  les  bords  sont  crou- 
lans  et  au  fond  duquel  il  demeure  caché ,  comme  ce  géant 
de  la  Fable,  qui  attendait  les  voyageurs  au  passage.  Sou- 
vent lorsqu'une  fourmi  se  promène  sur  les  bords  de  la 
trappe ,  mais  sans  y  tomber  ,  le  Myrmileon  lance  avec  ses 
grandes  pinces  du  sable  qui  atteint  la  fourmi  et  la  jette 
dans  le  plége.  La  carcasse  de  l'animal  dévoré  est  rejetée  et 
tombe  sur  les  bords  du  puils.  C'est  à  cet  indice  que  l'on  re- 


l66  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

connaît  ordinairement  la  trappe  du  Mjrmileon,  trappe  qui 
n'a  pas  plus  de  trois  pouces  de  diamètre ,  et  dont  l'ouver- 
ture supérieure  est  entourée  de  cadavres.  Après  avoir  ainsi 
fourni  à  ses  besoins ,  le  Mjrmileon  finit  par  se  bâtir  une 
cellule  dans  laquelle  il  subit  sa  quarantaine,  et  d'où  il  sort 
sous  la  forme  d'une  mouche  à  quatre  ailes,  qui  ressemblç 
beaucoup  aux  Libellulœ. 

Le  Necrophorus  -vespillo  ou  Fossoyeur ,  offre  des  par- 
ticularités non  moins  curieuses,  k  J'avais  remarqué,  dit 
M.  Gledilsch,  que  plusieurs  taupes  mortes,  déposées  sur  le 
gazon,  avaient  disparu  ,  sans  qu'il  restât  une  seule  trace  de 
leurs  corps.  Je  voulus  savoir  quelle  pouvait  être  la  cause  de 
cette  bizarre  disparition.  Une  taupe  morte  fut  placée  dans, 
un  endroit  que  je  marquai.  Le  lendemain  la  place  était  vide^ 
je  creusai  le  sol ,  et  je  retrouvai  ma  taupe  ,  enterrée  à  trois 
pouces  sous  terre-,  sous  cette  taupe  se  cachaient  deux  in- 
sectes noirs ,  rayés  de  deux  lignes  d'un  brun  jaunâtre , 
irrégulièrement  dentelées.  Le  cadavre  de  la  taupe  était 
presque  intact^  je  le  recouvris  de  terre.  Six  jours  après, 
je  lexhumai  de  nouveau  -,  le  trou  était  plein  de  petits  in- 
sectes 5  progéniture  des  necrophori.  On  ne  pouvait  douter 
que  ces  derniers  n'eussent  accompli  linhumation  de  la 
taupe  pour  approvisionner  leur  famille. 

»  Quatre  des  insectes  nouveau-nés  furent  placés  dans  un 
verre  de  cristal ,  à  demi  rempli  de  terre  et  bien  fermé.  Je 
jetai  sur  cette  terre  deux  grenouilles  mortes.  En  moins  de 
douze  heures,  l'un  des  cadavres  était  enterré.  Le  second 
le  fut  le  jour  d'après.  Une  linotte  morte  eut  le  même  sort.. 
Les  insectes  commençaient  par  creuser  la  terre  sous  le  ca- 
davre-, et  quand  la  fosse  était  profonde,  ils  attiraient  le 
corps  pour  ly  faire  tomber.  La  femelle  avait  travaillé  quel- 
que tems,  lorsque  le  mâle  survint,  la  cbassa,  arrangea  le 
corps  dans  la  fosse,  continua  le  travail  pendant  cinq  heu- 


nu    COMMERCE,    DE    l'iNDUSTRIE,    ETC.  1 6^ 

res,  monta  sur  l;i  linotte,  eut  l'air  de  la  piétiner 5  puis, 
comme  harassé  par  celte  dépense  de  force,  appuya  sa  tète 
sur  l'oiseau ,  et  resta  sans  mouvement  pendant  une  heure 
entière.  Ensuite  je  le  vis  rentrer  dans  les  sapes.  Le  lende- 
main matin  ,  la  linotte  était  descendue  d'un  pouce;  le  sur- 
lendemain ,  de  deux  pouces  ;  et  le  soir  de  ce  dernier  jour  , 
elle  était  inhumée.  Je  continuai  ces  faciles  expériences  : 
dans  l'espace  de  cinquante  jours ,  mes  quatre  fossoyeurs 
avaient  enseveli  quarante  cadavres.  » 

Instinct  des  canards  sauvages  durant  l'hiver.  —  «  Je 
fus  chargé,  l'hiver  dernier,  de  disposer  sur  un  nouveau 
plan  le  magnifique  parc  d'Hedgerley ,  dans  le  comté  de 
Buckingham.  Après  avoir  arrêté  mon  esquisse,  je  résolus 
de  mettre  à  profit  la  saison  rigoureuse  dans  laquelle  nous 
nous  trouvions ,  pour  faire  transporter  dans  une  île  située 
au  milieu  du  lac  qui  orne  cette  résidence ,  tous  les  maté- 
riaux nécessaires  pour  y  construire  à  la  belle  saison  quel- 
ques fabriques  pittoresques.  La  glace  était  épaisse  ,  le  vent 
du  nord  soufflait  avec  constance ,  le  ciel  était  pur  \  tout 
enfin  me  promettait  un  succès  assuré.  Durant  le  cours  de 
mes  travaux ,  une  colonie  de  canards  sauvages  qui  s'était 
établie  dans  la  partie  méridionale  du  lac ,  attira  mon  atten- 
tion et  me  procura  d'agréables  distractions.  On  ne  cesse 
de  répéter  que  les  canards  sauvages  se  retirent  en  hiver 
dans  les  lacs  ou  les  étangs  qui  résistent  le  plus  à  l'action 
du  froid  -,  sans  doute  ils  choisissent  ceux  qui  se  trouvent 
dans  les  expositions  les  plus  favorables;  mais  il  faut  con- 
venir aussi  qu'ils  contribuent  beaucoup  par  leurs  efforts  à 
empêcher  la  congélation  de  l'eau.  Le  récit  de  ce  qui  s'est 
passé  sous  mes  yeux  donnera  une  juste  idée  du  savoir-faire 
de  ces  animaux. 


l68  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

»  La  troupe  était  divisée  en  deux  corps  :  l'un  actif  et 
l'autre  de  réserve  ;  et  chacun  d'eux  alternativement  pas- 
sait de  l'exercice  au  repos  :  le  corps  actif  entrait  dans  l'eau , 
s'approchait  le  plus  près  possible  de  la  glace  ,  et  par  le  bat- 
tement de  ses  ailes  et  ses  évolutions  rapides ,  maintenait 
l'eau  dans  une  agitation  constante.  La  manœuvre  réus- 
sissait à  merveille  :  en  effet,  quoique  sur  le  bord  op- 
posé, la  glace  fût  assez  forte  pour  supporter  des  troncs 
d'arbres  énormes ,  les  canards  étaient  parvenus  à  se  con- 
server ,  sur  le  point  où  ils  s'étaient  réunis  ,  un  assez  grand 
espace  libre  de  glace.  Quand  les  travailleurs  étaient  fati- 
gués, ils  poussaient  un  cri  aigu,  et  aussitôt,  comme  des  sol- 
dats se  rendant  à  la  tranchée ,  on  voyait  sortir  des  anfrac- 
tuosités  des  rochers  le  corps  de  réserve  qui  se  mettait  à 
l'œuvre  avec  une  nouvelle  ardeur.  J'observai  que  dès 
qu'une  portion  de  canards  entrait  dans  l'eau ,  leur  premier 
objet  était  de  nager  auprès  de  la  glace ,  de  plonger  et  d'en 
détacher  des  morceaux.  Chose  remarquable  ,  rien  ne  pou- 
vait les  détourner  de  leurs  travaux  :  le  siÉQet  du  garde  ,  le 
battement  des  mains  des  ouvriers,  une  pierre  lancée  au 
milieu  de  la  troupe  qui,  dans  d'autres  circonstances  auraient 
suffi  pour  les  mettre  en  fuite  ,  ne  produisaient  aucun  effet 
sur  la  bande  travailleuse.  Leur  physionomie  impassible  ne 
laissait  apercevoir  aucun  signe  de  trouble  5  au  contraire  on 
devinait  au  léger  engorgement  de  leur  cou  ce  légitime  or- 
gueil ([ui  procède  du  contentement  d'esprit ,  de  la  con- 
science que  l'on  a  d  avoir  fait  un  travail  utile.  La  corvée 
ne  durait  guère  qu'une  heure-,  mais  jour  et  nuit  elle  était 
relevée ,  et  ce  n'est  qu'au  prix  des  plus  laborieux  efforts 
que  mes  canards  parvinrent  à  se  ménager  un  petit  réser- 
voir d'eau  limj)ide  durant  les  rigueurs  de  Thiver.  » 


DU   COMMERCE,    DE  l'iNDUSTRIE,   ETC.  iGj) 

De  l'aliénation  mentale  en  Angleterre  et  en  Italie. 
—  Nulle  part  raliénation  mentale  n'est  aussi  fréquente 
que  dans  les  pays  où  T intelligence  est  le  plus  développée. 
C'est  ainsi,  par  exemple,  que  la  Turquie,  rÉgvpte,  la 
Russie,  de  l'aveu  de  tous  les  voyageurs,  ne  renferment 
qu'une  petite  quantité  d  aliénés ,  tandis  que  la  France  et 
l'Angleterre  en  contiennent  un  grand  nombre.  Cette  diffé- 
rence dans  le  chiffre  des  aliénés  se  fait  même  sentir  lorsque 
l'instruction  est  plus  développée  dans  certaines  parties  d'un 
même  pays  que  dans  d'autres.  Ainsi  l'Italie  Septentrionale, 
où  les  lumières  sont  plus  généralement  répandues,  compte 
un  fou  sur  trois  mille  cinq  cent  trente-neuf,  et  l'Italie 
Méridionale,  beaucoup  moins  éclairée,  n'en  a  qu'un  sur 
sept  mille  cinq  cent  cinquante-quatre. 

Les  discussions  religieuses,  toujours  violentes,  déter- 
minent aussi  un  grand  nombre  de  cas.  D'après  un  Rap- 
port publié  dans  la  Revue  d' Edinbourg ,  Thospice  des 
fous  de  Cork  était  redevable  du  plus  grand  nombre  de 
ses  pensionnaires  aux  districts  qui  comptent  le  plus  de 
ranters,  secte  religieuse  qui  se  livre  à  d'extravagantes  dis- 
cussions théologiques. 

Mais  parmi  les  nombreuses  causes  morales  qui  déter- 
minent la  folie  ,  on  doit  mettre  en  première  ligne  les  graves 
perturbations  politiques  qui  bouleversent  les  états.  Le 
Dr.  Halloran  a  constaté  d'une  manière  positive  un  accrois- 
sement énorme  dans  le  nombre  des  aliénés  pendant  la  der- 
nière rébellion  de  l'Irlande.  Le  Dr.  Rush  a  rapporté  des 
effets  singuliers  qui  se  sont  manifestés  pendant  la  guerre 
de  l'indépendance  des  États-Unis.  Au  commencement 
d'une  bataille,  l'enthousiasme  qu'éprouvaient  les  officiers 


l^O  AOLVELLES   DES   SCIENCES, 

et  les  soldats  leur  occasionail  une  grande  soif,  et ,  à  la  pre- 
mière attaque,  ils  sentaient  une  vive  chaleur  dans  les 
oreilles.  On  trouva ,  étendus  sur  le  champ  de  bataille  de 
Monmouth,  des  soldats  qui  n'avaient  reçu  aucune  bles- 
sure ,  et  qui  n'avaient  pas  été  dans  le  cas  de  supporter  des 
privations  ou  des  fatigues  trop  fortes  ;  c'était  l'émotion 
qui  avait  déterminé  leur  mort.  Des  maladies  inconnues 
j  usque-là  furent  observées  à  la  cessation  subite  de  la  guerre. 
Le  Dr.  Brière,  en  visitant  l  hôpital  d'Aversa,  a  observé 
que  les  fréquentes  révolutions  qui  ont,  dans  ces  derniers 
tems ,  tourmenté  l'Italie  ,  avaient  considérablement  aug- 
menté le  nombre  des  fous  que  recevait  autrefois  cet  hos- 
pice. C'est  ainsi  qu'en  France  l'histoire  des  fous  retrace- 
rait fidèlement  les  époques  sanglantes  de  gi ,  la  double 
catastrophe  de  i8i4  et  i8i5  ,  la  révolution  de  juillet ,  l'ap- 
parition du  choléra  ,  et  même  les  journées  des  5  et  6  juin. 

Au  reste,  ces  causes  morales,  quoique  susceptibles  de 
produire  la  folie  dans  une  efTrayante  proportion ,  sont  bien 
loin  d'être  les  plus  nombreuses.  C'est  seulement  lorsque 
l'organisme  est  très-excitable ,  et  que  ces  causes  existent 
dans  un  grand  degré  d'intensité ,  qu'elles  sont  suivies 
d'effets  morbides.  Les  causes  physiques  directes  sont  bien 
plus  actives  et  bien  plus  multipliées  :  la  principale  ,  dans 
cette  seconde  classe ,  est ,  sans  contredit ,  la  prédisposition 
héréditaire.  Un  savant  praticien  étranger  dit  que  cette 
prédisposition  agit  dans  la  proportion  de  quatre  cinquiè- 
mes. Le  docteur  Burrowes ,  dont  l'autorité  n'est  pas  moins 
imposante  ,  va  encore  plus  loin  ,  et  assure  que  les  six  sep- 
tièmes des  aliénés  qu'il  a  soignés  avaient  reçu  avec  la  vie 
le  germe  de  cette  maladie  cruelle  ^  et  il  suppose  que,  dans 
le  dernier  septième ,  il  y  en  avait  d'autres  qui  se  trouvaient 
dans  le  même  cas. 

A  la  suite  de   ces  considérations  générales  nous  pré- 


DU  COMMEUCE,    DE   I.'llNDL  STHIE  ,  ETC.  I7I 

senlerons  le  tableau  slalislique  dos  Tous  existant  en  Italie 
et  en  Angleterre.  Le  premier  de  ces  documens  est  em- 
prunté à  l'ouvrage  de  M.  Brière  -,  le  second  à  la  Statistique 
(le  la  Grande-Bretagne ,  par  M.  John  Marshall.  En  i8io, 
vingt-cinq  élablisseniens  publics  étaient  consacrés  en  Italie 
au  traitement  des  aliénés.  On  y  comptait,  en  i83o  ,  i  ,706 
hommes  et  i  ,786  femmes  ,  chififre  qui ,  par  rapport  à  une 
population  de  16,700,000  habitans,  donnerait  un  rapport 
moyen  de  i  fou  sur  45^79  habitans.  Mais  ce  relevé  est  loin 
d'être  complet ,  puisqu'il  ne  comprend  que  les  fous  qui  se 
trouvent  dans  les  établissemens  publics.  Le  chiffre  des 
aliénés  existant  en  Angleterre  (le  pays  de  Galles  et  l'Ecosse 
non  compris)  s'élevait,  en  i83i,  à  12,747,  c'est-à-dire  i 
fou  sur  i,o3o  habitans.  Ici  le  document  est  complet;  il 
comprend  les  aliénés  libres  et  ceux  renfermés  dans  les 
établissemens  publics.  Voici  comment  ils  étaient  répartis. 


NO.MBRE 

d  liommes         de  femmes 
aliénés.  aliénées. 


Établissemens  publics i»  189  1,514 

Id.              privés 'i770  1î9*M 

Maisons  de  travail 56  62 

En  liberté 5,029  5,190 

6,024  6,720 

Total  général 1 2,747 

Nous  ne  terminerons  pas  cet  article  sans  faire  remarquer 
qu'une  des  causes  physiques  qui  déterminent  le  plus 
grand  nombre  de  cas  d'aliénation  mentale  en  Italie  ;  c'est 
la  pellagre,  affection  cutanée  du  genre  de  l'ichtyose,  qui 
produit  sur  la  peau  des  excroissances  squammeuses.  Cette 
affection  ,  presque  inconnue  dans  les  autres  parties  de 
l'Europe  ,  porte  plus  particulièrement  au  suicide ,  et  quel- 
quefois même  à  une  variété  de  la  monomanie  homicide 
dans  laquelle  les  individus  sont  poussés  à  tuer  leurs  en- 


l'jl  JVOUVE1.LES   DES  SCIENCES, 

fans.  La  pellagre  exerce  surtout  sa  fatale  influence  dans  le 
royaume  lombardo -vénitien ,  dans  les  duchés  de  Parme 
et  de  Plaisance,  et  dans  le  grand-duché  de  Toscane.  On 
l'observe  aussi  en  Piémont  et  à  Bologne.  A  Milan,  on  éva- 
lue le  nombre  des  fous  pellagreux  au  quart,  et  souvent 
même  au  tiers  ,  de  l'établissement  de  la  Sénavre. 

Monument  littéraire  découvert  à  Bénarès.  — La  Société 
Asiatique  de  Calcutta  vient  de  faire  l'acquisition  d'un  ma- 
nuscrit précieux  découvert  récemment  dans  la  bibliothèque 
du  collège  des  brahmines  de  Bénarès  ,  manuscrit  non 
moins  intéressant  par  les  faits  qui  s'y  trouvent  consignés 
que  par  la  haute  antiquité  à  laquelle  il  remonte.  Il  est  écrit 
dans  la  langue  sacrée  des  brahmanes ,  et  contient  la  de- 
scription de  l'Angleterre  avant  la  conquête  de  Jules  César  \ 
notre  île  y  est  désignée  par  un  mol  équivalent  à  holj  land 
(  terre  sainte  ).  La  Tamise  et  quelques  autres  rivlèi^es 
portent  dans  celte  description  les  mêmes  noms  sous  lesquels 
nous  les  connaissons  aujourd'hui.  Les  temples  et  les  mo- 
numens  druidiques  (stonehenges)  y  sont  comparés  aux 
temples  hindous. 

La  Société  Asiatique  va  faire  traduire  ce  curieux  mo- 
nument, et  se  propose  d'en  publier  la  traduction  à  un  grand 
nombre  d'exemplaires ,  pour  provoquer  en  Angleterre  de 
nouvelles  recherches  et  jeter  ainsi  un  jour  nouveau  sur 
l'histoire  ancienne  de  notre  patrie. 

Voyage  dans  le  Caboul.  —  Les  détails  que  l'on  va  lire 
ne  doivent  pas  tant  fixer  raltcntlon  du  lecteur,  parce  qu'ils 


nil   COMMF.KCi:  ,    DE    L'iIVnUSTniE,    ETC.  1^3 

se  rapportent  à  un  pays  peu  connu ,  que  parce  que  ce  pays 
est  convoité  avec  une  égale  avidité  par  les  Russes  et  It's 
Anglais.  Sa  situation  entre  la  Perse  et  la  Bucharie,  très- 
avantageuse  pour  le  commerce  ;  ses  mines  et  ses  produc- 
tions végétales,  sont  bien  faites  pour  exciter  Taltenlion  de 
l'Angleterre  et  de  la  Russie ,  qui  ne  rêvent  que  con- 
quêtes et  envahissemens.  Cet  article  est  extrait  de  V Iti- 
néraire du  capitaine  Rurke  en  Perse. 

Le  docteur  Gérard  et  le  capitaine  Burnes  reçurent,  à 
à  Peshawour,  ville  principale  du  Caboul,  un  accueil  fort 
amical,  et  s'y  établirent  dans  le  palais  même  du  sultan 
Mahomet.  Tous  les  momens  du  docteur  paraissent  avoir 
été  absorbés  par  les  nombreuses  visites  des  Afghans ,  qui 
suivent ,  dans  leur  thérapeutique ,  les  pratiques  supersti- 
tieuses des  anciens  Grecs  ,  et  qui  ne  consentent  à  suivre 
les  ordonnances  du  médecin  qu'après  s'être  fait  expliquer 
fort  on  détail  l'action  de  la  substance  administrée  sur  tous 
les  organes.  Ils  sont  surtout  curieux  de  savoir  si  elle  agit 
par  la  chaleur  ou  par  le  froid.  Malgré  ces  visites  impor- 
tunes ,  nos  voyageurs  eurent  à  se  louer  de  leur  séjour  à 
Peshawour ,  et  ils  y  prirent  une  idée  favorable  de  la  so- 
ciété des  Afghans  ,  dont  les  usages  sont  plutôt  européens 
qu'asiatiques.  Cependant  les  repas  y  sont  peu  variés ,  et  ne 
se  font  remarquer  que  par  la  profusion  de  viandes  gras- 
ses; et  quoique  la  manière  d'accommoder  les  mets  se  rap- 
proche beaucoup  de  la  nôtre ,  ces  peuples  en  sont  encore 
à  ignorer  l'usage  des  couteaux  et  des  fourchettes.  Le  ca- 
pitaine Burnes  et  son  compagnon  furent  souvent  invités  à 
des  dîners  servis  en  plein  air  et  dans  des  jardins  où  Ton  était 
embaumé  par  les  parfums  des  fleurs  5  toutefois  les  rayons 
d'un  soleil  brûlant  leur  rendaient  ordinairement  ce  passe- 
tems  insupportable.  Le  sultan  Mahomet ,  l'hôte  de  nos 
voyageurs  ,  leur  parut  plutôt  un  homme  de  plaisir  qu'un 
II-  12 


1^4  NOUVELLES  DES  SCIE^CES  , 

ambitieux  -,  il  était  grand  partisan  des  Anglais  j  son  pou- 
voir est  fort  précaire ,  et  il  aurait  été  charmé  de  voir  l'An- 
gleterre prendre  possession  du  Punjab.  Souvent  il  se  ren- 
dait furtivement  auprès  de  ses  hôtes  ,  faisant  apporter  son 
diner  ,  qu  il  partageait  avec  eux  sans  cérémonie.  Lorsque 
ceux-ci  arrivèrent  à  Peshawour ,  les  raisins ,  les  poires  et 
les  pommes  étaient  en  pleine  maturité,  et  long-tems  avant 
leur  départ,  le  soleil  avait  dc^à  séché  tous  les  fruits.  Pen- 
dant leur  séjour,  ils  mangèrent  du  bœuf  et  du  mouton 
d  une  excellente  qualité,  et  eurent  aussi  des  sorbets  de 
plusieurs  espèces  ,  mais  le  docteur  Gérard  excita  la  sur- 
prise et  la  reconnaissance  de  ses  hôtes  en  glaçant  de  nou- 
veaux mélanges  de  liqueurs. 

La  plaine  de  Peshawour  est  située  à  dix -sept  cents  pieds 
environ  au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  Les  montagnes 
voisines  étaient  couvertes  de  neige  sur  leurs  sommets^ 
lorsque  nas  voyageurs  arrivèrent  à  Peshawour  ;  mais  ,  au 
i"  avril,  il  n'en  restait  plus  de  traces.  La  rareté  des  pluies 
qui  tombent  fort  irrégulièrement,  rend  la  chaleur  insup- 
]X)rtable  pendant  les  mois  de  juin  et  juillet;  mais,  en  re- 
vanche ,  les  hivers  v  sont  longs  et  rigoureux.  Les  jardins 
sont  couverts  d'une  grande  variété  de  fleurs  ,  et  toute  la 
plaine  est  entrecoupée  de  cours  d'eau  et  d'une  belle  ver- 
dure. Les  plantes  et  toutes  les  herbes  v  poussent  avec  une 
vigueur  merveilleuse ,  mais  on  n'y  voit  ni  pins  ni  aucun 
des  arbres  qui  font  l'ornement  des  contrées  septentriona- 
les. La  veille  de  leur  départ  de  Peshawour ,  les  voyageurs 
reçurent  une  lettre  de  Jubbes  Khan ,  frère  de  Maho- 
met ,  chef  de  Caboul ,  qui  leur  offrait  l'hospitalité  en  ter- 
mes très-polis.  Le  sultan  Mahomet ,  qui  avait  quelques  dé- 
mêlés avec  son  frère  de  Caboul,  engagea  nos  voyageurs  à 
éviter  cette  ville ,  et  à  préférer  la  route  de  Candahar,  ne 
voulant  pas  partager  avec  son  frère  le  mérite  de  les  avoir 
protégés  :  mais  ses  insinuations  furent  sans  succès. 


DU   COMMERCE,    DE    l'iJNDUSTRIE  ,    ETC.  lyS 

Dix  jouis  environ  avant  de  quiller  Peshawour,  le  doc- 
teur Gérard  fut  attaqué  d'une  fièvre  dont  les  fatigues  du 
voyagea  Caboul  augmentèrent  la  gravité.  Le  soleil,  pen- 
dant le  jour,  et  le  froid  piquant  de  la  nuit  étaient  égale- 
ment funestes  au  malade.  Après  deux  jours  d'une  marche 
insipide  et  pénible,  la  caravane  se  trouva  en  présence  d'une 
rivière  qu'il  fallut  traverser  sur  de  frêles  embarcations 
construites  en  cuir  de  bœuf  séché  au  soleil.  Elle  continua  sa 
route  sous  un  soleil  brûlant,  qui  portait  le  thermomètre  à 
cent  degrés,  dans  un  pays  hérissé  de  collines  ,  et  où  Tin- 
fluence  du  simoun  est  si  dangereuse.  Une  pluie  passagère 
vint  rafraîchir  l'atmosphère  pour  quelques  heures;  mais  , 
le  lendemain,  ils  n'en  furent  pas  moins  accablés  de  cha- 
leur, quoique  protégés  par  l'ombre  des  rochers.  Au  pas- 
sage de  la  rivière ,  un  tourbillon  fit  tournoyer  les  radeaux 
de  cuir,  et  les  passagers  commençaient  à  être  sérieusement 
menacés,  lorsque  les  indigènes,  attirés  par  la  curiosité, 
au  lieu  de  leur  porter  le  secours  qu'ils  réclamaient  dans 
leur  détresse,  se  mirent  à  crier  Alil  de  toute  la  force  de 
leurs  poumons.  Heureusement  ces  clameurs,  qui  redoublè- 
rent l'effroi  des  voyageurs  ,  ne  les  empêchèrent  pas  de 
faire  tète  au  danger,  et  de  se  tirer  de  ce  mauvais  pas.  Ils 
longèrent  ensuite  le  territoire  de  Khybour,  mais  la  crainte 
des  brigands  qui  infestent  ces  parages  les  força  de  s'en 
éloigner.  Toutes  ces  fatigues  altéraient  chaque  jour  davan- 
tage la  santé  du  docteur  Gérard.  Rien  n'était  plus  pénible 
que  leur  manière  de  voyager  :  de  quatre  en  quatre  milles, 
toute  la  troupe  faisait  halte  pour  fumer;  tantôt  tous  les 
voyageurs  se  traînaient  languissamment  les  uns  à  la  suite 
des  autres  -,  tantôt ,  emportés  par  un  élan  soudain  ,  ils  pre- 
naient leur  course,  et  trottaient  à  l'envi.  Quelquefois  toute 
la  caravane  entrait  pieds  nus  dans  une  mosquée ,  ou  bien 
se   mettait  à   dormir   à  l'ombre   des    arbres,    et   sous  lu 


1^6  MOUVELLES   DES  SCIENCES, 

garde  de  quelques  domestiques.  On  eut  dit ,  à  tout  ce 
désordre  ,  à  ces  mouvemens  irréguliers ,  la  marche  ca- 
pricieuse d'un  convoi  de  bohémiens.  Rien  n'égala  Tennui 
de  la  dernière  journée  :  ils  marchèrent  une  grande  partie 
de  la  nuit  5  arrivés  péniblement  au  sommet  de  montagnes 
escarpées ,  ils  y  dormirent  deux  heures ,  malgré  la  rigueur 
du  froid.  Au  point  du  jour,  ils  se  remirent  en  marche  ,  et 
n'arrivèrent  à  Caboul  que  sur  les  quatre  heures  de  l'après- 
midi.  Le  pauvre  docteur  Gérard  était  tellement  harassé  , 
qu'il  fut  forcé  de  faire  halte  dans  une  échoppe ,  et  lorsqu'il 
reparut  le  soir  auprès  de  ses  compagnons ,  son  visage  était 
desséché  et  jaune  comme  du  parchemin.  Il  affirma  que  ja- 
mais il  n'avait  eu  à  souffrir  aussi  cruellement.  Le  pays  qu'ils 
avaient  parcouru  était  fort  aride  ^  c'était  l'image  du  Kun- 
nawar  ;  des  rochers  et  du  sable.  Sur  les  montagnes,  à  trente 
mille  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  ils  trouvèrent 
d'énormes  masses  de  neige ,  au  pied  desquelles  s'éten- 
daient d'immenses  plaines  stériles.  Lorsqu'ils  arrivèrent  en 
vue  de  la  ville ,  tout  leur  parut  désert  ^  ils  ne  compre- 
naient pas  qu'ils  fussent  si  près  d'une  place  centre  d'un 
commerce  considérable. 

Nos  AH)yageurs  arrivèrent  à  Caboul  le  i"  mai,  et  le 
lendemain  ils  y  rencontrèrent  M.  Wolff ,  ce  missionnaire 
célèbre,  juif  converti,  qui  revenait  d'un  voyage  fort  pé- 
rilleux à  Meshid.  On  l  avait  pris  et  fait  esclave  5  mais  ,  vu 
sa  mince  valeur  physique ,  les  Turcomans  l'avaient  mis  en 
liberté  pour  une  faible  rançon.  Près  de  Balk,  menacé  de 
la  mort  s'il  n'embrassait  pas  la  religion  de  Mahomet ,  il  se 
tira  de  ce  mauvais  pas  en  donnant  son  dernier  écu.  Plus 
tard  ,  roué  de  coups ,  il  eut  à  franchir  une  longue  chaîne 
de  montagnes  au  milieu  de  six  pieds  de  neige,  et,  pour 
comble  de  disgrâce  ,  il  y  perdit  son  cheval.  Cet  homme 
eiilreprcnant  et  dévoué  est  plein  d'un  enthousiasme  qui 


nu   COMMEnCE,    DE   L  INDL'STKIE,    ETC.  i'j'J 

dut  le  servir  merveilleusement  dans  les  circonstances  dif- 
ficiles où  il  s'était  trouvé.  Il  arriva  à  Caboul  sans  habits  et 
sans  argent,  et  la  rencontre  du  docteur  et  du  capitaine  fut 
pour  lui  un  coup  de  fortune.  M.  Wolff  partit  de  Caboul 
pour  Peshawour  le  12  mai.  Dans  ses  voyages  ,  il  a  surtout 
pour  but  de  rechercher  tout  ee  qui  se  rattache  à  la  race 
juive.  Son  passage  à  Caboul  ne  fut  pas  stérile ,  puisque 
les  Afghans  eux-mêmes  se  donnent  comme  un  rameau  de 
la  nation  juive,  et  qu'ils  se  flattent  d'être  lune  des  tribus 
perdues.  M.  Wolff,  malgré  la  connaissance  approfondie 
de  toutes  les  langues  de  l  Orient ,  s'occupe  exclusivement 
de  l'objet  de  sa  mission  ,  et  il  se  fait  gloire  de  ne  jamais  so 
détourner  de  cent  pas  pour  aller  visiter  des  ruines  anti- 
ques. Il  a  parcouru  l'Egypte,  la  Perse,  la  Palestine,  et  beau- 
coup d'autres  contrées ,  cherchant  partout  la  trace  des 
juifs;  et  maintenant  le  même  projet  va  le  conduire  au  Thi- 
bet ,  à  la  Chine,  au  Japon,  et  à  Timbouctou.  Il  parait 
que,  pendant  son  séjour  à  Caboul,  l'originalité  et  la  viva- 
cité de  ses  opinions  religieuses  divertirent  beaucoup  ses 
compagnons.  Dans  les  derniers  jours ,  la  chambre  où  nos 
voyageurs  reposaient  était  devenue  un  salon  juif  de  fort: 
bonne  compagnie. 

Mahomet  fit  aux  voyageurs  anglais  un  accueil  gra- 
cieux,  et  tel  qu'ils  pouvaient  le  désirer.  Le  1 1  mai,  le 
prince  les  invita  à  dîner  avec  lui  dans  l'ancienne  résidence 
des  rois,  où  la  salle  à  manger  a  plutôt  l'aspect  d'une  bou- 
tique de  pâtissier  que  d'un  réfectoire  royal.  L'étiquette  de 
sa  cour,  ses  équipages  et  son  genre  de  vie  étaient  à  l'ave- 
nant de  sa  demeure  ,  et  il  aurait  été  difficile  de  le  recon- 
naître pour  le  roi  de  Caboul ,  si  la  sagacité  de  son  esprit 
et  ses  manières  distinguées  n'attestaient  sa  supériorité  sur 
tout  ce  qui  l'entoure.  Sa  mise  est  d'une  extrême  simpli- 


Ij8  ,NOL'VF.l.LES    DES  SCIEACES  , 

cité  ^  el  l)i(jii  qii  il  paraisse  tenir  beaucoup  au  décorum,  il 
se  laisse  aller  volontiers  dans  le  commerce  de  la  vie  privée 
à  cet  abandon  familier  qui  en  fait  le  charme.  Intéressé  à 
ménager  le  sultan  Mahomet ,  il  s'efforce  d'obtenir  sa  con- 
fiance et  sa  protection  ,  et  comme  il  a  remarqué  que  son 
pouvoir  augmente  ,  et  qu'il  voit  avec  peine,  d'un  coté,  le 
penchant  qui  nous  entraine  vers  Renyeel-Sing ,  et,  de 
l'autre ,  linfluence  qu  exercent  sur  nous  la  Perse  et  la  Rus- 
sie, sa  politique  l'oblige  à  s'observer  avec  les  Anglais.  La 
Russie  et  l'Angleterre  sont  le  texte  habituel  de  ses  conversa- 
tions. Jubbar  Khan  ,  frère  de  Mahomet ,  passe  avec  rai- 
son pour  un  homme  fort  distingué.  Sans  cesse  en  mou- 
vement auprès  des  voyageurs  ,  il  s  occupe  de  leurs  désirs 
avec  une  bienveillance  infatigable.  Tout  Européen  qui 
s'arrête  à  Caboul  Irouve  chez  lui  riiospitalité.  Aussi  croit- 
on  que  ces  avances  faites  à  tous  les  étrangers  indistinc- 
tement le  rendent  suspect  et  odieux  aux  autres  branches 
(le  la  famille. 

Le  bazar,  à  Caboul,  est  magnifique,  et  renommé  pour  le 
nombre  et  la  richesse  des  marchandises  qui  y  sont  expo- 
sées. Là  on  voit  circuler  confusément  des  hommes  de  tout 
pays ,  de  toute  caste ,  de  toutes  couleurs.  Le  Russe ,  le 
Français ,  le  Persan  ,  l'Arabe  et  l'Anglais  ,  v  parlent  la  lan- 
gue de  leur  pays.  Je  ne  dois  point  passer  sous  silence  un  in- 
dividu qui  fixa  l'attention  des  voyageurs  par  l  élégance  et 
l'urbanité  de  ses  manières,  et  qui  paraissait  fort  au  cou- 
rant des  affaires  de  la  Pologne  et  de  la  Russie.  Les  voya- 
geurs, quil  se  permit  de  sonder  sur  leurs  intentions,  ne 
purent  se  défendre  de  le  considérer  comme  un  espion ,  et 
leurs  soupçons  furent  confirmés  par  quelques  distractions 
(jui  trahirent  en  lui  la  connaissance  de  l'anglais,  qu'il 
avait  dissimulée.  M.  AVolff,  avec  sa  franchise  un  peu  rude. 


DC   COMMKRCE,    Dli  l'iNOI'STU  lE  ,    ETC.  1  79 

lui  dil  eti  allemaïul  qu  il  était  plus  Européen  qu'il  ne  vou- 
lait le  paraître ,  et  le  mystérieux  personnage ,  sans  répon- 
dre à  cette  apostrophe,  qu'il  feignit  de  ne  pas  comprendre, 
s'éclipsa  pour  ne  plus  reparaître. 

Des  observations  faites  sur  le  point  le  plus  élevé  de  Ca- 
boul, à  l'aide  d'un  baromètre  que  nos  voyageurs  avaient 
<:onservé  comme  par  miracle  pendant  leur  périlleux  pèle- 
rinage, leur  firent  penser  qu'ils  étaient  à  six  mille  pieds 
au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  Il  est  probable  cependant 
que  ce  calcul  est  fort  éloigné  de  la  vérité  ^  car  la  tempéra- 
ture était  plus  élevée  que  ne  comporte  cette  hauteur,  et 
surtout  la  configuration  du  sol.  Dans  le  lieu  où  se  firent 
les  expériences,  le  thermomètre  varia  entre  le  61*  et  le 
62*  degrés,  et  dans  les  lieux  plus  élevés,  entre  le  55"  et 
le  63*.  Dans  les  premiers  jours  de  mai ,  les  matinées  étaient 
encore  froides,  et  le  thermomètre  qui  marquait  44  o^^  4^» 
monta  après  le  lever  du  soleil  à  66  et  à  68 ,  température 
encore  inférieure  à  celle  de  Simla.  Elle  s'élève  plus  haut 
dans  le  mois  de  juillet,  à  cause  de  la  sécheresse.  Vers  le 
nord,  et  à  vingt-cinq  milles  environ  de  Caboul,  règne  une 
chaîne  de  montagnes  couvertes  de  neige  5  mais,  comme  à 
la  fin  de  l'été  la  fonte  en  est  à  peu  près  complète.,  on  sup- 
pose, avec  quelque  apparence  de  raison  ,  que  cette  chaîne 
n'a  pas  plus  de  1 ,600  pieds  de  hauteur. 

A  la  base  de  ces  monts  s'étendent  plusieurs  milliers 
de  jardins  qui  produisent  tous  les  fruits  qui  nous  vien- 
nent de  rinde.  L'on  voyait  encore  à  Caboul  des  raisins, 
des  pois  et  des  pommes  qui ,  avec  quelques  soins ,  pou- 
vaient facilement  être  conservés  jusqu'à  la  récoite  pro- 
chaine. Parmi  les  marchandises  du  bazar  ,  on  remarquait 
•de  la  rhubarbe  de  jardin  en  grande  quantité,  préparée  au 
naturel  ,  que  mangeaient  les  curieux  en  circulant  dans 


l8o  NOUVELLES   DES  SCIENCES, 

l'enceinle.  Le  bagage  des  voyageurs ,  à  leur  arrivée  à  Ca- 
boul ,  fut  visité  par  les  douaniers,  malgré  le  privilège  d'un 
laisser-passer.  Une  petite  quantité  de  mercure  fut  soigneu- 
sement pesée,  et  enregistrée  ainsi  que  d'autres  menus  ob- 
jets qui  passèrent  aux  yeux  de  la  douane  pour  des  instru- 
mens  de  sorcellerie.  Le  peuple  de  Caboul  croit  générale- 
ment que  l'or  est  une  combinaison  factice ,  et  le  résultat 
de  la  transmutation  des  métaux  opéré  par  des  moyens 
magiques.  Les  fruits  sont  le  seul  produit  indigène  du 
pays-,  tout  le  reste  y  est  importé  de  Bombay  et  de  la 
Russie. 

Mabomet  est  1  ame  de  la  politique  qui  dirige  la  baute 
administration  de  Caboul  ,  et  s'il  gouverne  avec  pru- 
dence, il  peut  espérer  de  réunir  Peshawour  et  Kandabar 
sous  son  autorité.  Le  bruit  avait  couru  ,  à  Caboul,  qu  x^b- 
bas-Mirza,  fils  du  roi  de  Perse ,  était  sur  le  point  de  s'em- 
parer d'Hérat,  et  que  déjà  deux  places  fortes  étaient  tom- 
bées au  pouvoir  des  Russes. 

La  caravane  n  était  pas  fixée  sur  la  route  qu'elle  devait 
suivre  à  son  départ  de  Caboul.  Les  voyageurs  avaient  bien 
l'intention  d'éviter  Koondooy  où  Moorcroft  avait  été  si 
cruellement  traité^  mais  ils  furent  ensuite  rassurés  à  cet 
égard,  en  réflécbissant  qu'ils  n'avaient  pas  grand  sujet  de 
craindre  Moorad-Bey,  commandant  de  celte  place,  d'au- 
tant plus  qu'il  avait  la  réputation  d'un  homme  trailable  , 
et  que  ,  d  ailleurs,  leur  conduite  ne  permettait  pas  qu'on 
les  assimilât  à  Moorcroft. 

Nos  voyageurs  passèrent  la  malinc'e  du  12  mai  avec 
Abeboulah-Khan  ,  frère  de  Mabomet ,  le  même  qui ,  étant 
alors  chef  de  Caboul,  avait  voulu  soumettre  le  bagage  de 
Moorcroft  à  une  taxe  de  20,000  roupies.  Mais  ,  Mabomet, 
sultan  de  Peshawour   intervint  dans  celte  affaire .   [)our 


DU   COMMERCE,    DE   l'i.NDUSTRIE  ,    ETC.  l8l 

proléger  les  voyageurs  contre  cette  exaction.  Les  deux  frères 
en  vinrent  aux  mains  à  cette  occasion.  Abeboulah-Klian 
fut  vaincu  ,  et  !Moorcroft  mis  en  liberté  au  moment  où  la 
fortune,  par  un  retour  soudain,  se  déclarait  contre  Ma- 
bomet ,  et  le  forçait  à  battre  en  retraite  vers  Peshawour. 
Depuis  lors  les  deux  frères  sont  en  mésintelligence.  Abe- 
boulah-Kban  n'est  plus  rien  aujourd'hui,  et  ne  subsiste, 
comme  beaucoup  d  autres ,  que  des  secours  que  veut  bien 
lui  donner  le  parti  vainqueur.  Tout  le  pays  avait  été  au- 
trefois son  domaine ,  et  il  y  jouissait  d'un  renom  considé- 
rable; maintenant,  comme  les  rois  déchus,  il  vit  d'au- 
mônes. 

Les  voyageurs,  après  avoir  pris  congé  d'Abeboulah-Kh  an, 
reçurent  la  visite  du  personnage  équivoque.  Ce  quasi- 
Européen  ,  dans  le  cours  de  sa  conversation ,  articula 
par  mégarde  quelques  mots  anglais  ;  mais  ils  restèrent  tou- 
jours dans  l'indécision  sur  son  origine  et  la  nature  de  ses 
fonctions. 

Les  habitans  de  Caboul  ont  des  notions  très-imparfaites 
sur  l'Angleterre  et  l'Inde  britannique.  Leurs  relations 
avec  l'Inde  sont  de  peu  d  importance  en  comparaison  de 
celles  qu'ils  entretiennent  avec  la  Russie ,  dont  l'influence 
s'étend  tous  les  jours  dans  ce  pays.  L'éloge  des  Russes  est 
dans  toutes  les  bouches  ,  et  si  jamais  l'Inde  était  menacée 
par  ce  peuple  conquérant ,  nul  doute  que  les  Afghans  ne 
se  déclarassent  en  leur  faveur.  C'est  à  Caboul  que  se  déci- 
dera, dans  l'avenir,  le  sort  de  l'Inde.  Il  est  à  regretter  que 
Shah-Seya  ne  soit  pas  en  position  de  remonter  sur  le  trône, 
car,  au  besoin  ,  il  eût  été  d'un  grand  secours  à  lAngleterre. 
Au  reste  il  faut  convenir  que  toutes  ces  petites  souverai- 
netés indépendantes  ne  sont  pas  dignes  de  noire  alliance, 
et  qu'il  serait  à  désirer  qu  elles  fussent  réunies  sous  l'au- 
lorité  d'un  chef  unique. 


^O^VELLES  DES  SCIENCES, 


@g,fatisti<]tte. 


Produits  (les  Mines  cTor  des  États-Unis.  —  Mainle- 
nanl  il  est  bien  reconnu  que  les  veines  aurifères  qu'on  avait 
d'abord  cru  concentrées  dans  la  Caroline  du  Nord ,  s'éten- 
dent d'une  manière  très-suivie  depuis  le  voisinage  de  la 
Potomac,  dans  la  Virginie  jusque  dans  TAlabama  et  le 
Tennessee.  Il  y  a  six  ans  à  peine  que  ces  trésors  minéralo- 
giques  ont  été  découverts,  et  déjà  plusieurs  mines  ont  été 
livrées  à  l'exploitation,  et  un  grand  nombre  de  machines 
à  vapeur  sont  appliquées  à  l'extraction  du  minerai. 

D'après  les  rapports  de  M.  Samuel  Moore,  directeur  de 
l hôtel  de  la  monnaie  des  Etats-Unis,  cet  établissement  a 
reçu,  en  i83i  ,  pour  7  14^270  dollars  (  3,785,63i  fr.)  de 
lingots  d'or,  dont  180,000  proviennent  du  Mexique  ou  des 
diverses  contrées  de  l'Amérique  du  Sud  ^  27,000  d'Afri- 
que \  39.000  de  diverses  provenances  et  5 18,000  des 
mines  exploitées  dans  quelques  états  de  1  Union.  Voici  dans 
quelle  proportion  ils  ont  concouru  : 


Dollars. 

Virginie il\,ooo 

Caroline  du  IN'ord 2g4>ooo 

Id.    du  Sud 22,oco 


DoUars. 

Géorgie 176,000 

Tennessee 1,000 

Âlabama i  ,000 


Ce  fut  en  181 4  que,  pour  la  première  fois,  on  apporta 
à  l'hôtel  de  la  monnaie  quelques  lingots  dor  indigène, 
provenant  des  mines  de  la  Caroline  du  Nord  5  jusqu'en 
1823  inclusivement,  ces  versemens  annuels  ne  s'élevèrent 
pas  au-delà  de  2,5oo  dollars.  Depuis  cette  époque  l'ac- 
croissement a  été. si  rapide  qu'il  ne  sera  pas  sans  intérêt 
d  CM  iPArujucr  ici  la  marche  progressive.  La  valeur  dos  lin- 


DU   COMMERCK,    DE    l'iADISTIUE  ,    ETC.  l83 

fjols  dor  indigène  remis  à   l  hôlel  de  la  monnaie  de  l  U- 
nion  ,  s'est  élevée  en  : 


Dollars, 

18^4.  ...  à .'ijOOO 

1825 17,000 

1826 20,000 

1837 a  1,000 


i. 


Dollars. 

828.  .  .  à 46)<^oo 

1819 154,000 

i85o  466,000 

i83i 5 iS,ooo 


Les  Élals-Unis  exportent  en  outre  une  assez  grande  quan- 
tité d'or  en  lingots  sur  les  divers  marchés  de  l'Europe  et  de 
l'Asie  ,  mais  nous  n'avons  aucun  document  pour  en  pré- 
ciser le  chiffre.  Les  mines  de  la  Caroline  emploient  un 
grand  nombre  d'ouvriers  de  toutes  les  nations.  M.  Blooker, 
qui  les  a  récemment  visitées,  nous  apprend  qu'on  y  parle 
quatorze  langues  différentes. 

Parallèle  de  Georges  Canning  et  d'Huslisson  (i}. 
—  Si  nous  voulions  avoir  une  preuve  sans  réplique  du  dé- 
testable régime  auquel  l'x^ngleterre  est  soumise,  nous  la 
trouverions  dans  la  réputation  de  M.  Canning  et  dans  celle 
de  M.  Huskisson  ,  son  collègue  et  son  ami.  Après  une  vie 
exclusivement  consacrée  à  la  défense  d'actes  injustes,  cruels, 

(i)  Note  DU  Tr.  Oa  reconnaîtra  sans  peine,  dans  cet  article,  la 
Revue  de  Westminster,  organe  habituel  du  parli  radical,  et  sa  logique 
impitoyable  qui,  sans  tenir  compte  ni  des  tems  ni  des  hommes, 
poursuivrait ,  sans  hésiter ,  ses  déductions  et  les  conséquences  des 
principes  qu'elle  pose  ,  à  travers  des  ruines  ,  semblable  à  ces  ressorts 
inflexibles  de  nos  fabriques,  qui,  lorsqu'une  fois  le  moteur  leur  a 
donné  l'impulsion,  exécutent  leurs  mouvemens,  au  risque  de  broyer 
les  personnes  imprudentes  placées  dans  leur  direction.  Les  rédacteurs 
de  la  Revue  de  Westminster  ont  parmi  nous  quelques  analogies  ;  mais 
ceux-ci  ont  bien  moins  de  puissance ,  d'étendue  dans  l'cspiil  et  de 
philosophie  réelle. 


l84  NOUVELLES  DES  SCIEKCES, 

oppressifs ,  M.  Huskisson  et  surtout  M.  Canning  acqui- 
rent, sur  la  fin  de  leurs  jours ,  par  quelques  actes  isolés  et 
utiles ,  une  réputation  éclatante  de  grandeur  et  de  libéra- 
lité dans  leurs  vues.  Le  peuple  anglais  habitué  à  ne  recevoir 
que  du  dommage  de  ceux  qui  le  régissent ,  s'étonna  de 
cette  apparence  d'intérêt  pour  son  bien-être ,  et  en  témoi- 
gna sa  reconnaissance  par  une  approbation  et  des  éloges 
sans  mesure.  Au  fond  ils  doivent  plutôt  ces  applaudissemens 
à  la  coupable  conduite  de  leurs  prédécesseurs  qu'au  mérite 
réel  de  la  leur.  L'un  et  l'autre  avaient  commencé  leur  car- 
rière par  des  professions  de  foi  très-libérales  ,  mais  tout-à- 
coup  ils  prirent  une  direction  entièrement  opposée  et  n'hé- 
sitèrent pas  à  servir  dans  les  rangs  du  ministre  le  plus 
despote  qui  ait  régi  l'Angleterre  depuis  des  siècles.  Ils 
suivirent  fidèlement  ce  ministre  pendant  les  années  les 
plus  désastreuses  de  son  administration  ou  plutôt  de  son 
règne  ;  ils  défendirent  tous  les  actes  d'oppression  qu'il  pro- 
posait ^  ils  firent  l'apologie  de  l'infâme  et  impitoyable  pro- 
fusion avec  laquelle  il  versait  l'or  et  le  sang  anglais  ;  et 
quand  il  mourut ,  ils  contribuèrent  au  maintien  et  à  la  pro- 
longation de  son  système. 

A  la  fin ,  lorsqu'après  une  longue  série  d'années  de 
guerre ,  la  paix  fut  recueillie ,  et  que  le  peuple  impatient 
d'un  joug  qu'on  lui  avait  rendu  insupportable ,  réclama 
des  réformes ,  des  économies  et  une  répartition  plus  équi- 
table des  charges  publiques ,  ces  deux  ministres  n'hésitè- 
rent pas  à  recourir  aux  moyens  les  plus  cruels,  les  plus 
iniques  pour  le  réduire  au  silence.  Le  peuple  demandait 
du  pain  à  bon  marché ,  on  lui  répondait  par  les  massacres 
de  Manchester  ;  il  demandait  la  réforme  d'une  constitu- 
tion décrépite ,  on  répondit  par  les  six  actes  à  ces  impor- 
tunités  séditieuses  ^ .  il  demandait  l'abaissement  de  taxes 
intolérables  ■■,   et  on   lui  retira  les  franchises  de  1  habeas 


DU   COMMERCE,    DE   LINDISTIUE,   ETC.  lS5 

corpus.  Ses  doléances  furent  traitées  avec  mépris;  on  fit 
ties  moqueries  cruelles  de  ses  misères.  M.  Canning ,  avec 
une  éloquence  épigrammatique ,  et  M.  Huskisson,  avec 
toute  la  charlatanerie  de  la  science  et  des  calculs  élaborés, 
prouvèrent  que  ses  réclamations  ,  les  réclamations  de  ceux 
qui  mouraient  de  faim,  étaient  déraisonnables  et  factieuses. 
Telle  a  été ,  de  1794  à  1822,  la  conduite  de  ces  deux 
hommes  d'état  si  vantés ,  en  dernier  lieu  ,  avec  un  si  fol 
engouement.  Mais  à  partir  de  cette  dernière  époque  jus- 
qu  au  moment  de  leur  mort ,  quelque  amélioration  se  fit 
remarquer  dans  leur  direction  politique.  Ils  furent  moins 
impitovables ,  moins  bigots  que  précédemment.  Aussitôt 
leurs  anciens  méfaits  furent  oubliés.  Une  admiration  ex- 
travagante les  éleva  aux  nu'^s  \  et  M.  Canning,  en  mourant, 
fut  considéré  comme  un  martyr  de  la  liberté.  La  gloire  des 
nobles  senlimens  qu'on  lui  atribuait  vola  au  dehors  sur  les 
ailes  des  vents ,  d'une  hémisphère  à  1  autre  ,  tellement  que 
son  nom  devint ,  en  quelque  sorte ,  le  mot  d'ordre  des 
libéraux  des  deux  mondes.  C'est  ainsi  que  plusieurs  saints 
du  calendrier  y  ont  été  inscrits ,  après  une  vie  dissipée 
ou  coupable,  parce  que  quelques  circonstances  heureuses 
avaient  accompagné  leur  mort. 

Si  la  conduite  de  ces  deux  hommes  est  strictement  exa- 
minée ;  si  nous  les  suivons  depuis  le  commencement  de 
leur  carrière  politique  jusqu  à  la  fin  ,  sans  en  considérer 
exclusivement  une  partie  -,  nous  nous  convaincrons  que 
ni  sous  le  rapport  intellectuel  ni  sous  le  rapport  moral,  ils 
ne  méritent  d'être  séparés  de  leurs  collègues.  Ils  possé- 
daient, Tun  et  l'autre,  des  vertus  faciles  et  un  caractère 
flexible ,  et  un  art  consommé  pour  aider  leur  avancement 
personnel.  Ils  savaient  profiter  des  circonstances  favorables 
à  cet  avancement  ;  ils  avaient  toute  la  sagacité  requise  pour 
reconnaître  les  modifications  qui  s'opéraient  dans  l'esprit 
public  j  et  en  suivant  limpulsion ,  quand  il  était  impossible 


l86  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

de  lui  résister,  ils  se  faisaient  une  réputation  à  bon  compte. 
Mais  ni  le  premier  ni  le  second  n  avait  une  haute  portée 
d  esprit ,  et  ne  parvint  à  atteindre  une  grande  supériorité 
dans  sa  carrière  respective. 

Jamais  comme  orateur  ou  comme  homme  d'état  M.  Can- 
ning  ne  s'est  élevé  au-dessus  de  la  médiocrité.  Comme 
orateur  ,  il  avait  de  l'éclat ,  mais  rien  de  mâle  ,  rien  de  sé- 
vère dans  son  goût.  Ses  harangues  se  composent  d'ori- 
peaux brillans ,  de  pointes  épigrammatiques  bien  aiguisées , 
le  tout  convenablement  pour  l'appétit  vulgaire  de  son  vul- 
gaire auditoire.  Son  esprit  n'avait  pas  1  habitude  de  la  gé- 
néralisation ;  il  n'avait  ni  la  vigueur  de  tète  ,  ni  la  moralité 
nécessaire  pour  examiner  une  question  dans  l'unique  but 
de  rechercher  la  vérité.  Jamais  il  ne  pouvait  s'isoler  de  ses 
intérêts  propres ,  ni  examiner  une  question  abstractive- 
ment.  Ce  n'était  que  dans  les  termes  que  consistaient  ses 
généralisations.  Il  employait  des  mots  généraux  et  vagues, 
mais  ce  vague  même  constatait  son  impuissance  à  se  rendre 
un  compte  exact  de  ses  idées.  Dans  aucun  de  ses  discours 
il  n'a  fait  preuve  d'un  savoir  véritable  ni  d  originalité  dans 
ses  vues^  mais  il  possédait  à  un  haut  degré  l'art  du  rhé- 
teur, avec  une  petite  provision  d'idées,  il  pouvait  faire  un 
grand  étalage  -,  il  pouvait  remplir  loreille  sans  éclairer  la 
raison,  et  séduire  sans  lien  apprendre. 

M.  Huskisson  avait  des  qualités  moins  brillantes,  et  par 
cette  raison-là  seule,  car  nous  n'en  connaissons  pas  d'au- 
tres ,  on  lui  avait  supposé  plus  de  profondeur.  Jamais 
cependant  il  n'a  possédé  entièrement  la  science  dont  on 
lui  supposait  une  connaissance  intime,  celle  de  l'écono- 
mie politique ,  et  même  elle  a  reçu  de  ses  mains  plusieurs 
injures  graves.  Comme  il  n'avait  qu  une  connaissance  par- 
tielle de  ses  plus  importantes  vérités ,  et  qu'encore  il  ne  les 
avait  apprises  que  pièce  à  pièce  sans  jamais  en  saisir  l'en- 
semible-,  que  cependant  à  toutes  les  époques  il  en  parlait 


DU  COMMERCE,    DE   L  INDUSTRIE,   ETC.  1  S J 

avec  une  imperturbal)le  assurance ,  et  qu'il  rédigeait  ses 
bills  avec  le  même  aplomb ,  il  commet  sans  cesse  d'énormes 
et  dangereuses  bévues.  D'ailleurs,  en  soutenant  des  îictes 
en  partie  fondés  sur  l'erreur  et  en  partie  sur  la  vérité ,  il 
contribua,  autant  du  moins  qu'il  pouvait  le  faire ,  à  ébran- 
ler les  principes.  Sa  conduite ,  dans  toute  la  discussion  sur 
les  grains,  par  exemple,  porte  ce  double  caractère,  et 
tout  homme  familiarisé  avec  la  science  économique ,  en 
observant  ses  tergiversations  au  milieu  de  ces  débats ,  a  du 
penser  qu'il  était  un  malhonnête  homme  ou  un  ignorant. 
Jamais  il  ne  proposa  une  bonne  mesure  sans  l'élayer  de 
doctrines  contradictoires ,  en  opposition  absolue  avec  les 
principes  mêmes  sur  lesquels  elle  reposait,  et  qui  seuls  de- 
vaient la  faire  prévaloir.  Ceci  provenait  en  partie  de  sa  si- 
tuation ,  et  en  partie  du  caractère  timide  et  circonspect  de 
son  esprit.  Il  s'appliquait  sans  cesse  à  concilier  des  choses 
inconciliables  -,  et  comme  son  ami  M.  Canning ,  il  était 
incapable  de  concevoir  l'ensemble  d'un  sujet.  L'un  et  l  au- 
tre ils  cherchaient  toujours  des  moyens  de  saisir  et  de  con- 
vaincre les  autres,  et  ne  cherchaient  pas  à  se  satisfaire  eux- 
mêmes.  Ils  ne  possédaient  que  des  notions  légères,  acquises 
hâtivement  -,  et ,  par  la  direction  qu'ils  avaient  prise ,  ils 
perdirent  bientôt  la  possibiUté  d  en  acquérir  d'autres. 


Lnbn^irK. 


Mouvement  industriel  de  V Australie.  —  Nos  frères 
d'Australie  font  des  progrès  aussi  étonnans  que  rapides. 
Sidney ,  la  métropole  de  cette  colonie ,  voit  fleurir  dans 
son  sein  tous  les  arts  de  l  Europe.  Des  édifices  d'une  belle 
architecture  s'y  construisent;  plusieurs  imprimeries  y  re- 
produisent les  chefs-d  œuvre  de  notre  littérature  ,  ou  ser- 
vent à  la  publication  de  journaux  très-bien  rédigés.  Quoi- 


l88  NOUVELLES  DBS   SCIENCES,    ETC. 

que  Sidney  n  ait  pas  plus  de  1 2,000  habitans,  on  y  trouve 
deux  banques  et  quatre  académies ,  composées  d'hommes 
éclairés,  s'occupant  à  propager  les  arts  utiles.  Sous  leur 
direction  ,  de  nouvelles  cultures  sont  entreprises  chaque 
jour,  et ,  malgré  la  distance  immense  qui  nous  sépare,  les 
cultivateurs  australiens  songent  déjà  à  approvisionner  de 
comestibles  nos  marchés ,  comme  ils  pourvoient  de  laines 
nos  manufactures.  Une  poste,  fournie  de  bons  relais ,  en- 
tretient des  relations  fréquentes  avec  les  divers  élablissemens 
fondés  dans  l'intérieur  ou  sur  le  littoral  de  ce  continent  ; 
et  une  compagnie  d'assurance  maritime ,  avec  un  capital 
de  i5o,ooo  liv.  sterl.  (3, 760, 000  fr.),  garantit  les  arma- 
teurs de  tous  les  sinistres. 

Mais  cette  activité  industrielle  ne  se  concentre  pas  dans 
les  murs  de  Sidney  ^  une  compagnie  s'y  est  formée  pour 
coloniser  les  iles  adjacentes.  Déjà  elle  a  expédié  des  colons 
à  Houtlingham,  sur  la  côte  ouest  de  la  Nouvelle-Zélande  , 
pour  y  couper  des  bois  de  mâture ,  et  cultiver  le  lin  et  le 
chanvre.  Le  gouverneur  de  Sidney  a  détaché  quelques 
troupes  pour  protéger  cet  établissement  contre  la  férocité 
des  indigènes,  et  tout  lui  promet  un  heureux  succès.  Porl- 
Jakson  voit  chaque  jour  accroître  l'activité  de  ses  chan- 
tiers ,  tandis  que  Paramatta  a  tout  l'aspect  d'un  de  nos 
districts  manufacturiers  j  mais  de  toutes  les  usines  qui  sont 
en  activité  dans  les  environs  de  Sidney,  celle  qui  fait  le 
plus  d'honneur  au  génie  australien ,  c'est  la  magnifique 
scierie  de  Cowan.  Le  propriétaire  de  cet  établissement  en 
a  tellement  perfectionné  le  mécanisme ,  qu'il  peut  fournir 
en  moins  d'une  heure  deux  cent  cinquante  pieds  de  plan- 
ches de  trois  pouces  d'épaisseur,  ou  six  cents  d'un  pouce. 
La  roue  qui  sert  de  moteur  à  cette  usine  a  une  vitesse  de 
sept  mille  pieds  par  minute  ou  de  quatre-vingt-seize  raille 
par  heure.  Ces  résultats  sont  d'autant  plus  surprenans 
(juc  celte  machine  est  le  produit  de  l'industrie  locale. 


AVRIL    i833. 


««•««•«««•«O  •«••«••««  0*4  ••4  9«i>»«4«9a->9«  9*  >4o«<>94<>4«  •»«•««  MO  9«a*94«4«9«0a 


REVUE 


nbtt^trte. 


DES  ROUTES  ET  DES  VOITURES  PUBLIQUES 

DE  LA   GRANDE-BRETAGNE. 


Ces  princes  et  ces  j)riiicesses  des  Mille  et  Une  Nuits , 
que  la  proleclion  de  leurs  fées  dolait  d'une  si  grande  fa- 
cilité de  locomotion ,  s'étonneraient ,  s'ils  revenaient  au 
monde,  de  se  voir  surpasser  par  le  bourgeois  anglais  qui 
monte  en  diligence.  La  rapidité  avec  laquelle  on  voyage 
aujourd'hui  tient  du  prodige  :  en  une  heure  et  demie  on 
se  rend  de  Liverpool  à  Manchester  5  on  parcourt  ainsi 
l'espace  de  trente-six  milles  ou  douze  lieues.  On  sait  que 
lord  Londonderry,  après  avoir  ])rononcé  son  discours  à 
la  Chambre  des  Pairs  ,  le  lundi  soir ,  monta  dans  une  chaise 
de  poste  att^'lée  de  quatre  chevaux  ,  et  se  trouva  le  lende- 
main soir  à  la  porte  de  son  hôtel  à  Durham  :  il  avait  fait  deux 
cent  cinquante  milles  ou  quatre-vingt-trois  lieues,  en  vingt- 
quatre  heures.  Mais  pour  ne  parler  que  des  ressources  à 
la  portée  du  public,  n'ya-l-il  pas  quelque  <hose  de  merveil- 
a.  )3^ 


igO  DES  ROtTEâ  ET  DES  VOITURES  rCBLIQCES 

leux  dans  la  célérilé  actuelle  de  nos  diligences?  «  Lundi 
dernier,  m'écrivait  un  de  mes  amis,  je  chassais  dans  les 
environs  de  Brighlon  ;  le  mercredi  suivant,  je  dinai  chez 
mon  père ,  dans  Merion-Square ,  à  Dublin  :  quatre  cent 
milles,  plus  de  cent  trente- trois  lieues  ,  en  moins  de  trois 
jours  !  Voici  comment  :  je  partis  de  Brighton  par  la  voiture 
du  soir,  j'arrivai  à  Londres  à  tems  pour  prendre  la  malle 
d'Holyhead;  et,  grâce  au  bateau  à  vapeur  qui  me  fit  Ira- 
A^rser  le  détroit ,  je  me  trouvai  à  Dublin  trois  jours  après 
mon  départ.  » 

Non-seulement  on  voyage  vite  aujourd'hui ,  mais  on 
voyage  agréablement  ;  c'est  presque  une  jouissance  de 
luxe  pour  le  rentier  et  le  bourgeois.  Il  serait  curieux 
d'esquisser  les  progrès  et  le  perfectionnement  de  nos  voi- 
tures publiques.  En  1662  ,  l'Angleterre  n'en  comptait 
que  six  :  encore  étaient -elles  considérées  comme  une 
mauvaise  invention ,  que  nul  homme  de  bien  ne  devait  en- 
courager. Un  nommé  Jean  Croswell ,  membre  du  gouver- 
nement et  fort  connu  alors  par  ses  pamphlets  politiques, 
un  des  sages  de  lépoque,  démontra  le  danger  de  ces  voi- 
tures dont  le  résultat  définitif  devait  être ,  selon  lui ,  de 
dépeupler  les  châteaux  ,  et  d'arracher  à  leurs  devoirs  do- 
mestiques les  femmes  des  gentilshommes  campagnards. 
Les  diatribes  de  Croswell,  qui  se  renouvellent  encore, 
eurent  beaucoup  de  succès  en  leur  tems. 

Il  y  a  une  centaine  d'années,  en  174^)  ^^  diligence 
d'Oxford  partait  de  Londres  à  sept  heures  du  matin  et  ar- 
rivait à  Tubridge  vers  midi.  A  cinq  heures  du  soir  elle 
atteignait  Highwycombe  ,  où  les  voyageurs  couchaient  j 
c'était  le  lendemain  seulement  que  l'on  approchait  d'Ox- 
ford. Aujourd'hui  l'on  parcourt  en  moins  de  six  heures 
l'espace  qui  demandait  alors  deux  jours  entiers. 

Lecteur ,  nous  prélèverons  une  taxe  légère  sur  votre 


EN   AAGl.KTEKItK.  U)  l 

imagination  complaisante,  ot  nous  supposerons,  s  il  vous 
plait,  qu'un  brave  gentleman  qui  s  est  endormi,  vers 
1^4^?  ^'i  sommeil  d'Epiménide  ,  se  réveille  lont-à-coup 
près  de  Piecadilly,  en  i833.  Il  se  frolle  les  yeux  et  voit 
une  espèce  de  brigand,  velu  tie  baillons,  qui  sapprocbe 
de  lui  d'un  air  empressé  (i)  : 

«  Quelle  voiture  prend  votre  bonneur  ? 

—  Je  vaisàExeter ,  répond  le  vieillard  d  une  voix  douce. 

—  Vous  arrivez  à  tems  :  voici  la  voiture...  les  cbevaux 
sont  devant  nous...  où  sont  vos  paquets? 

—  Mais  non  ,  vous  vous-  trompez  ^  c'est  là  une  voiture 
bourgeoise. 

—  Bail  !  bab  !  ne  reconnaissez-vous  pas  la  Comète  ? 
Vite,  vite,  dépècbez-vous:  elle  part  à  Finstant.  » 

On  pousse,  on  presse,  on  emballe  le  vieillard  fort 
étonné  de  cette  précipitation  et  qui  demande  à  grands  cris 
ses  paquets  -,  depuis  long-tems  ils  sont  sous  la  bâche. 

Cependant  il  s'assied  ,  son  œil  s  arrête  avec  surprise  sur 
l'bomme  vêtu  de  noir  qui  occupe  le  siège  : 

«  Quel  est ,  demande-t-il  à  ses  voisins,  ce  monsieur  si 
bien  vêtu,  qui  va  nous  conduire .-^ 

—  Ce  n  est  pas  un  monsieur ,  lui  répond  un  homme 
babillé  de  noir  assis  en  face  de  lui  et  qui  se  trouve  être  un 
des  propriétaires  de  l'entreprise  ^  c'est  un  jeune  homme  (jui 
a  toujours  conduit  la  Comète  et  qui  sait  fort  bien  son  état. 

—  Excusez  ma  surprise  ;  à  voir  sa  cravate  blanche ,  ses 
gants  jaunes  et  son  excellente  tenue,  j  étais  tenté  de  croire 
que  c'était  quelcjue  jeune  homme  de  bonne  famille,  dont 
le  caprice  enthousiaste  s  amusait  à  rivaliser  de  nos  jours 
avec  les  anci<'ns  conducteurs  de  chars. 

—  Sans  doute,   reprend  le  propriétaire,   monsieur  a 

(i)  Commissionnaires  qui  sp  lienncnl  aux  approclifs  des  huroaui 
ilf>  diligence  sui-  la  piarc  de  Begenf-fjircus, 


iga  DES  ROUTES  ET   DES  VOITIJRES  PUBLIQUES 

voyagé  loiig-lems  sur  le  continent,  et  n'est  plus  au  fait  de 
l'Angleterre  actuelle?  » 

Les  autres  habitans  de  la  diligence  se  regardent  en  riant 
et  ne  doutent  pas  que  leur  voisin  ne  soit  ou  un  peu  tim- 
bré ,  ou  quelque  vieux  colon  sorti  des  déserts  de  l'Amé- 
rique. Cependant  la  voiture  s'élance  et  bientôt  on  sort  de 
Londres. 

«  Quoi  !  déjà  nous  ne  roulons  plus  sur  le  pavé  ?  s'écrie 
le  vieillard. 

—  A  Londres  il  n'y  a  plus  de  pavé  ,  lui  répond-on. 

—  Ah  !  ah  !  s'écrie  notre  voyageur  dans  sa  stupeur  ; 
mais  la  voiture  va  bien  vite  ? 

—  Non ,  reprend  le  propriétaire  ,  pendant  ce  relai  la 
voiture  marche  très-lentement  ;  vers  la  fin  du  voyage  nous 
nous  dédommagerons  de  ce  retard.  » 

En  vingt-cinq  minutes  on  arrive  à  Brentford  ^  le  vieil- 
lard tire  sa  montre  : 

«  Vous  appelez  cela  marcher  lentement!  s'écria-t-il ; 
vingt-cinq  minutes  !  Mais  je  me  retrouve ,  ici  5  ces  rues  sont 
sales  et  ces  pavés  pointus  comme  dans  ma  jeunesse.  C'est 
bien  la  bonne  vieille  ville  de  Brentford,  telle  que  je  l'ai  vue 
autrefois  5  rien  n'a  changé.  Quel  membre  celte  ville  a-t- 
elle  envoyé  au  Parlement  ? 

—  M.  Hume ,  Ihomme  de  l'époque ,  qui  sait  avec  le 
plus  d  habileté  faire  dire  aux  chiffres  ce  qu'il  veut  que  les 
chiffres  expriment. 

—  Sans  doute  un  grand  propriétaire  du  comté  ? 

—  Pas  un  pouce  de  terre,  monsieur  j  c'est  un  Ecossais 
né  à  Montrose. 

—  Oui,  ces  Ecossais  se  fourrent  partout  ^  sans  doute  il 
aura  fait  une  grande  fortune  dans  le  commerce  ? 

—  Oh  !  pas  du  tout  ^  c'est  un  médecin  qui  a  fait  fortune 
aux  Indes.  » 


EN  ANGLETERRE.  igS 

Ici  la  Stupeur  de  l'homme  de  174^  ^^^  extrême,  et  le 
bruit  des  roues ,  froissant  le  pavé  rocailleux  de  Brentford  , 
suspend  la  conversation.  Vingt  minutes  après  (^heure  mi- 
litaire) la  Comète  arrive  à  Hounslow.  Le  gentilhomme  a 
faim ,  et  voit  avec  plaisir  ce  point  d'arrêt  qui  va  lui  per- 
mettre de  déjeûner.  Il  s'essuie  le  front,  il  tire  de  nouveau 
sa  montre,  il  respire  : 

«  Nous  voyageons  bien  vite ,  messieurs  :  et  il  me  sem- 
ble que  cette  rapidité  n'est  pas  sans  dangers;  quen  dites- 
vous  ?  Heureusement  nous  allons  nous  reposer  un  peu. 
L'appétit  me  talonne  ;  celte  auberge  a  fort  bonne  mine , 
ma  foi!  Garçon  !  que  me  donncrez-vous  pour  dé...  ?  » 

Hélas!  le  mot  n'est  pas  prononcé  lorsqu  une  secousse 
violente  imprimée  par  la  voiture  à  tous  les  habitans  du 
carrosse,  fait  heurter  la  tête  du  vieux  voyageur  contre  le 
dossier;  et  Hounslow  et  le  garçon  et  1  auberge  disparais- 
sent à-la-fois  à  ses  yeux.  Jamais  panorama  si  rapide  ne 
s  était  déroulé  devant  lui.  Jamais  il  n'avait  vu  portes,  fe- 
nêtres, arbres,  malsons  fuir  avec  une  aussi  merveilleuse 
vélocité. 

«Diable!  diable!  s'écrie-t-il  aussitôt  qu'il  reprend  ha- 
leine. On  m'avait  dit,  je  crois,  que  nous  changerions  de 
chevaux  à  Hounslow.  Sans  doute  on  n'aurait  pas  la  cruauté 
de  forcer  les  chevaux  du  dernier  relai  de  galoper  avec 
cette  violence  atroce. 

^  — Eh  !  mon  cher  monsieur!  interrompit  le  propriétaire, 
on  a  changé  de  chevaux  pendant  que  vous  mettiez  vos 
lunettes.  A  Hounslow,  il  faut  que  le  relai  sexécute  en  une 
minute;  et  souvent,  grâce  à  la  dextérité  et  à  l'habitude  de 
nos  gens,  en  cinquante  secondes  c'est  une  affaire  faite. 

—  \  ous  m'étonnez;  pour  moi  j'aimerais  mieux  ne  pas 
aller  si  vite. 


1^4  ^'^S    UOLIES   KX    UES   VOnCKES    PL'BLKjLE.s 

—  C'est  notre  usage-,  nous  lançons  (i)  toujours  nos 
(hevaux  pour  parcourir  ces  six  milles. 

—  Lancer! 

—  Oui,  c'est  le  terme.  Le  terrain  sur  lequel  nous  som- 
mes s'appelle  terrain  d'hôpital.  Nous  autres, ^propriétaires 
de  diligences,  nous  avons  un  dialecte  qui  nous  appartient, 
et  je  conçois  que  vous  ayiez  besoin  de  quelques  explica- 
tions. Nous  n'employons  ici  que  les  Bokichers  (2).  Les  Bo- 
kickers  sont  de  pauvres  chevaux  qui  ont  des  vices,  et  qui, 
cependant  peuvent  servir  encore ,  quand  on  les  fait  ga- 
loper sur  un  terrain  uni.  Ils  se  subdivisent  en  plusieurs 
classes  qui  toutes  ont  leurs  appellations  spéciales.  Les  uns 
abaissent  le  garot  en  marchant  5  les  autres  ploient  les  ge- 
noux dans  les  descentes  ;  qjuelques-uns  ont  de  la  tendance 
à  devenir  poussifs  5  mais  lancés  dans  celte  carrière  unie , 
ils  rendent  encore  de  très -bons  services,  comme  vous 
voyez.  » 

Les  Bokickers  s'échauflent  dans  leurs  harnais ,  et  la 
voiture ,  avec  ses  dix  voyageurs  et  un  bagage  considérable  , 
vacille  sur  son  centre  de  gravité  ,  avec  une  force  d  autant 
moins  comfortable,  que  le  galop  des  Bokickers  devient 
plus  rapide  à  chaque  instant.  Cependant  elle  ne  verse  pas , 
grâce  au  bagage  contenu  dans  les  coffres  et  au  poids  de 
quatre  voyageurs  assis  dans  l'intérieur.  L'homme  de  174'^ 
s'alarme  de  plus  en  plus  :  «  Les  chevaux  ,  dit-il ,  ont  pris 
le  mors  aux  dents,  m  II  s  imagine  que  le  conducteur  est 
tombé  de  son  siège,  et  croit  apercevoir  les  brides  qu'il  a 
lâchées ,  flottant  à  laventure  sur  la  tète  des  chevaux.  Il 
veut  absolument  nîtllre  la  tète  à  la  portière  ;  le  proprié- 
taire le  tire  par  sa  basque ,  et  l'arrête. 

«  Un  éclat  de  roue  pourrait  vous  éborgner,  lui  dit-il  \ 

{\)  Sprin^.  —  ['2)  Toiuic  d  argot. 


EN    ANGLETEnUE.  î  y;j 

restez  dans  la  voilure;  tout  va  bien  5  je  vous  ai  dll  que 
noire  habitude  était  de  /ancer  les  chevaux  pendant  ce  r(  lai.  » 

Mais  le  vieillard  est  lètu,  et  il  veut  voir  ce  qui  se 
passe.  Le  voilà  donc  en  observation.  Il  s'attend  à  trou- 
ver la  mort  et  la  destruction  sur  la  route.  Quel  est  soîi 
étonnement  !'  le  cocher  trône  encore  sur  son  siège,  et  dé- 
guste paisiblement  une  prise  de  tabac  pendant  que  ses  che- 
vaux galopent  en  raison  de  douze  milles  (quatre  lieues) 
par  heure. 

«  Diable!  diable!  répèle  encore  noire  voyageur;  mais 
si  un  essieu  cassait,  si  une  roue  se  détachait  ? 

—  Impossible,  monsieur*,  fabrication  parfaite.  Jamais 
rien  ne  casse.  Jamais  rien  ne  se  dérange  :  vous  pouvez  dor- 
mir ici  comme  dans  votre  lit. 

—  Ah  mon  Dieu  !  quel  changement,  s'écrie  le  vieillard  ; 
quelle  différence  !  et  les  routes  ? 

—  On  ne  peut  meilleures.  De  Londres  à  Exeler,  pas  un 
seul  mille  où  le  cheval  ne  puisse  trotter  facilement. 

—  Dites  galoper.  Mais  qui  a  changé  ainsi  tout  le  svs- 
tème  de  construction  des  routes  ? 

—  Un  Américain,  M.  Mac- Adam.  Pour  rendre  nos 
routes  meilleures ,  on  a  aplani  des  collines  5  on  a  détruit 
les  vieux  chemins.  Les  rudes  montées  qui  harassaient  au- 
trefois les  chevaux  se  sont  changées  en  pentes  douces. 

—  Ah  çà ,  mon  cher  monsieur,  pour  le  prochain  re- 
lai,  quels  chevaux  emploierez- vous  ? 

—  Plus  de  Bokickers  ,  monsieur  ;  leur  règne  est  passé. 
Nous  avons  besoin,  pour  ce  relai,  d'animaux  vigoureux 
et  sains.  Les  plus  beaux  chevaux  achetés  par  les  lords ,  et 
destinés  à  piaffer  dans  Hyde-Park ,  valent  à  peine  ceux 
de  l'attelage  prochain. 

—  Ah!  je  respire.  Nous  ne  galoperons  plus,  n'est-ce 
pas?  Vous  ne  lancerez  plus  vos  chevaux  ,  j  espère  .' 


1C)6  DES  ROLTES  ET  DES    VOITURES  PLBLIQVES 

—  Ce  relai  ci  ne  sera  pas  tout-à-fait  aussi  rapide  ;  ce- 
pendant nous  aurons  encore  de  bons  moniens ,  je  vous  as- 
sure. Nous  avons  pris,  comme  propriétaires  ,  des  engage- 
mens  positifs,  et  il  ne  faut  pas  tromper  le  public.  Aussi , 
pour  remplir  nos  promesses  ,  tirons-nous  parti  de  toutes 
les  circonstances.  Quand  le  conducteur  arrive  à  un  cer- 
tain endroit  de  la  descente  ,  il  làcbe  la  bride  à  ses  chevaux , 
qui,  une  fois  lances,  remontent  la  colline  opposée  sans  s'en 
apercevoir  et  sans  tirer.  Grâce  à  ces  précautions  et  à  beau- 
coup d'autres,  nous  arrivons  toujours  à  1  heure  précise. 
La  meilleure  horloge  est  moins  exacte  que  la  Comète  :  les 
gens  de  campagne  le  savent  bien  :  c'est  sur  notre  voiture 
qu  ils  se  règlent. 

—  Mais,  monsieur,  reprend  le  vieillard  tout  troublé, 
et  la  santé ,  et  la  vie  de  vos  voyageurs  ? 

—  Oh!  pas  la  moindre  crainte^  nous  n'employons  que 
des  matériaux  de  première  qualité  et  des  artistes  du  plus 
grand  talent. 

—  Des  artistes  !  cela  me  confond  !  De  mon  tems ,  artiste 
et  cocher  n'étalent  pas  synonvmes...  A  proposée  serais  bien 
aise  de  voir  comment  cel  artiste  (puisqu'artislc  il  y  a),  fait 
pour  changer  de  chevaux  ,  quand  il  en  change  ?  Tout-à- 
l'heure  ,  au  dernier  relai ,  c  était  de  la  magie  vraiment , 
de  l'escamotage.  Partez  ,  muscade!  je  n  ai  rien  vu. 

—  Oh  !  certainement ,  vous  avez  raison  de  trouver  cela 
merveilleux  ;  et  le  degré  de  promptitude  auquel  on  est 
parvenu  aujourdhui  a  quelque  chose  de  surprenant  en 
effet.  Dans  ma  jeunesse  (et  je  crois  que  vous  êtes  mon 
aine),  on  consacrait  une  demi-heure  à  celte  opération. 
Le  garçon  d  auberge  s  approchait ,  la  serviette  à  la  main  : 
((  Messieurs  et  mesdames  ,  pendant  qu'on  relaie ,  voulez- 
î)  vous  prendre  quelque  cbose?  M.  le  conducteur  vous  le 
V  permettra,  sans  doute.  —  Oui,  oui,  »  ifilerrompail  le 


EJV   ANGLETERRE.  It)^ 

conducteur,  qui  avait  à  distribuer  par  la  ville  une  cloyère 
d'huilres  pour  le  médecin  ,  un  mouton  pour  le  curé  et  un 
])âté  de  foie  gras  pour  lavocat^  «  oui,  certainement  5  mais 
))  dans  une  demi-heure  il  faut  partir.  » 

Nous  voici  à  Slaines.  On  relaie ,  et  notre  voyageur 
est  tout  yeux  :  bien  lui  en  prend  de  ne  pas  détourner  un 
moment  la  lètc.  A  peine  la  voiture  s'est  elle  arrêtée,  les 
deux  premiers  chevaux  sont  dételés  et  reconduits  à  l  étable. 
On  amène  un  beau  cheval  fringant ,  bondissant ,  hennis- 
sant, plein  de  vie  et  de  vigueur,  mais  dont  l'œil  de  feu 
n  annonce  pas  une  docilité  bien  enracinée  ,  et  dont  les 
naseaux  sont  emprisonnés  dans  un  nœud  coulant  :  nou- 
veau sujet  d  effroi  pour  le  vieillard  (1). 

«  Eh  quoi!  dit-il ,  vous  allez  atteler  un  cheval  vicieux , 
un  cheval  fougueux  ? 

—  Pas  du  tout,  répond  le  garçon  d'écurie-,  je  vous  as- 
sure qu'il  n  y  a  pas  la  moindre  chose  à  craindre. 

—  Jacques,  dit  tout  has  le  conducteur  au  garçon,  prends 
garde  que  rien  ne  le  gène  ;  tu  sais  quel  tour  il  nous  joue- 
rait ?  » 

Trente  secondes  après,  on  part.  A  peine  les  naseaux  du 
coursier  se  trouvent  libres,  il  se  retire  en  arrière,  étend 
les  deux  jambes  de  devant,  et  s'élance  d'un  bond  qui  aurait 
brisé  toutes  les  rênes  que  l'on  fabriquait  en  1742-  Heu- 
reusement la  main  habile  du  conducteur  lui  laisse  le  champ 
libre,  et  son  compagnon,  mieux  discipliné  que  lui,  le  re- 
met paisiblement  au  pas.  Toutefois  Tanimal  de  pur  sang 
s  inquiète  sous  son  harnais  et  s'irrite  contre  cette  mar- 
che réglée ,  qui  contrarie  les  habitudes  de  sa  jeunesse. 
Incapable  d'aller  de  front  avec  son  confrère,   il  entraîne 

(1)  Ce  uccud  coulant  de  nouvelle  invention  est  en  soie  ,  cl  il  agit 
spécjaleuîcnt  sur  les  organes  de  la  lespiralion. 


ig8  DES  ROLTES  ET   DEb  VOITURES  PUBLIQUES 

après  lui  les  trois  quarts  de  la  voiture  qui  le  suit  oblique- 
ment; il  ronge  son  mords ,  le  couvre  d'écume,  bat  la  terre 
d'un  pied  furieux  ,  et  hennit  avec  une  force  qui  semble 
vous  dire  :  «  Cette  servitude  n'est  pas  faite  pour  moi.  » 

«  Ce  cheval-là  ,  fait  observer  le  propriétaire  ,  a,  dans 
SCS  belles  années ,  gagné  plus  d'un  prix  à  la  course  ;  mais 
son  caractère  a  toujours  été  difficile. 

—  Diable!  diable!  s'écrie  le  vieillard  du  dix-septième 
siècle  ;  atteler  un  cheval  de  course  à  une  diligence  î  Cepen- 
dant on  commence  à  aller  moins  vite  et  j'aime  cela. 

—  Il  le  faut  bien  ,  reprend  le  propriétaire  :  si  nous  ne 
ralentissions  point  le  pas  de  notre  attelage ,  ce  terrible 
cheval  de  course  recommencerait  à  galoper  et  dérangerait 
tout.  » 

Des  montées  rapides  sont  franchies  avec  la  même 
célérité  que  l'on  eût  mise  autrefois  à  les  descendre  ;  et  ce 
qui  effraie  surtout  le  pauvre  voyageur  ,  c'est  de  voir 
que  le  pas ,  au  lieu  de  se  ralentir  dans  les  descentes,  de- 
vient plus  rapide  encore.  Dans  l'argot  des  grandes  routes 
anglaises,  c'est  ce  que  Ion  appelle  la  longue  chute  de 
terrain.  La  voiture  tombe  sur  la  croupe  des  chevaux;  le 
cheval  de  pur  sang  perd  patience ,  se  met  au  grand  trot , 
puis  au  galop ,  et  tout  l'attelage  suit  son  exemple.  L'ar- 
tiste expvîrimenté  qui  conduit  le  char  laisse  tomber  lé- 
gèrement son  fouet  ;  les  deux  premiers  chevaux  s'élancent 
avec  la  rapidité  d'une  flèche,  et  la  voiture,  bercée  par  ce 
mouvement  rapide ,  s'agite  de  manière  à  épouvanter  le 
plus  hardi.  Mais  le  coup-d'œil  du  maitre  est  sûr,  il  n'y 
a  rien  à  craindre  :  le  char  suit  une  ligne  parfaitement 
droite.  Arrivé  au  creux  de  la  colline,  il  raffermit  sur  ses 
rouis,  et  remonte  la  colline  opposée,  avec  une  vélocité 
d  impulsion  propor-lioiiiiéc  à  la  ra[)idité  et  à  la  hauteur  de 
la  chu  le. 


EJV   ANciLETERllE.  1  C)y 

«  Ah!  s'écrie  le  pauvre  vieillard  qui  respire  enfin,  mon- 
sieur le  propriétaire,  à  la  première  descente,  je  vous  en 
prie ,  engagez  le  conducteur  à  enrayer  ^  employez  votre 
autorité  pour  cela. 

—  Je  n  ai  pas  d'autorité  sur  le  conducteur. 

—  Ces  chevaux  ne  sont-ils  pas  à  vous  ? 

—  Sans  doute  5  mais  il  les  conduit  comme  il  veut. 

—  N'est-ce  pas  vous  qui  le  payez.? 

—  Oui  5  je  prends  l'engagement  de  fournir  des  chevaux 
avec  lesquels  la  voiture  puisse  accomplir  ce  voyage  dans  tel 
espace  de  tems.  Le  cocher  s'engage  de  son  côté  à  les  con- 
duire sans  accident  jusqu'au  lieu  convenu.  Nous  sommes 
passibles  lun  et  l'autre  d'une  amende,  si  nos  engagemens 
ne  sont  pas  remplis.  Nous  n'avons  pas  de  tems  à  perdre , 
et  s'il  s'agissait  d'enrayer  comme  vous  le  voulez,  nous 
n'arriverions  jamais.  » 

Le  nouvel  Epiménidc  ne  répond  rien  -,  mais  il  se  promet 
bien  de  ne  plus  monter  dans  une  voiture  qui  n'enraie  pas-, 
il  descend  donc,  il  se  tât€ ,  retrouve  tous  ses  membres,  et 
s'estime  heureux  de  vivre  encore.  Placé  sur  le  seuil  de  l'au- 
berge où  il  va  entrer ,  il  veut  contempler  une  dernière  fois 
l'opération  du  relais ,  et  ne  peut  qu'admirer  ces  ornemens 
de  cuivre,  étincelans  au  soleil ,  ces  chevaux  au  poil  lustré , 
ces  harnais  tout  brillans  de  vernis,  et  surtout  cette  rapi- 
dité prodigieuse  de  mouvemens.  Cependant  on  repart  plus 
vile  que  l'éclair  ne  brille,  et  le  pauvre  voyageur  est  heu- 
reux de  se  retrouver  dans  une  chambre,  sur  la  terre  ferme, 
libre  des  dangers  auxquels  nous  exposent  les  chevaux  de  pur 
sang,  transformés  en  chevaux  de  trait.  Il  sonne  le  garçon, 
qui ,  vêtu  de  noir  et  le  cou  entouré  d'une  cravate  blanche 
de  la  mousseline  la  plus  belle,  passe  à  ses  yeux  pour  le 
maître  du  logis. 


20O  DES  ROUTES  ET   DES   VOITURES  PUBLIQUES 

«  Y  a-t-il  sur  celte  route  quelques  voitures  qui  marchent 
lentement? 

—  Oui ,  monsieur,  répond  le  garçon ,  dans  une  heure 
le  Régulateur  doit  passer. 

—  Ah  !  c'est  très-bien ,  je  vais  déjeuner  en  l'attendant. 

—  Ces  voitures  qui  vont  si  vite  nous  ruinent,  monsieur  ! 
s'écrie  le  garçon  5  personne  ne  peut  s'arrêter  sur  la  route , 
et  nos  maisons  s'en  ressentent ,  je  vous  assure.  » 

A  l'heure  dite,  le  Régulateur  était  devant  la  taverne; 
c  est  une  voiture  plus  lourde  et  d'une  propreté  moins  re- 
cherchée que  la  Comète.  Sa  caisse  est  de  couleur  chocolat; 
de  grosses  lettres  d'or  brillent  sur  tous  les  panneaux ,  et 
quatre  chevaux  vigoureux  y  sont  attelés.  Les  vovageurs  qu'il 
renferme  sont,  d'un  ou  deux  degrés  peut-être,  inférieurs 
à  ceux  dont  la  Comète  est  chargée.  Le  cocher  lui-même 
appartient  à  une  autre  classe  que  le  cocher  de  la  Comète, 
jeune  dandy  à  la  taille  svelte,  au  pantalon  demi-collant, 
au  chapeau  gris  et  soyeux ,  au  gilet  de  Casimir  blanc  et 
aux  gants  de  daim  d'un  jaune  éclatant.  Le  conducteur  du 
Régulateur  est  plus  cocher  et  moins  fashionable;  sa  taille 
est  athlétique;  ses  bras  sont  vigoureux;  son  abdomen  est 
respectable  ;  son  costume  simple  est  très-propre.  C  est ,  je 
vous  assure,  un  personnage  d  importance;  il  a  quatorze 
voyageurs  à  conduire,  il  fait  dix  milles  (plus  de  troislieues) 
à  l'heure. 

«  Eh  bien  !  demande  notre  voyageur  au  garçon ,  qui 
rentre  dans  cet  instant,  avez-vous  de  la  place  dans  le  Ré- 
gulateur ? 

—  Certainement,  monsieur,  mais  tout  est  plein,  excepté 
le  tric-trac  ;  vous  aurez  le  tric-trac  à  vous  tout  seul. 

—  Le  tric-trac l  que  voulez-vous  dire? 

—  Le  cabriolet  de  derrière ,  si  vous  aimez  mieux.  Bonne 


EN   ANGLETERRE.  ?.OI 

place  ,  ma  foi  !  vous  pourrez  tourner  le  dos  au  conducteur 
ou  vous  placer  du  même  côte  que  lui ,  comme  il  vous 
plaira. 

— Allons,  reprend  le  gentilhomme  en  faisant  la  grimace, 
c'est  encore  quelque  invention  nouvelle^  mais  n'importe, 
essayons.  » 

Et  il  monte  :  on  l'emballe  dans  le  cabriolet  de  der- 
rière ,  perché  si  haut ,  qu'il  faut  une  échelle  pour  y  at- 
teindre. Avant  de  se  placer  dans  son  tric-trac ,  comme 
dit  le  garçon  d'auberge,  l'homme  de  174^  a  jeté  un 
coup-d'œil  rapide  sur  l'attelage  qui  doit  le  conduire  à  sa 
destination.  Les  chevaux  ne  ressemblent  pas  à  ceux  de  la 
Comète;  ce  sont  des  bêtes  moins  sveltes,  à  la  jambe  moins 
fine  ,  aux  formes  moins  élancées  ;  mais  leur  vigueur  sem- 
ble plus  musculeuse  encore ,  et  à  voir  ces  membres  ner- 
veux et  ces  yeux  où  la  flamme  étincelle,  on  reconnaît 
aisément  ces  animaux  de  bonne  race  dont  il  faut  briser  le 
caractère  si  l'on  veut  en  user.  Toutefois ,  pendant  les  neuf 
premiers  milles  (  trois  lieues  )  tout  va  bien.  On  franchit  cet 
espace  d'une  seule  haleine  ,  mais  sans  effort ,  mais  sans 
galoper,  et  le  voyageur  se  regarde  comme  sauvé.  Il  a 
compté  sans  son  hôte.  Quoique  le  Régulateur  ait  la  répu- 
tation d'aller  lentement ,  force  lui  est  de  tirer  parti  de  tous 
ses  avantages  -,  car ,  après  tout ,  il  est  obligé  de  faire  huit 
milles  par  heure  dans  une  grande  étendue  de  pays.  Il  a  des 
montées  considérables  et  nombreuses  à  franchir,  et  le  poids 
du  bagage  dont  il  se  charge  l'alourdit  singulièrement.  Les 
cinq  milles  (  une  lieues  trois  quarts  )  dont  il  approche ,  et 
que  l'on  appelle  le  pays  plat  de  Hertford-Bridge,  passe, 
parmi  les  gens  du  métier,  pour  le  terrain  le  plus  favorable 
de  l'Angleterre.  Le  sol  a  de  légères  ondulations.  Son  élasti- 
cité ,  sa  sécheresse  dans  tous  les  lems ,  son  excellent  état 
d'entretien  ,  donnent  toutes  les  facilités  possibles  à  un  bon 


309.  DES  llOITES    ET    DES  VOITUUîIS  PI  lU.IQUES 

conduclcuv.  Aussi  les  chevaux  sont-ils  lances ,  et  le  sage 
Régulateur,  par  la  rapidité  de  sa  fuite  ,  inflige  à  l'habi- 
tant du  tiic-irac  un  incomparable  supplice. 

Si  vous  fûtes  écolier,  vous  souvient-il  d'avoir  vu  un 
cerf-volant  se  balancer  dans  l'air  et  sa  queue  être  le  jouet 
de  mouvemens  rapides,  multipliés,  bizarres,  pendant 
que  sa  tète  planait  majestueusement  dans  les  nues.  L;i 
raison  de  ce  phénomène  apparent  est  simple  ;  c'est  que 
la  queue  du  cerf- volant,  éloignée  du  fil  qui  maintient 
le  centre  de  gravité ,  se  trouve  exposée  à  toutes  les  on- 
dulations du  vent ,  et  en  suit  tous  les  caprices.  La  même 
loi  régit  l'arrière -train  dune  voiture.  Plus  on  est  éloi- 
gné du  siège  du  cocher ,  plus  le  ballottement  qu'on 
éprouve  devient  insupportable.  Le  conducteur  de  la  Co- 
mète, qui ,  de  retour  de  son  expédition ,  passait  sur  la 
route,  ne  put  s'empêcher  de  jeter  un  regard  de  pitié  sur 
notre  homme,  dont  l'aspect  et  l'attitude  étaient  en  effet  d'un 
burlesque  achevé.  Les  deux  bras  étendus  et  accrochés 
à  la  galerie  du  siège,  les  yeux  effarés,  les  dents  serrées, 
il  se  laissait  balancer  rudement  par  cet  instrument  de 
torture  auquel  il  ne  pouvait  échapper.  Le  Régulateur 
était  plus  chargé  qu'à  l'ordinaire,  et  sans  doute ,  en  l'exa- 
minant de  près  ,  on  eût  reconnu  qu'il  n'avait  pas  tout- 
à-fait  obéi  aux  injonctions  du  Parlement.  Ajoutez  à  cette 
pesanteur  périlleuse  l'inégalité  du  trot  des  deux  che- 
vaux les  plus  rapprochés  de  la  uolée  ;  l'un  prenant  le  trot 
véritable,  et  l'autre  un  demi-galop  incomplet,  pour  lequel 
il  n'y  a  de  nom  dans  aucune  langue.  Le  vieux  gentilhomme 
commence  à  s'effrayer  de  son  trône,  et  le  quitte.  Celte  voi- 
lure, qui  va  si  lentement,  l'épouvante. 

«  Ma  foi!  dit- il,  je  finirai  le  vovage  à  pied.  » 
Il  est  arrivé  à  Hertford-Bridge  ;  on  s'arrête,  et  il  se  plaint 
vivrmnit. 


KN    ANCLEïERKlî.  2o3 

(t  Vous  chargez  trop  voire  voilure ,  cl  vous  allez  trop 
vile  ,  dil-il  au  conducleur. 

—  Notre  poids  est  fixé ,  monsieur ,  lui  répond  celui- 
ci  5  nous  ne  prenons  jamais  plus  de  bagage  que  la  loi  ne 
le  permet.  Si  le  mouvement  du  tric-trac  vous  fait  peur , 
nous  vous  ménagerons  de  la  place  sur  le  devant. 

—  Ah  !  le  front  !  le  front  !  je  ne  m'y  fie  pas  -.fronti  milla 
fi  de  s.  » 

Il  s'assied  dans  Tauberge,  où  un  garçon  toujours  civil 
et  bien  vêtu  lui  demande  ses  ordres. 

«  Je  voudrais  savoir  s'il  passe  sur  votre  route,  lui  dit-il, 
quelques  voitures  qui  ne  soient  pas  chargées  de  bagages 
comme  celle  que  je  quitte  ? 

—  Oui,  oui,  nous  avons /e  /^ii/^^7'g:^e/z«,  très-bien  con- 
duit par  Thomas  Brovvn  et  Jacques  White.  Il  ne  leur  est 
pas  permis  de  placer  sur  l'impériale  un  carton  de  toilette. 
Excellente  voilure ,  monsieur  !  qui  va  de  nuit  comme  de 
jour,  et  si  bien  éclairée ,  qu'on  pourrait  y  lire  au  milieu  de 
la  nuit  la  plus  obscure.  Quatre  lampes  ;  Irois  paires  de 
pistolets;  tout  est  prévu. 

—  Oh!  c'est  le  vieux  Mercure  de  mon  tems,  il  marchait 
paisiblement ,  celui-là.  Mais  va-t-elle  vite  cette  voiture  ? 

' —  Non ,  monsieur.  Elle  tient  ses  engagemens  envers 
le  public ,  et  voilà  tout.  » 

Mais  plaignez  le  sort  de  notre  aventurier  !  Le  Vif- Ar- 
gent (tel  est  le  nom  de  la  malle  de  Devonport)  est  en- 
core plus  rapide,  non-seulement  que  le  Régulateur , 
mais  que  la  Comète.  C'est  une  des  merveilles  de  nos 
grands  chemins.  Par  la  nuit  d'hiver  la  plus  sombre,  il 
vole  comme  le  vent.  Son  impériale  n  est  point  chargée 
de  bagages  ,  et  il  fait  par  heure  un  mille  de  plus  que  la  Co- 
mète, trois  milles  (  une  lieue)  de  plus  que  le  Régulateur. 
O  mon  pauvre  vieillard,  que  je  vous  plains  !  Harassé  par  une 


'^o4  15ES  ROUTES   EX  DES   VOlTUllES   PUBLIQUES 

journée  si  pénible,  vous  vous  éles  endormi  ;  et  au  moment 
où  vous  vous  réveillez,  les  chevaux  de  course  qui  vous 
emportent  font  quatre  milles  (une  lieue  un  quart)  en  douze 
minutes.  La  voiture  va-t-elle  verser?  tout  est-il  perdu?  Il 
veut  s'en  assurer  ;  regarde  par  la  portière  -,  perd  son  cha- 
peau ,  qui  tombe  sur  la  roule,  et  que,  (rois  minutes  après, 
la  roue  d'une  charrette  a  broyé  et  détruit.  Décoiffé,  hale- 
tant, tremblant  encore  pour  sa  vie,  le  pauvre  homme  des- 
cend à  Exeter,  et  jure  qu'on  ne  l'y  reprendra  plus.  Nous  le 
quitterons  ici.  Nous  avons  pris  avec  ce  brave  homme 
les  mêmes  libertés  que  Je  grand  Tite-Live  a^çru  devoir 
prendre  avec  les  héros  de  l'histoire  romaine  Si  le  Patavi- 
nicn  a  fait  voyager  en  Ilalie  Alexandre ,  qui  n'y  a  jamais 
été ,  on  me  pardonnera  bien  d'avoir  prêté  à  mon  héros 
de  174^?  un  voyage  durant  le  dix-neuvième  siècle.  Mais 
revenons  à  la  simple  prose  :  occupons-nous  des  faits  réels 
et  des  changemens  qui  se  sont  opérés  de  notre  tems. 

Il  y  a  trente  ans ,  la  malle  d'Holvhead  partait  de  Londres 
à  huit  heures  du  soir,  traversait  Oxford,  arrivait  le  len- 
demain à  Shrewsbury  entre  dix  et  onze  heures ,  et  mettait 
ainsi  vingt-sept  heures  pour  faire  cent  soixante-douze 
milles(57  lieues).  Il  faut  maintenant  seize  heures  et  quart 
seulement  pour  parcourir  le  même  espace,  et  en  vingt-sept 
heures  la  malle  d'Holyhead  se  trouve  à  quatre-vingt-trois 
milles  au-delà  de  Shrewsbury  ,  au  gué  de  Bangor,  Notre 
imagination  nous  reporte  à  l'époque  où  frois  pieds  de 
sable  couvraient  la  meilleure  partie  de  la  route  ,  où  le  co- 
cher usait  en  vain  son  fouet  redoutable  sur  le  dos  de  ses 
pauvres  bêtes  ^  où  le  conducteur  quittait  sa  place  pour 
venir  à  son  secours  5  où  l'équipage  se  traînait  comme  une 
lourde  charrue  embourbée.  Aujourd'hui,  tout  çst  changé. 
De  Hay-Gale  à  Nescliff ,  un  jeune  homme  célèbre  dans  son 
art,  et  dont  le  nom  est  Taylor,  lance  avec  la  rapidité  de 


EN   AKGLETERRE.  2o5 

la  flèche  celle  voilure  régénérée  et  poursiiil  sans  encombre 
le  resle  de  la  roule  au  troU 

Uneaulre  diligence ,  nommée  le  High-Flyer,  partait  de 
Shrewsbury,  à  huit  heures  du  matin,  et  arrivait  à  Chester, 
à  huit  heures  du  soir  :  quarante  milles  (près  de  i4  lieues) 
en  douze  heures!  Aujourdhui  cette  route,  excellente  pour 
des  voitures,  solide,  égale,  et  pour  ainsi  dire,  élastique  , 
est  parcourue  en  quatre  heures  moins  cinq  minutes.  Cu- 
rieux voyage  que  celui-là ,  au  tems  où  je  parle.  A  la  télé 
de  la  petite  armée  qui  montait  en  diligence  se  trouvait 
Billy  Williams ,  excellent  garçon ,  le  favori  de  toutes  les 
femmes  que  le  sort  avait  semées  sur  sa  route,  bon  compa- 
gnon ,  le  plus  accommodant  des  conducteurs  ,  homme 
desprit,  et  pur  comme  Aristide.  Pendant  qu'il  con- 
tait fleurette  aux  femmes  des  aubergistes  et  aux  filles  des 
maréchaux-ferrans,  les  voyageurs  jouissaient  de  leurs  va- 
cances :  celui-ci  s  occupait  de  son  commerce  ,  celui-là  ren- 
dait visite  à  un  vieil  ami.  Wrexham  est  célèbre  pour  ses 
pâtés  de  porc  frais  \  on  s'arrêtait  à  Wrexham ,  pour  déman- 
teler une  de  ces  constructions  gastronomiques,  opération 
qui  coûtait  une  demi-heure.  La  cathédrale  de  Wrexham 
est  belle  :  cest  le  style  gothique  dans  toute  sa  beauté, 
dans  toute  sa  grâce  et  dans  toute  son  élégance  :  autre  demi- 
lieure  consacrée  à  l'admiration  du  genre  gothique.  L'aie 
de  Wrexham  était  renommée  à  juste  litre;  sir  Watkin  , 
membre  du  Parlement ,  était  propriétaire  de  la  taverne. 
Il  fallait  bien  la  visiter,  et  goûter  celte  aie  fameuse  5  on 
dinait  ensuite,  car  dans  ce  lems-là  les  diligences  vivaient 
bien.  Billy  William  prenait  sa  part  du  repas  ,  et  ne  déran- 
geait personne:  «  Failes,  messieurs,  dinez  à  votre  aise, 
encore  une  bouteille,  si  vous  voulez.  » 

Do   toutes   les  routes   d'Angleterre .   celle  où  le  plus 
;i[rand  nombre  de   voilures  se  pressent  tous  les  jours. 
II.  r4 


206  DES  KOUTES  ET  DES  VOITURES  PUBLIQUES 

est  la  route  de  Brighton.  En  été,  on  y  compte  vingt-cinq 
voitures  qui  rivalisent  de  rapidité  et  d'élégance.  Le  Red- 
rover  ne  met  pas  cinq  heures  à  faire  la  route.  L'Age , 
que  le  célèbre  Stevenson  a  dirigé  pendant  long-tems ,  faisait 
l'admiration  générale  :  il  y  avait  foule  pour  le  voir  partir, 
Stevenson  avait  étudié  à  Cambridge  5  il  se  prit  d'une 
passion  véritable  pour  le  métier  de  cocher,  et  c'est  jus- 
tice de  dire  ,  que  tout  en  portant  cet  art  à  la  perfection , 
il  ne  perdit  aucune  de  ses  habitudes  d'homme  du  monde 
et  d'homme  de  bon  goût.  Ce  fut  un  phénomène  inoui  que 
ce  jeune  gentleman  assis  sur  le  siège  du  cocher  et  ac- 
compagné de  son  domestique.  A  chaque  relai ,  on  offrait 
aux  voyageurs  des  sandwiches  (i)  placés  dans  une  ai- 
guière d'argent  et  accompagnés  d'un  petit  verre  de  cherry. 
L'exemple  de  Stevenson  fut  suivi  par  plus  d'un  jeune 
homme  de  bonne  famille ,  et  l'on  vit  successivement  sur 
la  route  de  Brighton  :  M.  Charles  Jones ,  frère  de  Sir  Tirr- 
whitt  Jones,  membre  du  Parlement^  MM.  Walkers  de 
Mitchell  Grove  et  plusieurs  autres ,  tous  hommes  bien  nés, 
cochers  par  choix  et  prédilection. 

En  quarante  heures  la  malle  d'Edinbourg  fait  quatre  cents 
milles  (i  33  lieues)  avec  tant  de  régularité,  qu'on  peut  régler 
sa  montre  d'après  l'espace  qu'elle  parcourt  ;  ce  sont  à-peu- 
près  onze  milles  (près  de  4  Heues)  à  l'heure  \  et  cependant 
la  plus  grande  partie  du  voyage  se  fait  la  nuit  !  La  voi- 
ture d'Exeter,  le  Héraut,  qui  a  un  fort  mauvais  terrain  à 
traverser,  et  qui  est  arrêtée  dans  sa  route  par  des  inégalités 
sans  nombre,  fait  cent  soixante-treize  milles  (  58  lieues) 
en  vingt  heures.  La  distance  de  Paris  à  Calais  est  précisé- 
ment la  même  que  celle  de  Londres  à  Exeter  :  la  diligence 


(1)  Le  sandwich  se  compose  de  deux  tinnches  de  pain  qui  recou- 
yioal  une  tranche  légère  de  jambon. 


EW  awoleteuuf:.  20 


française  met  quarante-huit  heures  en  été ,  et  de  cinquante 
à  soixante  heures  en  hiver ,  pour  faire  cette  route.  La 
malle  d'Exeter  franchit  cette  distance  en  dix-lmit  heures, 
tandis  que  la  malle  de  Paris  en  met  vingt-huit  à  trente. 
La  malle  de  Devonport  fait  deux  cent  vingt-sept  milles 
(près  de  76  lieues)  en  vingt-deux  heures.  Tout  le  rayon 
qui  environne  Londres  à  cent  milles  (environ  33  lieues) 
de  distance  ,  n'est  plus  aujourd'hui  qu'une  promenade  du 
matin.  De  Londres  à  Cheltenham ,  à  Glocester  ,  à  Worces- 
ter ,  à  Birmingham,  à  Norwich ,  la  distance  est  aussi  facile 
et  aussi  agréahle  à  parcourir  que  la  grande  allée  d'Hyde- 
Park. 

On  est  parvenu  à  ce  point  extraordinaire  de  rapidité  sans 
forcer  les  chevaux  à  un  travail  trop  rude.  Les  entrepre- 
neurs de  relais  se  sont  enfin  aperçus  qu'il  y  avait  économie 
à  bien  nourrir  les  chevaux  ,  à  les  ménager  et  à  les  relayer 
fréquemment.  Les  voitures  que  l'on  appelle  Fast  Couches, 
ou  voitures  accélérées,  ont  à-peu-près  un  cheval  frais  par 
mille  ;  chacun  des  chevaux  se  repose  un  jour  sur  quatre. 
Sans  ce  répit  nécessaire ,  l'abondance  de  la  transpiration  et 
le  constant  exercice  des  muscles,  les  aurait  bientôt  épuisés. 
Mais  quel  animal  au  monde  est  plus  complètement  heureux , 
mieux  soigné ,  mieux  traité  ,  que  le  cheval  appartenant  au 
propriétaire  de  nos  meilleures  voitures  publiques  !  Il  est 
somptueusement  nourri ,  vêtu  et  choyé  avec  un  soin  pa- 
ternel ;  à  quelques  heures  de  travail  forcé  succèdent  vingt 
heures  de  repos  complet.  On  le  voit  souvent ,  après  avoir 
fait  dix  milles  (3  lieues  i/4)i  bondir  encore  et  ruer  en 
hennissant  (i).  Vous  vous  étonnez  d'être  emporté  avec  la 

(1)  Note  du  Tr.  Ordinairement ,  après  chaque  montée,  le  cocher 
pread  une  minute  pour  laisser  souffler  ses  chevaux.  Pendant  ce  lems, 
le  garçon  d'écurie  enlève  leur  sucar  avec  une  racloire  en  fer  ;  et 
s'ils  sont  altérés,  il  les  abreuve  avec  de  l'eau  de  son  atliédic.  Si .  aii 


208  DES   ROUTES   ET  DES  VOITURES  PUBLIQUES 

rapidité  de  l'éclair  par  des  chevaux  gras  et  robustes,  dont 
Tembonpoint  semblerait  devoir  être  un  obstacle  à  leur  vi- 
tesse j  mais  le  poids  même  de  ces  animaux  contribue  beau- 
coup à  l'efEcacilé  de  leur  service.  Chez  un  cheval  maigre 
et  léger,  la  force  musculaire  ne  suffirait  pas  pour  traîner 
long-tems  de  lourds  fardeaux;  le  cheval  robuste  est  le  plus 
puissant  de  tous ,  sous  le  harnais  5  c'est  son  poids  même 
qui  tire,  c'est  la  vigueur  de  ses  muscles  qui  continue  Tac- 
tion. 

Le  prix  moyen  d'un  bon  cheval  de  cette  espèce  est  à-peu- 
près  de  23  liv.  st.  (5']5  fr. )  Sans  doute  ce  prix  s'élève 
beaucoup  plus  haut  quand  il  s'agit  dattelages  de  fantaisie; 
mais ,  en  général ,  pour  cent  milles  à  faire  on  peut  trouver 
à  ce  prix  des  chevaux  bien  dressés.  Un  cheval  ne  peut 
guère  travailler  ainsi  que  quatre  ans,  quand  on  l'attèle  à 
un  fast  coach  (voiture  accélérée)-,  et  il  n'est  propre  à  cet 
ouvrage  que  de  cinq  à  huit  ans.  Le  choix  de  ces  animaux 
demande  beaucoup  d'habitude  ,  de  tact  et  de  connaissances 
spéciales.  Ils  ne  tardent  pas  à  périr  si  leur  vigueur  réelle 
ne  répond  pas  au  degré  de  rapidité  qu'on  leur  demande. 
Les  timonniers  doivent  avoir  les  jambes  de  devant  très- 
fortes  :  sans  cela  on  ne  pourrait  compter  sur  eux  dans  les 
descentes  ;  il  faut  aussi  qu'un  cheval  de  celte  espèce  ail 
de  bonnes  jambes  de  derrière ,  le  garrot  bien  développé 
pour  soutenir  le  poids  qu'on  lui  impose.  Le  prix  que  nous 
avons  fixé  plus  haut  semblera  peut-être  minime  ,  si  on  le 
compare  aux   qualités  dont  nous  parlons  -,  mais  que  Ion 

contraire ,  les  cheyaux  doivent  être  relayés,  il  les  enveloppe  d'une 
couverture  de  laine  ,  et  avant  de  les  rentrer  à  récurie,  il  les  éponge 
avec  de  l'eau  attiédie ,  et  les  dégage  de  la  boue  et  de  la  poussière.  Au 
reste,  le  cocher  anglais  ne  maltraite  presque  jamais  ses  chevaux, 
il  les  stimule  de  la  voix  ou  par  un  léger  sifflement,  et  il  les  caresse  du 
fouet  plutôt  qu'il  ne  les  frappe. 


EN   ANGLETEUHE.  10C) 

songe  aux  autres  qualités  que  l'on  exige  en  outre  chez  le 
cheval  de  chasse  et  le  cheval  de  course  :  la  beauté  exté- 
rieure, la  délicatesse  de  la  bouche,  la  pureté  du  sang',  la 
souplesse  des  jarrets.  Un  cheval  qui  ne  possède  pas  toules 
ces  qualités  peut  être  encore  très-utile  dans  un  attelage  , 
serait-il  même  aveugle  ,  quand  il  est  bien  dressé  et  que  la. 
bonté  des  routes  favorise  sa  marche. 

Ceux  qui  ne  sont  pas  initiés  à  ce  genre  d'entreprises, 
trouveront  peut-être  curieux  de  savoir  par  quelles  asso- 
ciations elles  se  forment.  Quatre  personnes  passent  un 
contrat ,  d'après  lequel  elles  s'engagent  à  fournir  de  che- 
vaux une  voiture  pendant  l'espace  de  quatre-vingts  milles 
(^6  lieues  ^/S).  Chacun  des  propriétaires  se  charge  de 
vingt  milles,  allée  et  retour  :  ce  qu'ils  appellent  couvrir  les 
deux  côtés  de  la  route.  On  règle  le  vingt-huitième  jour, 
et  si  la  recette  brute  de  la  voiture  est  de  lo  liv.  st.  (  25o  fr.) 
par  mille,  les  800  liv.  st.  (20,000  fr.  )  sont  partagées  entre 
les  quatre  propriétaires.  Les  impositions ,  les  droits  de 
péage,  les  gages  de  deux  cochers,  les  frais  d'administra:- 
tion  et  l'entretien  des  voitures,  s'élèvent  à-peu-près  à 
i5o  liv.  st.  (3,25o  fr.)  5  il  reste  donc  65o  liv.  st.  (i6,25of.) 
à  partager,  ou  160  liv.  st.  (4, 000  fr.  )  pour  chaque  pro- 
priétaire. L'entretien  des  vingt  chevaux  de  chacun  d'eux 
monte  à  4»  liv.  st.  (1,000  fr. )  par  semaine,  non  com- 
pris les  gages  des  valets  d'écurie.  On  voit  d'après  cela  qu'à 
moins  de  10  liv.  st.  (  260  fr.  )  de  recette  par  double  mille , 
les  propriétaires  ne  rentreraient  que  dans  leurs  frais ,  et 
que  tous  les  profits  qu'ils  peuvent  espérer  dépendent  de 
la  bonté ,  de  la  vigueur  et  de  la  santé  de  leurs  chevaux. 

La  perfection  que  notre  industrie  a  atteinte  ,  perfection 
vraiment  miraculeuse ,  a  donné  aux  voitures  modernes  un 
degré  de  solidité,  d'élasticité  et  de  légèreté  inoui  jusqu'à 
ce  jour.  On  a  soin  de  tenir  la  caisse  beaucoup  plus  près  de 


3IO  DES   KOI  TES   ET    DES   V01TLRE5  1  L  ULIQDES 

terre  qu'autrefois,  ce  qui  rend  les  chutes  moins  fréquentes  : 
et  on  ne  donne  aux  voitures  que  dix-huit  cents  livres  de 
poids  (i).  Sans  doute  quelques  accidens  ont  encore  lieu, 
mais  comment  s'en  étonner,  quand  on  pense  à  la  prodigieuse 
quantité  de  voilures  publiques  qui  sillonnent  nos  routes 
dans  loUs  les  sens.  Je  ne  crois  pas  que  l'on  prenne  en  gé- 
néral toutes  les  précautions  nécessaires  pour  prévenir  ces 
accidens.  On  oublie  trop  aujourd'hui ,  en  Angleterre  ,  de 
réunir  dans  un  anneau  ou  par  un  nœud  coulant  de  cuir, 
les  deux  extrémités  des  guides.  Souvent  un  cocher  laisse 
tomber  l'un  des  bouts  de  ses  guides ,  ou  bien  le  timonnier 
ploie  le  genou,  s'abat,  entraîne  avec  lui  la  partie  des  rênes 
qui  devrait  le  conduire,  et  fait  verser  la  voiture.  Rien  de 
cela  n'arriverait ,  si  le  cocher  tenait  les  guides  réunies  dans 
ses  mains  par  l'anneau  commun  dont  nous  parlons.  Sans 
doute  il  n'a  pas  toujours  le  tems  ,  pendant  un  relai ,  de 
s'équiper  complètement;  mais  quand  la  voiture  est  lan- 
cée, pourquoi  ne  mettrait -il  pas  tout  en  ordre?  Cette 
indication  que  nous  donnons  aux  propriétaires  et  conduc- 
teurs de  voitures  leur  sera  utile ,  je  l'espère  -,  et  en  vérité , 
si  l'on  tirait  parti  de  cette  circonstance  pour  leur  deman- 
der des  dommages-intérêts  ,  lorsque  la  voiture  a  versé , 
on  n'aurait  pas  tort. 

Autrefois  ces  accidens  étaient  plus  fréquens  qu'aujour- 
d  hui  ;  mais  à  mesure  que  la  rapidité  des  voitures  s'est 
accrue  ,  les  voyageurs  ont  eu  moins  de  dangers  à  courir. 
Jadis  un  cocher  qui  n'était  pas  pris  de  vin,  passait 
pour  une  rareté  que  l'on  montrait  au  doigt.  Aujourd'hui 
ils  sont  scientifiques ,  polis ,  prétentieux  même  ,  et  ne  se 

(i)  Note  du  ïn.  Les  diligences  françaises  pèsent  vides  4iOOO  livres, 
cl  chargées  g  à  10,000  livres.  CeUc  différence  dans  le  poids  doit  né- 
cessairement les  cnapèclier  de  marcher  aussi  vite  que  les  diligcuccs 
tiUglaiscs,  qui  ne  pèsent  guère  plus  de  3,ooo  lorsqu'elles  sont  chargées. 


£14   ÂMGLETERUE.  211 

grisent  jamais.  Quand  la  malle  de  Worcesler  était  une  des 
plus  lentes  de  l  Angleterre ,  elle  versait  régulièrement  tous 
les  mois  ;  maintenant  qu  elle  est  une  des  plus  rapides ,  on 
n'entend  plus  parler  d'un  seul  accident.  Ceux  qui  arri- 
vent encore ,  viennent  surtout  de  deux  causes  :  de  la 
manière  dont  les  cochers  coupent  les  angles,  et  de  leur 
imprudence  dans  les  descentes.  Sans  être  de  grands  phi- 
losophes ,  ils  devraient  s'apercevoir  qu'en  faisant  tour- 
ner une  voiture ,  on  dérange  nécessairement  le  centre  de 
gravité,  et  que  si  on  le  perd,  la  voiture  verse.  Quant 
aux  descentes ,  nous  ne  sommes  pas  partisans  de  l'en- 
rayage, qui  ralentit  considérablement  tous  les  mouvemens, 
et  qui  a  fait  verser  des  milliers  de  voitures.  Un  bon  conduc- 
teur doit  ralentir  le  pas  de  ses  chevaux  dès  le  commence- 
ment d'une  descente.  Par  degrés ,  le  poids  de  la  voiture 
elle-même  en  précipitera  la  course ,  et  réparera  le  tems 
perdu.  Si  une  pierre  dans  sa  chute  parcourt  seize  pieds 
pendant  la  première  seconde,  elle  en  parcourra  quarante- 
huit  pendant  la  seconde  suivante ,  et  ainsi  de  suite.  Com- 
ment donc  les  chevaux  résisteraient-ils  au  mouvement 
d impulsion  qui  les  persécute  et  les  talonne,  plus  violent 
et  plus  terrible  ,  de  moment  en  moment  ?  Comment  écou- 
teraient-ils la  voix  du  maître  qui  leur  ordonne  d'arrêter  ? 
Ils  sont  sur  une  pente ,  et  chargés  d'un  poids  considérable, 
dont  la  force  d'impulsion  et  la  pesanteur  s'accroissent  de 
minute  en  minute.  Au  lieu  de  lancer  ses  chevaux  au  com- 
mencement d'une  descente,  et  d'essayer  en  vain  de  les  re- 
tenir au  milieu,  un  bon  cocher  doit,  comme  on  le  dit  en 
style  du  métier,  prendre  sa  colline  à  tems,  c'est-à-dire, 
suspendre  dès  le  commencement  de  la  descente  la  course 
rapide  du  char,  le  livrer  ensuite  à  lui-même,  et  profiter  du 
mouvement  qui  lui  est  imprimé  par  1  accroissement  pro- 


212  DES   ROUTES   ET  DES   VOITURES   PUBLIQUES 

f^ressif  de  sa  vitesse  pour  remonter  une  partie  de  la  colline: 
opposée. 

Sur  un  terrain  parfaitement  uni,  y  a-t-il  danger  à  mettre 
au  galop  les  chevaux  d'une  voiture  publique  ?  Oui  ;  si 
l'un  des  deux  timoniers  a  les  articulations  moins  souples 
que  son  confrère,  ou  ,  s'il  galope  moins  rapidement,  cette 
inégalité  d'impulsion  deviendra  d'autant  plus  sensible 
qu'on  augmentera  la  vitesse.  Un  mouvement  latéral  sera 
produit ,  mouvement  qui  contrarie  Timpulsion  en  ligne 
directe  que  le  conducteur  doit  favoriser.  Dès  qu'une  voi- 
ture se  dandine  en  roulant,  elle  est  en  danger;  un  grain 
de  sable  suffit  pour  détruire  son  équilibre.  Plus  elle  va  vite, 
plus  le  poids  qui  tombe  sur  ses  roues  de  devant  augmente  ; 
et  plus  la  route  est  unie,  plus  aussi  il  est  difficile  de  ralen- 
tir sa  marche.  Bien  égaliser  le  pas  des  chevaux,  voilà  tout 
le  problème.  Lancés  sur  la  glace  ,  et  roulant  avec  la  violence 
de  la  foudre  ,  ils  ne  feraient  courir  aucun  danger  à  la  voi- 
lure ,  s'il  y  avait  harmonie  parfaite  entre  leurs  mouve- 
mcns. 

Souvent  aussi  l'essieu  se  casse  ou  la  roue  se  détache. 
Les  meilleures  voilures  sont  sujettes  à  ces  accidens.  L'au- 
tre jour ,  l'essieu  de  la  voiture  de  Brighton  s'est  brisé  sous 
les  yeux  du  propriétaire  qui  la  conduisait ,  et  qui  est  cer- 
tainement un  des  hommes  les  plus  habiles  de  sa  profession. 
Quand  le  poids  de  la  partie  supérieure  de  la  voilure  ex- 
i;ède  celui  que  la  partie  inférieure  est  destinée  à  soutenir, 
il  est  évident  que  l'essieu  doit  se  briser.  Réflexion  assez 
peu  rassurante  !  Ainsi  notre  vie  dépend  d'un  paquet  de 
plus  ou  de  moins  placé  sur  l'impériale  ou  dans  les  cof- 
fres. On  devrait  exercer  une  surveillance  plus  sévère  sur 
la  charge  actuelle  des  voitures  publiques ,  et  exiger  l'em- 
ploi (lo  quelques invctiliofi:;  nouvelles  et  utiles  qui  prévien- 


EN  a>gleteiu;e.  2i3 

nent  efficacement  la  chute  des  roues.  Les  linch  pins  en  fer 
ou  en  cuivre  n'ont  aucune  solidité  5  les  nutmegs ,  les 
moyeux  à  écrou  {demi-patent)  de  nouvelle  fabrique  en 
Angleterre ,  et  depuis  long-tems  usités  en  France,  font  un 
excellent  service.  On  attend  une  loi  du  Parlement  qui 
force  les  carrossiers  d'employer  ces  deux  dernières  inven- 
tions et  spécialement  le  moyeu  à  écrou  fait  de  cœur  de 
chêne  ,  avec  lequel  il  est  impossible  qu'une  roue  s'é- 
chappe. 

Une  voiture-diligence  bien  laite  coûte  de  1 3o  à  1 5o  liv.  st. 
(3,260  à  3,760  fr.).  Ordinairement  on  la  loue  au  fabri- 
cant à  raison  de  trois  pence  et  demi  par  mille.  Construite 
avec  les  meilleurs  matériaux  ,  elle  offre  au  publie  une 
grande  sécurité.  Le  centre  de  gravité  étant  aujourd'hui 
très-bas ,  et  la  caisse  se  trouvant  suspendue  sur  des  ressorts 
en  quadrille  ,  diminuent  les  chances  d'accident.  Jamais  la 
construction  des  diligences  n'avait  atteint  le  point  de  per- 
fection où  elle  est  aujourd'hui  parvenue. 

On  donne  aux  roues  de  devant  la  hauteur  de  trois  pieds 
quatre  pouces  (i),  aux  roues  de  derrière  celle  de  quatre 
pieds  huit  pouces.  Ces  dernières  durent  deux  mois  et 
quelquefois  plus.  Les  roues  de  devant ,  qui  fatiguent  da- 
vantage et  qui  tournent  bien  plus  souvent  sur  elles-mêmes, 
ont  besoin  d  être  réparées  toutes  les  cinq  semaines.  L'ar- 
rangement et  la  construction  des  jantes  contribuent  beau- 
coup à  la  solidité  des  roues.  Quand  les  chemins  étaient 
mauvais  et  crevassés  d'ornières  profondes ,  on  disposait 
les  rayons  de  manière  à  ce  qu'ils  s  éloignassent  régulière- 
ment  de  trois  pouces  hors  de  la  ligne  perpendiculaire.  C'é- 
tait ce  que  l'on  nommait  le  dishing  -wheel  (roue  creuse.) 
Les  meilleures  roues  que  l'on  fabrique  aujourd  hui  sont 

(j)  Tieule-six  pouces  français  euviron. 


al4  DES  nOLTES    ET  DES  VOITUIVES  PUBLIQUES 

celles  des  malles -poste.  Le  moyeu  en  est  un  peu  fort, 
et  tous  les  rayons  sont  disposés  perpendiculairement , 
de  manière  à  former  non  une  seule  ligne  parallèle,  mais 
deux  lignes  parallèles  différentes  ,  l'une  rentrant  et  l'autre 
sortant  :  ce  qui  ajoute  beaucoup  à  la  solidité  de  la  roue. 
Dans  les  malles -poste  ,  la  roue  de  devant  est  un  peu 
plus  haute  que  pour  les  autres  voitures  ,  ce  qui  est  un 
avantage.  Quand  les  roues  de  devant  sont  trop  basses , 
elles  placent  l  essieu  trop  au-dessous  du  poitrail  des  timon- 
niers ,  et  les  forcent  de  porter  une  grande  partie  du  poids 
de  l'essieu  ,  ce  qui  augmente  le  tirage ,  et  les  ruine  en  peu 
de  tems.  Dans  le  cas  où  les  roues  de  derrière  seraient 
basses,  il  faudrait  donner  aux  tiraonniers  beaucoup  de  li- 
berté dans  l'attelage ,  de  manière  à  faire  correspondre  au- 
tant que  possible  la  ligne  de  traction  avec  le  poids  que 
le  cheval  doit  mouvoir.  On  ne  peut  trop  le  redire  ,  c'est 
par  leur  pesanteur  et  non  par  la  force  de  leurs  muscles 
que  les  chevaux  tirent.  Leurs  jambes  de  derrière  sont  le 
point  d'appui  du  levier  au  moyen  duquel  ils  déplacent  le 
fardeau.  Plus  leurs  efforts  sont  violens,  plusieurs  épaules 
s'abaissent ,  et  plus  aussi  leur  poitrail  se  rapproche  de  la 
terre. 

Pour  bien  régler  la  charge  d'une  voiture  publique  ,  il 
faut  non-seulement  une  grande  habileté;  mais  encore 
beaucoup  d'habitude.  Le  charretier  de  nos  campagnes  a 
soin  de  faire  peser  la  charge  la  plus  forte  sur  les  roues 
de  derrière,  parce  qu'elles  sont  les  plus  hautes.  Il  a  rai- 
son ,  car  il  a  des  obstacles  à  vaincre ,  et  le  pouvoir  néces- 
saire pour  en  triompher  diminue  à  proportion  que  le  dia- 
mètre des  roues  augmente.  Sur  nos  excellentes  routes  ac- 
tuelles, où  l'on  ne  trouve  ni  ornière  ni  obstacles  d'aucune 
espèce ,  il  est  bon  de  condenser  la  charge  autant  que  pos- 
sible ,  de  placer  les  fardeaux  les  plus  lourds  dans  le  coffre , 


EK    AAGLETEUllE.  ai5 

et  de  réserver  pour  l'impériale  les  plus  légers.  Une  voi- 
ture lourdement  chargée  ,  mais  dont  le  poids  est  réparti 
avec  habileté  ,  marche  toujours  bien ,  et  il  est  beaucoup 
plus  agréable  d'y  voyager  que  dans  une  voiture  légère  et 
qui  vacille  nécessairement  davantage.  Placez  un  paquet 
sur  la  tête  d'un  enfant  débile ,  et  vous  assurerez  sa  marche 
chancelante.  De  même  ,  quand  une  voiture  est  très-char- 
gée,  ses  ressorts  sont  moins  sujets  à  se  briser. 

Dans  tous  les  mécanismes  il  faut  faire  entrer  en  ligne 
de  compte  le  frottement  qui  retarde  la  célérité  des  mou- 
vemens.  Moins  les  rouages  et  les  ressorts  employés  offrent 
d'aspérités,  plus  ce  frottement  diminue,  plus  on  gagne  en 
vitesse.  Voyez  une  voiture  pendant  que  l'on  enraie.  En 
augmentant  le  frottement,  on  retarde  le  mouvement  du 
char.  Le  frottement  acquiert  une  puissance  de  résistance 
bien  plus  considérable  encore  ,  lorsque  deux  objets  rou- 
lent en  sens  inverse  l'un  de  l'autre  ,  comme  l'extrémité 
de  l'essieu  (la fusée)  dans  le  moyeu  d'une  roue.  Aussi 
l'essieu  cylindrique  de  jM.  Collinge ,  qui  conserve  son  huile 
pendant  l'espace  de  plusieurs  milliers  de  milles,  et  qui 
imprime  à  la  roue  un  mouvement  égal  et  continu ,  est 
employé  avec  le  plus  grand  succès.  Cependant  le  prix  de 
cet  essieu  est  beaucoup  trop  élevé  pour  en  rendre  l'usage 
universel ,  et  l'on  en  a  fabriqué  d'autres  qui ,  moins  coû- 
teux ,  ne  manquent  pas  de  solidité.  Tous  les  jours  on  mo- 
difie et  tous  les  jours  on  perfectionne  cette  partie  de  la 
construction  des  voitures ,  qui ,  dans  les  malles-poste ,  les 
voitures  publiques  et  les  voilures  bourgeoises ,  n'a  pas 
exactement  la  même  forme.  Malheureusement  la  perfec- 
tion du  mécanisme  exige  des  dépenses  considérables  qui 
absorberaient  tout  le  pfoduit  de  ces  entreprises  (i). 

(i)  Nott  DU  Tkad.  Les  habiles  constructeurs  de  voilures  eu  France, 
font  usage  aujourd'hui ^  pour  les  voitures  bourgeoises,  de  trois  es- 


2l6  DES  ROLTE5  ET    DES  VOITURES  TCBLIQUES 

Il  n  est  pas  de  pays  en  Europe  où  le  service  de  la  poste 
se  tasse  avec  une  rapidité  et  une  exactitude  aussi  merveil- 
leuses quen  Angleterre.  Nos  malles-poste,  attelées  de 
quatre  chevaux  ,  vont ,  dit-on  ,  être  remplacées  par  des 
chaises-de-poste  légères,  attelées  de  deux  chevaux  seule- 
ment. Nous  craignons  bien,  dans  cette  circonstance ,  que  le 
mieux  que  l'on  veut  atteindre  ne  soit  l'ennemi  du  bien. 
Déjà  les  personnes  qui  s'engagent  envers  le  gouvernement 
à  faire  le  service  de  la  poste,  se  plaignent  que  les  dix  pence 
(à- peu -près  20  sous)  qui  leur  sont  alloués,  ne  suffisent 
pas  à  couvrir  leurs  frais ,  aujourd'hui  surtout  que  l'on 
exige  d'eux  une  grande  accélération  de  vitesse.  Plusieurs 
propriétaires  ont  fait  tant  de  pertes  ,  qu'ils  ont  mieux 
aimé  retirer  leurs  chevaux  que  de  signer  de  nouveaux 
contrats.  La  malle- poste  de  Chester  a  disparu.  Pour  nous, 
nous  pensons  que  ces  chaises-de-poste  sont  des  modèles 
sous  tous  les  rapports  ;  leur  centre  de  gravité  est  placé 
très-bas,  leurs  roues  sont  maintenues  de  manière  à  ne 
pouvoir  pas  s'échapper,  et  leur  pesanteur  est  proportion- 
née à  la  force  des  essieux.  Telle  est  leur  légèreté,  que  la 
plupart  des  conducteurs  leur  donnent  le  sobriquet  de  voi- 
tures de  papier.  Quand  une  malle-poste  part  de  Londres 
pour  Édinbourg,  on  peut  parier  cent  contre  un  qu'elle 
arrivera  avant  l'heure  indiquée.  Les  chances  seraient  con- 


pèces  d'essieux  perfectionnés ,  dont  on  peut  voir  les  modèles  dans 
les  beaux  magasins  du  Coach-Bazar,  aux  Champs-Elysées.  1"  Ceux  à 
fusée  ordinaire ,  avec  écrou  à  filet  percés  pour  recevoir  une  cla- 
vette ;  2°  ceux  appelés  demi-patent,  dont  la  fusée  se  trouve  renfermée 
entre  deux  plaques  de  fer,  traversées  par  trois  boulons  qui  lient  l'es- 
sieu au  moyeu  de  la  roue  ;  3°  Yessieu  CoUinge ,  appelé  aussi  botte  à 
huile,  ou  fusée  à  trois  écrous  avec  godet,  dont  l'auteur  anglais 
vient  de  donner  la  description.  Chaque  essieu  établi  d'après  ce  der- 
nier !>ystcme  coûte  000  francs. 


EN   ANGLETEm\E.  2  I  J 

trairessi  la  voilure  était  légère  et  attelée  de  deux  chevaux. 
Ce  n'est  point  par  la  légèreté  de  la  structure  qu'une  voiture 
échappe  aux  accidens,  mais  par  la  proportion  qui  existe 
entre  sa  force  réelle  et  le  poids  qu'elle  supporte.  Lourde 
et  bien  chargée ,  elle  ne  bouge  pas ,  elle  suit  sa  route , 
ellej^/e,  comme  disent  les  cochers,  paisiblement  et  sans 
obstacle.  Trop  légère,  elle  fatigue  les  ressorts,  elle  ca- 
hote, elle  saute,  et  ses  ferrures  se  brisent  souvent.  Ces 
malles-poste  voyagent  presque  constamment  de  nuit,  et 
Ion  n'entend  parler  que  d'accidens  bien  rares.  Les  co- 
chers, depuis  vingt  années,  se  sont  accoutumés  à  la  so- 
briété. Ils  ne  dorment  plus  sur  leur  siège  ,  habitude  que 
Ion  désignait  autrefois  par  le  mot  larking ;  et,  pendant  la 
nuit  la  plus  sombre ,  vous  voyagez  avec  une  sûreté  com- 
plette  dans  la  plus  rapide  des  voitures.  Il  y  a  même  des 
chevaux  que  Ton  choisit  exprès  pour  cet  usage ,  et  rien 
n'est  plus  commun  que  d'entendre  un  cocher  vous  dire  : 
(c  Ce  cheval-là  ne  vaut  rien  le  jour  ,  il  est  excellent  la 
nuit.  » 

Le  mot  coc/zer  a  cessé  de  convenir  à  cette  classe  d'hommes 
qui  dirigent  nos  voitures,  et  qui  sont  réellement,  comme 
nous  l'avons  dit  plus  haut ,  des  artistes.  Vous  ne  retrouve- 
rez nulle  part  en  Angleterre  le  vrai  cocher,^  lourd  comme 
sa  diligence  ,  le  cocher  d'autrefois  ,  aux  formes  athlétiques 
et  aux  bras  nerveux.  A  sa  boutonnière  étaient  suspendus 
les  bouts  de  fouet,  dont  il  faisait  grand  usage:  car  on 
ne  pouvait  obtenir  de  ces  pauvres  animaux  ,  forcés  à  faire 
vingt  et  un  milles  (sept  lieues)  d'une  traite  ,  aucun  service 
qu  en  les  accablant  et  les  déchirant  de  coups.  Vers  la  fin  du 
voyage ,  le  grand  fouet  et  la  provision  de  mèches  cbar- 
gées  de  nœuds  étaient  hors  de  combat  :  et  il  fallait 
mettre  en  œuvre  une  espèce  de  martinet  gigantesque  , 
.  connu  sous  le  nom  de  Vapprenti.  Sans  cet  instrument  de 


HlB  DES  ROUTES  ET    DES  VOTTtnES  FL'BLIQX:ES 

torture,  l'attelage  et  la  voiture  seraient  restés  en  roule. 
Les  malheureuses  bétes  ne  devaient  la  vie  qu'au  grand 
nombre  de  tavernes  dont  la  route  était  semée,  et  où 
le  cocher  ne  manquait  jamais  de  faire  une  station.  D'ail- 
leurs toutes  les  ressources  manquaient  à  ce  cocher  d  autre- 
fois. Obligé  de  lutter  contre  une  mauvaise  route ,  contre 
un  chargement  mal  calculé ,  contre  une  voiture  mal  con- 
struite ,  il  avait  bien  plus  d'énergie  et  bien  plus  de  laet  à 
déployer  que  notre  artiste  moderne.  Ses  harnais  tenaient 
à  peine  ensemble,  ses  chevaux  étaient  invalides,  et  son  siège, 
appuyé  immédiatement  sur  l'essieu,  eût  fracassé  les  membres 
les  plus  solides.  Les  propriétaires  ne  voulaient  pas  changer 
cette  coutume.  Si  nous  déplaçons  le  siège,  disaient-ils, 
ces  coquins-là  ne  feront  que  dormir.  Sans  doute  le  cocher 
était  ivrogne,  et  c'était  un  bonheur  pour  lui  :  il  continuait 
avec  d  autant  plus  de  courage  son  fatigant  et  périlleux  mé- 
tier. Les  dernières  étincelles  de  force  et  de  puissance,  qui  se 
trouvaient  encore  chez  ses  chevaux  ,  lui  seul  savait  les  faire 
jaillir,  à  grand  renfort  de  fouet  et  de  martinet.  Les  distri- 
butions de  ces  encouragemens  étaient  scientifiques  et  non 
hasardées.  C'était  sous  le  ventre  que  l'adepte  frappait  tou- 
jours, sans  que  la  mèche  s'embarrassât  jamais  dans  les 
traits.  Il  était  beau  de  le  voir  délier  les  nœuds  de  son  fouet 
avec  sa  langue ,  réparer  les  dommages  éprouvés  par  cet 
instrument ,  sans  ralentir  le  pas  de  ses  chevaux  -,  et ,  quand 
il  avait  trop  bu ,  s'asseoir  sur  le  siège  avec  autant  de  gra- 
vité ,  diriger  son  carrosse  monumental  d'une  main  aussi 
ferme  que  s'il  eût  jeûné  depuis  le  matin.  Homme  excellent 
d'ailleurs  ,  jouissant  de  la  confiance  de  tous  les  banquiers 
de  campagne,  Lovelace  de  grande  route,  et  fort  intime 
avec  la  population  féminine  qui  se  trouvait  jetée  sur  son 
passage. 

Revenons  aux  accidons  auxquels  nos  voyageurs  sont  on- 


EN   ANGLETEnnE.  SIC) 

core  exposés ,  malgré  rexcellente  conslruction  des  voilures 
et  le  lalent  des  artistes.  C'est  la  rapidité  des  descentes  et 
l'impossibilité  d'arrêter  les  chevaux,  qui  font  verser  au- 
jourd'hui la  plupart  des  diligences.  Les  inspecteurs-vovers 
ne  pourraient-ils  pas  faire  semer  de  petites  pierres  et  du 
gravier  sur  l'un  des  côtés  de  ces  routes,  de  manière  à  ce 
que  le  cocher,  lorsqu'il  s'aperçoit  que  son  attelage  l'em- 
porte, pût  détourner  la  voiture  vers  ce  lit  moins  uni,  sur 
lequel  les  roues  marcheraient  plus  lentement.  Il  suffirait 
d'un  cantonnier  qui  travaillerait  tous  les  trois  jours  pour 
tenir  cette  partie  de  route  en  état.  Il  faudrait  aussi  qu'aux 
tournans ,  la  route  fût  divisée  en  deux  talus  qui  établi- 
raient ainsi  un  équilibre  au  faux  à-plomb  que  prend  né- 
cessairement la  voiture  pour  changer  de  direction. 

Quand  il  faut  tourner,  et  surtout  avec  vitesse,  le  danger 
est  réel.  La  caisse  penche  toujours  à  gauche  ,  si  la  voiture 
tourne  à  droite  5  à  droite ,  si  elle  tourne  à  gauche  ,  et  des 
accidens  terribles,  de  véritables  désastres  sont  causés  par  les 
voitures  qui  versent  ainsi.  On  ne  peut  pas  prendre  trop  de 
précaution  dès  que  l'on  détourne  une  voiture  de  la  ligne 
directe.  Il  y  a  quelques  années ,  la  malle  de  Worcester  et  de 
Kingston,  qui  ne  faisait  alors  que  six  milles  à  l'heure  (  deux 
lieues),  versa  en  tournant ,  parce  que  la  route  était  disposée 
d'une  manière  tout-à-fait  contraire  à  celle  que  nous  avons 
indiquée.  Grâce  à  Dieu  et  aux  progrès  de  la  science ,  nous 
ne  voyons  plus  de  ces  routes  à  dos  d  âne,  qui  ont  fait  verser 
tant  de  voitures  et  ruiné  tant  de  chevaux ,  routes  aussi 
dangereuses  que  coûteuses ,  et  auxquelles  la  plupart  des 
pays  d'Europe  sont  restés  fidèles. 

Il  y  a  peu  de  collines  en  Angleterre  qu'on  ne  puisse 
monter  au  trot,  et  l'expérience  a  prouvé  qu'un  attelage 
qui  marche  au  pas ,  n'allant  presque  jamais  d'ensemble , 


220  DES  ROUTES  ET  DES   VOITURES  PUBLIQUES 

donne  aux  chevaux  de  mauvaises  habitudes.  Au  Irol ,  au 
contraire,  il  n'y  a  pas  de  cheval  qui  ne  prenne  part  à 
l'œuvre  commune.  Quatre  mauvais  chevaux  lancés  au 
trot  tirent  en  montant  un  poids  considérable ,  si  le  terrain 
est  uni  et  la  route  bonne.  On  a  reconnu  que  le  cheval , 
considéré  comme  agent  mécanique  ,  est  faible  pour  porter 
et  vigoureux  pour  tirer  en  montant  -,  quand  on  le  met  au 
pas ,  il  ne  tire  plus ,  il  porte  -,  ce  qu'il  faut  éviter  à  tout  prix. 
On  ne  doit  point  suspendre  \à  force  vive  qui  met  la  ma- 
chine en  mouvement. 

On  ne  devrait  pas  souffrir  non  plus  que  deux  cochers 
conduisissent  les  mêmes  chevaux  sur  la  même  route.  Cha- 
cun d'eux  ^oue  ^o/zjfeu  (tel  est  le  langage  du  métier),  et  con- 
trarie les  habitudes  de  son  rival.  Les  chevaux  ne  savent  à 
quelle  main  répondre  ,  et  deviennent  incertains  de  leurs 
mouvemens.  L'un  des  cochers  fait  galoper  son  attelage  pen- 
dant le  premier  relais  ,  l'autre  pendant  le  second.  Les  ani- 
maux sont  désorientés,  etn'acquièrent  jamais  celle  précision, 
cette  facilité ,  qu'ils  ne  peuvent  devoir  qu'à  l'habitude.  Si 
quelque  chose  va  mal,  les  deux  cochers  se  rejettent  mu- 
tuellement la  faute. 

Il  y  a  cinquante  ans,  lidée  d'atteler  à  un  carrosse  un  che- 
val de  pur  sang  eût  fait  rire  nos  pères.  Les  hommes  les  plus 
riches  de  l'Angleterre  se  contentaient  pour  leurs  équipages 
du  cheval  noir  à  tous  crins  ou  du  cheval  bai  de  Cléveland. 
Supérieur  d'un  degré  seulement  au  cheval  de  charrette  :  il 
faisait  six  milles  par  heure,  quand  on  le  forçait,  et  coûtait 
de  3o  à  5o  liv.  st. ,  selon  sa  beauté.  Naguère  ,  un  pair 
d'Angleterre  pava  700  guinées  (  17,600  fr.  )  un  cheval  de 
Cidîriolet.  Il  est  très-commun  aujourd'hui  de  payer  200 
liv.  st.  (5, 000  fr.)  un  cheval  de  cette  espèce,  et  i5o  gui- 
nées  (3,760  fr,)tin  cheval  de  voiture.  Il  serait  impossible 


KN    ANGLETIiliPtE.  'A2\ 

«le  Uouver  à  moins  do  3oo  guinéos  un  allelage  de  voi- 
ture passable,  el  les  loueurs  eux-mêmes,  qui  achètent  des 
chevaux  par  spéculation ,  les  paient  plus  cher. 

Dans  le  harnachement  et  la  sellerie ,  nos  ouvriers  n  ont 
pas  de  rivaux.  Il  n'y  a  qu'un  pays  au  monde  où  l'on  sache 
atteler  un  cheval  :  c'est  l'Angleterre.  Sans  cette  perfection , 
sans  cette  exactitude ,  nous  ne  pourrions ,  même  sur  les 
meilleures  routes,  voyager  avec  autant  de  vitesse.  C'est  en 
efifet  un  noble  et  brillant  spectacle  qu'un  de  nos  chevaux 
dont  le  poil  reluit  comme  du  satin ,  et  qui  piaffe  et  se  pa- 
vane sous  le  cuir,  l'airain,  l'acier  polis  de  ses  harnais. 

Disons  un  mot  des  voitures  particulières,  et  évoquons 
l'ombre  d'un  vieux  carrosse ,  tel  qu'il  se  fabriquait  il  y  a 
cinquante  ans,  tel  que  Ion  ne  pourrait  aujourd'hui  le  re- 
trouver nulle  part.  Six  personnes  s'y  trouvaient  à  l'aise  ^ 
il  était  large,  long,  massif,  à  caisse  basse  ,  à  ressorts  per- 
pendiculaires que  soutenaient  de  longues  lanières  de  cuir. 
Tout  l'équipage  était  en  harmonie  avec  cette  fabrication  : 
un  lourd  cocher ,  un  char  gigantesque  et  des  chevaux  de 
ferme.  La  voiture  découverte ,  à  la  mode  dans  ces  anciens 
jours  ,  était  un  Phaèton  très-haut ,  traîné  par  quatre  che- 
vaux attelés  à  la  d'Aumont ,  et  dont  la  caisse  portait  tout 
entière  sur  les  roues  de  devant.  Le  règne  du  Phaëton  fut 
assuré  par  la  prédilection  que  le  prince  de  Galles ,  depuis 
Georges  III ,  avait  pour  cette  espèce  de  voiture.  De  cette 
époque  date  la  manie  de  conduire,  manie  que  le  prince  de 
Galles  encouragea  par  son  exemple.  Le  Curricle  succéda 
au  Phaëton  j  comme  ce  dernier  il  ne  pouvait  recevoir  que 
deux  personnes,  et  il  lui  fallait  au  moins  trois  chevaux. 
Le  monde  fashionable  trouva  le  Curricle  trop  coûteux , 
quelque  élégant  qu'il  fût ,  et  adopta  le  Gig.  Ce  n'est  qu'un 
TVhishej  perfectionné.  Depuis  long-tems  la  femme  du 
curé,  l'avoué  goutteux,  le  vieux  fermier  enrichi,  se  réfu- 
u.  i5 


222  DES  ROUTES   ET    DES   VOITURES  PUBLIQUES 

fjiaient  dans  ce  commode  Wliishej àoni  la  capote  prolégeail 
leur  tète ,  et  qui ,  suspendu  par  devant  et  par  derrière  , 
était  une  voiture  fort  douce.  Quelques  jeunes  hommes  du 
grand  monde,  forcés  à  l'économie,  jetèrent  un  regard  fa- 
vorable sur  le  WJushej  à  un  seul  cheval ,  et  le  transformè- 
rent en  Gig.  C'est  le  père  du  Buggy ,  du  Stanliope 
(  inventé  par  Thonorable  Fitz-Roy  ) ,  du  Dennett  et  du 
Tilbiiiy  :  race  nombreuse,  commode,  agréable,  et  mal- 
heureusement dangereuse.  Docteurs  en  chirurgie  et  entre- 
preneurs de  funérailles,  vous  devriez  des  couronnes  à  l'in- 
venteur du  Gig  et  de  tous  ses  fils.  Mais  quel  plaisir  aussi 
dVlre  emporté  sans  secousse  ,  par  un  mouvement  toujours 
égal,  sans  que  le  tirage  du  cheval  se  fasse  jamais  sentir.  Une 
foule  d'omoplates  brisées,  d'épaules  fracturées,  et  déjeunes 
dandys  lancés  dans  l'autre  monde  par  le  Tilbury ,  amenè- 
rent le  règne  du  Cabriolet ,  voiture  qui  ne  vaut  absolu- 
ment rien  sur  les  grandes  routes ,  mais  qui  est  excellente 
dans  l'intérieur  de  la  ville.  A  Londres  ,  le  Cabriolet  est 
roi.  Vous  le  retrouvez  à  la  porte  des  clubs,  à  celle  des  théâ- 
tres ,  dans  tous  les  coins  de  la  ville  immense.  Un  pygméc 
vêtu  de  noir  el  orné  de  gants  blancs ,  se  balance  à  l'arrière 
train.  Le  Cabnolet  va  vite,  rend  tous  les  services  de  l'an- 
cien carrosse,  el  ne  coûte  pas  le  tiers  (i). 

Toutefois  on  commence  à  voir  reparaître  le  léger  Til- 
bury, et  je  crois  que  dans  le  grand  monde  une  réaction 
va  se  faire  sentir  en  sa  faveur.  A  la  campagne ,  le  double 
Phaëton  et  le  Britschha  ont  prévalu.  On  se  sert  de  ces 
deux  voitures  comme  de  chaiscs-de-poste.  Souvent  vous 
voyez  une  famille  traînée  par  un  seul  cheval  attelé  nnPhaè- 
ton.  Ce  que  nous  appelons  la  Chaise  à  Poney,  véritable 

(i)  Il  est  bon  clc  remarquer  que  les  cabriolets  construits  à  Paris 
sout  Irès-recherchés  à  Londres ,  et  que  les  modèles  français  scrveul 
de  guide  aux  construolcurs  anglais. 


EN  ANni.ETEr.  l'.r.  ■>,'>,  3 

imitation  de  la  charrette ,  voilure  meurlrière,  est  encore 
employée.  Toutes  ces  espèces  de  voitures  sont  si  légères  , 
que  l'animal  le  moins  robuste  en  fait  ce  qu  il  veut,  que 
le  moindre  obstacle  peut  les  renverser ,  et  que  les  voya- 
geurs ne  sont  pas  même  à  l'abri  des  rundes ,  en  cas  d'ac- 
cident. Aussi  servent-elles  de  jouet  à  tous  les  caprices  dont 
le  cheval  peut  s'aviser.  Souvent  il  suffît  d'une  rêne  un  peu 
tordue  qui  gêne  le  cheval,  même  sans  le  blesser,  pour 
impatienter  l'animal ,  qui ,  se  sentant  maître  du  Gig ,  le 
fait  voler  avec  lui  et  le  culbute. 

Il  y  a  quinze  ans,  l'art  An  fouet  {\)  était  beaucoup 
plus  en  vogue  qu'aujourd'hui.  La  fureur  de  nos  jeunes 
gens  à  la  mode  pour  ce  genre  d'exercice  touchait  au  ri- 
dicule. Nous  ne  verrions  pas  avec  plaisir  cette  exagé- 
ration renaître,  mais  nous  ne  savons  pas  pourquoi  l'ait 
de  conduire  les  chevaux  ne  trouverait  pas  sa  place,  parmi 
les  exercices  qui  demandent  de  l'adresse.  Le  perfection- 
nement de  nos  routes  et  de  nos  voitures  tient,  en  grande 
partie ,  à  ce  que  l'aristocratie  anglaise  s'est  long-tems  et 
soigneusement  occupée  de  cet  objet.  Sans  l'exemple  de 
Tommy  Onslow  ,  de  Thomas  Kenyon ,  de  Henry  Parnell , 
de  Maddox ,  nos  routes  d'Oxford  et  d'Holyhead ,  seraient- 
elles  ce  qu'elles  sont  ? 

Le  Gentleman- Conching  (l'Art  de  conduire  pratiqué 
par  les  gens  de  bon  ton  )  ne  remonte  pas  à  plus  de  cin- 
quante ans.  Nous  avons  vu  l'Erichtone  de  l'Angleterre, 
notre  premier  conducteur  scientifique,  M.  Charles  Finch, 
endosser  la  livrée  de  ses  gens  de  peur  qu'on  ne  le  recon- 
nût, et  monter  presque  honteux  sur  le  siège  du  cocher. 
Peu  de  tems  après  cp   déhut,  Tomy  Onslow,  Sir  .Tohn 

(i)  Whip;  science  du  conducteur  de  chevaux.  Pari»  compte  aussi 
dans  le  monde  élégant  plusieurs  adeptes  qui  cultivent  cette  science 
avec  l)eaupniip  (|i>  stir.cès. 


9.24  ^^'^  HOUTr.S   ET  DES  VOITLT.ES  PI  CLIQUES 

Lade ,  el  quelques  autres  osèrent  se  montrer  sans  dégui- 
sement sur  le  siège  de  leurs  voitures.  On  pourrait  citer 
une  multitude  de  noms,  tous  appartenant  aux  plus  nobles 
familles  d'Angleterre  ,  et  qui  ont  perfectionné  et  systéma- 
tisé la  science.  C'est  M.  Ward  de  Squerries  dont  les  solli- 
citations réitérées  ont  engagé  les  propriétaires  de  voitures 
à  suspendre  le  siège  sur  des  ressorts.  Ce  sont  lord  Sefton  , 
Sir  Henry  Peyton ,  lord  Clonmell  ,  Sir  Thomas  Mostyn , 
Sir  Charles  Balfyld  ,  Sir  John  Rogers,  Sir  Lawrence  Palk, 
Sir  Félix  Agar,  Sir  Bellhingham  Graham ,  et  une  multi- 
tude d'autres  personnages  aristocratiques  ,  qui  ont  peu-à- 
peu  transformé  en  art  véritable  le  métier  dont  nous  par- 
lons. Il  Y  a  peu  d  années  on  comptait  à  Londres  beaucoup 
d'associations  destinées  uniquement  à  la  propagation  et 
au  perfectionnement  de  ce  grand  art.  Il  est  aujourd  hui  en 
décadence.  Des  trente  ou  quarante  équipages  à  quatre  che- 
vaux {four  in  hand) ,  il  n'en  reste  plus  qu'un  seul,  et 
le  club  de  Benson  (  Benson  driving  club)  a  seul  survécu 
à  toutes  les  autres  réunions  de  ce  genre.  Les  grands  noms 
que  nous  venons  de  citer  ont  légué  au  public  le  trésor  de 
leur  expérience  personnelle  ,  devenue  le  patrimoine  com- 
mun. Ici,  comme  toujours,  la  science  a  passé  dans  les 
masses.  Traversez  Hyde-Park  sur  les  quatre  heures ,  pen- 
dant la  btlle  saison.  Allez  vous  appuyer  sur  le  piédestal 
d«  la  statue  de  Wellington ,  et  vous  verrez  ce  dont  nul 
autre  pays  ne  vous  offrira  l'analogue.  Plus  de  mille  équi- 
pages splendides  rouleront  devant  vous  pendant  deux 
heures,  dans  toute  la  pompe  de  cet  orgueil  aristocratique 
auquel  les  chevaux  eux-mêmes  semblent  participer. 

C'est  un  spectacle  original  \  ella  voie  Appienne,  si  bien 
décrite  par  Sénèque ,  et  sur  laquelle  tant  de  chars  splen- 
dides se  pressaient,  n'était  rien  à  côté  de  notre  Hyde-Park. 
Imaginez  un  flot  non  interrompu  do  voitures  de  toutes  les 


T.IV    VKGLETEHr.  K. 


!25 


espèces  :  barouches  ,  tilburys,  gigs ,  cabriolets,  berlines, 
vis-à-vis,  calèches.  Toutes  ces  roues  brûlantes  sont  fabri- 
quées avec  tant  d'art  que  leur  vol  est  silencieux  autant  que 
rapide.  Des  lévriers  blancs  accompagnent  la  course  des 
chevaux ,  qui  hennissent.  On  voit  reluire  au  soleil  et  le 
coutelas  du  chasseur,  et  les  gants  de  daim  du  cocher,  et 
le  cuir  des  rênes  enduites  d'un  vernis  blanc ,  et  la  soie  et 
les  cannes  à  pommes  d'or,  et  les  galons  neufs  de  ces  géants 
à  la  mode  qui  se  balancent  derrière  les  voitures.  C'est 
toute  la  propreté ,  toute  la  recherche  du  boudoir  transpor- 
tée dans  la  promenade  publique,  au  milieu  de  tourbillons 
de  poussière. 

Nous  n'avons  parlé  dans  cet  article  que  de  voitures  mises 
en  mouvement  par  des  chevaux.  La  facihté  de  locomotion 
a  été  presque  triplée  par  l'invention  des  routes  à  rainures 
et  l'application  de  la  vapeur  aux  voitures  publiques.  De 
Manchester  à  Liverpool,  une  seule  machine  à  vapeur  trans- 
porte en  une  heure  et  demie  le  poids  de  cent  tonneaux. 
Une  charrette  ordinaire  chargée  de  huit  tonneaux  seule- 
ment ,  emploierait  un  jour  entier  pour  faire  le  même 
trajet,  qui  est  de  trente  milles  (lo  lieues).  Le  Samson  et 
le  Goliath,  deux  voitures  à  vapeur  qui  desservent  cette 
route,  portèrent  de  Liverpool  à  Manchester,  en  trois 
heures  et  demie,  mille  balles  de  coton. 

M.  Hancock  vient  d'établir,  entre  Stralford  et  White- 
chapel,  une  voilure  à  vapeur  qui,  sur  un  chemin  sans  rai- 
nures, fait  de  dix  à  quinze  milles  par  heure  (de  3  à  5 
lieues).  M.  Braithwayte  a  également  établi  sur  la  route 
de  Paddington  un  Omnibus ,  ou  voiture  publique ,  à  va- 
peur ,  qui  fait  de  dix  à  douze  milles  par  heure  ,  et  porte 
vingt  ou  trente  voyageurs.  Ce  sont  jusqu'à  présent  les 
seules  voitures  à  vapeur  qui  circulent  sur  les  chemins  or- 
dinaires. 


226  DES   KOUXES   El   DES   VOlltRES  PlBLlQtEs,   ETC. 

Depuis  1829,  trente  ou  quarante  nouvelles  voilures  à 
sapeur  ont  été  établies.  Quelques-unes ,  celles  de  M.  Gur- 
iiey  et  de  M.  Ogle ,  ont  fait  de  trente-deux  à  trente-ein(| 
milles  par  heure  (de  10  à  11  lieues)  chargées  de  trente- 
six  personnes.  Bientôt  sans  doute  les  machines  à  vapeur 
remplaceront,  en  grande  partie,  les  chevaux;  car  déjà 
l'on  s'occupe  de  la  construction  d'une  charrue  à  vapeur , 
qui  doit  tracer  vingt  sillons  à-la-fois.  Nous  nous  arrêterons 
ici,  et  nous  laisserons  l'imagination  du  lecteur  s'élancer 
dans  la  perspective  qui  s'offre  à  nous ,  et  qui  nous  laisse 
entrevoir  un  monde  nouveau  dominé  par  les  machines , 
Mn  monde  de  merveilles  plus  fantastiques  que  tous  les 
t'onles  d'Orient. 

(  Quarte/ ly  lieyic  w,  ) 


^^ittcratuN. 


DE  LA  LITTERATURE  MARCHANDE 


EN     ANGLETERRE. 


Un  observateur  superficiel  qui  jelerail  un  coup-d'œil 
rapide  sur  la  liltérature  anglaise  depuis  le  commencement 
du  dix-neuvième  siècle,  ne  manquerait  pas  d'y  découvrir 
tous  les  symptômes  de  la  décadence.  En  effet,  il  y  verrait, 
à  l'appui  de  celte  opinion  ,  une  foule  innombrable  de  poètes 
médiocres ,  de  romanciers ,  d'historiens ,  de  dramaturges , 
de  touristes  et  de  critiques,  dont  les  œuvres,  déjà  tom- 
bées dans  l'oubli, 

N'ont  fait  de  chez  Barbin  qu'un  saut  chez  l'épicier. 

Cependant ,  avant  d'attribuer  à  notre  siècle  le  privilège 
d'une  stérile  fécondité  ,  il  faut  remarquer  qu'à  toutes  les 
époques  de  la  vie  de  l'humanité ,  les  chefs-d'œuvre  ont  été 
rares  ,  et  que  partout  ils  ont  eu  un  nombreux  cortège  de 
productions  sans  valeur,  que  les  âges  suivans  n'ont  pas  re- 
cueillies. Homère  et  Hésiode  ne  sont  pas  les  seuls  poètes 
de  la  haute  antiquité,  mais  les  bardes  médiocres  qui  chan- 
taient autour  d'eux  n'ont  pas  eu  d'écho  dans  la  postérité. 
Ces  troubadours  de  la  Grèce  attiraient  sur  leurs  pas  de 
nombreux  admirateurs-,  ils  jouissaient  d'une  célébrité  que 
le  tems  n'a  pas  convertie  en  gloire  ;  leurs  chants  ont  eu  le 
sort  de  nombreux  ouvrages  que  nous  voyons  naître  et 
mourir.  La,  littérature  romaine  n'a  pas  été  moins  féconde 


220  DE  LA.   LITTÉRATURE  MARCHANDE 

en  œuvres  qu'une  faveur  passagère  accueillait  avec  trans- 
port, et  qui  n'ont  pas  laissé  de  traces.  Parmi  les  nombreux 
manuscrits  que  l'art  moderne  dispute  aux  cendres  de  Pom- 
pei  et  d'Herculanum  ,  trouve-t-on  un  seul  vers  de  ce  Co- 
drus  qui  s'enrouait  à  réciter  aux  Romains  un  poème  en 
l'honneur  de  Thésée  ,  aussi  long  que  1  Enéide.  Sans  Ju- 
vénal ,  ce  successeur  de  Virgile ,  ce  rival  de  Stace ,  n'au- 
rait pas  même  eu  les  honneurs  du  ridicule  dans  la  postérité. 
Que  nous  reste-l-il  de  cet  immense  Télèphe,  ingens  Te- 
lephus ,  stygmatisé  par  le  même  poète  ,  et  de  cet  Oresle, 
qui  débordait  sur  les  marges  d'un  énorme  manuscrit , 
sans  mener  à  fin  ses  tragiques  aventures.  Le  Scribimus 
indocti  docdque  poemata  passini^  d'Horace  ,  est  devenu 
proverbe  \  on  connaît  aussi  le  Sciibimus  mclusi  numéros 
ille ,  Hic  pede  liber,  de  Perse ,  et  cependant  aucun  des 
malencontreux  chefs-d'œuvre  signalés  par  ces  deux  sati- 
riques n'est  venu  jusqu'à  nous.  La  renaissance  de  la  poé- 
sie, après  le  long  sommeil  de  l'esprit  qui  suivit  en  Europe 
la  chute  de  l'empire  romain ,  fut  marquée  par  l'apparition 
d'une  foule  de  troubadours  et  de  trouvères ,  dont  les  ga- 
lantes chansons  charmaient  le  cœur  des  châtelaines  de  la 
Provence  et  de  la  ÎVormandie.  Cependant,  que  nous  est-il 
resté  de  ce  déluge  de  poèmes ,  malgré  la  grâce  et  l'élé- 
gance qui  firent  leurs  succès  "?  Pétrarque ,  Dante ,  Arioste  et 
Tasse,  sont  presque  les  seuls  noms  glorieux  que  présente 
l'histoire  poétique  de  l'Italie  \  mais  au  dessous  d'eux  on  trou- 
verait ,  en  y  regardant  de  près ,  une  fourmilière  de  petits 
poètes  aussi  nombreux  et  presque  aussi  inconnus  que  ces 
ennemis  des  Hébreux  que  Martin  nous  montre  dans  son 
magnifique  tableau,  luttant  contre  les  flots  de  la  mer  Rouge 
(jui  va  les  engloutir. 

Nous  ne  dirons  rien  de  l'Alleniague  qui  a  institué,  pour 
le  débit  des  livres  qu'elle  produit,  des  foires  périodiques 


EN    ANGLETERRE.  22y 

comme  nous  en  avons  pour  la  vente  des  bestiaux  qu'en- 
graissent tous  les  ans  les  pâturages  de  l  Angleterre.  Si  Ton 
supputait  le  titre  des  livres  que  la  presse  germanique  a 
jetés  dans  la  circulation  depuis  l'invention  de  Timprime- 
rie  ,  on  verrait  que  ,  sur  trente  mille  ouvrages,  elle  donne 
à  peine  un  chef-d'œuvre.  Proportion  désolante ,  qui  nous 
force  à  céder  le  pas  à  nos  ancêtres  saxons  pour  la  fécondité 
malheureuse  en  matière  de  publications.  L  Espagne  n'a 
pas  été  plus  favorisée  5  à  part  Cervantes,  Lopez  de  Véga 
et  Calderon  ,  quels  sont ,  parmi  ses  innombrables  auteurs , 
les  noms  que  la  gloire  ait  consacrés  ? 

Chez  les  nations  où  les  esprits  sont  généralement  culti- 
vés, il  arrive  inévitablement  que  le  succès  dun  ouvrage 
original  excite  au  travail  le  troupeau  servile  des  imita- 
teurs. En  effet,  ce  qui  manque  le  plus  au  commun  des 
auteurs ,  ce  n'est  pas  le  savoir-faire ,  mais  l'invention  -,  tra- 
cez-leur une  voie  ,  ils  s'y  précipiteront  en  foule  :  donnez 
leur  un  moule ,  ils  y  couleront  leurs  idées  s'ils  en  ont,  ou, 
à  défaut  des  leurs  ,  celles  d'autrui.  C'est  un  mal  inévitable. 
Aussi  bien  se  trouve-t  il  parfois  dans  la  cohue  quelques 
esprits  distingués  qui  se  placent  à  côté  ou  même  au 
dessus  du  modèle.  Au  reste,  les  inventions  de  l'intelli- 
gence entrent ,  à  leur  naissance ,  dans  le  domaine  public  ; 
il  n'y  a  pas  de  brevet  qui  puisse  les  protéger  contre  les 
usurpations  -d'une  industrie  rivale.  C'est  ainsi  que  nous 
avons  vu  les  romans  d'Anne  Radçliffe  engendrer  une 
famille  innombrable.  Combien  Walter  Scott  a-t-il  amené 
d'écrivains  sur  le  terrain  vierge  du  roman  historique  ?  De- 
puis que  M.  Ward ,  M.  Lister  et  lord  Mulgrave  ont  fait 
passer  les  mœurs  de  la  haute  société  dans  des  tableaux 
pleins  de  vie  et  de  grâce ,  les  machines  à  vapeur ,  malgré 
leur  force  de  cent  chevaux  et  leur  infatigable  activité  , 
peuvent  à  peine  suffire  aux  besoins  du  romun  fashionable. 


23o  DE  LA   LITTÉRATURE  MARCHANDE 

Et  toutefois  il  serait  injuste  de  proscrire  en  masse  tous  ces 
pi'oduits  contemporains ,  et  de  leur  fermer  l'avenir.  Car, 
sans  compter  Wordsworth,  Crabbe ,  Campbell,  Mooreet 
Byron  pour  la  poésie ,  et  parmi  les  romans  ,  les  chefs- 
d'œuvres  delladcliffe  ,  de  Walter  Scott  et  du  genre  fashio- 
nable,  notre  siècle  transmettra  sans  doute  à  ceux  qui  le 
suivront,  les  noms  et  les  œuvres  de  Mathews ,  de  miss  Mit- 
ford,  de  mislress  Jamieson  ,  et  du  docteur  Lingard. 

On  doit  cependant  avouer  que ,  depuis  la  paix ,  le 
nombre  des  auteurs  et  des  productions  littéraires  s'est  ac- 
cru démesurément ,  et  que  les  ouvrages  originaux  sont 
devenus  plus  rares.  Le  tort  en  est  à  l'esprit  de  spéculation 
qui  s'est  porté  sur  les  produits  de  l'esprit  comme  sur 
ceux  de  l'industrie  matérielle.  Lorsqu'un  auteur  n'a  d'au- 
tre mobile  pour  écrire  que  l'instinct  de  la  gloire,  le  travail 
est  pour  lui  un  plaisir  ;  il  approfondit  à  loisir  les  pensées 
que  la  méditation  inspire  et  nourrit,  il  classe  avec  mé- 
thode les  matériaux  amassés  par  des  recherches  conscien-r 
cieuses  5  la  réflexion  et  l'érudition  élèvent  de  concert  un 
monument  qui  est  réellement  l'œuvre  de  celui  qui  le 
marque  de  son  nom.  L'auteur  imprime  à  sa  création  son 
propre  caractère^  le  style  est  bien  l'expression  individuelle 
de  sa  pensée  ,  et  toutes  les  parties  qui  composent  l'ensem- 
ble ,  disposées  avec  art  et  fondues  avec  harmonie,  produi- 
sent un  tout  qui  porte  le  sceau  de  l'originalité.  Pendant 
toute  la  période  de  gestation  et  d'enfantement ,  l'impa- 
tience d'un  libraire  qui  ne  veut  pas  faire  mentir  les  pro- 
messes de  son  catalogue  ,  ou  d'un  imprimeur  jaloux  de  ne 
pas  laisser  chômer  ses  compositeurs  et  ses  pressiers ,  ne 
trouble  ni  ne  précipite  des  travaux  dont  l'inspiration  seule 
doit  marquer  l'heure  et  la  durée.  Si  plus  tard  le  succès 
enrichit  l'écrivain,  c'est  un  double  bonheur^  mais  l'argent 
n'était  pas  son  but ,  mais  il  ne  composait  pas ,  un  marché 


EN   ANGLETEKUE.  23 I 

sur  les  bras^  et,  quand  son  ouvrage  parait,  ce  qu  il  lui 
l'aul ,  ce  sont  plutôt  des  admirateurs  que  des  acheteurs.  La 
condition  de  l'homme  de  lettres  qui  travaille  ainsi  sous  la 
sauve-garde  de  Tindépendance ,  est  la  plus  glorieuse  de 
celles  où  1  homme  puisse  aspirer  ;  il  y  trouve  bonheur  et 
dignité  ,  car  il  est  vraiment  seigneur  et  maître  dans  son 
domaine. 

Il  n'en  est  pas  ainsi  dans  le  monde  littéraire ,  tel  que 
l'industrie  nous  l'a  fait.  L'auteur  est  devenu  l'esclave 
du  libraire  ;  la  matière  règne  despotiquement  sur  l'esprit 
dans  le  domaine  de  Tintelligence.  Les  rôles  sont  renver- 
sés, et  ce  désordre  dégrade  la  littérature.  Nous  pourrions 
citer  des  faits  ,  mais  il  nous  répugne  de  nommer  les  hom- 
mes de  talent  qui  soumettent  ainsi  1  indépendance  de  l'es- 
prit aux  calculs  de  l'industrie.  Cependant,  pour  éclaircir 
notre  pensée ,  nous  nous  permettrons  une  hypothèse  ano- 
nyme. Par  exemple ,  un  libraire  apprend  que  l'un  de  ses 
confrères  tire  de  grands  proBts  de  la  publication  d'un  ou- 
vrage nouveau.  Il  songe  aussitôt  à  marcher  sur  les  brisées 
de  l'heureux  spéculateur  \  il  lui  faut  dans  le  plus  bref  dé- 
lai un  livre  qui  réponde  aux  mêmes  besoins ,  qui  satisfasse 
les  mêmes  govits.  Il  jette  les  yeux  sur  un  écrivain  connu 
par  quelques  succès,  n'importe  dans  quel  genre.  Il  pro- 
pose au  complaisant  littérateur  de  lui  fournir,  dans  un 
tems  donné  ,  un  ouvrage  semblable  à  celui  dont  la  vogue 
enrichit  son  rival;,  il  lui  faut  un  sujet  analogue,  un  style 
de  même  fabrique ,  et  surtout  un  nombre  égal  de  volumes. 
L'homme  de  lettres,  toujours  pressé  d'argent,  prend  me- 
sure ,  tombe  d'accord  sur  la  quantité  de  l'étoffe ,  et  pro- 
met de  livrer  à  jour  fixe  un  chef-d'œuvre  conforme  au 
patron  convenu.  Le  marché  conclu  ,  le  compagnon  litté- 
raire fait  sa  provision  de  papier,  taille  sa  plume  ,  monte 
àou  cerveau  au  ton  convenable ,  et  l'œuvre  s'achève  aussi 


l'il  DE   LA    LITTÉRATIIKE   MARCHANDE 

régulièrement  que  si  elle  sortait  d'une  machine  mise  en 
mouvement  par  la  vapeur.  La  presse  s'empare  de  ce  pro- 
duit mécanique  \  l'art  du  papetier,  du  satineur  et  de  la  bro- 
cheuse lui  donne  un  nouveau  relief.  Quelques  jours  après, 
les  habitués  des  cabinets  de  lecture ,  gent  crédule  et  dé- 
bonnaire, séduits  par  la  ressemblance  du  costume,  accor- 
dent au  livre-sosie  l'intérêt  qu'ils  portaient  au  livre  original. 
Ce  succès  à  la  suite  en  engendre  d'autres,  jusqu'à  ce  que 
la  nation  des  lecteurs  badauds  réclame  de  nouveaux  ali- 
mens  pour  ranimer  ses  appétits  blasés.  L'exemple  qui  pré- 
cède fait  toucher  du  doigt  la  plaie  la  plus  grave  de  la  litté- 
rature, en  montrant  l'influence  que  l'esprit  de  spéculation 
exerce  sur  les  travaux  intellectuels ,  lorsqu'il  en  usurpe  la 
direction. 

Ce  n'est  pas  tout.  Un  livre  ne  fait  pas  son  entrée  dans 
le  monde  sans  préliminaire  j  il  faut  qu'il  soit  célèbre  avant 
d'être  connu.  Il  y  a ,  pour  arriver  à  ce  but ,  un  art  qui  a 
ses  règles  toutes  tracées.  La  poétique  de  l'annonce  forme 
de  nos  jours  un  code  complet  que  les  libraires  observent 
religieusement.  D'abord  une  ligne  de  lettres  majuscules  , 
reproduite  régulièrement  pendant  plusieurs  jours  sur 
toutes  les  feuilles  publiques,  révèle  le  nom  du  nouveau 
chef-d'œuvre.  Ces  caractères  gigantesques ,  alignés  comme 
une  compagnie  de  grenadiers,  préparent  les  esprits  à  la 
venue  de  quelque  prodige  ,  comme  ces  nuages  sombres 
précurseurs  d'un  orage.  Lorsqu'on  suppose  que  ces  signes 
prophétiques  ont  suffisamment  ému  les  esprits  ,  alors  on 
voit  paraître  dans  les  journaux  qui ,  pour  un  double  droit, 
consentent  à  dissimuler  l'annonce  en  lui  ouvrant  les  co- 
lonnes réservées,  un  tout  petit  paragraphe  donnant  sur  la 
nature  présumée  de  l'ouvrage  quelques  éclaircissemens 
mystérieux.  Cette  demi-confidence  ,  juste-milieu  entre 
l'énigme  et  l'indiscrétion,  est  destinée  à  tenir  la  curiosité 


KN   ANGLETEUr.E.  ^33 

en  haleine*  Ensuite,  pour  la  rendre  jilus  vive,  on  la 
«rompe  par  des  retards  habilement  ménagés.  C'est  un 
(  hapilre  qu'il  a  fallu  reloucher  pour  affaiblir  quelques 
passages  qui  auraient  paru  trop  personnels  ,  ou  la  difficulté 
de  tirer  un  nombre  d'exemplaires  suffisant  pour  remplir 
toutes  les  demandes  déjà  faites  ,  la  confection  d'une  vi- 
gnette ou  tout  autre  incident  dont  les  trompettes  de  la  re- 
nommée vont  porter  dans  tous  les  coins  de  l'Angleterre  la 
triste  nouvelle.  Enfin  ,  le  grand  jour  est  fixé  irrévocable- 
ment ,  et  l'œuvre  si  long-tems  attendue  entre  dans  la  cir- 
culation au  bruit  d'un  concert  d'acclamations  capable  de 
faire  trembler  file  entière  sur  ses  fondemens. 

Ce  n'est  pas  merveille  qu'après  de  si  bruyans  préludes, 
un  livre  ainsi  tympanisé  reçoive  un  accueil  empressé  ,  et 
trouve  même  de  nombreux  admirateurs  aussi  long-tems 
qu'on  s'en  dispute  les  premiers  exemplaires.  Nous  nous 
laissons  volontiers  piper  aux  apparences  ^  et  ,  par  une  il- 
lusion de  vanité,  nous  attribuons  un  mérite  supérieur  aux 
ouvrages  dont  la  lecture  est  encore  un  privilège,  comme 
si  ce  mérite  rehaussait  le  nôtre.  Le  bruit  des  annonces  et 
l'amour- propre  des  premiers  lecteurs  assurent  ainsi  le 
succès  matériel  de  l'ouvrage ,  dont  tous  les  exemplaires 
s'écoulent  sous  l'impression  de  cette  vogue  artificielle.  Mais 
bientôt  le  bruit  s'apaise ,  le  charme  de  la  nouveauté  s'é- 
vanouit, le  style  se  décolore  et  se  flétrit  comme  la  fraî- 
cheur du  papier  qui  se  fane  sous  le  doigt  des  lecteurs. 
Pendant  toute  cette  période  réactionnaire,  il  arrive  presque 
toujours  que  le  livre  tombe  enfin  aux  mains  d'un  critique 
sincère  ,  qui  ne  se  laisse  pas  imposer  l'admiration  d'aulrui 
et  qui  ne  vend  pas  la  sienne.  L'aristarque  examine  de  sang- 
froid  l'objet  de  tant  d'éloges  ,  et  après  l'avoir  fait  passer  au 
creuset  de  la  raison  ,  il  dévoile  1  imposture  qui  a  surpris 
les  suffrages  du  public.  Ce  coup  de  massue  tue  ordinal- 


23-4  ^^  ^'^  LITTÉRATURE  MARCHANDE 

rement  l'ouvrage,  et  arrête  l'essor  d'une  seconde  édition 
préparée  pour  satisfaire  l'impatience  des  lecteurs.  Le  chef- 
d'œuvre  réduit  à  son  mérite  réel ,  redevient  simple  papier 
dont  la  valeur  se  mesure  au  crochet  du  peson  ou  dans  le 
hassin  d'une  balance.  Toutefois  ces  retours  de  fortune  ne 
découragent  pas  le  spéculateur,  qui  fabrique,  par  les  mêmes 
procédés,  un  nouvel  ouvrage  qui  n'aura  ni  moins  de  cé- 
lébrité ni  plus  de  valeur. 

Telle  est  en  Angleterre ,  à  l'heure  où  nous  écrivons ,  la 
marche  de  ce  qu'on  ose  encore  appeler  la  littérature.  Nous 
voudrions  respecter  en  tout  la  mémoire  de  l'illustre  Walter 
Scott ,  mais  nous  ne  saurions  oublier  qu'entraîné  par  le 
succès  de  quelques-uns  de  ses  premiers  romans ,  il  a  cédé 
à  des  tentations  peu  honorables.  S'il  se  fût  contenté  des 
profits  que  procure  aux  auteurs  un  succès  légitime ,  et  si 
la  libéralité  de  ses  éditeurs  qui  le  traitèrent  toujours  fort 
généreusement ,  eut  satisfait  son  ambition ,  on  ne  l'aurait 
pas  vu  entrer  en  partage  de  bénéfices  et  de  périls  avec 
l'imprimeur  Ballantyne  ,  et  s'associer  aux  spéculations  du 
libraire  Constable.  Ses  désirs  immodérés  ont  ruiné  sa  for- 
tune ,  et  réduit  à  la  misère  ses  enfans  auxquels  il  n'a  laissé 
que  son  nom  et  un  immense  héritage  de  dettes.  Le  monde 
a  vu  long-tems  en  lui  un  homme  d'un  merveilleux  talent, 
qui  créa  comme  par  enchantement  une  magnifique  rési- 
dence (i)  embellie  par  tous  les  chefs-d'œuvre  de  l'art,  et 
décorée,  par  un  prince  prolecteur  éclairé  du  génie,  du  titre 
de  baronie  ;  mais  à  peine  cet  enchanteur  avait-il  fermé  les 
veux  ,  qu'on  reconnut  que  sa  vie  même  avait  été  le  plus 
fantastique  de  ses  romans,  et  que  de  toutes  les  créations 
de  son  talent  magique ,  sa  fortune  était  celle  qui  devait  le 
plus  à  l'imagination.   Qui  pourrait  nier  aujourd'bui  que 

(i)  AbboUford,  sur  les  bords  de  la  Tweed. 


EW   ANGLETEURE.  ^35 

ce  grand  homme  ait  fait  de  son  génie  métier  et  marchan- 
dise ?  On  sait  que  depuis  iSuS  il  n'a  pas  eu  d'autres 
inspirations  que  celles  du  besoin,  d'autre  muse  que  la  né- 
cessité. Les  poursuites  de  ses  créanciers  donnaient  l'im- 
pulsion à  sa  plume,  nous  ne  disons  pas  à  son  génie,  car 
le  génie  se  retire  sous  ces  tristes  entraves  ,  et  pour  que  ses 
travaux  industriels  devinssent  plus  lucratifs,  il  condam- 
nait ses  éditeurs,  publishers ,  à  prendre  en  compte  un 
certain  nombre  d'exemplaires  d'anciens  ouvrages  restés  en 
magasin.  Celte  réjouissance  onéreuse  accablait  ses  corres- 
pondons ,  mais  c'était  à  ce  prix  que  le  romancier  déchu 
mettait  le  droit  de  débiter  aux  badauds  de  Londres  sa  nou- 
velle pacotille. 

L'influence  fâcheuse  du  commerce  ne  s'est  pas  bornée 
aux  romans ,  elle  s'est  étendue  à  tous  les  autres  genres  de 
publications  littéraires.  Le  Lalla  Roohh ,  de  Thomas 
Moore,  par  exemple,  avait  été  publié  dans  l'origine  sous 
la  forme  d'un  énorme  in-quarto  ,  qui ,  si  nous  avons  bonne 
mémoire ,  ne  coûtait  pas  moins  de  quatre  guinées.  Pen- 
dant la  guerre,  et  quelque  tems  encore  après  la  conclusion 
de  la  paix,  le  prix  des  livres  resta  à  un  taux  fort  élevé. 
Les  libraires,  à  cette  époque  de  prospérité,  formèrent  des 
établissemens  fort  étendus  qui  se  sont  maintenus  sur  un 
pied  assez  respectable  jusqu'à  l'année  i825 ,  si  funeste  aux 
fortunes  artificielles  par  l'ébranlement  général  du  crédit. 
Les  frais  énormes  de  ces  établissemens  forçaient  les  pro- 
priétaires à  soutenir  le  haut  prix  des  marchandises  \  et  , 
pour  en  provoquer  le  débit,  on  établit  des  journaux  lit- 
téraires spécialement  chargés  d'attirer  l'attention  du  public 
sur  les  magasins  des  fondateurs.  Cet  artifice  eut  un  plein 
succès  aussi  long-tems  que  le  secret  n'en  fut  pas  connu. 
Mais  lorsque  les  lecteurs  ,  fatigués  par  l'exagération  et  la 
multiplicité  des  éloges,  se  furent  découragés  après  force 


^36  DE  LÀ  LITTÛR\TLHE  MARCHANDE 

mécomptes ,  et  parurent  demander  qu'on  s  occupât  de  les 
duper  autrement,  Tindustrie jugea  prudent  de  prendre  un 
cours  opposé.  Cette  révolution  s'opéra  vers  1826,  sous  les 
auspices  de  M.  Constable,  éditeur  d'Edinbourg,  et  par  les 
conseils  de  Walter  Scott,  du  capitaine  Hall ,  et  de  plusieurs 
autres  célébrités  littéraires  de  l'Ecosse.  Ce  libraire  intelli- 
gent pensa  que  la  réduction  des  prix  ,  en  multipliant  le 
nombre  des  demandes ,  devait  étendi^e  ses  bénéfices  et  im- 
primer un  mouvement  de  progression  indéfinie  à  la  con- 
sommation intellectuelle.  Cette  idée  donna  naissance  à 
l  entreprise  des  Miscellanées  ,  qui  s'ouvrit  par  les  Voya- 
ges du  capitaine  Hall  à  Loo-Choo  et  dans  l  Amérique 
du  Sud ,  publiés  en  trois  volumes  au  prix  d'une  demi- 
guinée,  tandis  que  1  édition  originale  ne  coûtait  pas  moins 
de  quatre  guinées.  Le  rapport  de  un  à  buit  servit  de  base 
à  la  réduction  qui  s  opéra  instantanément  dans  le  prix  des 
livres.  Ce  fut  un  coup  sensible  au  commerce  de  la  haute 
librairie  -,  mais  la  spéculation  réussit  et  fraya  la  nouvelle 
route  de  lindustrie.  La  série  des  Miscellanées ,  qui  n'est 
pas  encore  terminée,  comprend  déjà  quatre-vingts  vo- 
lumes. 

Vers  la  même  époque ,  la  société  pour  la  Diffusion  des 
Connaissance  Utiles  commença  à  publier  à  bas  prix  de 
petits  traités  scientifiques  auxquels  elle  se  proposait  d'a- 
jouter d'autres  ouvrages  propres  à  répandre  l'instruction 
dans  les  masses.  M.  Murray  soumit  à  d'autres  libraires 
le  projet  d'une  publication  sous  le  titre  ô^ Enter taining 
Librarj  ;  mais  la  négociation  écboua ,  et  l'idée  qu'il  avait 
proposée  fut  exploitée  sous  le  patronage  de  M.  Knigt  de 
Pall-Mall.  Toutefois  M.  Murray  ne  se  crut  pas  obligé  de 
renoncer  à  son  entreprise ,  et  il  commença  seul  la  série  des 
livraisons  de  la  Bibliothèque  de  Famille  (Faniily  Li- 
braiy),  qu'il  a  poursuivie  avec  quelques  interruptions 


EN    ANGl.ETEnnE.  2.>- 

qui  indiquent  les  diverses  fortunes  de  l'entreprise.  La  mal- 
son  Longman  et  C" ,  jalouse  d'entrer  dans  la  même  voie  , 
confia  au  docteur  Lardner  la  direction  d  une  double  en- 
treprise :  celle  de  l  Encyclopédie  de  Cahïuel  (Cabinet  Cy- 
clopœdia  ) ,  et  la  Bibliothèque  de  Cabinet  (  Cabinet  Li- 
brary)  ,  sur  le  plan  suivi  par  la  société  des  Connaissances 
Utiles.  Ces  deux  séries  continuent  de  se  compléter  à  tra- 
vers quelques  interruptions  plus  ou  moins  prolongées, 
qui  aîlestent  un  succès  laborieux.  Plus  récemment,  le 
libraire  Boyd  ,  à  Edinbourg  ,  sans  s'assujétir  à  une  pério- 
dicité régulière,  a  annoncé  ,  sous  le  titre  d'Edinburg  Ca- 
binet Library^  une  série  qui  ne  comprend  encore  que 
huit  volumes.  Nous  ne  savons  pas  jusqu'à  quel  point  la 
faveur  publique  accueille  cette  publication  populaire. 

Pendant  que  ces  entreprises  rivales  se  disputaient  la  fa- 
veur publique  ,  M.  Ackermann  ,  Allemand  d'origine , 
essayait  de  naturaliser  en  Angleterre  les  almanachs  de 
poche,  qui  ont  tant  de  vogue  au-delà  du  Rhin  ,  et  ses  pre- 
mières tentatives  ne  furent  pas  sans  succès.  Ces  almanachs 
contiennent  de  petits  poèmes  ,  des  contes  de  tout  genre  , 
et  des  gravures  qui  ne  sont  pas  sans  mérite.  Aussitôt  que 
cette  heureuse  importation  fut  connue  ,  d'autres  maisons 
entrèrent  dans  ce  nouveau  champ  ouvert  à  la  spéculation. 
On  vit  bientôt  paraître  les  Annuals  ,  qui,  par  l'élégance 
typographique ,  le  choix  des  morceaux  et  le  mérite  des  il- 
lustrations ,  laissèrent  bien  loin  derrière  eux  les  modèles 
allemands.  On  ne  saurait  nier  que  ces  publications  n'aient 
donné  un  nouvel  élan  à  la  typographie,  et  qu'elles  n'aient 
contribué  à  porter  l'art  du  graveur  au  degré  de  perfection 
où  il  est  parvenu  de  nos  jours.  La  réduction  dans  le  prix 
des  vignettes  est  encore  une  conséquence  de  celte  innova- 
lion.  En  effet ,  la  nécessité  de  multiplier  les  épreuves  a 
amené  la  substitution  des  planches  d'acier  aux  planches  de 
II.  i6 


238  DE  LA  IITTÉKATURF.  IMAKCHANDE 

cuivre ,  qui  s'usaient  rapidement  clans  le  tirage.  L'emploi 
de  ce  nouveau  métal  ,  qui  résiste  sans  altération  sensible 
au  frottement  de  la  presse,  donne  un  nombre  presque 
illimité  d'épreuves  d'un  mérite  égal,  et  les  planches,  après 
avoir  servi  à  ce  premier  tirage,  passent  aux  mains  de  nou- 
veaux entrepreneurs  qui  répandent  dans  la  circulation  et 
à  très-bas  prix  des  milliers  d'exemplaires.  Cette  diffusion 
des  chefs-d'œuvre  de  la  gravure  ,  contribue  à  introduire 
dans  toutes  les  classes  le  goût  des  beaux-arts.  C'est  là  un 
bienfait  incontestable. 

Nous  avons  dit  que  ces  entreprises  dont  l'industrie  est 
le  mobile ,  dénaturaient  le  noble  caraclère  de  la  littérature 
et  précipitaient  la  décadence  du  goût  -,  cependant  nous  de- 
vons reconnaître  qu'elles  ont  donné  de  la  publicité  à  plu- 
sieurs ouvrages  vraiment  remarquables.  Il  tsl  vrai  que  les 
plus  distingués  d'entre  eux  ne  sont  que  des  réimpressions, 
si  l'on  en  excepte  la  magnifique  dissertation  de  Mackintosh 
sur  les  époques  constitutionnelles  de  notre  histoire  ,  les 
Lettres  sur  la  Démonologie  ,  par  Walter  Scott ,  et  l'ou- 
vrage de  Sir  D.  Brewster  sur  la  Magie  naturelle.  Mais  ces 
ouvrages  originaux  sont  entrés  accidentellement  dans  les 
séries  dont  ils  font  partie.  L'industrie  n'a  pas  le  droit 
de  s'en  attribuer  1  honneur  \  ce  qui  lui  revient  sans  con- 
testation ,  ce  sont  les  œuvres  médiocres  et  les  compilations 
qui  portent  le  cachet  banal  de  tous  les  travaux  intellectuels 
entrepris  par  o?'dre.  Avouons  toutefois  que  ÏEdinburg 
Cabinet  Libraiy  est  dirigé  avec  un  soin  et  une  intelli- 
gence remarquables ,  et  que  plusieurs  des  volumes  dont 
il  se  compose  sont  écrits  d'un  style  plein  de  mouvement 
et  de  grâce.  Sous  le  rapport  littéraire,  les  Annuals  se  pla- 
cent, dans  un  autre  genre  ,  à  la  hauteur  des  bibliothèques 
populaires.  Depuis  l  origine  ils  vont  toujours  en  dégénérant. 
Les  morceaux  qu'ils  renferment  sont ,  en  général ,  sans 


EN  ANGLETEURK.  23c) 

vigueur  et  sans  originalité.  Il  y  a  dans  toutes  ces  com- 
positions je  ne  sais  quoi  d'énervé  et  de  décoloré,  qui 
rappelle  les  corps  épuisés  et  les  visages  blafards  que  nous 
offrent  les  cercles  du  monde  fashionable.  C'est  de  la  dé- 
crépitude sous  un  faux  air  de  jeunesse.  La  plupart  des 
pièces  de  vers  et  des  contes  sont  composés  pour  s'adapter 
aux  vignettes,  qui  seules  ont  le  mérite  de  l'originalité. 
Dans  ces  œuvres  à  la  suite  ,  le  poète  ou  le  conteur  se  met 
au  service  du  peintre  comme  aux  gages  du  libraire  -,  il  est 
deux  fois  esclave.  A  côté  de  ces  pauvres  mercenaires  figu- 
rent quelques  grands  personnages  de  la  chambre  des  lords 
ou  de  celle  des  communes  ,  curieux  de  se  voir  imprimés. 
Mais  cette  fantaisie  ne  leur  réussit  pas  souvent.  Ce  qui 
prouve  combien  ces  livres  de  table  et  de  canapé  sont  fu- 
nestes au  talent,  c'est  que  les  hommes  célèbres  qui  sont 
descendus  à  ce  genre  de  travail  n'ont  pas  écrit  pour  ces 
recueils  une  seule  ligne  digne  d'être  conservée.  Prose  ou 
vers,  toute  la  littérature  des  ^nnuals  porte  l'empreinte 
de  cette  élégance  bâtarde  qui  signala  le  déclin  du  goût 
chez  les  Romains. 

Arrivons  maintenant  à  un  nouveau  progrès ,  ou ,  pour 
mieux  parler,  à  une  chute  nouvelle  de  l'industrie  litté- 
raire -,  nous  voulons  dire  le  pennyisme;  le  mot  est  nouveau 
comme  la  chose.  La  librairie  ,  que  nous  avons  vu  descen- 
dre des  hauteurs  aristocratiques  de  l  in-quarto  aux  for- 
mats plébéiens  de  l'in-octavo  et  de  l'in-douze,  pour  satis- 
faire les  besoins  de  la  classe  movenne,  s'adresse  depuis 
quelque  tems  à  la  bourse  et  à  l'intelligence  des  prolétaires. 
Pour  marcher  dans  cette  carrière ,  elle  a  pris  une  allure 
encore  plus  modeste.  Comme  le  penny  (i)  est  moins  rare 
que  les  guinées ,  dans  la  poche  des  artisans ,  c'est  à  ce  prix 

(i)  Deux  sous  de  France. 


•240  I^E   LA    LrTTÉllA.TLUE  M^RCHA^DE 

qu'elle  vient  d'abaisser  ses  produits.  Au  moment  où  nous 
écrivons  toutes  les  presses  gémissent  pour  répandre  dans 
la  circulation  les  Penny  Magazine,  les  Penny  Ti'umpet , 
les  Penny  Journal  et  les  Half-Penny  Librarj  ;  de  sorte 
que  la  science  ne  s'arrêtera  qu'aux  dernières  limites  de  la 
misère.  Ces  publications  ne  remontent  pas  au-delà  de 
Tannée  qui  vient  de  s'écouler ,  et  elles  sont  déjà  aussi 
nombreuses  que  les  sauterelles  qui  désolèrent  l'Egypte  au 
tems  de  Pharaon.  A  la  tète  de  ces  publications,  qu'il  ne 
faut  pas  proscrire  en  masse  ,  se  place  par  ordre  de  tems  et 
de  mérite ,  le  Chambei'' s  Edinburg  Journal ,  (|ue  son 
fondateur  dirige  avec  habileté.  Ce  recueil  contient,  à  côté 
de  beaucoup  de  morceaux  originaux ,  des  extraits  d'ou- 
vrages connus  ,  qui  réunissent  presque  toujours  le  double 
mérite  de  l'utilité  et  de  l'agrément.  Le  but  qu  il  se  propose 
c'est  d  instruire  en  intéressant  et  de  travailler  au  bien-être 
de  la  société.  Le  Penny  Magazine ,  entrepris  par  la  so- 
ciété pour  la  diffusion  des  connaissances  utiles ,  ne  contient 
que  des  abrégés  ou  des  extraits  d'ouvrages  connus  avec 
un  choix  de  poésies  populaires.  Les  premiers  numéros 
indiquaient  une  direction  habile  et  sensée  \  mais  ,  chemin 
faisant,  la  négligence  semble  avoir  gagné  les  entrepreneurs. 
Nous  avons  sous  les  yeux  la  dernière  livraison;  trois  co- 
lonnes sont  remplies  par  la  description  des  procédés  em- 
ployés pour  prendre  les  tortues  sur  la  côte  de  Cuba  -,  une 
dissertation  sur  la  langue  flamande  occupe  une  colonne; 
les  comètes  en  envahissent  deux  ;  Herculanum  et  Pompéïa 
deux  autres-,  les  fractions  n'en  couvrent  pas  moins  de  trois, 
et  les  autres  sont  noircies  par  un  abrégé  des  voyages  de 
Cook  et  par  quelques  morceaux  de  pur  remplissage.  Le 
lecteur  peut  juger  sur  cette  table  des  matières,  de  la  con- 
venance et  de  1  intérêt  de  ce  Numéro ,  qui  a  été  devancé 
par  bon  nombre  d'autres  rédigés  avec  le  même  abandon. 


EN    AKGLKTERRE.  ^^l 

Le  Salurday  Magazine  ,  qui  parait  sous  les  auspices 
d'une  autre  société  philantropique  et  religieuse  (i),  nous 
parait  supérieur  au  précédent.  Les  sujets  sont  plus  variés, 
plus  populaires,  et  le  style  en  est  plus  pur  et  plus  clair; 
les  gravures  sur  bois,  qui  embellissent  toutes  les  livraisons,, 
ont  aussi  plus  de  valeur. 

Nous  n'avons  pas  la  prétention  de  classer  selon  leur  mé- 
rite, ni  même  d'énumérer  tous  les  travaux  entrepris  dans 
le  svstème  du  pennyisme  ,  le  lems  nous  manquerait  et  la 
patience  à  nos  lecteurs.  L  effronterie  (  the  openprofligacj) 
du  P^oleur  (The  Thief)^  qui  s'étudiait  à  justifier  son  titre 
en  dérobant  à  toutes  les  Revues  et  aux  meilleurs  ouvrages 
nouveaux  ,  leurs  plus  beaux  passages ,  a  été  justement  châ- 
tiée. Aujourd  hui  le  larron ,  devenu  plus  prudent,  déguise 
ses  larcins  ou  s'adresse  aux  ouvrages  tombés  dans  le  domaine 
public  \  mais  cet  amendement  ne  le  soustrait  pas  complè- 
tement à  la  vindicte  légale,  et  il  est  probable  quil  n'at- 
tendra pas  long-tems  son  arrêt  de  mort  rendu  en  bonne 
lorme  et  sans  appel.  V  Investigateur  Politique ,  qui  essaie, 
comme  l' Observateur,  d'échapper  à  la  loi  du  timbre,  ne 
parait  pas  devoir  tirer  grand  profit  de  sa  cotonnade  im- 
primée. Le  Guide  de  M.  Pinnock  (Guide  to  Knowledge), 
mérite  de  grands  encouragemens  -,  c'est  le  seul ,  entre  tous 
ceux  que  nous  ne  citons  pas,  ainsi  que  la  Oise,  qui  se 
publie  sous  les  inspirations  de  M.  Owen.  Ce  journal  a  pour 
but  de  populariser  le  nouveau  système  social  dont  1  illustre 
novateur  s'est  fait  depuis  long-tems ,  et  toujours  sans  suc- 
cès, l'infatigable  apôtre.  M.  Owen  vient  d'établir,  dans 
l'auberge  de  Gray,  un  marché  central  en  rapport  avec 
d  autres  élablissemens  du  même  genre  répandus  dans  les 
divers  quartiers  de  la  métropole.  Le  principe  de  cette  in- 

(i)  Society  for  promoting  clirlstian  knowledge. 


2/|2  BE   LA   LITTÉllATURE  MARCHANDE 

stitutioii  esl  d'offrir  au  pauvre  un  marche  où  il  puisse 
échanger  directement  le  produit  de  son  travail  contre  un 
autre  ohjet  de  même  valeur.  Ces  marchés  s'appellent  La- 
bour ExcJiajige  (échange  de  travail).  La  Crise  est  des- 
tinée à  prôner  celte  innovation  rétrograde ,  comme  la  plus 
helle  découverte  de  l'économie  politique  dans  les  tems  mo- 
dernes. 

Quelques-unes  de  ces  séries  et  la  plupart  de  ces  feuilles 
périodiques  au  rabais  ont  déjà  cessé  de  paraître  \  d'autres 
ne  tarderont  pas  à  les  rejoindre  dans  la  tombe  ;  et  celles 
même  qui  semblent  nées  viables ,  n'ayant  pas  d'autre  ali- 
ment que  des  ouvrages  déjà  publiés  ,  verront  le  terme  de 
leur  carrière  aussitôt  que  les  sources  de  cette  vie  empruntée 
seront  épuisées.  Or  ,  cela  ne  saurait  se  faire  attendre  long- 
tems  ;  d'ailleurs ,  les  frais  de  colportage ,  de  papier,  d'im- 
pression et  de  gravure ,  sont  trop  élevés  pour  que  le  succès 
le  plus  populaire  assure  aux  spéculateurs  des  bénéfices 
assez  considérables.  Les  actionnaires  qui  attendent  un  di- 
vidende recevront  de  nouvelles  demandes  de  fonds  -,  et , 
s'ils  ne  répondent  pas  à  l'appel  fait  à  leurs  capitaux ,  les 
entreprises  qu'ils  soutiennent  s'arrêteront  faute  de  ressort. 
Nous  n'avons  pas  encore  parlé  des  encyclopédies,  histoires 
anciennes  et  modernes,  géographies,  grammaires,  biblio- 
thèques de  législation ,  romans  et  biographies ,  publiés 
dans  le  même  système  \  mais  nous  devons  appeler  l'atten- 
tion sur  X Encyclopédie  Bretonne  de  M.  Partington,  qui 
nous  paraît  conduite  avec  une  rare  habileté.  Cependant 
nous  demanderons  à  cet  estimable  écrivain  s'il  espère  mener 
à  bonne  fin  une  entreprise  aussi  considérable.  En  conti- 
nuant comme  il  a  commencé ,  à  raison  de  deux  feuilles 
par  semaine,  il  ne  faudrait  pas  moins  de  dix ,  de  quinze 
ou  même  vingt  années  pour  remplir  les  promesses  de  son 
prospectus.   Pense-t-il   que  ses  souscripteurs  lui  seront 


EK    AJNGLETEUllE.  ^/\'d 

fidèles  peiidanl  loul  ce  laps  de  tems?  ou  bien  a-l-il  assuré 
leurs  vies  et  lu  sieuue  ?  el  ne  connaissail-il  pas  ces  vers  du 
fabuliste  français  : 

Avant  l'alTairc, 
Le  roi ,  l'âiie  ou  moi ,  nous  mourrons. 

Cependant ,  nous  le  demandons ,  quel  sera  le  sort  de  la 
littérature,  que  nous  appellerions  volontiers  littérature 
sterling,  dans  l'avenir,  et  quelle  sera  sur  sa  destinée  l'in- 
fluence du  pennjisme.  Nous  ne  pensons  pas  qu  elle  doive 
être  telle  que  se  l'imaginent  certains  prophètes  pessimistes. 
Il  nous  semble  qu'on  pourrait  comparer  ce  déluge  de  penny 
journaux ,  de  bibliothèques  populaires  et  d'annuaires , 
aux  inondations  extraordinaires  du  Nil.  Lorsque  ce  fleuve 
s'étend  dans  ses  débordemens  au-delà  de  ses  limites  accou- 
tumées, s  il  noie  quelques  habitans  inoffensifs  pris  au 
dépourvu ,  et  s'il  submerge  quelques  pauvres  villages ,  ce 
n'est-là  qu'un  dommage  partiel  et  temporaire  ^  en  se  reti- 
rant ,  il  laisse  une  vase  féconde  sur  les  plages  stériles  qu'il 
a  couvertes  de  ses  eaux.  Il  en  sera  ainsi  de  la  littérature. 
Le  résultat  de  ces  publications  à  bas  prix  sera  de  répandre 
le  goût  de  la  lecture  et  de  semer  des  germes  scientifiques 
sur  un  terrain  encore  vierge.  Les  esprits  éveillés  par  les 
lumières  imparfaites  ne  se  contenteront  pas  long-lems  du 
demi-jour  qui  leur  fait  voir  les  ténèbres  de  leur  intelli- 
gence. Laissez  agir  cette  curiosité  qu'on  a  sollicitée  sans  la 
satisfaire,  bientôt  se  révéleront  de  nouveaux  besoins;  il 
faudra  de  plus  vives  clartés ,  de  plus  solides  alimens  à  ces 
enfans  qui  aspirent  à  la  virilité.  Ils  comprendront  sans 
peine  que  des  hommes  de  talent  el  de  solide  insUuclion  ne 
dépensent  pas  leur  lems  à  des  travaux  de  ce  genre.  Peut- 
être  seront-ils,  pendant  un  ou  deux  ans,  dupes  des  savans 
de  bus  étage;  mais  lorscju'lls  seront  désabusés,  il  s'opérera 


^44  ^^   ^-^   LlTTÉUATtRE   jMARCHAKDE,    ETC. 

dans  l'intérêt  commun  un  compromis  entre  les  guinées  et 
le  penny ,  c'est-à-dire  entre  l'aristocratie  et  la  plèbe.  Le 
principe  purement  industriel  s'étant  ruiné  par  ses  efforts 
pour  assimiler  les  œuvres  de  1  intelligence  aux  produits 
mécaniques  et  matériels,  par  l  exagération  mensongère 
des  éloges  et  par  la  multiplicité  des  banqueroutes ,  fruits 
de  la  guerre  organisée  sous  le  nom  de  concurrence ,  on  ne 
tardera  pas  à  revenir,  par  un  juste  retour,  au  seul  sys- 
tème qui  doive  régir  le  monde  littéraire.  Le  commerce 
réglera  son  pas  sur  la  marche  de  l'esprit  -,  l'intelligence  re- 
prendra sa  place  dans  son  domaine  5  les  livres  se  publie- 
ront non  plus  pour  alimenter  le  commerce,  mais  pour 
reculer  les  limites  de  la  science.  La  place ,  comme  disent 
les  hommes  de  bourse ,  sera  moins  chargée  de  valeurs , 
mais  le  crédit  de  la  littérature  anglaise  se  relèvera  de  sa 
chute  ;  et  les  peuples  qui  viendront  puiser  la  lumière  au 
loyer  de  la  Grande-Bretagne ,  ne  refuseront  pas  leurs  res- 
pects Il  la  terre  privilégiée  qui  donne  au  monde  tant  de 
nobles  enseignemens. 

(  Monilily  Re<t/Lew.  ) 


^^tti^srtnc^s  ^tnf^lïedttcUVs  be  notre  ^^^(  0). 


No  I. 
^V^ILLIAM  HAZLITT. 


Les  hommes  qui  contemplent  le  siècle  où  nous  sommes 
avec  l'admiration  la  mieux  sentie ,  ne  peuvent  s'empêcher 
de  convenir  que  cette  époque  si  hrillante  a  peu  d'ensemble, 
et  que  rien  n'est  plus  rare  aujourd'hui  qu'une  gloire  com- 
plète, un  génie  complet  et  qui  se  comprenne  bien  lui- 
même.  Tout  nous  arrive  par  fragmens  ^  tout  se  morcelle 
et  s'éparpille.  Les  rayons  de  lumière  jaillissent  de  tous  les 
points  de  l'horizon  ,  mais  ne  se  concentrent  pas  dans  un 
seul  fover  :  beaucoup  d'éclat,  mais  peu  de  force.  Une 
clarté  qui  s'épand  à  la  surface,  sans  pénétrer  dans  les  pro- 
fondeurs 5  des  essais  de  beaucoup  d  espèces  -,  des  découvertes 
nombreuses  qui  aboutissent  rarement  à  un  point  com- 
mun; des  talens  disséminés  plutôt  que  puissans;  l'analvse 
et  la  critique  s'altachant  à  tout  pour  détruire,  et  non  pour 
créer  ;  un  défaut  singulier  de  force  soutenue  ,  de  puissance 
active ,  de  volonté  ferme ,  et  de  longues  résolutions  :  rien 
de  monumental ,  rien  qui  s  adresse  à  l'avenir  ;  tel  est  le  ca- 
raclère  des  productions  de  noire  époque. 

Une  intelligence  sagace,  pénétrante  vient  à  éclore  :  au 
lieu  d'embrasser  une  vaste  sphère  d'idées  ;  au  lieu  d  a- 

(i)  Voyez  les  poitrails  ([ul  uous  avoii*  esquissés  dans  les  Nuincios 
1  ,  2  ,  4  >  5  ,  6  ,  7,  b  ,  9  ,  11,12,  17  et  20  de  la  secoude  série. 


o.^iS  WILLIAM    HAZLITÏ. 

masser  des  trésors  pour  la  méclitalion  et  la  pensée  ^  au  lieu 
de  féconder  par  un  long  travail  une  masse  de  connaissances 
acquises,  elle  se  livre  étourdiment au  premier  caprice  qui 
la  séduit  :  la  vie ,  le  tems  et  l'espace  semblent  lui  man- 
quer. Ses  plus  belles  œuvres,  elle  les  improvise  j  elle  veut 
accomplir  à  la  course  les  conquêtes  de  la  pensée.  Au  lieu 
d'un  vigoureux  enchaînement  logique,  ne  lui  deman- 
dez que  des  boutades  et  des  fantaisies.  Elle  se  sert  de  sa 
faculté  universelle  de  compréhension  pour  bondir  d'un 
sujet  à  l  autre  et  s'attaquer  lour-à-tour  à  la  peinture ,  à  la 
musique ,  aux  théories  politiques ,  aux  sciences  exactes ,  à 
la  métaphysique  et  à  la  poésie.  Vous  diriez  les  milliers  d'é- 
tincelles qui  jaillissent  du  fer  rouge  placé  sur  l'enclume. 
Il  résulte  de  là  une  immense  déperdition  de  force  ,  peu  de 
perfection  dans  les  œuvres  ,  de  grandes  irrégularités  d'exé- 
culion  et  une  gloire  moins  pure.  Comment  apprécier  le 
talent  qui  s'est  suicidé ,  si  je  puis  le  dire  ,  en  détail ,  et  qui 
n'a  laissé  au  monde  aucune  preuve  vivante  de  son  énergie. 

Personne  n'a  poussé  plus  loin  que  William  Hazlitt  ce 
besoin  de  tout  entreprendre  ,  de  tout  essayer,  de  toucher 
à  toutes  les  idées  ,  de  remuer  toutes  les  doctrines ,  et  cette 
impuissance  de  concentrer  ses  résultats  et  de  dominer  sa 
propre  intelligence.  Génie  éminemment  fragmentaire , 
comme  disent  les  Allemands ,  il  n'a  laissé  que  des  essais  et 
des  ébauches ,  mais  de  natures  si  diverses ,  mais  remplis  de 
tant  d'esprit,  de  verve  mordante,  d'aperçus  si  nouveaux 
et  si  profonds,  que  la  postérité  ne  les  oubliera  pas. 

Hazlitt  a  écrit  dans  tous  les  journaux,  sans  but,  sans 
plan  -,  véritable  condottiere  de  la  littérature ,  ses  œuvres  , 
si  on  les  recueillait,  formeraient  plus  de  dix  volumes  in-S". 
Insouciant ,  non  de  l'efifet  et  de  la  popularité ,  mais  de  la 
pureté  du  langage  et  de  la  perfection  de  l'ensemble  ,  tantôt 
il  a  prodigué  les  oruemcns  bizarres  ,  tantôt  les  capricieuses 


WILLIAM    HXlLlir.  1^'^ 

folies ,  lanlôl  les  paradoxes  sii)guliers  ;  son  but  était  de  se 
faire  lire.  Au  milieu  des  paillettes  et  des  pierres  fausses 
qu'il  jetait  à  pleines  mains ,  vous  trouviez  des  lingots  d'or 
pur  travaillés  avec  un  goût  exquis.  C'était  un  esprit  aigu , 
subtil ,  ardent  à  pénétrer  dans  les  causes  secrètes  et  dans 
les  dernières  profondeurs  j  un  critique  doué  d'imagination 
dans  le  style  et  de  gaité  mordante  dans  l'expression  -,  jouant 
quelquefois  le  rôle  d'arlequin  pour  vous  captiver,  et  ca- 
chant le  philosophe ,  l'observateur  redoutable  et  l'artiste 
savant  sous  ce  masque  qui  grimaçait.  Je  l'ai  beaucoup 
connu ,  et  cet  esprit  actif,  mobile ,  hardi ,  mais  irrégulier, 
s'est  révélé  à  moi  dans  son  intimité  même.  Il  méprisait  la 
moitié  de  ses  ouvrages,  et  se  regardait  comme  un  peintre 
que  le  besoin  de  vivre  aurait  forcé  à  ébaucher  des  ensei- 
gnes. Toute  celle  partie  de  style  qui  n'est  faite  que  pour  at- 
tirer l'attention  :  épithèles  extravagantes,  paroles  ivres  qui 
semblent  danser  et  hurler  comme  les  sorcières  de  Mac- 
beth ,  métaphores  outrées ,  pantalonades  du  langage ,  tout 
ce  que  le  public  estime  si  fort,  tout  ce  qui  attire  spécia- 
lement son  attention  et  fixe  son  hommage ,  Hazlitt  l'a  pro- 
digué; mais  il  savait  lui-même  de  quelle  valeur  étaient  ces 
misérables  ornemens. 

En  1 8 1  o,  je  me  promenais  dans  les  salles  de  \ Exhibition 
à  Londres,  quand  j'aperçus  debout,  en  face  d'un  portrait 
de  Lawrence,  un  homme  assez  mal  bàli  classez  laid,  osseux., 
irrégulier,  à  la  physionomie  vive,  bizarre  et  aux  traits  an- 
guleux; sa  figure  se  faisait  remarquer  surtout  par  cette 
expression  ardente  et  inquiète  qui  indique  souvent  l'acti- 
vité de  l'intelligence  ;  deux  yeux  noirs,  ronds  et  petits, 
scintillaient  par  un  mouvement  perpétuel  -,  un  front  très- 
élevé  et  bombé  par  le  haut  se  couronnait  de  cheveux  plats 
rcjelés  en  arrière,  et  qui  se  relevaient  en  frisant  légère- 
ment sur  le  collet  de  son  habit.  On  pouvait  lire  sur  sa 


Si/fH  WILLIAM    HAZLITT. 

figure  tous  les  indices  de  l'irritabilité.  Cette  laideur,  loin 
d'être  repoussante,  était  pittoresque.  Titien,  le  peintre 
chéri  de  Hazlitt ,  aurait  pris  plaisir  à  fixer  sur  la  toile  ces 
traits  pleins  d'énergie  et  d'originalité. 

Il  était  fils  d'un  ministre  dissident  qui  habitait  ie  comté 
de  Surrey  et  qui  résidait  à  Wem  (i).  Les  premières  éludes 
vers  lesquelles  son  goût  spécial  le  porta  furent  les  études 
métaphysiques  ,  et  ce  penchant  ne  le  quitta  pas ,  lorsque 
sa  profession  de  journaliste  l'entraîna  dans  une  direction 
différente.  La  singularité  spéciale  de  son  esprit ,  était  un 
mélange  rare  de  goût  pour  les  arts  et  de  subtilité  métaphy- 
sique. Sa  famille  était  pauvre  5  il  fallut  choisir  une  profes- 
sion. Quelques  vieux  tableaux  Italiens  avaient  frappé  ses 
regards  -,  ce  furent  eux  qui  donnèrent  la  première  impul- 
sion à  son  génie  d'artiste.  Il  résolut  de  devenir  peintre; 
sans  maître  et  sans  guide,  il  saisit  la  palette  et  le  pinceau 
et  se  mit  à  l'œuvre.  Dans  sa  pensée  vivait  l'idéal  de  l'art , 
le  beau  de  la  forme  et  de  la  couleur.  La  plus  haute  supério- 
rité ,  la  plus  haute  perfection  de  la  peinture,  il  les  com- 
prenait ;  mais  son  tort  était  de  croire  que  cette  compré- 
hension pût  suffire ,  que  son  admiration  profonde  pour 
les  cliefs-d  œuvre ,  que  son  élan  d  instinct  vers  le  beau, 
fussent  les  gages  certains  d'un  prompt  succès.  En  pein- 
ture, l'exécution  est  beaucoup.  Pour  réaliser  la  pensée, 
de  longues  études  ,  de  laborieux  travaux  sont  nécessaires; 
sans  le  mécanisme  de  l'art ,  sans  de  longs  efforts  matériels , 
sans  une  pratique  soutenue  et  persévérante ,  vous  n'arri- 
verez à  rien. 

L'art,  fleur  délicate ,  s'épanouit  lentement  et  par  de- 
grés; un  seul  soleil  ne  suffit  pas  à  développer  sa  corolle  : 
l'ardeur  de  rcnlhousiasme  le  plus  vif  n  improvise  pas  ces 

(1)  l'clitc  ville  tlu  comlc  de  Salop. 


VVtLLl.VM    HA7.I  ITT.  24}) 

beautés  dont  la  finesse  et  la  profondeur  sont  le  résultat 
d'un  long  travail.  C'est  en  vain  qu'un  novice,  destiné 
peut-être  à  la  gloire  de  Michel-Ange  et  de  Raphaël ,  de- 
manderait à  ses  premiers  essais  le  degré  de  perfection  dont 
le  type  idéal  réside  d'avance  dans  son  esprit.  La  route  qui 
conduit  à  la  réalisation  de  cette  heauté,  de  ce  grandiose, 
est  longue  et  pénible.  Ajoutons  que  plus  il  y  a  de  perfection 
dans  le  génie  artistique ,  dans  la  conception  intime  qui 
réside  en  nous,  plus  il  est  difficile  de  les  traduire  en  for- 
mes et  en  couleurs.  Que  l'on  imagine  ce  qu'il  a  dû  coûter 
de  travail  et  de  longues  pratiques  à  Raphaël  d'Urbin  pour 
faire  vivre  la  beauté  de  ses  Madones,  pour  leur  prêter  une 
existence  conforme  à  la  pureté  de  sa  propre  pensée. 

Hazlitt,  dont  la  conception  était  rapide  et  dont  l'enthou- 
siasme pour  l'art  était  ardent,  se  découragea  dès  le  pre- 
mier pas.  La  dislance  qui  le  séparait  des  grands  maîtres 
lui  apparut  et  le  glaça  d'eflroi.  Cet  art  qu'il  aimait  tant  , 
il  l'abandonna  tout-à-coup  comme  on  abandonne  une  mai- 
tresse  trop  belle  et  trop  fière,  qui  laisse  peu  d'espérance 
à  ses  adorateurs.  Quelques  portraits  ,  copiés  d'après  le 
Titien  et  Raphaël  lui  restèrent  ;  et ,  vers  la  fin  de  sa  vie , 
c'était  un  plaisir  pour  lui  que  de  contempler  ces  monu- 
mens  d'une  passion  première,  et  aussi  ardente  que  mal- 
heureuse.  Je  me  souviens  d'avoir  vu  un  portrait  original 
peint  par  lui  :  une  vieille  femme ,  dans  la  manière  de 
Rembrandt  5  figure  caractéristique ,  contraste  frappant 
d'ombre  et  de  lumière.  La  transparence  et  la  beauté  du 
coloris  étaient  remarquables  ,  et  l'expression  puissante. 
Il  y  avait  de  l'inexpérience  dans  le  maniement  du  pinceau, 
et  l'on  voyait  que  l'artiste  s'était  bientôt  lassé  du  long  tra- 
vail qu'exige  la  peinture  du  portrait.  Quelle  différence 
toutefois  entre  cette  ébauche  naïve  et  forte  ,  et  la  froideur 
et  la  sécheresse  des  essais  académiques  que  nos  jeunes 


25o  WILLIAM    HAZLITT. 

peintres  exposent ,  et  qui  attestent  à-la-fois  une  si  grande 
habileté  de  main  et  une  si  grande  stérilité  de  talent  ! 

Hazlitt  allait  renoncer  à  la  peinture  ,  lorsqu'un  poète  , 
saisi  de  l'inspiration  sacrée ,  vint  prêcher  à  Shrewsbury. 
C'était  M.  Colerldge.  Hazlitt  lui-même  a  rendu  compte  de 

I  impression  bizarre  et  double  que  produisit  sur  lui  le 
prédicateur  laïque.  Qu'on  imagine  un  petit  homme  gras, 
coloré,  boutonné  jusqu'au  menton,  vêtu  d'un  petit  ("rac 
noir  aux  basques  très-courtes;  le  front  large,  l'œil  étin- 
celant  d'enthousiasme,  et  débitant  du  haut  de  sa  chaire  les 
plus  lyriques  et  les  plus  véhémentes  effusions  que  l'esprit 
humain  ait  créées  depuis  Pindare.  Hazlitt  fut  à-la-fois  cho- 
qué de  cette  étrange  caricature  ,  et  émerveillé  de  la  ma- 
gique éloquence  avec  laquelle  le  prédicateur  improvisé 
développait  ses  théories.  Sa  vocation  d  homme  de  lettres 
fut  fixée  dès  cet  instant.  Communiquer  aux  hommes 
ses  pensées  par  la  parole  vivante  ou  la  parole  écrite ,  lui 
sembla  plus  facile  que  d'avoir  recours  à  des  moyens  mé- 
caniques et  embarrassans,  qui  demaudent  un  long  travail. 

II  vint  à  Londres  ;  ainsi  font  tous  les  littérateurs  aspirans. 
L'année  1799  venait  de  commencer.  Après  la  paix  d'A- 
miens il  se  rendit  à  Paris ,  et  revint  à  Londres  où  il  choi- 
sit pour  domicile  une  vieille  et  laide  maison  deWestminster. 
Jérémie  Bentham  en  occupait  une  partie-,  Millon  avait 
habité  celle  où  Hazlitt  venait  se  loger.  C'était  Hazlitt  qui 
demeurait  dans  la  chambre  où  l'auteur  du  Paradis  Perdu 
avait  reposé.  Il  est  remarquable  assurément  que  ces  trois 
hommes,  célèbres  à  des  titres  si  divers,  mais  tous  doués 
dune  intelligence  éminemment  subtile  et  pénétrante,  se 
soient  donné  comme  rendez- vous  dans  cette  petite  maison 
isolée  que  leur  présence  a  consacrée  pour  ainsi-dire.  Les 
études  métaphysiques  absorbèrent  dabord  tout  le  tems  et 
toute  la  pensée  d'Hazlitt.  Il  écrivit  en  i8o5  son  Essai  sur 


WILLUM    n.\/.L[TT.  25l 

les  Principes  (V  Action  chez  les  Hommes  et  diffërens  ou- 
vrages de  même  nature ,  qui  se  font  tous  remarquer  par  la 
finesse  et  la  puissance  de  la  dialectique.  Cependant  il  fallait 
vivre,  et  la  métaphysique  ,  toute  respectable  qu'elle  puisse 
être,  offre  peu  de  ressource  matérielle  à  ses  adeptes.  Hazlitt 
devint  collaborateur  de  plusieurs  journaux ,  entre  autres 
du  Times  et  du  3Iorning- Chronicle .  On  le  chargea  spé- 
cialement de  la  critique  des  théâtres ,  genre  de  travail  qui 
convenait  mieux  que  tout  autre  à  la  nature  brillante  et 
analytique  de  son  esprit.  Ce  fut  lui  qui,  le  premier,  fit 
ressortir  le  mérite  de  Kean.  Lorsqu'on  ne  voyait  chez  cet 
acteur  qu'une  vulgarité  impétueuse  et  brutale,  il  osa  s'op- 
poser à  cette  injuste  réprobation  ,  et  démontra  combien  de 
puissance  naïve  et  quel  élan  vigoureux  renfermait  ce  ta- 
lent mal  apprécié.  Tous  ses  moyens  d'existence  étaient  dans 
la  littérature  -,  car  il  concourait  en  même  tems  à  plusieurs 
entreprises  de  librairie.  Quelquefois  un  retour  subit  vers 
la  peinture  l'engageait  à  reprendre  ses  pinceaux  et  à  se  pla- 
cer encore  devant  un  canevas.  Vaine  tentative!  Jamais, 
quand  il  se  levait,  il  n'avait  esquissé  une  tête  entière  ni 
massé  un  groupe.  Une  dame  qui  lui  avait  permis  de  pla- 
cer dans  un  tableau  de  chevalet  projeté  par  lui ,  sa  tête  et 
celle  de  sa  jeune  fille,  vit  plus  de  dix  fois  les  instrumens 
de  la  peinture  étalés  devant  elle  ,  sans  que  jamais  rien  qui 
ressemblât  à  sa  physionomie  apparût  sur  la  toile. 

Plusieurs  de  ses  essais,  réunis  en  un  volume,  parurent, 
en  1816,  sous  le  titre  de  In  Table  Bonde.  En  1817,  il 
publia  ses  Caractères  de  Shahspeare ,  et  fit  des  cours  pu- 
blics qui  attirèrent  la  foule  dans  l'institut  de  Surrey.  Sa  ré- 
putation s'établissait  \  il  passa ,  et  avec  raison  ,  pour  l'un  des 
causeurs  les  plus  spirituels  de  son  époijue.  Il  était  curieux 
de  le  voir  aux  prises  avec  M.  Coleridge.  La  phrase  de  l'un 
s'enveloppait  de  draperies  flottantes  et  de  voiles  mystiques  ^ 


OD2  WILLIAM    HAZLITT. 

celle  de  l'autre  s'élançait  par  bonds  rapides,  et  marchait 
par  vives  saccades.  Coleridge  était  subtil  j  Hazlilt  était  pé- 
nétrant. L'un  s'engageait  dans  tous  les  détours  d'une  ques- 
tion ,  en  suivait  tous  les  replis  ^  l'autre  y  jetait  pour  ainsi 
dire  une  sonde  aiguë  qu'il  lançait  en  droite  ligne  dans  les 
dernières  profondeurs.  Hazlitl,  Lamb,  le  peintre  Haydon  , 
Leigh-Hunt  formèrent  un  novau  de  gens  de  lettres  et  d  ar- 
tistes qui  engagèrent  notre  pays  dans  de  nouvelles  voies. 
Ce  furent  eux  surtout  qui  réveillèrent  ce  que  l'on  peut 
nommer  notre  patriotisme  intellectuel ,  et  nous  invitèrent 
à  étudier  attentivement  nos  excellens  auteurs  du  seizième 
siècle.  Le  génie  de  Scott,  celui  de  Byron,  celui  deWords- 
worth  ont  puisé  à  cette  source  antique  et  oubliée  une 
partie  de  leurs  plus  belles  inspirations. 

Le  volume  intitulé  Conversations  de  Table,  succéda 
à  ceux  que  nous  avons  indiqués,  et  obtint  un  grand  succès. 
C'est  là  que  l'on  trouve  les  excellens  morceaux ,  si  fréquem- 
ment cités  ,  sur  le  plaisir  que  donne  la  peinture  ,  sur  le  gé- 
nie et  le  sens  commun ,  sur  les  préparatifs  d'un  voyage ,  sur 
les  politiques  de  café.  Ce  n'est  plus  la  touche  gracieuse  et 
facile  d'Addison  ,  ni  l'humeur  vive  et  mordante  de  Steele  ; 
mais  une  verve  plus  capricieuse.  La  subtilité  métaphysique 
sert  tantôt  de  fond,  tantôt  d'ornement  à  de  petits  tableaux 
pleins  de  couleur  et  dévie.  C'est  quelque  chose  d'inattendu 
dans  l  expression,  une  manière  irrégulière  et  brusque,  en- 
trecoupée d'ombres  et  de  lumières,  de  demi-teintes  et  de 
points  lumineux  ;  comme  si  Rembrandt,  ou  un  de  ses  élèves, 
eût  pris  la  plume  et  eût  appliqué  à  l'art  d'écrire,  nonàcelui 
de  peindre  ,  les  habitudes  de  son  talent.  La  langue  an- 
glaise a  une  grande  obligation  à  William  Hazlitt  ;  c'est  lui  qui 
réhabilita  le  langage  familier  \  grâce  à  lui ,  on  a  pu  imprimer 
la  causerie,  telle  qu'elle  échappe,  toute  naturelle  et  toute 
franche,  à  1  homme  d'esprit  qui  l'improvise.  C'était  une 


wn.i.MM   n\/.irrT.  "3.^)^ 

calamité  vraimonl,  que  rello  pompe  Hc  mnu  latins  el  de 
mots  grées  auxquels  Samuel  Tohnsoii  nous  avait  accoulu- 
més.  Le  moule  sévère  dans  lequel  vous  étiez  obligé  de 
jeter  votre  pensée  se  refusait  à  tout  élan  d'imagination  :  et 
comment  l'homm'-  inspiré  aurait-il  reproduit  et  commu- 
niqué ses  pensées  souvent  subtiles  et  bizarres ,  quand  on 
lui  imposait  cette  entrave  d'une  forme  toujours  la  même 
el  nécessairement  pesante  dans  sa  gravité.  Les  rbéteurs 
maudirent  Hazlilt;  c'étaient,  disaient-ils.  l'arlequin  et  le 
pantalon  de  la  littérature,  un  écrivain  sans  tenue  et  sans 
force.  Nous  sommes,  nous  devons  l'avouer,  de  lavis  du 
public,  et  nous  préférons  à  des  qualités  d'emprunt,  qui 
singent  la  perferiion  ,  le  jet  naif  el  franc  d'une  pensée 
même  incomplète. 

Le  plaisir  le  plus  vif  de  sou  esprit ,  c  était  la  discussion. 
Si  1  on  est  tenté  de  lui  reprocber  cette  disposition  belligé- 
rante, qui  Tenlrainait  dans  une  polémique  perpétuelle,  ou 
doit  se  souvenir  que  l'impartialité ,  le  besoin  de  connaître 
la  vérité  sous  tous  ses  aspects,  le  dirigeaient  dans  ces  com- 
bats qu'il  aimait  à  soutenir.  Cet  exercice  intellectuel  le 
cbarmait.  Il  pienait  le  côté  de  la  question  que  vous  n'aviez 
pas  choisi,  et  joutait  avec  vous.  Du  moins  laissait-il  lecbamp 
libre  à  ses  ennemis ,  et  ne  se  servait-il  que  d'armes  cour 
toises.  Malheureusement  cette  qualité  échappait  à  beau- 
coup de  regards  ,  et  son  besoin  de  controverse  passait  pour 
une  ardeur  de  dispute ,  pour  une  taquinerie  pointilleuse. 
Ses  ennemis  ne  voyaient  que  son  mauvais  côté  :  à  son 
tour,  il  devenait  injuste  envers  eux.  Personne  n'a  saisi 
plus  habilement  la  partie  faible  de  Coleridge ,  dont  le  beau 
talent  s  épuise  en  efforts  inutiles.  Personne  n  a  mieux  com- 
pris Walter  Scott,  chez  lequel  il  a  découvert  ce  défaut  de 
passion  et  même  de  philosophie,  que  tant  d  autres  ont 
accusé  après  llazlitt.  En(in  ,  s  il  a  su  analvser  sans  pitié  les 
II.  i  -■ 


254  WILLIAM     HAZLITT. 

subtililés  puériles  de  Wordsworth ,  c'est  au  même  erilique 
qu'est  due  la  révélation  de  cette  grandeur ,  de  cette  ten- 
dresse et  de  cette  force  qui  se  cachent  sous  sa  puérilité 
même. 

Comme  Hazlitt  aimait  beaucoup  le  monde ,  cette  qua- 
lité ou  ce  défaut  lui  firent  une  réputation  formidable  et 
lui  créèrent  beaucoup  d'ennemis.  Il  demeurait  alors  dans 
Holborn  -,  mais  quand  il  entreprenait  un  ouvrage  de  quel- 
que étendue  ,  il  quittait  Londres,  et  s  enfermait  dans  une 
auberge  nommée  Winterslowhut ,  située  sur  la  lisière  de 
la  forêt  de  Salisbury.  C'est  là  que  sans  livre,  et  absolu- 
ment isolé ,  il  se  mettait  à  l'œuvre ,  et  tei^minait  un  volume 
en  moins  d'une  semaine.  Ses  excellentes  leçons  sur  le  siècle 
d'Elisabeth  furent  composées  à  Winterslow.  Alors ,  dans 
cette  solitude  complète ,  les  souvenirs  de  ses  lectures  et  de 
ses  études  renaissaient  avec  plus  de  vivacité  et  de  fraî- 
cheur. Il  portait,  sans  trembler,  un  regard  sévère  sur  ses 
propres  fautes  ;  elles  lui  fournissaient  un  sujet  de  médita- 
tion, et  ses  vices  même  nourrissaient  son  intelligence. 
C'était  après  une  journée  passée  sous  les  arbres  de  Win- 
terslow que  son  style  avait  le  plus  d'éclat ,  et  sa  pensée  le 
plus  de  force.  Son  extrême  sobriété ,  ses  goûts  modestes , 
lui  rendaient  cette  vie  si  humble  facile  et  même  agréable. 
Il  y  avait  en  effet  chez  lui  de  l'artiste  ,  du  théologien  et  du 
philosophe. 

Les  opinions  contemporaines  le  battaient  de  leurs  va- 
gues sans  le  faire  chanceler.  C'était  une  intelligence  indé- 
pendante. Tout  ce  qui  n'était  pas  dans  ses  données ,  tout 
ce  que  son  expérience  ne  confirmait  point  n'existait  pas 
pour  lui.  Ce  fut  un  bien ,  mais  qui  fut  mêlé  de  mauvais 
résultats.  Sans  doute  il  ne  céda  pas  au  torrent  des  idées 
vulgaires  et  des  préjugés  reçus,  et  une  masse  confuse  de 
souvenirs  empruntés  aux  livres  n'obscurcirent  point  son 


WiLLUM     HAZLIÏT.  »J.) 

jugement.  Mais  aussi  il  se  priva  d'une  inslruclion  néces- 
saire, et  passa  vingt  années  de  sa  vie  à  disserter  et  à  dis- 
cuter sur  ce  qu'il  avait  appris  pendant  les  vingt  premières. 
Son  existence  d'homme  de  lettres  ne  fut  qu'une  longue 
guerre.  Il  voulut,  de  gré  ou  de  force,  entraîner  les  autres 
hommes  vers  les  principes  qu  il  s'était  formés,  et  qui  résul- 
taient de  ses  premières  études.  On  le  vit  ressusciter  les 
gloires  éteintes,  attaquer  les  réputations  faites,  et  prêter  à 
ses  passions  intellectuelles,  à  ses  goûts  en  fait  de  littéra- 
ture et  d'art,  toute  la  magie  d'un  style  éblouissant.  Il  ai- 
mait Shakspeare  et  Walter  Scott.  La  sagacité  de  son  esprit 
le  portait  à  l'admiration  de  ces  hommes,  qui  ont  étudié 
l'espèce  humaine  dans  toutes  ses  variétés.  En  revanche ,  il 
n'aiiïiait  pas  Byron ,  dont  la  poésie  splénélique  projette 
une  teinte  uniforme,  sombre  et  ardente  à-la-fois  sur  toute 
la  nature.  Il  avait  beaucoup  d'affection  pour  Charles  Lamb, 
à  cause  de  son  ingénuité ,  de  sa  facilité  à  tout  dire  et  à  tout 
entendre  ,  de  ses  mœurs  douces,  et  de  son  talent  dont  l'o- 
riginalité se  rapproche  de  celle  des  anciens  auteurs. 

Sa  réputation  eût  été  plus  brillante,  plus  étendue,  si , 
dès  son  début  dans  la  carrière,  il  n'avait  pas  commencé  par 
se  créer  une  multitude  d'ennemisqui  s'attachèrent  à  ses  pas, 
et  ne  l'abandonnèrent  plus.  N'écoutant  que  sa  passion , 
son  humeur  et  son  caprice ,  Hazlitt  marcha  ainsi  jusqu'au 
terme  de  sa  vie,  toujours  entouré  d  un  bataillon  qui  ob- 
servait ses  démarches,  contrariait  ses  desseins,  et  s'atla- 
diait  à  flétrir  son  caractère  et  sa  renommée.  La  philosophie 
de  Hazlitt  résidait  dans  sa  pensée ,  et  ne  s'étendait  guère 
jusqu'à  ses  actions.  Ses  étourderios  furent  nombreuses,  et 
lui  portèrent  un  grand  dommage.  La  publication  d'un  livre 
immoral,  intitulé  :  TAber  Amoris ,  lui  causa  un  tort  ir- 
réparable surtout  en  Angleterre  ,   pays  hypocrite  et  pé- 


9.5G  WILLIAM    HAZLITT. 

clant ,  qui  pardonne  bien  les  vices  secrets  ,  mais  qui  punit 
sans  pitié  les  inconvenances.  Ajoutons  à  cela  son  dédain 
profond  pour  la  vogue  contemporaine.  Je  crois,  au  reste, 
que  Toii  peut  mesurer  la  capacité  d'un  auteur  et  sa  véri- 
table puissance  intellectuelle  sur  le  degré  dhabileté  qu'il 
montre  pour  cet  étlal  passager  que  Ton  nomme  la  vogue. 

En  1824^  Hazlilt  publia  ses  Essais  sur  les  Galeries  de 
Peinture  éparses  en  Angleterre.  Je  ne  connais  pas  d'au- 
teur qui  sache,  au  moyen  de  paroles,  reproduire  plus 
vivement  le  tableau  dont  il  parle.  Sa  critique  est  colorée, 
son  analyse  est  brillante.  Si  quelquefois  cet  éclat  et  cette 
transparence  chatoient  aux  yeux  comme  les  vitreaux  d'une 
«église,  quelle  différence  du  moins  entre  cette  manière  et 
l'analyse  sèche,  et  la  critique  technique,  et  les  subtilités 
métaphysiques,  si  communes  chez  les  écrivains  qui  trai- 
tent des  arts.  Qui  n'a  jamais  vu  les  œuvres  de  Holbein  , 
de  Nicolas  Poussin  ,  de  Watleau  ou  de  Rembrandt,  pourra 
les  admirer  dans  les  écrits  d'Ha/Aiîl. 

En  1825  ,  Hazlitt  visita  de  nouveau  la  France  et  l'Italie. 
On  trouve  dans  ses  notes  sur  ce  voyage ,  notes  écrites  au 
courant  de  la  plume  ,  une  foule  de  descriptions  pittores- 
ques, de  déclamations  éloquentes  et  de  remarques  fines. 
Rien  de  plus  brillant  que  son  tableau  de  Venise  et  de  Fer- 
rare.  Ses  observations  sur  les  moeurs  italiennes  et  fran- 
çaises ne  sont  pas  moins  dignes  de  remarque.  J'ai  entendu 
dire  que  son  parallèle  entre  M"' INIars  et  M""*  Pastafut  cause 
d'une  rupture  entre  ces  deux  héroïnes ,  et  lorsque  je  ques- 
tiûiinai  Hazlilt  lui-même  au  sujet  de  cette  anecdote ,  il 
la  confirma.  Selon  lui,  c'était  l'actrice  française  qui  avait 
rompu  la  première  ses  rapports  d'intimité  avec  l'Italienne. 

Hazlitt  aimait  le  théâtre,  et  le  fréquenta  jusqu'à  ses 
derniers  jours.  Une  grande  actrice,    telle  que   mistriss 


WILLIAM    HAZLITT.  lô"] 

Siddons,  était  pour  lui  un  objet  d'idolâtrie.  Quelques-unes 
des  pages  les  plus  brillantes  qu'il  ait  jamais  écrites  ont 
été  consacrées  à  cette  illustre  tragédienne  et  à  sa  nièce  , 
qui  semble  destinée  à  marcher  sur  ses  traces.  La  dernière 
tois  que  je  le  vis,  ce  fut  à  Covent-Garden  ,  où  il  avait  ses 
entrées  5  il  parlait  avec  son  esprit  et  sa  volubilité  accoutu- 
més -,  rien  n'eût  pu  faire  croire  que  la  mort  planait  sur 
lui,  et  allait  l'enlever  dans  huit  jours.  On  sait  qu'en  An- 
gleterre les  lobbies,  on  galeries  semi-circulaires  dont  la  salle 
est  environnée,  sont  réservées  à  une  classe  de  femmes 
moins  remarquables  par  leur  décence  que  par  leur  beauté 
personnelle  et  par  l'éclat  de  leur  parure. 

«  Il  me  semble,  me  dit  Hazlitt  en  me  les  montrant, 
voir  un  de  ces  cadres  ciselés  par  les  artistes  du  seizième 
siècle ,  en  Italie ,  cadres  chargés  d'arabesques  singuliers  , 
àe  bacchanales ,  de  têtes  de  faunes  et  de  nymphes  jouant 
avec  des  satyres.  »  Ce  furent  les  dernières  paroles  que  je 
lui  entendis  prononcer.  Huit  jours  après  ,  il  mourut  dans 
son  logement  de  Frilh-Slreet. 

On  ne  peut  pas  dire  que  Hazlitt  aitjamais  été  pauvre,  mais 
il  est  certain  que  sa  bourse  était  constamment  vide.  Per- 
sonne ne  savait  mieux  que  lui  l'art  de  balancer  l'actif  et  le 
passif,  ou  plutôt  de  faire  en  sorte  que  ses  dettes  dépassas- 
sent habituellement  son  revenu.  C'est  à  cette  disposition 
dépensière,  étourdie  et  imprévoyante  qu'il  faut  attribuer  en 
grande  partie  la  somme  considérable  de  talent  qu'il  a  perdue 
et  disséminée  dans  ces  journaux  et  ces  œuvres  légères  que 
le  tems  ne  respectera  pas.  Son  extrême  facilité  à  écrire 
1  engageait  dans  cette  route  malheureuse ,  qui  dilapide 
aujourd'hui  tant  de  talens  distingués. 

Quels  que  soient  les  défauts  qu'on  peut  lui  reprocher, 
c  est  un  des  écrivains  les  plus  remarquables  de  notre  âge 


358  WILLIAM    HAZLITT. 

Comme  Diderot,  avec  lequel  il  a  plus  d  un  rapport,  il  n  a 
pas  laissé  de  monument  ;  ainsi  que  cet  écrivain ,  il  a  lancé 
des  tourbillons  de  fumée  mêlés  à  des  étincelles  écla- 
tantes. Métaphysicien  comme  lui .  comme  lui  amoureux 
des  beaux-arts ,  arguraentateur  comme  lui ,  il  s'éleva  sou- 
vent aussi  jusqu  à  une  éloquence  admirable.  En  dépit  de 
ses  habitudes  de  critique ,  une  sensibilité  très-vive  apparaît 
de  tems  en  tems  dans  ses  pages.  Par  exemple  ,  à  la  vue  de 
Burleigh-house  ,  qu'il  avait  été  visiter  dans  sa  première 
jeunesse  ,  il  s'écria  : 

«  Oh!  que  ne  donnerais-je  pas  pour  être  un  jour,  une 
heure,  seulement  une  minute,  ce  que  j'étais  alors  !  Comme 
tout  a  changé  autour  de  moi!  —  Quand  la  voix  sourde  et 
lointaine  du  batelier  rasant  le  sol.  se  faisait  jour  à  travers 
les  joncs  marécageux  et  venait  frapper  mon  oreille!  — 
quand  ,  pour  la  première  fois  ,  j'observai  le  ton  fin,  velouté, 
humide ,  du  gazon  qui  s'étendait  devant  moi ,  et  qui  défiait 
toute  l  habileté  du  pinceau  !  — quand  U))  nouvel  instinct , 
une  nouvelle  jouissance  s'élevaient  ainsi  dans  mon  seiht 
charmé!  —  lorsque,  par  un  jour  d  hiver,  je  parcourais 
avec  joie  la  levée  de  Pelerborough .  observant,  avec  la 
curiosité  d'un  enfant  et  le  bonheur  d  un  peintre,  ces  vastes 
étangs  lumineux  (jui  bornent  l  horizon  :  cette  perspective 
digne  de  Paul  Poter  ;  troupeaux ,  moulins ,  chaumières 
aux  tuiles  rouges  qui  brillaient  sous  le  soleil  ! — Ah  !  si  je 
pouvais  retrouver  ce  moment  où  les  mille  formes  capri- 
cieuses des  nuages  qui  se  jouaient  dans  l'air  étaient  un 
plaisir  pour  moi! — Oh  !  si  l'on  pouvait  me  rendre  ce  bon- 
heur d'un  pèlerinage  auprès  de  ma  vieille  mère  malade  , 
d'un  pèlerinage  à  la  ville  où  elle  était  née,  à  la  ferme  ou 
«"lie  avait  été  élevée  1 — Si  je  pouvais  ,  avec  le  même  délic<\ 
m'appuycr  sur  la  barrière  qui  U»  soutenait  quand  elle  était 


WILLIAM    HAZLITT.  u5y 

petite  fille ,  et  tju'elle  s'aventurait  à  marcher  ! — Si  je  pou- 
vais retrouver  le  bonlieur  avec  lequel  je  contemplai  le  so- 
leil couchant!  » 

C'est  là,  il  faut  en  convenir,  une  belle  et  pathétique 
épitaphe  de  la  jeunesse  et  de  ses  joies  sitôt  passées. 

Un  autre  morceau  d'Hazlitt,  sur  la  détérioration  rapide 
des  ouvrages  d'art,  ne  me  semble  pas  moins  brillant. 

«  Pourquoi  se  plaindre  de  ce  peu  de  durée  ?  Pourquoi 
la  poésie  s'obstine-t-elle  à  déplorer  si  pathétiquement  la 
fragile  beauté  de  sa  sœur?  Quoi!  un  beau  tableau  ne  vi- 
vra-t-il  pas  plus  que  nous  ?  Et  quand  il  ne  sera  plus ,  ne 
laissera-t-il  pas  après  lui  une  brillante  et  éternelle  trace  ? 
Phidias  était  immortel  avant  que  les  marbres  d  Elgin  fus- 
sent découverts.  Qu'a-t-il  gagné  depuis  cette  découverte  ? 
Le  nom  de  Michel-Ange ,  dont  les  œuvres  ne  nous  sont 
connus  que  par  des  gravures ,  des  dessins  effacés ,  des 
sculptures  mutilées ,  n'est-il  pas  le  plus  grand  nom  de  l'art 
moderne  ?  Hommes  !  vous  faut- il,  pour  vous  satisfaire ,  ri- 
valiser d'immortalité  avec  la  nature  ?  Ah  !  dans  le  souvenir 
lointain  des  âges,  un  nom,  un  monument,  c'est  assez 
pour  vous. 

«  Je  crois  que  le  sentiment  de  la  fragilité  des  choses 
humaines  prête  quelque  chose  de  plus  tendre  et  de  plus 
humain  ,  pour  ainsi  dire ,  au  triomphe  et  à  la  sublimité 
de  l'art.  Quoi!  des  mains  périssables  exécuteraient  des 
ouvrages  qui  ne  périraient  pas  ?  Cette  immortalité  se- 
rait une  insulte  à  la  nature  ,  un  outrage  à  Dieu.  La  noble 
pensée  de  l'antiquité  nous  reste.  Le  cours  des  âges  est  mar- 
qué sur  la  terre  en  caractères  ineffaçables.  Jamais  monu- 
ment moderne  ne  sera  aussi  vénérable  que  des  ruines^ 
jamais  l'antiquité  ne  frappera  aussi  vivement  l'imagination 
qu'une  seule  colonne  moussue,  toute  fruste  et  en  débris, 
située  au  milieu  d'un  champ  stérile  et  couvert  de  ronces. 


obo  WILLIAM    HAZLin. 

Les  ruines,  (jaelles  quelles  soient,  ruines  de  lableuux  , 
de  sculpture  ou  d  architecture,  nous  ouvrent  la  lonjjuc 
perspective  des  tems  passés.  » 

On  ferait  un  volume  des  aventures  et  des  bons  mots  de 
Hazlitt.  Un  jour,  Uiute  d  avoir  bien  calculé  ses  dépenses, 
il  se  trouvait  à  Strattord  la  bourse  absolument  vide.  Ses 
bottes  le  gênaient  ;  il  essaya  de  les  échanger  contre  une 
paire  de  souliei'S  ou  de  pantoufles.  Ce  qui  létonna  beau- 
coup ce  fut  que  ses  bottes,  toutes  neuves,  ne  trouvè- 
rent pas  un  acquéreur.  Ce  fait  resta  gravé  dans  sa  mémoire 
et  lui  servit  de  texte  pour  déclamer  contre  l'illibéralité 
anglaise.  «  Quelque  chose  qu'ils  fassent,  et  même  dans 
leurs  bonnes  actions,  disait  il,  vous  trouvez  toujours  chez 
ces  Anglais  le  désir  secret  de  ne  faire  plaisir  à  personne. 

—  Peut-être,  lui  fit-on  observer,  les  gens  auxquels  vou> 
vous  adressâtes  craignirent-ils  que  les  boites  ne  fussent 
volées.  » 

Cette  remarque  le  fit  beaucoup  réfléchir,  et,  avec  sa 
candeur  ordinaire  ,  il  s'écria  : 
«  Mon  svstème  est  ébranlé.  » 

La  poésie  de  Thomas  Moore,  disait-il,  a  toute  l'élé- 
gance de  la  vulgarité  et  tout  l'éclat  dont  on  peut  se  parer 
dans  un  mauvais  lieu.  C'est  une  Muse  factice  couverte  de 
bracelets  de  chrysocale  et  de  pierres  fausses  -,  comme  elle 
sent  sa  propre  faiblesse ,  elle  se  fait  brillante  ne  pouvant 
se  faire  belle  :  vous  diriez  un  de  ces  messieurs  qui  ven- 
aient des  chahies  de  sûreté  ,  et  qui ,  pour  ressembler  à  des 
hommes  comme  il  faut,  suspendent  à  leur  gousset  une 
demi-douzaine  de  cachets ,  et  ensevelissent  leurs  doigts 
sous  les  bagues  et  les  pierreries.  » 

Je  causais  un  jour  avec  lui  de  Michel-Ange  et  de  Raphaël. 
u  Les  placer  sur  le  même  rang,  c'est  pure  suj)erstilion,  me 
dit  il  -,  il  est  impossible  de  les  comparer.  Avec  de  la  perse- 


WILLIAM     HAZLIÏT.  261 

véraiicc  vl  de  longues  éludes,  ne  désespérez  pas  de  réussir 
dans  le  genre  de  Michel-Ange  :  sa  grandeur  apparente 
vous  étonne  ;  mais  il  est  loin  de  pouvoir  supporter  un  exa- 
men scrupuleux.  Il  excelle  dans  une  partie  de  fart,  et 
ce  n'est  pas  la  meilleure.  Raphaël  excelle  dans  plusieurs 
parties  très-difficiles  et  très-délicates.  L'un  s'élève  comme 
une  trombe  marine,  phénomène  monstrueux  qui  obscur- 
cit tout  devant  lui.  L'autre  ressemble  à  un  lac  aux  ondes 
pures  ,  dont  le  vaste  et  calme  miroir  reflète  le  monde  en- 
tier et  l'embellit. 

(JVew  Monlhly  Magazine.) 


L'IRLANDE   AVANT  L'EMANCIPATION  (i). 


La  vallée  des  Échos ,  petit  canton  d'un  des  comtés  les 
plus  reculés  de  l'Irlande ,  doit  son  nom  au  voisinage  de  la 
mer,  dont  les  vagues  tumultueuses  ont,  par  un  travail 
sans  relâche ,  creusé  toute  la  côte  en  une  profonde  haie 
qui  résonne  nuit  et  jour,  et  dans  toutes  les  saisons  ,  du 
bruit  des  flots  agités  par  les  vents.  Celle  vallée  semble 
n  avoir  d'autre  destination  que  de  répéter  le  bruit  de  la 
guerre  que  se  livrent  les  élémens  j  c'est  une  portion  de  terre 
assez  étendue ,  renfermée  entre  des  montagnes  et  des  ro- 
chers escarpés ,  où  se  succèdent  allernalivement  des  ma- 
rais fort  dangereux  et  des  champs  mal  cultivés.  Un  pro- 

(i)  Note  de  l'Éd.  Ou  pourrait  résumer  eu  quelques  lignes  les  priu- 
cipales  causes  qui  ont  entraîné  l'Irlande  dans  l'état  de  misère  où  elle 
se  trouve  plongée.  Les  mesures  impolitiques  du  gouvernement  an- 
glais, les  tracasseries  odieuses  de  quelques  officiers  de  la  couronne, 
l'âpreté  du  fisc  et  des  collecteurs  des  dîmes  ecclésiastiques ,  la  haine 
implacable  des  protestans  contre  les  catholiques ,  l'absence  de  pro- 
priétaires ,  la  i-apacité  de  leurs  agens ,  ont  fait  des  paysans  irlandais 
de  véritables  ilotes.  De  laborieux  et  honnêtes,  ils  sont  devenu?  fai- 
néans  et  voleurs  .  toujours  prêts  à  s'insurger  contre  les  propriétaires 
et  les  agens  de  l'adminislralioa,  qu'ils  regardent,  non  sans  quelque 
raison ,  comme  les  auteurs  de  leurs  souffrances.  Dans  le  récit  qu'on 
va  lire,  Miss  Martineau  s'est  appliquée  à  développer  avec  beaucoup 
d'art  ces  différentes  causes ,  et  à  indiquer  par  quelle  gradation  le  pay- 
san irlandais  devenait  un  instrument  de  désordre  et  le  fléau  de  son 
pays.  Nous  pensons  que ,  dans  ce  moment ,  où  les  dissentions  qui 
existent  entre  l'Angleterre  et  l'Irlande  prennent  chaque  jour  plus 
de  gravité  ,  ce  tableau  rapide  et  plein  d'intérêt  attirera  vivement  l'at- 
tention de  nos  lecteurs. 


LIULANDE   AVAKX   L  ÉAIAKCIPAÏION.  26i.i 

priclaire  résidant ,  M.  Rosso ,  a  seul  entouré  sa  maison 
de  jeunes  plantations^  mais,  placées  sur  le  penchant  ex- 
térieur de  la  montagne,  elles  ne  changent  rien  à  l'aspect  de 
la  vallée.  Cependant  les  parties  de  chasse  ,  de  pèche  et 
de  promenade  des  jeunes  Rosso  et  de  leurs  amis,  don- 
nent aux  environs  de  leur  habitation  un  air  de  gaité  et  de 
mouvement.  La  belle  venue  des  plantations ,  le  bon  étal 
des  murs  de  clôture  ,  l'abondance  des  récoltes  ,  annoncent 
en  outre  que  le  propriétaire  est  un  homme  actif  et  éclairé. 
La  chapelle  catholique,  1  école  fondée  par  M.  Rosso  et 
la  maison  de  son  fermier,  s'élèvent  seules  dans  l'intérieur 
de  la  vallée,  et  le  vovageur  qui  y  passe  par  hasard  se 
demande  avec  inquiétude  où  peuvent  habiter  les  travail- 
leurs qu'il  voit  répandus  dans  les  champs  ou  dans  les 
tourbières  ^  mais  pour  des  yeux  plus  habitués  au  pays  , 
un  certain  nombre  de  petites  huttes  se  font  apercevoir  au 
pied  de  la  montagne.  On  les  prendrait  facilement  pour  des 
tas  de  tourbe,  si  une  fumée  fugitive  ,  le  voisinage  d'une 
chèvre,  d'un  porc  et  quelquefois  d'une  vache  efflanquée  , 
n'indiquaient  que  ce  sont  là  les  demeures  des  tenanciers 
de  la  vallée,  dont  la  condition  n'est  au  reste  ni  meilleure 
ni  pire  que  celle  de  la  plupart  des  pavsans  de  l'Ile. 

La  maison  d'école  avait  été ,  comme  je  l'ai  dit ,  élevée 
par  les  soins  de  M.  Rosso  ,  qui ,  quoique  protestant ,  dé- 
sirait que  ses  pauvres  voisins  reçussent  finstruction  reli- 
gieuse de  leur  communion ,  bien  qu'elle  lui  parût  mêlée 
de  fâcheuses  superstitions.  Aussi,  au  grand  étonnement 
des  objets  de  sa  charité,  et  au  grand  scandale  de  ses  amis 
proteslans ,  il  plaça  un  prêtre  catholique  à  la  tète  de  cette 
école ,  et  n'intervint  dans  son  administration  que  pour 
s'assurer  de  la  vigilance  du  maître  et  de  la  liberté  qu'a- 
vaient tous  les  eni'ans  du  voisinage  de  profiler  de  ses  in- 
tlructions.  M.  Rosso  répondit  aux  reproches  qui  lui  furent 


264  LIRLANDE   AVAINT  l'ÉMANCIPATIO^. 

adressés  à  cette  occasion ,  que ,  puisqu'à  cinq  milles  à  la 
ronde ,  il  n'y  avait  d'autres  protestans  que  lui  et  sa  famille, 
il  ne  voyait  nul  inconvénient  à  ce  que  des  gens  qui ,  à  tout 
événement,  seraient  catholiques,  reçussent,  en  même  tems 
que  les  instructions  religieuses  du  zélé  père  Glenny,  les 
principes  élémentaires  de  l'écriture ,  de  la  lecture  et  de 
l'arithmétique.  Ces  raisons  ne  purent  convaincre  les  con- 
tradicteurs ,  qui  auraient  pardonné  à  M.  Rosso  ce  qu'ils 
appelaient  sa  folie  ,  s'il  ne  se  fût  agi  que  de  lavantage  de 
ses  fermiers,  et  par  conséquent  du  sien  propre.  Mais  ils 
commencèrent  à  douter  de  la  honte  de  ses  sentimens  reli- 
gieux et  politiques,  quand  ils  le  virent  travailler  à  l'in- 
struction et  au  hien-étre  «  de  misérables  indignes  de  toute 
»  compassion  par  l'absurdité  de  leur  croyance  et  le  dan- 
»  ger  de  leurs  opinions.  » 

M.  Rosso  poursuivait  tranquillement  son  œuvre  de  cha- 
rité ,  et  les  pauvres  habitans  de  la  vallée  se  montraient  d'au- 
tant plus  empressés  de  profiter  des  bontés  de  M.  Rosso,  que 
la  présence  des  enfans  est  chose  absolument  inutile  dans 
une  cabane  irlandaise.  Un  laboureur  anglais  emploie  ses 
garçons  et  ses  filles  aussitôt  qu  ils  sont  assez  forts  pour 
travailler;  le  paysan  irlandais,  au  contraire,  qui  a  fini  tout 
son  ouvrage  lorsqu'il  a  planté  ses  pommes-de-terre,  et  qui, 
jusqu'à  la  récolte,  ne  cherche  qu'à  gagner  quelques  journées 
chez  les  métayers  du  voisinage ,  n'a  besoin  de  ses  enfans 
que  pour  renouveler  sa  provision  de  tourbe ,  que  fournis- 
sent abondamment  toutes  les  parties  marécageuses  de  l'île. 
Grâce  à  ce  loisir ,  l'école  de  M.  Rosso ,  toujours  remplie  , 
aurait  dû  produire  une  amélioration  notable  dans  l'esprit 
de  la  génération  présente.  Mais  malheureusement,  il  en 
était  des  élèves  du  père  Glenny  comme  de  presque  tous 
les  écoliers  irlandais,  qui  lisent  toujours  et  u'appreniieiU 
jamais  rien.  Ils  dévorent  les  vieilles  légendes  au  lieu  dé- 


1.  IRLANDE    AVANT    L  ÉMANCIPATION.  sCiS 

tudier,  et  invoquent  le  suint  sang  d\4hel ,  plutôt  que  de 
faire  usajje  des  moyens  qu'ils  ont  reçus  du  ciel  pour 
améliorer  leur  misérable  condition. 

Dora  Sullivan  élail  une  des  élèves  les  plus  savantes  de 
Técole  ;  aussi ,  le  maître  louait-il  la  sagesse  de  ses  parens  et 
sa  propre  docilité  en  la  vovant  suivre  exactement  toutes  les 
leçons  ,  quoiqu'elle  eût  seize  ans  accomplis.  Il  y  avait  bien 
quelque  raison  secrèle  à  cette  complaisance  du  vieux  Sulli- 
van ;  cest  que  Dan  jNIahony,  son  voisin  .  était  depuis  lon^;- 
tems  amoureux  de  Dora,  et  qu  elle-même  aurait  très-volon- 
tiers consenti  à  l  épouser  de  suite ,  si  son  père  n'avait  point 
exigé  ,  avant  de  conclure  celle  union ,  que  Dan  possédât 
au  moins  un  toit  pour  y  recevoir  sa  femme  le  jour  de  son 
mariage.  Les  parens  des  deux  jeunes  gens,  d'accord  sur  ce 
point,  avaient  engagé  Dan  à  s'éloigner  pendant  quelque 
tems  pour  gagner  la  somme  nécessaire  à  l'accomplisse- 
ment de  ses  désirs.  Il  y  consentit,  mais  à  la  condition  ex- 
presse que  les  deux  pères  s  engageraient  par  serment  à  ne 
point  se  quereller  pendant  son  absence  :  promesse  qu  ils 
déclarèrent  bientôt  avoir  donnée  trop  légèrement,  et  qu'il 
feur  eût  été  impossible  détenir,  s  ils  n'avaient  eu  l'occasion 
de  décharger  leur  mauvaise  humeur  sur  leur  commun  as- 
socié, Tim  Blayney,  qui  s'était  enfui  avant  l'époque  de 
l'échéance  de  la  rente  qu  ils  devaient  solidairement  pour 
la  location  de  leur  petite  ferme. 

Ces  associations  de  bail  sont  d  un  usage  presque  général 
en  Irlande;  il  y  a  même  des  terrains  qui  se  divisent  entre 
quinze  ou  seize  paysans.  Chacun  d'eux  cultive  à  peine  un 
acre  de  terre ,  et  tous  répondent  du  paiement  total  de  la 
rente.  Sullivan  était  donc  comparativement  heureux ,  puis- 
qu'il ne  pouvait  être  exposé  à  payer  plus  de  trois  fois  la  somme 
pour  laquelle  il  s'était  personnellement  engagé.  Quant  au 
régisseur  dont  il  dépendait,  il  v  avait  en  vérité  peu  de 


a6G  L  IRLANDE   AVANT  l' ÉMANCIPATION. 

choix  à  faire  entre  eux  :  tous  se  disaient  obligés  de  payer  le 
principal  agent  ou  le  propriétaire  *,  tous  étaient  trop  occupés 
pour  écouter  la  moindre  excuse,  trop  pressés  pour  retarder 
une  saisie ,  et  trop  habitués  à  voir  des  malheureux  pour 
faire  attention  à  un  appel  à  leur  justice  ou  à  leur  pitié.  Mais 
tous  n'étaient  pas  également  pressans  à  l'époque  des  paie- 
mens,  et  consultaient  leurs  moyens  personnels  et  la  sol- 
vabilité de  leurs  débiteurs ,  qu'ils  laissaient  volontiers  s'ar- 
riérer jusqu'au  moment  opportun ,  pour  s  emparer  de 
leur  avoir ,  lorsqu  il  ne  leur  restait  plus  aucun  moyen 
d'acquitter  les  intérêts  accumulés. 

Un  beau  jour  d'automne,  que  Dora  revenait  toute 
joyeuse  de  l'école,  elle  aperçut  le  cheval  du  régisseur,  atta- 
ché près  de  la  cabane  de  son  père.  M.  Teale ,  apparem- 
ment dans  un  de  ses  jours  de  bonne  humeur ,  dit  à  Sullivan 
en  la  voyant  approcher  :  «  Voici  votre  jolie  Dora ,  la  perle 
du  canton. 

—  Laissons  sa  beauté  ,  dit  le  père  ravi  -,  elle  est  bonne  , 
voilà  l'essentiel ,  et  de  plus ,  savante  ^  aussi ,  vous  allez  voir 
comme  elle  écrira  et  signera  la  note  que  vous  me  deman- 
dez. Venez ,  mon  enfant,  prenez  la  plume ,  et  montrez- 
nous  quelle  bonne  écolière  le  père  Glenny  a  en  vous.  » 

Dora ,  qui  était  très-réfléchie  pour  son  âge ,  et  dont  les 
mouvemens  répondaient  à  la  gravité  de  son  esprit ,  se 
prépara  tranquillement  à  obéir  aux  ordres  de  son  père. 
Elle  se  fit  une  table  de  l'escabeau  de  sa  mère,  prit  le  papier 
et  la  plume  que  M.  Teale  lui  présentait ,  et  attendit  qu'on 
lui  dictât  ce  qu'elle  devait  écrire. 

«  Vous  n'avez  qu'à  signer,  ma  jolie  fille,  lui  dit  le  ré- 
gisseur :  <c  Dora  Sullivan  ,  pour  John  Sullivan  ;  »  voilà 
tout. 

—  x\ttendez  ,  attendez ,  s'écria  le  père  :  vous  avez  assez 
long-tems  écrit  des  promesses  pour  moi .  jM.  Teale:  à  pré- 


l'iïILANDF.  avant  L'ÉMAISr.rPAïION.  26^ 

sent  que  j'ai  une  savante  chez  moi,  je  ne  veux  plus  être 
pris  pour  dupe  en  signant  ce  que  je  ne  connais  pas;  ainsi, 
dictez,  et  Dora  écrira,  si  je  le  trouve  bon. 

—  Bah  î  bah  !  Sullivan  ;  de  qui  et  de  quoi  vous  méfiez- 
vous  aujourd'hui?  Miss  Dora  sera  plus  polie,  j'en  suis 
sûr.  » 

La  politesse  de  Dora  ne  l'engagea  cependant  pas  à  faire 
autre  chose  que  ce  que  son  père  désirait.  Elle  écrivit  sous 
la  dictée  de  Teale ,  et ,  avant  de  signer ,  elle  demanda  à  son 
père  s'il  avait  bien  compris  qu'il  s'engageait  à  payer  tout 
ce  qui  était  dû  maintenant  par  lui  ou  par  ses  associés  ,  aus- 
sitôt après  la  récolte,  sous  peine  de  saisie. 

«  Que  veux-tu,  mon  enfant,  je  ne  puis  faire  autrement  ; 
Blayney  est  parti  :  que  le  diable  ait  son  ame  !  IMabony  me 
laisse  toute  la  charge ,  et  tu  ne  veux  pas  sans  doute  que  je 
me  querelle  avec  lui.  Il  faut  donc  signer  ce  billet ,  ou  voir 
emmener  nos  pauvres  bêtes ,  et  tu  ne  le  voudrais  pas  ,  non 
plus  ,  ma  petite  Dora  ? 

—  Signez  donc,  mon  bijou ,  dit  le  régisseur  impatient  ; 
vous  voyez  que  je  suis  fort  pressé.  » 

Dora  balançait  sa  plume  -,  elle  eût  désiré  que  Dan  fût  sur 
les  lieux  pour  remplir  l'engagement  de  son  père.  Sullivan  , 
de  son  côté ,  la  pressait  de  terminer  -,  elle  voulut  cependant 
lire  encore  une  fois  le  billet  ;  puis ,  comme  il  n'était  plus 
possible  de  reculer ,  elle  signa  en  soupirant ,  et  soupira 
encore  en  entendant  son  père  plaisanter,  après  le  départ  de 
M.  Teale  ,  sur  la  facilité  de  renvoyer  un  homme  avec  un 
morceau  dç  papier  au  lieu  d'argent. 

«  Allons ,  enfant ,  dit  la  mère ,  soyez  gaie ,  et  laissez  vos 
soupirs  à  la  porte.  Si  j'avais  commencé  à  soupirer  d'aussi 
bonne  heure  que  vous  ,  il  ne  resterait  plus  de  souflQe  dans 
mon  pauvre  vieux  corps.  Demain  ou  le  jour  suivant  suf- 


2:68  T.'lRl.ANDE   AVANT  l'ÉM  ANCIPATIOiV. 

fira  au  cha(];rin  ;  aujonnrhui  soyez  joyeuse,  et  allez  nous 
cliercher  du  lait.  » 

Dora  sourit  doucement,  et  se  rendit  à  la  laiterie,  en  même 
tems  que  son  père  sortait  pour  chercher  de  la  tourlie  dans 
le  marais.  Sullivan  ne  s'arrêta  pas  long-tems  à  regarder  sou 
champ  et  ceux  de  ses  associés;  car  c'était  une  triste  vue.  Il 
eût  été  difficile  de  dire  lequel  des  trois  était  en  plus  mau- 
vais état ,  et  cependant ,  en  d'autres  mains ,  tous  eussent 
pu  être  très-fertiles.  Le  voisinage  de  la  côte  fournissait 
ahondamment  de  la  chaux ,  qui  aurait  été  un  très-hon  en- 
grais ;  et  des  saignées  faites  à  propos  dans  les  parties  basses, 
les  auraient  rendues  propres  à  devenir  d'excellentes  prairies 
artificielles.  Mais  hien  loin  de  suivre  cette  sage  méthode , 
les  trois  associés  avaient  choisi,  dès  leur  début,  chacun 
un  genre  de  culture  dont  ils  ne  s'étaient  plus  départis. 

Mahony  sema  de  l'orge,  qui,  passable  la  première  an- 
née, devint  bientôt,  par  le  défaut  de  culture,  à  peine 
convenable  à  la  nourriture  des  porcs.  Blayney  cultiva  dr 
l'avoine  sans  plus  de  succès,  et  Sullivan  planta  des  pom- 
mes-de-terre ,  qui  rapportèrent  beaucoup  pendant  deux  ou 
trois  ans  ;  mais  lorsque  la  terre  fut  épuisée ,  elles  fourni- 
rent tout  juste  à  la  consommation  de  la  famille.  Ce  n'était 
donc  pas  sur  le  produit  de  sa  récolte  qu'il  pouvait  compter 
pour  s'acquitter  envers  M.  Teale  ;  et  en  signant  tous  les  ans 
un  nouveau  billet,  il  ne  cherchait  qu'à  reculer  le  moment 
prévu  et  inévitable  de  la  saisie  de  ses  vaches  et  de  ses  porcs. 

Sans  doute  si  M.  Tracey ,  l'un  des  plus  riches  pro- 
priétaires de  la  Vallée  des  Échos ,  et  maître  de  la  ferme 
de  Sullivan ,  eût  résidé  dans  ses  terres ,  il  aurait  fait  dis- 
paraître la  plus  grande  partie  des  difficultés  sous  lesquelles 
gémissaient  Sullivan  et  la  plupart  des  habilans  de  la  vallée  ; 
car  il  eût  sans  doute  donné  à  ses  fermiers  d'utiles  con- 


I-'iULAISDE   WAJXT  L  ÉMANCIPATION.  ?,6l^ 

seils,  ot  naurail  jamais  pensé  à  leur  demander  douze  livres 
par  acre  d  une  semblable  terre;  tandis  que  le  principal 
agent,  qui  ne  payait  qu  une  très- faible  renie  au  proprié- 
taire ,  en  exigeait  une  beaucoup  plus  forte  de  Teale ,  qui 
à  son  tour,  pressurait  autant  qu'il  le  pouvait  Sullivan  et 
ses  co-associés  ;  de  sorte  que  celte  misérable  petite  ferme 
devait  nourrir  trois  fermiers  et  payer  trois  maîtres. 

Dan  jMabony  étant  éloigné  du  pays,  les  parens  de  Dora 
consentirent  à  ce  qu'elle  quillàl  l'école^  aussitôt  sa  ren- 
trée, elle  employa  la  plus  grande  partie  des  journées  à 
filer  avec  une  activité  qui  excita  celle  de  sa  mère.  Ce  tra- 
vail les  mit  en  état  d'ajouter ,  à  la  fin  de  Tannée ,  une 
somme  assez  considérable  au  peu  de  scliellings  que  Sul- 
livan avait  amassés.  La  saison  suivante  fut  favorable  aux 
pommes-de-terre  ,  et  l  on  put  en  vendre  pour  commencer 
a  éteindre  les  arrérages  ;  aussi  la  gentille  Dora  souriait-elle 
maintenant,  au  lieu  de  soupirer,  quand  son  père  lui  de- 
mandait quel  bien  avaient  jamais  produit  ses  graves  re- 
gards et  ses  gros  soupirs.  La  vente  d'un  seul  porc  suffit 
pour  acquitter  les  dépenses  les  plus  urgentes,  et  le  cœur 
de  Dora  bondit  de  joie  quand  elle  apprit  que  Dan  avait 
envoyé  au  vieux  jMabony  de  quoi  payer  sa  part  du  fer- 
mage. La  pauvre  enfant  ignorait,  car  son  père  avait  tou- 
jours oublié  de  l  en  instruire  ,  que  la  dîme  n'était  point 
payée  depuis  deux  ans  ,  et  que  le  collecteur  avait  consenti 
à  attendre,  en  recevant  un  billet  du  montant  de  la  somme 
augmentée  d'énormes  intérêts. 

La  première  fois  (juelle  alla  trouver  le  père  Glenny, 
ce  fut  d  un  pied  léger  et  le  cœur  joyeux  qu'elle  retourna 
vers  la  cabane.  Le  bon  père  l'avait  facilement  absoute  de 
s'être  méfiée  de  la  bonté  du  ciel  et  de  la  fidélité  de  Dan  ; 
aussi ,  pour  repousser  une  nouvelle  tentation  ,  l'engagea- 
u.  18 


2^0  l'irlande  avant  l'émakcipation. 

l-il  à  répéter  souvent  les  paroles  du  serment  qu'il  lui  avait 
fait ,  et  à  se  rappeler  toutes  les  circonstances  qui  l'avaient 
accompagné.  Docile  aux  bons  avis  de  son  confesseur, 
Dora  se  retraçait ,  chemin  faisant ,  les  moindres  particu- 
larités de  leur  vœu  mutuel  de  fidélité  -,  elle  arrêtait  com- 
plaisamment  ses  regards  sur  le  point  de  la  roule  où  elle 
avait  quitté  le  jeune  Mahony  pour  la  dernière  fois ,  sur 
la  grosse  pierre  où  ils  s'étaient  agenouillés  pour  échanger 
leurs  crucifix.  Mais  tandis  qu'absorbée  par  ses  tendres 
souvenirs,  elle  se  livrait  sans  réserve  aux  douces  émotions 
qu'ils  lui  procuraient ,  des  hommes  passèrent  près  d'elle 
entraînant  deux  vaches  qui  paraissaient  suivre  avec  peine 
le  chemin  où  on  les  conduisait.  La  gaîté  de  Dora  disparut 
à  ce  spectacle,  car  en  voyant  plusieurs  hommes  occupés  à 
mener  deux  vaches,  elle  était  bien  sûre  que  ces  pauvres 
bêtes  avaient  été  saisies  sur  quelques  tenanciers  de  la  val- 
lée ,  et  une  secrète  inquiétude  semblait  l'avertir  que  ce 
pourrait  bien  être  celles  de  son  père. 

En  arrivant  près  de  la  cabane ,  la  jeune  fille  ne  vit 
point  les  vaches ,  mais  elles  pouvaient  être  derrière  l'ha- 
bitation ;  d'ailleurs  son  père  paraissait  content ,  mais  elle 
ne  concevait  pas  ce  qu'il  faisait,  en  jetant  des  pierres  aux 
porcs  pour  les  chasser  vers  le  marais.  A  peine  eut-elle  mis 
le  pied  sur  le  seuil  de  la  porte,  tout  ce  mystère  lui  fut 
expliqué  :  sa  mère  brisait  les  seaux  à  lait  et  les  jetait  au 
feu ,  en  disant  qu'elle  ne  voulait  rien  avoir  sous  les  yeux 
qui  pût  lui  rappeler  la  perte  qu'elle  venait  d'éprouver ,  et 
qui  la  poussât  à  maudire  les  misérables  qui  lui  avaient 
volé  ses  vaches. 

«(  Ne  pouvons-nous  donc  plus  espérer  de  les  ravoir? 
s'écria  Dora, 

—  Dieu  nous  sauve,  enfant  ;  quand  avez-vous  entendu 


l'iklande  avant  l'émancipation.  27  I 

dire  que  Tagent  ait  rendu  une  chose  qu'il  avait  saisie  ? 

—  IMais  mon  père  n'a-t-il  donc  pas  payé  M.  Teale ,  il  y 
a  peu  de  jours  ? 

—  Oui  assurément  ;  mais  comme  M.  Teale  est  en  relard 
avec  le  principal  agent,  celui-ci,  au  lieu  de  saisir  la  voi- 
ture, les  chevaux ,  tout  le  luxe  de  la  maison  de  son  débi- 
teur, saisit  sur  les  pauvres  gens  qui,  comme  nous,  ont 
déjà  payé  leur  rente.  » 

Mais  les  malheurs  de  la  famille  Sullivan  ne  devaient  pas 
s'arrêter  à  celte  première  saisie.  Le  lendemain ,  dès  la 
pointe  du  jour ,  les  pommes-de-terre  prêtes  à  être  récol- 
tées furent  arrachées  et  chargées  sur  des  charriots-,  les 
volailles  et  les  porcs  disparurent  en  même  tems  ;  et  bientôt 
au  vacarme  qui  avait  troublé  la  matinée  ,  aux  malédic- 
tions énergiques  de  Sullivan  ,  aux  clameurs  de  sa  femme  , 
aux  grognemens  des  porcs ,  aux  cris  des  poules  effrayées , 
succéda  un  silence  seulement  interrompu  par  la  roue  du 
tour  de  Dora.  Sullivan  était  étendu  par-terre  contre  la  porte 
delacabane,  et  regardait  d'un  air  égaré  son  champ  dévasté, 
son  étable  vide,  lorsque  sa  femme,  s'élançant  du  coin  où 
elle  était  assise,  le  poussa  violemment  en  criant  :  «  Levez- 
vous,  levez-vous,  créature!  n  êles-vous  point  honteux 
d'être  ainsi  à  rien  faire  après  avoir  vu  emmener  nos  bêtes 
et  tout  ce  que  nous  possédions  ? 

—  Tenez-vous  tranquille ,  femme ,  ou  il  vous  en  arri- 
vera mal ,  répondit  Sullivan  ;  je  suis  à  la  place  qui  me  con- 
vient ,  seulement  la  vue  n'est  pas  aussi  agréable  qu'à  l'or- 
dinaire. 

—  Raison  de  plus  pour  que  vous  en  sortiez,  et  que  vous 
vous  occupiez  à  cacher  le  peu  qui  nous  reste,  si  vous  vou- 
lez le  sauver  des  mains  du  collecteur.  Levez-vous,  cria-t- 
elle  ensuite  en  se  tournant  vers  la  pauvre  Dora ,  qui  cher- 


^na  l'ip.i.ande  avant  l'éatancipatton. 

chait  à  deviner  quel  nouveau  malheur  les  menaçait  encore  ; 
levez-vous ,  et  à  Touvrage  !  » 

Le  père  et  la  fille  allèrent  chercher  ,  dans  le  marais,  une 
cachette  où  placer  le  peu  de  meubles  qui  leur  restait  ^  puis 
ils  se  mirent  à  dépouiller  la  cabane  avec  autant  d'ardeur 
que  s'il  s'était  agi  d'aller  s'établir  dans  une  meilleure  habi- 
tation. Tandis  qu'ils  étaient  chargés  d'un  cotïVe  qui  con- 
tenait leur  linge  et  leurs  vèlemens  ,  la  mère  fit  entendre 
un  signal  convenu  pour  les  avertir  que  Tennemi  appro- 
chait ;  ils  enfouirent  aussitôt  le  meuble,  et  Sullivan  ,  cou- 
pant une  poignée  de  joncs,  alla  au  devant  des  arrivans  avec 
un  air  gai  et  tranquille. 

«  Dieu  vous  bénisse  ,  monsieur  Shehan  ,  dit-il ,  vous 
venez  à  propos  pour  me  voir  essayer  une  nouvelle  manière 
de  couvrir  ma  cabane  \  Dora ,  mon  bijou ,  donnez-moi  les 
joncs  que  vous  tenez  et  allez  en  couper  de  plus  forls  un 
peu  plus  loin. 

—  Un  de  mes  hommes  ira  avec  elle,  interrompit  le  col- 
lecteur j  car  il  y  a  quelquefois  parmi  les  joncs  des  choses 
qui  remplissent  mieux  une  maison  qu'elles  ne  la  cou- 
vrent. » 

Dora  se  dirigea  vers  un  endroit  opposé  à  la  cachette  ;  mais 
au  heu  de  la  suivre  les  asssistans  du  collecteur  entrèrent 
dans  la  cabane,  u  Vous  craignez  donc  bien  le  mauvais 
tems,  Sullivan  ,  dit  le  chef  des  recors-,  puisque  vous  pensez 
à  réparer  votre  cabane  quand  il  n'y  reste  rien  à  abriter.  » 
Les  bonnes  raisons  que  Sullivan  allégua  pouren  agir  ainsi, 
ne  firent  pas  grande  impression  sur  l'esprit  du  collecteur, 
qui  fit  fouiller  les  joncs ,  et  emporta  tous  les  effets  qui  y 
étaient  cachés  ,  sans  faire  attention  au  désespoir  de  la  mal- 
heureuse famille.  Il  s'applaudissait  seulement  d'avoir  été 
averti  assez  tôt  de  la  première  saisie  pour  s'emparer  de 


i.  lULAINDE   AVA>T   L  ÉMAINCIPATIOK .  '.i^J 

ce  qui  rtîjtail.  jSprùs  celle  échauirouréo ,  Sullivan  reprit 
sa  place  à  la  porte  de  la  cabane ,  déclarant  qu  il  ne  pou- 
vait plus  rien  faire  pour  lui  ni  pour  les  siens.  Sa  femme 
alla  chez  les  voisins  pour  essayer  d  en  tirer  quelques  se- 
cours ,  et  Dora  s'agenouilla  en  pleurant  dans  le  coin  le 
plus  obscur  de  la  chaumière  dévastée. 

Après  quelques  heures  du  plus  morne  silence,  le 
père  se  leva  en  criant  à  quelqu'un  qu'il  entendait  au 
dehors  :  «  Venez-vous  aussi  me  demander  quelque  chose 
pour  rentes,  dîmes  ou  le  diable  sait  (juoi  ?  \  ous  pouvez 
entrer;  mais,  grâce  au  collecteur,  vous  ne  trouverez  plus 
que  moi  à  emmener  en  prison,  et  avant  de  me  forcer  à 
marcher  ,  vous  saurez  ce  que  pèse  mon  bras.  » 

Dora,  croyant  que  son  père  apercevait  encore  quelque 
créancier,  courait  pour  s'interposer  entre  eux,  quand,  à 
la  faible  lueur  du  crépuscule ,  elle  reconnut  Dan  Mahony 
qui  s'approchait  à  grands  pas.  Elle  s'élança  dans  ses  bras 
en  lui  disant  :  u  Dan,  étes-vous  revenu  fidèle?  répondez 
seulement  à  cette  question,  je  vous  en  conjure. 

—  Fidèle  comme  le  sont  les  saints  dans  le  ciel  ,  ma 
bien-aimée. 

—  Alors  Dieu  est  miséricordieux  de  vous  envoyer  vers 
nous  dans  ce  moment ,  où  nous  avons  tant  besoin  d'un  vé- 
ritable ami  ! 

—  Etes-vous  donc  en  effet  si  misérables?  s'écria  Dan , 
en  cherchant  en  vain  dans  la  cabane  un  siège  pour  y  dé- 
poser Dora  sanglolanle  et  toujours  suspendue  à  son  cou.  Ils 
ont  été  bien  durs  envers  vousj  mais  fiez- vous  à  moi,  ame 
de  ma  vie ,  pour  vous  remettre  tous  en  bon  chemin.  )> 

Dora  exprima  par  un  regard  sa  confiance  en  la  foi  de 
son  amant,  et  laissa  à  son  père  le  soin  de  lui  conter  toute 
l'histoire  de  leurs  infortunes-,  après  quoi  elle  lui  demanda 
avec  le  plus  grand  abandon  ,  ce  qu'ils  devaient  faire  main- 


2^4  l'iULANDE  AVAINT   l'ÉMANCEPATION. 

lenaut.  «  Nous  marier  dès  demain  matin ,  répondit  Dan 
avec  chaleur;  j'ai  deux  guinées  pour  payer  les  droits,  et 
puis  ensuite  nous  verrons  ce  qui  arrivera.  » 

Sullivan  émit  quelques  objections  prudentes  contre  un 
parti  si  précipité  ;  mais  ii  les  abandonna  quand  il  vit  que 
sa  petite  Dora  était  contre  lui.  Dan  leur  apprit  qu  il  y  avait 
le  lendemain  une  adjudication  de  terres  dans  le  voisinage , 
et  il  ajouta  que,  puisqu'il  était  sûr  maintenant  d'avoir  Dora 
pour  sa  ménagère ,  il  louerait  un  acre  ou  deux  ,  et  qu'a- 
lors il  faudrait  bien  qu'il  réussit  dans  le  monde  comme  tant 
d'autres  qui  n'avaient  pas  commencé  autrement.  La  mère, 
aussi  confiante  que  sa  fille  dans  le  mérite  du  jeune  homme , 
oublia  tous  ses  chagrins ,  et  regretta  seulement  de  ne  pou- 
voir aller  jusqu'à  l  église  pour  voir  marier  sa  chère  Dora. 
Avant  de  se  séparer  on  fixa  l'heure  du  départ  pour  le  len- 
demain \  puis  Dan  se  rendit  près  de  son  père  pour  le  pré- 
venir de  ses  intentions  et  lui  demander  son  consentement. 
Dora  était  loin  de  penser,   deux  heures  auparavant, 
avec  quel  cœur  joyeux  elle  se  coucherait  sur  le  sol  de  la 
cabane  dépouillée  :  être  la  femme  de  Dan  était  tout  pour 
elle!    nulle  crainte  pour  l'avenir,  comment  ne  seraient- 
ils  pas  tous  heureux  avec  l'aide  d'un  pareil  associé  ?  Le 
père  Glenny ,  surpris  d'être  appelé  à  célébrer  un  mariage 
de  si  bonne  heure  et  devant  si  peu  de  témoins  ,  s'étant 
assuré  que  les  parens  des  deux  parties  consentaient  à  leur 
union ,  les  exhorta  à  mettre  toute  leur  confiance  dans  le 
Seigneur  ,  qui  les  bénirait  s'ils  le  servaient  avec  zèle  et 
exactitude. 

La  nécessité  de  se  trouver  à  l'adjudication  força  Dan  à 
quitter  sa  femme  aussitôt  après  la  célébration  de  leur  ma- 
riage ,  pour  se  rendre  avec  Sullivan  au  lieu  de  la  vente , 
où  ils  arrivèrent  à  peine  assez  tôt  pour  prendre  connais- 
sance des  lots.  La  foule  se  pressait  autour  de  l'agent  pour 


l'irlande  avant  l'émancipation.  2^5 

lui  exposer  les  prélenlions  diverses  que  chaeun  croyait 
avoir  pour  obtenir  la  préférence.  L'un  avait  retiré  l'héri- 
tier (lu  propriétaire  d'un  fossé  où  il  était  tonabé  dans  son 
enfance^  l'autre  avait  eu  l'honneur  de  loger  M.  Flanagan 
lui-même  (i) ,  une  nuit  qu  il  avait  été  surpris  par  lorage. 
Un  troisième  atTeclait  de  boiter,  en  rappelant  que  son  in- 
firmité venait  de  la  chute  d'un  des  murs  du  château  ,  etc. 

Flanagan  ne  répondait  à  tout  cela  qu'en  donnant  l'ordre 
de  lui  laisser  le  chemin  libre,  afin  qu'il  pût  procéder  à 
l'adjudication. 

M.  Alexandre  Rosso  et  son  frère  ,  Henri ,  attirés  par  la 
joie  bruyante  de  ces  bons  villageois ,  s'approchèrent  du 
lieu  de  la  scène  et  demeurèrent  long-tems  spectateurs  de 
ces  comiques  débats-  «  Le  premier  lot  n  est-il  pas  adjugé  ? 
demanda  Alexandre ,  et  n'est-ce  pas  ce  garçon  demi-nu  et 
qui  saute  de  si  bon  cœur  qui  l'a  obtenu  ? 

—  Oui,  reprit  Henri,  n"a-t-il  pas  l'air  aussi  heureux 
que  si  les  mines  du  Pérou  venaient  de  lui  être  adjugées  ? 
Flanagan  ,  combien  votre  premier  lot  a-t-il  produit,  je  vous 
prie? 

—  Neuf  livres  par  acre ,  monsieur,  et  voilà  le  metteur.  » 
L'adjudicataire  s'avança  alors  en  souriant  et  se  grattant 

la  tête,  sans  être  affecté  de  la  nudité  de  ses  genoux,  qui 
perçaient  à  travers  les  haillons  dont  il  était  couvert.  Henri 
lui  demanda  s'il  ne  croyait  point  avoir  fait  une  folie  en 
s'engageant  à  payer  une  somme  aussi  forte  ? 

«  Dieu  sauve  votre  honneur!  la  mère  a  été  chassée  de 
sa  cabane ,  il  y  a  quelques  jours ,  et  il  faut  bien  que  je 
trouve  le  moyen  de  lui  en  donner  une  autre ,  la  pauvre 
vieille  créature  !  » 

Pat  (c'était  le  nom  de  l'adjudicataire)  pria  ensuite  ces 

(i)  C'était  le  nom  de  l'agent. 


2^()  i^'lKLAIsOE   AVAKT   l'ÉM AKClPATIOxN. 

messieurs  d  accorder  leur  liénëdiclion  à  son  enlreprisc. 
Alexandre  ,  qui  avait  long-tems  habité  Londres  ,  rit  beau- 
coup en  voyant  qu'en  Irlande  la  bénédiction  vient  de  la 
poche  et  non  des  lèvres  ;  les  paroles  n  y  sont  en  effet  re- 
{^ardées  que  comme  un  accessoire  à  quelque  chose  de  plus 
subslauliel. 

Le  second  lot  fut  adjugé  à  Dan  ,  qui  attiré  par  le  succès 
de  Pat ,  s  approcha  accompagné  de  son  beau-père. 

«  Avez-vous  aussi  une  vieille  mère  à  loger?  lui  dit 
Alexandre. 

—  Une  mère  et  un  père ,  répondit  Dan  en  présentant 
Sullivan. 

—  Et  la  fille  par-dessus  le  marché,  ajouta  le  père.  Dan 
a  eu  la  bénédiclion  du  prêtre  au  lever  du  soleil ,  et  je  suis 
siîr  que  celle  de  votre  honneur  ne  lui  manquera  pas. 

—  Je  ne  me  serais  marié  que  le  soir,  à  sa  place,  dit 
Henri:  la  terre  d'abord  ,  la  fille  après;  car,  dites-moi. 
Dan,  quauriez-vous  t'ait,  si  vous  aviez  eu  la  femme  sans 
la  terre  ?  »  Dan  ne  prétendait  pas  deviner  ce  qu'aurait  fait 
alors  la  Providence  pour  lui  et  pour  Dora  ,  car,  selon  lui, 
le  moment  présent  était  le  seul  dont  un  homme  sage  dût 
s'occuper.  Ce  raisonnement  obtint  une  libérale  bénédiction 
des  jeunes  gens-,  et  ils  partirent  aussitôt,  malgré  les  clameurs 
de  la  foule,  qui  les  priait  de  s'arrêter  jusqu'à  ce  que  le  troi- 
sième et  dernier  lot  fût  adjugé. 

La  bonté  imprévue  de  Mrs.  Rosso  fournil  à  Daji  les 
movens  d'acheter  le  peu  d'oulils  nécessaires  pour  com- 
mencer sa  culture ,  ainsi  qu'un  tour  pour  sa  femme  et  une 
petite  provision  de  chanvre.  Quant  aux  habits,  ils  étaient 
obligés  de  garder  les  mêmes  nuit  et  jour,  car  ils  navaicjit 
ni  le  moyen  d'en  changer  ni  un  lit  qui  pût  rendre  leur 
usage  inutile.  JNlais  ils  pouvaient  à  peine  se  troubler  l'es- 
prit d'une  semblable  bagatelle,  au  milieu  des  grandes  al- 


L  inl-ANDE   AVA^T  L  ÉMAKCIPATIOK.  '2']'] 

Tains  qui  les  occupaient;  ils  avaient  repris  un  nouveau 
courage,  et  donnaient  ample  carrière  à  cet  esprit  d'entre- 
prise si  commun  en  Irlande.  Sullivan  travaillait  avec  ar- 
ileur  sous  la  direction  de  son  gendre ,  et  avant  la  fin  de 
Tannée,  ils  purent  ajouter  une  vache  à  leur  établissement. 
Quand  la  morte  saison  arriva ,  Dan  proposa  à  son  beau- 
père  d'agrandir  la  cabane,  en  ajoutant  une  chambre  der- 
rière celle  qui  existait.  Celui-ci  consentit  à  se  mettre  à  l'ou- 
vrage ,  quoiqu'en  gémissant  des  hautes  prétentions  de  son 
gendre,  qui  fit  le  nouvel  appartement  une  fois  plus  étendu 
que  Tancien ,  et  pratiqua  dans  le  mur  une  ouverture  pour 
servir  de  fenêtre. 

Un  an  s'était  écoulé ,  et  Dan ,  qui  avait  Tespoir  d'être 
bientôt  père,  était  allé  acquitter  la  rente  qu'ils  avaient 
été  assez  heureux  pour  amasser ,  lorsque  le  père  Glenny 
s'arrêta  à  la  cabane  dans  une  de  ses  visites  de  cha- 
rité. Les  femmes  s  empressèrent  de  le  recevoir,  et  le 
prièrent  d'attendre  leurs  maris  qui  allaient  bientôt  ren- 
trer. Le  prêtre,  plus  sérieux  qu  à  l'ordinaire,  les  assura 
cju'il  n'était  point  pressé  ,  leur  fit  compliment  de  Tamélio- 
ration  de  leur  demeure,  et  les  questionna  sur  leur  position 
actuelle.  Il  écouta  avec  plaisir  les  joyeux  récits  de  Dora, 
puis  il  lui  demanda  si  Dan  avait  eu  soin  de  faire  régula- 
riser son  bail  ? 

«  Je  crois  pouvoir  vous  dire  ,  mon  père  ,  qu  il  est  à  pré- 
sent dans  la  poche  de  mon  mari,  répondit  Dora  5  car  Dan 
est  allé  chez  le  régisseur  pour  terminer  cette  affaire.  » 

Pendant  qu'elle  parlait  ainsi,  Sullivan  se  précipita  dans 
la  chaumière  en  s'écriant  :  a  Dieu  ait  pitié  de  nous  !  Quel 
nouveau  malheur  peut  donc  nous  menacer?  Voici  Dan 
qui  descend  la  montagne  en  se  démenant  comme  un  in- 
sensé ;  je  Tai  vu  moiitrer  le  poing  à  l'agent ,  eux  qui  ont 
toujours  été  si  i)ieu  ensemble  I  » 


2^8  l'irlande  avant  l'émancipation. 

La  jeune  femme  demanda  en  tremblant  au  père  Gknny 
de  lui  faire  connaître  tout  ce  qu  elle  avait  à  craindre.  Le 
prêtre  lui  apprit  alors  que  M.  Tracey  avait  écrit  à  son 
agent  pour  lui  donner  l'ordre  de  ne  louer  aucune  petite 
portion  de  terrain  ,  car  son  intention  était  de  réunir  toutes 
les  fermes  en  une  seule ,  bien  convaincu  que  la  subdivision 
infinie  des  terres  nuisait  à  ses  intérêts ,  et  produisait  en 
même  tems  une  grande  misère  dans  le  pays.  Qu'en  consé- 
quence le  zélé  Flanagan  avait  examiné  quels  étaient  les 
tenanciers  qu'il  pouvait  évincer  de  leurs  baux ,  et  que 
malheureusement  la  négligence  de  Dan  à  faire  régulariser 
son  titre  le  mettait  au  nombre  des  fermiers  évincés. 

Sullivan ,  qui  était  resté  sur  la  porte  de  la  cabane  pen- 
dant cette  explication,  y  rentra  pour  annoncer  que  Dan 
approchait.  Le  prêtre  alla  au-devant  du  malheureux  jeune 
homme,  dont  le  front  irrité  s'abaissa  devant  le  doux  et 
sérieux  regard  du  père  Glenny.  Dora  profita  de  cet  instant 
de  calme  pour  demander  à  son  mari  en  quoi  leur  situation 
était  plus  terrible  qu'au  moment  de  leur  mariage,  et  pour- 
quoi il  ne  pourrait  point,  comme  Tan  dernier,  se  pro- 
curer une  nouvelle  demeure?  Dan  lui  répondit  avec  ira- 
patience,  qu'il  n'y  avait  plus  de  demeure  pour  eux  dans 
la  vallée  ;  et  oubliant  la  présence  du  prêtre ,  il  appela  la. 
malédiction  du  ciel  sur  Tracey  et  sur  toute  sa  famille  jus- 
qu'à la  dernière  génération. 

«  Paix,  mon  fils,  dit  le  père  Glenny,  c'est  blasphémer 
que  de  maudire  des  créatures ,  instrumcus  de  la  volonté 
de  Dieu  ;  d'autant  plus  que  M.  Tracey  n'est  ni  prolestant 
ni  étranger .  mais  membre  de  la  véritable  église  et  descen- 
dant des  chefs  du  pays,  dont  il  n'a  été  chassé  lui-même 
que  par  les  persécutions  contre  les  catholiques.  » 

Le  prêtre  demanda  ensuite  ï'ils  n'avaient  point  quelques 
économies  pour  passer  les  premiers  momens.  Dora  s  em- 


l'iRLAKDE  AVANT  l'èm  ANCirATION.  279 

pressa  de  parler  de  la  renie,  qu'elle  supposait  que  Dan 
M  avail  point  payée  ;  mais  la  fermeté  qu'elle  avait  montrée 
jusque-là  l'abandonna,  quand  elle  apprit  de  son  mari  que 
ce  n'était  qu  après  avoir  reçu  l'argent  que  Flanagan  avail 
déchiré  le  bail  au  lieu  de  le  signer,  comme  il  avait  eu  l'air 
de  s'y  disposer. 

«  Alors  il  ne  nous  reste  rien!  dit -elle  en  fondant  en 
larmes. 

—  Rien,  répondit  Dan  d'un  air  farouche,  et  nous  som- 
mes désormais  des  mendians!  » 

Le  père  Glenny  leur  adressa  à  tous  des  paroles  de  con- 
solation ,  donna  quelques  pièces  de  monnaie  à  Dora ,  et  se 
relira  en  les  engageant  à  aller  tous  le  lendemain  à  la  messe, 
après  laquelle  il  s'entretiendrait  avec  eux  sur  ce  qu'ils 
avaient  à  faire.  Dan  resta  sur  le  seuil  de  la  porte  jusqu'à  ce 
quil  l'eût  perdu  de  vue,  tandis  que  Dora  pleurait  eu  ca- 
chant sa  tète  sur  les  genoux  de  sa  mère  ;  mais  elle  tressail- 
lit bientôt  en  entendant  son  mari  s  écrier  :  «  Levez-vous, 
femme,  et  soyez  prèle  à  partir  à  la  fin  du  jour!  » 

A  la  question  qu'ils  lui  adressèrent  tous  à-la-fois  sur  ce 
qu'il  comptait  faire ,  Dan  ne  répondit  qu'en  donnant  des 
ordres  d'un  ton  si  impératif  que  personne  n'osa  désobéir.  Il 
fit  prendre  une  pioche  à  Sullivan,  et  se  mit  avec  lui  à  ravager 
le  champ  de  pommes-de-terre.  Il  ordonna  à  Dora  de  remplir 
les  sacs  et  les  paniers  à  tourbe  de  tout  ce  qu'ils  possédaient  5 
puis,  aussitôt  que  l'obscurité  s'épaissit,  il  s'empara  d'un 
cheval  qui  paissait  dans  le  voisinage,  le  chargea  des  paniers, 
et  dit  à  la  tremblante  Dora  d'y  monter.  La  pauvre  femme 
joignait  les  mains  en  s'écriant  :  u  Dan  !  où  voulez-vous 
nous  conduire  au  milieu  de  la  nuit?  »  Mais  pour  toute 
réponse,  son  mari  la  plaça  sur  le  cheval. 

«  Ma  mère  !  ma  mère  !  vous  ne  la  laisserez  pas  seule  ici  ?  » 
Ces  cris  changèrent  les  résolutions  de  Dan  ;  et  après  quelques 


aRo  l'iulakde  avajnt  l'émakcipation. 

inslans  Je  réflexion ,  il  fit  descendre  sa  femme  de  cheval ,  et 
après  lui  avoir  donné  Tordre  d'attendre  son  retour  ,  il  plaça 
sa  vieille  mère  entre  les  paniers-,  mais  Dora  était  trop 
inquiète  pour  attendre.  Elle  les  suivit  à  quelques  pas  de 
distance  pour  savoir  où  on  conduirait  sa  mère.  C'était  une 
entreprise  presque  impraticable  :  faire  à  pied  quatre  à 
cinq  milles  à  travers  un  terrain  marécageux ,  et  par  le  tems 
qu'il  faisait'.^..  Des  bouffées  de  vent  humide  glaçaient 
ses  membres  à  travers  ses  minces  vêtemens  •,  des  torrens 
de  pluie  la  frappaient  au  visage ,  et  l  aveuglaient ,  et  des 
fondrières  l'arrêtaient  à  chaque  pas.  Elle  eût  infaillible- 
ment perdu  la  trace  de  ceux  qu'elle  suivait,  si  eux-mêmes 
n'avaient  été  obligés  de  s'arrêter  plusieurs  fois  pour  ré- 
sister aux  efforts  de  l'orage.  Heureusement  pour  elle  ,  un 
éclair  vint  trahir  sa  présence.  «  Comment  !  vous  ici  , 
Dora?  »  lui  dit  son  mari  irrité.  Mais  elle  ne  répondit  rien 
de  peur  d'augmenter  sa  colère,  et  prit  timidement  son 
bras  qu'elle  ne  quitta  plus  jusqu  à  ce  qu'ils  fussent  arrivés 
sur  le  haut  de  la  montagne.  Ainsi  s'accomplit  celte  pénible 
émigration ,  qui  devait  avoir  de  si  déplorables  résultats. 

Dan  conduisit  sa  famille  harassée  dans  une  cabane  dont 
le  toit  était  à  moitié  enlevé  -,  misérable  hutte ,  placée  sur 
le  revers  de  la  montagne  du  côté  de  l'Océan  ,  et  qui  était 
invisible  pour  ceux  qui  venaient  de  la  vallée.  Il  monta  en- 
suite achevai  en  di^ant  aux  deux  femmes  qu'il  reviendrait 
bientôt  avec  Sullivan.  En  effet  ils  arrivèrent  tous  deux  au 
bout  de  trois  heures ,  avec  un  second  cheval  chargé  de 
tout  ce  (ju'ils  avaient  pu  arracher  à  la  cabane  de  la  vallée, 
pour  retidre  leur  nouvelle  habitation  plus  supportable-, 
mais  ,  au  grand  chagrin  de  Dora ,  son  mari  repartit  encore 
sans  indiquer  l'heure  de  son  retour.  Aussi,  vous  l'eussiez 
vue  tantôt  gravir  la  crête  des  rochers  pour  épier  le  re- 
tour de  son  mari,  tantôt  courir  vers  la  hutte  à  pas  pré- 


LIRLAISUE    AVANT   L  ÉMANCIPATION.  28  I 

cipilés  pour  consoler  sa  pauvre  mère,  qui  se  plaignait 
d'une  manière  déchirante.  Tant  d'amour,  tant  de  dévoû- 
ment  étaient  Lien  dignes  d'un  meilleur  sort!...  Enfin,  vers 
le  matin  elle  aperçut  un  grand  feu  dans  la  direction  de 
leur  ancienne  demeure  ^  elle  appela  son  père,  qui  jeta  son 
chapeau  en  l'air  en  criant  :  «  Bravo  !  bravo  !  Dan  est  vrai- 
ment le  garçon  qu'il  faut  pour  Flanagan.  La  cabane  brûle  , 
mon  bijou  ,  et  la  provision  de  tourbe  aussi-,  cette  vue  ré- 
chauffe mon  cœur,  malgré  la  distance. 

—  Mais  Dan  ,  où  est  Dan  ,  mon  père?  demandait  Dora. 

—  Il  est ,  je  gage ,  auprès  du  fossé,  mon  enfant ,  où  il 
coupe  la  gorge  au  porc  et  le  jette  dans  le  marais ,  ainsi  que 
la  vache  que  nous  avons  tuée  hier  soir;  puis ,  quand  tout 
sera  fini,  il  viendra  nous  joindre  par  quelque  chemin  dé- 
robé. » 

Tout  cela  arriva  exactement  comme  Sullivan  l'avait  dit, 
et  ce  procédé  trouva  tant  d  admirateurs ,  que  ,  pendant  les 
trois  nuits  suivantes ,  des  feux  étinctlèrent  çà-et-là  dans 
toute  l'étendue  de  la  vallée.  Lorsque  le  jour  paraissait 
on  découvrait  étendus  dans  les  champs  et  sur  les  che- 
mins ,  des  porcs  tués  et  traînés  dans  la  boue  par  lam- 
beaux ,  des  chevaux  ayant  les  jarrets  coupés ,  des  vaches 
à  moitié  brûlées 

Flanagan  était  au  désespoir  :  il  envoyait  de  toutes  parts 
des  exprès  pour  obtenir  des  troupes ,  il  convoquait  les  te- 
nanciers fidèles ,  et  il  eût  voulu  que  toute  la  contrée  prit 
les  armes  contre  les  insurgés.  Mais,  vains  efforts,  inu- 
tiles démarches  ;  l'autorité  n'envoya  que  tardivement  des 
troupes,  et  l'égoisme  des  voisins  resta  sourd  à  ses  plaintes. 
L'incendie  était  allumé,  il  ne  devait  s'éteindre  que  lors- 
que tous  les  matériaux  capables  de  l'entretenir  auraient 
ét(''  consumés.  Pendant  quinze  jours  ,  les  propriétés  de 
M.  Tracey  devinix^it  le  théâtre  de  scènes  épouvantables  : 


282  l'iri.akde  avakt  l'émakcipation. 

toutes  les  récoltes  sur  pied  furent  arrachées ,  les  digues  | 
renversées ,  et  les  bâtimens  incendiés.  La  lamille  Rosso  , 
malgré  son  influence,  ses  bons  procédés,  ne  put  calmer 
Texaspération  des  paysans,  aveuglés  par  leur  désespoir; 
ils  ne  cédèrent  à  aucune  instance ,  et  cependant ,  même 
au  milieu  de  leur  égarement ,  elle  leur  tendait  une  main 
charitable.  Reposons-nous  un  instant  au  milieu  de  cette 
excellente  famille. 

«  Votre  intention ,  mon  père ,  est-elle  de  défendre  à 
nos  fermiers  de  recevoir  les  malheureux  sans  asile  ,  de- 
manda le  plus  jeune  des  fils  de  M.  Rosso ,  au  retour  d'une 
de  ses  excursions  dans  la  vallée. 

—  Certainement  non  ,  répondit  M.  Rosso. 

—  Je  le  pensais  bien  ainsi ,  mon  père  ;  mais  Flanagan 
a  chassé  devant  moi  quelques-uns  de  ces  malheureux  d'une 
grange  appartenant  à  M.  Tracey ,  et  il  leur  a  déclaré  qu'ils 
ne  seraient  reçus  ni  par  vous ,  ni  par  vos  fermiers. 

—  Les  pauvres  en  savent  plus  que  lui  là-dessus ,  mon 
fils  ;  ils  voient  que  j'en  recueille  autant  qu'il  m'est  possible 
d'en  soulager;  et  je  voudrais  pouvoir  les  loger  tous,  car 
tout  ce  que  j  apprends  me  navre  le  cœur. 

—  Que  vont  donc  devenir  ceux  de  ces  malheureux  qui 
ne  trouveront  pas  d'asile? 

—  Les  uns  se  rendront  dans  les  villes,  où  la  misère  et 
les  maladies  les  décimeront  bientôt  ;  d'autres  parcourront 
le  pays  en  mendiant.  Les  plus  courageux ,  ceux  qui  ont 
l'esprit  trop  fier  pour  tendre  la  main ,  deviendront  -white- 
bojs  (i)  et  mourront  les  armes  à  la  main  ou  sur  le  gibet,  J 
et  tout  cela  par  la  conduite  irréfléchie  des  propriétaires  ,  ^ 
qui ,  après  avoir  laissé  une  liberté  illimitée  à  leurs  agens 
pour  sous-louer  leurs   terres,  adoptent  tout-à  coup  un 

(i)  Blancs  garçons.  Nom  d'une  association  de  bandits  irlandais. 


l'irlande  avant  l'émancipation.  283 

autre  système ,  sans  pourvoir  à  l'existence  de  ceux  qu'ils 
ont  attirés  dans  la  contrée. 

—  Ne  pensez-vous  pas ,  mon  père ,  demanda  Henri , 
que  l'établissement  de  la  taxe  des  pauvres  remédierait  à 
une  partie  de  ces  maux  ? 

—  Non ,  mon  fils  -,  je  suis  convaincu  que  la  charité 
légale  ne  servirait  qu'à  augmenter  le  mal  dont  nous  gé- 
missons. Nous  savons  tous  que  le  bien-être  des  classes 
inférieures  dépend  surtout  de  leurs  habitudes  et  de  leur 
caractère  ;  c'est  donc  à  les  réformer  que  nous  devons 
nous  attacher.  Il  est  une  éducation  qui  marche  sans  cesse 
et  avance  plus  vite  que  celle  que  l'on  reçoit  dans  les  écoles  -, 
c'est  celle  des  événemens.  Je  voudrais  donc  des  institutions 
qui  encourageassent  l'industrie  au  lieu  de  l'arrêter,  et  qui 
assurassent  une  récompense  au  travail ,  plutôt  que  d'offrir 
un  prix  à  l'imprévoyance  et  à  la  paresse. 

—  La  charité  légale ,  dit  Alexandre  ,  détruit  dans  l'es- 
prit du  pauvre  tout  principe  de  vertu  domestique.  Nos 
paysans  regardent  comme  sacrés  les  devoirs  de  parenté  et 
de  voisinage  5  donnez-nous  la  loi  des  pauvres ,  et ,  en  Ir- 
lande comme  en  Angleterre ,  les  vieillards  seront  livrés  aux 
soins  indifférens  des  étrangers;  les  enfans  seront  élevés 
loin  de  leurs  parens,  et  les  liens  si  doux  de  la  famille 
seront  à  jamais  rompus. 

—  Mais,  demanda  Henri,  qu'ont  produit  ces  liens 
dont  vous  parlez,  et  pourquoi  voyons-nous  tant  de  misère  ; 
jusqu'à  présent  ils  ont  cependant  subsisté  dans  toute  leur 
force  ? 

—  Ils  ont  été  frappés  d'impuissance  par  la  force  des 
mauvaises  institutions,  mon  fils;  ils  vivent  et  agissent, 
mais  ils  sont  privés  de  leur  récompense  par  l'injustice  des 
lois  et  l'impolitique  de  noire  gouvernement.  Les  enfans 
honorent  leurs  parens ,  les  pauvres  ont  compassion  de  leurs 


284  l'iRLAJN'DE   AVAKT   L  ÉilAJNCIPATIOîJ. 

semblables  5  mais  tant  que  le  travail  et  Tindustrie  soronl 
enchaînés  par  d'iniques  reslriclions  ,  les  secours  qu'ils 
peuvent  se  prêter  sont  bien  insuffisans  contre  l'indigence 
commune. 

—  Qu'y  a-t-il  donc  à  faire,  mon  père,  reprit  Henri-, 
car  vous  ne  voulez  pas ,  sans  doute,  que  les  choses  restent 
comme  elles  sont  ? 

—  Sans  doute,  mon  fils ,  je  voudrais  que  l'on  fit  beau- 
coup ,  et  surtout  sans  perdre  de  tems  ;  car  nous  répondons 
de  la  vie  des  malheureux  qui  nous  entourent.  Voici  quelles 
sont  mes  idées  à  cet  égard.  Le  peuple  irlandais  est  poussé 
naturellement  vers  les  expédilions  lointaines ,  et  vous  savez 
combien  d'émigrans  déjà  ont  bravé  des  dangers  et  des 
fatigues  inouies  pour  s'établir  en  Amérique  ,  livrés  à  leurs 
propres  forces  et  sans  aucun  secours.  Que  les  propriétaires 
s'entendent,  et  une  partie  des  difficultés  disparaîtra  par 
la  prévoyance  et  le  conseil  d  hommes  éclairés  et  en  état  de 
diriger  une  émigration  plus  compacte ,  et  par-là  même 
plus  avantageuse.  Les  cultivateurs  qui  resteront  dans  le 
pays ,  délivrés  des  charges  que  la  trop  grande  concurrence 
fait  peser  sur  eux,  traitant  directement  avec  les  proprié- 
taires, arriveront  à  une  aisance  impossible  aujourd'hui, 
et  emploieront  facilement  les  travailleurs  qui  n'auraient 
pas  par  eux-mêmes  des  terres  à  cultiver  (i).  » 

Malgré  les  mesures  actives  qu'avait  prises  M.  Flanagan 
pour  la  répression  des  incendiaires ,  Sullivan  et  Mahony 
ne  furent  pas  immédiatement  poursuivis  ;  ils  avaient  quitté 
la  hutte  de  la  montagne  le  lendemain  même  du  jour  où  ils 
V  étaient  arrivés  :  depuis  ce  tems  ,  deux  ou  trois  visites  de 

(i)  Note  DU  Tn.  Dans  le  22"  Numéro  de  la  2' série  i]o  la  lleoiir 
Britannique,  on  trotïvcra  un  arliclo  Irès-rernarquablo sur  Ifs  niovons 
à  cniplover  pour  diminuer  la  plaie  du  paupérisme  eu  Irlande. 


L'lRLANnE  AVANT  L  ÉMANCIPATION.  ^85 

nuit  et  une  rrnlro  à  Taiihc  du  jour  indiquaicnl  assez  qu<' 
leur  rc  Iraile  n'élail  point  éloignée.  Dans  chacune  de  ces 
courses,  Sullivan  avait  apporté  du  whiskey  pour  sa  femme, 
qui  déclinait  sensiblement  ;  et  ces  dons  firent  croire  à  Dora 
que  son  père  s'était  associé  à  une  distillerie  clandestine , 
car  elle  ne  put  jamais  obtenir  de  lui  une  réponse  positive 
sur  ses  occupations  ni  sur  le  lieu  qu'il  habitait. 

Dan  était  tout  aussi  mystérieux  que  son  heau-père  ;  sa 
tendresse  pour  sa  femme,  qui  avait  paru  renaître  dans 
toute  sa  force  depuis  leur  retraite  ,  n'était  accompagni'o 
d'aucune  marque  de  confiance.  Il  arrivait  et  reparlait 
sans  dire  où  il  avait  été,  ni  combien  de  tems  il  serait 
absent;  mais  toutes  les  fois  qu'il. retournait  près  des  exilées 
de  la  chaumière  ,  il  leur  prouvait ,  par  les  objets  qu'il  leur 
apportait ,  qu'il  s'intéressait  vivement  à  leur  sort  :  tantôt 
c'était  un  manteau  pour  remplacer  celui  de  Dora  qui 
tombait  en  lambeaux  ;  tantôt  une  provision  de  thé  et  de 
sucre  pour  la  vieille  mère;  puis  une  pièce  de  toile  pour 
u^s  langes  de  l  enfant  qui  devait  bientôt  voir  le  jour.  Dan 
attendait  de  vifs  remercîmens  pour  ce  dernier  présent,  car 
il  savait  que  sa  femme  s  affligeait  du  dénûment  où  elle  se 
trouverait  pour  recevoir  son  nouveau-né  ;  mais  Dora  re- 
gardant son  mari  avec  une  angoisse  inexprimable,  lui  dit 
en  fondant  en  larmes  :  a  Ohl  Dan,  vous  ne  voulez  point 
condamner  votre  enlant  avant  sa  naissance!  Cette  toile 
n'est  point  gagnée,  elle  ne  peut  vous  appartenir,  et  je 
jure  (jue  mon  enfant  ne  sera  pas  souillé  par  un  objet  dé- 
robé. —  Ma  femme,,  lorsqu'il  y  a  un  terme  à  la  justice, 
il  v  en  a  un  aussi  aux  devoirs  ;  quand  il  n'est  plus  permis 
de  gagner  ce  dont  on  a  besoin  ,  on  est  autorisé  à  le  prendre 
partout  ou  on  le  trouve.  Au  reste  les  soldats  peuvent  venir 
quand  ils  voudront ,  on  est  prêt  à  leur  répondre.  » 

Dan  ne  put  parvenir  à  faire  partager  son  insouciance  à 
ir.  -  19 


286  LIRLAItfDE   AVAHT  l'ÉMANCIPATIOK. 

sa  femme  •,  elle  devenait  plus  pensive  à  mesure  qu'il  était 
plus  indififérent  au  danger  qui  le  menaçait.  Une  mélancolie 
profonde  s'empara  d'elle.  Tantôt  s'asseyant  sur  une  pointe 
escarpée  du  roc,  elle  passait  son  tems  à  écouter  le  bruit 
des  vagues  ;  tantôt  s'enfonçant  dans  une  caverne  qui  s'ou- 
vrait au-dessous  de  sa  cabane ,  elle  y  restait  des  journées 
entières  en  attendant  le  retour  de  son  mari.  Ainsi  s'écou- 
lait l'existence  de  Dora  :  consoler  sa  pauvre  mère  et  pleu- 
rer en  secret  sur  ses  propres  infortunes!... 

Au  milieu  d'une  de  ces  nuits  de  décembre  ,  dont  la  pro- 
fonde obscurité  s'étend  comme  un  noir  manteau  et  enve- 
loppe la  terre,  un  navire  vint  échouer  presque  au  pied 
du  rocher  contre  lequel  était  adossée  la  cabane  de  Dora. 
Comment  cela  arriva  t-il  ?  ceux  qui  étaient  à  bord  l'igno- 
raient absolument  ^  ils  croyaient  connaître  la  côte  et  les 
feux  vacillans  d'une  espèce  de  phare  au  sud-ouest,  les  ras- 
suraient en  partie  -,  mais  le  brouillard  était  si  épais  qu'ils  au- 
raient dû  s'étonner  de  l'apercevoir  encore.  Le  vent  pous- 
sait le  bâtiment  à  la  côte  -,  et  il  était  trop  tard  pour  changi'r 
de  direction  ,  quand  on  reconnut  qu'il  donnait  au  milieu 
des  brisans  ;  il  toucha ,  et ,  avec  le  premier  cri  poussé  par 
l'équipage,  le  phare  trompeur  s'évanouit  (i). 

Le  premier  homme  qui  atteignit  le  rivage  chercha  à 
découvrir  quelque  habitation  :  une  faible  lueur  qui  sor- 
tait de  la  cabane  de  Dora ,  l'attira  vers  ce  côté.  Bron- 
chant, grimpant,  tombant  et  toujours  criant,  il  poursui- 
vait son  chemin  en  ligne  directe  vers  la  lumière  qu'il 
craignait  à  chaque  instant  de  voir  disparaître  comme  le 
^fanal,  quand  tout-à-coup  un  grand  nombre  de  voix  ré- 


(i)  Note  du  Tn.  On  sait  que  les  paysans  irlandais  emploient  fn^- 
queniment  ce  slratagème  pour  allirer  dans  des  écueils  les  naTirt-* 
battus  par  l'orage. 


LinLANDE   AVA^T  LÉMASCIPATION.  "i^"^ 

pondireiil  à  ses  cris;  des  lumières  errantes  parurent  sur 
la  montagne  -,  des  hommes  semblèrent  sortir  de  terre  aux 
côtés  du  marin  étonné,  et  lui  dirent  qu'il  prenait  une 
mauvaise  route  pour  trouver  du  secours,  car  il  n'y  avait 
que  des  femmes  sur  la  montagne.  Le  naufragé  ne  leur  ré- 
pondit qu'en  maudissant  leur  apparition  tardive  et  l'arti- 
fice par  lequel  il  soupçonnait  avec  trop  de  raison  que  le 
navire  avait  été  attiré  sur  ce  dangereux  rivage. 

Un  aigre  sifflet  réunit  aussitôt  toutes  les  lumières  qui 
se  dirigèrent  vers  la  plage  j  deux  hommes  s'emparèrent 
du  marin,  et  le  firent  descendre  rapidement  la  montagne 
sans  lui  permettre  de  se  rapprocher  du  vaisseau  naufragé 
comme  il  l'aurait  voulu.  On  le  fit  ensuite  entrer  dans  la 
caverne  située  au-dessous  de  la  hutte  de  Dora ,  où  cinq 
de  ses  compagnons  vinrent  le  joindre,  escortés  comme  lui 
par  des  hommes  qui  portaient,  par-dessus  leurs  habits, 
des  espèces  de  blouses  serrées  autour  des  reins  par  des 
cordes  de  foin  qui  retenaient  en  même  tems  des  pistolets 
et  un  poignard  (i).  Ces  malheureux,  mouillés  jusqu'aux 
05,  glacés,  épuisés  de  fatigue  et  accablés  d inquiétude, 
restèrent  dars  cet  état  toute  la  nuit,  sans  que  ceux  qui  les 
gardaient  parussent  être  touchés  de  leur  situation.  Pen- 
dant ce  teras ,  l'œuvre  de  destruction  avançait  rapidement  ; 
tout  ce  que  contenait  le  navire  fut  emporté,  et  la  coque 
fut  ensuite  submergée. 

Tant  qu'il  ne  s'était  agi  que  de  dépouiller  des  rece- 
veurs ,  d  effrayer  des  agens,  de  battre  des  collecteurs.  Dan 
avait  rempli  sa  mission  avec  joie-,  mais  il  ne  pouvait  se 
résoudre  à  attirer  des  étrangers  dans  un  piège  pour  les 
dévaliser.  Aussi,  demanda-t-il  avec  instance  d'être  dis- 
pensé de  celte  expédition,    mais  il  n'était  plus  libre-,  on 

(i)  Toi  est  l'uniforme  des  white-boys. 


288  l'iulandr  avant  l'émancipation. 

lui  rappela  son  serinent,  et,  en  signe  d'obéissance,  on 
lui  commanda  de  cacher  dans  sa  cabane  un  ballot,  apparte- 
nant aux  naufragés.  Il  obéit  avec  chaginn  ,  craignant  d'a- 
border ainsi  Dora,  après  la  plus  longue  absence  qu'il  eût 
encore  faite  depuis  qu'elle  élait  sur  la  monlagnr.  D'ail- 
leurs elle  ne  l'avait  jamais  vu  dans  le  costume  des  white-  \ 
hoys ,  et  jamais  il  ne  lui  avait  avoué  qu'il  faisait  partie  de 
cette  association  redo'^iée. 

C'est  ainsi  que  tourmenté  par  ces  pénibles  réHexions,Dan 
approcha  de  la  cabane.  D'abord  il  déposa  son  ballot  près  de 
la  porte,  puis  ,  avant  de  l'ouvrir,  il  voulut  regardera  tra- 
vers les  interstices  des  planches  ,  pour  savoir  ce  qui  se 
passait  à  l'intérieur.  Un  spectacle  effrayant  s'offrit  à  ses 
yeux.  Il  crut  un  instant  que  c'était  le  résultat  d'une  hal- 
lucination de  son  cerveau  malade  -,  mais ,  hélas  !  c'était  la 
vérité  tout  entière.  Dans  l'intérieur  de  la  cabane,  Dora 
était  occupée  à  envelopper  le  corps  de  sa  mère ,  étendu 
sur  le  sol  de  la  hutte-,  ses  mouvemens  étaient  rapides  rt 
convulsifs.  Agenouillée  près  du  cadavre  ,  elle  essayait ,  en 
rapprochant  les  membres,  de  les  couvrir  entièrement  d'un 
morceau  de  toile  beaucoup  trop  court  pour  cet  usage.  Puis, 
selon  les  mœurs  irlandaises,  elle  fit  entendre  le  cri  per- 
çant des  funérailles  ,  avec  une  véhémence  qui  ramena 
quelque  apparence  de  vie  sur  son  visage  décoloré-,  et  après 
avoir  écouté  un  instant,  elle  dit  avec  impatience  :  «  J'ai 
poussé  le  cri  de  mort  :  personne  ne  vient  -,  le  père  Glenny 
m'a  oubliée  depuis  long-tems  ;  mon  propre  père  nous  a 
abandonnés-,  et  Dan  ,  je  ne  sais  ce  qui  lui  est  arrivé,  mais 
je  ne  croyais  pas  qu'il  pût  m'oublier  si  long-tcms!... 

—  Vous  oublier!  Dora,  s'écria  Dan  en  se  précipitant 
dans  ses  bras,  al-je  donc  gardé  mon  serment  si  long-tems 
quand  vous  éliez  dans  la  cabane  de  votre  père,  pour  vous 
oublier  maintenant  que  vous  n'avez  plus  que  moi?  » 


L'iULANDE   AVANT   l'ÉMAKCIPATION.  28c) 

Et  Dora  le  regardait  avec  stupeur «  Vous  avez  donc 

apporté  un  linceul?  lui  dit-elle  ,  après  quelques  instans 
d'un  morne  silence^ j'en  avais  bien  besoin^  mais  où  sont 
les  chandelles  ?  et  je  n'ai  point  de  bière  pour  y  déposer  le 
corps  ! . . . 

—  Dois-je  avertir  les  voisins  pour  la  veillée  ?  »  demanda 
Dan ,  qui  pensa  que  le  meilleur  moyen  de  calmer  son  es- 
prit était  de  Taider  à  remplir  les  devoirs  funèbres ,  la  pre- 
mière de  toutes  les  obligations  sociales  en  Irlande. 

Elle  fit  un  signe  de  consentement,  et  il  retourna  au  ri- 
vage, d'où  il  rapporta  une  planche,  des  chandelles  et  de 
l'eau-de-vie  pour  ceux  qui  veilleraient  -,  il  avertit  aussi  son 
capitaine  et  ses  compagnons  de  la  perte  qu'il  venait  de 
faire,  et  leur  dit  que  tout  serait  prêt  pour  leur  réception 
dans  la  cabane  quand  ils  entendraient  le  cri  funèbre. 

A  son  retour.  Dan  fut  encore  plus  frappé  de  la  pâleur  el 
de  l'air  hagard  de  sa  femme,  sans  pouvoir  s'en  rendre 
compte.  «  Emportez  le  lit,  lui  dit-elle  en  montrant  le  tas  de 
paille  sur  lequel  sa  mère  était  morte ,  et  mettez-y  le  feu 
pendant  que  je  ferai  les  autres  apprêts.  » 

Dan  souleva  un  paquet  qui  était  sur  la  paille ,  et  le  laissa 
retomber  en  entendant  le  faible  cri  d'un  enfant.  Tout  se 
dévoila  à  l'instant  à  son  esprit. . .  Il  releva  l'enfant  et  le  plaça 
sur  le  sein  de  Dora  sans  prononcer  une  parole.  «  Oh!  mon 
fils,  dit-elle,  je  l'ai  oublié  comme  j'ai  oublié  de  prier 
pour  ma  mère  5  j'espère  cependant  qu  il  n'a  pas  eu  faim 
trop  long-tems  ^  tenez- le  pendant  que  j'ôterai  mon  man- 
teau ,  qui  me  brûle  comme  s'il  était  en  feu.  »  Et  elle  jela 
l'enfant  avec  négligence  dans  les  bras  de  son  époux. 

«  Ah  !  Dora  ,  s'écria-t-il  avec  l'accent  du  désespoir  ,  est- 
ce  ainsi  queje  devais  recevoir  de  vous  notre  premier  né  ?  » 

Elle  le  regarda  d'un  air  égaré,  puis  elle  mit  le  feu  à  la 
paille  et  poussa  le  cri  d'appel  avec  une  force  indicible. 


290  L'iaLANDE   AVAINT  LÉMÂNCIPATIOS. 

Les  white-hojs  arrivèrent  aussitôt ,  et  la  singularité 
de  leurs  vètemens  attira  l'attention  de  Dora;  elle  exa- 
mina ceux  de  Dan,  et  lui  dit  :  «  Ainsi  vous  vous  êtes 
enrôlé,  Dan?  ils  peuvent  maintenant  faire  de  vous  ce 
qu'ils  voudront;  ils  vous  conduiront  dans  les  marais  et 
sur  les  rochers;  ils  vous  exposeront  aux  balles  ,  et,  ce  qui 
est  plus  affreux  que  les  rochers ,  les  précipices  et  les  sol- 
dats ,  ils  vous  pousseront  devant  le  juge  qui  vous  refusera 

miséricorde,  et  alors 

—  Pour  l'amour  du  ciel ,  taisez-vous,  Dora ,  lui  disait 
Dan,  en  lui  prenant  les  mains,  et  lui  faisant  de  tendres 
caresses.  » 

Le  capitaine  profita  de  ce  moment  d  épanchemens  pour 
faire  emporter  le  corps;  il  ordonna  ensuite  aux  hoys  de 
célébrer  les  funérailles  sur  le  rivage  ,  et  d  aller  chercher 
une  des  femmes  de  la  troupe  pour  soigner  Dora ,  qui 
poussait  des  cris  déchirans.  Grâce  aux  soins  attentifs  et 
prolongés  de  la  femme  qu  on  lui  amena  ,  la  jeune  mère  se 
rétablit,  mais  elle  ne  redevint  jamais  la  jolie  et  heureuse 
Dora  d'autrefois.  Une  mélancolie  profonde  s'empara  de 
son  esprit  ;  aucun  signe  de  gaité  ne  parut  plus  sur  sa 
figure  amaigrie  ;  toutes  les  circonstances  relatives  à  la 
mort  de  sa  mère  et  à  la  naissance  de  son  enfant ,  s'étaient 
effacées  de  son  souvenir.  Elle  présumait  seulement  que  les 
secours  qu'elle  avait  reçus  de  sa  mère  dans  ses  douleurs, 
avaient  achevé  d'épuiser  ses  forces  déjà  si  abattues,  et 
avaient  amené  le  fatal  résultat. 

Cependant  les  recherches  contre  les  white-boys  deve- 
naient tous  les  jours  plus  actives.  Les  marins  naufragés  con- 
duits à  quelque  distance  du  lieu  de  leur  désastre  avaient  ra- 
conté dans  leur  route  toute  les  circonstances  du  crime  dont 
ils  étaient  victimes ,  et  les  villes  de  Ballina  et  de  Killala  re- 
tentirent bientôt  des  détails  exagérés  du  forfait  qui  avait 


L  IRLANDE  AVAWr    L  ÉMANCIPATION  .  'HJl 

('U'  commis  sur  la  côle.  Le  premier  propriétaire  qui  dé- 
clara avec  énergie  la  guerre  aux  white-bojs ,  fut  un  ma- 
gistral dont  ils  coupèrent  l'avenue ,  orgueil  cl  ornement  de 
son  manoir.  Il  les  avait  encore  admirés  la  veille  ces  aibres 
magnifiques  j  son  premier  regard  fut  pour  eux  le  matin  , 
et  le  soir  il  les  vit  abattus  sur  le  sol  comme  autant  de  mo- 
numens  d'une  grandeur  passée.  Poussé  par  la  colère ,  il 
monte  à  cheval ,  suivi  d'un  groom ,  et  courut  chez  ses 
collègues  pour  les  engager  à  prendre  des  mesures  actives 
contre  les  malfaiteurs. 

Mais  le  départ  de  M.  Connar ,  ses  démarches ,  tout  fut 
rapporté  au  capitaine  des  white-boy  s ,  assez  à  tems  pour 
qu'il  se  tint  sur  ses  gardes.  Des  soldats  marchèrent  dans 
plusieurs  directions-,  mais  partout  ils  trouvèrent  les  ban- 
dits disposés  à  les  recevoir ,  et  Dora ,  bien  malgré  elle , 
eut  un  rôle  à  remplir  dans  ces  préparatifs  hostiles.  Elle 
était  la  seule  qui  sût  écrire ,  et  Dan  fui  chargé  de  lui  dicter 
une  lettre  pour  intimider  le  commandant  de  la  force  ar- 
mée. Voici  en  quels  termes  était  conçue  cette  pièce  acca- 
blante pour  la  pauvre  Dora. 

Major  Greaves  , 

M  Ne  venez  pas  plus  loin  que  les  gros  ormes  du  domaine  de 
Rosso,  ou  il  vous  en  arrivera  malheur.  Ce  que  vous  venez  nous 
demander  est  une  bagatelle  pour  laquelle  des  gens  d'honneur 
rougiraient  d'Inquiéter  de  pauvres  gens  comme  nous ,  quand 
même  le  vaisseau  serait  encore  existant  ;  d'ailleurs  ce  vais- 
seau ,  dont  on  parle  tant ,  n'a  jamais  été  qu'un  mauvais  ba- 
teau brûlé  et  détruit ,  de  sorte  que  rien  ne  peut  en  être  repré- 
senté, sinon  les  armes  ,  que  nous  montrerons  à  Votre  Honneur, 
d'une  autre  manière  que  vous  ne  vous  y  attendez  ,  si  un  seul 
homme  de  votre  troupe  fait  un  pas  au-delà  des  ormes. 

»  Il  y  a  des  anguilles  dans  les  marais  qui  vous  glisseront  de 
la  main  quand  vous  croirez  les  saisir,  et  Votre  Honneur  nous 


2i)'2  h  IRLANDE  AVAKT  L  ÉMAISCll'ATlOK. 

trouvera  ,  au  lieu  des  anguilles,  avec  la  différence  qu'il  sera  pris 
au  lieu  de  prendre.  Un  mot  encore  de  bonne  amitié  :  Qu'un  seul 
ennemi  mette  le  pied  dans  le  marais  ,  et  il  n'en  sortira  pas  vi- 
vant ;  ainsi,  à  moins  que  Votre  Honneur  ne  soit  curieux  de  choi- 
sir un  tombeau  dans  la  vallée ,  nous  lui  conseillons  de  ne  pas 
faire  un  pas  au-delà  des  grands  arbres  ,  ou  il  trouverait  ce  qu'il 
ne  cherche  pas.  » 

Daii  s'étonnait  que  Dora  ne  se  fût  pas  refusée  à  coo- 
pérer à  celte  action  ;  il  la  crut  un  moment  assez  faible 
pour  s'être  laissée  éblouir  par  les  éloges  donnés  à  son  sa- 
voir. Cependant  l'obéissance  passive  de  la  pauvre  femme 
venait  de  ce  qu'elle  connaissait  trop  bien  l'inutilité  de 
ses  observations  -,  et  lorsque  son  mari  lui  dit  adieu  en  se 
préparant  à  partir  avec  ses  camarades ,  pour  remettre  la 
dangereuse  missive  à  sa  destination ,  son  désespoir  et  ses 
cris  montrèrent  assez  quelles  craintes  lui  inspirait  cette  au- 
dacieuse entreprise.  Dan  chercha  à  la  calmer  en  lui  repré- 
sentant que  sa  sûreté  aussi  bien  que  son  devoir,  l'obligeait 
à  s'éloigner  de  la  cabane  5  puis  il  ajouta  tout  bas  que  chaque 
homme  de  la  troupe  avait  une  cachette  sûre  dans  le  ma- 
rais, et  que  la  sienne  et  celle  de  Sullivan  étaient  dans  un 
buisson  de  sureau  qu'elle  voyait  de  la  montagne. 

Depuis  ce  moment,  la  gelée ,  le  brouillard ,  la  pluie  ne 
pouvaient  empêcher  la  malheureuse  Dora  d'avoir  toute  la 
journée  les  yeux  fixés  sur  ce  qui  se  passait  dans  le  marais. 
Il  n'existait  pas  dans  les  environs  du  buisson  protecteur 
une  touffe  de  mousse ,  une  broussaille ,  un  jonc  qu'elle 
ne  connût  aussi  bien  que  si  elle  les  avait  plantés  elle- 
même.  Le  soir,  à  mesure  que  le  jour  déclinait,  elle  se 
rapprochait  de  la  cachette,  et  restait  assise  auprès  du 
buisson  aussi  long-tems  que  son  enfant  pouvait  se  passer 
de  ses  soins  ,  et  .clic  s'en  retournait  le  cœur  soulage  de  n'a- 
voir aperçu  aucun  indice  de  danger. 


L'iRLAiSHK   AVANT   L  ÉMAKCH'ATIOW.  298 

Un  jour ,  à  travers  la  brume  épaisse  d'une  matinée  de 
janvier,  elle  aperçut  quelqu'un  qui  se  glissait  dans  la  re- 
traite mystérieuse  -,  Dora  y  courut  aussitôt  et  trouva  son 
père  :  «  Dan  ?  où  est  Dan  ?  »  fut  sa  première  parole. 

«  Il  n'est  pas  loin  d'ici ,  répondit  Sullivan  ,  et  viendra, 
s'il  le  peut,  cette  nuit  à  la  cabane,  par  le  chemin  de  la  cote, 
pour  nous  instruire  de  ce  qui  se  sera  passé  dans  la  jour- 
née. Quanta  toi,  mon  enfant,  il  ne  faut  point  t'effrayer 
si  les  soldats  viennent  faire  une  descente  chez  toi ,  et  je  ne 
te  reconnaîtrais  plus  pour  ma  fille ,  si  lu  ne  trouvais  le 
moyen  de  tromper  les  coquins,  et  de  nous  sauver  tous  de 
leurs  mains.  » 

Dora  rentra  chez  elle  plus  agitée  que  jamais  ,  en  atten- 
dant son  mari  et  réfléchissant  aux  ruses  dont  elle  pourrait 
se  servir,  en  cas  d'interrogatoire,  pour  éloigner  les  soldats 
sans  trahir  sa  conscience  par  un  mensonge.  Elle  ne  pensa 
pas  un  moment  au  danger  qui  la  menaçait  personnelle- 
ment pour  avoir  écrit  la  lettre  ^  toute  occupée  de  son  mari 
et  de  son  père  ,  ce  qui  la  regardait  était  entièrement  sorti 
de  sa  pensée  ;  mais  Dan  n'y  songeait  que  trop  ,  et  le  but  de 
sa  visite  était  de  la  conduire  en  lieu  de  sûreté. 

Les  méditations  de  Dora  furent  bientôt  interrompues 
par  l'apparition  d'une  troupe  de  soldats  sur  le  chemin  qui 
traversait  le  marais-,  ils  s'arrêtèrent  à  l'embranchement 
de  plusieurs  routes  et  se  divisèrent  en  petites  bandes  pour 
explorer  le  pays.  La  moins  considérable  prit  le  chemin  qui 
passait  près  du  buisson  de  sureau.  Dora ,  dans  ce  moment , 
sentit  son  cœur  près  de  défaillir  5  mais  reprenant  son  sang- 
froid  ,  elle  se  plaça  sur  la  montagne  de  manière  à  attirer 
l'attention  des  soldats.  Ils  l'appellèrent ,  elle  leur  répondit, 
et,  en  attendant  leur  arrivée,  elle  paraissait  s'amuser, 
comme  un  enfant ,  à  regarder  les  six  soldais  et  rofficier 
qui  les  commandait. 


2(^4  L  IRLANDE  AVANT   h  ÉMANCIPATION. 

((  Où  demeurez-vous ,  ma  bonne  ?  »  dit  l'officier  ^  elle 
montra  sa  cabane. 

((  Qui  demeure  avec  vous  ? 

—  Mon  enfant  ;  ma  mère  y  demeurait  aussi ,  mais  elle 
est  morte  il  y  a  quelques  semaines. 

—  Et  votre  père  ? 

—  J'avais  un  père  aussi ,  mais  il  est  sous  la  terre  ;  puisse 
la  pluie  tomber  doucement  et  le  soleil  briller  sur  le  gazon 
qui  le  couvre. 

—  Ne  vous  appelez-vous  pas  Dora  Mahony  ?  je  sais  que 
votre  père  vit  et  qu'il  fait  partie  d'une  bande  de  contre- 
bandiers. 

—  Il  ne  m'a  jamais  rien  dit,  quand  je  le  voyais,  de  la 
nature  de  ses  occupations. 

—  Où  est  votre  époux  ?  c'est  mal  à  lui  de  vous  laisser 
seule  ici. 

— 11  y  a  long-tems  qu'il  m'a  quittée ,  je  ne  sais  pas  au 
juste  quand;  le  chagrin  m'a  rendue  presque  imbécille.Tout 
est  sorti  de  ma  mémoire  excepté  mes  cris  sur  la  montagne 
et  ma  solitude  au  moment  des  funérailles  de  ma  mère.  » 

L'officier  linterrogea  ensuite  sur  le  naufrage  ,  et  elle  se 
sentit  à  l'aise,  car  elle  ne  savait  rien  -,  puis  il  lui  demanda 
où  son  mari  était  allé  5  elle  l'ignorait.  «  Quand  reviendra- 
t-il ,  le  savez-vous  ? 

—  Je  me  suis  dit  bien  souvent  en  voyant  lever  le  soleil, 
qu'il  éclairerait  son  retour,  et  le  soleil  en  se  couchant  me 
laissait  aussi  abandonnée  qu'il  m'avait  trouvée. 

—  Affirmez-vous  sous  la  foi  du  serment ,  lui  demanda 
l'officier .  que  votre  mari  n'est  caché  ni  dans  la  cabane  ni 
dans  le  voisinage  ?  » 

Dora  déclara  qu'elle  craignait  beaucoup  trop  de  faire  un 
faux  serment,  pour  jurer  que  son  mari  n'était  pas  dans 
les  environs,  quand  elle  ignorait  entièrement  où  il  se  trou- 


L  IRLAADE   AVA^T  L  ÉMAACIVATIOK.  '2t)5 

vail  j  mais  elle  ajouta  qu'elle  jurerai)  tant  qu'on  voudrait 
qu'il  n'était  point  dans  la  eabane,  et  qu'elle  n'avait  ni  armes 
ni  munitions  en  dépôt. 

L'officier  consentit  à  cette  restriction ,  et  Dora  prêta  le 
serment  avec  assurance;  puis  les  soldats  entrèrent  dans  la 
cabane ,  tandis  qu'elle  berçait  son  enfant  dans  ses  bras ,  en 
regardant  à  la  dérobée  le  chemin  de  la  côte,  où  elle  crai- 
gnait maintenant  d'apercevoir  son  mari. 

Au  bout  de  quelques  minutes,  les  soldats  revinrent  avec 
une  douzaine  de  piques ,  un  mousqueton  et  trois  paires  de 
pistolets. 

<(  Vous  avez  donc  apporté  ces  armes  avec  vous  ?  s'écria 
Dora  étonnée;  car  je  jure  qu'il  ny  en  avait  aucune  avant 
votre  arrivée.  — Assez,  assez,  dit  l'officier;  un  faux  ser- 
ment dans  une  matinée  est  plus  qu'il  n'en  faut  pour  vous 
mettre  dans  l'embarras.  » 

Les  protestations  de  la  jeune  femme  et  son  air  d'inno- 
cence parurent  émouvoir  le  chef  de  la  troupe,  qui  lui  of- 
frit de  la  laisser  chez  elle  sur  parole ,  si  elle  voulait  écrire 
l'engagement  de  se  présenter  à  la  première  réquisition  du 
magistrat.  Enchantée  d'en  être  quitte  à  si  bon  marché,  la 
crédule  Dora  écrivit  ce  que  l'on  voulut  ;  mais  à  peine  l  of- 
ficier eût-il  regardé  son  écriture,  qu'il  s'écria  :  «  Saisissez- 
la;  elle  est  notre  prisonnière! 

—  Prisonnière?  répéta  Dora  tremblante. 

—  Oui ,  et  sur  une  charge  bien  plus  grave  que  la  pre- 
mière ;  car  c'est  vous  qui  avez  écrit  la  lettre  au  major 
Greaves.  m 

Accablée  par  le  malheur,  et  en  quelque  sorte  insouciante 
aux  maux  qui  ne  tombaient  que  sur  elle,  Dora  ne  pensa 
plus  qu'à  hâter  le  départ  de  la  troupe;  car  elle  redoutait  à 
chaque  instant  de  voir  paraître  son  mari.  En  hésitant  cl  en 
paraissant  embarrassée,  lorsque  l'officier  la  questionna  sur 


296  l'irlande  avant  l'émancipation. 

le  chemin  qu'elle  regardait  si  altentivement,  elle  le  décida 
à  reprendre  celui  qu'il  avait  déjà  suivi  le  matin ,  dans  la 
crainte  que  quelque  embûche  ne  l'attendit  sur  la  côte.  La 
prisonnière ,  avec  son  enfant  dans  les  bras ,  fut  prise  en 
croupe  par  un  des  cavaliers,  et  on  se  mit  en  roule.  Son 
anxiété  devint  extrême  en  passant  près  du  buisson  de  su- 
reau, tant  elle  craignait  que  son  père  ne  fit  quelque  ten- 
tative pour  la  délivrer  5  mais  bien  persuadé  de  l'inutilité 
de  ses  efforts ,  Sullivan  prit  le  parti  de  ne  pas  se  montrer, 
afin  d'avoir  la  facihté  de  prévenir  Dan  du  sort  de  sa  femme, 
et  lui  épargner  ainsi  la  douleur  de  trouver  sa  maison  vide , 
sans  connaître  ce  qu'étaient  devenus  ceux  qui  l'habitaient. 
Dora  supporta  ce  fatigant  voyage  avec  courage  et  pres- 
que avec  joie ,  soutenue  par  la  consolante  pensée  que  Dan 
n'était  point  venu  le  matin  sur  la  montagne. 

Ce  fut  à-peu-près  à  cette  époque  que  M.  Tracey  revint 
de  France  avec  sa  famille,  c'est-à-dire  aussitôt  après  le 
vote  du  bill  de  l'émancipation  des  catholiques  d'Irlande. 
A  son  arrivée  dans  ses  terres  ,  il  fut  frappé  d'un  sentiment 
d'efïroi  et  de  chagrin  en  voyant  l'état  auquel  était  réduite  la 
plus  grande  partie  des  habilans  de  la  vallée.  En  donnant 
des  ordres  pour  la  réunion  des  petites  fermes ,  il  croyait 
avoir  pourvu  à  tout  ce  qui  était  nécessaire  à  la  prospérité 
du  pays  -,  et  comme  M.  Flanagan  ne  lui  avait  jamais  fait 
part  des  plaintes  que  cette  mesure  avait  excitées ,  il  sup- 
posait que  tout  était  bien.  Aussi ,  lorsqu'il  entendit  le  récit 
des  maux  et  des  crimes  qui  en  avaient  été  la  suite  5  lorsqu'il 
fut  témoin  de  la  guerre  acharnée  entre  les  riches  et  les 
pauvres^  qu'il  vil  emmener  des  prisonniers,  relever  des 
morts  et  des  blessés,  et  qu'il  sut  quelle  part  immense  de  tous 
ces  malheurs  retombait  sur  lui ,  son  premier  mouvement 
fui  de  relourncr  sur  le  continent  pour  se  soustraire  à  ce 


l'iulande  avakt  l'émakcipation.  297 

fléchiranl  speclaclo;  mais  son  ami  M.  Rosso  releva  son 
courage,  et  l'engagea  à  prendre  un  parli  plus  digne  de  lui. 

Ils  cherchèrent  ensemble  les  moyens  de  remédier  aux 
maux  les  plus  pressans.  Rétablir  les  choses  sur  Tanoicn 
pied,  c'était  impraticable.  D  un  autre  côté,  ils  ne  pouvaient 
fournir  à  tous  ces  malheureux  les  moyens  d'émigi-er  avec 
avantage;  mais  il  élail  facile  de  leur  faire  gagner  Targent 
nécessaire  pour  payer  leur  traversée  en  leur  donnant  à 
faire  quelque  travail  utile  au  pays,  et  qui  emploierait 
beaucoup  de  bras. 

Les  deux  amis  ne  furent  pas  long-tems  incertains  sur 
Touvrage  qui  devait  cire  entrepris.  A  quelques  milles  du 
domaine  de  M.  Tracey  était  situé  un  village  considérable, 
qui  pouvait  offrir  un  débouché  précieux  aux  productions 
de  la  vallée-,  mais  un  marais  intermédiaire,  empêchait 
toute  communication,  et  exhalait  pendant  l'été  des  miasmes 
pestilentiels  qui  rendaient  le  pays  très-malsain.  Une  digue 
de  peu  d'étendue  et  une  route  bien  construite  auraient 
changé  entièrement  la  face  du  pays.  M.  Tracey  se  mit  à 
la  tète  de  l'entreprise,  à  laquelle  il  inléressii  plusieurs 
propriétaires.  Il  donna  de  l'ouvrage  à  tous  ceux  qui  se  pré>- 
sentaient,  sans  rechercher  leurs  antécédens,  car  son  but 
principal  était  d'arracher  le  plus  d'individus  possible  au 
vagabondage  et  au  crime  pour  les  rendre  à  une  vie  active 
et  industrieuse.  Ce  plan  réussit  à  merveille.  De  semaine 
en  semaine ,  les  vols  et  les  incendies  devinrent  moins  fré- 
quens-,  la  vallée  prit  une  attitude  calme,  et  M.  Tracey 
obtint  même  la  certitude  que  plusieurs  des  travailleurs 
avaient  résisté  aux  promesses  et  aux  menaces  des  -white- 
hoys  qui  voulaient  les  entraîner  dans  leurs  rangs.  Chaque 
travailleur  recevait  tous  les  samedis  la  somme  absolument 
nécessaire  à  sa  subsistance,  et  le  surplus  du  prix  de  ses 
journées  était  placé  à  la  caisse  des  émigrans,  qui  se  grossit 


298  L  I11LA.ISDE  AVAXVT  L  ÉMANCIPATION. 

rapidement,  et  promit  de  fournir  à  l'établissement  d'un 
grand  nombre  de  familles  en  Amérique. 

Pendant  ce  tems ,  la  pauvre  Dora  gémissait  dans  sa  pri- 
son, où  elle  avait  été  bien  long-tems  sans  pouvoir  se 
rendre  compte  des  dangers  dont  elle  était  menacée.  Son 
enfant,  qu'elle  voyait  dépérir  sops  ses  yeux  parle  manque 
d'air  pur  qu'il  avait  l'habitude  de  respirer  sur  la  montagne , 
absorbait  toute  son  attention  5  elle  passait  les  nuits  et  les 
jours  à  le  tenir  dans  ses  bras,  en  cherchant  à  apaiser 
ses  cris ,  qui  lui  attiraient  les  reproches  et  les  injures  des 
misérables  entassés  dans  la  prison. 

Une  nuit,  que  la  chaleur  était  excessive,  et  que  1  en- 
fant, plus  malade,  ne  put  être  calmé  par  les  caressses  de 
sa  mère ,  les  cris  et  les  invectives  de  ses  compagnons 
d'infortune ,  privés  de  sommeil  par  les  gémissemens  du 
pauvre  petit ,  devinrent  si  violens ,  que  Dora  se  décida  à 
se  séparer  de  son  enfant.  L'embarras  était  de  savoir  à  qui 
le  confier ,  car  elle  ignorait  entièrement  ce  qu'étaient  de- 
venus son  père  et  son  époux.  Elle  pensa  au  père  Glenny  , 
et  demanda  avec  instance  qu'on  le  prévint  de  son  désir  de 
le  voir.  Le  vénérable  vieillard  ne  se  fit  pas  attendre ,  mais 
frappé  du  changement  qui  s'était  opéré  en  elle ,  il  resta 
long-tems  sans  pouvoir  lui  parler.  Les  larmes  de  Dora 
exprimèrent  seules  d'abord  toute  l'amertume  dont  son 
cœur  était  rempli  \  puis  enfin  elle  demanda  au  prêtre  de 
se  charger  de  son  enfant.  Le  père  Glenny  lui  promit  plus 
qu'elle  n'avait  osé  espérer;  il  se  chargea  de  le  remettre 
entre  les  mains  de  Sullivan ,  dont  la  retraite  lui  avait  été 
révélée  sous  le  secret  de  la  confession. 

Après  l'avoir  tranquillisée  sur  le  sort  de  son  fils,  le  père 
Glenny  voulut  parler  à  Dora  de  sa  propre  position  et  des 
movens  de  défense  qu'elle  pouvait  faire  valoir  ;  mais  il  la 
trouva  à  cet  égard  d'une  apathie  qu  il  ne  put  vaincre. 


LIIlLA^DE   AVAINT  L  ÉÏM  ARCIPATIOIS  .  2()y 

Elle  était  persuadée  que  tous  les  efforts  que  Ton  tenterait  eu 
sa  faveur  seraient  inutiles;  aussi  remercia-t-elle  le  père 
Glenny  de  ses  bontés,  en  le  priant  d'emmener  de  suite  son 
enfant  dont  les  cris  lui  faisaient  perdre  l'esprit.  A  peine 
eurent-ils  disparu  qu'elle  tomba  affaissée  sur  son  lit,  où 
depuis  long-tems  elle  n'avait  pu  trouver  le  repos.  Un  som- 
meil de  quarante-huit  heures ,  que  vinrent  interrompre 
les  gardes  chargés  de  la  conduire  devant  le  tribunal , 
rendit  enfin  la  prisonnière  au  sentiment  de  son  danger  et 
de  son  abandon. 

Jamais  l'expression  d'une  douleur  plus  profonde  n'avait 
paru  sur  la  figure  d'un  accusé  ;  jamais  sentence  n'avait  été 
écoutée  avec  autant  de  calme  et  de  résignation.  Dora  eut 
tout  ce  que  la  loi  et  les  hommes  peuvent  accorder  :  un  bon 
conseil,  un  juri  impartial,  des  juges  compalissans ;  mais 
sa  culpabilité  était  si  évidente,  elle  fit  si  peu  elle-même 
pour  seconder  le  désir  qu'on  avait  de  la  trouver  inno- 
cente ,  que  la  condamnation  à  la  déportation  perpétuelle 
fut  prononcée  à  l'unanimité. 

La  chasse  que  les  soldats  avaient  donnée  aux  white- 
bojs,  le  jour  même  de  l'arrestation  de  Dora,  avait  empêché 
Dan  de  se  rendre  à  la  cabane  et  de  revoir  Sullivan,  qui 
avait  cherché  une  autre  retraite.  Aussi ,  n'apprit-il  le  sort 
de  sa  femme  que  peu  de  jours  avant  le  jugement  qui  la  lui 
enlevait  pour  toujours.  Aussitôt  qu'il  connut  la  sentence  , 
il  jura  de  la  délivrer,  mais  ses  compagnons,  dont  le  nom- 
bre diminuait  tous  les  jours  par  les  arrestations  et  les  dé- 
fections, trouvèrent  l'entreprise  au-dessus  de  leurs  forces. 
D'ailleurs  les  précautions  prises  par  les  magistrats  auraient 
déjoué  le  plan  le  mieux  conçu.  Un  petit  vaisseau  jeta 
l'ancre  dans  une  crique  fort  rapprochée  de  la  ville ,  et  les 
condamnés  y  furent  conduits  sans  que  personne  eût  été 
averti  de  leur  prochain  départ.  Le  père  Glennv,  dont  la 


3oo  l'iulande  avant  l'émancipatiok. 

charité  ne  s'était  jamais  ralentie,  se  trouva  seul  sur  1rs 
lieux  pour  donner  la  bénédiction  aux  malheureux  qui  al- 
laient abandonner  ainsi  la  terre  natale.  Dora  n'eut  pas  Tair 
de  le  reconnaître .  tant  elle  était  anéantie  par  la  douleur  ; 
le  nom  seul  de  son  enfant  s'échappa  de  sa  bouche  au  mo- 
ment où  elle  montait  dans  la  chaloupe. 

En  retournant  chez  lui,  le  prêtre  rencontra  M.  Tra- 
cey,  qui  allait  inspecter  les  travaux.  Il  lui  parla  du 
spectacle  qui  venait  d'oppresser  son  cœur ,  et  renouvela  le 
chagrin  qu'avait  déjà  éprouvé  le  gentilhomme  irlandais  en 
apprenant  le  jugement  de  Dora.  En  passant  le  long  de  la 
côte,  ils  aperçurent  dans  un  endroit  écarté  un  vieillard 
qui  berçait  un  enfant  dans  ses  bras  :  «  C'est  Sullivan  ,  dit 
le  père  Glenny,  et  l'enfant  de  la  pauvre  Dora;  j'espère 
que  vous  n'abuserez  pas  du  hasard  qui  nous  le  fait  ren- 
contrer pour  le  livrer  à  la  justice  ? 

—  Non,  pour  le  monde  entier!  répondit  M.  Traccy  ; 
je  crains  même  de  l'effrayer,  et  je  n'ose  m'en  appro- 
cher. » 

Comme  il  disait  ces  mots ,  un  vaisseau  sortit  de  derrière 
un  rocher  qui  cachait  la  vue  de  la  pleine  mer;  c'était 
celui  des  condamnés.  Dora  était  sur  le  pont  ;  Sullivan  la 
vit.  Deux  cris  perçans  et  spontanés  se  firent  entendre  en 
même  tems.  Les  deux  promeneurs  s  éloignèrent  pour  ne 
pas  gêner  la  douleur  du  vieillard  ;  mais  s'étant  retournés 
pour  voir  encore  le  vaisseau ,  ils  aperçurent  près  de  Sul- 
livan un  homme  qui  paraissait  livré  au  plus  violent  dé- 
sespoir. «  Voilà  Dan  !  s'écria  le  père  Glenny  -,  permettez  , 
monsieur  ,  que  j'essaie  de  donner  quelques  consolations  à 
ces  deux  infortunés.  »  Il  s'approcha  ;  mais  à  peine  Dan 
leut-il  vu,  qu'il  s'élança  dans  les  rochers,  et  disparut  à 
ses  yeux. 

«  Vous  ne  verrez  plus  Dan  désormais,  dit  Sullivan  au 


L'Il\LA^DE   AVANT    1. 'ÉMANCIPATION.  3o  I 

prêtre,  qui  lui  demandait  ce  qu'était  devenu  son  gendre  ; 
quoique  malheureusement  vous  puissiez  entendre  encore 
souvent  parler  de  lui.  Quand  il  se  montrera ,  ce  sera  au 
milieu  des  ténèbres  et  de  l'effroi  qu'il  inspirera  5  puissent 
ceux  qui  l'ont  rendu  fou  répondre  sur  leui-  télé  des  œuvres 
de  sa  folie  !  » 

Le  père  Glenny  fit  quelques  questions  ,  auxquelles  le 
vieillard  ne  répondit  que  par  ces  mots  :  «  Je  suis  mainte- 
nant seul  sur  la  terre  ;  et  sans  ce  pauvre  enfant,  je  n'au- 
rais plus  aucune  communication  avec  les  hommes  :  c'est 
la  figure  d'un  démon  qui  nous  est  apparue  tout-à-l'heure. 
Dieu  nous  garde  long-tems  d'une  semblable  vue!  » 

La  prédiction  de  Sullivan  se  réalisa.  Les  victimes  des 
violences  de  Dan  purent  seules ,  à  dater  de  ce  jour ,  affir- 
mer qu'il  existait  5  et  celui  qui  avait  été  l'orgueil  et  l'amour 
de  la  vallée ,  en  devint  le  fléau. 

(^Illustrations  of  Econoiny.) 


^i>^^($. 


SOUVENIRS  DE  L'ILE  DE  VAN-DIEMEN. 


La  relation  publiée  sous  le  litre  modeste  que  nous  ve- 
nons de  transcrire  perHrail  une  partie  de  son  inlérêt  si 
elle  n'était  précédée  de  quelques  observations  sur  Tim- 
porlance  d'une  colonie  dont  la  fondation  toute  récente  et 
les  progrès  surprenans  occupent  vivement  lattention  des 
hommes  d'état  de  la  Grande-Bretagne. 

La  terre  de  Van-Diemen  fut  découverte  le  24  novem- 
bre 1642  par  le  célèbre  commodore  Abel  Tasman,  en- 
voyé par  Anthony  Van-Diemen,  gouverneur  de  la  Com- 
pagnie des  Indes  à  Batavia.  Il  donna  ce  nom  d'abord,  à 
une  terre  qu'il  signala  au  sud  de  la  Nouvelle-Hollande,  et 
deux  ans  après  à  la  pointe  nord  et  nord-ouest  la  plus  sail- 
lante de  cette  île.  On  crut  long-tems  que  les  côtes  nord  et 
sud ,  confondues  sous  le  nom  de  Van-Diemen  ,  ne  for- 
maient qu'un  même  continent  avec  les  côtes  appelées 
Nouvelle-Hollande  ,  et  découvertes  d'une  manière  au- 
thentique en  i6o5.  Cette  erreur  se  retrouve  dans  toutes 
les  vieilles  cartes.  Ce  n'est  qu'en  1797  qu'on  reconnut 
entre  la  terre  de  Diemen ,  au  sud ,  et  la  Nouvelle-Hollande, 
un  détroit  qui  en  fait  deux  îles  distinctes.  Le  chirurgien 
de  l'expédition ,  Bass  ,  lui  donna  son  nom.  L'île  de  Die- 
men fait  face  à  la  portion  de  la  Nouvelle-Hollande,  colo- 
nisée par  les  Anglais ,  sous  le  nom  de  Nouvelle-Galles  du 
Sud,  et  qui  s'étend  du  midi  au  nord  le  long  de  la  côte 
orientale.  Cette  côte  est  la  partie  du  continent  australien 


SOUVENIRS   DE   LILE    DE   VA.N-DIEMEN.  3o3 

qui  fat  découverte  la  première  ;  ou  trouve  en  effet  sur 
une  carte  française  de  154^,  déposée  au  Musée  britan- 
nique, un  continent  appelé  Grand-Java ,  placé  sous  les 
mêmes  degrés  que  la  Nouvelle-Hollande  ,  et  dont  une  par- 
lie  de  la  côte  orientale  ,  désignée  sous  le  nom  de  Côte  de 
Herbiage  on  des  Herbages ,  figure  l'emplacement  actuel 
de  Botany-Bav  (Baie- Botanique). 

La  colonisation  de  lile  de  \ an-Diemen  ,  bien  plus  ré- 
cente que  celle  de  la  rVouvelle-Galles  du  Sud ,  est  beaucoup 
moins  étendue;  ses  progrès  sont  cependant  assez  rapides 
pour  fixer  toute  la  sollicitude  du  gouvernement  britan- 
nique. Dès  1820  elle  possédait  près  de  16,000  colons 
distribués  sur  une  étendue  de  i,236  milles  carrés,  et 
groupés  en  quatre  établissement;  principaux  ,  savoir  :  Ho- 
bart-Town,  chef-lieu,  peuplé  de  5, 000  habitans -,  Laun- 
ceston  ,  de  i,5oo  :  Georges-Town  et  Port-Macquarie.  De- 
puis cette  époque  ,  elle  a  reçu  un  accroissement  annuel  de 
population  déportée ,  ou  d'émigrans  volontaires ,  car,  en 
i83i  ,  le  chiffre  des  habitans  s'élevait  à  22,548  -,  aussi  a-t- 
on ajouté  quatre  nouveaux  districts  aux  anciennes  divi- 
sions administratives.  Les  défrichemens  se  sont  étendus  de 
proche  en  proche  -,  les  relations  commerciales  avec  la  mère- 
patrie  se  sont  multipliées ,  et  cette  terre  mieux  connue  est 
devenue  aussi  intéressante  sous  le  rapport  de  ses  richesses 
naturelles ,  que  sous  celui  de  lindustrie  progressive  de  ses 
colons.  Les  stations  intermédiaires  entre  l'Angleterre  et  les 
établissemens  australiens  favorisent  singulièrement  cet 
échange  de  communications  presque  journalières,  dont  la 
privation  ferait  de  ces  derniers  un  théâtre  de  misère  et  de 
désespoir  pour  les  condamnés  ,  et ,  pour  les  émigrans ,  le 
plus  triste  des  champs  d'asile  ,  au  sein  même  des  sites  les 
plus  rians.  Voici  quel  était  le  nombre  d'acres  cultivés  en 
i83o,  et  le  genre  de  culture  auquel  ils  étaient  consacrés. 


3o4  SOUVEMRS  DE   LILE   DE  VAN-DIEMEN. 

Acres  de  terre  en  culture  dans  la  terre  de  Van-Diemen  ^  en  i83o. 

Acres.  j|  Acres. 

Froment 25,44o  j;  Pommes-de-terre i,85o 

Orge 5,175  '  Navets 1 ,855 

Avoine 2,080  'I  Gazon  anglais 5,475 

Pois 685  ij  Jardins 5o 

Fèves 'io  '1 

Bestiaux  qui  se  truiwaient  dans  la  terre  de  Van-Diemen,  en  i83o. 

Moulons 665,200  II  Chevaux 2,8o5 

Bœufs  et  vaches 1  i5,2oo  ||  CLèvres 1 ,090 

La  laine  est  le  principal  article  d'exportation  de  lile  de 
Van-Diemen.  L'accroissement  rapide  de  la  quantité  pro- 
duite, etramélioralion  successive  de  la  qualité  des  toisons, 
doivent  faire  de  cet  article  le  plus  important  objet  d'ex- 
portation de  cette  colonie.  Le  tableau  officiel  des  quantités 
de  laine  de  mouton  et  d'agneau,  importées  chaque  année, 
depuis  1821 ,  de  la  Nouvelle-Galles  du  Sud  et  de  la  terre 
de  Van-Diemen  dans  la  Grande-Bretagne  ,  indiquera  quel 
a  été  le  rapide  accroiss^iient  de  ces  produits  dans  les  deux 
colonies,  et  surtout  à  Van-Diemen. 

Quantités  de  laine  importées  de  la  Noupelle~ Galles  du  Sud  et 
de  la  terre  de  Van-Diemen  pour  la  Grande-Bretagne. 

Livres.      \ 

'S21 175.453  j  Ici  le    chiffre  est  col- 

182a 138,498»  lectif,  p.iiceque  cesdeux 

/  r     \  colonies  étaient  ,  dans  ces 

•''SO. 477,201  \^  années ,  trop  peu  iinpor 

1824 382,007/       tanles    pour    <iuon     t.nl 

S      un  compte  séparé  de  leurs 
,l8a5 523,995  1      exportations  respectives. 

1826 io6,3o2y 

N(-li;VF.LT,E- GALLES,  VAN-DIEMEN 

Livres.  Livres. 

1827 i  .  .  .  .    320,682  192.075 

1828 ...   967,814  028,845 

1829 gi3,522      925,020 

i83o • 973,330      990,979 

18Ô1 1,154,104     1,359,200 


SOL'VEJNIRSDE   l/lLE   DE    VAN-DIE  MEN.  3of) 

Rien  ne  prouve  mieux  Tiniportance  de  la  possession  de 
la  lene  de  ^  an-Diemen  que  la  marche  accélérée  de  sa  co- 
lonisalion  et  l'empressement  avec  lequel  on  recherche  les 
t'tablissemens  situés  dans  les  contrées  fertiles  de  son  terri- 
toire. Sa  population  qui,  en  1810,  n'était  que  de  1,^56 
indi\idus  cultivant  669  acres  de  terre,  montait  en  1821  à 
7,285  âmes,  qui  exploitaient  728,679  acres.  En  1828, 
on  estimait  la  population  à  12,000  âmes;  et  la  quantité 
de  terre  distribuée  de  1821  à  1828,  a  été,  suivant 
M.  Evans,  le  député  inspecteur-général,  de  132,570 
acres.  En  1810  ,  on  comptait  3,070  tètes  de  bétes  à 
laine;  en  1821,  170,891;  c'est  en  onze  ans  une  aug- 
mentation à-peu-près  dans  la  proportion  de  1  à  60  ;  les 
autres  capitaux  vivans  se  sont  multipliés  dans  la  même 
proportion.  On  peut  estimer  en  outre  sa  richesse  crois- 
sante comme  colonie  commerciale  ,  par  la  valeur  des  mar- 
chandises importées,  valeur  qui,  en  1816,  s'élevait  à 
17,256  liv.  st.  (43i,4oo  fr.),  et  qui,  en  1822,  s'est 
élevée  à  112,982  liv.  st.  (2,824,800  fr. ).  Ainsi,  dans 
l'espace  de  six  années  ,  l'importance  commerciale  de  celle 
colonie  a  presque  décuplé.  Mais  c'est  surtout  duranl  les 
cinq  dernières  années  que  cette  colonie  a  pris  une  exten- 
sion considérable. 

Tableau  des  principaux  aiiicles  importés  de  la  terre  de  Van- 
Diemen  dans  le  Royaume-Uni ,  durant  les  cinij  dernières  an- 
nées. 


Écorce  à  tanner..  .  .  quintaux. 

Huile  de  baleine ton 

Bois  de  cLarpeute..  .  .  cordes. 
Nageoires  de  baleine.  .  .  quint. 
Laine  de  mouton livres.     192,075 


1827. 

1829. 

i83i. 

9,122 

5,700 

59,264 

179 

244 

848 

57 

114 

1 

168 

45o 

818 

2,075 

925,020 

1,559,200 

3o6  souvEKir.s  DE  l'île  de  vaiv-diemek. 

Tahleuu  des  exportativhs  du  Royaume-Uni  pour  la  terre  de  Van- 
Diemen,  durant /es  cinq  dernières  unnées. 

1827,             1829.  i83i. 

Liv.  st.         Liv.  st,  Liv.  st. 

Vêlemens,  merceries .- . . . .     18,068         iS.Gy/j  36,oi8 

Bière  et  aie 7,655            6,o4o  2,54o 

Objets  d'ébénisterie  et  de  tapisserie.          54o               5i5  4^2 

Tissus  de  Coton 11,107           4>934  19.018 

Verrerie  et  poterie SjSgi           3>549  6,078 

Fer,  acier  et  quincaillerie S, 717            7*378  16.011 

Cuirs  et  marchandises  de  sellerie. .  .      1,959            1,986  u,66o 

Objets  de  lingerie 4 ,099            1,246  3, 34© 

Soieries 940            1,956  6,261 

Savon  et  chandelles. . 3,071               662  929 

Papeterie 3,067            i»770  2,647 

Étoffes  de  laine 6,724           4,248  8,376 

Articles  divers i6,i52           8,226  17,124 

Totaux 86,070         66,873  118, 564 


La  valeur  des  articles  suivans ,  expédies  des  petits  ports  de  la 
Grande-Bretagne  et  de  ses  diverses  colonies  pour  la  terre  de 
Van-Diemen ,  n'a  pas  ete  indiquée  par  les  douanes;  nous 
nous  contenterons  de  donner  ici  les  quantite's. 

Moutons  et  brebis nombre.  662  108  80 

Eau-de-vie gallons..  12,894  7,3i5  2,273 

Genièvre dito. .  .  3,867  4,201  1,679 

Rum dito...  79,178  24,44 1  68,985 

Vins dito...  55,532  16,198  18,118 

Thé livres...  2,446  860  2,o36 

Maintenant  que  nous  avons  fait  connaître  à  nos  lecteurs 
toute  l'importance  de  la  colonie  de  Van-Diemen ,  nous 
allons  en  parcourir  les  principaux  établissemens ,  et  en 
décrire  les  sites  pittoresques  sur  les  pas  d'un  officier  an- 
glais préposé  à  la  conduite  des  déportes.  Voici  les  fragmeiis 
les  plus  curieux  de  sa  relation. 


SOUVEJSIUS   DE    LILC    l>E    VAN-IdEMEN.  3o^ 

«  Après  un  ouragan  qui  surprit  notre  bâtiment  au-delà 
des  parages  de  1  île  Maurice,  mais  qui  heureusement  , 
d'après  la  direction  du  vent,  précipita  sa  marche  vers  le 
but  de  l'expédition  ,  un  point  noir  à  l'horizon ,  dont  la 
vue  consterna  de  nouveau  notre  cargaison  de  condamnés , 
fut  salué  par  les  cris  de  joie  des  matelots.  Une  brise  favo- 
rable nous  en  eut  bientôt  rapprochés.  Plus  de  doute,  c'é- 
tait bien  le  cap  sud-ouest  de  la  terre  de  Van-Diemen  se 
dressant ,  dans  sa  solitaire  fierté ,  à  travers  les  brumes 
transparentes  de  l  atmosphère ,  et  bravant  les  ravages  du 
tems  et  les  assauts  perpétuels  de  la  vague  qui  vient  se  bri- 
ser contre  les  masses  granitiques  qui  forment  sa  base.  Toute 
la  côte  méridionale  n  ofifre  qu'une  suite  de  roches  mon- 
strueuses sillonnées  de  précipices,  et  dont  l'assemblage 
confus  semble  jeté  là  par  les  convulsions  d'une  nature  dé- 
solée, comme  une  barrière  aux  fureurs  de  la  mer  du  Sud. 
Que  de  fois  le  cœur  a  dû  défaillir  aux  exilés  volontaires 
qui  venaient  chercher  la  fortune  sur  les  confins  du  globe, 
lorsqu'à  l'aspect  de  ces  monts  effroyables  leur  souvenir  se 
portait  sur  les  verdoyans  rivages  de  la  Tamise  !  J'ignore  de 
quel  œil  les  condamnés  qui  se  tenaient  à  l'avant  sur  le 
pont,  contemplaient  cette  côte  terrible  qui  devait  servir 
de  tombeau  à  la  plupart  d'entre  eux 5  mais,  à  coup  sûr, 
ils  ont  dû  y  lire  ce  vers  du  Dante  : 

Lasciate  ogni  sperania  voi  che  intrale. 

Quant  aux  soldats  qui  les  conduisaient,  Anglais,  Ecos- 
sais ,  Irlandais ,  tous  témoignaient  la  même  impatience  de 
débarquer,  la  même  joie  de  toucher  enfin  au  terme  du 
voyage. 

M  Dans  la  nuit,  nous  tournâmes  le  cap  Tasraan  à   la 
pointe  sud-ouest  ;  et  le  lendemain  la  baie  dite  des  Tem- 


3o8  SOUVENIRS  DE  LILE  UE   VAN-DIEMEK. 

pètes ,  à  rembouchure  du  Derwent ,  nous  offrit  ie  contraste 
de  son  nom  avec  le  calme  et  la  limpidité  de  ses  eaux  ,  tan- 
dis qu'à  l'horizon ,  le  pic  de  Tasman  étalait  les  dentelures 
de  sa  créle  gigantesque.  A  droite ,  la  côte  présente  le  même 
escarpement  jusqu'à  la  pointe  nommée  le  cap  Raoul.  En 
face ,  s'étend  l'Ile  de  Bruin  ,  couronnée  d'un  mélange  pit- 
toresque de  bois ,  de  rochers  et  de  buissons.  Sa  côle  , 
presque  à  pic  vei^  le  nord ,  décrit  tout-à  coup  un  arc  très- 
profond  ,  et  forme  une  baie  bordée  d'une  grève  sablon- 
neuse ,  qui  offre  une  rade  sûre  et  un  point  de  débarque- 
ment excellent.  C'est,  m'a-t-on  dit ,  le  golfe  désigné  sous 
le  nom  de  baie  des  aventures  par  le  capitaine  Cook ,  qui 
y  trouva  un  abri  commode  pour  ses  vaisseaux. 

))  La  rivière  de  Derwent ,  où  nous  entrâmes ,  a  deux  ou 
trois  milles  de  large  vers  son  eriibouchure  \  ses  bords,  tour- 
à-tour  escarpés,  ou  formant  une  pente  douce  jusqu'au  ni- 
veau des  eaux,  sont  couverts  de  forets.  De  rares  clairières, 
dont  le  travail  a  ranimé  la  végétation  ,  çà-et-là  l'humble 
toiture  d'une  chaumière,  signalent  l'habitation  solitaire  de 
quelques  pauvres  colons.  A  mesure  qu'on  avance  ,  les  clai- 
rières s'élargissent ,  les  défrichemens  s'étendent ,  les  con- 
structions se  multiplient,  plus  vastes  et  plus  commodes; 
d'élégantes  chaloupes  amarrées  sur  la  rive  annoncent  le 
voisinage  des  habitations.  On  les  voit  bientôt  en  effet  se 
dessiner  le  long  de  la  colline  déboisée  qui  borde  le  fleuve. 
A  l'extrémité  de  cette  colline,  son  cours  est  dominé  par 
une  redoute  gazonnée,  qui  parait  formidable  au  premier 
coup-d'œil ,  mais  dont  les  embrasures,  garnies  de  simples 
affûts  ,  attendent  encore  des  canons.  Après  qu'on  a  doublé 
cette  pacifique  batterie  ,  la  rive  gauche  se  replie ,  et  forme 
un  golfe  magnifi(|ue,  au  fond  duquel  s'élève  Hobart-Town, 
capitale  de  la  terre  de  Van-Diemen,  au  pied  d'une  mon- 


SOliVKJNIRS    DE   l'iLE    UK    V  A JN-UXEMEA.  3oC; 

ta{jnc  dont  l'aride  sommet  se  perd  dans  les  nues  (i).  CVsl  le 
mont  Wellington  ,  nom  que  lui  donna,  en  d  autres  tems  , 
lorgueil  britannique.  La  forêt  vierge,  dont  ses  vastes  flancs 
sont  couverts,  borde  au  loin  l'horizon  ,  et  ses  impénétra- 
bles massifs  annoncent  que,  dans  leurs  profondeurs  sans 
limites  ,  l'industrie  humaine  n'a  rien  conquis  encore  sur 
la  nature.  La  baie  d'Hobart-Town  a  trois  milles  de  large,  et 
forme  la  rade  la  plus  sure  qu'il  y  ait  au  monde  pour  les 
bàtimens  de  toutes  les  dimensions.  A  notre  arrivée,  il  v 
avait  cinq  ou  six  trois-màts  appartenant  à  divers  états  de 
l'Europe ,  sans  compter  plusieurs  barques  construites 
sur  ce  port  ou  dans  la  Nouvelle-Galles  du  Sud  ,  employées 
soit  au  cabotage  entre  les  deux  établissemens ,  soit  au  com- 
merce avec  la  Nouvelle  Zélande  (2)  ,  qui  acquiert  de  jour 
en  jour  plus  d'importance.  Plusieurs  canots  élégamment 
pavoises  ,  et  qui  parcouraient  l'intérieur  du  bassin  ,  don- 
naient à  celte  rade  un  aspect  pittoresque.  Nous  prîmes 
terre  sur  le  quai ,  bordé  de  grands  bàtimens  en  brique  , 
dont  l'un  est  fhôtel  du  gouverneur ,  ayant  à  sa  droite  la 
taverne  du  Commerce.  Les  autres  maisons  appartiennent 
à  des  baleiniers  dont  l'industrie  est  très-productive  dans 
ces  parages. 

»  Perpendiculaireme  nt  au  quai ,  débouche  la  rue  Macqua- 
rie  ,  la  plus  belle  d'Hobart-Town.  Elle  est  fort  large  ,  très- 
peuplée  ,  et  réunit  la  plupart  des  établissemens  publics , 
et  par  conséquent  les  édifices  les  plus  importans  de  la  ville. 
Le  premier  est  la  Trésorerie ,  d'une  structure  élégante  et 
solide  ,  en  pierre  de  taille  -,  en  face  ,  s'étend  la  place  du 

(i^  La  iiiagiiifique  Laie  crilobarl-Town  ,  qui  oflre  It;  |ioii  le  phi> 
sùr  de  loulc  rOcoanie ,  a  élc  découverte  par  d'Eiitrccasleaux. 

(2)  Dans  notre  doruicr  Nmu.,  p.  187,  nous  avons  doiiuo  uu  aperçu 
«lu  mouvement  industriel  et  couuaercial  dans  les  Terres  Australes. 


3lO  SOUVEMKS  DE   l'iLE  DE   VAN-DIEMEW. 

Marché,  flanquée  de  maisons  particulières.  On  voil,  clans 
le  tond,  le  pelil  pont  conduisant  à  une  rue  inachevée,  et 
une  partie  des  hautes  murailles  qui  bordent  les  cours  et  le 
jardin  de  l'hôpital  colonial.  En  remontant  la  rue  Macqua- 
rie,  on  arrive  aux  magasins  du  Commissariat ,  et  de  celte 
hauteur  on  entrevoit  sur  la  gauche  les  jardins  de  l'hôtel  du 
gouverneur,  dont  la  façade  horde  le  quai.  Ces  jardins  sont 
semés  de  massifs  distribués  avec  beaucoup  de  goût.  Les 
autres  édifices  de  cette  rue  sont  :  la  Cour  de  Justice ,  la 
Prison  ,  la  Banque ,  et  Téglise  de  Saint-David.  Elle  est 
d'ailleurs  bordée  de  maisons  d'habitation  et  d'agrément , 
entourées  de  jardins  où  la  culture  a  groupé  avec  succès 
les  arbres  fruitiers  et  les  arbustes  odorans  dont  la  nature  a 
enrichi  ces  contrées.  Un  nouveau  débarqué,  à  l'aspect  de 
ce  quartier,  se  croirait  dans  une  de  nos  petites  villes  aux 
abords  si  pittoresques  et  si  rians  \  mais ,  quelques  pas  plus 
loin,  des  masses  d'arbres  brûlés  sur  pied,  des  troncs  gi- 
sans  sur  le  sol,  déposent  de  l'enfance  de  la  colonie.  Après 
avoir  laissé  sur  la  droite  l'hôtel  de  là  famille  Macquarie ,  et 
tourné  à  gauche ,  on  se  trouve  sur  la  place  d'armes ,  en 
face  des  barraques  où  les  condamnés  sont  reçus  à  leur  ar- 
rivée. C'est  là  que  nous  fîmes  halte  ,  et  que  nous  pûmes 
jouir  à  notre  aise  de  la  vue  d  Hobart-Town  et  de  ses  en- 
virons. , 

»  La  ville  offre,  dans  son  ensemble ,  l'aspect  d'un  paral- 
lélogramme, dont  les  longs  côtés  s'étendent ,  sur  un  plan 
légèrement  incliné ,  de  la  rivière  au  pied  de  la  montagne. 
La  rue  Macquarie  ,  qui  suit  cette  direction  ,  est  coupée  a 
angles  droits  par  les  rues  de  Liverpool,  Elisabeth  et  autres, 
qui  sont  coupées  à  leur  tour  parallèlement  à  la  rue  Mac- 
quarie ,  de  manière  à  représenter  un  damier  dont  les  com- 
partimens  sont  agréablement  variés  par  le  contraste  siuis 
confusion  d'édifices  imposans  et  de  modestes  chaumières. 


SOUVENIRS  DE  l'iLE   DE   VAN-DIEMEW.  3ll 

»  Un  peintre  pourrait  seul  reproduire  par  la  magie  de  ses 
pinceaux  le  vaste  et  imposant  paysage  d'Hobart-Town.  En 
voici  l'esquisse  :  aux  portes  de  la  ville  ,  une  montagne  de 
quatre  mille  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  d'où 
part  une  chaîne  de  collines  qui  court  le  long  du  Derwent. 
Entre  ces  montagnes  et  le  fleuve,  un  plateau  cultivé  et 
semé  de  fermes  et  d'habitations  5  sur  la  rive  opposée ,  une 
langue  de  terre  en  culture  appelée  la  pointe  des  Kanga- 
rous ,  resserrée  entre  deux  chaînes  de  montagnes  ,  les  unes 
plongeant  à  pic  dans  le  fleuve,  les  autres  formant  de  som- 
bres vallées  ,  des  gorges  profondes  couvertes  de  forêts  im- 
pénétrables ,  dont  le  vert ,  uniformément  noirâtre ,  con- 
traste avec  les  teintes  plus  délicates  et  plus  variées  de  la 
ligne  du  nord.  Les  barraques ,  établies  sur  un  mamelon 
qui  touche  aux  portes  de  la  ville  ,  n'ont  qu'un  seul  étage, 
et  sont  couvertes  en  bois.  Le  logement  qui  me  fut  destiné 
se  composait  de  deux  chambres ,  d'une  cuisine  et  d'un 
cabinet  pour  mon  domestique  ;  une  couchette,  une  table  et 
quelques  chaises ,  voilà  tout  leur  ameublement. 

»  Le  climat  de  Van-Diemen  est  sujet  à  de  brusques  va- 
riations^ Les  journées  sont  très-chaudes  à  cette  époque  de 
l'année  (novembre);  mais  la  brise  de  mer,  qui  s'élève  con- 
stamment de  dix  à  onze  heures  du  matin  et  dure  tout  le 
reste  du  jour,  rend  cette  chaleur  tolérable.  Les  nuits  et 
les  matinées  sont  toujours  très-fraîches.  Les  vents  font 
souvent  de  soudaines  irruptions  du  haut  des  montagnes, 
et  bruissent  dans  les  forêts  avec  l'éclat  du  tonnerre.  J'ai 
vu  une  de  ces  bourrasques  renverser  la  mâture  d'une  cha- 
loupe. 11  est  dangereux  de  mettre  à  la  voile  par  un  vent 
de  terre ,  qui  trop  souvent  succède  lout-à-coup  au  calme 
le  plus  profond.  Celui  qui  souffle  du  nord-ouest  est  le  plus 
incommode  :  il  brûle  et  écorche  comme  le  siroco  de  la 
Méditerranée  ^  sa    durée  excède  rarement    vingt-quatre 


dl'l  SOUVEINIKS  DE   l'iLE   DE   VAW-DIEMEN. 

heures.  Bien  que  la  ciéle  du  Wellington  soit  couverle  de 
neige  pendant  six  mois  de  Tannée  ,  il  en  tombe  fort  peu 
dans  les  régions  inférieures ,  et  les  traces  en  sont  bientôt 
effacées. 

))  Quanta  la  salubrité  du  climat,  il  suffit,  pour  s'en  faire 
une  idée ,  de  savoir  que  les  divers  détachemens  qui,  du- 
rant trois  mois,  ont,  dans  les  halliers  et  les  montagnes, 
lait  la  chasse  aux  indigènes ,  n'ont  eu  que  deux  ou  trois 
malades, bienqu'ilseussent passé  toutes  lesnuitsaubivouac, 
sans  autre  abri  qu'une  couverture  ou  une  natte  d'écorce. 
Au  reste ,  celte  expédition  a  échoué ,  et  ce  sera ,  je  crois ,  la 
dernière  de  ce  genre.  Leur  principal  obstacle  est  dans  la 
nature  du  sol,  coupé  de  montagnes  escarpées  et  de  ravins 
profonds,  couvert  de  forêts  gigantesques  et  de  taillis  épais, 
étroitement  liés  par  des  réseaux  de  lianes  d'un  tissu  si 
serré,  qu'en  certains  endroits  le  bois  est  impénétrable,  et 
qu'ailleurs  on  n'en  peut  forcer  le  passage  qu'avec  des  ef- 
ibrts  inouis.  Sur  ce  terrain,  il  est  impossible  de  marcher 
en  ligne ,  ou  de  former  la  chaine  de  manière  à  empêcher 
les  naturels  de  s'échapper  ou  de  rester  cachés.  Chaque 
arbre,  chaque  buisson  leur  offre  un  abri,  et  leurs-habitu- 
des  sauvages  leur  donnent  tout  l'avantage  sur  nos  troupes. 
Leur  nudité  même  les  favorise  ;  car  la  couleur  bistre  de 
leur  peau  ressemble  tellement  à  celle  d'un  tronc  d'arbre 
calciné,  qu'il  est  presque  impossible  de  distinguer  l'un  de 
l'autre.  Ce  qui  rend  celte  méprise  plus  fréquente,  cest 
que  très-souvent  le  feu  prend  à  des  masses  de  bois,  ou 
qu'on  est  obligé  de  les  incendier  pour  les  éclaircir. 

))  On  raconte ,  à  ce  sujet,  qu'une  bande  de  ces  indigènes 
se  trouvant  traquée  de  trop  près  pour  gagner  une  retraite 
sûre,  s'avisa  d'un  singulier  stratagème  pour  dépister  l'en- 
nemi. Chacun  d'eux  prit  une  attitude  différente  :  les  uns 
la  tête  en  bas  et  les  pieds  en  l'air ,  comme  nos  saltimban- 


SOUVENIRS   1)K   l'iLK    DE    VAN-DIEMEN.  3l3 

ques ,  d'autres  debout,  cl  tous  imitant,  par  le  jeu  de 
leurs  bras  et  la  pose  de  leurs  corps,  la  configuralion  d'un 
Ironc  brûlé  et  de  ses  rameaux.  Beaucoup  de  colons  s'y  mé- 
prirent complètement,  et  d'autres  ne  s'aperçurent  de  leur 
illusion  qu'en  marchant  droit  sur  eux.  Un  nommé  Ro- 
berlson  ayant  fait  la  capture  de  quelques-uns  de  ces  nè- 
gres, apprit  leur  langue  et  les  conduisit  à  Hobart-Town  , 
où  il  les  exposa  à  la  curiosité  publique.  J  allai  les  voir 
avec  un  de  mes  camarades.  Ce  groupe  se  composait  de 
trois  hommes  et  de  trois  femmes.  Je  les  trouvai  assis  à 
terre  autour  d'un  pot  de  petite  bière  qu'ils  faisaient  cir- 
culer avec  délices,  tandis  que  deux  méchantes  pipes  char- 
gées de  tabac  passaient  tour-à-tour  des  lèvres  des  hommes 
sur  celles  de  leurs  compagnes  aussi  aguerries  à  cet  exer- 
cice que  les  femmes  des  matelots  d  Amsterdam  ou  de  Ham- 
bourg. 

»  Sous  les  accoutremens  inusités  dont  on  les  avait  char- 
gés, ces  nègres  avaient  un  air  plus  dégagé  que  nos  clowns. 
Une  de  leurs  femmes ,  qui  me  parut  n'avoir  pas  plus  de 
dix-huit  ans,  et  d'une  physionomie  très-douce,  étalait  sa  pa- 
rure avec  autant  de  grâce  et  de  dignité  que  nos  ladies.  Leur 
langue  a  je  ne  sais  quelle  mollesse  qu'elle  doit  au  fréquent 
usage  des  voyelles.  Ils  parlaient  beaucoup  en  notre  pré- 
sence,  et,  à  en  juger  par  leurs  éclats  de  rire,  ils  avaient 
l'air  de  se  divertir  à  nos  dépens.  Après  avoir  épuisé  leur 
pot  de  bière ,  les  hommes  se  mirent  à  danser ,  tandis  que 
les  femmes  entonnaient  un  refrain  monotone.  Ils  commen- 
cèrent par  décrire  un  cercle  à  pas  lents ,  puis  au  trot  ;  en- 
suite ,  faisant  face  à  l'intérieur  du  cercle ,  ils  se  mirent  à 
sauter  tout  autour  ;  et  à  un  signal  donné ,  frappant  la  terre 
de  la  main  droite  ,  ils  firent,  avec  ce  seul  point  d'appui , 
des  bonds  de  qvialrc  pieds.  Cet  exercice  fut  répété  jusqu  à 
extinction  de  force.  jNous  leurs  fîmes  apporter  de  la  bière, 


3l4  SOUVENIRS   DE   l'iLE  DE   VAN-DIEMEN. 

et  nous  les  laissâmes  au  moment  où  ils  se  passaient  gaiment 
le  bidon. 

))  Les  noirs  de  Van-Diemen  ont  l'angle  facial  du  même 
degré  que  ceux  d'x^frique  ,  des  yeux  petits  et  enfoncés,  le 
poil  laineux,  et  la  peau  d'un  bistre  foncé.  Ils  lancent  avec 
beaucoup  d'adresse  des  javelots  de  douze  pieds  de  long  et 
d'un  pouce  de  diamètre ,  et  atteignent  presque  toujours  le 
point  quils  ont  visé.  Ils  craignent  beaucoup  nos  soldats, 
qu'ils  considèrent  comme  une  race  distincte  des  autres  co- 
lons. En  les  vovant  cbarger  leurs  fusils  et  porter  la  main 
à  la  giberne  pour  prendre  la  cartouche ,  ils  croyaient  que 
ces  bipèdes  d'un  nouveau  genre  avaient  du  feu  au  derrière 
comme  le  ver-luisant. 

La  société  de  Van-JDiemen  se  borne  à-peu-près  aux  em- 
ployés du  gouvernement,  et  spécialement  à  cinq  ou  six 
familles  qui  se  réunissent  de  loin  en  loin.  J  ai  assisté  à 
deux  ou  trois  de  leurs  fêtes.  Comme  dans  nos  routs , 
on  y  entasse  le  plus  de  monde  possible ,  jusqu'à  suffoca- 
tion exclusivement.  Si  une  dame  fixe  votre  attention ,  on 
vous  la  présente,  en  se  bornant  à  décliner  son  nom.  Mais 
la  musique  a  retenti,  les  quadrilles  se  forment,  et  dans 
un  houra  général  où  l  on  se  mêle  et  l'on  se  coudoie  avec 
une  risible  gravité ,  vous  avez  toutes  les  peines  du  monde 
à  vous  dégager  sans  bisser  vos  épaulettes  ou  un  pan  de 
votre  habit  sur  le  champ  de  bataille.  Au  dessous  de  cette 
classe  de  danseurs  officiels,  la  population  se  compose  pres- 
que entièrement  de  condamnés  :  ceux-ci  restent  religieu- 
sement fidèles  à  leurs  habitudes  de  filouterie  et  d'ivro- 
gnerie; et  comme  c  est  parmi  eux  que  les  fonctionnaires 
prennent  en  général  leurs  domestiques  ,  l'office  de  porte- 
clés,  ordinairement  réservé  aux  jeunes  ladies,  n'est  pas 
une  sinécure. 

»  Ce  serait  une  bien  grande  erreur  de  croire  que  tous  les 


SOUVENUVS   DE    L  II.K  DE   VAN-DIEMEN.  3l5 

déportés  s'amendent ,  ce  n'est  que  la  plus  petite  partie  qui 
revient  à  de  meilleurs  scntimens;  les  autres  mènent  une 
vie  dissipée  et  criminelle  ;  ils  sont  tout ,  excepté  ce  qu'ils 
devraient  être,  dans  cette  terre  d'abondance,  c'est-à-dire 
heureux  et  vertueux.  Souvent  il  leur  arrive  de  se  mettre 
à  la  tête  des  bandes  d'indigènes  pour  apporter  le  fer  et  le 
feu  dans  les  demeures  des  paisibles  colons  ;  quelquefois,  se 
trouvant  assez  forts  par  eux-mêmes,  ils  ravagent  les  plan- 
tations de  leurs  frères ,  et  immolent  ceux  qui  veulent  s'op- 
poser à  leur  brigandage.  Le  trait  suivant,  qui  m'a  été  ra- 
conté durant  mon  séjour  à  Hobart-Town ,  donnera  une 
idée  de  leur  férocité.  Ce  sont  les  révélations  faites ,  quelques 
heures  avant  de  mourir,  par  Édbuad  Brouglon,  qui  fut 
exécuté  pour  crime  de  désertion  avec  un  autre  scélérat  du 
nom  de  Macavoy,  qui  joue  aussi  un  rôle  dans  cette  san- 
glante histoire. 

1)  Le  parti  de  déserteurs  auquel  appartenait  ce  Broug- 
lon, et  qui  s'échappa  du  port  de  Macquarie  ,  se  composait 
d'abord  de  cinq  personnes-,  savoir  :  Richard  Hutchinson  , 
appelé  communément  Haut  et  Bas  Dieu,  homme  de  haute 
taille ,  autrefois  possesseur  de  deux  riches  troupeaux  , 
l'un  de  moutons ,  l'autre  de  bœufs ,  dans  la  plaine  de  Berk- 
hut ,  entre  la  Clyde  et  le  Shannon ,  près  de  Cluny-Park, 
domaine  du  capitaine  Clark  5  un  vieillard  du  nom  de  Co- 
ventry,  âgé  de  soixante  ans  environ  ;  Patrick  Fagan ,  en- 
fant de  dix-huit  ans,  dune  dépravation  précoce  et  pro- 
fonde -,  et  deux  malfaiteurs ,  Brougton  et  Macavoy.  Ces 
cinq  personnages  occupaient  une  habitation  en  dehors  de 
l'établissement  principal ,  sous  la  garde  d'un  constable.  Ce 
constable  avait  toujours  témoigné  à  Brougton  beaucoup 
de  complaisance  ,  et  ne  lui  refusait  rien  de  ce  qu'il  pou- 
vait décemment  accorder-,  néanmoins,  au  jour  du  départ, 
celui-ci  s'unit  à  ses  quatre  compagnons  pour  le  dévaliser 


3l6  SOUVEISinS   DE    I 'lI.E  DE   VA^"-DIEME^^ 

complètement.  Ils  ne  lui  laissèrent  pas  même  un  morceau 
de  pain ,  et  ce  malheureux ,  après  la  fuite  de  ses  prison- 
niers, attendit  ainsi  plus  de  trois  jours  avant  d'obtenir 
quelques  secours  du  principal  établissement.  Déjà  Broug- 
ton  avait  à  plusieurs  reprises  essayé  de  lui  donner  la  mort 
par  surprise,  sans  avoir  été  d'ailleurs  provoqué  par  aucun 
mauvais  traitement ,  comme  il  la  déclaré  lui-même ,  mais 
jaloux  de  frapper  en  lui  un  instrument  de  cette  autorité 
qui  Tavait  à  peine  rétribué  selon  ses  œuvres  en  le  pro- 
scrivant. 

»  Il  semble  que  ces  cinq  misérables,  engagés  dans  un 
péril  commun,  auraient  dû  travailler  de  concert  au  succès 
de  Tentreprise.  Il  n  en  fut  rien.  La  guerre  éclata  entre  eux 
aussitôt  que  leurs  provisions  furent  épuisées.  Sans  s'être 
communiqué  leurs  intentions  ,  ils  savaient  tous  qu'aucun 
d'eux  ne  se  ferait  scrupule  de  tuer  ses  compagnons  plutôt 
que  de  mourir  de  faim.  Aussi ,  de  quels  regards  ils  s'obser- 
vaient -,  comme  ils  se  disputaient  la  possession  d'une  hache, 
seule  arme  qu  ils  possédassent,  et  que  jusqu'alors  ils  avaient 
portée  tour-à-tour.  Elle  était  restée  aux  mains  de  Brougton , 
qui  veillait  chaque  nuit  auprès  de  son  trésor.  De  concert  avec 
celui-ci,  Macavoy,  Coventry  et  Fagan  désignèrent  Hutchin- 
son  comme  première  victime  ;  ils  tirèrent  au  sort  pour  sa- 
voir quel  serait  l'exécuteur  de  la  sentence.  Ce  fut  Broug- 
ton ,  qui  se  mit  aussitôt  à  fœuvre ,  et  d'un  coup  sépara 
la  tête  du  tronc.  Ils  dépecèrent  aussitôt  le  corps  dont  ils 
se  partagèrent  les  morceaux ,  à  lexception  des  mains , 
des  pieds,  de  la  tête  et  des  intestins.  Chacun  deux  vécut 
sur  sa  provision.  Après  quelques  jours  de  sécurité  et  d'a- 
bondance ,  se  voyant  au  bout  de  leurs  vivres  ,  l'alarme  les 
saisit  de  nouveau  ;  chacun  d'eux  croyait  voir  ses  trois 
compagnons  prêts  à  s'élancer  sur  lui  pour  le  mettre  eu 
pièces.  Pas  un  n  osait  fcrmir  les  yeux,  dans  la  crainte  de 


socvEMns  DE  l'île  DK  VAI^-DIE.MEN.  ^in 

ne  plus  les  rouvrir.  Cependant  Brougton  et  Fagan  con- 
clurent entre  eux  une  sorte  de  traité  d'assurance ,  qui  leur 
permit  de  prendre  quelque  repos  :  alternativement  l'un 
veillait  sur  le  sommeil  de  1  autre.  Cetle  alliance  rendait  fort 
crilique  la  position  de  Covenlry  et  de  Maeavoy.  Mais  lais- 
sons Brougton  raconter  lui-même  le  dénoûment  de  cet 
horrible  drame. 

»  Après  Hutchinson  ,  ce  fui  le  tour  du  vieux  Covenlrv, 
une  nuit  qu'il  était  occupé  à  faire  du  bois  dans  la  foret , 
Maeavoy,  Fagan  et  moi  nous  tombâmes  d'accord  à  ses  dé- 
pens. Mes  deux  compagnons  voulaient  que  le  sort  décidât 
encore  entre  nous  5  je  refusai;  car  j'avais  déjà  tué  mon 
homme ,  et  c  était  bien  le  moins  qu'ils  fissent  à  leur  tour 
la  même  besogne.  Fagan  prît  l'affaix-e  sur  lui  ;  armé  de  sa 
hache,  il  s'avança  contre  le  vieillard,  qui  demandait  merci, 
et  lui  assena  un  coup  sur  la  tête  entre  les  deux  yeux. 
Comme  il  n'était  pas  mort,  nous  l'achevâmes  Macavov  et 
moi,  et  le  dépeçâmes  ensuite.  Nous  mangeâmes  de  grand 
appétit  et  sans  ménager  les  morceaux  ,  comme  si  nous 
avions  été  sûrs  d'avoir  le  lendemain  du  bœuf  à  notre  fan- 
taisie. Pendant  le  jour  je  portais  la  hache  sur  l'épaule,  et 
la  nuit  je  la  plaçais  sous  mon  chef  ^  oubliant  que  mes  com- 
pagnons avaient  des  couteaux  et  des  rasoirs,  je  me  crovais 
en  sûreté  et  dormais  en  conséquence.  La  chair  de  Coventrv 
durait  encore ,  lorsqu'une  nuit  Maeavoy  se  leva  tout-à- 
coup  ,  l'air  hagard ,  et  s'approchant  de  moi ,  vint  me  pro- 
poser d'aller  tendre  des  pièges  dans  la  forêt  pour  essayer 
de  prendre  quelque  kangarou.  Fagan,  qui  nous  avait  en- 
tendus, resta  près  du  feu.  A  peine  avions-nous  fait  trois 
cents  pas  ,  que  Maeavoy  voulut  s'asseoir.  Quoique  j'eusse 
la  hache  sur  mon  épaule ,  je  craignais  que  mon  compa- 
gnon ,  plus  vigoureux  que  moi ,  n'essayât  de  me  tuer.  Ce- 
pendant je  m'assis,  ayant  soin  de  tenir  la  hache  hors  de  la 
II.  21 


3lH  SOXJVEKtnS  DE    L  ILE  DE   VAN-DIEMEN. 

portée  de  Macavoy.  Je  me  méprenais  sur  ses  intentions. 
Quand  nous  fûmes  assis  :  «  Nous  devrions  bien ,  me  dit-il, 
tuer  ce  Fagan ,  qui  pourra  nous  dénoncer  un  jour.  )»  Je 
combattis  vivement  cette  idée,  et  répondis  du  dévoùment 
de  Fagan,  auquel  j'aurais  confié  ma  vie  sans  hésiter. 
Après  un  assez  long  débat,  nous  revînmes  à  notre  feu. 
Fagan  ,  étendu  nonchalamment  à  terre  ,  se  chauffait. 
«  Eh  bienl  dit-il,  en  levant  les  yeux  sur  nous,  avez- 
vous  dressé  quelques  pièges  ?  —  Ce  ne  sont  pas  les  pièges 
qui  manquent  ici,  répliquai-je ,  ni  même  le  gibier.  »  Je 
m'assis  à  la  droite  de  Fagan  ,  Macavoy  se  plaça  à  la  mienne. 
Je  voulais  faire  part  à  mon  jeune  compagnon  de  ce  qui 
s'était  passé  ;  mais  le  voisinage  de  Macavoy  me  forçait  d'être 
discret.  Bientôt  assoupi  par  la  chaleur  du  feu ,  je  m'étendis 
sur  le  sol.  Je  m'endormais  à  peine,  quand  tout-à-coup  je 
fus  réveillé  par  un  cri  d'effroi.  Je  me  lève,  et  je  vois 
Fagan,  la  tête  fendue  et  rejetant  des  flots  de  sang.  Macavoy 
pressait  de  son  genou  la  poitrine  du  jeune  homme  et  tenait 
la  hache  levée  sur  sa  tête.  «  Misérable!  m'écriai-je,  qu'as- 
tu  fait?  —  Nous  voici  sauvés  tous  deux  !  »  et  à  ces  mots 
il  assena  un  second  coup  à  sa  victime.  Fagan  poussa  un 
gémissement  étoufifé  et  expira.  Je  n'avais  pas  à  récrimi- 
ner ;  j'aidai  donc  Macavoy  à  dépouiller  le  cadavre  de  Fagan 
et  à  le  faire  rôtir.  A  tout  événement  nous  fîmes  rôtir  le 
corps  entier -,  nous  y  trouvions  le  double  avantage  de  le 
rendre  plus  léger  et  plus  facile  à  cacher.  Après  quelques 
jours  de  marche,  nous  nous  trouvâmes  dans  le  voisinage 
de  Macquis.  Deux  jours  auparavant,  nous  avions  entendu 
le  bruit  d'une  meute  poursuivant  un  kangarouj  c'étaient 
des  chiens  sauvages.  Nous  prîmes  le  kangarou  ,  qui  nous 
débaiTassa  des  restes  de  Fagan.  C'est  ainsi  que  nous  arri- 
vâmes aux  marais  de  Macquis,  seuls  dépositaires  des  se- 
crets  de  notre  voyage.  « 


SOUVENIRS  DE  l'iLE  DE  VAN-DIEMEN.  3  I() 

«  J'ai  transcrit  cetépouvanlable  récit  pour  prouver  com- 
bien il  importe ,  dans  la  colonisation  des  déportés  ,  de  bien 
classer  les  degrés  de  liberté  qu'on  veut  leur  accorder,  sui- 
vant la  gravité  de  la  peine  encourue ,  les  vices  de  leur 
éducation  ,  la  perversité  de  leurs  penchans  ,  et  combien  il 
S€  faut  montrer  sévère  pour  corriger  les  uns  ,  intraitable 
pour  contenir  les  autres. 

»  Je  n'ai  poussé  mes  excursions  aux  environs  d'Hobarl- 
Town  que  jusqu'à  l'endroit  appelé  Justin  s  FenyiXe  Port- 
Augustin),  à  douze  milles  plus  haut  sur  le  Derwent.  Munis 
de  provisions  suffisantes  pour  un  voyage  analogue  à  celui 
qu'on  ferait  de  la  Tour  de  Londres  à  Woolwich,  nous  nous 
jetâmes  dans  une  barque  dont  la  poupe  symbolique  re- 
présentait deux  mains  unies  :  c'élait  la  gabare  l Union, 
appartenant  au  régiment.  La  brise  enfla  nos  voiles,  et  nous 
poussa  loin  du  port  et  hors  de  la  pointe  Macquarie ,  dans 
le  courant  du  Derwent  (i), 

))  A  deux  milles  d'Hobart-Town ,  le  fleuve  n'a  qu'un 
mille  de  large.  A  droite  ,  ses  bords  sont  rocailleux,  escar- 
pés et  couverts  de  bois 5  à  gauche,  la  côte  forme  un  plan 
incliné ,  semé  de  buissons ,  d'arbustes  gommeux ,  de  poi- 
riers ,  etc.  Plus  loin  elle  décrit  un  arc,  au  milieu  duquel 
on  aperçoit  les  jardins  du  gouvernement,  peuplés  d'une 
riche  variété  de  végétaux  et  d'arbres  fruitiers  ,  coupés  d'al- 
lées parfaitement  entretenues,  et  semés  de  jolies  fabriques  : 
c'est  là  qu'il  faut  admirer  le  triomphe  de  l'art  sur  la  na- 
ture. Aux  portes  de  ces  jardins ,  elle  se  montre  dans  sa  ma- 

(1)  C'est  dans  le  voisinage  de  ce  fleuve  que  M.  Sharlan  J  a  décou- 
vert une  vaste  plaine  de  plusieurs  millions  d'acres  d'étendue  et  qui 
promet  d'clre  très-fertile.  La  végétation  y  est  magnifique;  et  comme 
cette  plaine  est  sillonnée  par  un  grand  nombre  de  cours  d'eau,  on  a 
tout  lieu  de  croire  qu'elle  pourra  recevoir  diverses  espèces  de  culture. 


320  SOUVENIRS  DE   LILE  DE  VAN-DIEMEK. 

jesté  sauvage,  hérissée  de  rochers  et  de  hois,  dont  le  pied 
de  l'homme  n'a  jamais  sondé  la  ténébreuse  horreur. 

»  Plus  loin ,  toujours  sur  la  rive  gauche  ,  la  ville  neuve 
se  dessine  au  fond  d'une  baie,  qui  offre  un  abri  aux  bâ- 
timens  ;  la  place  est  bien  nommée ,  car  les  constructions  y 
sont  clair  semées  et  toutes  récentes.  Le  gouvernement  y  a 
établi  une  ferme-modèle.  Sur  ce  point,  le  terrain  se  déboise 
sensiblement  ^  et  à  la  vue  d'une  jolie  maison  appartenant 
à  M.  Aorne,  et  entourée  de  prairies  ,  on  se  croirait  en  An- 
gleterre. A  un  mille  au-dessus ,  sur  la  rive  opposée ,  nous 
débarquâmes  au  fond  d'une  petite  crique,  et  après  avoir 
amarré,  nous  songeâmes  à  préparer  notre  diner.  Nous  trou- 
vâmes un  excellent  combustible  dans  l'écorce  de  l'arbre  à 
gomme,  quibrùle  aussi  bien  que  là  térébenthine.  Cet  arbre, 
comme  tous  ceux  du  pays ,  renouvelle  annuellement  son 
écorce,  et  conserve  son  feuillage  toute  l'année.  Allumer  un 
bon  feu  ,  faire  rôtir  quelques  tranches  de  bœuf,  procéder 
gaîment  à  un  modeste  repas  et  remettre  à  la  voile ,  fut  pour 
nous  l'affaire  de  quelques  minutes.  Une  heure  après  nous 
entrâmes  dans  un  golfe  magnifique ,  aussi  vaste  que  celui 
d'Hobart-Town.  A  droite,  une  grande  étendue  de  terre 
récemment  défrichée ,  des  champs  de  blé  touchant  à  leur 
maturité,  et  l'aspect  d'une  ferme  considérable  avec  tous 
ses  bâtimens  d'exploitation,  nous  fit  penser  qu'on  avait 
songé  dans  l'origine  à  établir  en  cet  endroit  le  chef-lieu 
d'une  colonie. 

))  Au-dessus  de  cette  baie ,  le  fleuve  se  rétrécit  encore. 
Ses  bords  s'élèvent  et  se  recouvrent  de  bois ,  au  point  de 
masquer  complètement  le  paysage,  jusqu'à  un  mille  du 
Port-Augustin.  Tout-à-coup  il  s'élargit  et  laisse  voir  des 
sites  magnifiques.  Au  lieu  des  collines  blanchâtres  qui 
bordent  la  Tamise ,  vous  apercevez  une  série  de  monta- 


SOUVENIUS   DE  l'xLE  DE   VAN-DIEMEN.  321 

gnes  et  de  vallées  qui  se  succèdent  comme  les  vagues  dans 
une  tempête  ;  sur  leurs  flancs  bruissent  par  intervalles  les 
flots  d'une  sombre  verdure  ,  et  leurs  crêtes  jaillissent  du 
sein  de  cette  masse  de  forêts  tourmentées  par  les  vents. 
Nous  touchâmes  enfin  au  Port -Augustin,  et  nous  n'y 
restâmes  que  le  teras  nécessaire  pour  y  prendre  une  car- 
gaison de  moutons  et  repartir.  » 

(  United  Se/vice  Journal.  ) 


JOURNAL   D'DN  MEDECIN  (i). 

N^  XI. 
LA   CONSOMPTION. 


PoLR  toule  ame  religieuse  et  qui  cherche  à  se  rendre 
compte  à  elle-même  des  événemens  de  ce  monde  et  des  des- 
seins de  Dieu ,  il  y  a  dans  les  annales  médicales  un  fait  qui 
se  reproduit  sans  cesse  et  qui  est  un  éternel  sujet  d'élonne- 
ment ,  c'est  la  consomption.  Elle  natlaque  pas  le  vice  ^  elle 
ne  punit  pas  les  excès.  Ce  qu'elle  aime  à  frapper,  c'est  la 
jeunesse,  c'est  la  heauté,  c'est  la  vertu.  Vous  êtes  sûrs  que 
l'être  marqué  de  sa  fatale  empreinte  n'a  rien  de  vulgaire  j 
ce  sont  des  intelligences  développées  prématurément-,  ce 
sont  les  personnes  les  plus  généreuses,  les  meilleures,  les  plus 
sensibles,  que  le  fléau  moissonne,je  ne  dis  pas  de  préférence, 
mais  avec  une  constante  et  insatiable  cruauté.  Je  me  suis 
souvent  arrêté  devant  les  victimes  de  ce  monstre ,  el  mille 
questions  pleines  de  tristesse,  accusations  amères  contre  la 
Providence  el  ses  desseins ,  se  pressaient  dans  mon  esprit. 

Ange  destructeur,  me  demandais-je,  pourquoi  ne  choi- 
sis-tu pas  pour  victime  la  décrépitude  ou  le  vice  ?  par 
quelle  subtilité  infernale  as-tu  bravé  ju^qu'ici  toute  l'ha- 
bileté de  la  science ,  toute  l'expérience  des  âges?  Pourquoi 
les  êtres  que  Dieu  a  créés  avec  le  plus  d'amour  et  doués 
des  facultés  les  plus  brillantes  sont-ils  ceux  que  la  faulx 

(i)  Voyez  les  arliclcs!  prérédcns  clans  les  Kuméros  2  ,  4  »  5  ,  6  ,  7  , 
8  ,  (j ,  11,  1 5  et  24  de  la  seconde  scric  et  dans  le  2'  de  la  Iroisiome. 


I 


L\  co^soMPTlo^.  o-aS 

Ueslruclrlce  renverse  sans  pilié  ?  Quand  tu  te  révèles  à 
l'observaliou,  il  est  toujours  trop  tard  ;  la  proie  est  certaine 
et  le  coup  mortel  est  frappé. 

Que  de  familles  j'ai  vues,  dans  le  cours  de  ma  pratique, 
désolées  par  ce  fléau,  privées  de  toute  consolation,  de 
toute  espérance,  et  adressant  à  Dieu  les  mêmes  questions 
douloureuses  que  je  viens  de  reproduire  !  Il  serait  facile 
de  fonder  sur  les  suites  naturelles  de  cette  maladie  un  romau 
tragique,  dwjl  le  talent  de  l  écrivain  pourrait  au{j;menter 
l'intérêt-,  tel  n'est  pas  mon  but.  Je  rapporterai  simplement 
et  en  peu  de  mois  un  des  cas  de  consomption  que  j'ai  eu 
l'occasion  d'oLserveri  et,  dans  la  foule  de  ces  exemples, 
je  choisirai  précisément  celui  qui  présente  le  moins  d'as- 
sociations bizarres  et  de  circonslanoes  romanesques.  Je 
désire  que  Ton  ne  m'accuse  pas  d'exagération  en  lisant  le 
récit  suivant.  Le  souvenir  d'une  créature  angélique,  enle^ 
vée  au  monde  dans  sa  première  fleur,  est  resté  gravé  dans 
mon  esprit  en  caractères  douloureux,  et  rien  n'est  plus 
éloigné  de  ma  pensée  que  le  désir  de  produire  de  l'effet  et 
de  combiner  un  drame  à  l'usage  des  oisifs. 

A  dix  ans,  la  petite  miss  Herbert  était  orpheline;  son 
père  et  sa  mère,  qui  moururent,  d'une  mort  préma- 
turée, à  peu  de  distance  l'un  de  l'autre,  la  confièrent 
aux  soins  d'un  vieux  baronnet,  oncle  de  l'enfant,  et 
dont  le  caractère  généreux  et  tendre  semblait  offrir  plus 
d'une  garantie  pour  le  bonheur  de  la  jeune  fille.  Une  pre- 
mière affection  trompée  avait  laissé  dans  lame  de  l'oncle 
une  trace  douloureuse  et  inefiaçable.  Il  avait  promis  de  ne 
se  remarier  jamais.  Sa  fortune,  délabrée  par  l'imprudence 
et  la  dissipation  de  son  père  ,  n'aurait  pas  suffi  pour  sou- 
tenir le  rang  qu'il  occupait  et  le  titre  qu'il  portait^  si  l'in- 
fluence d'un  parent  ne  lui  avait  procuré  une  place  fort 
ucrative  dans  les  Indes  Orientales.  On  sait  que  telle  est  la 


324  ^-^    COINSOMPTIOM. 

ressource  ordinaire  des  gentilshommes  ruinés  ^  et  que , 
grâce  aux  singuliers  arrangemens  politiques  de  la  Grande- 
Bretagne,  la  plus  belle  contrée  du  globe,  Tlndoslan  n'est 
aujourd'hui  qu\m  hôpital  général  à  l'usage  des  fortunes 
invalides  des  Trois-Royaunies. 

Cette  mesure  nécessaire  contrariait  sous  un  seul  rap- 
port l'oncle ,  devenu  le  père  de  miss  Herbert.  Il  s'était 
attaché  à  elle  avec  celte  vivacité,  celte  puissance  des  âmes 
qui  n  ont  pas  dilapidé ,  si  je  puis  le  dire  ,  le  trésor  de  leur 
affection.  Tout  son  bonheur,  toutes  ses  espérances  se  con- 
centraient sur  la  petite  orpheline  j  c'était  à-la-fois  une  af- 
fection de  choix  et  de  devoir,  de  dévoûment  et  de  tendresse. 
La  laisser  seule  en  Angleterre,  exposée  à  tous  les  événe- 
mens  de  la  vie  et  loin  de  son  unique  protecteur,  cette 
pensée  l'affligeait  ^  mais  il  craignait  aussi  le  climat  de  l'Inde 
et  son  influence  dévorante,  si  funeste  aux  Occidentaux  et 
aux  organisations  délicates.  Ce  dilemme  l'embarrassait  sin- 
gulièrement. D'un  autre  côté,  il  redoutait  encore  davantage 
l'éducation  des  pensionnats  et  la  surveillance  vague  et  inat- 
tentive avec  laquelle  on  élève  les  jeunes  filles  en  Angleterre  -, 
aussi  finit-il  par  se  décider  à  emmener  avec  lui  la  jeune 
fille;  et,  peu  de  tems  après  avoir  atteint  sa  douzième  an- 
née ,  Élisa  ,  tel  était  son  nom,  se  trouvait  à  Calcutta  :  fleur 
délicate  et  fragile ,  exposée  aux  rayons  d'un  soleil  ardent  et 
aux  influences  d'un  climat  dangereux. 

Ce  n'était  pas  la  beauté ,  la  régularité  des  formes  et  des 
traits  qui  distinguaient  spécialement  Elisa;  à  cet  âge  où  je 
la  vis  ,  elle  pouvait  servir  de  type  à  la  délicatesse  enfan- 
tine. Rien  de  plus  exquis  ni  de  plus  frêle  que  cette  déli- 
cieuse petite  créature  qu'un  soufile  paraissait  pouvoir  em- 
porter et  qui  touchait  à  peine  le  sol.  Devant  elle  ,  on  eût 
craint  de  parler  trop  haut,  de  faire  un  geste  trop  violent, 
de  froisser  cette  existence  presque  sylphidique  et  aérienne» 


LA.    COWSOMPTIOJN.  3'i5 

Chez  miss  Herbert ,  tous  les  senlimeiis  comme  tous  les 
traits  semblaient  appartenir  à  un  ordre  de  création  moins 
grossière  et  moins  terrestre  que  la  nôtre  ^  c'était  le  tissu 
d'une  peau  beaucoup  plus  fine;  c'étaient  des  nuances  de 
teintes  transparentes  comme  la  porcelaine  peinte-,  c'é- 
taient des  cheveux  plus  déliés  que  la  soie  ;  de  longs  cils 
plus  fins  encore,  et  formant  comme  un  voile  sur  des  yeux 
bleus  d'une  inexprimable  douceur.  Vous  n'eussiez  jamais 
associé  à  l'image  de  miss  Herbert  rien  de  passionné , 
d'ardent  ni  d énergique;  tout  en  elle  était  délicat  jus- 
qu  au  rafi&nement  ;  et ,  si  elle  eût  vécu  ,  sans  doute 
les  scènes  orageuses  du  monde  1  eussent  brisée  comme  ces 
fragiles  esquifs  lancés  sur  une  mer  aux  flots  lurbulens. 
Son  caractère  était  d'accord  avec  sa  physionomie  et  son 
cire  extérieur.  Il  y  avait  de  la  malice ,  de  la  douceur,  de 
la  grâce ,  de  la  rêverie  chez  la  jeune  fille.  Elle  aimait  la 
solitude  et  semblait  fuir  avec  bonheur  l'éclat,  le  bruit  et 
le  mouvement  ;  mais  celte  mélancolie  elle-même  était  mo- 
dérée :  ce  goût  pour  la  retraite  était  gracieux  et  délicat 
comme  toutes  ses  émotions.  Son  esprit  facile ,  son  heu- 
reuse organisation  lui  donnèrent  de  bonne  heure  des  talens 
remarquables.  La  lecture  des  œuvres  d  imagination  était 
son  goût  le  plus  décidé.  Il  était  difficile  de  rien  concevoir 
de  plus  pur,  de  plus  séduisant  et  de  plus  piquant  à-la-fois 
que  miss  Herbert. 

Sa  mère  était  morte  à  vingt  ans  d  une  affection  pulmo- 
naire, et  son  père,  six  mois  après,  était  tombé  victime  du 
typhus.  Miss  Herbert  avait  hérité  de  la  faiblesse  de  consti- 
tution à  laquelle  ses  parens  avaient  succombé;  aussi  les 
soins  les  plus  empressés  l'entouraient  dès  sa  naissance,  et 
peut-être  sa  faiblesse  naturelle  ne  fit-elle  que  s'accroître 
encore  par  l'effet  de  ce  zèle  et  de  ces  soins  exagérés. 

Le  sentiment  de  la  convenance  l'emportait  dans  l'esprit 


326  LA    CONSOMPTION. 

d'Élisa  sur  toutes  les  autres  pensées,  et  je  ne  sais  com- 
ment un  romancier  aurait  pu  modeler  sur  elle  l'héroïne  de 
ces  compositions  sentimentales  où  tout  se  trouve,  excepté 
la  vérité.  L'exagération  de  toute  espèce  lui  semblait  men- 
songe et  lui  était  odieuse.  C'était  une  netteté  de  pensées, 
une  finesse  de  tact ,  une  justesse  d'aperçu  et  une  sagacité 
de  perception  qui  ne  se  démentait  jamais.  Dans  les  arts, 
toute  jeune  qu'elle  fût,  elle  aimait  surtout  la  vérité-,  dans 
les  livres,  l'observation  et  la  grâce;  dans  le  monde,  la 
sincérité.  Hélas  !  comment  aurait-elle  fait  pour  vivre  au 
milieu  de  l'atmosphère  de  fausseté  et  de  déception  dont  la 
vie  nous  entoure  à  chaque  instant.  Un  seul  trait  de  son  ca- 
ractère suffira  pour  le  faire  juger.  Elle  était  tout  enfant, 
lorsque  son  oncle  la  conduisit  chez  une  vieille  baronne  an- 
glaise habituée  au  monde  et  à  cette  emphase  brillante  de 
langage  qui  passe  pour  de  la  grâce  et  du  bon  ton.  Toute 
charmée  de  la  jeune  enfant  qu'on  lui  présentait ,  elle  se 
confondit  en  éloges,  en  flatteries,  en  exclamations  qui  dé- 
plurent à  la  petite  fille. 

«  Je  ne  veux  pas,  dit-elle  à  son  oncle  en  revenant  de 
chez  elle,  je  ne  veux  pas  revoir  celte  dame,  qui  me  prend 
pour  un  ange  et  qui  m  appelle  follement  sa  petite  déesse  \ 
c'est  une  menteuse ,  mon  oncle ,  et  je  ne  veux  pas  la  re- 
voir. » 

Je  ne  sais  si  tous  mes  lecteurs  sont  frappés  comme  moi 
de  la  finesse  de  tact  et  de  l'amour  du  vrai  qui  se  révélait  par 
ce  peu  de  mots  échappés  à  une  si  jeune  enfant  ;  c'était 
chose  délicieuse  de  voir  cette  simplicité  naïve,  cette  ame 
sincère  et  cet  esprit  sagace ,  conserver  leur  candide  et  gra- 
i ieuse  pureté  au  milieu  de  toutes  les  recheiches  du  luxe 
cl  des  preuves  de  tendresse  aveugle  que  l'on  prodiguait  à 
Élisa. 

L'oncle,  qui  vivait  retiré,  el  dont  une  mélancolie  assez 


LA    CONSOMPTION.  32^7 

douce,  mêlée  à  quelques  sentlmens  misanlhropiques ,  for- 
mait le  caractère,  voyait  avec  bonheur,  mais  avec  crainte, 
la  jeune  fille  grandir  ;  et  plus  ses  qualités  rares,  en  se  dé- 
veloppant, augmentaient  son  affection  pour  miss  Herbert, 
plus  sa  crainte  de  la  perdre  augmentait.  Cette  anxiété  était 
le  seul  chagrin  que  la  jeune  fille  donnât  à  sir  Charles 
Herbert. 

a  Ah  !  me  disait-il ,  je  ressemble  à  ce  matelot  des  Alille 
et  Une  Nuits  qui  avait  placé  tous  ses  trésors  sur  une  pe- 
tite barque  fragile  5  cette  pauvre  enfant,  cette  créature  si 
faible ,  emporte  toute  mon  ame  ,  absorbe  toute  ma  pensée  \ 
si  je  la  perdais,  voyez-vous,  docteur,  mon  avenir  fe- 
rait naufrage ,  tout  s'évanouirait ,  pour  moi.  Que  fais-je 
au  monde  ?  je  n'ai  point  de  lien  ,  point  d'affection ,  point 
d'espérance  :  elle .  elle  seule.  Et ,  vous  le  voyez ,  elle  est 
trop  belle  ,  trop  bonne  pour  ce  monde  5  le  ciel  nous  l'a 
prêtée  pour  quelque  tems ,  mais  ne  nous  l'a  pas  donnée  5 
et  tous  les  soirs,  quand  je  vais  la  voir  endormie,  il  me 
semble  qu'au-dessus  de  sa  jolie  tète  voltigent  des  messagers 
célestes  qui  la  réclament  d'avance  et  qui  vont  bientôt  me 
l'enlever.  Les  sentlmens  que  me  fait  éprouver  celte  enfant 
sont  bizarres ,  mon  cher  docteur  ;  il  me  semble  que  c'est 
une  vision  qui  va  m'échapper,  et  qu'à  peine  ai-je  le  droit 
de  réclamer,  de  demander  au  ciel  son  plus  long  séjour 
parmi  nous.  Je  vis  dans  l'appréhension  continuelle  de  ce 
moment  fatal ,  que  rien  ne  m'annonce  cependant ,  et  qui , 
je  le  crois  du  moins ,  décidera  ma  mort  quand  il  arri- 
vera. )) 

La  tendresse  de  l'oncle  pour  sa  nièce  ,  jointe  à  la  crainte 
de  la  perdre ,  s'accroissait  de  jour  en  jour,  et  bientôt  ce 
fut  une  idolâtrie.  Après  avoir  passé  un  an  à  Calcutta,  son 
inquiétude  sur  la  santé  et  la  vie  de  sa  nièce  devint  si  vive 
et  si  poignante  ,  qu'il  aima  mieux  renoncer  à  sa  place  et  à 


328  LA    CONSOMPTION. 

la  pension  considérabie  qui  lui  était  assurée ,  que  d'ajouter 
une  seule  chance  à  celles  qui  lui  semblaient  menacer  son  bon- 
heuret  l'existence  d'Elisa.  En  effet,  pour  les  phtliisiques,  la 
route  de  l'Inde  est  la  route  du  tombeau,  et  dans  ce  pays , 
où  l'air  que  l'on  respire  dévore,  les  moindres  germes  de 
ce  mal  héréditaire  éclosent  et  se  développent  avec  une  ra- 
pidité effrayante.  Malheureusement  l'état  de  sa  fortune 
s'opposait  à  son  retour  en  Angleterre ,  et  quatre  années 
s'écoulèrent  encore  avant  que  les  créanciers  paternels , 
meute  affamée  et  persévérante,  eussent  levé  les  hypothè- 
ques dont  les  biens  désir  Charles  étaient  grevés.  En  vain  il 
sollicita  auprès  du  gouvernement  anglais  une  place  moins 
importante  qui  le  ramenât  dans  sa  patrie  :  il  ne  put  l'obte- 
nir. La  conti'ariété  qu'il  éprouva  altéra  grièvement  sa 
santé  et  le  rendit  incapable  d'exercer  les  fonctions  qui  lui 
avaient  été  confiées^  il  allait  retourner  en  Angleterre  pau- 
vre et  malade ,  quand  la  générosité  bizarre  d'un  nabab  {i) 
releva  sa  fortune  et  ses  espérances. 

C'était  l'ami  intime  de  sir  Charles  Herbert  ^  ce  dernier  lui 
avait  confié  tous  ses  chagrins ,  ses  craintes  sur  la  santé  de  sa 
nièce,  et  son  vif  désir  de  retourner  en  Angleterre  et  d'y 
occuper  une  situation  honorable  et  rétribuée.  Malgré  toute 
son  influence  auprès  des  hommes  puissans,  le  nabab, 
livré  à  sa  vie  sensuelle  et  voluptueuse ,  n'avait  pas  tenté 
une  seule  démarche  pour  son  ami.  Il  n'avait  pas  d'enfant 
ni  de  femme.  Son  testament ,  ouvert  après  sa  mort,  léguait 
toute  sa  fortune,  l'une  des  plus  belles  de  l'Inde,  à  sir  Charles 
Herbert  et  à  sa  nièce ,  par  indivis  tant  qu  ils  existeraient 
tous  deux  ,  et  réversible  sur  l'un  ou  l'autre  dessurvivans. 
A  peine  celte  heureuse  nouvelle  fut-elle  connue  de  sir 
Charles ,  à  peine  se  trouva-t-il  en  possession  de  la  fortune 

(i)  Sobriquet  douné  aux  Anglais  qui  s'eoncLib&eal  aux  Inde». 


LA    CONSOMPTION.  isC) 

du  nabab,  qui  était  nette  et  liquidée,  qu'il  fil  voile  pour 
rAngleterre. 

Déjà ,  pendant  son  séjour  dans  llnde  ,  ses  alarmes 
avaient  été  éveillées  par  diverses  circonstances.  Il  avait 
consulté  l  un  des  praticiens  les  plus  célèbres  de  Cal- 
cutta, le  docteur  Charney.  Il  lui  avait  confié  tous  les 
détails  relatifs  à  la  naissance  de  la  jeune  fille  et  aux  craintes 
qu'elle  lui  inspirait.  Il  lui  avait  fait  remarquer  la  teinte 
pourpre  qui  tacbait  ses  joues  blancbes  et  l'excessive  délica- 
tesse qui  la  distinguait.  Le  docteur,  par  son  ordre,  était 
souvent  venu  diner  chez  lui  et  s'asseoir  auprès  de  miss 
Herbert,  qu'il  devait  observer  attentivement.  Soit  légèreté, 
soit  inexpérience,  soit  peut-être  que  ce  mal  aÊPreux  se  voilât 
encore  sous  des  replis  que  Toeil  de  la  science  ne  pouvait 
soulever,  le  docteur,  pendant  le  cours  de  ses  observations, 
ne  découvrit  aucun  symptôme  de  pbthisie.  La  joie  rentrait 
dans  l'ame  de  sir  Charles  quand  son  médecin  lui  appre- 
nait que  nulle  tendance  à  la  consomption  ne  se  manifestait 
chez  la  jeune  fille ,  et  qu'en  la  ramenant  en  Angleterre , 
on  pouvait  lui  promettre  une  longue  vie. 

Mais  Élisa  se  demanda  quel  était  cet  homme  qui ,  étran- 
ger à  la  famille  ,  en  devenait  tout-à-coup  le  commensal  ; 
qui  fixait  sur  elle  un  si  long  et  si  pénétrant  regard  ;  qui 
suivait  tous  ses  mouvemens  ,  écoutait  toutes  ses  paroles  5 
tâtait  son  pouls  en  riant ,  et  la  questionnait  avec  un  in- 
térêt si  étrange  sur  son  sommeil  et  sa  santé.  Élisa  'était 
douée  d'une  grande  finesse  ,  et  la  tromper  eût  été  difficile. 
La  maladresse  du  docteur  Charney  acheva  de  l'éclairer  ; 
il  interrogea  sa  femme-de-chambre  ,  qui  redit  à  la  jeune 
personne  les  questions  du  docteur.  Dès-lors  elle  se  crut 
attaquée  d'une  maladie  dangereuse  et  placée  sous  la  sur- 
veillance secrète  d'un  médecin  chargé  de  compter  tous 
ses  pas  et  d'épier   tous  ses  mouvemens.   Un  sentiment 


33o  LA    COASOMPTION. 

de  gêne,  de  crainte  et  d'anxiélé  naquit  chez  elle.  A  l'aspect 
de  cet  espion  médical  dont  on  lui  cachait  la  destination 
et  le  titre,  elle  éprouvait  un  effroi  involontaire  5  son 
irritabilité  nerveuse  s'accrut  douloureusement ,  et  le  ré- 
sultat de  cette  précaution  funeste  fut  d'agiter  et  d'in- 
quiéter la  jeune  fille  que  l'on  voulait  conserver  et  sauver. 
En  vain  l'oncle  accumula  mensonges  sur  mensonges  pour 
éloigner  de  lesprit  de  sa  nièce  cette  fatale  idée.  Il  avait 
épuisé  toute  sa  diplomatie  pour  lui  faire  croire  que  des 
rapports  d'affaires  et  des  spéculations  mercantiles  attiraient 
le  docteur  chez  lui,  lorsqu'un  matin  il  vit  Elisa  toute 
pâle  entrer  dans  son  cabinet.  Après  avoir  embrassé  sir 
Charles,  elle  lui  dit  d'une  voix  émue  : 

u  Mais ,  mon  cher  oncle  ,  apprenez-moi ,  je  vous  prie  , 
si  j'ai  quelque  chose  à  craindre,  et  si  je  suis  menacée  de 
phthisie.  » 

La  soudaineté  imprévue  de  cette  question  frappa  sir 
Charles  de  stupeur,  et  il  balbutia  long-tems  sans  rien  pou- 
voir répondre  ^  puis  ,  après  être  revenu  à  lui-même  : 

«  Mais  non ,  s'écria-t-il  fort  embarrassé  ,  cela  ne  signifie 

rien vous  êtes  une  enfant mais,  en  vérité,  c'est 

très-ridicule quelle  sottise  ! quelle  folie! » 

Ses  protestations  furent  si  énergiques  et  si  véhémentes, 
son  élonnement  fut  si  mal  dissimulé ,  son  trouble  fut  si 
évident,  que  la  pauvre  Elisa,  en  donnant  à  son  oncle  le 
baiser  d'adieu  et  souriant  avant  de  le  quitter,  resta  per- 
suadée quelle  avait  deviné  juste,  que  son  mal  était  in- 
curable ,  et  qu'il  fallait  se  résigner  à  une  mort  préma- 
turée. Après  son  retour  en  Angleterre ,  elle-même  me 
donna  ces  détails  ,  et  je  n'hésite  pas  à  penser  que  cette  er- 
reur funeste  influa  beaucoup  sur  les  progrès  de  la  maladie 
et  sur  la  rapidité  de  son  développement.  En  général,  les 
médecins  n'étudient  pas  assez  la  partie  morale  de  leur  art  -, 


LA    COiNSOMl'TION. 


33» 


ils  ne  savent  pas  assez  combien  Timaginalion  a  de  pouvoir 
sur  nous  ^  ils  ne  savent  pas  à  quel  point  le  corps  est  sous 
la  dépendance  de  l'esprit. 

Depuis  cette  époque  elle  changea  5  sa  vie  avait  été  légère, 
brillante  et  gaie  comme  le  rayon  du  soleil  qui  se  joue  dans 
Tespace  ;  mais  cette  élasticité  ,  cette  rapidité  de  sensations , 
qui  avaient  fait  le  charme  de  tous  ceux  qui  la  connaissaient, 
s'évanouirent.  Souvent  elle  resta  seule  dans  sa  chambre, 
versant  des  larmes ,  et  préoccupée  de  cette  pensée  unique 
que  les  germes  de  la  mort  se  trouvaient  chez  elle  et  la  mi- 
naient secrètement.  De  son  côté,  sir  Charles,  mécontent  de 
l'effet  produit  par  sa  malencontreuse  surveillance,  devint 
irritable,  inquiet  et  grondeur.  Éllsa  s'arma  de  courage  et 
affecta,  auprès  de  son  oncle ,  une  gaité  qu'elle  était  loin 
de  ressentir.  Toute  la  paix  de  cette  maison,  naguère  si 
heureuse ,  était  troublée  ;  une  gène  et  une  dissimulation 
de  tous  les  momens  détruisirent  le  bonheur  calme  dont 
elle  avait  joui.  Rien  ne  put  bannir  de  l'esprit  d'Élisa  l'im- 
pression qu'elle  avait  reçue ,  et  que  les  soins  inquiets  de 
son  oncle  venaient  encore  augmenter.  Une  quinte  de  toux  , 
le  refus  d'un  aliment,  une  légère  pâleur  ,  suffisaient  pour 
donner  aux  craintes  de  sir  Charles  Herbert  une  intensité 
pénible,  dont  le  contre-coup  agissait  sur  sa  nièce.  Le 
propre  de  cette  maladie  est  d'inquiéter  long-tems  et  d'a- 
jouter à  la  douleur  que  cause  la  perte  d'un  objet  aimé, 
la  longue  et  cruelle  attente  du  coup  qui  doit  le  frapper 
sous  nos  yeux.  Dans  cette  famille,  cette  crainte  et  cette 
douleur  commencèrent  avant  même  que  les  symptômes 
de  la  consomption  se  fussent  déclarés.  Quoi  de  plus  af- 
freux ,  je  vous  le  demande ,  que  de  surveiller  le  progrès 
de  la  mort  chez  un  vivant,  et  de  ne  l'observer  que  pour 
savoir  si  sa  sentence  de  mort  est  portée  ! 

Telle  était  la  situation  intérieure  de  cette  famille ,  lors- 


332  LJV    CONSOMPTION. 

que  miss  Herbert,  à  dix-huit  ans,  revit  l'Angleterre.  Le 
vovage  long  et  monotone ,  comme  il  est  toujours ,  avait  ce- 
pendant donné  une  impulsion  heureuse  à  toute  son  exi- 
stence. La  nouveauté  des  scènes  ,  la  brise  maritime , 
qui  ne  manque  jamais  de  communiquer  une  vigueur 
nouvelle  ,  mais  quelquefois  momentanée  ,  à  tous  ceux 
qui  se  livrent  à  son  influence,  tout  semblait  concourir  à 
raffermir  la  santé  de  la  jeune  personne  ;  les  espérances 
de  l'oncle  renaquirent  plus  vives  que  jamais ,  à  son  ar- 
rivée à  PUmouth.  Qunnd  il  la  vit  s'appuyer  sur  le  bord 
du  navire ,  Tœil  rayonnant ,  la  figure  calme ,  fraîche  et 
riante  ,  il  crut  que  tout  était  fini ,  que  toutes  ses  craintes 
seraient  trompées ,  et  que  le  salut  d'Élisa  était  assuré.  Une 
voiture  les  attendait  sur  le  rivage  ;  elle  franchit  rapide- 
ment, d'un  pas  bondissant  et  léger,  l'espace  qui  la  séparait 
de  sa  voiture.  Quand  ils  s'y  furent  assis  ensemble ,  le 
vieillard  ,  dans  sa  joie  ,  ne  put  s'empêcher  de  l'embrasser, 
et  de  lui  dire  : 

«  Mon  enfant ,  te  voilà  en  Angleterre-,  que  Dieu  t'y  fasse 
vivre  heureuse!  Long-tems,  je  l'avoue,  lu  m'as  inspiré 
des  craintes  ;  mais  maintenant  que  tu  respires  l'air  de  la 
patrie  ,  je  ne  sais  pourquoi  j'ai  la  conscience  et  la  certitude 
de  ton  bonheur  et  de  ta  vie.  i>  Sir  Charles  pleurait  en  par- 
lant ainsi.  Le  célèbre  docteur  Baillie  ,  qui  vivait  encore  , 
et  qu'il  se  hâta  de  consulter  ne  trouva  dans  la  situation 
de  miss  Herbert  aucun  sujet  de  crainte.  «  C'était ,  disait- 
il  ,  une  jeune  fille  délicate ,  dont  sans  doute  l'excès  des 
travaux  et  des  plaisirs  pourrait ,  si  elle  s'y  livrait  jamais , 
altérer  la  constitution  ;  mais  à  laquelle  on  devait  promettre 
une  longue  existence,  si  elle  était  bien  dirigée,  si  elle  ha- 
bitait la  campagne  ,  et  pourvu  qu'elle  se  mariât  de  bonne 
heure.  « 

Sir  Charles  Herbert,  complètement  rassuré,  suivit  à 


LA  c(^^soMl'•no^.  33ij 

la  lelUv  les  indications  du  doclour.  Il  aoliela ,  à  peu  do 
distance  de  Londres ,  un  château  de  slvle  semi-gothi- 
que, et  dont  les  tourelles  élégantes  s'élançaient  du  sein 
d  une  mer  de  verdure,  ('e  fut  le  sanctuaire  où  le  vieillard, 
idolâtre  de  sa  nièce,  prépara  pour  elle  une  existence  à-la- 
fois  simple  et  charmante.  Comme  il  ne  vivait  que  pour 
missHerhert,  c'était  une  de  ces  passions  uniques,  dont  la 
force  a  quelque  chose  de  merveilleux  ,  et  dont  l'isole- 
ment augmente  la  force.  Souvent  il  s'asseyait  près  de  la  fe- 
nêtre de  la  hibliothèque  ,  les  veux  fixés  sur  la  vaste  pelouse 
de  verdure  qui  s'étendait  en  face  du  péristile  gothique. 
Celte  scène  sans  drame  était  touchante  par  le  sentiment  in- 
time qui  s  Y  cachait  ;  la  jeune  fille ,  chaque  jour  plus  belle 
et  qui  gardait  sa  délicatesse  enfantine  en  se  rapprochant  de 
l'adolescence,  était  là  ,  se  jouant  au  milieu  de  la  riche  ver- 
dure ;  le  chien  de  la  famille ,  l'ami  intime  de  la  maison  , 
était  près  délie,  se  couchant  à  ses  pieds,  s  élançant  ou 
s'arrêlant  à  sa  voix  :  et  l'oncle,  qui  n'avait  plus  au  monde 
aucun  lien  ,  qui  avait  consacré  à  sa  nièce  tout  ce  qui  lui 
restait  de  sensibilité  et  d'espérance ,  passait  des  jours  en- 
tiers à  suivre  de  l'œil  les  mouvemens  de  la  jeune  fille. 

Elle  avait  dix-huit  ans  5  sa  beauté,  son  intelligence,  se 
développaient  à-la-fois.  Chercherai-je  à  communiquer  à 
mes  lecteurs  les  idées  et  les  sentimens  que  cette  jeune 
fille  fil  alors  naître  chez  moi  ?  La  plupart  des  hommes  ,  ob- 
servateurs inattenlifs  ,  ajouteront  peu  de  loi  à  mes  paroles , 
et  croiront  que  je  revêts  de  couleurs  idéales  un  être  créé 
par  ma  seule  imagination.  x\ux  yeux  de  ceux  qui  exami- 
nent plus  curieusement  les  détails  et  les  variétés  de  la  vie, 
mon  récit  restera  encore  au-dessous  de  la  vraisemblance  ; 
ils  savent  avec  quelle  précocité  ardente  les  facultés  de  l'es- 
prit se  déploient  chez  les  êtres  que  la  phthisie  prédestina 
a  une  mort  prématurée. 

il.  23 


334  ^*    CONSOMPTION. 

Oui,  j'ai  entendu  Elisa  Herbert  jeter  dans  une  conver- 
sation rapide  plus  d'idées  élevées  ,  plus  de  pensées  saisis- 
santes et  neuves  qu'on  n'en  trouve  dans  les  oeuvres  de 
beaucoup  d'auteurs  à  la  mode  ;  et  si  je  reproduisais  ici 
les  observations  naïves  de  la  jeune  fille  sur  le  Tasse  et  sur 
Mozart ,  sur  les  émotions  que  donnent  la  peinture  et  la 
musique  ,  on  ne  manquerait  pas  d'attribuer  à  je  ne  sais 
quel  charlatanisme  d'écrivain  et  de  conteur,  la  beauté,  l'é- 
nergie et  la  justesse  de  ces  remarques.  Par  un  phénomène 
que  les  philosophes  expliqueront  s'ils  le  peuvent,  il  semble 
que  cette  maladie ,  en  arrachant  d'avance  ses  victimes  à 
toutes  les  pensées  terrestres,  en  éteignant  dans  leur  sein 
la  flamme  de  la  vie ,  attise  celle  de  Tintelligence  et  de 
lame. 

Bientôt  un  sentiment  plus  vif  que  tous  ceux  qui  avaient 
iusque-là  occupé  miss  Herbert ,  s'empara  de  son  cœur. 
Le  jeune  capitaine  Fitz  Williams  lui  offrit  ses  hommages  , 
et ,  encouragé  par  sir  Charles ,  digne  d'ailleurs  d'apprécier 
le  mérite  de  la  jeune  fille ,  il  reçut  l'aveu  de  l'amour  qu'il 
avait  inspiré,  amour  qu'il  partageait.  Le  sentiment  du 
bonheur  parut  augmenter  la  force  physique  d'Elisa  :  on 
voyait  chaque  jour  les  deux  fiancés  parcourir  à  cheval  les 
belles  campagnes  du  comté  de  Kent^  la  mort  avait  ou- 
blié sa  proie.  Rassuré  sur  l'état  de  sa  nièce,  l'oncle  par- 
tit pour  l'Irlande,  où  quelques  affaires  d'intérêt  l'appe- 
laient. A  son  retour,  il  ne  s'aperçut  d'aucun  changement 
chez  la  jeune  fille  ;  mais  trois  jours  après ,  comme  il  était 
assis  dans  son  cabinet,  et  occupé  à  répondre  à  quelques 
lettres  ,  il  vit  entrer  la  femme  de  confiance  qu'il  avait  lais- 
sée auprès  d'Elisa  ;  sa  démarche  et  ses  manières  ambarras- 
sées  l'étonnèrent. 

u  Elisa  serait-elle  malade  ?  s'écria-t-il ,  en  déposant  ses 
lunettes  sur  le  bureau. 


LA    CONSOMPTION.  !^35 

— Non,  monsieur,  non,  certes,  répondit  la  femme  de 
confiance  ,  tout  alarmée  de  l'agitation  du  vieillard.  » 

Puis ,  avec  mille  détours ,  et  au  milieu  des  précautions 
oratoires  les  plus  multipliées,  elle  détailla  les  symptômes 
alarmans  qui  s'étaient  déclarés  pendant  l'absence  de  Ton- 
de :  une  toux  légère,  des  insomnies  fréquentes  ,  une  trans- 
piration froide  ,  des  accès  de  fièvre  tous  les  soirs  ,  enfin 
«  une  rougeur  pourprée  sur  la  pommette  des  joues.  » 

L'oncle  avait  écouté  le  discours  amphibologique  de  la 
femme  de  confiance  avec  assez  de  patience  et  d'attention  ; 
mais  à  ces  derniers  mots ,  frappant  le  bureau  de  ses  lu- 
nettes qu'il  brisa ,  et  se  levant  tout-à-coup  : 

«  La  phthisie  !  c'est  la  phthisie  !  cette  tache  rouge  ,  c'est 
la  mort  !  Pourquoi  ne  me  l'avez -vous  pas  dit.''  pourquoi  ne 
ra'avoir  pas  écrit  en  Irlande?  ^e  ne  vous  le  pardonnerai 
jamais,  madame.  » 

Il  sonna  son  domestique ,  et  l'envoya  aussitôt  à  la  re- 
cherche du  docteur  Baillie  j  mais  ce  dernier  était  malade  ; 
et  sir  Charles  Herbert ,  fort  mécontent  d'ailleurs ,  eut  re- 
cours à  mes  services  ,  faute  de  trouver  mieux. 

Ce  fut  alors  que  je  me  trouvai  introduit  dans  cette  fa- 
mille, et  que  j'admirai  la  capricieuse  et  bizarre  énergie 
des  affections  de  choix  ,  de  celles  qui  n'ont  pour  règle  que 
leur  propre  fantaisie,  et  non  pas  un  devoir  imposé.  Jamais 
père  ne  témoigna  une  inquiétude  plus  tendre  pour  sa  fille  ; 
jamais  mari  ne  sembla  vivre  plus  entièrement  de  la  vie 
unique  d'une  jeune  et  belle  épouse.  A  ce  seul  mot  de 
consomption  ,  le  pauvre  oncle  frissonnait  de  terreur.  Dieu 
sait  quelles  précautions  il  m'ordonna  de  prendre  !  avec 
quel  zèle  il  me  recommanda  de  ne  pas  laisser  miss  Herbert 
soupçonner  le  danger  qu'elle  courait!  Dieu  sait  avec  quel 
tremblement ,  quelle  anxiété  ,  quelle  agitation  ,  il  m'intro- 
duisit auprès  d'elle  !  C  était  un  soir  du  mois  de  septembre  5 


336  LA    CONSOMPTION. 

on  prenait  le  thé  dans  un  petit  salon;  les  rayons  mélan- 
coliques (l'une  soirée  d'automne  traversaient  le  feuillage 
sculpté  de  la  croisée  gothique  ,  et  tombaient  sur  une  jeune 
fille  délicate,  vêtue  de  mousseline  blanche,  extrêmement 
Lelle.  C'était  miss  Herbert. 

A  peine  mes  yeux  l'eurent-ils  aperçue  que  je  pressentis 
tout  ce  qu'elle  avait  à  craindre.  Rien  de  plus  alarmant 
pour  un  médecin  que  la  blancheur  de  ce  teint  contrastant 
avec  le  carmin  vif  qui  colorait  la  pommette  des  deux  joues , 
et  le  lustre  singulier  de  deux  yeux  noirs  qui  étincelaient 
sous  un  front  pâle.  On  ne  pouvait  s'y  méprendre;  le  malin 
même  j'avais  fermé  les  veux  d'une  jeune  fille  que  cette 
cruelle  maladie  avait  enlevée  à  sa  famille  désolée.  Je  re- 
connaissais trop  bien  cette  tache  sanglante  dont  elle  stigma- 
tise ses  victimes.  Elle  me  salua  en  silence  ,  et  se  rassit.  Puis 
ses  yeux  se  reportèrent  sur  son  oncle ,  dont  l'air  décon- 
tenancé révélait  toutes  les  terreurs. 

Cette  visite  nous  fut  pénible  à  tous  :  à  la  jeune  fille  ,  qui 
savait  bien  que  sa  vie  était  en  danger;  à  sir  Charles,  qui 
essayait  en  vain  de  dissimuler  son  trouble  ;  et  à  la  femme 
de  confiance,  qui  depuis  long-tems  vivait  dans  l'intimité 
de  la  famille,  et  qui  aimait  beaucoup  Elisa.  Pendant  près 
d'un  quart  d'heure ,  nous  fûmes  embarrassés  de  notre 
contenance.  Enfin,  apercevant  un  piano,  j'adressai  à  la 
jeune  fille  quelques  complimens  sur  son  talent  pour  la  mu- 
sique ;  elle  sourit  en  m'entendant  parler  ainsi .  et  son  sou- 
rire était  mêlé  de  dédain  ;  elle  avait  l'air  de  dire  :  u  Vous 
jouez  un  rôle,  et  je  m  en  aperçois.»  J'osai  continuer  à 
parler  du  même  sujet,  et  je  la  priai  de  jouer  une  sonate 
de  Beethoven ,  qu  elle  exécuta  avec  beaucoup  de  goût  et 
de  talent.  L'onde  se  retira,  et  me  laissa  seul  avec  Elisa 
et  la  femme  de  confiance.  Mon  examen  et  mes  observations 
ne  firent  que  me  confirmer  dans  l'opinion  que  j'avais  déjà 


I.A     CONSORU'TIOW.  ^07 

formée  :  ce  pouls  rapide  el  irrégulier  ,  celte  respiration 
embarrassée  et  ardente  ,  trahissaient  déjà  les  progrès  de 
l'ange  funèbre  qui  frappait  de  ses  ailes  de  mort  le  IVunt 
pâle  de  la  victime.  Elle  ne  savait  pas  que  toutes  les  ré- 
ponses qu'elle  me  donnait  signaient  la  sentence  fatale. 
Pendant  que  d'un  air  d'indiflerence  et  de  nonchalance  je 
m'efforçais  de  la  rassurer,  la  conviction  de  sa  perte  infail- 
lible s'afifermissait  dans  mon  esprit.  Elle  m'écoutait  avec 
une  crédulité  apparente  qui  me  faisait  mal. 

«  Adieu  ,  lui  dis-je  en  la  quittant  5  avec  cette  figure-là 
on  a  rarement  besoin  de  médecin. 

—  Merci ,  merci ,  me  dit-elle  en  plaçant  sa  main  dans 
la  mienne.  Vous  êtes  bien  bon  de  dissiper  mes  craintes  ;  je 
vous  en  prie ,  allez  chez  mon  oncle ,  et  calmez-le ,  car  il 
est  très-inquiet.  » 

J'avais  pensé  que  miss  Herbert  s'était  laissé  décevoir 
,  par  mes  paroles;  mais  il  n'en  était  rien.  A  peine  eus-je 
quitté  la  chambre ,  elle  se  retira ,  comme  je  l'ai  appris  de- 
puis ,  dans  un  petit  oratoire  écarté ,  où  elle  pleura  long- 
tems.  Elle  m'avait  deviné. 

Mon  devoir ,  envers  sir  Charles  Herbert ,  était  de  lui  dire 
la  vérité ,  la  cruelle  vérité  tout  entière.  Je  le  trouvai  de- 
bout dans  son  cabinet,  tenant  à  la  main  son  chapeau  et 
ses  gants,  el  prêt  à  me  suivre  jusqu'à  la  porte  du  parc. 

«  D'après  tout  ce  que  je  viens  de  voir  et  d'entendre, 
lui  dis-je ,  le  devoir  pénible  de  ma  profession  m'oblige 
de  vous  avertir  que  les  premiers  symptômes  de  la  con- 
somption pulmonaire  se  sont  déclarés  chez  votre  nièce. 
Sans  doute ,  des  soins  médicaux ,  le  changement  de  climat, 
peuvent  éloigner  le  danger  et  retarder  le  jour  funeste  ; 
mais ,  je  le  dis  avec  douleur  et  regret ,  la  main  de  Dieu 
peut  seule  la  sauver. 


338  LA    CONSOMPTION. 

—  Dieu  miséricordieux!  s'écria  sir  Charles,  qui  s'ap- 
puya pendant  quelques  minutes,  sans  parler,  sans  remuer, 
sur  la  grille  du  parc. 

—  Mais  j'ai  oublié  de  vous  dire,  s'écria-t-il  tout-à-eoup 
et  comme  par  un  souvenir  subit ,  j'ai  oublié  de  vous  dire 
qu'Élisa  a  retrouvé  son  appétit.  N'est-ce  pas  un  symptôme 
heureux?  dites  ,  docteur^  répondez!  répondez-moi!  » 

Ma  réponse  fut  cruelle ,  et  produisit  sur  lui  l'impres- 
sion la  plus  profonde.  Je  lui  dis  que  tous  les  poitrinaires, 
attaqués  mortellement,  retrouvaient  leur  appétit  peu  de 
tems  avant  la  mort. 

Alors  ce  malheureux  homme ,  dont  toute  l'existence  s'é- 
tait transportée  pour  ainsi  dire  dans  celle  de  sa  nièce  ,  se 
livra  sans  réserve  à  un  désespoir  affreux. 

«  Il  faut  donc  que  cet  ange  meure  !  s'écriait-il ,  il  le 
faut!  Quoi  !  docteur,  ma  fortune  entière  ne  la  rachèterait 
pas  ?  Venez  chez  moi ,  logez-y,  disposez  de  tout ,  mais  sau- 
vez-la, rendez-la-moi.  Si  c'est  en  Italie,  si  c'est  en  France 
qu  il  faut  la  conduire,  je  suis  prêt  :  car,  voyez- vous,  c'est 
ma  vie  que  sa  vie  ,  et  quand  elle  ne  sera  plus ,  que  ferai-je 
au  monde  ?. .. 

—  Calmez-vous,  repris-je,  surtout  en  sa  présence: 
A  ous  hâteriez  sa  mort. 

— Ah!  docteur,  c'est  une  ironie,  une  ironie  bien  amère! 
Comment  voulez-vous  que  je  la  regarde  ?  elle  ne  vit  plus , 
(.lie  est  déjà  sous  le  linceul  !  » 

Le  lendemain  j'eus  une  nouvelle  entrevue  avec  miss 
Herbert  ,  entrevue  à-la-fois  plus  intéressante  et  plus  pé- 
nible que  la  première.  La  pauvre  enfant  analysa  ce  qu'elle 
ressentait  avec  une  sagacité  remarquable.  C'était  ,  disait- 
elle,  uu  vide  intérieur,  la  vie  qui  semblait  lui  manquer 
el  la  fuir,  un  malaise  sourd  et  secret,  un  besoin  continuel 


lA    COiNSOMPTIOJs.  33() 

de  se  soulaj^cr  par  une  expectoration  Iréfjueiile  ,  à  laquelle, 
hélas  !  le  sang  venait  se  mêler.  Enfin ,  c  était  la  phthisie 
tout  entière. 

«  Combien  de  tems  croyez-vous  que  j'aie  à  vivre  encore? 
me  demanda-t-elle  d'une  voix  très-faible? 

—  Au  nom  du  ciel ,  lui  dis-je ,  jamais  de  pareilles  ques- 
tions! elles  sont  insensées,  elles  sont  inutiles! 

—  SoufFrirai-je  beaucoup? 

—  Non ,  je  ne  le  pense  pas  ,  quant  à  présent ,  ajoutai-je 
en  appuyant  sur  ces  derniers  mots,  et  un  climat  plus  doux 
peut  encore  vous  être  très-utile,  w 

Le  corps  faible  de  la  jeune  fille  tremblait  à  ces  paroles  , 
et  sa  tête ,  qui  s'agitait,  semblait  me  dire  qu'elle  ne  croyait 
plus  à  mes  promesses. 

«  Pauvre  oncle  !  s'écriait-elle  j  pauvre  Williams  !  » 

Elle  tomba  évanouie  entre  les  bras  de  ses  domestiques. 
Sir  Charles,  doué  dun  tempérament  irritable  et  auquel 
les  contrariétés  de  la  vie  n'avaient  jamais  appris  la  pa- 
tience ,  entra  tout-à-coup ,  et  sa  douleur  se  manifesta  par 
des  accès  de  colère.  Homme  bien  élevé  et  de  manières  élé- 
gantes ,  on  l'entendit  proférer  les  malédictions  les  plus 
horribles.  On  le  vit  charger  de  coups  ses  laquais,  et  sacri- 
fier tout  ce  qui  l'entourait  à  cette  irritation  violente  par  la- 
quelle il  était  dominé.  Quand  je  lui  représentais  linutilité 
et  la  folie  de  sa  conduite ,  c'était  sur  moi  que  tombaient  ses 
injures,  sur  la  médecine  et  les  médecins  qu'il  déversait 
ses  anathèmes. 

«  Est-ce  que  vous  croyez  que  je  plaisante,  docteur  ?  et 
vous-même,  riez-vous,  ou  prétendez -vous  m'insulter  ? 
Quoi!  elle  meurt  pied-à-pied,  par  lambeaux,  sous  mes 
yeux ,  et  vous  voulez  que  je  sois  tranquille  ?  Non  ,  je  suis 
fou!  je  suis  fou  de  douleur!  Damnation  sur  les  âmes  froi- 
des et  sur  les  hommes  sans  cœur  !  » 


.^4"  ^^    CONSOMPTION. 

Rieiilôt  j'eus  deux  malades  à  soif^ner  au  lieu  d'un  <  cJ  jt 
»raignis  que  la  tblie  ne  s'emparât  du  vieillard.  Celait 
un  de  ces  esprits  ardens  et  mélancoliques  qui  ne  re- 
çoivent qu'une  idée  à-la-lois ,  et  qui  s'y  livrent  sans  ré- 
serve. Les  efforts  qu'il  fit  pour  concentrer  et  dissimuler  les. 
émotions  violentes  auxquelles  il  était  en  proie  lui  donnè- 
rent une  fièvre  interne  qui  le  retint  au  lit  pendant  long- 
tems, 

Lorsque  le  docteur  Batllie,  qui  a  t'ait  des  aft'eclions  phthi- 
siqucs  une  étude  particulière  ,  eut  échappé  à  la  maladie 
dangereuse  qui  avait  menacé  sa  vie,  j'allai  le  consulter,  et 
je  le  conduisis  auprès  de  miss  Herbert.  Nous  la  trou- 
vâmes sur  son  lit,  à  demi  déshabillée,  la  main  droite 
étendue  sur  ses  yeux  fermés ,  et  tenant  de  la  main  gauche 
un  petit  ruban  noir  auquel  était  suspendu  un  médaillon 
qui  renfermait  une  mèche  de  cheveux  du  capitaine.  Elle 
se  souleva  lentement  à  notre  aspect,  et  donna  son  bras 
au  docteur  Baillie.  Ce  dernier  resta  quelque  tems  en  si- 
lence, et  sortit  de  la  chambre,  après  avoir  adressé  à  la 
jeune  fille  quelques  paroles  consolatrices  dont  le  sens  ne 
m'était  que  trop  bien  connu.  L'oncle  fit  un  geste  véhément 
quand  il  nous  aperçut ,  et  se  levant  de  la  chaise  longue  sur 
laquelle  il  était  couché  ,  il  se  tint  debout  devant  la  chemi- 
née, sans  oser  nous  adresser  un  mot.  L'expression  de  ses. 
yeux  hagards  était  effrayante. 

«  Sir  Charles ,  lui  dit  mon  confrèie ,  les  prédictions 
du  docteur  ***  se  réaliseront,  je  crois  ;  l'automne  qui  s'a- 
vance ,  et  l'insalubrité  du  climat  anglais  pendant  cette  sai- 
son, menacent  les  jours  de  la  malade.  De  toutes  les  variétés 
de  la  phthisie,  la  plus  redoutable  pourrait  l'atteindre  et 
l'enlever  si  elle  ne  changeait  de  température.  Allez  en  Italie 
avec  elle-,  c'est  le  seul  moyen  possible  de  détourner  le  coup 
qui  la  menace,  d 


LA     CONSOMI'TIOK.  ^/jl 

En  effol,  Irois  semaines  après,  loule  la  lamillc  était  à 
jNaples 

Peu  de  jours  avant  ce  départ ,  je  venais  de  rentrer  chez 
moi  très-fatigué  et  j'allais  me  coucher,  quand  le  tintement 
prolongé  de  la  sonnette  de  nuit  se  fit  entendre,  et  un  do- 
mestique en  livrée  ,  conduit  par  mon  valet-de-chamhre  , 
précéda  d'une  ou  deux  secondes  à  peine  l'entrée  d'un  jeune 
homme  qui  se  précipita  dans  ma  chambre  à  coucher.  Il 
était  en  habit  de  voyage  :  sa  figure  était  pâle  ,  son  œil  It  rue 
et  cave ,  sa  voix  émue  et  sombre.  C  était  le  capitaine  Fitz- 
Williams,  qui  avait  passé  quelques  semaines  en  Ecosse, 
chez  un  de  ses  parens ,  et  qui  avait  appris  tout-à-coup  la 
situation  de  miss  Herbert.  Je  ne  négligeai  aucune  des  res- 
sources auxquelles  les  médecins  ont  recours  pour  le  calmer 
el  lui  rendre  l'espoir. 

Je  ne  puis  dire  combien  j'avais  lame  touchée. 

a  Allons  ,  dit- il ,  je  vois  ce  qu'il  en  est  ;  elle  et  moi  nous 
sommes  condamnés.  Pourquoi  ai-je  vu  miss  Herbert? 
pourquoi  l'ai-je  entendue  jamais  ?  » 

Ces  gens  qui  se  disent  philosophes  et  qui  couvrent  ainsi 
d'un  beau  titre  leur  existence  imparfaite  ;  les  hommes 
blasés  dont  le  monde  regorge  et  qui  ne  conçoivent  de 
peines  ou  de  jouissances  que  la  privation  ou  la  liberté  illi- 
mitée de  leurs  plaisirs  sensuels-,  ceux-là  même  n'eussent 
pas  osé  prêcher  au  pauvre  capitaine  leur  théorie  d'é- 
goïsme  -,  ils  eussent  été  saisis  d  angoiss.es  en  se  tenant 
près  du  lit  douloureux  qui  la  renfermait.  Ce  n'est  pas  une 
maladie  comme  une  autre ,  c'est  la  mort  elle-même  debout 
auprès  de  la  victime  ,  et ,  comme  ce  personnage  du  Dante 
ttivahissant  sa  proie  par  degrés  ;  c  est  surtout  la  certitude 
cl  le  progrès  lent  du  fléau  qui  rendent  sa  présence  plus 
hideuse  que  celle  de  toutes  Us  maladies  auxquelles  on  a, 


34'^  LA    COASO.MI'TIOA. 

si  ce  n'est  l'espoir ,  du  moins  la  possibilité  vague  d  arra- 
cher la  victime  qu'elles  menacent. 

Le  capitaine  quitta  le  service ,  suivit ,  en  Italie ,  sa  fian- 
cée, et  y  resta  avec  elle  jusqu'au  mois  de  juillet.  Le  déli- 
cieux climat  de  Naples  sembla  ranimer  quelque  tems, 
dans  le  sein  de  la  jeune  fille ,  le  feu  de  la  vie ,  et ,  trompés 
par  cet  espoir  fugitif  que  la  phlhisie  fait  toujours  briller  à 
un  horizon  lointain,  l'oncle  et  Fitz-Williams  crurent  pen- 
dant quelque  tems  qu'ils  pourraient  la  conserver.  Ainsi 
qu'il  arrive ,  leur  affection  devenait  plus  vive  et  plus  forte 
à  mesure  que  l'objet  de  cette  aCFeclion  approchait  du  terme 
fatal.  Enfin ,  Elisa  manifesta  le  désir  de  retourner  en 
Angleterre  -,  elle  ne  voulait  pas ,  disait-elle  ,  mourir  ail- 
leurs que  dans  son  pays,  être  ensevelie  ailleurs  que  près 
de  sa  mère. 

Je  la  revis  alors,  ce  n'était  plus  la  même  personne  ^  cette 
fleur  délicate  que  j'avais  vu  s'épanouir  était  là  devant  moi, 
brisée ,  froissée  ,  abattue  j  vous  eussiez  dit  un  de  ces  beaux 
lis  qui,  le  soir,  se  balancent  sur  leur  tige  flexible,  et  qui, 
le  matin ,  quand  l'orage  a  secoué  leurs  corolles  et  déchiré 
leurs  feuilles  ,  gisent  tristement  sur  la  terre.  Dans  le 
même  salon  où  je  l'avais  aperçue  pour  la  première  fois, 
elle  était  assise,  ou  plutôt  couchée,  sur  une  ottomane 
en  face  de  la  grande  fenêtre  gothique  dont  j'ai  déjà 
parlé.  Lorsque  j'entrai ,  les  personnes  qui  étaient  présentes 
m'avertirent  par  un  geste  significatif  que  miss  Herbert 
était  endormie;  j'effleurai  à  peine  le  parquet,  de  peur 
de  troubler  son  repos,  et  je  m'arrêtai  enfin  devant  la  jeune 
fille.  Ah!  combien  sa  maigreur  et  sa  pâleur  faisaient  peine 
à  voir!  c'était  une  ombre.  On  l'avait  enveloppée  d'un  grand 
schall  des  Indes  pour  lu  descendre  plus  facilement  de  sa 
chambre  à  coucher;  sa  simple  robe  de  mousseline  blanche 
brillait  sur  le  fond  noir  et  les  palmes  rouges  du  cachemire. 


].A    COJVSOMl'TION.  à.^S 

Ses  pieds  amaigris  et  ses  petites  jambes  déliées  disparais- 
saient sous  le  salin  et  la  soie  ,  qui  n'en  dessinaient  plus  les 
formes^  chaque  jour  lui  avait  enlevé  quelques  débris  de 
l'ancien  embonpoint  qui  caractérise  la  santé.  Il  était  dif- 
ficile de  croire  que  cette  jeune  fille  vivait;  qu'il  y  avait 
encore  du  sang  et  des  muscles  sous  celte  peau  transparente  5 
vous  l'eussiez  prise  pour  le  symbole  du  sommeil  d'un  Ange, 
pour  une  délicate  sculpture  du  ciseau  de  Canova.  De 
longues  manchettes  noires ,  dans  lesquelles  ses  petits  bras 
flottaient,  rendaient  plus  brillante  encore  la  blancheur  de 
sa  peau.  Sa  taille,  serrée  par  un  ruban  bleu-de-ciel ,  sem- 
blait appartenir  à  une  jeune  fille  de  dix  ans  plutôt  qu'à 
une  personne  de  l'âge  d'Éli^a.  Aucun  mouvement  :  on 
eût  placé  une  feuille  de  rose  sur  les  lèvres  de  la  malade  , 
que  cette  feuille  n'aurait  pas  frémi.  Les  chairs  ,  en  se  re- 
tirant, avaient  laissé  à  découvert  la  symétrie  et  la  régula- 
rité naturelle  de  ses  traits  délicats  :  c'était  presque  un  sque- 
lette 5  mais  un  reste  de  beauté  exquise  rayonnait  encore 
sur  ce  demi  cadavre.  Oh  1  c'était  une  chose  affreuse  à  voir  ! 
Et  le  vieil  oncle ,  dont  la  tète  était  nue,  dont  le  front  déjà 
blanchi  avait  perdu  tous  ses  cheveux  depuis  l'époque  où 
sa  nièce  avait  été  condamnée ,  essuyait  avec  un  mouchoir 
de  batiste,  qu'il  promenait  sur  la  figure  d'Élisa,  les  gouttes 
de  sueur  froide  qui  coulaient  de  ses  tempes  creusées  et  de 
son  front  jauni. 

Cependant  elle  leva  les  yeux ,  tourna  la  télé ,  et ,  me 
voyant  assis  auprès  d  elle,  me  tendit  sa  main  en  souriant 
tristement. 

H  Suis  je  bien  changée,  docteur?  »  me  dit-elle  d'une 
voix  si  faible,  que  je  saisissais  à  peine  les  paroles  qu'elle 
prononçait. 

—  Je  vois  avec  chagrin  ,  lui  répondis-je,  que  vous  êtes 
faible  et  amaigrie. 


344  ^^     CO«SOMPTlO>. 

—  El  mon  pauvre  oncle  ,  s'écria-t-elle  ,  n'est-il  pas  bien 
changé  aussi  ?» 

Puis  elle  étendit  de  son  côté  son  petit  bras  blanc,  .qu  elle 
semblait  avoir  peine  à  supporter;  elle  ne  put  atteindre  jus- 
qu'à lui  :  le  vieillard  se  leva  et  couvrit  de  baisers  le  front 
de  sa  nièce. 

«  O  ménagez-moi ,  ménagez-moi ,  dit-elle ,  votre  ten- 
dresse me  tue.  » 

Alors  elle  se  leva ,  et ,  retrouvant  toute  sa  force  dans  une 
émotion  subite,  elle  quitta  la  chambre  en  fondant  en 
larmes. 

Tous  ces  détails ,  dont  la  monotonie  ,  je  le  crains  du 
moins,  fatiguera  le  lecteur,  composent  le  fond  de  celte 
tragédie  domestique,  sujet  banal  de  conversations  indif- 
férentes, et  qui  se  nomme  une  maladie.  Déjà  le  pouls  ne 
battait  plus  ;  déjà  les  artères  semblaient  paralysées;  déjà  le 
froid  de  la  mort  était  entré  dans  ses  veines  si  jeunes.  Eh 
bien!  le  vieillard  espérait  encore.  Un  peu  plus  d'éclat  dans 
le  regard,  un  peu  plus  de  fraîcheur  dans  le  teint,  suffi- 
saient pour  ranimer  cette  foi  aveugle  dans  l'avenir ,  que  les 
parens  ne  veulent  jamais  perdre  et  qu'il  était  impossible 
de  détruire. 

Je  me  rappelle  surtout  une  soirée  qui  m  intéressa  si 
vivement  et  si  tristement  que  je  ne  peux  résister  au  désir 
d'en  retracer  le  souvenir  dans  ces  pages.  On  sait  quel  est 
le  caractère  spécial  de  la  musique  de  Mozart ,  et  surtout 
de  sa  musique  sacrée.  C'est  quelque  chose  d'intellectuel 
qui  ne  s'adresse  point  aux  sens ,  mais  à  l'ame ,  et  qui  fait 
vibrer  les  cordes  les  plus  intimes  et  les  plus  délicates  de 
nos  sentimens  religieux  ;  quelque  chose  de  solennel ,  de 
tendre,  de  profond,  de  sublime.  Personne  n  exécutait 
celle  musique  avec  un  sentiment  plus  juste  et  plus  exquis 
qu'Elisa  ;  en  effet ,  ces  accords  suaves  ,  mais  non  volup- 


LA     CONSOMPTION.  34  5 

tueux,  semblaient  être  en  harmonie  avec  l'ame  de  la  jeune 
fille,  et  correspondre  avec  ses  penchans. 

((  Allons,  lui  dit  son  oncle,  Elisa  ,  mon  enfant  ,  joue- 
nous  celte  belle  messe  de  Mozart  que  tu  répétais  hier  au 
soir.  Docteur,  vous  le  voulez  bien,  n'est-ce  pas?  c'est  lu 
seul  plaisir  qui  me  soit  resté.    » 

En  effet,  Elisa  se  mit  au  piano.  Jamais  je  n'ai  apprécié 
le  génie  de  Mozart  plus  complètement  que  ce  soir-là. 
Comme  ses  douces  et  solennelles  mélodies  tombaient  sur 
mon  cœur,  caressaient  mon  oreille  ,  et  faisaient  jaillir  les 
larmes  de  mes  yeux  !  comme  ce  sentiment  douloureux  et 
céleste  que  Mozart  a  imprimé  à  tous  ses  œuvres  reli- 
gieux se  faisait  profondément  et  vivement  sentir  !  comme 
cette  belle  et  grandiose  harmonie  devenait  sublime  sous 
les  doigts  de  l'ange  mourant  que  je  contemplais  avec  dou- 
leur !  Je  pleurai ,  je  l'avoue  ,  et  miss  Herbert  s'en  aperçut. 

«  C'est  une  musique  déchirante,  n'est-ce  pas,  docteur  ? 
me  dit-elle.» 

L'oncle  ,  dominé  par  son  émotion ,  fut  obligé  de  se  re- 
tirer. 

«  Quand  on  me  déposera  dans  le  tombeau ,  dit  Élisa , 
je  voudrais  que  cette  musique  fût  exécutée  sur  l'orgue... 
Il  l'aimait  aussi. . .  lui  !  » 

Elle  soupira ,  et  de  l'extrémité  opposée  de  la  chambre , 
un  autre  soupir  profond  s'éleva  comme  un  écho  5  c'était 
sir  Charles  ,  qui  venait  de  rentrer,  et  qui ,  la  figure  cou- 
verte de  son  mouchoir ,  essayait  en  vain  de  réprimer  son 
émotion 

A  quoi  bon  prolonger  le  douloureux  récit  de  cette  ago- 
nie !  Chaque  jour  la  maigreur  d'Elisa  et  sa  pâleur  révélè- 
rent un  nouveau  progrès  du  mal  qui  la  dévorait.  Le  capi- 
taine Fitz-Williams,  qu'une  fièvre  cérébrale  avait  retenu 


d.\6  LA    COKSOMPTION. 

à  Milan  ,  revint  trop  tard,  hélas  !  et  ne  retrouva  plus  que 
le  débris  inanimé  de  celle  qu'il  aimait.  J'avais  assisté  au 
dernier  moment  de  la  jeune  fille,  dont  l'imagination  s'était 
exaltée  ,  dont  l'esprit  s'était  animé  d'une  flamme  poétique 
pendant  le  délire  de  la  fièvre  qui  s'empara  d'elle.  Morte  , 
elle  enlraina  dans  la  tombe  et  le  vieillard  et  le  jeune 
homme.  Paisse  le  souvenir  que  je  lui  consacre  ici  exciter 
quelques  sympathies  !  puisse  ce  triste  drame  sans  situa- 
tions et  sans  mouvemens ,  celte  peinture  fidèle  de  scènes 
qui ,  dans  la  vie  réelle ,  se  sont  si  souvent  reproduites  ,  et 
ont  brisé  tant  de  cœurs  affectueux,  ne  pas  rebuter  le  lec- 
teur! 

(Blackwood's  Magazine.  ) 


^^iscelTrtnées. 


LES   CHASSEURS 


LES  PROPRIETAIRES  DE   CHASSES. 


Le  gibier  est-il  une  propriété  réelle  ?  Oui ,  répondra  le 
propriétaire  qui  élève  du  gibier  et  qui  sait  tout  ce  qu'il  lui 
coûte.  Non  certes,  vous  diront  au  contraire  les  bracon- 
niers de  profession  et  le  gentilhomme  qui  fait  ce  métier 
par  fantaisie ,  braconnier  amateur.  En  général  on  est  tenté 
de  croire  que  l'animal  des  bois  et  l'oiseau  des  forêts  ap- 
partiennent à  tout  le  monde.  Pourquoi  le  propriétaire  du 
sol  prétendrait-il  seul  au  droit  de  tuer  ce  pigeon  ou  ce 
faisan,  que  certes  il  na  pas  créés?  De  ce  qu'un  lièvre 
habite  mes  domaines  et  élève  sa  petite  famille  sous  l'abri 
protecteur  de  mes  genêts ,  s'ensuit-il  qu'il  devienne  nou- 
seulement  mon  vassal  et  mon  esclave ,  mais  ma  chose ,  et 
que  vous  méritiez  une  punition  sévère  si  vous  le  tuez  dans 
la  plaine  qui  m'appartient? 

Les  lois  anciennes  de  l'Angleterre,  toutes  aristocratiques 
et  féodales,  l'avaient  jugé  ainsi;  leur  rigueur  contre  les 
braconniers  allait  jusqu'à  lalrocité.  Non-seulement  elles 
frappaient  des  punitions  les  plus  sévères  tout  homme  con- 
vaincu d'avoir  tué  ou  pris  le  gibier  d'autrui ,  mais  le  châ- 
timent devenait  plus  rigoureux  encore  si  le  gibier  avait 
été  vendu  au  marché  par  le  coupable.  La  prison ,  le  car- 


34B  LES  CHASSEVKS 

can ,  rexposiliou  publique,  les  solitudes  de  Bolany-Bay  , 
menaçaient  quiconque  osait  enfreindre  ces  décrets  bar- 
bares. L'âge  qui  vit  naître  cette  jurisprudence  draconienne 
en  explique  la  sévérité  exagérée.  Plaisir  royal  ,  la  ebasse 
avait  droit  à  une  protection  spéciale  ;  et  Thomme  de  ro- 
ture qui  s'v  livrait  commettait  le  plus  grand  des  crimes 
sociaux.  Ne  croyez  pas  qu'on  voulût  punir  seulement  un 
attentat  à  la  propriété.  Non  -,  mais  on  châtiait  l'audace  de 
l'homme  du  peuple  qui  empiétait  sur  le  domaine  des  es- 
hattemens  féodaux. 

Il  V  a  peu  d  années ,  ces  lois  sévères  et  sans  rapport  avec 
nos  mœurs,  ont  été  abrogées.  On  les  a  remplacées  par  une 
autre  jurisprudence  qui,  au  lieu  de  punir  le  braconnier, 
le  protège  ;  qui ,  au  lieu  de  conserver  au  propriétaire  son 
gibier  ,  le  lui  enlève.  Naguère  on  voyait  de  pauvres  mal- 
heureux traînés  devant  tous  les  tribunaux  de  l'Angleterre, 
subir  des  punitions  cruelles  sans  rapport  avec  leurs  dé- 
lits. Aujourdhui,  sur  cinquante  braconniers  que  le  juge- 
de-paix  examine  et  dont  le  délit  est  évident,  il  n'en  est 
aucun  qu'il  puisse  condamner  aux  termes  de  la  loi. 

La  loi  émanait  autrefois  de  l'aristocratie  5  aujourd'hui 
c'est  la  démocratie  qui  l'a  dictée.  Entre  ces  deux  ex- 
trêmes, un  bon  législateur  ne  pourrait-il  trouver  le  moyen 
terme  ,  celui  de  la  modération  et  de  l'équité  ?  Sous  ce 
rapport ,  la  propriété  n'est  plus  protégée  en  Angleterre  ; 
les  dépenses  faites  pour  élever  le  gibier  sont  perdues. 
Comme  c'est  toujours  au  moyen  de  lacets  et  de  pièges  que 
les  braconniers  accomplissent  leur  vol  ;  comme  le  gibier 
pris  de  cette  manière  se  conserve  beaucoup  plus  long- 
tems  que  le  gibier  frappé  d'un  coup  de  feu  \  le  gibier  volé 
a  l'avantage  sur  le  marché.  Une  prime  est  donc  accorder 
aux  braconniers,  qui  se  trouvent  dans  une  position  beau- 
coup plus  avantageuse  que  le  propriétaire ,  à  moins  que 


r>T  LES   PUOPIlIl^.TAir.F.S  DE   CFîASSFS.  3/]q 

ve.  dernier  ne  consente  à  devenir  braconnier  lui-même. 
Les  races  se  détruisent ,  les  dépenses  faites  pour  les  élc^ 
ver,  non-seulement  cessent  d'être  productives,  mais  w. 
servent  qu'à  encourager  les  délinquans. 

Déjà  les  braconniers  se  réunissent  en  grandes  troupes, 
envahissent  les  domaines  des  propriétaires  ruraux ,  et  ré- 
sistent à  main  armée  aux  gardes-chasse  qui  ne  sont  ni  en 
force  ni  en  nombre.  Les  gardes-chasse  ,  devenus  inutiles  , 
reçoivent  leur  congé.  L'année  dernière  ,  six  cents  gardes- 
chasse  ont  été  privés  de  leurs  places,  et  l'état  de  bracon- 
nier, le  seul  qui  fût  en  harmonie  avec  leurs  habitudes, 
leur  dernière  ressource ,  est  devenu  leur  asile. 

Telle  est  la  singulière  situation  de  l'Angleterre ,  sous 
un  point  de  vue  dont  peu  de  J3ersonnes  s'occupent ,  et  qui 
plus  tard  doit  avoir  d'étranges  résultais.  Les  proprié- 
taires se  fatigueront  d'entretenir  et  de  conserver  à  grands 
frais  une  richesse  que  la  loi  permet  au  premier  venu  de 
dilapider;  les  plantations ,  consacrées  exclusivement  à  la 
chasse,  seront  abandonnées  ou  détruites,  et  la  terre, 
rendue  fertile  par  les  couches  végétales  qui  l'auront  amé- 
liorée, sera  convertie  en  teriain  de  culture.  Cherchons 
encore  les  conséquences  plus  lointaines  de  la  législation 
nouvelle  ;  la  destruction  des  forêts  entraînera  la  disette 
du  bois,  et  les  gens  riches,  privés  du  seul  amusement  qui 
les  attire  dans  leurs  domaines,  au  lieu  de  vivre  sur  leurs 
terres ,  les  feront  administrer  par  des  fermiers  et  des  iii- 
tendans.  Voyez  combien  l'Irlande  et  la  France  ont  souffert 
par  suite  de  ce  système.  Le  paupérisme  irlandais  ,  devenu 
proverbial,  n'a  pas  d'autres  sources 5  et,  parmi  les  causes 
efficientes  et  immédiates  de  la  révolution  française,  il  faut 
compter  et  placer  en  première  ligne  l'existence  des  grands 
seigneurs  à  la  cour ,  loin  de  leurs  châteaux  qui  se  déla- 
braient, loin  de  leurs  terres  peuplées  de  paysans  affamés. 

M.  î3 


35o  LES  CHASSELTvS 

Que  Ion  ne  dise  pas  que  la  grande  chasse,  la  chasse  au 
sanglier  et  au  renard,  se  soutiendra.  Le  renard  ne  vit  que 
de  gibier  ,  et  le  gibier  une  fois  détruit ,  il  disparaîtra  lui- 
même  -,  la  grande  chasse  doit  s'évanouir  avec  lui. 

Cet  enchaînement  de  causes  et  d'effets  peut  sembler 
étrange  aux  personnes  frivoles,  qui  ignorent  combien  une 
circonstance  presque  inaperçue  et  un  détail  en  apparence 
méprisable  ,  peuvent  avoir  de  ramifications  éloignées  et 
d  influences  secrètes.  Quant  à  la  prospérité  future  du 
pays ,  l'excessive  indulgence  des  lois  sur  le  braconnage  com- 
promet plusieurs  intérêts ,  ainsi  que  nous  l'avons  prouvé. 
Mais  celte  question  se  représente  encore  en  théorie  :  le  gi- 
bier est-il  une  propriété  ? 

Je  permets  au  cockney  de  Londres  ou  au  badaud  de 
Paris  de  résoudre  négativement  cette  question.  S'il  con- 
naît le  gibier  et  s'il  l'apprécie  ,  c'est  sur  sa  table ,  lorsque 
le  cuisinier  vient  de  l'apprêter  selon  la  règle.  Son  érudi- 
tion sait  distinguer  la  chair  du  faisan  de  celle  du  dinde ,  et 
la  saveur  de  la  perdrix  de  celle  du  pigeon  -,  mais  voilà  tout. 
Quelle  est  la  vie  de  ces  animaux?  comment  les  éleve-l-on  ? 
quels  sont  leurs  caprices  et  leur  mode  d'existence  ?  exi- 
gent-ils des  dépenses  et  des  soins,  ou  suffit-il  de  les  par- 
quer et  de  leur  offrir  un  abri?  La  plupart  des  habitans 
des  villes  et  ceux  qui  regardent  le  gibier  comme  n'étant  pas 
une  propriété  réelle  ,  ne  sauraient  répondre  à  une  seule 
de  ces  questions. 

Apprenons-leur  donc,  puisqu'ils  l'ignorent,  qu'il  n'est 
aucune  propriété  qui  mérite  ce  titre  mieux  que  le  gibier. 
Le  chien  ,  que  vous  avez  élevé  et  nourri ,  vous  appartient 
assurément,  et  il  a  sa  valeur.  Le  gibier  coûte  mille  fois 
davantage  ;  pour  s'en  procurer ,  il  faut  planter  des  arbres 
sur  de  grandes  étendues  de  terrain,  ce  qui  exige  de  grandes 
mises  de  fonds ,  et  ne  donne  de  profit  certain  qu'à  vos 


KT  LES   PUOPniÉTAinES  DE  CHASSES.  65  l 

descendans.  Un  propriétaire  qui  convertit  en  plantation 
une  centaine  d'acres  de  terre,  perd  par  ce  seul  fait  une 
centaine  de  livres  sterling  par  année ,  pendant  fort  long- 
tems,  et  plus  de  la  moitié  de  cette  somme  lorsque  Té- 
mondage  et  les  buissons  lui  rapportent  un  faible  profit. 

Le  faisan ,  le  lapin  ,  la  perdrix ,  coûtent  beaucoup  à  éle- 
ver. Si  le  faisan  ne  trouve  pas  sur  vos  terres  une  nourriture 
abondante ,  il  vous  quittera  et  se  placera  sous  la  protection 
de  quelque  propriétaire  plus  babile  ,  qui  lui  donnera  les 
espèces  de  grains  qu'il  préfère.  Le  faisan  n'est  après  tout 
qu'une  espèce  de  poule  ou  de  coq  à  demi  apprivoisé ,  qui 
perche  sur  un  arbre  au  lieu  de  vivre  dans  un  poulailler. 
Pendant  les  mois  d'hiver ,  Je  faisan  occasione  une  dé- 
pense très-considérable. 

Si  le  lapin  et  le  lièvre  ne  vivent  pas  de  grains  achetés  par 
le  propriétaire ,  ils  se  nourrissent  d'une  manière  encore 
plus  coûteuse  pour  lui ,  et  font  un  dégât  qu'il  est  obligé  de 
payer.  J'ai  vu  un  propriétaire  perdre  le  produit  tout  entier 
de  dix-neuf  acres  de  terrain  dévastés  par  ces  animaux.  En 
donnant  la  même  somme  d'argent,  il  aurait  acheté  assez  de 
lièvres  et  de  lapins  pour  nourrir  sa  famille  pendant  dix  an- 
nées. En  général ,  personne  ne  paie  plus  cher  le  gibier  que 
celui  qui  l'élève  -,  si  vous  achetez  au  marché  la  tète  de  faisan 
trois  schellings  et  six  pences ,  celle  que  vous  abattrez  d'un 
coup  de  fusil,  sur  vos  domaines,  vous  coûtera  en  défini- 
tive plus  d  une  guinée. 

Quant  au  pigeon,  on  peut  le  considérer  comme  la  pro- 
priété générale  et  indivise  de  tous  les  possesseurs  de  ter- 
rain -,  les  pigeons  volent  d'un  domaine  à  l'autre ,  se  nour- 
rissent de  tout  ce  qu'ils  trouvent  et  ne  choisissent  aucune 
résidence  fixe  5  mais  ils  n'en  sont  pas  moins  la  propriété 
du  maître  qui  les  nourrit.  Joignez  à  ces  frais  l'entretien 
fort  dispendieux  des  gardes-chasse  et  des  gardes-cham- 


352  LB.S   CHASSECnS 

pèlres,  celui  des  chiens  et  les  droits  payés  pour  le  gou-' 
vernemenl  :  vous  verrez  à  quelles  dépenses  entraine  le 
désir  d'avoir  du  gibier  sur  ses  terres.  Ses  ennemis  natu- 
rels ,  les  oiseaux  de  proie  de  diverses  espèces ,  le  hibou , 
l'orfraie ,  la  corneille ,  le  geai  ,  la  pie  ,  le  corbeau ,  le  chat 
sauvage ,  la  belette,  la  fouine  ,  le  blaireau  ,  le  détruiraient 
en  peu  de  tems,  si  le  garde-chasse  ne  leur  faisait  une 
guerre  continue  et  fort  coûteuse. 

Difficile  à  élever ,  il  Test  également  à  conserver  et  à  pro- 
téger. Le  braconnage  ,  qui  n'est  après  tout  qu'un  délit  se- 
condaire ,  un  vol  sans  effraction  et  sans  abus  de  confiance, 
est  en  outre  encouragé  par  tous  ceux  qui ,  sans  être  pro- 
priétaires, veulent  se  procurer  du  gibier  et  le  placer  sur 
leur  table.  Tel  honnête  négociant  retiré  démoralisera  tout 
une  paroisse  en  offrant  une  prime  au  paysan  qui  lui  ap- 
portera le  plus  beau  chevreuil.  Depuis  que  les  nouvelles 
lois  ont  été  rendues  par  le  Parlement,  cette  prime  est  de- 
venue beaucoup  plus  forte  et  cet  encouragement  plus  con- 
sidérable. Autrefois ,  pour  adopter  la  profession  de  bra- 
connier, il  fallait  avoir  déjà  été  repris  de  justice,  frappé 
de  banqueroute  ,  ou  flétri  de  quelque  manière.  C'était  un 
métier  dangereux  :  on  sortait  la  nuit,  dans  les  plus  mau- 
vaises saisons  -,  on  aventurait  un  certain  capital  transformé 
en  armes  à  feu ,  en  pièges,  etc.  \  enfin  on  s'exposait  à  des 
chàlimens  très-graves  ,  et  infligés  sans  pitié,  sans  scrupule, 
avec  toute  la  rigueur  de  la  loi. 

Malgré  ces  obstacles  et  ces  périls  ,  le  braconnage  est  de- 
venu un  art;  mille  ingénieuses  inventions  se  sont  successi- 
vement perfectionnées;  aujourd'hui  que  le  vol  du  gibier 
échappe  à  toutes  les  punitions ,  et  que  le  braconnier,  armé, 
enrégimenté ,  rompu  à  sa  profession ,  maitre  de  tous  les 
secrets  et  de  toule  la  tactique  de  son  art ,  envahit  les  pro- 
priétés -  non  plus  isolément,  mais  par  bandes,  cette  situa- 


ET   LES  PROPRlÉTAlKEb   OE   (..MASSES.  353 

tiun  offre  assurément  quelque  chose  de  sérieux.  Le  lecteur 
ne  trouvera  pas  ici ,  sans  intérêt ,  le  détail  des  principales 
recettes  employées  par  les  braconniers  anglais. 

Le  laisan,  qui  se  vend  très-cher,  et  que,  dans  quel- 
ques années ,  on  ne  pourra  se  procurer  à  moins  de  deux 
ou  trois  guinées  la  pièce,  est  pour  le  braconnier  lob- 
jet  d'une  recherche  attentive  et  assidue.  Il  le  prend  de 
différentes  manières,  mais  surtout  au  moyen  de  lacets  ou 
nœuds  coulans  ingénieusement  disposés  5  c'est  ce  qui  s'ap- 
pelle ,  en  terme  d'argot ,  hingling.  Comme  le  faisan  vole 
peu  et  qu'il  aime  à  raser  le  sol  en  courant  comme  la  poule  , 
le  sentier  qu'il  parcourt  ordinairement  offre  une  trace  fa- 
cile à  reconnaître  5  le  braconnier  s'en  assure  ,  et  suspend 
à  des  fils  de  fer  placés  de  distance  en  distance  des  nœuds 
coulans  qui  se  trouvent  à  quatre  pouces  environ  du  sol. 
Lorsque  le  faisan  court,  son  cou  s'engage  dans  un  de 
ces  nœuds  coulans  qui  l'étrangle  à  mesure  qu'il  avance^ 
le  braconnier  revient  le  soir  et  ramasse  toutes  ses  victimes. 
Mais  voici  une  méthode  plus  ingénieuse  encore  et  qui  se 
pratique  tous  les  jours  avec  beaucoup  de  succès. 

Le  faisan  mâle  est  aussi  guerrier  de  sa  nature  que  le 
coq  -,  il  se  bat  à  outrance  et  ne  cède  jamais  qu'au  dernier 
soupir.  Quand  le  braconnier  s'est  assuré  des  remises  (^i) 
où  le  gibier  se  retire  la  nuit ,  il  choisit  un  emplacement 
libre  qui  puisse  servir  d'arène  à  un  combat.  Puis  il  choisit 
un  bon  coq  de  bataille  qu'il  arme  d'éperons  d'acier  et 
qu'il  jette  ainsi  armé  dans  le  cirque.  Le  braconnier  se 
cache,  le  coq  guerrier  chante  et  appelle  son  ennemi  au 
combat  j  aussitôt  le  faisan  lui  répond  et  vient  lui  disputer  la 
place  5  quelles  que  soient  sa  valeur  et  sa  force ,  il  succombe 
en  peu  d'instans.  Les  éperons  dont  la  nature  l'a  doué ,  sont 

(1)  Covcr. 


354  ^^^   CHASSEIRS 

(les  armes  trop  inégales  pour  lutter  avec  avantage  contre 
les  lames  aiguës  de  son  adversaire.  Le  pauvre  faisan  une 
fois  égorgé ,  le  coq  chante  sa  victoire ,  et  un  second  faisan 
se  présente  dans  la  lice  ^  il  tombe  à  son  tour.  Quelquefois 
huit  ou  neuf  faisans  périssent  ainsi  dans  un  seul  jour. 

On  prend  encore  les  faisans  la  nuit  en  brûlant  du  soufre 
au-dessous  des  branches  sur  lesquelles  ils  perchent  et  s'en- 
dorment. Vous  les  apercevez,  au  milieu  de  l'obscurité  la  plus 
profonde,  comme  de  petites  boules  noires  qui  se  détachent 
sur  le  fond  du  ciel.  Quand  la  nuit  est  sombre  et  orageuse, 
on  peut  en  tuer  à  coups  de  fusil,  sans  que  les  faisans, 
leurs  voisins ,  étourdis  par  le  bruit  du  vent  et  des  orages, 
s'enfuient  effrayés  par  les  premières  délonnations.  Mais  les 
braconniers  les  plus  experts  se  munissent  d'un  fusil  à  vent , 
qui  ne  coûte  guère  aujourd'hui  que  trois  ou  quatre  livres 
sterling  (^5  ou  loo  fr.)-,  au  moyen  de  cette  arme,  on 
détruit  aisément  une  couvée  de  faisans  en  peu  d'heures  et 
sans  bruit.  Ordinairement  le  braconnier  porte  son  fusil  à 
vent  comme  une  canne,  et  garde  la  pompe  et  le  reste  de 
l'appareil  dans  sa  poche. 

Les  perdrix  sont  en  butte  à  une  poursuite  non  moins 
acharnée.  Un  vol  de  perdrix  est  souvent  pris  d'un  seul 
coup  de  filet.  Deux  ou  trois  jours  avant  le  mois  de 
septembre,  les  champs  se  trouvent  couverts  de  filets^ 
ce  qui  reste  de  la  population  des  perdrix  tombe  ensuite 
sous  le  plomb  des  braconniers.  Qu'un  garde-chasse  ré- 
veillé en  sursaut  se  précipite  sur  leurs  pas,  le  maraudeur 
s'enfuit  avec  une  vitesse  et  une  adresse  que  l  habitude  lui 
rend  faciles. 

Le  braconnier  méprise  et  dédaigne  ordinairement  le  la- 
pin ,  qu'il  ramasse  toutefois  lorsque  cet  animal  est  tombé 
dans  le  piège  destiné  pour  le  lièvre.  On  prend  le  lièvre  de 
mille  façons 5  souvent,  au  risque  d'être  découvert,  on  le 


ET   LES  PROPUIÉXAIKES   DE  CHASSES.  355 

vise  à  coups  de  l'usil.  Une  espèce  particulière  de  chien  (/e.v 
larehere)  est  accoutumée  à  leur  courir  sus,  et  les  man- 
que rarement.  On  les  tue  d'un  coup  de  pierre ,  lorsqu'ils 
sont  assis,  les  veux  à  demi  fermés.  La  méthode  la  plus 
commune  et  la  plus  productive  est  celle  de  prendre  les 
lièvres  à  la  porte  (gate-ing).  Dès  que  le  soir  vient,  le 
braconnier  place  son  filet  à  la  barrière  du  champ,  et  en- 
voie son  lureheje  en  reconnaissance.  Il  est  bon  d'appren- 
dre au  lecteur  ce  que  c'est  que  le  larehere.  C'était  d  a- 
bord  une  espèce  de  chien  de  demi -sang ,  produit  de  l'al- 
liance du  chien-couchant  et  du  lévrier.  Maintenant,  les 
qualités  qui  appartenaient  autrefois ,  et  spécialement  aux 
larehere  s ,  sont  l'apanage  de  presque  toutes  les  bonnes 
races  de  chiens.  On  trouve  partout  dans  nos  provinces  des 
lureheres  assez  habiles  et  assez  actifs  pour  faire  la  chasse 
pour  eux-mêmes,  et  sans  que  Ihomme  les  conduise.  J'ai 
eu  deux  chiens,  un  épagneul  et  un  lévrier,  qui,  toutes 
les  fois  qu'il  faisait  beau  tems  ,  se  mettaient  ensemble  en 
route.  L'un  faisait  lever  le  gibier,  l'autre  le  prenait  et  le 
tuait.  Un  faisan  ,  harcelé  par  le  lévrier,  s'élança  un  jour 
pour  échapper  à  son  ennemi;  d'un  seul  bond  Tépagneul 
le  saisit  en  l'air,  le  prit  au  vol ,  dans  toute  l'acception  du 
terme ,  et  le  rapporta  au  logis.  Ce  sont  précisément  ces 
lareheres,  devenus  aujourd'hui  si  communs  qui  balaient 
tout  un  champ,  et  forcent  les  lièvres  fugitifs  à  venir  s'en- 
tasser dans  le  filet  qui  les  attend. 

On  voit  combien  il  est  devenu  facile  de  dévaliser  la  pro- 
priété de  l'homme  qui  a  élevé  du  gibier  pour  ses  menus 
plaisirs.  Nos  lois  actuelles  ajoutent  encore  à  celte  facilité. 
Muni  d  un  permis  de  chasse,  vous  pénétrez  dans  le  do- 
maine que  vous  choisissez,  vous  le  dépeuplez  à  loisir,  et 
pour  ce  premier  méfait,  la  loi  ordonne  que  vous  serez 
seulement  admonesté.  Ce  n'est  qu  à  la  seconde  offense  que 


356  LES  CHASSEL'RS 

vous  êtes  passible  d'un  châtiment.  On  a  prétendu  fort  ri- 
diculement que  le  chasseur  pouvait  se  tromper  et  empié- 
ter sur  la  propriété  d'autrui.  Mais  en  Angleterre  surtout, 
les  propriétés  sont  si  soigneusement  encloses  ^  les  barrières 
et  les  haies  sont  si  multipliées,  qu'il  est  impossible  de  ne 
jamais  confondre  un  domaine  privé  avec  un  terrain  vague 
ou  avec  la  grande  route.  Le  chien  dont  le  braconnier  s'est 
servi  sur  le  terrain  d'un  autte  ,  ne  devrait  plus  lui  appar- 
tenir. La  plupart  de  ces  animaux  coûtent  cinq  ou  six  gui- 
nées  au  commencement  de  la  saison ,  et  les  gentils-hommes 
voleurs  qui  font  ce  métier,  y  regarderaient  de  plus  près. 

Le  parlement,  cédant  à  un  sentiment  d'humanité,  a  dé- 
claré que  les  chausse-trappes  étaient  illégales  ainsi  que  les 
pistolets  à  ressorts,  placés  dans  les  pièges.  On  a  cessé  d'em- 
ployer ces  moyens,  et  qu'est-il  arrivé?  C'est  que  les  bra- 
conniers, devenus  plus  hardis,  ont  été  fréquemment  e» 
coalition  avec  les  gardes-chas.ses ,  et  pour  épargner  les 
blessures  dont  quelques  jambes  étaient  victimes,  on  a  en- 
couragé des  combats  véritables ,  et  des  meurtres  sanglans. 
Ainsi  se  trompe  toujours  la  fausse  humanité  qui  en  cher- 
chant à  corriger  un  mal ,  produit  des  maux  beaucoup  plus 
grands. 

Les  fusils  à  ressorts  eux-mêmes  placés  dans  un  piège , 
effraient  peu  le  vieux  braconnier.  Dès  qu'il  sait  ou  qu'il 
suppose  qu'on  a  placé  dans  tel  endroit  sur  son  passage  un 
fusil  à  ressorts ,  il  ne  s'alarme  pas  j  il  marche  le  bout  de 
son  fusil  en  avant,  eu  ayant  soin  de  le  tenir  dans  une  po- 
sition oblique,  à  trois  ou  quatre  pouces  de  terre.  Quand 
le  canon  du  fusil  vient  à  froisser  le  fil  d'archal  qui  est  at- 
taché à  la  détente,  le  bruit  que  ce  mouvement  cause  avertit 
le  braconnier ,  qui  s'agenouille ,  suit  avec  la  main  le  fil 
darchal  jusqu'à  la  détente,  et  se  trouve  mailrc  du  fusil. 
Tantôt,  il  enlève  lamorcc,  ou  ôlc  la  charge  -,  lunlôl  il  s'eni- 


ET   LES  VROrillÉTAiraiS  DE  CHASSES.  35^ 

pare  de  l'arme  elle-même,  ou  la  tourne  de  manière  à  ce 
que  les  balles  aillent  frapper  le  garde-chasse  quand  il  s'ap- 
prochera 

Les  chausse-trappes  qui ,  dit-on ,  sont  une  arme  per- 
fide et  cachée,  et  que  l'humanité  réprouve,  sont  les  seuls 
instrumens  que  le  braconnier  redoute.  Ne  croyez  pas  qu'il 
s'aventure  jamais  dans  un  domaine  semé  de  chausse- trap- 
pes, ou  s'il  y  met  le  pied,  son  inquiétude,  son  anxiété 
sont  telles,  qu'il  est  incapable  de  chasser,  et  se  hâte  de 
fuir  la ,  gibecière  vide*  Si ,  par  un  moyen  quel  qu'il  soit , 
on  peut  prévenir  un  délit,  et  par  conséquent  le  soustraire 
au  châtiment  qui  le  menace ,  ce  moyen ,  quelque  barbare 
qu'il  puisse  sembler,  est  réellement  philanlropique. 

Telles  sont  nos  observations  sur  la  situation  actuelle  de  la 
chasse  en  Angleterre  5  il  exerce  plus  d'influence  qu'on  ne 
pense  sur  le  peuple  des  campagnes ,  qu'il  habitue  à  prendre 
les  armes ,  à  s'en  servir  avec  adresse ,  et  à  braver  la  loi. 
Rien  de  ce  que  font  les  législateurs  n'est  inutile  ou  oiseux  -, 
leur  moindre  décret  fait  vibrer  toute  la  machine  sociale. 

(Metropolitan.  ) 


NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

DE   LA   LITTÉRATURE,  DES  BEAUX-ARTS,  DU  COMMERCE,    DES 
ARTS  INDUSTRIELS,    DE   L  AGRICULTURE  ,    ETC. 


5@  •  <^Ç$)  i      ce 

Travaux  architectoniqiies  des  chenilles.  —  L'homme 
tire  vanité  de  son  adresse ,  et  se  vante  de  consacrer  à  son 
usage  toutes  les  substances  de  la  nature  :  les  chenilles  en 
font  autant  que  lui.  Une  espèce  de  chenille  s'insinue  dans 
la  graine  du  saule ,  qui  s'entoure ,  comme  on  ne  l  ignore 
pas,  d'un  duvet  cotonneux  -,  sous  cette  enveloppe,  elle  sem- 
ble protégée  par  un  maitchon.  Si  le  vent  détache  la  graine 
et  la  fait  flotter  sur  le  ruisseau  voisin ,  la  chenille  vogue 
sans  danger  dans  la  coque  légère  qui  lui  sert  d'asile.  On 
ne  se  doute  guère  que  les  Teignes ,  effroi  des  ména- 
gères ,  ennemies  redoutables  de  nos  étoffes ,  soient  de  très- 
habiles  tailleurs.  Si  nous  observons  les  procédés  et  la  vie 
de  la  Tinea  pellionea ,  de  la  Tinea  vestianella ,  de  la 
Tinea  destructnx,  nous  les  verrons  couper  le  drap,  la  peau 
ou  la  fourrure  sur  lesquelles  ces  insectes  se  trouvent  ;  dé- 
tacher de  petits  fragmens  qu'ils  recousent  ensuite  à  la  pièce 
d'étoffe  sur  laquelle  ils  travaillent:  élargir  leur  cage,  lors- 
que la  nécessité  l'exige  5  la  fermer,  la  réparer  et  enfin  l'ou- 
vrir, au  moment  où  le  ver,  devenu  mouche,  veut  prendre 
la  fuite.  Les  Tineidœ  vont  plus  loin  encore.  Elles  enlèvent 
délicatement  fépiderme  qui  borde  une  feuille  ,  la  roulent 
autour  de  leurs  corps ,  l'assujétissent  au  moyen  de  leur 
soie ,  et ,  protégées  par  cette  tente  mobile  ,  elles  se  promè- 
nent sur  l'arbre  qui  est  leur  univers. 

Le  procédé   d'une  autre  chenille  est  plus  compliqué. 


NOUVEX.LES  UES  SCIENCES,    ETC.  35c) 

Elle  découpe  un  petit  morceau  de  feuille,  qui  se  déta- 
che et  reste  suspendue  en  l'air  comme  un  drapeau  ,  puis, 
avec  ce  fragment ,  elle  fabrique  un  petit  cornet  qu'elle 
accroche  à  la  partie  intacte  de  la  feuille.  La  Turtrix  chlo- 
rana  s'empare  des  feuilles  minces ,  aiguës ,  flexibles  de 
l'osier,  les  entoure  de  filamens  glutineux,  compose  ainsi 
une  colonne  cannelée  très-exacte  et  très-gracieuse  et  s'en- 
ferme dans  ce  pavillon.  La  Notodonta  zigzag,  insecte  dont 
les  anneaux  bizarres  ressemblent  aux  corselets  vides  et  aux 
brassards  d'un  vieux  trophée ,  attire  à  elle  plusieurs  feuilles 
qu'elle  arrange  fort  adroitement  pour  s'y  loger.  Toutes  ces 
précautions  de  la  chenille,  insecte  sans  défense  ,  ont  pour 
but  de  protéger  le  nid  contre  les  mouches  et  les  oiseaux 
qui  le  convoitent.  En  dépit  de  ce  travail ,  il  arrive  souvent 
que  les  déprédateurs  dévorent  les  œufs  de  la  chenille.  J'ai 
vu  une  grosse  mouche  percer  et  ouvrir,  avec  sa  tarière, 
la  cellule  ronde  formée  par  une  chenille,  déposer  ses  œufs 
dans  le  cocon  même  ,  puis  s'envoler.  Le  rameau  que  je 
détachai  soigneusement  fut  placé  sous  un  vase  :  quand 
les  œufs  de  la  mouche  usurpatrice  vinrent  à  éclore,  les  pe- 
tits dévorèrent  tout  ce  qui  les  entourait ,  essayèrent  leurs 
ailes  et  prirent  l'essor. 

Les  nids  dont  nous  venons  de  parler  sont  adhérens  à 
l'arbre^  d'autres  sont  faits  de  feuillages  que  l'insecte  dé- 
tache. \J Hydrocampa  potamogelon ,  observée  par  Réau- 
mur,  coupe  un  fragment  ovale  du  potamogeton  qu'elle 
habite  -,  ce  fragment  qu'elle  rattache  au  revers  d'une  feuille 
de  la  plante  aquatique ,  devient  la  cellule  de  l'insecte  5  cel- 
lule qui  n'est  jamais  inondée,  quoiqu'elle  se  trouve  au- 
dessous  du  niveau  de  l'eau.  En  étudiant  les  insectes  et  leur 
architecture ,  vous  trouverez  des  tentes  aériennes ,  des  ber- 
ceaux aquatiques  ,  des  huttes  érigées  avec  les  brins  du 
houx  et  du  genêt  ;  des  chaumières  de  mousse^  œuvres  de 


36o  INOUVEl.LES   DES  SCIEWCES  , 

la  Bryophila  perla  ^  de  XAcroTijcta  euphrasiœ ,  de  la 
Pontia  rapœ,  petites  chenilles  qui  n'ont  pour  s'aider  dans 
leur  vie  passagère  et  faible ,  ni  doigts  ,  ni  antennes ,  m 
mandibules  puissantes,  ni  ailes,  ni  queue. 

Dans  l'ordre  des  tnchoptères,  les  insectes  moulent  sur  leur 
propre  corps,  une  coquille  oblongue,  composée  de  feuilles, 
qu'ils  arrangent  comme  le  couvreur  ses  tuiles,  ou  de  joncs, 
dont  ils  forment  un  étui ,  ou  de  crustacés  qu'ils  amassent 
autour  d'eux ,  ou  enfin  de  fragmens  de  plantes  aquatiques 
agglutinés.  Vous  voyez  quelquefois  une  chenille  s'avancer 
couverte  de  toutes  ces  coquilles ,  la  plupart  habitées  5  et 
dont  les  propriétaires  sont  traînés  par  la  chenille  ,  captifs 
involontaires.  Ailleurs,  une  tente  destinée  à  voguer  sur 
l'eau  ,  ayant  trop  de  pesanteur  par  elle-même,  est  balan- 
cée et  soutenue  par  deux  pailles  creuses  qui  lui  servent 
de  scaphandre  et  rempêchent  d'être  submergée.  La  grosse 
chenille  ,  nommée  Cossus  ligniperda,  creuse  les  arbres,  y 
établit  une  longue  galerie ,  se  fait  un  nid  pour  l'hiver  et 
mêle  artistement  la  soie  qui  lui  appartient  en  propre ,  avec 
les  sciures  du  bois,  h^î^geria  asyliformis  s'introduit  dans 
le  tronc  des  peupliers  et  les  perfore ,  en  ayant  soin  de  ne 
pas  enlever  Técorce-,  vous  ne  croiriez  jamais  qu'un  insecte 
est  logé  sous  l'écorce  intacte  dont  l'arbre  est  couvert.  Ce- 
pendant des  poj)ulations  de  chenilles  habitent  les  cavités 
qu'elles  ont  pratiquées  dans  le  tronc.  Quand  on  débite  le 
bois  du  pin  ,  qui  est  resté  abattu ,  mais  couvert  de  son 
écorce,  on  y  trouve  de  nombreuses  ramifications  vcrmicu- 
lées,  qui  souvent  empêchent  d'employer  le  bois  ainsi  per- 
foré. C'est  l'œuvre  du  Callidiuni  violaceum,  dont  la  larve 
déposée  par  sa  mère  sous  l'écorce  de  farbre  ,  s'y  fraie  mille 
sentiers  tortueux.  On  aurait  peine  à  croire  qu'un  si  petit 
insecte  pût  détruire  un  arbre  dix  mille  fois  plus  gros  que 
lui  j  rien  de  plus  vrai  cependant.  La  bouche  du  Callidium 


DU   COMMEKCE,    DE   l'inDLSTUIE,    ETC.  M>  l 

est  f;arnie  de  deux  seclions  coniques ,  divisées  longiUidi- 
nalemeut,  et  qui,  appliquant  l'une  sur  l'autre  leur  sur- 
face plane  ,  broient  le  bois  comme  entre  deux  meules  de 
moulin  ^  mais  pour  la  régularité,  l'adresse,  la  propreté  du 
travail,  aucune  cbenille  n'égale  la  Pyralis  strigidalis.  Elle 
s'est  établie  sur  un  rameau  de  cliéne  ,  près  de  la  naissance 
d'une  petite  branche  :  de  là ,  elle  étend  son  corps  et  va 
chercher  sur  lécorce  la  plus  voisine  des  fragmens  longitu- 
dinaux ,  qu'elle  pose  comme  des  écailles ,  les  uns  sur  les 
autres ,  et  qu'elle  cimente  solidement  :  l'espace  couvert  de 
ces  écailles  ressemble  à  une  paire  d  ailes  repliées  -,  ce  tra- 
vail achevé ,  l  ouvrière  rapproche  d'abord  les  deux  côtés 
les  plus  larges  de  cette  pvramide  arrondie  par  la  base ,  puis 
la  partie  centrale  et  en6n  la  pointe.  Si  le  but  de  l'insecte, 
en  formant  cet  édifice ,  est  d'échapper  à  tous  les  yeux ,  il  ne 
pouvait  trouver  de  cachette  plus  mystérieuse.  Le  nid, 
composé  des  mêmes  matériaux  que  l'arbre  ,  est  absolu- 
ment de  la  même  couleur,  et  rien  ne  peut  trahir  la  pré- 
sence de  l'animal  qui  s'y  tapit. 

C'est  dans  le  même  but  qu'un  grand  nombre  de  che- 
nilles s'ensevelissent  sous  la  terre.  Il  est  presque  impossible 
de  découvrir,  par  exemple,  la  larve  de  Y  Acherontia  atro- 
pos.  Quand  on  parvient  à  découvrir  ces  retraites  si  soi- 
gneusement cachées,  on  s'étonne  de  l'adresse  qui  a  pré- 
sidé à  leur  structure.  Elles  se  composent  non-seulement 
d'une  boite  tapissée  de  soie  ;  mais  d'un  couvercle  dont  la 
charnière  est  faite  avec  cette  soie.  C'est  ainsi  que  sont  bâ- 
ties les  cellules  de  la  Cucullia  scrophularia  et  de  YHepiahis 
hiimuli,  véritables  chenilles  maçonnes.  L  Ephemera  crible 
de  ses  trous  ovoïdes  la  terre  amollie  des  rivages  qu'elle  fi'é- 
quente  ;  dans  ce  séjour  que  l'eau  remplit,  elle  échappe  ai- 
sément aux  poissons  qui  la  poursuivent. 

On   a   essayé   d'employer  la  soie  du  Catocala  spoiisa 


362  kouvelIes  des  sciences, 

et  celle  du  Saturnia  pauonia  ;  mais  ces  tentatives  ont 
eu  peu  de  succès.  La  Saturnia  pavonia,  le  paon  des 
infectes,  si  remarquable  par  l'éclat  et  la  beauté,  bâtit 
son  cocon  en  forme  de  flacon  ,  mais  avec  un  goulot  extrê- 
mement pointu  ,  et  composé  de  fils  de  soie  agglutinés  et 
pointus  comme  des  aiguilles  :  précaution  ingénieuse  contre 
les  déprédateurs.  Au-dessous  de  ce  toit  aigu ,  se  trouve  un 
dôme  ou  une  coupole  ronde ,  seconde  égide  dont  le  ver  à 
soie  protège  sa  faiblesse.  Comme  les  fils  de  soie  qui  com- 
posent cette  pointe  sont  élastiques  ,  et  qu'ils  peuvent  s'en- 
trouvrir -,  quand  la  cbrysalide  s'est  transformée,  elle  n'a  pas 
de  peine  à  se  frayer  un  passage  entre  ces  barbes  pointues  qui 
n'offrent  d  obstacles  qu  aux  ennemis  de  l'extérieur.  A  peine 
l'insecte  est-il  sorti ,  l'élasticité  de  ces  pointes  les  referme 
aussitôt ,  et  le  cocon  se  trouve  dans  le  même  étal  qu'aupa- 
ravant. Les  cocons  de  la  Tortrix  chloraria  et  de  la  Py- 
ralis  strigulalis  se  font  remarquer  par  la  même  élasticité 
d'une  manière  fort  singulière  ^  ces  cocons  se  referment 
comme  une  tabatière  à  ressort ,  sans  que  l'on  puisse  aper- 
cevoir la  moindre  ouverture.  La  Dasjchira  pudibonda 
mêle  à  la  soie  qu'elle  file  les  longs  poils  dont  son  corps  est 
couvert.  V^îctia  villica ,  qui  reste  peu  de  tems  à  l'éta^ 
de  cbrysalide ,  n'a  pas  besoin  d'un  cocon  très-solide  ;  aussi 
se  contente  - 1  -  elle  de  tresser  fort  légèrement  quelques 
mailles  de  soie,  tissu  gracieux  mais  sans  consistance.  UHy- 
pera  rumicis ,  très-petit  insecte,  bâtit  sur  une  plante  aqua- 
tique son  petit  globule  soyeux.  Yi'Ophica  mnlœ  mêle  du 
bois  et  du  sable  à  sa  construction  ,  qu'elle  cimente  très- 
fortement. 

Plusieurs  de  ces  insectes,  à  moins  d'être  renfermés  dans 
un  étroit  espace,  ne  peuvent  ou  ne  veulent  pas  filer  leur 
toile.  Le  Clisiocampa  jicustria  sécrclk!  une  liqueurjaunâtre 
et  à' peu-près  semblable  à  la  fleur   de  soufre  ;  elle  mole 


DU   COMMERCE,    DE    l'i?<  DUSTRIE  ,    KTC.  363 

celle  subslance  à  son  tissu.  h'Erîogaster  lanestris  ne  fait 
entrer  la  soie  dans  le  cocon  que  d'une  manière  très-secon- 
daire :  il  s'entoure  d'une  espèce  de  plâtre  grisâtre ,  qui 
forme  autour  de  lui  un  œuf  assez  solide  :  quelques  fils  de 
soie,  jetés  çà-et-là,  soutiennent  l'édifice.  Ce  cocon  ,  dont 
la  dureté  polie  exclut  l'air  extérieur,  est  presque  toujours 
percé  de  deux  trous  à  travers  lesquels  la  chenille  respire. 
Beaucoup  de  chenilles,  la  Vanessa  urticœ ,  par  exemple, 
et  la  if^accajo,  se  réunissent  en  colonies,  et,  jetant  leurs 
filets  sur  plusieurs  feuilles  groupées ,  elle  se  créent  ainsi 
des  habitations  communes.  Pendant  certaines  années  , 
toutes  les  haies  sont  couvertes  de  ces  tribus,  parmi  les- 
quelles on  distingue  spécialement  Y  Ypononienta  padella 
et  la  Clisiocampa  neustria. 

Les  chenilles  qui  vivent  en  communauté ,  bâtissent  des 
cloisons  et  des  chambres  comme  les  fourmis  et  les  abeilles  -, 
la  soie  de  ces  cloisons  et  le  toit  de  l'édifice  ,  ont  beau- 
coup plus  de  solidité  que  la  soie  des  cocons  formés  par 
le  ver-à-soie.  La  pulpe  des  feuilles,  subissant  dans  l'es- 
tomac des  insectes  cette  transformation,  produit  la  soie 
forte,  adhérente,  qui  appartient  à  ces  espèces ,  et  entre 
autres  à  la  Porhesia  chrjsorrhœa.  D'autres  insectes  de 
la  même  espèce  et  d'une  variété  différente ,  choisissent  une 
petite  feuille,  la  contournent ,  s'y  logent ,  et  suspendent  à 
un  rameau  cette  feuille  détachée.  Hardy,  dans  ses  voyages 
au  Mexique ,  parle  d'une  chenille  papetière  ,  dont  la  soie 
gommeuse  acquiert  tant  de  solidité  et  de  consistance  ,  que 
les  petits  sacs  de  soie  où  les  insectes  s'emprisonnent,  résis- 
tent comme  le  carton  à  la  main  qui  veut  les  déchirer  : 
toutes  les  cimes  de  chêne  en  sont  couvertes ,  dit-il ,  et  vous 
diriez  des  grappes  de  raisin  gigantesques ,  agitées  par  le 
vent.  Tous  les  nids  de  ces  chenilles  qui  vivent  soumises  à 
des  lois  communes ,  ont  des  ouvertures  régulières  qui  H- 


364  MOXJVELLTîS  DES  SCIENCES, 

Vient  passage  aux  insectes  :  quand  la  nuit  tombe ,  quand 
la  pluie  contraint  les  chenilles  à  chercher  un  refuge  dans 
leurs  habitations,  elles  les  regagnent  sans  jamais  se  trom- 
per de  route ,  à  quelque  distance  qu'elles  se  trouvent  de 
leur  domicile.  On  ne  peut  être  surpris  de  ce  fait  d'ailleurs 
liizaiTe ,  quand  on  réfléchit  que  ces  chenilles  laissent  après 
elles  ,  en  se  traînant  sur  la  terre ,  une  longue  trace  de  soie , 
un  long  tapis  sur  lequel  leurs  camarades  s'avancent  à  leur 
suite.  Aussi ,  lorsque  ces  insectes  sortent  de  leurs  nids  ou 
qu  ils  y  rentrent,  est-ce  un  spectacle  singulier  de  voir  celte 
longue  et  solennelle  procession. 


Ossification  musculaire.  —  Un  médecin  prussien  ,  le 
docteur  Hasse,  vient  de  signaler  à  l'attention  des  praticiens 
un  fait  curieux  qui  se  présente  dans  la  région  pectorale  et 
dans  le  tendon  du  muscle  deltoïde  du  côté  gauche,  chez  un 
certain  nombre  de  conscrits  de  l'armée  prussienne.  Celte 
lésion  organique ,  connue  sous  le  nom  d'os  de  l'exercice  , 
se  reproduit  assez  fréquemment.  Sur  six  cents  conscrits  , 
dont  la  moitié  étaient  au  service  depuis  un  an  ,  et  l'autre 
depuis  six  mois  seulement ,  le  docteur  Hasse  a  observé  dix- 
huit  cas  bien  caractérisés.  Les  constitutions  faibles  ne  pa- 
raissent pas  plus  sujettes  que  les  autres  à  cette  altération 
musculaire.  Voici  quel  est  le  début  et  la  marche  de  la 
maladie.  Après  quelques  jours  d'exercice  ,  une  petite  rou- 
geur ,  qui  ne  tarde  pas  à  se  développer  en  une  tumeur 
douloureuse ,  se  déclare  sur  la  parlie  de  l'épaule  gauche 
éprouvée  par  le  frottement  du  fusil.  Si  on  la  néglige  ,  le 
muscle  se  couvre  bientôt  d'une  foule  d'autres  tumeurs  on 
d'espèces  de  glandes  ,  qui  prrnnrnf  peu  de  lems  après  la 


DTI   COMMERCE,    DE   LIKUUSTRrF.  .    ETC.  365 

soliclllé  et  la  consislancc  d'un  carlilage.  Six  semaines  , 
ou  même  un  mois  après  la  première  invasion  du  mal ,  les 
tumeurs  dégénèrenl  en  une  masse  solide  et  osseuse ,  dont 
la  dimension  est  en  raison  du  frottement  de  l'arme  sur  la 
peau.  C'est  alors  que  l'opération  devient  nécessaire.  Les 
fragmens  osseux  que  l'on  extrait  par  incision ,  ont  ordi- 
nairement de  trois  à  cinq  pouces  de  longueur  sur  deux  de 
largeur.  Le  poids  est  d'une  once  environ  ,  et  leur  sur- 
face irrégulière  présente  plusieurs  degrés  d  ossification. 
Sur  quelques-uns  de  ces  corps  l'œil  suit  facilement  le  pas- 
sage du  sang  et  de  la  fibre  musculaire  à  l'état  de  matière 
tendineuse,  d'un  côté,  et  de  l'autre,  de  cartilage  semé  de 
parties  véritablement  osseuses ,  dont  le  tissu  cellulaire  est 
d'une  parfaite  régularité. 


(§><3/tenc«   l^^ljimt{|tt^s. 

Emploi  du  deutochlonde  de  mercure  .  pour  préverdr 
la  pourriture  sèche  qui  attaque  les  bois  de  charpente. 
—  Les  ravages  causés  par  la  pourriture  sèche  {dry-rot)  , 
maladie  qui  s  attaque  aux  bois  les  mieux  choisis  et  les  plus 
solides ,  qui  les  ronge  et  les  dévore  en  secret ,  et  parvient 
à  les  détruire  en  si  peu  de  tems,  ont  fixé  l'attention  d'un 
grand  nombre  de  chimistes  ,  de  médecins ,  de  phvsiciens , 
qui  tous  ont  proposé  des  remèdes  différens,  et  assigné  des 
causes  diverses  à  cette  maladie  du  bois  ,  véritable  gangrène 
contre  laquelle  l'art  n'avait  jusqu  ici  découvert  aucun  to- 
pique satisfaisant.  Selon  les  uns  ,  la  végétation  desfungus, 
nés  d'un  reste  d'humidité  indestructible  ;  selon  d'autres  , 
la  seule  putréfaction  des  sucs  végétaux  renfermés  dans  les 
plus  profondes  fibres  de  larbre  ,  occasionaient  cette  ma . 
ladie.  A  entendre  ceux-ci ,  la  source  du  mal  résidait  dans 
n.  24 


366  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

V aubier f  plus  riche  en  sucs  végétaux  que  les  autres  cou- 
ches ligneuses  ;  d'autres  prétendaient  au  contraire  que  la 
corruption  se  cachait  dans  le  cœur  même  du  bois.  Les  sy- 
stèmes de  guérison  n'étaient  pas  moins  variés  que  les  théo- 
ries hasardées  sur  les  causes  premières  de  la  maladie. 

Bonaparte  pensait  que  la  coupe  du  bois  ne  devait  avoir 
lieu  que  pendant  les  trois  mois  d'hiver,  à  l'époque  où  les 
forces  végétales  sont  paralysées  et  endormies.  Quelques 
naturalistes  veulent  que  l'on  enlève  au  bois  sa  première 
enveloppe ,  sa  couche  extérieure ,  dépositaire  d'une  fer- 
mentation active.  Tour-à-tour  on  a  essayé  de  prévenir  le 
mal  parla  dessiccation,  par  l'immersion  dans  l'eau  courante 
ou  dans  l'eau  salée  ,  par  un  enduit  de  substances  oléagi- 
neuses :  faux  remèdes  ,  palliatifs  inutiles,  auxquels  la 
pourriture  sèche  ,  véritable  peste ,  contagion  incurable ,  a 
toujours  résisté. 

Dans  la  plupart  de  nos  chantiers,  les  constructeurs  ont 
adopté  le  procédé  de  la  dessiccation  par  l'air  atmosphéri- 
que ,  mais  sans  obtenir  beaucoup  de  succès.  Presque  tou- 
jours la  surface  extérieure  du  bois  est  restée  saine,  pendant 
que  la  corruption  s'emparant  du  cœur  même ,  dévorait  à 
loisir  les  parties  c-enlrales  du  bois.  Ainsi ,  sous  une  appa- 
rence de  vigueur  et  de  force ,  un  navire  cachait  souvent 
sa  destruction  commencée.  Dans  le  cœur  de  chêne  le 
plus  solide ,  la  fermentation  secrète  des  sucs  végétaux  qui 
s'y  trouvaient  comprimés  ,  faisait  naître  un  véritable  ul- 
cère. Peu-à-peu  le  mal  gagnait  du  terrain  \  il  s'étendait 
chaque  jour,  et  finissait  par  atteindre  toute  la  périphérie 
de  l'arbre. 

Détruire  cette  puissance ,  anéantir  cette  fermentation  , 
tel  était  le  problême  à  résoudre.  En  vain  a-t-on  essayé 
d'y  parvenir  par  l'immersion  du  bois  dans  l'eau  commune. 
Cette  force  vitale  dont  le  développement  cause  la  pourri- 


DU  COMMERCE,    DE  l'iNDUSTRIE  ,    ETC.  36" 

fujc  sèche  ou  humide ,  a  bravé  tous  les  essais  et  leur  u 
survécu.  Quant  à  rimmersion  dans  Teau  salée,  non-seu- 
lement elle  expose  le  vaisseau  à  tomber  en  cendres ,  anéanti 
par  la  pourriture  humide ,  mais  elle  rouille  et  ronge  les 
ferremens,  et  compromet  la  santé  de  l'équipage. 

Il  y  a  quelques  années ,  le  célèbre  sir  Hwnphrey  Davy 
chercha  les  moyens  de  conserver  les  insectes  desséchés  , 
sans  qu'ils  se  moisissent  et  se  réduisissent  en  poussière.  Il 
raisonna  d'après  cet  axiome  irrécusable  que  :  «  C  est  pré- 
cisément le  principe  de  vie  qui  devient  l  instrument  et  le 
mobile  de  la  désorganisation.  »  Au  moyen  du  sublimé-cor- 
rosif, il  parvint  à  détruire  X albumen  ,  dernier  principe 
vital  qui  subsiste  dans  les  corps,  après  la  mort  même.  Cette 
expérience  une  fois  faite ,  il  crut  qu'il  ne  serait  pas  im- 
possible de  l'appliquer  à  la  conservation  des  bois ,  et  de- 
vina que  le  seul  moyen  de  prévenir  la  pourriture  sèche  , 
était  d'anéantir  totalement  les  derniers  fermens  de  végé- 
tation contenus  dans  le  bois  employé  pour  la  charpente. 
Il  jeta  pour  ainsi-dire  au  vent  cette  conjecture,  qui  ne  fut 
recueillie  par  personne,  et  l'on  ne  songea  plus  à  extirper 
le  dernier  élément  de  la  vitalité  des  arbres  ,  c  est-à-dire  à 
les  protéger  et  à  les  conserver  contre  la  moisissure  et  la 
pourriture  sèche  ,  au  moyen  du  deutochloride  de  mer- 
cure. Le  procédé  de  sir  Davy,  véritable  découverte  ,  ne 
fut  expérimenté  par  personne.  C'est  tout  récemment  que 
M.  Kjan  ,  distillateur  de  Londres  ,  lequel ,  dit-on ,  n'a- 
vait jamais  entendu  parler  de  la  découverte  de  sir  Hum- 
phrey,  s'avisa  de  son  côté  du  même  moyen  proposé-par  le 
savant,  et  tenta  ,  au  moyen  du  deutochloride  de  mercure^ 
plusieurs  expériences  qui  réussirent  complètement. 

Dans  les  chantiers  de  'Woolwich  se  trouve  ce  qu'on 
appelle  le  Puits  des  Fungus  ;  c'est  un  caveau  très-hu- 


368  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

mide,  où  le  gaz  acide  carbonique  se  développe  avec  une 
rapidité  extrême  :  là,  le  bois  tombe  en  pourriture  peu  de 
lems  après  qu'on  l'y  a  déposé.  Ce  caveau  est  d'une  très- 
grande  ressource ,  non  pour  la  conservation  des  bois ,  mais 
pour  le  repos  des  ministres.  Depuis  environ  dix  ans  une 
foule  de  gens,  qui  prétendent  guérir  la. pourriture  sèche ^ 
encombrent  les  cartons  du  gouvernement  de  leurs  traités 
et  de  leurs  théories ,  sur  les  moyens  de  conserver  les  bois 
de  charpente.  Dès  que  l'un  d'eux  parait ,  on  le  renvoie  au 
Puits  des  Fungus.  C'est  une  admirable  invention  ,  une 
pierre  de  touche  efficace,  qui  ne  tarde  pas  à  réduire  au 
silence  tous  les  bâtisseurs  de  systèmes.  Dans  ce  réceptacle 
commun  ,  on  jette  les  poutres  vernissées,  enduites,  des- 
séchées, selon  la  recette  de  chaque  docteur.  Au  bout  de 
très-peu  de  tems ,  tous  ces  échantillons  si  bien  médica- 
mentés  moisissent  et  tombent  en  poussière.  Nous  avons 
nous-mêmes  visité  ce  caveau  délétère.  Quand  la  trappe  fut 
ouverte ,  une  bougie  que  nous  abaissâmes  s'éteignit  à 
six  pouces  au-dessous  de  sa  surface.  I-a  combustion  ne 
put  s'opérer  qu'une  demi-heure  après  l'ouverture  de  la 
trappe. 

M.  Kjan  et  son  deutochloride  de  mercure  furent  né- 
cessairement soumis  à  l'épreuve  du  Caveau  des  Fungus. 
Des  morceaux  de  bois  de  toutes  les  dimensions  et  de  toute 
espèce  (chêne,  ormeau,  sapin,  frêne,  etc.),  préparés 
avec  la  solution  de  deutochloride  de  mercure ,  d'après  le 
procédé  de  M.  Kjan  ,  ont  été  plongés  dans  le  fatal  abîme 
et  livrés  à  l'action  de  ce  gaz  acide-carbonique ,  qui  est  pour 
le  bois  ce  que  l'acide  prussique  est  pour  l'homme.  Après 
cinq  années  de  séjour  au  milieu  de  tous  ces  bois  vermou- 
lus, ils  n'offrirent  pas  le  plus  léger  symptôme  de  putréfac- 
tion ou  de  décomposition.  Des  pièces  de  loile  ,  des  mor- 


DU   COMMERCE  ,    DE    Jl'iJVDUSTRIE  ,    ETC.  ^6g 

ceaux  de  c.ilicol  imprégnés  de  la  même  subslance  et  jetés 
dans  le  trou  fatal,  résistèrent  comme  le  bois  à  l'inflaence 
de  ce  caveau  empoisonné. 

Tout  semble  donc  prouver  que  celte  grande  découverte 
est  enfin  accomplie ,  et  que  la  conservation  du  bois  de 
charpente  pourra  s'opérer  facilement.  Plusieurs  questions 
restaient  cependant  à  résoudre  :  l'action  du  tems  et  celle 
de  l'atmosphère  ne  parviendront-elles  pas  à  neutraliser  la 
force  du  deutochloride  de  mercure  ?  Combien  de  tems 
cette  vertu  sera-t-elle  efficace.?  Le  sublimé-corrosif ,  qui 
est  essentiellement  un  poison,  ne  se  dégagera-t-il  pas  des 
fibres  du  bois  qui  le  renferment ,  et  se  mêlant  à  l  air  envi- 
ronnant ,  n'affectera-t-il  pas  d'une  manière  désastreuse  la 
santé  de  l'équipage  ? 

On  a  fait  différentes  expériences  chimiques  destinées  à 
résoudre  ces  problèmes;  et,  jusqu'à  ce  moment,  les  l'é- 
sultats  ont  été  satisfaisans.  M.  Kjan  a  reconnu  que  le  su- 
blimé-corrosif, en  se  mêlant  aux  sucs  végétaux  qui  pro- 
viennent de  l'albumen  ,  forme  une  troisième  combinaison 
mixte,  un  tertiuni  quid ,  tenant  à-la-fois  de  l'une  et  de 
l'autre  substances ,  mais  qui  n'a  pas  la  dangereuse  énergie 
du  sublimé-corrosif.  Des  morceaux  de  toile  et  de  calicot , 
trempés  dans  le  deutochloride  de  mercure  ,  ont  été  lavés 
ensuite  dans  l'eau  5  cette  eau  n'était  point  empoisonnée  , 
et  M.  Kyan  est  resté  convaincu  que  nulle  vapeur  délétère 
nepeut  se  développer  du  sein  dessubstances  préparées  ainsi. 

Nous  l'avons  dit ,  cette  découverte  est  immense.  La 
pourriture  sèche  désole  notre  marine  ,  et  cause  des  rava- 
ges dont  l'étendue  devient  chaque  jour  plus  effrayante. 
La  marine  anglaise  comptait  en  janvier  i833  cinq  cent 
soixante-quatorze  vaisseaux  armés.  Il  faut  annuellement , 
pour  mettre  ces  vaisseaux  en  état  de  tenir  la  mer,  cent 
vingt-cinq  millions  de  charges   de  bois.   Aujourd'hui  le 


3^0  KOUVELLES   DES  SCIENCES, 

bois  employé  à  la  construction  des  navires  ne  dure  pas 
plus  de  sept  ou  huit  années  terme  moyen.  Que  la  décou- 
verte de  M.  Kjan  soit  réelle  et  applicable ,  que  cette  pa- 
nacée contre  la  pourriture  sèche  ne  soit  pas  illusoire  ,  il 
en  résultera  une  économie  de  cinquante  mille  charges  de 
bois  par  an.  Citons  un  seul  exemple  qui  frappera  plus 
vivement  l'imagination  du  lecteur,  que  tous  les  calculs 
possibles.  Le  Benbow{\x\.  construit  en  i8i3  5  la  pourriture 
sèche  l'attaqua.  Il  fallut  le  réparer  en  1818,  àPortsmouth; 
et  sans  avoir  jamais  été  en  mer,  il  avait  déjà  coûté  qua- 
rante cinq  mille  liv.  st.  (1,1 26,000  fr.)  de  réparations. 

La  pourriture  sèche  attaque  aussi  la  charpente  des  édi- 
fices ,  spécialement  de  ceux  que  l'on  ne  chauÉFe  p.is  habi- 
tuellement. On  a  été  forcé  de  démoUr,  il  y  a  peu  de  tems, 
le  palais  de  Kew  et  le  rendez-vous  de  chasse  du  parc  de 
Windsor,  édifices  de  construction  récente,  et  que  cette  ma- 
ladie avait  attaqués.  Le  dommage  qu'elle  cause  dans  tous 
les  pays  humides  est  incalculable ,  et  nous  pensons  que  si 
la  découverte  de  M.  Kyan  peut  vaincre  les  différentes 
épreuves  auxquelles  on  la  soumet  encore  ,  le  palais  et  la 
chaumière  en  ressentiront  également  le  bienfait. 

itattstî(|tte. 


De  l' Jfistruction  publique  en  Ecosse  ,  en  Irlande  et 
en  Belgique.  —  Dans  la  23'  livraison  de  la  2'  série 
(mai  1832),  nous  avons  donné  des  rapprochemcns  très- 
curieux  sur  la  situation  de  l'instruction  publique  en  France, 
on  Angleterre  et  aux  Etats-Unis  ;  dans  le  dernier  Numéro , 
M.  Saulnier  a  indiqué  les  obstacles  qui  empêchaient  que 
l'instruction  primaire  prit,  en  France,  un  grand  dévelop- 
pement, et  les  moyens  qu'on  devait  employer  pour  la  ren- 
dre plus  générale.  Nous  allons,  dans  cet  article,  résumer 


DU   COMMERCE,    UE  l'iKDUSTUIE  ,    ETC.  3^1 

quelques   fails  Irès-intéressans,  relatifs  à  l'étal  actuel  de 
l'instruction  en  Ecosse,  en  Irlande  et  en  Belgique. 

Le  gouvernement  britannique  ne  s'occupe  pas  plus  de 
l'instruction  élémentaire ,  en  Irlande  et  en  Ecosse ,  que 
dans  les  autres  parties  des  Trois-Royaumes.  Cependant , 
quoique  livrées  à  leurs  propres  ressources,  les  paroisses 
de  ces  deux  contrées  font  tous  les  ans  de  nouveaux  efforts 
pour  rendre  l'instruction  primaire  accessible  à  toutes  les 
classes.  Les  Irlandais  ont,  beaucoup  plus  que  les  Anglais, 
le  goût  de  finstruction.  Les  pauvres  ,  à  quelque  classe 
qu'ils  appartiennent,  et  quelle  que  soit  leur  religion ,  la 
recherchent  pour  leurs  cnfans.  Mais  les  livres  et  les  écoles 
ont  été  long-tems  si  rares  dans  ce  pays,  que  des  milliers 
d  enfans  n'ont  reçu  d  autre  enseignement  que  celui  que 
leur  donnaient  des  maîtres  auxquels  conviendrait  fort  bien 
le  nom  de  péripatéticiens;  en  effet,  c'est  dans  les  cimetières 
qu'ils  instruisaient  leurs  élèves.  Ceux-ci  n'avaient  d'autre 
alphabet  que  les  lettres  des  épitaphes  -,  ils  se  servaient  d'un 
morceau  de  craie  au  lieu  de  plume ,  et  les  pierres  des  tom- 
beaux étaient  leurs  seuls  cahiers  de  devoirs.  C'est  en  Irlande 
aussi  qu'on  a  vu  plusieurs  fois  des  hommes  enseigner  à  lire 
à  d'autres  hommes ,  sous  la  seule  condition  que  chacun 
d'eux  en  instruirait  à  son  tour  dix  autres.  De  sorte  que, 
sans  la  coopération  du  gouvernement ,  l'instruction  s'est 
répandue  dans  plusieurs  des  districts  les  plus  sauvages  de 
cette  malheureuse  contrée.  Voici  quel  était,  en  i83i  ,  le 
nombre  des  écoles  et  des  élèves  qui  les  fréquentaient. 

ÉCOLES,  ÉCOLIERS. 

Province  de  Ulster. SjSgj  1 48,764 

Leinstcr 5,986  i64,48o 

Munster 3,718  198,088 

Couaaughl i>.,o52  78,4*31 

Total i3,632  587,690 


3^2  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

En  Ecosse,  des  écoles  ont  été  fondées,  il  y  a  plusieurs 
siècles  5  mais  le  gouvernement  ne  se  mêle  nullement  de 
leur  administration.  Etablies  dans  l'intérêt  de  la  religion  et 
de  la  réforme  autant  que  dans  celui  de  l'enseignement, 
elles  ont  conservé  le  caractère  religieux  qui  leur  fut  d'a- 
bord imprimé. 

Il  serait  difficile  de  donner  une  juste  idée  du  zèle  dont 
les  pauvres  y  sont  animés  pour  procurer  à  leurs  enfans  les 
avantages  d'une  bonne  instruction  primaire.  C'est  aux 
yeux  de  tous  un  devoir  si  essentiel ,  que  des  hommes  fort 
obscurs  et  même  vicieux ,  auraient  honte  et  se  feraient  de 
vifs  reproches  de  le  négliger.  Si  l'on  en  excepte  quelques 
coins  reculés  des  montagnes ,  on  trouverait  difficilement , 
dans  ce  pays,  quelqu'un  qui  ne  sût  pas  lire  et  signer  son 
nom.  Dans  la  classe  moyenne,  il  est  rare  qu'on  ne  reçoive 
pas  une  éducation  classique  5  et  on  voit  souvent  des  pau- 
vres s'imposer  des  sacrifices,  ou  même  se  priver  du  néces- 
saire pour  faire  instruire  leurs  fils.  Le  chiffre  des  étudians 
^\m  fréquentaient  les  quatre  universités  d'Ecosse,  en  i832y 
corroborera  ce  que  nous  avançons. 

DÉSIGNATION  ÉTUBIANS 

des  qui  les 

universilés.  fréquentaient. 

St. -Andrews 180 

'     Glasgow 609 

AberJcen 2 18 

Ediubourg 2,020 

Total 3,027 


Les  instituteurs  des  écoles  de  paroisse  forment,  en 
Ecosse ,  une  classe  d'hommes  considérés ,  et  qui  méritent 
de  l'être.  Ils  sont  presque  tous,  de  même  que  les  membres 
du  clergé  de  ce  pays ,  sortis  des  plus  humbles  rangs  de  la 
société.  Leur  traitement  était,  en  i8o3,  de  16  à  -îq.  1.  sterl. 


DU   COMMERCE,    DE    L'UNIJUSTRIE  ,    ETC.  3'^  3 

par  an  (4oo  à  5oo  fr).  Depuis ,  il  a  été  porté  de  20  à 
35  liv.  sterl.  (5oo  à  762  fr).  Ils  ont  en  sus  la  jouissance 
d'une  petite  maison  à  laquelle  est  annexé  un  jardin  d'en- 
viron un  quart  d'acre  d'étendue  5  et  les  parens  aisés  leur 
paient  en  outre  une  redevance  de  i  schelling  6  p.  à  5  schel. 
par  trimestre ,  suivant  le  degré  d'enseignement  qu'ils  font 
donner  à  leurs  enfans.  En  i83i ,  on  comptait  i35o  écoles 
de  dimanche,  fréquentées  par  66,116  écoliers.  Les  docu- 
mens  nous  manquent  pour  indiquer  le  chiffre  des  éco- 
liers qui  fréquentaient  les  écoles  ordinaires. 

Depuis  la  révolution  de  seplemhre  i83o,  l'instruction 
publique  a  fait  peu  de  progrès  en  Belgique.  Voici,  d'a- 
près M.  Vandermaelen  ,  le  nombre  d'écoles  qui  existaient 
au  I*' février  i832,  et  le  nombre  d'écoliers  qui  les  fré- 
quentaient. 


GARÇONS. 

FILLES. 

Écoles  communales.   2,8o5 

i3i,479 

95,209 

Écoles  privées 2,682 

67.055 
198,534 

61,679 

5,387 

i56,888 

Total  général 

555 

,422 

Des  Duels  en  Angleterre.  —  «Le  duel,  coutume  vio- 
lente léguée  aux  tems  modernes  par  le  moyen-âge  ,  est 
trop  bien  enraciné  dans  nos  habitudes  pour  qu'on  puisse 
espérer  de  le  voir  bientôt  disparaître  sous  l'influence 
des  mœurs  plus  douces  que  la  civilisation  nous  a  faites. 
Dailleurs,  si  l'on  met  hors  de  cause  les  duélistes  de  pro- 
fession, dont  la  lâche  insolence  se  joue  cruellement  de  la 
vie  des  hommes  ,  il  faut  avouer  que  le  duel  est  souvent  le 
seul  recours  d'un  homme  d'honneur  dans  un  certain  nom- 
bre de  circonstances  graves  5  et ,  si  l'on  veut  élre  juste,  on 


3^4  NOUVELLES   DES  SCIENCES, 

doit  aussi  rapporter  à  la  crainte  salutaire  qu'il  inspire  , 
l'exquise  politesse  qui  règne  entre  les  gens  du  monde.  Le 
duel ,  dans  son  principe  et  dans  ses  résultats  généraux , 
n'est  donc  ni  aussi  odieux  ni  aussi  funeste  que  le  suppose 
une  molle  philantropie.  S  il  venait  à  disparaître  complé- 
lement,  on  ne  tarderait  pas  à  le  regretter,  car  on  verrait 
à  la  révolution  qui  s'opérerait  subitement  dans  le  langage 
et  les  procédés  sociaux ,  qu'un  utile  épouvantai!  aurait 
cessé  de  tenir  en  respect  l'impertinence  ,  la  fatuité ,  et  sur- 
tout la  calomnie.  »  Ainsi ,  persuadé  qu'une  révolution  ne 
peut  pas  s'opérer,  et  que  cette  coutume  barbare  est  es- 
sentiellement utile,  un  officier  anglais,  souvent  appelé 
comme  second  dans  ces  sortes  d'affaires ,  et  souvent  con- 
sulté par  les  parties  inléiiessées  en  raison  de  ses  lumières 
acquises,  a  cru  devoir  rédiger  un  Formulaire  du  Duéliste 
que  M  United  Service  Journal  s'est  empressé  de  publier. 
Nous  livrons  à  nos  lecteurs  un  résumé  de  ces  singulières 
instructions,  rédigées  avec  la  précision  d'une  consigne, 
en  formant  le  vœu  sincère  de  les  voir  tomber  en  désué- 
tude comme  celles  qui ,  en  d'autres  tems ,  réglaient  les 
combats  appelés  Jugemens  de  Dieu. 

«  Quand  un  défi  a  été  lancé  et  accepté ,  les  deux  adver- 
saires choisissent  un  second.  Ce  choix  une  fois  fait ,  l'af- 
faire passe  aux  mains  des  seconds,  et  l'offenseur  et  l'offensé 
n'ont  plus  rien  à  débattre  que  sur  le  terrain. 

»  Les  seconds  fixent  l'heure  et  le  lieu  de  la  rencontre,  qui 
ne  peuvent  être  changés  du  moment  que  les  champions 
en  ont  reçu  avis.  Ce  premier  point  une  fois  convenu ,  les 
seconds  doivent  se  procurer  chacun  une  paire  de  pisto- 
lets, et  s'assurer  du  concours  d'un  chirurgien. 

»  Arrivés  sur  le  terrain ,  ils  ont  à  fixer  la  place  de  chaque 
adversaire,  de  manière  que  les  accidens  du  sol,  le  vent  et 


DU   COMMEnCE,    DE   l'iNDUSTRIE,   ETC.  3^5 

le  soleil ,  ne  soient  pas  favorables  à  l  un  des  adversaires 
aux  dépens  de  l'autre.  Ils  mesurent  une  ligne  de  douze 
pas  ,  dont  ils  marquent  avec  précision  les  points  extrêmes. 
Après  avoir  chargé  les  pistolets  en  présence  l'un  de  l'autre, 
les  témoins  se  séparent  pour  remettre  chacun  un  pistolet 
au  champion  qu'ils  représentent.  Les  adversaires  se  pla- 
cent main  droite  contre  main  droite.  Cela  fait  ,  les  seconds 
vont  se  réunir  sur  le  côté,  à  une  distance  égale  des  deux 
champions,  sur  un  point  qui  serait  le  sommet  d'un  trian- 
gle isocèle ,  dont  les  deux  autres  angles  aboutiraient  aux 
combattans.  L'un  des  seconds  ,  après  avoir  jeté  un  coup- 
d'œil  sur  les  adversaires ,  crie  à  haute  voix  :  garde  à  'vous  l 
A  ce  signal ,  ceux-ci  relèvent  leur  arme  en  répondant  : 
présent  l  Le  même  second  crie  -feu!  Si  lun  des  deux  ad- 
versaires n'a  pas  déchargé  son  pistolet  au  mot  de  feu  !  les 
seconds  ont  le  droit  de  crier  :  arrête  !  et  celui  qui  fera  feu 
après  ce  cri,  est  responsable  en  justice  des  suites  de  l'é- 
vénement. 

»  Quand  l'offenseur,  c'est-à-dire  celui  dont  la  conduite 
a  provoqué  le  défi ,  ne  répond  pas  au  feu  ou  tire  en  l'air, 
ce  fait  est  considéré  comme  un  désaveu  de  l'offense ,  et  le 
second  de  lofifensé  doit  se  tenir  pour  satisfait,  à  moins  que 
le  défi  n'ait  été  provoqué  par  un  soufflet  ou  quelque  autre 
voie  de  fait. 

»  Si  aucune  des  parties  n'est  tuée  ou  assez  grièvement 
blessée  pour  qu'il  soit  impossible  de  continuer  ,  on  doit  de- 
mander au  second  de  celui  qui  a  envoyé  le  cartel  s'il  est 
satisfait  ;  sur  une  réponse  affirmative  ,  l'affaire  cesse  :  dans 
le  cas  contraire ,  on  demande  au  témoin  de  loffenseur  si 
celui-ci,  après  avoir  essuyé  le  feu  de  l  offensé,  voudra  bien 
reconnaître  l'injure  dont  on  demande  réparation ,  dans 
des  termes  qui  rendent  inutile   une  lutte  ultérieure.   Si 


3t6  iSOUVELLES  DES  SCIEJNCES, 

l'iiilervention  des  témoins  est  infructueuse,  le  combat  re- 
commence avec  les  mêmes  circonstances ,  seulement  c'est 
l'autre  témoin  qui  donne  les  signaux. 

»  S'il  y  a  un  soufflet  de  donné,  ce  qu'on  suppose  difficile- 
ment entre  officiers,  le  second  de  l'offenseur  peut  consentir 
à  ce  que  sa  partie  reçoive  le  feu  de  l'offensé  autant  de 
fois  que  le  témoin  de  celui-ci  le  jugera  convenable  ^  si 
mieux  n'aime  l'offenseur  reconnaître  son  tort,  et  donner 
une  réparation  écrite. 

))  L'action  civile ,  en  cas  de  sinistre ,  est  abandonnée  au 
libre  arbitre  des  parties  intéressées.  Mais,  dans  tous  les 
cas ,  si  l'un  des  deux  adversaires  a  succombé,  les  témoins 
doivent  dresser  un  procès-verbal  des  circonstances  de  Té- 
vénement.  Ce  procès-verbal,  fait  double  entre  les  témoins, 
reste  dans  les  mains  de  chacun  d'eux  comme  garantie  de 
la  vérité ,  et  pour  servir  à  la  défense  et  à  l'accusation  en 
cas  de  poursuites.  » 


Nouveau  système  de  Ponts  suspendus.  — Dans  le  pre- 
mier Numéro  de  la  troisième  Série  de  la  Revue  Bntan- 
nique ,  nous  avons  donné  de  curieux  et  utiles  détails  sur 
les  différentes  manières  de  construire  des  ponts  suspen- 
dus 5  mais  nous  ne  connaissions  pas  alors  les  procédés  em- 
ployés par  M.  Georges  Lealher,  ingénieur  civil  à  Leeds  \ 
aussi ,  nous  empressons-nous  de  compléter  notre  premier 
article  par  la  notice  suivante. 

Au  lieu  de  chaînes  de  suspension ,  M.  Leather  jette  sur 
le  fleuve,  d'une  culée  à  l'autre,  deux  grands  arcs  en  fer 
fondu  et  battu ,  auxquels  il  attache  les  barres  de  fer  desti- 
nées à  supporter  le  tablier  du  pont.  Chacun  de  ces  arcs 


DU    COMMERCE.    DE   LIKDUSTRIE,     ETC.  3^7 

pst  fondu  en  six  pièces  différentes,  qui  sont  réunies  ensuite 
au  moyen  de  mortaises  et  d'écrous.  Leurs  extrémités  sont 
scellées  dans  le  massif  des  deux  culées ,  et  se  trouvent  en 
outre  supportées  par  deux  talons.  Ces  arcs  ne  sont  pas 
placés  ,  comme  les  chaînes  de  suspension  ,  aux  deux  côtés 
extrêmes  de  la  voie  du  pont.  Le  trottoir  destiné  aux  pié- 
tons est  en  dehors  de  Tare  5  l'espace  seul  consacré  au  pas- 
sage des  voitures  se  trouve  compris  entre  les  deux  arcs. 
Ce  nouveau  système  de  construction  plait  par  son  origi- 
nalité, et  étonne  au  premier  aspect  -,  d'ailleurs  ,  comme  il 
n'offre  pas  autant  d'oscillations  que  le  pont  en  chaînes  , 
sa  solidité  et  sa  durée  sont  aussi  beaucoup  plus  grandes. 
M.  Leather  a  déjà  construit  deux  ponts  suspendus  de  ce 
genre  ,  qui ,  par  les  épreuves  qu'ils  ont  subies  depuis 
qu  ils  sont  livrés  à  la  circulation,  répondent  parfaitement 
à  son  attente.  Pour  donner  à  nos  lecteurs  une  idée  plus 
exacte  de  l'ensemble  de  cette  construction,  nous  reprodui- 
sons ici  le  plan  du  plus  grand  de  ces  deux  ponts,  qui  a  été 
jeté  sur  X^ire ,  près  de  Leeds. 


Voici  les  principales  proportions  de  ce  pont. 

Pieds  anglai 

Espace  compris  entre  les  deux  culées ,  ou  corde  des  arcs 
de  suspension iSa 

Longueur  des  deux  culées  bâties  sur  pilotis  et  percées 
chacune  d'un  arceau  ,  4A  pieds  l'une  ,  ci 88 

Longueur  totale  du  pont 2/(0 


3-58  NOUVELLES  DES  SCIENCES,   ETC. 

Pieds  anglais. 

Lavgeur  de  la  chaussée  destinée  au  passage  des  voilures. . .      ^4 
Dito  de  chaque  trottoir ,  7  pieds ,  ci \4 

Largeur  totale  du  tablier  du  pont 38 

ÉléTatiou  des  arcs  de  suspension  au-dessus  du  tablier  du 

pont 32    1/2 

La  construction  du  premier  de  ces  deux  ponts ,  qui  a 
été  jeté  sur  le  canal  de  Liverpool,  quoique  l'ouverture  des 
arcs  ait  112  pieds  ,  a  coûté  4,800  liv.  st.  (  120,000  fr.  )  5 
quant  à  celui  dont  nous  venons  de  donner  la  description  , 
il  n'a  coûté  que  4» 200  liv,  st.  (io5,ooo  fr.). 


FIN     DU    SECOND    VOLUME. 


TABLE 


«ES    MATIERES    DU    SECOND    VOLUME, 


De  la  Centralisation  administrative  en  France 5 

2.  L'Irlande  avant  rÉmancipalion  (Illustrations  of  Eco- 

nomy.  ) 262 

Morale.  —  De  l'influence  exercée   par  Walter  Scott  sur 

la  richesse ,  la  moralitéet  le  bonheur  de  la  société  ac- 
tuelle. (  Tait's  Magazine.) 69 

Industrie.  —  Des  routes  et  des  voilures  publiques  de  la 

Grande-Bretagne.  (  Quarterly  Reoiea?.  ) i8g 

Littérature.  —  r.  Du  Journalisme  en  Angleterre,  et  de 

ses  ressorts  secrets.  (^Metropolitan.  ) laS 

2.  De  la  Littérature  marchande  en  Angleterre.  (  Monthly 

Revietv.  ) 227 

Puissances  intellectuelles   de  notre  âge.  —  William 

Hazlitt.  (Neiv  Monthly  Magazine.  ) 245 

Artistes  célèbres  de  notre  âge.  — Fuseli,  Martin,  Li- 

verseege ,  etc.  (  Athenœum.  ) 84 

Voyages.  —  i .  Souvenirs  de  l'île  de  Van-Diemen.  (  United 

Service  Journal.  ) 3o2 

2.    Aspect  de  la  nature  dans  le  Bas-Canada.    (  Tait's 

Edinburg  Magazine.  ) 1 00 

Statistique   politique   et  financière  de  tous  les  états   de 

l'Europe 1 1 3 


38o  TABLE    DES    MATIÈKES. 

Pag. 

JoDRNAi.  d'un  Médecin.  —  La  Consomption.  (^B/achwood's 

Magazine.  ) 32?. 

Tableau  de  Moeurs.  —  Georges  Lindsay.  (^Neiv  Blonflily 

Magazine.  ) , i^S 

Miscellanées.   —  Les  Chasseurs  et  les   Propriétaires  de 

Chasses.  Ç Metropolitan.  ) 347 

Nouvelles  des  Sciences ,  de  la  Littérature ,  des  Beaux- 
Arts,  du  Commerce,  de  l'Industrie,  etc x6i  et  358 


Formation  du  soufre  h  Solfatara ,  près  de  Naples,  161.  —  Voracité  de 
quelques  insectes ,  164.  — Instinct  des  canards  sauvages  durant  Hii- 
ver  ,  167.  —  De  Talienation  mentale  en  Angleterre  et  en  Italie,  169. — 
Monument  littéraire  découvert  h  Bénarès,  170.  —  Voyage  dans  le  Ca- 
boul, 17a.  —  Produits  des  mines  d'or  des  Etats-Unis,  182.  —  Paral- 
lèle de  Georges  Canning  et  d''Huskisson ,  i83.  —  Mouvement  industriel 
de  TAustralie ,  187.  —  Travaux  architcctoniques  des  chenilles,  358.  — 
Ossification  musculaire ,  364-  —  Emploi  du  deulochloride  de  mercure  , 
pour  prévenir  la  pourriture  sècbe  qui  attaque  les  bois  de  charpente,  365. 

—  De  l'instruction  publique  en  Ecosse  ,  en  Irlande  et  en  Belgique ,  3^o. 

—  Des  duels  en  Angleterre ,  3^3.  —  Nouveau  système  de  ponts  sus- 
pendus, 376. 


riN     DE     LA     TABLE. 


^-^■ui