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University of Ottawa
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f
REVU E
BRITANNIQUE.
f
lasâ^ia
CHOIX D'ARTICLES
TRADUITS DES MEILLEURS ECRITS PERIODIQUES
SUR LA LITTÉRATURE , LES BEAUX-ARTS , LES ARTS INDUSTRIELS ,
l'agriculture , LA GÉOGRAPHIE , LE COMMERCE , l'ÉCONOMIE
POLITIQUE, LES FINANCES, LA LEGISLATION, ETC., ETC.
ParMM. Sai'lmer, Directeur de la Revue Britanaique; Dokdey-Dipré Fils,
de la Société Asiatirjue ; Ph. Chasles; Lesourd ; L. Am. SÉdillot; Ge-
nest;\Vest, Docteur en Médecine {pour les articles relatifs aux sciences
médicales) , etc.
TROISIÈME SÉRIE.
KDouie Oecoivd.
Paviâ.
Au BUREAU DU JOURNAL, Rue des Bons-Enfans, N» 21
Chez DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, imp.-lib.,
Rue Richelieu, IN" 47 ''" > o" «""p Saint-Louis, N» 46, au Marais.
iSo^i
i
IMPHIMERIF DE DONDEÏ-DL'PfiE
MARS i833,
REVUE
DE LA
CENTRALISATION ADMINISTRATIVE
E>" FRANCE.
J'entrepre>ds de défendre une cause désespérée. A cha-
que session s'écroulent des pans tout entiers de notre
édifice administratif; et ce qui en reste encore semble tous
les jours plus menacé. N importe , si on ne livrait que
les batailles que l'on doit gagner à coup sûr, beaucoup
de luttes généreuses, et quelquefois utiles, n'auraient
pas eu lieu. Je dois au gouvernement qui m'emploie,
comme à mes concitoyens, le tribut de l'expérience quo-
tidienne que j'acquiers dans les fonctions qui me sont con-
fiées. J'avouerai que j'ai partagé , à plusieurs égards , les
erreurs que je vais combattre-, car ce sont les faits qui
m'ont servi de leçon. Nous avions vu tous les dangers d'un
gouvernement sans contre-poids, alors même qu'il est sou-
mis aux impulsions du génie d'un grand homme. A sa chute,
des clameurs s'élevèrent de toutes paris contre le svstème
administratif qu'il avait fondé et dont on confondait, dans
une réprobation commune , les avantages et l'emploi indi-
b DE LA CEaTUALISATlON ADMINISTRATIVE
screl que Ion en avait fait. Les uns , dans leurs attaques,
ne se laissaient conduire que par des idées confuses de li-
berté ; les autres , avec des vues plus personnelles , cher-
chaient à reconstituer à leur profit des prépondérances
provinciales. Si l'on eût demandé à beaucoup d'entre eux
ce que c'est que la centralisation , ils auraient sans doute
été fort embarrassés de répondre. Peut-être trouverait-on
même parmi ceux qui l'allaquent aujourd'hui, des hommes
disposés , par la plus étrange des contradictions , à adopter
plus ou moins complètement les idées de l'école de Saint-
Simon , qui ne veut pas seulement centraliser les diverses
parties de la puissance gouvernementale , mais qui vou-
drait aussi centraliser les familles et les faire vivre d'une
vie commune , comme les citoyens de la république ima-r
ginaive de Platon.
On a fait de la centralisation une histoire assez étrange.
Richelieu, dit-on , en avait fini avec la féodalité. Mazarin,
qui lui succéda, continua son ouvrage, en abolissant les
franchises des communes. Il faut s'entendre. D'abord Ri-
chelieu , avec l'énergie de ses résolutions , avec ses hautes
paroles qui étaient aussi une force , avait terrassé , mais
n'avait pas détruit la puissance des grands , car elle se re-
dressa avec une énergie nouvelle , pendant la minorité de
Louis XIV. Quant à Mazarin, quelques grandes communes
lui avaient suscité beaucoup d'embarras. Plusieurs , et sur-
tout celles dont l'émancipation était la plus ancienne, se
trouvaient constituées comme des seigneuries féodales ; elles
jouissaieutde privilèges régaliens; celui, par exemple, de se
garder elles-mêmes. A l'époque où ils avaient été concédés,
ces privilèges étaient nécessaires. Les rois du moyen-âge ,
en créant des communes , n'avaient pas la puissance de les
protéger contre leurs voisins 5 il fallait bien alors leur lais-
ser le droit de se pi'otéger elles-mêmes. Mais dès le moment
EN FRANCK. ^
OÙ une époque plus paisible rendail ces prérogalives inu-
tiles, elles étaient évidemment un principe de troubles dans
Tétat, et certes le pouvoir royal ne devait pas hésiter à les
abolir. Du reste, je doute fort que Mazarin ait livré au
régime municipal de son tems une guerre systématique.
Il n'était pas assez honnête homme pour se dévouer à
une idée, au développement d'un système. Il y a toujours
chez ceux qui sont susceptibles de ces dévoùmens, un fond
de probité , alors même que cette probité n'est pas com-
plète , et qu'à d'autres égards elle compose avec le devoir.
Mazarin était un homme avisé , mais médiocre 5 il ne dé-
truisait pas la guerre civile , mais il savait vivre avec elle ;
ce n'était point par des mesures générales et stables qu'il
gouvernait sa fortune , mais par des tempéramens et des
ruses.
Il faut le dire toutefois 5 en mourant , il fit un beau legs
à la France. Je ne parle pas des vingt-deux millions qu'il
avait pris au peuple , et qu'il laissa à Louis XIV par un
testament qui ne fut pas accepté ; mais du legs bien autre-
ment précieux de l'homme qui avait administré cette grande
fortune , et qui devint l'habile administrateur de celle de
la France. Certes Colbert avait un sentiment d'ordre trop
profond pour consentir à laisser aux communes des droits
politiques. Il est évident qu'il était dans la tendance de son
génie de tout ramener à l'unité. A quelques égards même ,
il allait beaucoup trop loin 5 il était sans doute fort en avant
de son époque , mais il ne pouvait pas être aussi avancé
que l'avenir. Or, il semble qu'il voulut l'enchaîner à ses
institutions. C'est ainsi que , dans ses édits sur l'in-
dustrie, il fixait tout, jusqu'au nombre de fils dont un
tissu devait se composer. C'était sans contredit pousser
un peu loin la manie réglementaire. Quoiqu'on soccu-
punt des affaires publiques, il n'eût pas certes négligé
8 DE LA CE]\TRA.L1SAÏ10J\ AUMiJNlSTKATI VE
sa fortune privée, il avait cependant ce genre de pro-
bité qui ne manque guère aux esprits supérieurs. A ses
audiences , les courtisans se plaignaient de ce « front né-
gatif » avec lequel il les recevait , et qui était l'avant-
eoureur des refus qu'il allait leur faire. Il s'opposait même,
autant qu'il était en lui , aux profusions de Louis XIV. Il
le faisait, j'en conviens, dans un fort plat langage et avec
de pitoyables flagorneries , comme on peut le voir dans sa
correspondance ^ mais celte intention persévérante n'en
était pas moins digne de toute estime. Du reste , rien n'in-
dique que, sous son ministère, les communes aient été
dépouillées de leurs franchises. A sa mort , et même bien
plus lard , tout , en France , était encore anomalie , excep-
tion , privilège , dans l'administration de ses provinces ,
comme dans celle de leurs subdivisions. On y voyait des
pays d'état et qui jouissaient par conséquent des garanties
du régime représentatif, entourés de provinces livrées
au plus complet arbitraire; des villes gouvernées suivant
des formes républicaines près de villes privées de toute
espèce d'institution municipale; Avignon formait un état
dans l'état , et des princes allemands exerçaient des droits
souverains en Alsace , tandis que la Franche-Comté con-
servait ses coutumes espagnoles, et que la Bourgogne et
la Bretagne rappelaient avec orgueil leur ancienne indé-
pendance. Ailleurs , des circonscriptions territoriales plus
ou moins grandes étaient régies par des évêques ; ailleurs
encore, par leurs délégués héréditaires, qui administraient
leur temporel avec le titre de vidâmes. Quant aux fiefs
qui occupaient une si grande partie du territoire, ils étaient
constitués à des conditions aussi diverses qu'elles étaient
souvent bizarres. A cette époque, la France ne présentait
guère plus d'uniformité que l'Espagne elle-même n'en
présente aujourd'hui.
EN FllANCE. 9
Un siècle pi as tard, cet état de choses n'avait éprouvé que
des modificalions très-légères. Aussi que de peines n'eut
point M. Turgot pour faire prévaloir ses vues administra-
tives ! Ce n'est point sans admiration que l'on voit , dans le
recueil de ses Mémoires et de sa Correspondance, la con-
stance de ses efforts pour vaincre les obstacles que lui op-
posaient de toutes parts les privilèges et les préventions
des communes, des corporations, des provinces. Mais chez
lui les grandes pensées venaient du cœur ^ et cette pure
source de nobles inspirations lui donnait le courage et la
force, si ce n'est pour vaincre, au moins pour com-
battre tout ce qui s'opposait à ses vues de bien public.
C'était en quelque sorte un apostolat administratif auquel
il se dévouait. Il a mis de l'onction dans des Mémoires et
des Rapports qui ne paraîtraient devoir présenter que de
l'aridité et de la sécheresse , mais qu'animent cet amour
de l'humanité, cette philantropie , passion du dernier
siècle, et qui semble devoir racheter ses erreurs et ses
fautes. En lisant les œuvres économiques de M. Turgot ,
on sent qu'il y a un cœur qui vibre sous ses chiffres.
Alors, il ne fallait pas moins de courage pour faire le bien.
Combien , en comparaison , notre tâche n'est-elle pas plus
facile ! Concevons-nous quelque projet ? qu'avons-nous à
faire? A le soumettre à un conseil-général. Ces conseils
formés avec cet instinct conservateur qui ne manque guère
au pouvoir, se composent en général d'hommes de mœurs
douces et polies. Ils n'adoptent pas nos plans en aveugles,
mais ils les discutent avec urbanité 5 et comme ils n'ont
pas d'intérêt de caste ou de corporation à défendre, comme
nous n'avons pas d'opposition systématique à vaincre, pres-
que toujours, quand ces projets sont utiles, ils sont ac-
cueillis.
L'administration de M. Neckcr n'introduisit dans le
\0 DE LA CEKTUAI.ISATION ADMINISTRATIVE
régime intérieur de la France que des modifications par-
tielles. L'ère de notre nouvelle administration ne com-
mence, pour ainsi dire, quà l'Assemblée Constituante.
C'est elle qui porta son niveau sur le pays , et en fit dispa-
raître les divisions des provinces et l'ancien régime muni-
cipal. Ce régime était-il regrettable ? Pour répondre à cette
question , il suffira , ce me semble , de voir quel était Télat
de la plupart de nos villes à l'époque où il a cessé. Pres-
que toutes étaient mal bâties ., mal percées, d'une malpro-
preté révoltante: et surtout les quartiers qui servaient
de demeure au pauvre, et qui étaient des foyers de fièvres
pestilentielles ou épidémiques. Le pavé était détestable et
mal entretenu ^ les marcbés immondes, et presque toujours
placés dans les positions les plus incommodes et les plus
insalubres. Les abattoirs y étaient inconnus -, les bouchers
tuaient chez eux , dans de petites rues étroites , où le sang
ruisselait avec la boue. Il semble qu'un aussi déplorable ré-
gime ne devait pas être dispendieux 5 et cependant presque
toutes les grandes communes avaient des dettes plus ou
moins lourdes. On dira peut-être que les arts qui concou-
rent à l'assainissement de nos villes n'étaient pas encore
connus, ou du moins qu'on n'avait pas lente de les appli-
quer. Cette réponse n'est que plausible. Dans un tems plus
reculé de deux siècles , l'Espagne a fait bâtir , dans l'A-
mérique du Sud , des villes superbes , bien percées , et
construites sur les plans les plus réguliers. Ainsi donc, la
mauvaise administration des communes tenait surtout aux
imperfections de leur système municipal. Par malheur ,
l'Assemblée Constituante, en détruisant ces institutions vi-
cieuses , ne sut rien élever à leur place , ou du moins elle
se borna à construire d'une main hâtive quelques bâtisses
légères , incapables de résister aux tempêtes qui se for-
maient de toutes parts à l'horizon.
EN FRANCE. Il
Qui croirait qu'après ce grand pas vers Tunité admi-
nistrative ou la centralisation, la France fut sur le point
de voir son territoire se scinder encore , mais par des di-
visions plus tranchantes que celles qui avaient existé avant
les états-généraux ? Cette singulière révolution fut tentée
par des hommes dont l'esprit était un peu vague , mais
dont la parole avait de la force et de la séduction. Ha-
bitués à des succès de province , les Girondins voulaient
constituer celles où ils avaient pris naissance en états isolés,
unis par un lien fédéral , afin de prolonger ces succès si
chers à leur vanité , et de les prolonger sur des théâtres
qui eussent plus d'éclat et d'élévation que précédemment.
Ce plan leur plaisait d'autant plus, qu'en général ils
étaient nés dans le midi, qui diffère à tant d'égards du
centre et du nord de la France, par la nature de sou sol ,
le génie de ses habitans et même par son langage , car la
langue française n'y est en quelque sorte qu'une importa-
tion de la conquête. On a vu la même prétention se repro-
duire , sous un autre drapeau, en i8i5, lorsque, dans
l'ivresse des banquets royalistes, on proclamait le duc
d'Angoulême roi du Midi ou de TOccitanie.
Les essais qui avaient été faits jusqu'à eux du gouver-
nement fédéral avaient cependant presque toujours été
fort peu satisfaisans. Les Amphictyons , qui étaient à-la-
fois un corps politique et une espèce de concile religieux ,
à nulle époque de Ihistoire de la Grèce , ne lui avaient
été d'aucun profit. Lors de l'invasion persane, ce fut un
danger commun qui la rallia , et non pas le faible lien fé-
déral jeté sur ses diverses parties. Quand un roi de la
Thrace , qui réclamait avec elle une filiation douteuse ,
voulut en faire une dépendance de la Macédoine, les Am-
phictyons servirent plutôt ses desseins quils ne les contra-
rièrent. A sa mort, i^lexandre, à qui ils ne portaient aucun
12 DE LA CE>TRALISATION ADMINISTRATIVE
ombrage, les laissa subsister, ainsi que les formes politi-
ques des républiques municipales qui divisaient la Grèce 5
et il exerça sur elles un pouvoir plus étendu que ne
l'exercera probablement le roi Othon avec sa petite armée
bavaroise.
Dans les tems modernes, l'union germanique, mieux
définie dans ses droits et ses prérogatives, n'avait pas
toutefois été une institution plus efficace. Jusqu'aux
guerres que souleva la révolution française , dans la plu-
part de celles qui divisèrent l'Europe continentale , les
membres de la confédération se partagèrent entre les deux
camps. C'est vainement que son chef suprême plaçait au
ban de l'empire ceux qui n'épousaient pas sa querelle. Il
fallut la crainte de la propagande révolutionnaire , ou les
dangers communs que Napoléon leur faisait courir , pour
mettre entre eux une harmonie qu'une institution sans
force n'avait jamais pu établir. Si , dans le cours du
dix-septième siècle , les Provinces-Unies exercèrent une
grande influence sur les destinées de l'Europe, c'est plu-
tôt à limportance commerciale et à la grande richesse de
leurs villes maritimes, qu'au système politique qui les ré-
gissait, qu'il faut attribuer ce phénomène.
L'impuissance du lien fédéral de la Grèce , comme ce-
lui du corps germanique , venait surtout de ce que leurs
pactes généraux n'avaient pas centralisé leurs forces mili-
taires et leurs pouvoirs politiques , de manière que leur
action isolée venait troubler sans cesse leur action collec-
tive. Le bon sens américain, dont l'instinct est si sûr, sut
éviter ce danger , en posant les bases de la fédération des
États-Unis. Les divers états réglèrent leurs affaires inté-
rieures avec une entière indépendance et dans toute la
plénitude des droits de souveraineté. Mais le gouverne-
ment central put seul entretenir une armée permanente ,
EN FRANCE. l3
avoir une marine militaire , et accréditer ou recevoir des
agens diplomatiques. C'est en partie à cette sage précaution
qu'ils doivent Tharmonie qui s'est si heureusement main-
tenue entre eux, pendant plus de cinquante ans.
Toutefois la diversité des législatures des difFérens états,
de même que celle de leur sol et de leur position géogra-
phique , devaient finir par y créer des intérêts opposés ,
et ces oppositions commencent aujourd'hui à compro-
mettre le maintien de l'union américaine. De même qu'elle
n'a qu'une seule armée, une seule marine, elle n'a aussi
qu'un seul impôt, celui des douanes, pour couvrir les dé-
penses de son gouvernement central. Comme les états du
nord sont industriels, et qu'attendu le haut prix de la
main d'oeuvre, il leur faut de fort gros droits pour soutenir
la concurrence des produits manufacturés de l'Europe;
dans le congrès , où leur influence est prépondérante, ils
ont porté les tarifs des douanes à une élévation contre la-
quelle réclament avec violence les états agricoles qui cul-
tivent le sucre , le café , le coton , et qui voudraient avoir
au plus bas prix possible les produits industriels. Leurs
ressentimens pourront être favorisés par l'état militaire de
l'Union. Il n'y a sans doute que le gouvernement fédé-
ral qui puisse y entretenir une armée -, mais , aux États-
Unis, cette armée, composée surtout de corps spéciaux ,
ne constitue qu'une faible partie des moyens d'agres-
sion ou de défense des divers états. La force principale se
trouve dans les milices , formées de tous les citoyens vali-
des ; et ces milices sont sous les ordres du pouvoir exé-
cutif de chacune des vingt-quatre républiques qui consli-
luent l'Union Américaine. Cet état de choses doit diminuer
beaucoup son principe de cohésion. Même parmi nous,
avec noire organisation actuelle, si l'armée était réduite
aux corps spéciaux, et que la garde nationale devînt la
l4 DE I.A CENTRALISATION ADMINISTRATIVE
base de noire force militaire , on verrait les liens qui unis-
sent au centre les diverses sections de la France départe-
mentale s'affaiblir et se détendre.
Était-ce le système américain ou les formes des anciennes
fédérations que les Girondins voulaient faire prévaloir?
c'est ce qu'il est impossible de reconnaître dans les écrits
que nous ont laissés ces rêveurs généreux , mais remplis
de vaine gloire. Peut-être ne le savaient-ils pas bien eux-
mêmes. Il est douteux , au reste , que personne aujour-
d'hui porte aussi loin l'antipathie contre la centralisation.
De leur tems même, leurs vues n'avaient qu'un bien petit
nombre de partisans. En général , on ne se ralliait à eux
(lue parce qu ils étaient les adversaires des Jacobins. Après
une lutte prolongée , dont leur éloquence recula la cala-
strophe, la Convention les fil passer sous la hache de ses
licteurs -, et inscrivit partout celte devise , qui semblait
écrite avec leur sang : unité, indivisibilité, liberté,
FRATERNITÉ OU LA MORT.
Sous le Directoire , celte régence de la république , un
pouvernemenl corrompu et sans force se substitua à un
régime sombre et sanglant. Pendant la dictature de la Con-
vention , les terreurs de l'échafaud avalent , en général,
empêché les dilapidations 5 elles furent sans frein et sans
pudeur sous le règne des pentarques. Le plus grand trou-
ble s'était introduit dans tous les services. Au 1 8 brumaire,
dans la plupart des communes , les budgets municipaux
étaient restés sans règlement depuis plusieurs années.
Mais , par une étrange anomalie , tandis que l'ordre ne se
trouvait dans aucun service de radminislration intérieure,
il semblait, en quelque sorte, s'être réfugié dans les camps.
Bonaparte, qui s'essayait à l'empire, en gouvernant ses con-
quêtes, s'y montrait sévère, et même impitoyable envers
les spoliateurs. On sait quil était dans son génie de ne pas
EK FRANCE. 1 ^
S opiniàtrer à luUer contre la mauvaise forlune : quand elle
lui était contraire sur un point, il allait ailleurs en tenter
une nouvelle. Aussi, après les revers de la campagne de
Syrie , se hàta-t-il de quitter l'Eigypte pour venir en Eu-
rope. Un besoin impérieux d'ordre et de repos qui se fai-
sait alors sentir partout, précipita la France à ses pieds, si-
tôt qu'il y aborda.
Sous ce rapport , lallente de la France ne fut pas trom-
pée. Si elle avait besoin d'ordre , il était aussi dans la vo-
lonté du premier consul de le rétablir. Celait, en quelque
sorte , sa vocation et une espèce de mandat qu il avait reçu
de sa nature. Il voulait des chiffres partout : il avait même,
à cet égard , une sorte de superstition ; car il accordait aux
tableaux une confiance plus absolue peut-è Ire qu ils nen mé-
ritent. D'babiles mesures réparèrent promptement une par-
lie du dommage causé par des administrations ineptes ou
corrompues. Mais le premier consul fit mieux encore : pour
empêcher ces désordres à l'avenir, il fonda ce beau svstème
de centralisation qui régit encore, en partie, Tadministra-
lion française 5 système savamment élaboré au sein de ce
Conseil-d'Etat rempli des plus hautes et des plus pures
lumières-, car ses membres avaient reçu une forte et dou-
bleéducation. Pendant leur jeunesse, l'éducation de la phi-
losophie spéculative du dix-huitième siècle ; dans leur âge
mur, l'éducation expérimentale de la révolution francaisi»
qui avait rectifié ce que la première avait d'erroné. Il faut
le dire, le sol, nivelé par l'Assemblée Constituante, entière-
ment dégagé des entraves qui s'y trouvaient, et qui, sous
l'ancienne monarchie, s'opposaient à toute réforme conçue
sur une échelle un peu large, était alors parfaitement dis-
posé pour recevoir la nouvelle organisation administra-
tive. C'est cette organisation dont il nous reste à faire l'exa-
men : nous allons commencer par en faire l'exposé.
l6 DE LA CENTRALISATION ADMINISTRATIVE
Dans ce système, l'adminislralion départementale esl di-
visée en trois sections, mais rattachées ensemble par un
lien commun , savoir : le département , Tarrondissenient,
la commune. A la tète du département , est placé le préfet,
qui l'administre sous la direction du gouvernement. Près
de lui est un conseil général, qui, dans sa session annuelle,
arrête , sur ses propositions , le projet du budget dé-
partemental , soumis ensuite à la sanction ministérielle.
L'arrondissement est administré , sous les ordres du pré-
fet, par un sous- préfet. A côté de ce fonctionnaire se
trouve un conseil d'arrondissement , qui , à vrai dire , est
purement consultatif 5 car Tarrondissement n'a pas de bud-
get spécial , et ce conseil n'a guère d'autre attribution po-
sitive que de répartir, entre les diverses communes de la
division administrative qu'il représente , leur contingent
dans les contributions directes. Enfin, la commune est ré-
gie par un maire , conjointement avec un conseil muni-
cipal. Celui-ci règle, sur la proposition du maire, le
projet de budget municipal, soumis ensuite, pour les com-
munes qui ont moins de 100,000 fr. à dépenser, à la sanc-
tion du préfet ; et pour celles qui en ont davantage , à celle
du gouvernement. Ce conseil a d'ailleurs, relativement <à
l'administration communale , des attributions beaucoup
plus étendues que celles du conseil-général à l'égard de
l'administration du département. Cette extension de pou-
voir a été déterminée sans doute par la facilité qu'on a de le
réunir, attendu que tous ses membres résident dans les li-
mites de la même commune-, tandis que ceux du conseil-
général sont dispersés sur toute la surface du département.
Nous ne parlerons pas des arrondissemens , dont l'exi-
stence est, pour ainsi dire, nominale. Toute la question
que nous avons à examiner est de savoir si, dans l'intérêt
des administrés, il serait utile de rompre le lien qui al-
EN ^r,A^c.^.
lâche la commune à radmiriisiralion tliîparlcmonlale , cl
loulcs les deux au gouvernement de letat. Nous considé-
rerons en premier lieu radminislralion de la commune, car
l'administration collective du département n'est, à côté,
(ju'une question secondaire. Le budget d'une ville de 4o à
5o,ooo âmes est souvent, à lui seul, plus considérable
que celui de tout un département.
Et d'abord, si la commune était entièrement éman-
cipée , le choix de son maire serait nécessairement laissé
à sa population. De celte double modification dans noire
organisation municipale résulteraient les effets les plus
inattendus et les plus divers. La France offrirait le spec-
tacle des plus étranges anomalies. Dans TOuest, par exem-
ple , les influences qui dominaient dans le moyen -âge
sont celles qui dominent encore parmi les populations
rurales de cette partie de la France. Les auteurs de celle
révolution administrative, en la faisant, auraient eu sans
doute la pensée de couvrir le pays dune multitude do
municipalités républicaines, et, par le fait, ils auraient
institué une série de petiîes théocraties dans la plus
grande partie de la Bretagne, du Maine, de FAnjou ,
et dans une portion du Poitou et de la Normandie. En
effet, dans 1 Ouest , le curé, le recteur, comme on
dit en Bretagne , est le guide ou pUuùt le mailre de
chaque paroisse , et le conseil du grand propriétaire, su-
zerain dépossédé de ses prérogatives féodales. Alors même
que ce propriétaire serait disposé , par ses sentimens par-
ticuliers, à se soustraire à son influence, elle lui serait
imposée par son entourage , par sa famille. Les femmes
exercent un grand empire dans les châteaux de ces pi^o-
vlnees. On y retrouverait plus d'une analogue de celle
Diana Yernon , Tune des héroïnes les plus attachantes des
romans écossais -, de cette belle jacobite , u<ant de toutes
l8 DE LA CENTRALISATION ADMINISTKATIVE
ses séductions et de tous ses arls pour pousser ceux qui
se trouvent dans sa splière d'action , à des folies héroï-
ques. Tandis que les hommes , le plus souvent en plein
air, mènent une vie demi -chasseresse et demi-agricole ,
les femmes , dans les loisirs de la vie de château , cul-
tivent leur esprit et deviennent bientôt supérieures à
ceux à qui elles sont associées. On s'étonne souvent de
voir des gentilshommes de 1 Ouest, qui se faisaient re-
marquer par celte physionomie angevine , d'un caractère
paisible et doux , et dont celle de Cathelineau peut être
considérée comme le type , se jeter tout-à-coup dans des
entreprises désespérées. C'est que ce n'est point à leurs
inspirations propres qu'ils ont cédé , mais à celles de
femmes d'une humeur passionnée et aventureuse. On re-
trouve au surplus des dispositions à-peu-près semblables
dans tous les états de société analogues. Dans cette Po-
logne , tradition vivante des mœurs chevaleresques , ce
sont, à proprement parler, les femmes qui diligent tout ,
par suite de la supériorité qu'elles ont presque toujours
sur leurs époux, livrés exclusivement aux arts de la guerrer
ou à ceux qui s'en rapprochent. On voit par les épopées
d'Homère, que, dans les tems héroïques, les femmes
prenaient la part la plus active à la vie civile et même à
la vie publique. Ce ne fut que lorsque les formes répu-
blicaines vinrent se substituer aux formes monarchiques
des tems antérieurs-, lorsque l'agora (i) fut ouvert à l'ac-
tivité des hommes , que les portes des gynécées se refer-
mèrent sur les femmes. Par un contraste singulier, elles
perdirent leur liberté quand la Grèce renversa ses tyrans.
(i) V Agora était le Forum des Grecs , la place publique où se dé-
battaieut les intérêts de la cité. Les gy7iécées étaient les ap|iartpmens
où les femmes de la Grèce vivaient dans une demi-réclusion.
F,K FRA^CE. )C)
On conçoit que. dans l'Ouest, l'empire quelles exerceul
a du encore être favorable à 1 ascendant d'un clergé qui a
à-ia-fois des promesses pour lavenir el des menaces -, qui
anathémalise et qui pardonne; et qui, à ce double litre ,
doit exercer une g;rande action sur un sexe excitable et
faible.
Maintenant, voyons quel usage ferait le prêtre de sou
influence. D'abord, le maire, le conseil municipal, seraient
nommés sur son indication -, et plus on abaisserait le cens ,
plus ce résultat serait infaillible. Il arriverait, en un mot,
ce qui est arrivé en Belgique , où , sous un roi protestant ,
les curés sont cependant les maîtres suprêmes de leurs pa-
roisses , qui n'envoient aux chambres que les hommes dé-
voués au parti catholique. Mais, dites-vous , les progrès de
l'enseignement élémentaire ne tarderaient pas à réduire
l'ascendant du clergé de l'Ouest. Plus loin je ferai voir que
cet enseignement ne peut faire de véritables progrès que par
la centralisation, et qu'autrement on n'obtiendra jamais que
des succès partiels et isolés. En second lieu , quand les ré-
sultats obtenus pourraient-ils se faire sentir ? dans vingt
ans , dans vingt-cinq -, portion considérable de la vie hu-
maine, comme dit Tacite, avenir éloigné, que la plupart
d entre nous ne sommes pas destinés à voir. Observons, en
passant, une singularité de notre époque. Il en est peu où
l on poursuive les biens matériels avec un désir plus im-
patient de les obtenir ; l'àprelé de nos formes qui a suc-
cédé à cette douceur , à cette élégance de manières et de
langage, l'un des plus beaux luxes de notre ancienne
société, semble accuser la sécheresse des âmes; et cepen-
dant nous parlons d'un avenir éloigné , comme si, par une
abnégation sublime , exclusivement préoccupés du bien-
être de notre postérité , nous n'avions aucun soin de nos
intérêts actuels. D'ailleurs, peut-on supposer un instant
20 DE LA CENTRALISATION ADMINISTRATIVE
que le curé, maître du conseil municipal qu'il aurait faiî
élire par une population soumise ; disposant également du
maire qui serait aussi de son choix, irait favoriser, dans
sa petite communauté théocratique , l'introduction d'une
méthode que l'on voudrait y répandre , avec Tintention
avouée d'y détruire son ascendant? Non-, il s'y oppose-
rait de toute sa puissance , et nous avons vu que , par
le fait , celte puissance serait irrésistible. En même tenis
qu'il entraverait , par des obstacles que vous ne pourriez
pas vaincre, les progrès d'une instruction que vous voulez
propager, il ferait construire aux frais de la commune un
presbytère d'une élégance relative ; il élèverait un temple
trop dispendieux pour les villageois qui devraient en paver
les frais ^ il parerait son autel avec une somptuosité inu-
tile -, et la main de l'autorité supérieure ne serait plus là
pour réprimer ces écarts, et ménager les deniers du con-
tribuable , puisqu'on l'aurait désarmée.
Sous le rajjport politique , cette double mesure aurait
encore des inconvéniens bien plus graves. Alors même que
la commune serait entièrement libre en ce qui concerne
ses intérêts de localité , il faudrait que le maire restât le
subordonné du pouvoir supérieur, pour tout ce qui se rat-
tacherait aux intérêts gouvernementaux : pour la levée de
l'impôt, pour les opérations préparatoires du recrutement,
autrement la France ne serait pas même une fédération 5
ce ne serait plus qu une agrégation confuse de petites
communautés sans cohésion , sans sutures ; ce que les ad-
versaires les plus décidément hostiles de la centralisation
ne voudraient pas sans doute , car ce serait demander à la
société de se dissoudre.
Quand des mains imprudentes auraient brisé tous les
liens qui rattachent encore les extrémités au centre, il ne
faudrait plus pensera recruter l'armée dans les campagnes
EJN FRAKCE. 21
de celle portion de la France. Le paysan n y est pas moins
attaché aux genêts de ses bruyères, aux clairières du Bocage,
que le Suisse à ses montagnes et à ses cascades -, ou plutôt il
i'est bien davantage, car, malgré son intrépidité naturelle,
lorsque, comme Antée, il touche la terrre sur laquelle il
a pris naissance, non-seulement il ne voudrait pas vendre
son sang à des gouvernemens étrangers , mais il refuse
même de le répandre pour la patrie. Quand une fois ces
malheureux ont été arrachés au clocher de leur village ,
centre de toutes leurs affections , on sait avec quelle rapi-
dité la nostalgie (i) les dévore. Ce serait incontestablement
à la condition de s'opposer, au moins par la force d'inertie ,
au recrutement de l'armée , que le maire de chaque com-
mune serait élu. Les chefs spirituels de ces petites com-
munautés leur en feraient une obligation impérieuse; car
ils craindraient par-dessus tout que leurs jeunes ouailles,
si on les laissait partir, ne rapportassent ensuite dans leur
troupeau les impiétés et la licence de la caserne. Sans
doute la loi investirait le chef de l'état du droit de contrain-
dre les maires insoumis. Mais comme il faudrait les pour-
suivre tous ou à-peu-près , ces poursuites deviendraient ira-
praticables. Les populations s'armeraient pour défendre ceux
qui ne se seraient compromis qu'afin de les affranchir d'un
service qu'elles détestent. Dans cette lutte , il serait assu-
rément impossible de compter sur les gardes nationaux ,
car ce ne seraient au fond que des chouans portés sur
un contrôle. Avec ce qui reste encore de ces institutions
puissantes empreintes de la vigueur du génie qui les a
conçues , on a besoin , dans TOuest, d'une armée d'occu-.
(i) Le mal du pays. On a remarqué au Val-de-Giâce que lorsque
la garnison de Paris reçoit des recrues de la Bretagne , le nombre
des nostalgiques est très-considérable.
22 DE LA CENTRALISATION ADillINISTR Al IVE
palion de 5o,ooo hommes; mais du moins on parvient
à V faire des recrues qui compensent le chiffre des soldats
qu'on y cantonne; ce qui fait une situation à-peu-près
négative. Lorsqu'une fois les institutions de l'empire se-
raient abolies, il faudrait. plus de 100,000 hommes pour
maintenir l'Ouest et tenter de le soumettre à ia loi com-
mune ; même avec ces forces , je doute qu'on parvint à y
lever des recrues. Il y aurait donc , en cas de guerre , re-
lativement à ce qui existe aujourd'hui, une différence de
100,000 hommes dans la force disponible de notre armée ^
savoir : 5o,ooo hommes dont la levée serait devenue im-
possible dans ces départemens. et 5o,ooo hommes de
plus qu'il faudrait y entretenir. En résumé , la décentra-
lisation y serait une contre-révolution tout entière. D'a-
près cela il est facile de s'expliquer pourquoi les partisans
du gouvernement déchu désirent si vivement l'obtenir.
Les mêmes principes détermineraient des résultats sem-
blables dans une partie des campagnes et même dans quel-
ques villes du Midi , mais cependant avec des modifica-
tions plus ou moins fortes; car le Midi donne à tout
l'empreinte de ses passions. Mais dans l'Est de la France ,
les suites de la décentralisation seront bien différentes :
là , le clergé n'exercerait pas d'influence prépondérante ;
privé de l appui du gouvernement , il pourrait même, dans
beaucoup de communes , être livré à d'ignobles persécu-
tions. Au lieu d'employer , comme dans l'Ouest , les de-
niers communaux à augmenter outre mesure la solennité
du culte , on les emploierait, probablement avec aussi peu
de réserve , à rehausser l'éclat des pompes militaires de la
garde nationale; à acheter des tambours, des uniformes,
des armes. Les dernières élections ont exclu des con-
seils municipaux des campagnes delEst, non-seulement
la grande proprléié, mais la moyenne et la bourgeoisie
EK FRANCE. ^3
des villes. Dans beaucoup de conseils émancipés, un sen-
timent hostile se manifesterait contre le pouvoir suprême ;
non certes par attachement pour le pouvoir déchu ^ mais
par une affection haineuse contre toutes les supériorités.
Comment un gouvernement, affaibli par des lois si im-
prévoyantes, parviendrait-il à imprimer une direction
uniforme à des élémens si peu homogènes ? Il est évideiit
que la France serait divisée en trois ou quatre parties , et
peut-être en un bien plus grand nombre, ayant chacune
une allure propre, et opposant une résistance invincible aux
efforts que Ton tenterait pour la faire changer. On aurait
voulu seulement faire une réforme administrative^ et, par
le fait, on aurait consommé une grande révolution poli-
tique ^ révolution plus importante par l'étendue de ses
conséquences nécessaires que ne le serait un changement
de dynastie. L'union fait la force , dit-on ^ aussi la France
perdrait la sienne dès qu'on aurait brisé le faisceau national.
Sous l'empire, elle défiait l'Europe , à-peu-près tous les
deux ans , et, jusqu'à la dernière catastrophe , elle sortit
victorieuse de ces luttes. Faut-il attribuer exclusivement
ces succès au courage de ses soldats et au génie de ses ca-
pitaines? Non, certes; sa puissante administration y avait
aussi une grande part. La rapidité de ses mouvemens sur-
prenait toujours l'ennemi , pris au dépourvu , alors même
qu'il avait préparé Tagression. Cette pesante Autriche , si
lente dans tous ses actes , ne pouvait comprendre la faci-
lité avec laquelle la France réparait ses échecs, remplis-
sait les vides que le canon avait faits dans ses cadres ,
levait les impôts nécessaires pour payer d'innombrables
soldats. Vous avez vu, dans les usines, de grands leviers
se soulever tout-à-coup ; des soufflets monstrueux se gonfler
et dégager tour-à-tour Toxigène dont ils sont remplis-, des
ressorts divers s'agiter dans tous les sens. Un peu de feu
24 l^K LA CEIs'l l;ALI>^AT10JN ADMIIS ISTIlATl VE
placé Sous uiio chaudière , sur un poinl de l'édifice ,
suffil pour déterminer tous ces mouvemens. Il en était de
même de l'administration française. Une impulsion , par-
tie du centre, ébranlait sur-le-champ d'innombrables
ressorts ; et ce qu'il y a de plus admirable , c'est que tout
s'exécutait sans efforts, sans frottemens, presque sans qu'on
s'en aperçût , tant était grande la perfection de ce méca-
nisme administratif. Lorsque Napoléon arrivait à son ar-
mée , il tenait déjà dans sa main tous les élémens de la
victoire 5 c'était la centralisation qui les lui avait remis. Un
sentiment confus avertissait Tennemi de son péril j l'in-
certitude, riiésitation remplaçaient la jactance. Le tigre
d'argent du cimier de Clorinde ne jetait pas plus d épou-
vante sur les champs de bataille , que le bruit de la pré-
sence de l'empereur. Ses adversaires se sentaient vaincus ,
avant même d'être attaqués.
La vieille Europe n'a accepté la révolution de juillet
que parce qu'elle n'a pas cru pouvoir la réprimer, de
même qu'elle n'avait pas su la prévenir. Elle craignait le
dangereux auxiliaire que la France eût trouvé dans la pro-
pagande; et la sagesse du gouvernement du roi devait re-
culer aussi devant le péril d'allumer à-la-fois tant de vol-
cans, de faire gronder tant d'orages, d'ébranler le sol
européen par tant de secousses dont nous eussions ressenti
les contre-coups. Il est probable qu'à l'aide de ces expê-
diens , le territoire de la France eût été sauvé 5 mais la so-
ciété aurait peut-être été perdue. Que si , en détruisant la
centralisation , nous brisions le principe de notre force , les
gouvernemens continentaux , avec leurs rancunes, leurs
terreurs pour l'avenir, ne manqueraient pas sans doute de
lâcher de profiter de notre faute. Certes l'occasion serait
belle. Que ferions-nous, dans cette crise, avec une admi-
nistration dont nous aurions détruit l'admirable unité ,
KJN FKAIVCK. 20
pour l;i scinder en d'innombrables divisions. Les plus sim-
ples upôralionsdeviendraient compliquées, difficiles. Jamais
lu promptitude des mesures n'aurait été plus nécessaire , et
tout serait lenteurs, tiraillemens. Les préfets, misérables
podestats italiens , sans force , sans appui , se trouveraient
à-la-fois aux prises, dans leurs départemens respectifs, avec
trois ou quatre cents républiques municipales. Au lieu
d'agir, ils porteraient leurs plaintes, exposeraient leurs
embarras au gouvernement , qui ne pourrait rien faire
pour les terminer. Pendant ce tems , l'Europe viendrait
surprendre la France avec onze ou douze cent mille hom-
mes 5 croisade dispendieuse sans doute , mais dont elle se
réserverait de nous faire payer les frais. Revenons main-
tenant à des considérations purement administratives.
Sous ce rapport, les disparates, les contradictions de
tout genre, seraient encore plus multipliés que sous le
rapport politique. L'administration perdrait entièrement
ce caractère d'uniformité, non moins utile à l'administré
quà l'administrateur. Les mêmes questions, les mêmes
affaires seraient jugées de cent manières différentes, dans
les diverses localités. Quand ces questions se reprodui-
raient dans les mêmes communes, il est probable aussi
qu'elles y recevraient très-souvent une solution nouvelle.
Plus ces communes seraient petites, plus il serait difficile
d'y établir une jurisprudence administrative. Pour s'en
convaincre, il suffit de voir comment, dans un grand
nombre de cantons ruraux, les juris de révision décident
les questions qui leur sont soumises , sans tenir aucun
compte de la loi de i83i , qu'ils sont chargés d'appliquer^
d'où résultent les décisions les plus contradictoires dans
les mêmes espèces. Les questions de choses , dans ces mu-
nicipalités souveraines, ne seraient le plus souvent que
des questions de personnes, que l'esprit de coterie iran-
26 DE LA CENTRALISATION ADMINISTRATIVE
cherait arbitrairement. Qu'on se représente combien Tin-
certitude de cette jurisprudence aurait d'inconvéniens
pour les intérêts privés , par exemple , en matière de pe-
tite voirie, pour la police des alignemens, pour celle des
établissemens incommodes ou insalubres et pour beaucoup
d'autres encore.
Comme les intérêts du peuple ne peuvent jamais être
mieux garantis que par la loi, on en conclut qu'il est
nécessairement l'ami de la légalité. C'est une erreur;
son éducation n'est pas encore assez avancée pour qu'il
en comprenne bien les avantages. C'est une idée com-
plexe , et par conséquent peu accessible à son esprit ,
que celle d'un double pouvoir , dont l'un supérieur fait la
loi , et dont l'autre subordonné 1 applique. En général ,
quand les hommes nés dans les rangs inférieurs et incultes
de la société sont investis de fonctions publiques , la loi est
pour eux une lettre morte. Ce qu'ils désirent, c'est de
faire du pouvoir , de suivre leur volonté et de l'imposer
aux autres. C'est pour eux une espèce de saturnale politi-
que ; une compensation qu'ils se donnent pour ce qu'ils
trouvent de trop humble dans leur condition sociale. Aussi
les économistes du dernier siècle prétendaient-ils qu'il fal-
lait tout faire pour le peuple et rien par lui. Ce serait vai-
nement qu'on tenterait de remettre quelque ordre, quel-
que ensemble dans ce chaos administratif, par des lois
ou des réglemens généraux ; comme il n'existerait pas d'au-
torité supérieure pour en prescrire l'exécution ou pour la
surveiller, ces rcglemens , ces lois, resteraient sans exé-
cution dans une grande partie de la France. A beaucoup
d'égards , nous vivrions , par le fait , sous un régime extra-
légal , et cependant on ne l'aurait fondé que pour arriver
h une légalité plus rigoureuse. En vérité, plus on creuse
cette (juestion , plus on est épouvanté des conséquences
EN FRAKCE.
que pourrait avoir et qu'aurait inévitablement la destruc-
lion de notre système administratif.
Mais , dit-on , les électeurs placeront les plus dignes à
la tète de la commune. Cela est il bien sûr? esl-il constant
que les chances électorales soient constamment pour le
mérite ? Très- souvent le mérite a une fierté timide -, il con-
naît sa valeur-, il voudrait que les autres la sentissent éga-
lement ; mais sans pour cela qu'il fût obligé d'employer
des arts indignes de lui. Il lui répugne d'abaisser son
intelligence , en descendant au niveau d'intelligences vul-
gaires , en caressant leurs passions ou leurs préjugés. Di-
sons-le aussi -, dans un grand nombre de localités, des por-
tions seulement des électeurs institués par la loi se présentent
aux collèges, et ce ne sont pas toujours les plus éclairés.
Certes , il est très-fàclieux que des hommes honorables en
refusant d'exercer un droit qu'ils n'exerceraient que d'une
manière utile au pays, laissent le champ libre aux passions
turbulentes et irréfléchies. La fierté de nos mœurs bour-
geoises croirait se commettre en paraissant dans des collèges
dont on a trop réduit le cens. C'est un tort, sans doute, mais
c'est aussi un fait qu'il faut prendre en considération sé-
rieuse. Au surplus il serait très-difficile , dans beaucoup
de communes , de trouver des hommes capables de gérer
souverainement les intérêts dont ils ne s'occupent aujour-
d'hui qu'en premier ressort. Leurs conseils municipaux
sont remplis de cultivateurs à peine au-dessus de l'indi-
gence. Dans ces communes , qui sont les plus nombreuses,
les cinq centimes additionnels qui composent exclusive-
ment leur revenu , ne produisent que loo à 200 fr. La
loi suppose toujours la fraude 5 sa prévoyance a soumis la
comptabilité des deniers publics aux formalités les plus sé-
vères et même les plus minutieuses. De plus , (juoique les
complabks présentent , en général , des garanties par leur
28 «E LA CEiSïKALISATJîOJN ADMINISTRATIVE
forlune, elle en exige de forts cautionnemens. Serait-Il
bien prudent de s'écarter de toutes ces règles , pour laisser
sans contrôle le maniement des deniers communaux à des
hommes qui deviendraient , en quelque sorte, ordonna-
teurs et comptables, ou plutôt qui n'auraient de comptes
à rendre qu'à eux-mêmes, et dont la plupart se trouveraient
dans une condition fort au-dessous de la médiocre. On
pourrait craindre au moins qu'ils n'eussent trop de pen-
chant à égayer les solennités publiques par des banquets
dont tous les contribuables paieraient les frais , et où vien-
draient seuls s'asseoir les municipaux. De là , deux ou trois
fois l'an , une dépense de 3o à ^o fr. , somme considérable
pour des communes qui ont i oo ou 200 fr. de revenu absor-
bés par des dépenses nécessaires , et que l'on ne pourrait se
procurer qu'en la prélevant en partie sur le pain du pauvre.
On observera peut-être qu'un élu du peuple ne saurait faillir 5
que ses lumières comme son intégrité sont garanties par
le fait seul de son élection. Tous ces plats lieux-communs,
tout ce patriotisme d'anti-chambre, ne méritent pas qu'on
y réponde.
Que si on propose de réduire le nombre des communes ,
afin d'en étendre la circonscription , et de donner plus
de latitude aux choix des électeurs, nous remarquerons
d'abord que cette mesure froisserait un très-grand nombre
d'habitans , qui se trouveraient ainsi obligés d'aller faire
formuler leurs actes civils souvent à deux ou trois lieues
de leur domicile. En second lieu, on n arriverait pas au but
que l'on voudrait atteindre, parce que les membres du
corps municipal , trop éloignés du siège de la mairie , ne
se rendraient que bien rarement au conseil de la commune,
qui se trouverait par conséquent livré à une petite oligar-
chie viUageoi>e fort circonsciile.
Sans doute, dans les villes dont la population est consi-
EN FRANCE. 29
dérable, il est beaucoup plus aisé de trouver les capacilés
nécessaires pour former avec succès les conseils munici-
paux. Toutefois , malgré cette condition plus favorable , j(^
ne pense pas que leurs délibérations puissent se passer da-
vantage de Texamen de l'autorité supérieure. Aujourd bui
celle-ci exerce déjà, à cet égard, une surveillance bien
moins active. D'abord, elle se repose sur les lumières de
Tautorité municipale; puis elle n'a pas toujours le courage
de ses devoirs. En les remplissant dans toute leur étendue,
en discutant les dépenses qui ne lui paraissent pas suffi-
samment motivées , elle craindrait de soulever contre elle
la mauvaise humeur d hommes honorables , justement en-
vironnés de la coniiance de leurs concitoyens, mais qui
peuvent aussi avoir leurs entétemens et leurs préjugés.
Elle serait plus circonspecte encore , si c'était elle qui ré-
glât définitivement les budgets de ces communes. Aussi
est-ce dans une prévoyance toute judicieuse que le règle-
ment définitif en a été attribué au ministre. Cependant cette
précaution n'a pas sufi& encore à des fonctionnaires timides,
plus préoccupés du soin de leur repos ou de se conserver
une popularité mal acquise , que de satisfaire à leurs obli-
gations. Qu'en est-il résulté ? c'est que , tandis que les
communes rurales ou les petites villes, sur lesquelles l'ad-
ministration départementale ne craignait pas d'exercer une
tutelle active , satisfaisaient à toutes leurs dépenses , avec
les plus modestes revenus, les grandes villes s'obéraient
de plus en plus , en contractant , chaque année , de nou-
veaux emprunts dont elles ne peuvent paver les intérêts
qu'en imposant des fardeaux additionnels à la contribution
directe ou en élevant encore le tarif des octrois. La condi-
tion du pauvre, de Thomme qui ne vit que du labeur de
ses bras , devient intolérable dans ces malheureuses com-
munes. S'il s'en éloigne . le poids des subsides communaux
3o DE LA CENTRALISATION ADMINISTRATIVE
retombe sur un nombre plus circonscrit de contribua-
bles, et devient d'autant plus lourd. S'il y reste, dans la
crainte de ne pas trouver ailleurs des moyens d'existence ,
il se coalise, comme à Lyon, avec tous ses compagnons
d infortune , et tient constamment la propriété en alerte.
Pour la défendre de dangers trop réels, le gouvernement
est obligé de faire occuper ces villes par des corps d'armée
de 10 à 12,000 liommes-, conséquences déplorables des
prodigalités de l'administration communale, d'une part,
et des molesses de l'administration supérieure, de l'autre.
Si au lieu de fortifier un contrôle insuffisant , on le dé-
truit , il est clair que les communes seront entraînées plus
rapidement encore à des dépenses irréflécbies. C'est une
conséquence inévitable de leur constitution , une pente
irrésistible sur laquelle il faudra qu'elles inclinent. Bien
peu de départemens ont des dettes. Cela vient surtout de
ce qu'à part quelques circonstances exceptionnelles et très-
rares , les conseils-g'^néraux qui les représentent , ne font
de votes financiers qu'une fois l'an , lorsqu'ils arrêtent en
même tems la recette et la dépense du budget départemen-
tal. Il n'en est pas de même des conseils municipaux, qui
peuvent prendre des délibérations à toutes les époques de
l'année, quand ils sont autorisés à se réunir par le préfet;
autorisation que celui-ci ne refuse jamais. Des propositions
diverses sont faites à ces réunions 5 propositions qui , en
général, déterminent des dépenses plus ou moins fortes.
Comme le plus souvent ceux qui en sont les auteurs ne
sont pas chargés de la gestion des affaires , ils n'examinent
point si déjà les ressources disponibles ne sont pas épuisées.
Ces propositions ayant presque toujours un côté plus ou
moins utile , il est rare qu'elles ne soient pas accueillies.
N'avons-nous pas vu, il y a peu de tems, une ville qui
succombait déjà sous le faix de ses dettes , emprunter
EN FUAKCE. 3l
encore deux millions pour achever la construction d'un
théâtre. Ce n'est que lorsqu'on s'occupe ensuite de la
rédaction du budget de l'exercice prochain , que l'on re-
connaît tous les inconvéniens de ces votes isolés. Pour les
mettre à exécution, il faut ou imposer encore de nouvelles
charges aux contribuables, ou bien ajourner des dépenses
nécessaires et même indispensables. Tous ces inconvéniens
croîtront dans une progression effrayante, quand les com-
munes auront perdu la tutelle qui les modère.
C'est alors que leurs embarras pourront encore réagir
sur la situation politique de la France. Supposons qu'elle
soit menacée d'une agression ennemie. Pour la repousser,
il faudra qu'elle se crée des ressources extraordinaires par
l'emprunt ou par l'impôt. Que si elle fait un appel au cré-
dit, il sera peut-être épuisé, en partie , par les emprunts
des communes qui dévoreront l'avenir avec une hâte fu-
neste. Si, au contraire, elle tente d'augmenter l'impôt,
elle trouvera assurément , dans le plus grand nombre des
communes, la cote du contribuable déjà toute surchargée
de centimes additionnels prélevés par l'administration lo-
cale. Ne serait-il pas possible que le contribuable irrité
cherchât à repousser par la force un nouveau fardeau, et,
sans le vouloir, ne devînt, de cette manière , un auxiliaire
de l'ennemi. Ce qu'il y a d'admirable dans le principe de
la centralisation , c'est que le pouvoir , placé au faîte de la
hiérarchie administrative , peut à-la-fois prendre en con-
sidération les charges nationales , départementales et mu-
nicipales qui pèsent sur chaque commune, et ajourner les
dépenses les moins nécessaires de ces trois catégories, pour
satisfaire aux plus urgentes. Détruisez ce principe , et cet
arbitrage devient impossible.
Mais parmi les adversaires de la centralisation , il en est
qui voudraient la modérer et non pas la détruire. Ils se
32 DE LA CENTRALISATION ADMINISTRATIVE
bornent à demander, dune part, qu'on laisse plus de
latitude aux communes dans la gestion de leurs întérêls ,
(luon ne défère que les plus importans à Texamen do
Tautorité départementale : et , de Tautre, que celle-ci puisse
juger en dernier ressort des questions qu'elle est aujour-
d'hui obligée de soumettre aux ministres. En faisant ces
demandes, dont nous allons examiner le mérite, le but
qu'ils se proposent , c'est surtout d'obtenir une expédition
plus prompte des affaires.
En ce qui concerne la commune rurale , je ne vais pas
en quoi on pourrait lui donner plus de latitude qu'elle
n'en a aujourd'hui , sans les plus graves inconvéniens. Les
dispositions qui la régissent lui imposent l'obligation de
pourvoir, dans son budget, à un certain nombre de dé-
penses , sans lesquelles elle n'aurait plus d'existence admi-
nistrative. Ce sont le lover ou l'entretien de la mairie , les
frais de bureau du maire , etc. , etc. Ce n'est qu avec beau-
coup de peine , et presque toujours bien imparfaitement ,
qu'elle satisfait à ces obligations impérieuses. Or, comment
pourra-t-on s'assurer qu'elle les remplit, si son budget
n'est pas contrôlé par 1 autorité supérieure et soumis à .'^a
sanction? Il est vrai qu'elle ne peut s'imposer exlraordi-
nairement ou contracter d'emprunts, non-seulement sans
l'autorisation du préfet , mais même sans celle du ministre.
Est-ce contre cette précaution que l'on serait tenté de n'*-
clamer ? Quoi ! c'est sérieusement que l'on voudrait qu'une
ou deux douzaines de villageois dont la plupart ne sauraient
même pas lire, pussent, avec une majorité d'une voix , taxer
à merci et à volonté une commune, pour exécuter des pro-
jets dont ils auraient seuls reconnu la convenance ! En
vérité, une pareille opinion n'est pas soulenable; et il
suffit de l'exposer pour faire voir tout ce qu'elle a d'ab-
surde Ce ne sont pas seulement les intérêts collectifs do
EN FRANCE. 33
la commune qui seraient compromis par cetle laliludc ac-
cordée à Tauloritë locale ^ ce serait la propriété tout en-
tière, qui pourrait ainsi se trouver grevée de centimes
extraordinaires, souvent pendant plusieurs années consé-
cutives. De l;i un nouveau principe d'inégalité dans la
valeur de la terre, et qui serait indépendant de la fertilité
relative du sol, puisqu'il résulterait exclusivement de la
somme plus ou moins forte de^ponlributions municipales
dont elle aurait à supporter le poids. Certes il taudraildu
courage pour consentir à livrer à d'aussi grands périls la
propriété rurale , l'un des premiers intérêts de la France.
Les villes dont le budget s'élève à plus de 100,000 fr.
ne peuvent contracter de dettes , ou percevoir des cen-
times extraordinaires , sans que les deux chambres les y
autorisent par une loi. Ces communes doivent cepen-
dant présenter bien plus de garanties par les lumières de
leur corps municipal. Mais , dira-t-on peut-être , quand
une grande ville s'impose ou emprunte , c'est presque
toujours une somme considérable. Qu'importe! Croit-on
que , dans le plus grand nombre des communes qui divi-
sent le territoire de la France, une imposition de 4 ^
5oo fr. ne soit pas une charge aussi lourde qu'une im-
position de 20,000 fr. , par exemple, dans une ville de
trente ou quarante mille âmes? Dans la plupart des cas ,
elle le sera même bien davantage. En effet, les villes
possèdent une richesse mobilière plus ou moins consi-
dérable, dont les communes rurales sont presque entiè-
rement dépourvues. Cette richesse , qui échappe à la con-
tribution directe , leur permet cependant de supporter
avec bien plus d'aisance le poids des charges imposées à la
propriété foncière.
Les intérêts de la production industrielle , et en général
ceux des diverses branches de commerce, ne seraient guère
II. 3
34 UE LA CENTRALISATION ADMIJNISTn ATIVE
moins compromis par celle lalilude donnée aux petites
communes. On verrait infailliblement le territoire de la
France se couvrir de tous côtés de péages et de bar-
rières, comme on en voit en Espagne et en Angleterre.
Aujourd hui on ne peut établir de bureaux d'octroi qu'aux
portes des villes qui ont au moins une population de
4,000 âmes , on en établirait à l'entrée des plus misérables
villages , ({ui useraient aussi de cette ressource pour sortir
de leurs embarras. Ce ne serait que très-péniblemént que
les produits industriels ou agricoles circuleraient à travers
toutes ces entraves. Quand ils arriveraient au consomma-
teur, grevés de tous les droits qu'ils auraient acquittés en
roule, ils ne pourraient lui être livrés qu'à 20 ou 25 p. "/o,
et souvent davantage, au-dessus de leur valeur actuelle.
De là un double inconvénient pour le pauvre , dont
les intérêts sont les plus sacrés de tous , puisque ce sont
ceux du plus grand nombre ; d'une part , des produits
qui ne sont pas maintenant au-dessus de ses moyens ,
pourraient le devenir; de l'autre, comme , par celle rai-
son, la consommation en serait réduite, on en produirait
une moins grande quantité, ce qui ferait baisser le taux
des salaires. En un mot, le pauvre laborieux verrait à-la-
fois hausser le prix des objets qu'il consomme, et réduire
les moyens qu'il aurait de les acquérir.
Des adversaires plus modérés encore que ceux auxquels
je viens de répondre , se borneront peut- être à demander
qu'afin d'abréger des lenteurs superflues , le droit de juger
en dernier ressort la convenance de ces contributions ex-
traordinaires soit attribué à l'autorité départementale. Je
ne puis pas partager davantage cette manière de voir. Les
préfets sont trop en butte aux influences locales : quand
ils sont forts, ils y résistent; mais quand ils sont faibles,
ils y ttèdent. Au risque de retarder d'un mois ou six se-
EN FRANCE. 35
maincs la décision de ces affaires , il vaut donc mieux
qu elle ait lieu dans une sphère où ces influences ne sau-
raient atteindre. C'est Tunique moyen d'avoir, pour toute la
France , une jurisprudence uniforme ; autrement l'admi-
nistration se modifierait, dans chaque déparlemeul, avec
le caractère personnel de l'administrateur.
Mais quand bien même on attribuerait à l'administra-
tion départementale le droit de prononcer en dernier res-
sort sur les projets d'en:.prunts ou de contributions extraor-
dinaires des petites communes , il faudrait par les raisons
que j'indiquais rapidement tout-à-1 heure , continuer à le
lui refuser à l'égard des grandes. En effet , il est clair que,
lorsqu'il s'agirait de celles-ci, elle serait encore beaucoup
plus exposée à être circonvenue , car les influences qui agi-
raient sur elle seraient bien plus puissantes. Les concessions
qu'elle ferait pourraient même ne pas être toujours des
actes de faiblesse -, mais des nécessités qu'elle devrait subir.
Le préfet n'est pas seulement un administrateur ; c'est aussi
un chef politique, pour parler le langage de la constitu-
tion des cortès. Ce qu'il doit avant tout au gouvernement
qui l'a choisi , comme au département qu'il administre,
c'est la paix de la cité. Or , dans plusieurs déparlemens de
l'ouest, du midi et même de l'est , il ne parvient à contenir
la violence des partis extrêmes, toujours prête à faire explo-
sion, que par des ménageraens habiles. Par le fait, il'est au-
jourd'hui obligé de faire plus de diplomatie qu'un ministre
accrédité près d une cour étrangère. Si , à cause des bornes
circonscrites de sa sphère d'action , il a des intérêts moins
importans à conduire, il en a de plus compliqués^ et il se
trouve en contact avec un bien plus grand nombre de per-
sonnes. Dès-lors serait-il prudent de sa part de s'aliéner,
dans le conseil municipal ou dans la cité, des influences pré-
pondérantes, pour des questions administratives d'un in-
36 DE LA CENTRALISATION ADMINISTRATIVE
lérèt secondaire. Non sans doute-, l inlérèt adininislralil
devrait être sacrifié à Tintérêt politique. Ce qui vaut mieux
encore, c'est de faire en sorte qu'ils puissent se concilier^
en conservant au ministre l'examen de ces questions, au
risque de quelques lenteurs qui , au surplus , sont des
garanties additionnelles pour les administrés; car, pendant
ces délais , les affaires déférées à l'autorité supérieure sont
examinées de nouveau par les habiles collaborateurs qu'elle
s'est choisis.
Il y a aussi justice ; car les entreprises que projette
une commune , tout en lui étant fort utiles , peuvent porter
préjudice aux communes voisines du même département
ou des departemens limitrophes. Il convient donc que ces
projets soient soumis à un arbitre suprême qui balance les
intérêts de toutes les parties, et qui statue ensuite. Il le fera
avec équité , parce qu'il sera placé trop haut pour être par-
tial, et que son jugement se sera formé par des comparai-
sons nombreuses. Ainsi donc , on le voit , à mesure que
nous poursuivons l'examen de cette grande question , le
besoin de l'accord , de l'unité se fait toujours plus for-
tement sentir.
Mais, dira-t-on, quand une fois il est reconnu qu'une
entreprise conçue par une commune, ne peut porter aucun
préjudice à des tiers , et qu'en même tems son état finan-
cier lui permet d'en supporter la dépense , on devrait du
moins lui laisser le soin de l'exécution , et ne point appor-
ter de modifications impérieuses aux plans qu'elle a arrêtés.
Voyons ce que vaut celle récrimination contre le conseil
des bàlimens civils, car c'est surtout contre lui qu'elle est
dirigée. Ce conseil est un des grands ressorts du mécanisme
de la cenlralisation administrative; il est formé des hom-
mes les plus disti-ngués dans les arts de la construction.
Tous les plans d'édifices communaux ou départementaux
KK FKA^CE. 37
lui sont soumis, quand la dépense doit s'en élever à plus
de 20,000 fV. Il les modifie , s'il y a lieu , sous le rap-
port de Tari ou sous celui de la construction et des distri-
butions, tout en conservant les dispositions principales
des projets. Ces modifications deviennent obligatoires quand
elles ont été approuvées par le ministre.
Les services que le conseil des bàtimens civils a rendus
sont innombrables. Que d'économies n'a-t-il pas fait faire !
que d'aben^ations de goût qui auraient déshonoré le sol de
k France n'a-t-il pas réprimées ! Le plus grand nombre
des localités , même de celles qui ont à faire des construc-
tions dont la dépense s'élèverait à plus de 20,000 fr., sont
privées d'architectes habiles ^ mais alors même qu'elles en
possèdent, comme les édifices publics dont ils peuvent
être chargés de dresser les plans sortent du genre de tra-
vaux qui leur sont ordinairement confiés 5 que d ailleurs
ils ont peu ou point de modèles sous les yeux 5 ils man-
quent d'expérience, et en acquerraient aux dépens des com-
munes qui les emploient, sans le conseil desbâtiraens qui
les redresse quand ils s'égarent. S agil-il de construire une
mairie, un hospice, une prison, une halle, ce conseil a cent
modèles sous la main 5 avec ce secours, et mieux encore avec
celui des lumières de ses membres, il reconnaît bien vite ce
que les plans qu'on lui soumet ont de défectueux. Grâce à
son utile intervention , si les constructions publiques enti^e-
prises en France, depuis une vingtaine d'années, ne se
font pas toutes remarquer par un très-haut degré d'élé-
gance , du moins elles ne blessent pas le goût par des im-
perfections trop graves. Mais il n'en est pas de même de
celles d'un ordre secondaire, dont, par cette raison, le
conseil n'a pas eu lieu de s'occuper, et qui souvent offen-
sent à-la-fois toutes les règles de l'art. Aussi je pense que
38 DE l.A CEJNTaALISATION ADMIMSTr.ATI VE
les préfets feraient bien d'instituer près d'eux un conseil
consultatif, pour examiner les plans de ces constructions
subalternes. Dans chaque département, le génie des Ponts-
et-Chaussées devrait nécessairement former un des élémens
de ce conseil. Cela serait à-la-fois conforme aux intérêts
du goût et à ceux de l'économie ; car presque toujours
le bon goût est moins dispendieux que le mauvais, puis-
que c'est surtout par la simplicité des lignes qu'il se re-
commande.
Catherine U , qui a eu plus d'une grande vue adminis-
trative, avait prescrit qu'en Russie, tous les édifices pu-
blics : les églises , les prisons, les maisons de poste , etc. ,
fussent construits sur les plus beaux modèles de l'archi-
tecture antique. Dans les villages , c'est avec du bois qu'ils
sont élevés. Cependant, lorsque je traversais quelques-
unes de ses provinces , saisi par la beauté des formes , par
la grâce et la pureté des lignes , je m'arrêtais involontai-
rement devant ces élégans édifices , sans m'occuper de la
grossièreté des matériaux qui avaient servi à les construire.
Que si Catherine eût laissé faire les localités , ces édifices
auraient tous porté l'empreinte de la barbarie de son
peuple.
Mais ce qui est surtout admirable dans le beau système
que je défends , c'est que , dans les cas dont je viens de
parler, comme dans tous les autres, l'autorité supérieure
ne peut jamais imposer à la commune une dépense qui
n'a pas été prévue par la loi ou consentie par son conseil
municipal. Ses prérogatives sont tout aussi restreintes à
l'égard du déparlement. Son droit comme son devoir,
c'est de modérer les dépenses et non de les augmenter 5
de protéger la propriété du contribuable contre les taxes
exagérées qu'on voudrait lui imposer et qui en réduiraient
EN FRANCE. OQ
la valeur. Ciux ([ui attaquent légéremenl la centralisation
ignorent sans doute cette utile barrière mise à l'intervention
du gouvernement dans les affaires de la cité.
Une des attaques les plus souvent reproduites contre
elle, ce sont les lenteurs qui en résultent. Mais, en con-
science , croit-on que si la plus grande partie des affaires
de la France était administrée par le peuple des campa-
gnes , sans surveillance d'aucune espèce , l'expédition en
serait beaucoup plus prompte ? Il suffit de poser cette ques-
tion pour la résoudre. Alors même que les intérêts collec-
tifs des communes seraient gérés par des mains babiles ,
que de lenteurs quand un projet en intéresserait plusieurs
à-la-fois -, que de difficultés pour mettre d'accord la volonté
de leurs mandataires! Le Valais est, comme on sait, un des
cantons les plus démocratiques de la Suisse 5 car les com-
munes qui divisent son territoire n'y sont unies par aucun
lien. Chaque année, le Rhône, à l'époque de ses crues,
en inonde une partie. Les autres cantons exposés aux
mêmes désastres , mais qui sont pourvus de centres admi-
nistratifs, ont su de bonne heure les prévenir, en construi-
sant des digues qui contiennent le fleuve. Mais dans le
Valais, les communes n'ont jamais pu se mettre d'accord ,
et rien n'a été tenté pour s'opposer à cette calamité presque
périodique. Il faut le dire aussi : parmi les communes in-
téressées , il y en avait de trop pauvres pour participer à
des travaux nécessairement dispendieux. Ainsi donc , à
tous égards , c'est le défaut de centralisation qui a empêché
qu'on ne les entreprit.
Certes , je ne nierai pas que des affaires importantes
éprouvent des retards préjudiciables aux intérêts publics
ou privés; mais ces retards proviennent souvent de la né-
gligence des autorités locales ; ils proviennent également
de ce qu'elles ne se sont pas conformées aux instructions
/|o DE LA CEi\TrvALlSATIOK ADMINISTRATIVE
qu'elles reçoivent de l'autorité supérieure 5 ou bien encore
de l'irrégularilé des actes déjà accomplis. On ne saurait
imaginer combien il est difticile de faire rentrer dans
la règle les affaires qui en étaient sorties dès l'origine.
Mais, il faut le dire , la cause principale de ces lenteurs,
c'est l'encombrement qui croît sans cesse dans les bureaux
des préfectures. A cet égard , je me contenterai de repro-
duire les observations qui m'ont été faites par un homme
tr^-exercé.
« Depuis l'introduction du régime constitutionnel en
France, écrivait-il, les travaux de toutes les administra-
tions ont pres(jue doublé , et cependant leurs frais de ser-
vices sont toujours les mêmes , ou plutôt ils ont élé consi-
dérablement réduits (i). On se récrie, dans les journaux,
à la tribune, contre la bureaucratie, sans voir que ce sont
les lois nouvelles votées par les chambres , et les documens
qu'elles réclament de l'administration , qui multiplient
dans une proportion si forte les travaux et les écritures des
bureaux. On n'imagine pas sans doute que le système élec-
toral introduit dans presque toutes les branches du pouvoir
et de l'administration ait simplifié les rouages adminislra-
(1) Les frais d'administraliou de la préfecture tlu Loiret se soûl
élevés , jusquen i8i5 iuclusivemenl , à 45»ooo li:
A cette somme il faut ajouter celle qui était allouée
pour la sous-préfecture du chef-lieu dont le travail est
aujourd'hui attribué à la préfecture 4»ooo
Total 49i<}oo
De 1816 au mois de juin 1822 , ils out été réduits à. . 4o,ooo
El depuis cette époque ils ont éprouvé une nouvelle ré-
duction , et ne sont plas que de 58,oou
Ajoutons ([ue les préfets ne reçoivent plus ni Irais de tournée, ni
frais de pi'cmier établissement ; et qu'ils doivent satisfaire à ces dé-
penses avec leur traitement personnel.
EN FRANCE. 4'
lifs ? ce serait une grave erreur, l/orgauisation de la garde
nationale à elle seule a créé un surcroît de trarail fort con-
sidérable. Les projets de lois présentés dans le cours de
cette session par le ministre du commerce et par celui
de l'instruction publique, vont aussi augmenter les em-
barras et les soins de l'administration départementale. En
outre , les ministres , pour être en mesure de répondre à une
question qui peut leur être faite aux chambres , sont dans
la nécessité de demander des travaux de longue haleine ,
de faire tenir des écritures très-détaillées pour rassembler
des matériaux qui , le plus souvent, sont sans objet, lors-
que la question à laquelle ils s'étaient préparés à répondre
ne leur est point adressée. »
On observera probablement que , tandis que les plus pe-
tites préfectures emploient maintenant quinze à vingt com-
mis , les anciennes intendances , qui comprenaient dans
leur circonscription trois ou quatre déparlcmens, n'avaient
que cinq ou six secrétaires, souvent assez inoccupés. Mais,
en premier lieu , il faudrait voir comment le pays était
administré à cette époque ; car on ne voudrait pas , sans
doute, faire de l'administration au rabais. Ce serait, en
effet , une manière bien étroite de la considérer, que de
s'occuper uniquement de l'économie de ses procédés ou de
ses rouages. Ce qu'il convient d'envisager avant tout , ce
sont les résultats. Des actes administratifs à fort bon marcbé,
en apparence , pourraient souvent revenir fort cher, dans
la réalité. Supposons , par exemple , que , pour avoir des
routes économiques, au lieu de donner aux encaissemens
les profondeurs voulues par les réglemens des Ponts-el-
Chaussées , on nejetàtqu une épidémie légère de matériaux
à lasurface du sol , et (jue l'on en réduisit la largeur , de ma
nière que , lorsque deux voitures y circuleraient de front, les
roues extrêmes porteraient sur les accollemens; certes, la
4^ DE LA CENTRALISATION AUMIJNISTH ATI VE
construction de pareilles routes serait, sans doute , fort peu
dispendieuse , et cependant elles coûteraient fort cher pour
les services qu on en retirerait -, puisqu'après quelques an-
nées, elles n'existeraient plus. Pour que les préfets pus-
sent réduire à quatre ou cinq le nombre de leurs commis,
il faudrait reconstituer l'ancien régime tout entier 5 c'est-
à-dire dégager la commune de toute espèce de tutèle , et
Ton a vu ce qui en résulterait 5 rétablir les seigneurs hauts
et bas justiciers , avec leurs officiers et leurs attributions ;
donner au clergé une dotation territoriale , et la lui laisser
régir comme il l'entendrait 5 supprimer tous les établisse-
mens de création nouvelle. Mais entendons-nous , ces
commis , congédiés des bureaux des préfectures , vous les
retrouveriez , et en bien plus grand nombre, dans les mai-
ries rurales , dont on fait aujourd'hui la moitié de la be-
sogne 5 vous les retrouveriez près du clergé , dans les bail-
liages des fiefs , etc., etc. Au fond , en économie publique,
comme dans l'économie privée , les grands ménages , les
grandes gestions sont , toute proportion gardée , les moins
dispendieux. Là aucune force n est perdue -, tout est utile-
ment employé. Ce n'est que lorsque l'industrie a quitté la
demeure de l'artisan pour venir se fixer dans les ateliers
des grandes fabriques , qu'elle a pu réduire ses prix et
mettre ses produits à la portée des fortunes les plus mé-
diocres , et souvent même à la portée du pauvre.
D'ailleurs peut-on , de bonne foi, comparer le mouve-
ment de la société , tel qu'il existe aujourd'hui , avec ce
qu'il était sous l'ancienne monarchie , et même sous l'em-
pire ? Que de soins pour l'administration qu'elle n'avait
pas jadis ! Examinez ce qui se passe : ce sont des ponts
suspendus dont on jette sur des fleuves les arceaux ren-
versés ^ des canaux que l'on creuse ; des routes départe-
mentales que Ion ouvre de toutes parts, et dont on pro-
EN FUAKCE. 4"^
longe le parcours ; des chemins à rainures que Ton projette
ou dont on pose les sillons de fer. Et c'est au milieu de ce
{^rand mouvement que , par les plus misérables et les plus
inutiles économies , on a réduit les ressources de Tadmi-
nistration ; on la désarme , on la mutile , et on accuse ses
lenteurs; on lui impose chaque jour de nouveaux far-
deaux , et on lui retire une part des forces nécessaires pour
les porter. Qu'on laisse le traitement des préfets tel qu il
est aujourd'hui , qu'on le diminue encore , soit ; mais que,
du moins , uniquement dans l'intérêt du pays, on leur
donne les moyens de satisfaire aux devoirs nouveaux qu on
leur impose.
Et cependant , avec ses forces réduites et ses occupations
croissantes, voyez ce que l'administration départementale
fait encore ! C'est elle qui arrête , chaque année , les bud-
gets de toutes les communes et qui en règle les comptes.
Chose admirable et dont on ne retrouverait léquivalent
chez aucune autre nation ! Les comptes des plus petites
communes , de celles qu'administrent des paysans qui sa-
vent à peine écrire , sont tenus avec la même clarté, avec
le même ordre, que ceux des villes qui sont le mieux ad-
ministrées. L'insuffisance des hommes est compensée par
la force de l'institution qui les met en œuvre. Or, c'est là
le plus haut degré de perfection que puissent atteindre les
institutions d'un gouvernement. C'est ce que Machiavel
admire avec raison dans celles de Venise. Aucun état mo-
derne n'a eu une plus longue existence , depuis lépoque
où il fut fondé dans de la boue , par les débris du patriciat
romain qui fuyaient devant la fortune d'Attila, jusqu'au
moment où il expira sous celle de Bonaparte 5 et , malgré
celte longue existence , nul autre n'a fourni moins de noms
propres à l'histoire. L'institution y était tout , et les hommes
rien ; c'étaient des ressorts , jamais des moteurs. Les indi-
44 DE LA CENTRALISATION ADMINISTRATIVE
vidualités , les caractères disparaissent derrière l'être col-
lectif; on n'apercevait que Venise avec sa bizarre et double
physionomie ; avec ses mœurs légères et son gouvernement
terrible. Certes il faut la plaindre de n'avoir su organiser
des institutions si puissantes que pour établir l'oppression
de toutes les classes, par une classe unique qui leur avait
ravi toutes leurs libertés , hors celle des plaisirs -, mais heu-
reusement de si grands exemples sont susceptibles d'être
imités avec des vues plus légitimes et plus droites. Au fond,^
des lois politiques ou administratives ne peuvent être con-
sidérées comme j)arfaites que lorsque l'application en est ,
en quelque sorte , indépendante de la diversité des carac-
tères et même des lalens de ceux qui en sont chargés.
Tandis qu'en France, dans le plus misérable de nos
villages, on peut suivre la trace du dernier centime com-
munal, voyez au contraire les états qui constituent l'Union
Américaine ne présenter que les comptes les plus informes
et les plus obscurs de leurs recettes et de leurs dépenses,
dans lesquels se trouvent bizarrement entassés des capitaux
et des revenus. Et ce sont-là les exemples que ion nous
donne, lorsqu'avec une affection plus éclairée pour les
États-Unis, on devrait les presser de se conformer aux
nôtres !
Un esprit net et juste, M. Say, mais qui, comme la plu-
part de ceux qui n'ont rien appliqué, et qui, par cette
raison, ont eu pou de frottement avec les hommes, était
disj)osé à les croire meilleurs et plus raisonnables qu'ils ne
le sont en général , s étonne que des fonctionnaires placés
à distance imaginent qu'ils peuvent mieux savoir ce qui
convient à une localité que ses habitans eux-mêmes. Cette
objection , assez plausible contre la centralision , a été sou-
vent l'eproduile. Observons d'abord que 1 injtiatlve est
toujours laissée à l'autorité locale. Or, quand elle propose
EN FRANCE. /\5
quelque projet utile, pourquoi ladniinislnilion supéiieure
les repousserait-elle! N'est il pas. au conlrairc, dans la
pensée secrète de Tadministrateur, et souvent plus qu'il ne
conviendrait, d'encourager des travaux qui peuvent jeter
du lustre sur son administration? Est-il bien sûr d'ail-
leurs que lautorité locale sache mieux que celle dont
elle relève, ce qu'il convient de faire dans sa petite circon-
scription. Celle-ci se trouve le plus souvent confiée à des
hommes qui ne se sont occupés d'affaires publiques qu'oc
casionellement et dans les loisirs que leur laissaient leurs
affaires privées. Ceux, au contraire, qui en ont fait une
industrie spéciale , et l'objet constant de leurs études , se
sont éclairés par l'expérience et par de nombreuses com-
paraisons. Ils connaissent la législation administrative ,
que le plus souvent les autres ignorent; ils voient si les
projets qu'on leur présente sont conformes à ses disposi-
tions. Ajoutons qu'il est bien rare qu'une commune en pro-
pose qui n'aient pas déjà été essayés ailleurs ; et l'autorité
supérieure, qui sait si les résultats en ont été satisfaisans,
esta même de voir s'il convient, dans l'intérêt des admi-
nistrés, de les repousser ou de les accueillir. N'oublions ja-
mais, en faisant des lois, combien les autorités locales ont
peu de lumières sur beaucoup de points de la France ; et
en même tems gardons-nous de leur faire un reproche
de ce qui n'est qu un malheur, puisque leur ignorance ré-
sulte surtout de l'inefficacité des mesures prises pour les
progrès de l'instruction élémentaire.
Sans doute 1 on voudra profiter de l'aveu que je viens
de faire. On me demandera comment, si le système que
je défends réunit tous les avantages que je lui attribue, un
intérêt aussi grand que celui de l'instruction élémentaire
est resté dans un tel abandon. On pourrait demander
également pourquoi la viabilité vicinale, qui importe h un
46 DE LA CENTRALISATION ADMINISTRATIVE
si haut degré à la prospérité de ragriculture , est encore
si imparfaite ; car , il faut le dire , dans la plus grande
partie de la France , à certaines époques de l'année , les
communications communales avec la trace des chars qui
y circulent, ressemblent moins à des chemins qu'à des
champs labourés par la charrue 5 mais ces faits-là même,
qui sont incontestables , confirment ma théorie au lieu de
la détruire. Je prendrai mes preuves dans le département
que j'administre, puisque c'est nécessairement celui qui
m'est le plus connu.
Dans ce département , les receltes ordinaires des com-
munes, au nombre de 348, s'élèvent à 8o3,ooo fr. ; sur
cette somme plus des trois quarts, 662,000 fr. apparlien-
nent à celles dont les noms suivent :
Fr. G.
Orléans 55o,567 »
Beaugency i5,88i 60
Meang 9i484 85
Neuville 8,47.5 35
Pithiviers 25,289 »
Monlargis 52,33i 89
Gien - 20,2 13 76
Total 662,241 44
Sur 3 12 communes dont la population est au-dessous
de i,5oo âmes, 43 n'ont qu'un revenu ordinaire qui
n'excède pas 1 00 fr.
106 un revenu de 100 à 200
[77 un de 200 à 3oo
33 un de 3oo à 4oo
20 un de 4oo à 5oo
33 dont le revenu excède 5oo
Plusieurs communes , parmi celles qui sont le plus
imposées , ne peuvent pas même satisfaire à leurs dé-
EN FUAKCE. 47
penses ordinaires avec leur revenu annuel j et chaque an-
née , pour solder ces dépenses , elles sont obligées de s'im-
poser extraordinairement.
Comment veut-on que des communes , dont les cinq
centimes qui composent le revenu ordinaire ne pro-
duisent que loo ou 200 fr., entretiennent un instituteur
qui en coûterait 5 ou 600? Il faudrait pour cela que les
premières s'imposassent, chaque année, aS ou 3o cent,
extraordinaires, c'est-à-dire près du tiers de la contri-
bution directe , somme qui paraîtrait d autant plus forte ,
qu'elle serait prélevée sur la cote des plus pauvres com-
munes. Il est évident que Ton ne pourra y avoir d'é-
coles que lorsqu'on aura constitué un fond commun ,
au moins par département. En présentant son dernier
projet de loi, M. le Ministre de l'Instruction Publique
a fait pour se rapprocher de ce but , qu'il eût été à dé-
sirer qu'on atteignit par des voies plus directes et par-
tant plus promptes, tout ce que l'état des esprits et les
circonstances permettent de faire. Ainsi donc , si l'éduca-
tion des classes inférieures n"a fait, jusqu'à présent, que
des progrès partiels et beaucoup trop bornés , ce n'est
pas à la centralisation qu'il faut s'en prendre ; c'est au con-
traire parce quelle n'était pas assez complète. Voilà sans
doute des idées fort opposées aux idées reçues , mais qui
reposent sur des faits incontestables qu'on n'avait pas jugé
à-propos de prendre en considération.
Les écoles normales élémentaires établies depuis un petit
nombre d'années seulement , sont sans contredit une excel-
lente institution ; mais, là où elles existent, elles ont été con-
stituées en grande partie du moins par les fonds départe-
mentaux, et non par ceux des communes. C'est donc aussi
un bienfait de la centralisation. Ce bienfait peut être très-
grand , si on fait de ces écoles l'usage convenable. Leurdesti-
^8 DE LA CENTPv.VLISATIOA' ADMINISTRATIVE.
nation est, comme on sait, déformer des instituteurs^ ainsi,
par ce moyen, on peut parvenir à imprimer une direction
uniforme à l'éducation de toutes les classes populaires. Il ne
suffit pas de donner de l instruction à la société -, on doit aussi
lui apprendre à en faire un sage emploi. Autrement ce don
pourrait lui être plus fatal qu'utile. Il faut craindre surtout
d'exciter ces ambitions ardentes qui brûlent les âmes et qui
les dessèchent. Ce sont elles qui encombrent incessamment
les professions libérales d'une multitude de sujets qu'elles ne
peuvent pas faire vivre *, car il y aura bientôt plus de mé-
decins que de malades , et d'avocats que de procès. De là
une classe nombreuse d'individus qui ne sont pas dé-
pourvus de talens , en hostilité habituelle contre la société
qu'ils accusent de leur imprudence et dojit ils désirent la
destruction, pour la reconstituer à leur profit. Quelle
misérable vie que celle qui se consume , dans ces efforts ,
rjuand ils sont stériles ^ et quels dangers , s'ils pouvaient
réussir ! L'instruction élémentaire , bien dirigée , au lieu
d'encourager ces émulations funestes, d'allumer ces feux
qui, comme les corrosifs, brûlent sans éclairer, devrait
mettre tous ses soins à les modérer et à les contenir dans
l'intérêt des individus , comme dans celui des masses. Son
devoir, c'est d'apprendre au pauvre à améliorer sa condi-
tion et non pas de le pousser à en sortir.
Mais, dira-t-on, cette marche trop timide n'aurait-elle
pas pour résultat de décourager de hautes intelligences,
destinées, si on en favorisait le développement , à exercer
une influence puissante sur les progrès des sciences ou
des arts industriels et par suite de la fortune publique. Je
répondrai que le génie a, en général, des vocations trop
impérieuses pour se laisser abattre si facilement. Le feu
intime qui l'échauffé , le fait surgir à travers tous les ob-
stacles. D'ailleurs, comme j ai déjà eu l'occasion de lob-
EN FRANCE. 49
server , les vérités appartiennent encore plus aux époques
qui les ont vu découvrir, qu'à ceux qui les ont proclamées
les premiers. Newton avait été préparé par Galilée et
surtout par Kepler. La plupart des vérités qu'il a re-
connues, Tétaient en même tems par Hooke, son contem-
porain ; mais comme Hooke était un calculateur beaucoup
moins habile , il ne pouvait pas les établir par des procédés
aussi rigoureux, et ses découvertes n'étaient en quelque
sorte que les pressentimens d'un homme de génie. Croit-
on qu'il n'en fallût pas autant pour achever l'œuvre de
Newton que pour la commencer ? Non certes , quoique ces
travaux eussent moins d'éclat. Si donc les lois du système
solaire n'avaient pas été découvertes par ce grand homme ,
et par Hooke , son émule, elles l'auraient été probablement
un siècle plus tard par l'illustre auteur de la Mécanique
Céleste. Le monde se détraque , avait dit Newton ; Dieu
sera obligé d'y remettre la main. Laplace prouva que ces
irrégularités apparentes n'étaient au contraire que des ap-
plications rigoureuses des lois qui le régissent. Veut- on
encore une autre preuve de la manière dont se font les
grandes découvertes. Young et ChampoUion retrouvaient
presque en même tems, l'un en Angleterre et 1 autre en
France, la clé des écritures égyptiennes. Ainsi donc,
qu'on se rassure-, malgré la direction modeste que je vou-
drais qu'on donnât au premier degré de l'instruction pu-
blique , il se trouvera toujours des hommes pour annoncer
au monde les vérités qui doivent un jour en être connues.
Mais poursuivons.
Je disais tout-à-l'heure que les adversaires de notre ré-
gime administratif lui attribuaient aussi le mauvais état des
communications vicinales. Dans presque toutes les parties
de la France, elles présentent des lacunes, des solutions de
continuité qui nuisent essentiellement à la circulation des
4
5o DE LA CE^TRALISATION ADMINISTRATIVE
produits agricoles, et qui, par conséquent, en font haus-
ser le prix. Ces lacunes s expliquent , comme la rareté de
nos écoles élémentaires , par la pauvreté de la plupart des
communes. Elles sont toutes autorisées à s'imposer 5 cent.
pour l'entretien de leurs chemins. Mais comment cette
imposition pourrait-elle suffire dans les localités qui ,
comme on la au, sont les plus nombreuses, où 5 c. ne
produisent que loo ou 200 fr. ? Celles du voisinage,
quand elles sont plus riches, découragées par ces tristes
exemples , laissent souvent leurs chemins dans le même
état, parce quelles calculent que dans le cas où elles les
entretiendraient convenablement , ils ne les conduiraient
qu à des amas de boue.
A la vérité, les communes ont aussi, pour l'entretien
de leur viabilité vicinale, les ressources de la prestation
en nature , en d'autres termes , de la corvée. D'après la loi
de 1824, qui règle cette prestation, elle consiste en deux
journées de travail de tous les hommes valides de la com-
mune , ainsi que des chevaux et des autres bétes de somme
ou de trait. Au premier aperçu , cette ressource semble
devoir être beaucoup plus considérable que celle des 5 cen-
times. En effet, il n y a guère de commune , quelque pe-
tite qu'elle soit, qui ne puisse au moins fournir sSo tra-
vailleurs à la prestation. Or, en n'évaluant le prix moyen
de la journée qu'à i fr., leur travail, sans compter celui
des bêtes de somme ou de trait, représenterait pour deux
jours , 5oo fr. ; mais celui que l'on obtient de cette ma-
nière est tellement imparfait , il s'exécute avec tant de ré-
pugnance et de mollesse , que quoique les corvéables
puissent le racheter en argent , aux conditions les plus
modérées , ces conditions sont encore , à tout prendre ,
favorables à l'administration communale. Par le fait , la
pre>tation est aujourd'hui tout aussi impuissante f|ue l'é-
EN FRA^CE. 5£
lait la corvée, quand M. Turgot, il y a plus de soixante
ans, l'abolissait dans son intendance de Limofjes , et certes
elle n'est pas moins inj uste. Quelle contribution que celle qui
prend deux journées de travail au plus pauvre cultivateur,
tandis qu'une femme, qui posséderait la plus grande partie
du territoire de la commune , ne serait point soumise à la
même obligation î Observons en outre que la prestation
est facultative , et que les conseils municipaux peuvent se
dispenser de l imposer.
Que faire pour changer un état do choses aussi peu
satisfaisant ? Précisément ce que nous avons proposé
pour l'instruction élémentaire ; prélever tous les ans un
certain nombre de centimes di'parlementaux dont on for-
merait un fonds commun ; pu d autres termes, appliquer
à ce service le principe puissant de la centralisation.
Toute autre marche ne produira jamais que des résultats
incomplets , parce qu'elle ne pourra qu atténuer sans la
détruire , la cause première du mauvais état de nos che-
mins. Quel avantage n'y aurait-il pas aussi à faire exé-
cuter ces travaux , d'après des règles uniformes et sta-
bles, sous la direction de voyers intelligens , au lieu de
les abandonner à linexpérience des maires de campagne,
comme ils le sont aujourd'hui. Sans doute parmi eux
il s'en trouve quelques-uns de fort éclairés 5 mais ce sont
là d'heureuses exceptions sur lesquelles l'administration
ne doit jamais compter. Au fond, un maire n est pas obligé
d'être ingénieur; de savoir calculer des nivellemens et
des pentes -, c'est là un art difl&cile qui exige des études
particulières et beaucoup d'expérience. Aujourd hui , la
viabilité communale est à-la-fois compromise par l insuf-
fisance des ressources et par le mauvais emploi qu'on en
fait. En remédiant , comme je lai indiqué, au premier de
ces inconvéniens, on aura aussi remédié au second.
5a DE LA CENTRALISATION ADMINISTRATIVE
En cessant de nous occuper de la commune, pour
reporter notre attention sur le département , il serait
facile de faire voir par de nouvelles preuves , que ce
que Ton peut reprocher à juste titre à Tadministration
française , c'est de ne pas être assez centralisée , et non
pas de l'être trop. Je citerai , par exemple , la distinction
établie entre les routes royales qui sont à la charge de
l'état, et les routes départementales à la charge des dé-
parlemens, comme leur nom l'indique ; car c'est le dé-
partement qui en arrête la construction et qui en paie
la dépense, de même que celle des frais d'entretien. Qu'en
résulte-t-il ? c'est que le plus souvent ces routes n'aboutis-
sent qu'à des impasses, parce que les départemens limi-
trophes de celui qui les a fait construire n'ont pas jugé à-
propos d'en prolonger le parcours sur leur territoire.
Si ces routes eussent formé une quatrième et dernière sub-
division des routes royales , la direction des Ponts-et-
Chaussées, qui en eût alors été chargée, ne les aurait en-
treprises qu'avec l'intention de les prolonger jusqu'aux
points extrêmes où elles doivent naturellement aboutir.
Ainsi, c'est uniquement à l'absence d'unité et d'accord qu'il
faut aussi attribuer ce qu'il y a d'imparfait dans le système
de ces voies secondaires.
A d'autres égards , je crois qu'on laisse encore trop do
latitude à l'administration départementale j ici la faute
n'est pas dans l'institution , mais dans ceux qui l'appli-
quent. Je voudrais . par exemple , que , chaque année, le
ministre adressât aux préfets des instructions sur la ré-
daction du budget départemental. Ce sont, comme je l'ai
(lit plus haut , ces fonctionnaires qui en arrêtent le projet ,
et qui le soumettent ensuite à l'examen du conseil-général.
Lorsque celui-ci l'a approuvé , il est transmis au ministre
pour recevoir sa sanction. Dans ces instructions, le mi-
KN FRANCE. 6i
nislre rappellerait les véritables principes de Tadministra-
tion ; il annoncerait , par exemple, qu'il refuserait son ap-
probation aux travaux neufs que l'on voudrait entreprendre,
quand on n'aurait pas pourru au prompt achèvement de
ceux déjà commencés ; qu'il ne la donnerait pas davantage
à l'ouverture de nouvelles routes, si le budget n'avait
pas une allocation suffisante pour l'entretien des ancien-
nes, etc. De cette manière, l'administration aurait une
homogénéité qu'elle n'a pas encore, et dépendrait beau-
coup moins des dispositions spéciales des fonctionnaires
qui en seraient chargés. De très-grands avantages résul-
teraient de cette direction uniforme et rationnelle imprimée
aux départemens.
Veut-on encore un exemple des résultats utiles que Ton
obtient quand on fait des applications nouvelles du même
principe? On a institué récemment un inspecteur-gé-
néral des prisons, près du ministère du Commerce et des
Travaux- Publics. Ces belles fonctions ont été confiées à
un homme animé d'une philantropie aussi éclairée qu'elle
est sincère. Il visite successivement toutes les prisons de
la France, qui ne sont pas seulement la demeure du cou-
pable , mais aussi de l'innocence en prévention. Il recon-
riait ce qui leur manque pour se rapprocher du régime
normal-, il constate les améliorations qui y ont été faites.
Il indique ensuite ces améliorations aux hommes honora-
bles placés dans les commissions des prisons où elles n'ont
pas encore été introduites. Grâces à l'utile influence qu il
exerce , les maisons de détention seront un jour , en
France , soumises à un régime à-peu-près uniforme. A
cette époque , les négligences de Tadministration n'impo-
seront plus une aggravation de peine aux malheureux
détenus dans des lieux , dont linsalubrité donne souvent
la mort à ceux qui n étaient condamnés qu'à une simple»
54 UE LA CEÎSTRALISATION A DAUMSTRÀTIVE
réclusion ; abus monstrueux contre lequel l humanité
ne saurait réclamer avec trop de force. Toutefois le phil-
antrope, dont je parle, me disait qu'en dépit de son
zèle, ses efforts ne pourraient avoir un succès complet,
que lorsqu'on aurait centralisé, pour ce service, un ou
plusieurs centimes, dont le produit serait employé à venir
au secours des localités trop pauvres pour pouvoir, avec
leurs seules ressources , introduire dans leurs maisons de
détention les améliorations indispensables.
Si nous cessons de nous occuper des administrations
locales , pour nous élever dans une sphère plus haute
et diriger notre attention sur 1 administration de létat ,
nous verrons que , sans la centralisation , il sera à-peu-
près impossible d'en répartir également les charges. Quand
le gouvernement aurait quelques mesures financières à
prendre , il considérerait nécessairement les résistances
plus ou moins fortes que pourraient lui opposer cer-
taines localités qu'il chercherait à ménager, afin de ne
pas multiplier ses embarras. De là des déterminations
adminislralives qui n'auraient pas 1 équité pour base ,
mais seulement lintérét politique. Si la contribution fon-
cière pèse encore assez inégalement sur le sol de la France,
c'est son ancien morcellement qui en est cause. L'héritage
des comtes de Paris, patrimoine de Hugues -Cape-t, se
trouvait naturellement dans l'Ile-de-France et dans les pro-
vinces qui en étaient les plus voisines. Il en résultait que ,
dans cette partie de la France , les rois de la troisième race
étaient à-la-fois investis des droits de la souveraineté et des
prérogatives ou privilèges de la suzeraineté féodale. Ils
ne pouvaient y rencontrer d'autre opposition que celle
de simples gentilshommes , par exemple des Montmo-
rency, qui n'obtinrent une véritable importance politique
que dans les troubles du seizième siècle , après la ruine
E?» FUAISCE. 55
de la grande féodalilé. Il n'en élall pas de même de la
Normandie , de la Guienne , qui avaient des rois étrangers
pour suzerains ; de la Bourgogne , de la Champagne , de
la Provence , du Languedoc , de la Bretagne , gouvernées
par des grands vassaux , qui n'étaient guère moins puis-
sans que des rois. Aussi , dans leurs embarras , les fils de
Hugues-Capet cherchaient surtout leurs ressources dans
les fiefs de leur patrimoine 5 et ils ménageaient beaucoup
les provinces dont ils craignaient les hostilités. Même lors-
qu'ils se furent successivement approprié , par des guerres
ou des alliances , le territoire des grands vassaux , ces
provinces , qui étaient en partie protégées par des états ,
continuèrent à être mieux traitées dans la répartition des
impôts que le reste de la France. Ces inégalités dans les
charges publiques existaient encore au moment de la ré-
volution ; elles furent trop négligées par l'Assemblée Con-
stituante. Depuis , sous la restauration , les chambres ont
fait d'heureux efforts pour les faire disparaître.
Et c'est le beau système , dont je viens de faire l'ex-
posé, que nous voulons détruire 5 svstème qui a doublé
tous nos moyens d'agression et de défense, en multipliant
la force par la vitesse , et qui , malgré les antécédens qui le
gênent , tend sans cesse à l'équitable partage des charges
publiques. Sans doute il s'v trouve des ressorts défectueux ;
il y manque quelques rouages. Il suffirait d y introduire
ces rouages , de redresser ces ressorts ; mais non , enfans
capricieux , nous aimons mieux tout détruire. Allons , met-
tons-nous à l'œuvre; hàtons-nous de briser cet admirable
mécanisme , sans savoir comment nous le remplacerons.
Il a fallu une révolution radicale, une révolution san-
glante pour le créer ^ on n'aurait pu y parvenir par toute
autre voie ; n'importe , ne tenons aucun compte de nos ef-
forts, de nos sacrifices, de nos malheurs passés. Et pourquoi
56 DE LA CE^TKALISATIO^■ ADMINISTRATIVE
cette haine si vive contre la centralisation ? parce que qui-
conque écrit avec quelque habileté dans les journaux ,
parle avec quelque faconde à la tribune , a le pouvoir de
nous passionner pour des mots-, et que ces mois nous pas-
sionnent d'autant plus que les idées qu'ils rappellent sont
vagues ou confuses. Encore si ceux qui écrivent contre
notre organisation administrative avaient quelque autorité,
mais non 5 ce sont des hommes presque tous étrangers aux
matières dont ils s occupent, qu'ils n'ont eu ni la volonté
ni le loisir d'étudier.
Le plus beau mécanisme de la nature , c'est sans contre^
dit celui du corps humain , avec ses nerfs , ses mille atta-
ches, ses tubes innombrables. Rien de superflu, rien qui
y manque 5 tout y est accord , harmonie , unité. Assuré-^
ment, c'était une grande pensée que de vouloir aussi faire
converger toutes les forces du corps politique vers un
centre commun ^ d'en combiner toutes les parties 5 de faire
en sorte qu'elles secondassent réciproquement leur action ;
d'imprimer à tout un état la vie d'un seul homme. Cette
pensée ne pouvait venir que dans un siècle éminemment
éclairé 5 car la barbarie divise : c'est la civilisation qui
rapproche et qui combine. On a vu que , dans mon opi-
nion , la centralisation loin d être exagérée en France ,
n'y était pas assez complète ^ et c'est, je crois , ce que j'ai
établi plus haut, par des preuves sans réplique. Si, ce-
pendant, on pouvait transiger avec ses adversaires-, si
en sacrifiant une partie de ce système, on parvenait à sauver
le reste , il ne faudrait pas certes hésiter à le faire dans Tin-
lérêt du pays.
Remarquons toutefois ce qu'il y aurait de bizarre et
d'inopportun dans ces transactions. Quoi ! nous consenti-
rions à modifier ce que l'Europe envie et ce qu elle cher-
che à imiter! Le royaume de Wurtemberg, qui prend
EN FUAINCE. 57
presque toujours l'initiative , en Allemagne , pour toutes
les mesures utiles , se l'est approprié presque entièrement;
car Tédit de 1822 n'est guère que la codification de nos
lois, de nos décrets, de nos ordonnances sur l'administra-
tion départementale et communale. La Prusse l'a conservé
avec notre législation civile , dans ses provinces rhénanes ;
et leurs habitans considèrent le maintien du régime fran-
çais comme une sorte de compensation des charges dont
elle les accable. En Angleterre , les tètes puissantes qui se
trouvent dans les rangs des radicaux , ne cessent de pré-
coniser ce beau système , et de demander qu'on substitue
nos fonctionnaires salariés à cette aristocratie bourgeoise et
hautaine, qui y ont constitué partout les fonctions gra-
tuites. Ils le demandent dans l'intérêt de l'égalité et même
dans celui de lintégrité de la gestion des deniers commu-
naux et de ceux des comtés. Ou je me trompe fort, ou,
dans un avenir prochain, ces réclamations seront entendues.
Aujourd'hui que la Grande-Bretagne a réformé sa loi élec-
torale , elle ne peut pas tarder à modifier ses lois admini-
stratives. Si la réforme de cette loi ne devait pas avoir de
conséquence , il eût sans contredit été inutile de l'entre-
prendre. Presque toujours les lois politiques ne sont que
des moyens pour arriver à un but, et non pas le but lui-
même.
Sans contester les avantages du principe de la centra-
lisation d une manière spéculative , on observera peut-être
que plus le pouvoir quelle crée est étendu, plus il est
dangereux , s'il est confié à des mains incapables ou mal in-
tentionnées, et qu'aujourd'hui il n'existe pas assez de garan-
ties qu'il sera toujours remis à des mains habiles et pures.
Cette objection viendra sans doute de ceux qui ont une foi
implicite dans les produits de l'élection. Je répondrai qu'à
toute force il serait possible de maintenir le principe de la
58 DE LA CEA'TU ALISATION ADMINISTU ATI V K
centralisation, alors même que tout serait constitué par des
assemblées électorales : la commune , le département , les
maires , les préfets. Un régime analogue avait été créé par
la constitution de Tan ÏII. 11 existait alors , dans chaque dé-
partement, des districts formés par l'élection populaire , et
placés cependant sous les ordres de l'administration centrale
qui était aussi le résultat de Télection. Seulement les attri-
butions étaient mal réparties entre ces divers corps , comme
l'atteste la détestable administration de cette époque. Ce ne
fut que sous le consulat qu'on comprit la hiérarchie qui
devait exister entre les divers pouvoirs administratifs.
Au surplus que craint-on ? Peut-on supposer qu'il fût
loisible au pouvoir suprême de conserver long-tems des
fonctionnaires infidèles ou inhabiles? Ces fonctionnaires
ne sont-ils pas d'ailleurs sous la surveillance de corps in-
dépendans formés par l'élection ou qui vont l'être ? ne
sont- ils pas également sous celle d'une opposition tracas-
sière et hostile? Certes, je crois peu à la sincérité de nos
ombrages républicains. En général, on n'attaque le pouvoir
confié à autrui que par dépit de ne pas l'avoir soi-même ;
mais un public malin ou indifférent ne cherche pas à se
rendre un compte fort exact du principe des hostilités di-
rigées contre l'administration ; et très-souvent il s'en amuse
d'abord , sauf à les réprouver ensuite, quand il en a cal-
culé la gravité. Si donc la diffamation peut quelquefois
ébranler l'autorité dans les mains les plus droites , com-
ment des récriminations légitimes ne la feraient-elles pas
tomber de mains impures ou incapables ?
Cette espèce de malveillance contre elle est devenue si
générale, qu'elle se retrouve quelquefois jusque dans la
majorité de la chambre des députés, cette majorité ani-
mée cependant d'un sentiment si conservateur ; que la
])rcsencc de rOmeule ferait Irémir tout entière, non pas de
En FiiAwcK. Sy
crainte, mais d'indignation. On a pu apercevoir des traces
de cette disposition hostile, dans la discussion de la loi sur
l'organisation départementale. C'est elle sans doute qui a
fait décider que les préfets ne seraient pas présens aux dé-
libérations des conseils-généraux. Que pourrait-il résul-
ter de cet amendement s'il recevait la sanction des deux
autres pouvoirs? Sur beaucoup de points de la France,
il déterminerait infailliblement les plus grands embarras
administratifs. Comment des hommes , quelque éclairés
qu'on les suppose , mais qui ne s'occuperaient de ladmi-
nistration départementale que sept ou huit jours par an,
sauraient-ils en rédigeant leurs délibérations , si elles sont
d'accord avec les immenses archives de notre législation.
Souvent il suffirait d un mot pour les rendre nulles, et
ajourner d'une ou de plusieurs années l'exécution des pro-
jets les plus utiles. D'ailleurs, la présence d'un préfet, dans
le sein d'un conseil-général , est le meilleur moyen de vé-
rifier sa valeur, de le jauger , si je puis ra'exprimer ainsi.
Dans l'intervalle des sessions départementales, il peut, jus-
qu'à un certain point , masquer son insuffisance avec l'ha-
bileté de ses bureaux ; mais il n'aura pas cette ressource
devant un conseil-général. Celui-ci constatera sa nullité 5
et dès qu'une fois elle sera reconnue , le pouvoir suprême
n'aura plus ni le désir ni la volonté de le maintenir.
Et c'est une autorité si affaiblie dont on craint les écarts !
Par la plus étrange des exceptions , aujourd'hui le pou-
voir est , en quelque sorte , placé hors du droit des gens 5
car il y a à-peu-près impunité pour quiconque le brave.
Voudrait-il répondre aux diatribes imprimées dirigées
contre lui ? Mais ce serait se commettre dans des luttes
sans dignité, et d'ailleurs, en rédigeant des factum person-
nels, il consumerait le tems qu'il doit à des intérêts gé-
néraux; Que s'il provoque les répressions de la justice.
DO DE LA CEKTRALISATIOJV ADMINISTRATIVE
comme une magistrature accidentelle, telle que le juri,
ne peut établir de jurisprudence , quelque fondée que soit
sa plainte , il y a nécessairement la plus grande incerlitude
sur le succès qu'elle doit avoir. Il peut également se trou-
ver en présence d'un juri dont la majorité participe aux
passions qui se seront soulevées contre lui ^ ou , plus pro-
bablement encore, devant un juri intimidé par la violence
de ces passions qui pourraient poursuivre ses membres
jusque dans le foyer domestique, quand ils y seraient re-
venus.
Avant de finir, répondons encore à une dernière ob-
jection , l'une de celles qu'on reproduit le plus, et que sa
bannalité même fait admettre , sans examen , par de bons
esprits, comme chose jugée. Notre système administratif a
fait, dit-on, de Paris, une espèce d'abime où vient s'en-
gouffrer toute la richesse du pays , et qui en dévore la
plus pure substance. De là, pour me servir de la phrase
en circulation , une tète monstrueuse plus forte que le
corps auquel elle est attachée. Examinons le mérite de
cette objection avec des chififres.
Le budget ordinaire de l'état peut être évalué en nom-
bres ronds à 1,000,000,000 fr. Sur cette somme, /\S ou
5o millions sont payés par les produits du domaine et par
quelques autres branches de revenu. Le reste, 960 mil-
lions , est acquitté par l'impôt. Si les trente-trois millions
d'habitans qui forment la population de la France, partici-
paient également aux charges de son budget, chacun verse-
fait environ 28 fr. dans les caisses du Trésor, ce qui ferait
une moyenne de 2,800,000 fr. par groupe de 100,000 in-
dividus. Voyons maintenant ce que paie le département de
la Seine, et si sa cote contributive est au-dessus ou au-
dessous de cette moyenne. Nous sommes forcés d'opérer
ainsi, parce que le budget se résume par départemens , et
EN FRANCE. 6l
non par villes. C'est au reste le mode le moins favorable à
notre argumentation ; car quoique la population de Paris
représente les 7/9*' de la population totale du département
de la Seine, la moyenne de la contribution que paie la capi-
tale se trouve amoindrie par les 200,000 habitans qui occu-
pent le reste du département et qui paient une cote bien
moins forte que les habitans de Paris.
Francs.
Contribution directe 26,45o,ooo
Contribution indirecte 28,654,000
Produit de l'enregistrement sans le domaine 24>ooo»ooo
Postes. 8,565,000
Loterie 3,4o2,ooo
Total. . ." 91,071 ,000
La population du département de la Seine étant de
935,108 amcs, la moyenne de la contribution que paie
chaque habitant y est par conséquent de 97 fr. environ ,
c'est-à-dire 69 fr. de plus que la moyenne des contribua-
bles de la France. Mais, à ces 91 millions, il faut ajouter
encore sa part dans les perceptions des douanes. Ceci est sans
doute fort difficile à évaluer, et l'on ne peut guère , à cet
égard, raisonner que par analogie. Il serait inutile d'obser-
ver qu'on commettrait la plus grave des erreurs en suppo-
sant que ce sont les ports ou les points des frontières de
terre où s'acquittent les droits de douane qui les paient ;
car ils n'en font que l'avance. Ces droits ne sont payés dans
1.1 réalité que dans les lieux où l'on consomme les articles qui
les ont supportés ou qui produisent ceux sur lesquels
sont prélevés des droits d'exportation. Je ne puis, à cet
égard, donner aucun chiffre précis; mais supposons que
la part du départen\ent de la Seine dans les perceptions des
douanes , soit dans le même rapport que celle qu'il prend
Gl DE LA. CENTRALISATION ADMINISTUATIVE
à l'ensemble des autres contributions , c'est-à-dire du lo',
et celle conjecture ne doit pas être éloignée de la vérité ,
le produit total des douanes étant de i5i,8oo,ooo fr. ,
les contribuables parisiens verseraient dans les caisses de
cette administration une somme de 1 5, 180,000 fr. , qui,
jointeàcelleci-dessus, donneraitunlolalde 106,000,000 f.
Il en résulterait qu'à Paris ou dans le département de la
Seine, la moyenne de la cote contributive d'un gi^oupe
de 100,000 individus, serait de 10,600,000 fr. , c'est-à-
dire cinq fois plus élevée que la cote moyenne du reste de
la France. Cela posé , on voit que la capitale, loin de dé-
vorer la substance du pays , lui donne au contraire une
part de la sienne.
On me répliquera peut-être que Paris ne paie des con-
tributions aussi fortes qu'à cause des dépenses énormes
qu'y fait le gouvernement, et de l aisance qui en résulte
pour un grand nombre de personnes qui ont part à ces
libéralités. \ érifions encore cette assertion avec des cbif-
fres. Comme me le disait dernièrement une personne non
moins élevée par la supériorité de ses lumières qu'elle
l'est par celle de son rang, quoique l'on prétende que l'on
dispose des chiffres comme l on veut , c'est encore le meil-
leur moyen de vérifier les faits. Voici en nombres ronds,
les fractions seraient inutiles, les dépenses que détermine
à Paris le siège du gouvernement.
1' raucs.
FJsle civile 1 5, 000, 000
Chambres des Pairs et fies Députés 1,168,000
Conseil d'Ktaf 483, 000
Cour (les Comptes 1 , 1 24,000
Cour de Cassation 791,000
Institut de l'iaiice 492.000
 reporter i 7,o58,ooo
KN FRAKCTÏ. (î/î
Francs.
Report 1 7,o58,ooo
Chancellerie de la Légioii-d'IIoiineur 225, ooo
Ministères de la Justice et des Cultes 710,000
— Affaires étrangères 726,000
— Instruction publique 1 i5,oot)
— Intérieur 586, ooo
— Travaux publics 1,775,000
— G uerre 2,101 ,000
— Marine 969,000
— Finances 6, 564, 000
— Subvention des Tliéâtres 1,000,000
Total 5i,g5o,OQO
Il est possible sans doute que , dans cette évaluation
sommaire , j'aie omis quelques articles de dépense que
notre régime administratif fait faire à Paris. Mais ils
doivent être peu considérables, et n'élèveraient que d'une
manière insignifiante le chiffre que je viens de poser ; on
conçoit que je n'ai pas dû y comprendre les dépenses qui
auraient lieu à Paris, alors même qu il ne serait pas la
capitale du royaume.
On ne suppose pas sans doute que cette somme de
35>,ooo,ooo fr. rentre tout entière au trésor par l'impôl.
Suivant une estimation à laquelle on accorde quelque cré-
dit , le budget de l'état absorberait le quart environ du
revenu total de la France. Si cette évaluation -^st exacte ,
ceux qui participent à la distribution de cette somme , ne
doivent guère verser, dans les caisses de Tétat, que huit
millions. Ainsi donc notre système administratif ne con-
tribuerait que d'une manière bien faible à l'élévation du
produit des divers genres d'impôts dans la capitale.
Au surplus le chiffre des dépenses gouverncmenlaks
qui s'y font n'éprouverait qu'une réduction très- légère,
(juand bien même notre système administratif serait mo-
64 HE LA CENTRALISATION ADMINISTRATIVE
difié. Assurément, on ne voudrait pas que le gouverne-
ment allât tenir ses étals, comme les rois du quinzième et
du seizième siècles, à Tours, à Blois , à Bourges, etc.
Ainsi donc, les dépenses que les deux chambres occa-
sionent, auraient toujours lieu à Paris. Il en serait de
même de celles du conseil d'état, de la cour de cassation,
de la cour des comptes, de l'institut, de la chancellerie de
la Légion-dHonneur, etc. Les bureaux de la guerre, de
la marine , des affaires étrangères , du trésor . devraient
toujours se trouver réunis dans la capitale. Ce sont , si
je puis m'exprimer ainsi , des ministères politiques que
tous les gouvernemens centralisent, quelle que soit la va-
riété de leurs formes, les Etats-Unis , la Grande-Bretagne
comme la France. Il n'y aurait donc de réduction possible
que dans les ministères de l'intérieur, du commerce , de
l'instruction publique et peut-être de la justice. Leurs
dépenses réunies s'élèvent à 3, 000,000. Supposons quon
les diminue de moitié , par suite des modifications qu'on
ferait subir à notre organisation administrative, alors il
y aurait i,5oo,ooo fr. de moins dépensés, chaque année ,
à Paris ; et c'est pour arriver à un si mince résultat que
l'on courrait la chance de bouleverser tout le pays, en
1 exposant aux éventualités d'une si scabreuse expérience !
Si on demande à quelles sources Paris va puiser les sommes
qu'il verse en si grande quantité dans les caisses de l'état;
par quelles voies il se les procure ? Je répondrai par l'activité
de son commerce, par les richesses que crée sa puissante
industrie. Ici nouvelles plaintes sans doute de gens qui
abordent étourdiment les plus hautes questions admini-
stratives , sans avoir les premières notions de l'économie
politique. Ils s'écrieront que c'est aux dépens de l'indu-
strie des provinces que celle de Paris s'est formée. Quoi !
aimerait -on mieux que cette population laborieuse qui
KM FRANCE. 65
habite maintenant nos faubourgs , ressemblai à cette
plèbe romaine, à laquelle il fallait donner du pain et
des spectacles pour qu'elle laissât la paix au monde.
Ignore-t-on que la production sur un point, quand elle
est intelligente , la détermine toujours sur d'autres ? Mois-
sonne-t-on le froment dans les rues de Paris ? y cullive-
t-on la vigne ? Ces valeurs que crée sans cesse son in-
dustrie , ne vont-elles pas en partie payer les produits
des villes et des campagnes de nos provinces? Cela est si
vrai que la population de beaucoup de ces villes s'est
augmentée dans une proportion bien plus forte que celle
delà capitale. Dans un petit nombre d'années, la popula-
tion de Lyon a grandi de 5o p. o/o ; cependant , en même
tems et à ses portes , un village devenait , par l'industrie
cotonnière , une ville florissante , et en quelque sorte le
Manchester de la France -, et, un peu plus loin, sur les dé-
bris d une bourgade inconnue , s'en élevait le Birmin-
gham, Saint-Etienne, qui associe les industries les plus
diverses, qui façonne le fer et la soie, et qui fait également
des rubans et des câbles. Au surplus il serait facile de prou-
ver que Paris, loin d'être, comme on le prétend, une tète
monstrueuse pour un corps qu'il affaiblit, est au con-
traire relativement, au chiffre de la population de la France,
une des capitales les moins considérables de l'Europe. En
effet, Londres, qui a maintenant plus de 1,600,000
âmes , n'est plus une ville ; c'est une province couverte de
maisons. Sa population est , à l'égard de la population to-
tale des trois royaumes, comme i est à i5
Celle de Rome — i — 10
— de Constantinople — i — 11
— de Lisbonne .... — i — i3
— d'Amsterdam .,.. — ..., i — i8
— de Copenhague, . — i — 20
n. 5
66 DE LA CENTRALISATION ADMINISTRATIVE
— de Bruxelles — i — 3o
— de Stockholm. ... — i — 39
— et de Paris, seulement — i — 44
Berlin se trouve à-peu-près dans le même rapport que
la capitale de la France. Il n'y a guère , dans toute l'Eu-
rope, que les capitales de 1 Autriche, de la Russie et de
l'Espagne , dont la population soit dans un rapport plus
faible que celle de Paris , avec la population totale des pays
auxquels elles appartiennent. Observons en passant que
la Russie et l'Espagne, placées aux deux points extrêmes
de l'Europe , en sont à tout prendre les pays les plus pau-
vres. Quant à l'empire d'Autriche , il est formé d une
nombreuse agrégation de principautés et de royaumes qui
ont tous des capitales particulières ^ ce qui explique le
chiffre assez faible de la population de Vienne.
Il résulte de ces observations et de ces chiffres, qu'il
faut encore, bon gré mal gré, renoncer à celte asser-
tion étourdie que Paris vit aux dépens de la France dé-
partementale , comme on a renoncé , l'an dernier , à
la phrase des gouvernemens à bon marché. C'est une
phrase faite de moins, ce qui est sans doute une perte pour
ceux qui ne sont pas dans l'usage d'en faire eux-mêmes;
mais sans doute on en trouvera d'autres qui pourront de
nouveau mettre Terreur en circulation, jusqu'au moment
où on voudra prendre la peine de s'en rendre un compte
sérieux. Au fond , les grandes villes sont un des principes
les plus actifs de la richesse des nations, comme elles en
sont la garantie et la preuve. Je crois même que Ion pour-
rait juger du degré de prospérité d'un pays par le rapport
plus ou moins fort de sa population urbaine à sa popula-
tion rurale. C'est en Angleterre , c'est en Hollande que ce
rapport est le plus élevé; et, relativement à leur popula-
EN FRANCE. 6^
lion , ce sont sans conlrcdit les deux pays les plus riclies
du monde. Ce n'est guère qu au sein des grandes villes ou
dans leur voisinage immédiat , que se développent les pro-
diges de l'industrie manufacturière. Or, je ne crois pas
que l'industrie agricole , si on excepte celle des tropiques,
qui est à part , ait jamais suffi pour fonder la prospérité
d'une nation. Voyez plutôt la Pologne ! Ses plaines im-
menses sont couvertes d'une riche couche de terre végé-
tale. Un habile observateur anglais , M. Jacobs , affirme
que les procédés agricoles y sont , à tout prendre , plus
avancés qu'en France. Mais, à part Varsovie et Wilna, elle
n'a pas de grands centres de consommation et de produc-
tion 5 et sa population révolte tous les sens par sa misère et
sa malpropreté, au sein des moissons les plus florissantes.
Je m'arrête ici; car je ne dois pas oublier que j ai voulu
faire un mémoire et non pas un livre. J'ai dit au reste
toutes les raisons que j'avais à faire valoir en faveur du
système que je défends. Je le répèle , ce n'était pas un
parti pris de me rallier à ce système -, je n'en ai reconnu
les avantages que par des épreuves journalières. J'ai cru
devoir en mettre les résultats sous les yeux du public ,
comme précédemment j'avais aussi publié, dans un mé-
moire spécial , les idées que m'avait suggérées la part que
j ai prise, pendant quelque tems , à l'administration de
Paris. D'ailleurs j'ai également signalé les avantages et
les imperfections de notre organisation administrative ; et
loin de me laisser dominer par des préoccupations de mé-
tier, on a vu que je ne pensais pas qu'on dût donner aux
fonctions que je remplis, des pouvoirs plus étendus que
ceux qui leur sont déjà attribués.
Je crois qu'en général , les hommes chargés des hauts
emplois de ladministration , feraient bien de constater
de la même manière les phénomènes qu'ils observent ou
68 DE LA CENTRALISATIOTV ADMINISTRATIVE
les réflexions que ces phénomènes leur font faire. En
procédant ainsi , leur expérience ne serait pas perdue pour
Tavenir, et ils contribueraient à donner une impulsion
plus forte aux progrès de la science adminislraîive. Que
de grandes vues , que de projets utiles sommeillent dans
les cartons des bureaux ! sommeil dont rien ne poura dé-
sormais les sortir; la publicité les eût empêché d'être
perdus pour le pays. Si on fait quelques objections plau-
sibles aux vues que je viens d'exposer , et aux considéra-
tions que j'y ai jointes , jy répondrai, comme naguère
je répondais à des hommes diversement célèbres , qui
contestaient l'exactitude de mes calculs sur les finances des
États-Unis. C'étaient là de nobles adversaires; des com-
bats à armes courtoises qui honorent, quelle qu'en soit
l'issue. Quant à ceux qui attaquent par l'injure ce qu'ils
ne peuvent détruire par la raison , 11 n'y a à leur opposer
que le silence.
INFLUENCE
EXERCÉE PAR WALTER SCOTT
>L'R LA KICUESSE,
LA MORALITE ET LE BONHEUR DE LA SOCIÉTÉ ACTUELLE.
Ce n'est point sous le rapport littéraire qu'il me semble
utile aujourd'hui d'analyser le génie de Walter Scott. Nous
abandonnons celte tâche à de plus habiles que nous. Il
nous suffira d'observer quels ont été les efifets positifs de
ses créations brillantes sur la société au milieu de laquelle
il a vécu , et jusquà quel point on peut le regarder non
plus seulement comme un homme de génie, mais comme
un bienfaiteur de l'humanité.
Cette question a été rarement soulevée. La critique s'est
attachée à l'observation des arts en eux-mêmes j et en les
rapportant à un type idéal et convenu , elle s'est rarement
occupée des modifications qu'ils font subir à la société ,
des richesses nouvelles mises en circulation par les pro-
duits de l'intelligence , réalisés , soit sous la forme poé-
tique, soit sous la forme pittoresque et musicale. Il est
résulté de cet oubli , que certains économistes politiques ,
gens frivoles et qui se croient profonds , ont, en général,
considéré ce talent comme une brillante et passagère au-
réole, comme une excroissance agréable, mais inulile,
comme un objet d'amusement sans valeur philosophique.
Eji effet, Cervantes, Molière et Shakspeare n'ont- pas
élevé de manufactures dont les produits aient alimenté de
^o i>Fi ^r,^CE exercée par wai.ter scott
populations tout entières; et dans le budget des finances
d'un peuple , il est difficile de porter en ligne de compte,
comme capital reproductif, le génie de Scott ou celui de
Byron. D'après le même système, les admirables recher-
cbes de Locke , les traités de morale de Franklin , et
tout ce qui a éclairé ou élevé les intelligences , ne se trans-
formant pas matériellement , et sous les yeux de lobserva-
t&ur, en lingots, en guinées, en schellings et en pences, on
devrait bannir rigoureusement des états bien administrés
ces oisifs qui écrivent et qui pensent pour nous. Cepen-
dant il nous semble que le sacerdoce de la pensée est , de
toutes les professions, la plus puissante en richesse, la
plus féconde en résultats qui accroissent le bien-être de
tous. Il est vrai que cette supputation n'est point facile;
mais toutes les sciences expérimenlales qui s'occupent
de l'homme ont le même inconvénient; les bases sur
lesquelles elles reposent semblent vagues , alors même
qu'elles sont fixes et certaines. Pour calculer avec exacti-
tude l'influence économique des hommes de génie sur la ci-
vilisation , il serait nécessaire de porter en ligne de compte,
d'abord la richesse positive que la vente de leurs ouvrages
met en circulation , puis la reproduction de cette richesse
(jue les imitateurs de leur génie doublent et triplent en-
core; le mouvement social qu ils impriment, les nouvelles
richesses créées par l'amour du travail et Tactivité intellec-
tuelle qu'ils répandent. Sous ce rapport, le pouvoir d'un
grand écrivain est si vaste , qu il échappe, on peut le dire,
à tous les calculs. Si l'on prend Shakspearepour exemple,
on verra jusqu où s étend cette influence, qui embrasse
l'horizon d'un immense avenir.
Shakspeare soutenait un petit théâtre , qui lui rap-
portait de quoi vivre, et dont les profils le mirent à même
d'acheter, sur ses vieux jours, quelques acres de terre et
SUR LE BONHEUR DE LA SOCIÉTÉ ACTUELLE. "] l
une pelile maison dans son pays nalal. Après sa morl, lors-
que son inlelligence, méconnue de ses contemporains ,
commença à se faille comprendre et sentir, non-seulement
le théâtre de son pays fut alimenté constamment par le
fruit de ses travaux, mais une foule d'autres branches
d'industrie lui durent une prospérité nouvelle. Que l'on
compte, s il est possible, les acteurs qu'il fit vivre, les
hommes attachés au matériel de la scène, les peintres qui
traduisirent en décorations les pensées du poète, les gra-
veurs occupés à reproduire ses œuvres, les imprimeurs
et les libraires qui consacrèrent à un seul écrivain de nom-
breuses et lucratives éditions, les artistes de tout genre
qui métamorphosèrent la même pensée philosophique en
tableaux, en opéras, en romans, en dissertations criti-
ques , en recherches savantes et minutieuses sur l'époque
où vivait Shakspeare, sur les sujets de ses drames, les per-
sonnages de ses pièces, ses contemporains, ses amis, sa
vie privée , ses goûts , les modèles qu'il étudia et les au-
teurs qui l'imitèrent.
Le calcul ne serait même point exact, si l'on oubliait
de suivre dans les contrées étrangères l'influence de ce
grand homme. La même impulsion qu'il a donnée à la
Grande-Bretagne s'est propagée en Amérique , en France ,
en Italie et jusqu'en Espagne ; elle a surtout été puissante
en Allemagne, où tout une bibliothèque d'œuvres, dont
quelques-unes sont remarquables , a été consacrée au seul
Shakspeare. Comme créateur de richesses , l'homme de
génie l'emporte sur le plus riche manufacturier , sur
le banquier le piuj habile. On ne peut le comparer qu'à
l'inventeur d'une machine , telle que la machine à va-
peur ou celle d'Arkwright pour filer le coton ; encore
est-il vrai de dire que la richesse produite par un nou-
veau mécanisme est nécessairement plus restreinte dans
^2 iKFLUERCE EXERCÉE PAR WALTER SCOTT
ses effets éloignés que celle dont un homme tel que Shaks-
peare est le créateur et le père. Où s' arrêtera cette pensée ?
Quelle borne trouvera sa fécondité? Elle redevient fertile
après deux siècles écoulés 5 car, il ne faut pas s'y tromper,
c'est la pensée de Shakspeare qui a fait Walter Scott.
Que les écrivains consciencieux et sévères, livrés aux
études positives , respectent donc , non-seulement comme
de brillans phénomènes, mais comme d'utiles travailleurs,
ces hommes dont la haute intelligence semble n'avoir au-
cun rapport avec la sphère des intérêts matériels. Mécon-
naître leur influence sur la richesse sociale , c'est ignorer
que la pluie est féconde parce qu'elle tombe de haut. Non-
seulement ils créent la richesse , mais encore ils entretien-
nent les ressorts sans lesquels nulle richesse ne serait utile.
Les grandes idées morales qui émanent de tous les bons
écrits contribuent à l'activité qui fait l'aisance sociale , et à
l'industrie qui l'entretient dans une proportion difficile
à supputer, mais impossible à ne pas reconnaître. Entre
toutes les causes qui ont poussé dans leurs voies d'amélio-
ration et d'agrandissement si rapide les républiques de
l'Amérique du Nord, qui ne conviendrait que les écrits
de Franklin occupent une place importante? L'eau qui
tombe de l'arrosoir du jardinier fait germer et fleurir la
plante qu'elle humecte^ mais la rosée du ciel, impercep-
tible et impalpable dans sa chute , n'est pas moins néces-
saire aux progrès de la végétation.
Revenons à Walter Scott. Les services positifs et maté-
riels qu'il a rendus à la société de notre tems, d'une ma-
nière directe ou indirecte, sont en grand nombre. C est
lui qui, le premier, découvrant et mettant en œuvre la
Ijeauté poétique de nos premiers tems , des âges héroïques
de l'Europe, s'est lancé dans cette carrière de recherches et
d'éludés. Ce ne serait point tomber dans l'exagération que
Stn LE BOMIELR DE LA SOCIÉTÉ ACTUELLE. J 3
d attribuer à Waller Scott , et à lui seul , le grand mou-
vement des arts vers l'étude plus approfondie du moyen-
âge. Les formes grecques, qui n'ont aucun rapport avec
nos mœurs septentrionales et nos idées chrétiennes ,
avaient, depuis le dix -septième siècle, insensiblement
usurpé une place et un rang qui ne leur appartenaient
pas. A la voix de Tenchanteur, à l'apparition du génie
féodal évoqué par Walter Scott , un renouvellement inat-
tendu s'opéra dans toutes les branches de lart : non-seule-
ment des imitateurs nombreux firent gémir la presse , mais
les costumes, mais la décoration intérieure des apparte-
mens, mais le style d'architecture, mais la fabrication des
meubles et celle des porcelaines et des tapisseries séloi-
gnèr€nt des types grecs pour retourner au style gothique ,
ou à son imitation plus ou moins heureuse. Des colonnes
de chiffres, armées de milliards , ne suffiraient pas à don-
ner le total de celte richesse industrielle mise en mouve-
ment par un seul esprit.
Que l'on ne dis'f pas que nous raisonnons sur une
hypothèse, et que ce goût nouveau pour le moyen-âge
résulte de causes étrangères au génie de Walter Scott.
Avant lui , et même de son tems , des antiquaires fort
instruits , des poètes assez habiles , des écrivains qui ne
manquaient ni d'instruction, ni d'élégance, essayaient de
remettre en honneur les vieilles coutumes de lEurope
moderne. On peut citer entre autres le piquant Horace
Walpole , le savant Striitt, et en France, MM. de Châ-
teaubriant et Marchangj. Nul d'entre eux n'avait pu dé-
terminer ce mouvement , que la publication des poèmes
et des romans écossais décida en Europe.
Ne voit-on pas que la naissance et le développement
du génie n'est pas seulement un événement littéraire,
mais bien un événement social.^ Peut-être même est-ce
^4 IMFLUEJN'CE EXERCÉE PAR WALXER SCOTT
lui seul qui remue dans ses dernières profondeurs toute
la masse des institutions et des idées. Il est singulier que
les œuvres de Tesprit n'aient été considérées jusqu'ici que
comme de frivoles amusernens, et que l'on n'ait calculé ni
leur influence sociale , ni l'action qu'elles ont exercée sur
la richesse des nations. Un économiste moderne vous dira
que la civilisation de la Grèce antique était tout entière
dans l'invention de la charrue ; un critique vous appren-
dra comment Homère a décidé de toute la civilisation in-
tellectuelle de la Grèce ^ mais l'un et l'autre oublieront de
vous dire que l'industrie matérielle , les arts plastiques ,
l'architecture hellénique , doivent plus à Homère , à sa
gloire et à ses écrits , qu'à tous les hommes dont les
noms remplissent les annales grecques. Comme cette in-
fluence de l'esprit sur la civilisation , sur le commerce et
l'industrie, n'agit pas d'une manière directe, une frivolité
trop commune la néglige et l'oublie. On sépare en deux
classes les célébrités et les talens. L'homme d'intelligence
est porté à mépriser l'homme d indus l/ie, et l'homme d'in-
dustrie à dédaigner l'homme d intelligence. Il est tems
d efTacer cette distinction , qui n'a rien de vrai et qui est
devenue fatale à plus d'un peuple.
A la moralité est attaché le travail , et au travail , la ri-
chesse. Le moraliste, non celui qui, renfermé dans une
abstraction froide, n'embrasse et n'enlraine aucune masse
de lecteurs, mais celui qui a ses auditeurs, son cercle, ses
amis , son assemblée européenne ^ celui-là fait de la ri-
chesse, car il fait du travail. L'homme qui refuserait à
P'énélon sa place parmi les bienfaiteurs de la France , qui
ne reconnaîtrait pas quels germes d'idées fécondes ce grand
écrivain a jetés au hasard, et comme sur une terre stérile,
au milieu du grand siècle de Louis XIV-, celui qui ne
verrait pas que les idées économiques du dix-huitième
SL'll LE BOJNHEtll HE LA SOCIÉTÉ ACTUELLE. ^5
slt'clo, mères des changemens opérés pendant la révolu-
lion, datent de ses écrits et de ceux de Vauban, ne lui
rendrait pas justice. Jugez Waltcr Scott comme moraliste
utile et actif, comme producteur de moralité et de vertus ,
c'est-à-dire de travail et de richesses. Comparez son in-
fluence pratique avec celle des moralistes systématiques,
même avec celle des professeurs de morale , qui ont le rôle
le plus beau et le plus facile à jouer, et qui , du haut de la
chaire , donnent à leurs auditeurs des leçons que Tautorité
de Dieu consacre. Cette leçon, placée dans un discours
écrit ou parlé, n'a qu'une puissance secondaire 5 mais qu'on
la jette dans le drame , mais qu'elle vire dans des person-
nages , mais qu'elle se réalise dans les scènes animées que
le génie éternise, vous verrez quel sera son pouvoir!
Sont-ce nos universités , est-ce notre clergé qui , depuis
un demi-siècle, ont modifié la moralité populaire? Non -, ce
sceptre, cette baguette magique ne leur appartiennent plus.
Au seizième siècle , et jusqu'à la fin du dix-septième, du
tems de Luther , de Knox , de Bossuet , cette royauté in-
tellectuelle , affermie par la puissance de l'idée religieuse ,
n'était pas tombée des mains sacerdotales. D'autres l'ont
saisie -, aujourd'hui , le sacerdoce véritable est ailleurs : la
valeur réelle des prédications a perdu une partie de son
poids dans toute l'Europe , grâce aux abus qu'en a fait le
clergé, et à lidée généralement répandue que 1 antique
apostolat est devenu un métier et une branche de com-
merce. D'ailleurs , la gravité de la forme , répulsive pour
tant d'intelligences frivoles et amoureuses de plaisir, ne
permet ni aux sermons de Blair, ni à ceux de IMassillon,
ni aux théories froidement développées par Locke, de
saisir toutes les intelligences, de s'emparer de tous les es-
prits , de s'insinuer dans tous les fondemens de la société
^6 INFLUENCE EXERCÉE PAR WALTER SCOTT
el de planer sur son faite. A la voix du magicien écos-
sais , cent mille familles réunies et attentives quittent leurs
occupations de chaque jour, et boivent à longs traits les
préceptes cachés de moralité douce, de justice et d impar-
tialité contenus dans ses pages. Ces pages toutes puissantes
pénètrent dans la boutique, dans l'atelier, dans le salon
du palais , dans le boudoir de la jeune femme , sous l'o-
reiller de l'étudiant, et jusque dans la demeure du vice,
où elles vont répandre à son insu quelques influences salu-
taires. Que les collèges et les universités épurent les mœurs
des générations, c'est ce dont on peut douter. Mais ce
grand collège des hommes de génie, dont "W aller Scott a
été le chef pendant quarante années ; cette grande école du
monde, qui a pour professeurs tous les lalens et pour
élèves toutes les nations , l'emporte sans doute en influence
bienfaisante sur les universités répandues à la surface du
globe.
Clergé orthodoxe et clergé dissident, moralistes systé-
matiques et philosophes déclamateuFS , hommes politiques
et philantropes, que tous ces missionnaires de 1 humanité
se réunissent et tentent un efFort commun :, ils verront que
Walter Scott les a précédés , el qu'avant eux il a répandu
les principes d'une moralité simple et sévère ; qu'avant eux
il a prêché la vérité , la bienveillance , le pardon et la jus-
tice sous les tamarins de Ceylan , sous les vérandahs de
l'Inde, dans les solitudes des Alpes , dans les savannes du
monde occidental , dans les cités bourgeoises de TAlle-
magne et dans les chaumières de France. Il a fait le monde
entier tributaire de ses idées bienveillantes , charitables et
philantropiques ; sans parler de son action sur son pays
natal , dont il a amélioré le goût , calmé l'irritation poli-
tique, exercé lintelligence et activé l'imagination. Un es-
SUR I.E BONHELR DE LA SOCIÉTÉ ACTUELLE. ^^
pace (le dix-huit années lui a suffi pour cela; moins d'un
quart de siècle pour une influence qui s étendra jusque
dans un avenir bien éloigné.
Mais c'est surtout en Ecosse que cette puissante in-
fluence s'est fait sentir. Que n a-t-il pas fait pour nous
et sous le rapport moral et' sous celui de notre prospérité
matérielle; non-seulement nos retraites montagneuses ont
répété l'écho mélodieux de la civilisation , non-seulement
les classes les plus sauvages de ses concitoyens se sont ani-
mées à ses accens d'une vie plus poétique et d'un nouvel
enthousiasme ; non-seulement il a créé de nouvelles ri-
chesses et excité l'activité industrielle de ses concitoyens :
mais les hommes qui tiennent entre leurs mains nos
destinées, les maîtres de notre liberté, ceux qui peu-
vent à leur gré nous donner la pauvreté et l'opulence,
ont senti leurs préjugés s'éteindre, un intérêt plus vif en
notre faveur éclore dans leurs âmes , une sympathie plus
puissante les attacher à nous. Depuis quand les yeux de
lEurope sont-ils fixés sur nous ? quel est celui qui a fait de
l'Ecosse le pays poétique par excellence? A ne considérer
l'apparition de Walter Scott que sous le rapport écono-
mique , l'or et l'argent n'ont-ils pas coulé à flots chez nous ?
Nos manufactures ne se sont-elles pas ranimées ? Les voya-
geurs n'ont-ils pas parcouru dans tous les sens notre pays ?
Les noms de Wallace , de Bruce, de la Calédonie , retentis-
sant sur tous les théâtres, n'ont-ils pas attiré l'attention
universelle sur nos costumes, sur nos mœurs, sur nos
traditions? Calculez, si vous pouvez, l'impulsion donnée
par un seul homme. Quand une nation se voit ainsi le
point de mire des nations, une vanité naturelle l'engage à
se surveiller, à redoubler d'activité et d'énergie, à aug-
menter sa propre valeur. Elle est fière d'elle-même et
ne tarde pas à être digne de l'auréole qui la pare. Mal-
^8 IKFLUEKCE EXERCÉE PAR WALTEU SCOTT
heureusement ces considéralions importantes et vraies
sont généralement ignorées. Waller Scott, un des sou-
verains intellectuels du monde moderne , est mort accablé
des travaux qu'il s'était imposés pour réparer la ruine
de sa fortune. Ce peuple, dont il était le bienfaiteur, a
laissé le vieillard relever lui-même , de ses mains trem-
blantes et débiles, l'édifice de son patrimoine. Certes,
quand l'étoile de l'adversité s'est levée sur les tourelles
d'Abbotsford , c'était à nous de les garantir et de les pro-
téger, à nous de lui rendre , non pas seulement les plaisirs
quil nous adonnés, mais une faible partie de l'opulence
qu'il a versée sur sa patrie.
Walter Scott , souvent considéré comme un partisan de
l'aristocratie, est dans le fait le démocrate le plus influent
de notre époque 5 il a fait connaître Ibomme à l'homme :
grâce à lui, les sentimeus nobles qui germaient dans le
cœur de Jeanie Deans ont frappé le cœur de la princesse ;
grâce à lui, l'homme du peuple a su qu'un roi était un
homme. La grande vérité morale de la fraternité humaine,
cette vérité banale, mais méconnue, n'a pas trouvé de pré-
dicateur plus habile ni plus heureux. Dans une époque
telle que la nôtre, c'est là un service sans égal. L'amertume
profonde qui se mêle aux sentimens aristocratiques, la
haine du riche contre le pauvre , l'animosité du pauvre
contre le riche, n'ont jamais eu de conciliateur plus habile.
Où légalité universelle des hommes est-elle professée avec
une conviction plus entière et rendue plus palpable que
dans les romans de 'NValter Scott , si ce n'est peut-être dans
les drames de Shakspeare ? Sous toutes les latitudes . mêmes
intérêts, mêmes passions, mêmes idées, mêmes droits, quelle
que soit la distance qui sépare l'une de fautre toutes ces
individualités. Etrange résultat ! Walter Scott n'a pas
même eu la conscience du service immense qu'il rendait.
Stn I.E BONHEUr. DE LA SOCIÉTÉ ACTUELLE. ^()
Homme du peuple, personne mieux que lui ne connaissait
le fond des idées populaires. Tory et savant , il loucluill
aux classes privilégiées de la société, dont il semblait
partager, sous quelques rapports, les préjugés et les ha-
bitudes-, c'était, si l'on peut le dire, un trucheman né-
cessaire entre les deux camps opposés , un interprète
bienveillant, un homme candide, expliquant avec une
égale bonhomie les mobiles des faiblesses royales et ceux
des folles émotions populaires. Par ses habitudes rus-
tiques, par la sagacité pratique de son esprit, vrai paysan
d'Ecosse , fin et madré comme un paysan normand , il
s'associait par son goût poétique à la chevalerie du passé ,
aux souvenirs de royauté et d'aristocratie, aux couronnes
à demi brisées de la féodalité, aux vieux trophées des
croisades. Grâce à lui donc , et à lui seul dans les tems
modernes , un point de communication s'est établi entre
le passé et le présent, laristocratie et le peuple, la répu-
blique et la monarchie , la réalité et la poésie. Qu'est-
ce que le génie si ce n'est le talent de tout comprendre ?
quelle est la stupidité des factions et la niaiserie du fana-
tisme? c'est de ne comprendre qu'une moitié ou une faible
partie des choses.
Plus d'une princesse en Europe a dû s'attendrir au ré-
cit des infortunes de la pauvre Jeanie Deans -, plus d'une
femme appartenant aux classes inférieures a dû verser des
larmes sur le sort de Marie d'Ecosse , telle que nous la
montrée le grand homme. Voyez quel génie de charité
universelle plane sur ses belles compositions , et quels
droits réels a leur auteur de se placer, non parmi les amu-
seurs d'ujie société élégante , mais parmi les véritables
bienfaiteurs de notre époque.
Walter Scott n'est pas un de ces philantropes qui bâtis-
sent , pour Tamélioration de la société , de grands édlfic( s
8o INFLUEJNCE EXERCÉE PAU WALTEK SCOTT
chimériques ; il fait bien plus et bien mieux pour elle. Il
en réunit les élémens les plus disparates par un lien
d'amour et de bienveillance réelle. L'esclave Gurlh et
Cœur-de-Lion se donnent la main et se comprennent. Dans
les tableaux d'esclavage tracés par Waller Scott, l'esprit
de liberté règne en dépit de l'auteur lui-même. Dans ses ta-
bleaux populaires jamais d'aigreur ni de violence démocra-
tique 5 tous ces sentimens faux et odieux , il les efface, il les
dédaigne. Il ne s amuse pas à prêcher la fondation d'éta-
blissemens de charité , mais il verse la charité au fond des
âmes ^ il adoucit les mouvemens d'irritation que ces classes
hostiles nourrissent les unes contre les autres -, il répand
de l'éclat et de la chaleur sur l'obscurité de la pauvre chau-
mière, sur le lit de la pauvre Elspeth. Je le répète , à l'é-
poque de déchirement où nous sommes, celte impartia-
lité est sublime.
Les femmes surtout lui doivent une reconnaissance par-
ticulière 5 il les a montrées dans les situations les plus
humbles , quelquefois frappées de folie , souvent criminel-
les, et toujours intéressantes. On a reproché à Walter Scott
d avoir donné peu de vie et d individualité à beaucoup de
ses héroïnes ; mais jetez un coup-d'œil sur la société, lisez
l'histoire, interrogez les chroniques, pensez à ce que les
institutions font de ce sexe faible , comptez le petit nom-
bre de femmes remarquables qui se développent sous leur
influence , et vous reconnaîtrez que Walter Scott avait
raison. Les trois quarts des femmes que vous rencontrez
ne sont-elles pas de cette nature, passives, délicates,
souffrantes , empruntant à ceux qui les entourent leurs
qualités et leurs défauts , mais nulles et insigniHantes par
elles-mêmes. Pour une Flora Mac Ivor , pour une Diana
Vernon, pour une Rebecca, pour une Jeanie Deans, ne
verrcz-vous pas dans le monde mille femmes semblables
SUR LE BOKIIEUU DE LA SOCIÉTÉ ACTUELLE. S(
aux héroïnes douces el pùles que le pinceau fidèle do
Walter Scott a reproduites dans ses romans, sans leur en-
lever leur charme naif, mais sans leur prêter les qua-
lités qu'elles n'ont pas.
Certes , Flora Mac Ivor ne sera plus une individualité
isolée lorsque les droits politiques des femmes seront
mieux connus , et le dévoûment de Jeanie Deans, et les
ressources personnelles et le courage de Diana Vcrnon de-
viendront plus communs, lorsque cette réforme, que tous les
bons esprits invoquent , aura changé le système d'éduca-
tion des femmes , et développé leurs capacités intellectuelle
et morale. Comparées à ces femmes, les héroïnes de Richard-
sonetdeFieldingont quelque chose de plus inactif, déplus
pâle el de moins naturel. Clarisse Harlowe est une puri-
taine d assez mauvaise humeur, qui se fie trop à sa vertu,
et qui tombe dans une faute grave, cruellement punie. La
jeune fille qui occupe le premier rang dans Toni-Jones , a
de la douceur et de la grâce. Mais combien les traits ca-
ractéristiques de Rebecca et de ces autres femmes que nous
avons citées, sont plus curieusement, plus soigneusement
approfondis • comme leur existence est plus réelle ! On croit
à elles d'une manière bien plus entière et bien plus com-
plète.
L'écrivain dont nous parlons ignorait lui-même , non
pas la hauteur de sa mission , mais les services qu il ren-
dait. Il ne se regardait ni comme un homme politique ni
comme un moraliste, mais comme un inventeur de fic-
tions, et se classait modestement au dei^nicr rang parmi
les hommes qui peuvent se vanter de quelque utilité so-
ciale. Cette erreur est commune aux intelligences les plus
puissantes, aux hommes les plus réellement distingués.
Cervantes n'a pas cru que son beau roman de Don
u. 6
82 îNFUEKeE EXERCÉE PAR WALTER SCOÏX
Quichotte augmenterait d une obole la richesse maté-
rielle de son pays. Walter Scott a écrit et pensé que les
fictions dont il s'occupait , bonnes tout au plus à amuser
quelques loisirs, ne pouvaient prétendre à aucune in-
fluence morale et sociale. Considérez cependant TEcosse
telle qu'elle était à la naissance de Scott , et l'Ecosse telle
qu'il l'a faite -, le génie même de Burns n'avait jeté qu'un
éclat limité qui n'avait point dépassé les trois royaumes :
dépendance de l Angleterre , pays naguère peu connu, qui
n'avait qu'une ville et un port , l'Ecosse partage aujour-
d'hui avec le pays voisin l attention et l'admiration de l'Eu-
rope. Ce n'est pas Walter Scott qui a creusé ce» canaux ,
élevé ces manufactures , tracé ces routes -, mais c est à lui
que remonte en grande partie le mouvement social auquel
il faut les attribuer.
Si un calcul de chiffres était nécessaire , on montrerait
d abord comme influence directe la valeur commerciale
jetée dans la circulation par les romans de Scott, valeur
doublée parle luxe des éditions et les embellissemens pro-
gressifs dont elles se sont ornées -, accrue par les traductions
faites dans toutes les langues de f Europe ; augmentée encore
par le nombre des imitations que ces romans ont fait naî-
tre , par les pièces de théâtre qui se sont modelées sur ses
ouvrages , par le goût nouveau qu ils ont répandu dans
les modes, dans les tableaux , dans les ameublemens. Le
plus grand mouvement qui se soit fait dans le commerce
de la librairie depuis trente années , c'est-à-dire depuis
l'époque de Voltaire, est dû assurément à Walter Scott (i).
(i) Quinze volumes de poésie, quatre-Tiagt-dix volumes de prose ,
forment son bagage litléraire ; ses lettres , si elles eussent été recueil-
lies, rempliraient plus de vingt volumes. — Le buste de Walter Scott,
par Chantrey , ejrécuté en marbre et en pierre , ou moulé en plaire ,
Sim LE BONHEUR DE L\ SOCIÉTÉ ACTUELLE. 83
Nous avons dit plus haut que le renouvellement des arls
et leur tendance vers le moyen âge , n'avaient pas d'au-
tre source que ses œuvres; nous les avons considérées
comme ayant fait naître l'amour du travail et la moralité
dans les classes inférieures et supérieures ; comme ayant
fait tomber ou du moins affaibli la barrière dangereuse
qui sépare les classes pauvres des classes riches. Bienfai-
teur et créateur de richesses , à tous ces titres , sous ces
divers rapports , nul n'a plus de droits que Walter Scott
à la reconnaissance publique. Nous nous estimerions heu-
reux si ces considérations , jetées presque au hasard, en-
gageaient les esprits sérieux à s'occuper de ces recherches,
à ne plus regarder le génie et le talent comme des mé-
téores qui brillent et qui passent , à compter enfin leurs
œuvres pour quelque chose parmi les trésors réels de l'hu-
manité.
( Tait' s Magazine. )
se trouve dans toutes les parties du monde. En i83o , un contreban-
dier en a fait passer deux mille eu Amérique et quinze cents dans les
Indes-Orienlales.
^^^tt\$U$ ^cQBrcs b<; miu ^i,()e.
N° VI.
PEINTRES ANGLAIS (i).
BARRY. FDSELI. NORTHCOTE. WEST. STOTHART.
HOPPNER. OHE. MARTIN. TURNER. WILKIE.
LIVERSEEGE. RAEBURN. MORLAND. BONINGTON. — ■
GIRTIN. "VVESTALL. HAMILTON. LANDSEER . ETTV.
SHARP. HARLOW.
La civilisation anglaise , en suivant cette marche de dé-
veloppement rapide qui Ta distinguée dans ces derniers
tems , a fait naître une école remarquable de peinture , de
sculpture et de gravure. Les noms de Lawrence , de Wil-
kie, de Turner , de Martin, sont assez connus. Ainsi se
trouve détruite la vieille fiction des philosophes, qui attri-
buait au climat une influence directe sur les productions
des arts, et ne voulait pas qu'un peuple exposé à une
(i) Note de l'Èd. Dans un moment où les critiques du Salon de
a833 attirent en France l'attention du public, on ne lira pas sans
intérêt cet article, qui est une galerie curieuse et piquante des artistes
les plus distingués de l'Angleterre dans les divers genres de peinture.
L'appréciation qu'on y fait de leurs talens pourra être rapprochée avec
fruit des jugemens portés sur les peintres de l'école française. Cet
article fait suite à ceux que nous avons déjà publiés sur Th. Lawrence,
Bewick, Georges Ronincy et Flaxman , Numéros 18, 22, 24, a" sé-
rie , et Numéro i" , 3" série.
PEINTRES AAGLAIS. 85
atmosphère rigoureuse pût manier le pinceau, le ciseau
ou le burin. L'école anglaise se fait remarquer par des ca-
ractères spéciaux , mêlés de fautes graves , sans doute ,
mais aussi de qualités rares. Si on lui reproche quelquefois
peu de respect pour le dessin et une manière vague d'ar-
rêter ses contours , on ne peut, d'un autre côté , disconve-
nir qu'elle n'ait saisi avec profondeur mille traits de la
société et de lame. Chez Wilkie et quelques autres , vous
trouvez une poésie intime très-remarquable ^ chez Law-
rence, une idéalisation des classes élégantes de la société,
non moins digne d'être remarquée 5 chez Martin, une gran-
deur épique qui semble inspirée par le Dante et par Mil-
ton. Flaxman a invoqué les grandes ombres du paganisme
et de la mythologie chrétienne. L'Europe a rendu justice
à ces talens de genres divers. Si le pays qui les a produits
ne doit pas compter parmi les régions artistes, quel peuple
moderne , nous le demandons , pourra prétendre à cet
honneur ?
Au-dessous et à côté des noms que nous venons de citer,
se placent beaucoup d'autres noms moins connus, et dont
la réunion forme ce que l'on peut nommer lécole anglaise.
Essayons de retracer les caractères qui distinguent ces
artistes. Quelques-uns d'entre eux sont vivans , d'autres
n'existent plus , mais les résultats de leurs travaux vivent
dans nos musées.
James Bany , un des hommes les plus singuliers de
son teras, et maintenant presque oublié, artiste d'un génie
incomplet , mais puissant , ouvrira cette liste. Comme tant
d autres, il s'est égaré sur les traces du génie antique.
Epris de la forme et de la beauté, telle que les Grecs l'ont
conçue et reproduite , il ne sentit pas le désaccord qui sfe
trouve entre cette forme et les mœurs modernes. Il poussa
cet enthousiasme jusqu'au ridicule , lorsque , dans son ta-
86 PEINTRES AA&LA.IS.
bleau de la Mort de Wolte, il déshabilb les guerriers an-^
glaiset les soldats américains, et transforma les combattans
de Québec et de Montréal en pugilistes grecs. Pour le dire
en passant, les combats de l'antiquité même étaient loin
d'admettre cette nudité totale dont les peintres classiques
modernes se sont avisés. Les héros de Thèbes et ceux
de la Bactriane étaient bien couverts. Ils portaient de
bonnes armures ; et certes , comme il y allait pour eux de
la victoire ou de la défaite , de la mort ou de la vie , ils se
gardaient bien de s'exposer sans défense aux javelots en-
nemis. Mais James Barry poursuivait jusqu'à l idolâtrie
cet amour du nu. Méprisant le goût du public et les pen-
chans particuliers de sa nation , il marcha bravement dans
la route épineuse qu'il s'était frayée, et ne s'arrêta qu'à la
fin de sa vie.
Avouons qu'il déploya un courage héroïque dans cette
^âche. Nul secours, nul appui; autour de lui le ridicule ou
l'abandon. Il demanda comme une grâce la permission de
peindre à ses frais, sur les murs des salles de la Société des
Arts, plusieurs fresques représentant le progrès de la ci-
vilisation humaine. A cette œuvre , il consacra son tems ,
sa fortune, sa vie. La gloire ne le récompensa pas-, et
cette grande entreprise une fois achevée, il eut à subir
toutes les douleurs d'une vieillesse pauvre.
Les six fresques exécutées par Barry , d'après ses pro-
pres dessins, fourmillent de fautes, sous le rapport de
la composition , du dessin et surtout de la couleur. On voit
que l'artiste se propose d'atteindre un but très-élevé , mais
que la force lui manque; c'est une pensée grandiose, qui
ne peut pas se traduire ni se réaliser; c'est un effort im-
mense, qui est souvent un effort perdu. De là une fatigue
singulière pour le spectateur : aucune facilité de pinceau ,
nul charme, nulle grâce, nul attrait 5 quelque chose de
PEINTRES ANGLAIS. î^7
cojitourné et d'obscur, d'âpre et de dur. qui produit \v.
même effet que la poésie mystérieuse et oraculaire de Perse
ou de Lycophron. Malgré ces défauts , si vous étudiez
attentivement ces pages , vous y trouverez de belles poses,
un grand caractère , un sentiment majestueux de Tart.
La vie de Barry a été une lutte continuelle. L'origina-
lité de son caractère lui fit beaucoup d'ennemis , et son
cynisme misantropique aggrava encore les chagrins de sa
vie. Un logement que le dernier mendiant n'eût pas voulu
habiter, une malpropreté extrême, un mépris profond
pour toutes les convenances sociales , isolaient Barry
des artistes ses contemporains. S'il faut en croire les mé-
moires scandaleux de son époque , pendant cinq années
entières , il coucha sur le même matelas , sans l'intermé-
diaire d'aucune toile, et, pendant le même espace de
tems, il dina tous les jours pour trois pences (six sous de
France), dans une taverne de la rue Wardour, où les
ouvriers du voisinage venaient prendre leur repas.
Ainsi tourna au détriment , non-seulement de son bon-
heur matériel , mais de son talent et de sa gloire , la lutte
qui s'établit entre les opinions de son tems et ses idées
personnelles. Le dédain qu'on lui témoigna, il le rendit
avec usure ; et s'animant ainsi h la haine et au mépris ,
non-seulement des institutions et des idées , mais des
hommes et des choses, il se priva de l'avantage qu'offrent
toujours les rapports sociaux à Ihomme isolé. Ses défauts
s'aggravèrent ^ il ne tira aucun parti de ses qualités ; et son
talent incontestable , et les dons naturels qu'il avait reçus
de Dieu, ne tournèrent ni à sa gloire ni à celle de son pays.
Soyons plus justes cependant que le vulgaire, et que sa
mémoire soit honorée. On trouvera difficilement un autre
exemple semblable de dévoûment à l art, et d oubli de
tout égoisme et de toutes vues intéressées.
88 PEIXVTRES AiNGLAlS.
Rival de Barry pour l'ori^jinalité du caractère, et son
antagoniste, quant à la pensée et à l'exécution, Henri Fa-
seli, dont le nom véritable était Fuessli, n'est pas non
])lus un artiste complet, bien que ce fût un artiste doué de
génie. Barry avait adopté, comme type unique , le gran-
diose de la forme, tel que la mythologie ancienne lavait
rêvé; Fuseli s'empara du grandiose du moyen-âge, tel
que les tems gothiques le créèrent, tel que i\)ichel-Ange
le réalisa : c'était une double et différente manière d'errer.
Puiser ses inspirations dans un siècle mort , au sein de
mœurs éteintes , c'est se condamner soi-même à une imi-
tation et à une recherche savante, toujours fatales à la naï-
veté de la conception , à la beauté de l'exécution.
L'invention et l'imagination distinguaient spécialement
Fuseli; le dessin et la couleur lui manquaient. Toujours,
dans le sujet qu il choisit , c'est l'idée mère , c'est le point
fondamental dont il s empare. Le moment qu'il reproduit
est toujours celui de l'intérêt et du drame pittoresque;
mais la pensée la plus juste, il l'exagère; mais le groupe le
mieux inventé , il le contourne ; mais la situation la mieux
comprise , il la développe avec une sorte de fougue et d'ex-
travagance qui en détruit la vérité. Dans la plupart de
ses œuvres, vous trouvez un caractère d idéalité sauvage
et furibonde qui ne manque pas de poésie , mais qui
répugne à 1 observateur , et qui semble moins 1 effet d'une
imitation attentive que d un effort violent et prémédité
vers des effets nouveaux.
Sans doute le même reproche peut s'adresser à plus
d'un artiste , et les gloires les mieux méritées n'y échappe-
raient pas toujours. Les hommes de Rubens, dont le système
musculeux et rexcessive obésité sont si frappans ; les per-
sonnages de Michel- Ange avec leur force surnaturelle et
leur caractère athlétique ; ceux même de Jules Romain ^
l'Kl.MUF.S A>r. LAIS. 8()
tloiil les mcmlrt'S ont quelque chose de [)lus solide et
de plus massif que nature , sembleraient justifier Texa-
gération de formes que Fuscli s'est permise. Mais dans
les compositions de ces difFérens peintres , l'harmonie
existe : une pensée complète s"y reproduit avec exactitude ^
chez Fuseli, il y a disproportion presque constante : ce
sorit des jambes trop grandes pour les corps qu'elles por-
tent: ce sont des torses gigantesques supportant de petites
tètes. Il bravait toutes les lois du dessin pour arriver à
l'expression de son idée. Il attachait un sens mvstique à
chacune des fautes grossières qu'il commettait : Guillaume
Tell repoussant du pied la barque de Gessler , n'est pas
un homme doué des mêmes proportions que la nature
nous a données, mais un colosse de sept pieds-, tandis
que Gessler et ses compagnons n en ont que cinq, et le
pied qui repousse la barque , licaucoup plus long que celui
(jui touche la rive , est emprunté à un colosse d'une taille
encore plus gigantesque; ainsi procède Fuseli. Outré
dans l'expression , faux dans le dessin , mais grand par
la pensée, il aurait laissé une trace bien plus profonde
s'il avait moins visé à l effet grandiose et terrible. Son
génie n'était point sans rapport avec celui de Milton et de
Dante. Personne mieux que lui n'a réalisé le Satan du
grand contemporain de Cromwell. Auteur et artiste, Fu-
seli a prononcé ii l'i^cadémie royale de Londres une série
de leçons remarquables par léncrgie, mais aussi par l'oh-
scurité du style. Dans sa prose comme dans sa peinture ,
il tend à exprimer plus qu'il n'est donné à la parole et
au pinceau d'exprimer : défaut plus commun qu'on ne
pense et qui a flétri , du moins rabaissé , plus d'une œiivre
de l'intelligence et de l art.
James Northcote occupe, non- seulement parmi les
peintres . mais parmi les beaux esprits de l'Angleterre, une
go PEINTRES ANGLAIS.
place remarquable. Son faire ne ressemble en rien à celui de
Fuseli. Peut-être lui reprocherait-on à juste titre le défaut
d'invention et de fécondité. L'agencement de ses composi-
tions est heureux j l'expression de ses figures est juste -, il
y a de la grâce, mais peu de nouveauté , dans son talent.
Elève de Reynolds , il est comme l'anneau intermédiaire
qui unit cette école à celle des peintres vivans. Tous les
hommes célèbres de l'Angleterre l'ont vu , pendant cin-
quante années consécutives , assis tous les matins au fond
d'une petite chambre de neuf pieds carrés, enveloppé de
sa grande robe-de-chambre de futaine , le front couvert du
bonnet de coton le plus trivialement populaire , dictant les
arrêts de la gloire contemporaine , dont personne ne révo-
quait en doute l'authenticité , criblant d épigrammes naïves
auteurs, peintres, sculpteurs et gens à la mode : quel-
quefois entamant une discussion métaphvsique , et fécon-
dant la pensée de Canning et de Burdett; quelquefois se
contentant de résumer ses jugemens par des saillies légères
qui se propageaient au loin, et auxquelles tous les jour-
naux de l'Angleterre servaient d'écho. Ses conversations,
qui n'étaient qu'un monologue, sont pleines de verve et
d'esprit j le célèbre Hazlitt , qui vient de mourir, les a re-
cueillies en deux volumes in-octavo , et cet ouvrage n'est
pas le moins piquant ni le moins varié de tous ceux que
cet auteur a publiés.
Livré d'abord à la peinture du portrait , Northcote s'a-
perçut trop tard qu'il s'était trompé , et que la route dans
laquelle il s'engageait convenait peu à son talent. Un
voyage en Itahe lui révéla ses véritables facultés. A son
retour en Angleterre , il composa pour la galerie de Shak-
speare , monument colossal érigé par l'alderman Boydell à
la mémoire du grand homme , plusieurs tableaux qui le
classèrent. On rcniarcjuc parlitullèrement , dans ce nom-
PEIATRES ANGLAIS. () 1
bre, Les deux fils d Edouard éloujjtis dans La Tour de
Londres ; — leurs funérailles secrètes à la lueur des
torches, dans un caveau de la Tour; — le Jeune Ar-
thur sur les genoux du geôlier ILubert, qui va crever
ses pauvres jeunes yeux. Telle fut la véritable base de
la réputation dont Northeote a joui. Plus tard , il essaya
de rivaliser avec Hogarth , et n'eut aucun succès ; il tenta
de fondre le style allégorique de Rubens avec le style
intime et familier de Wilkie , mais cette expérience, dictée
par une fausse entente de l'art, échoua complètement.
Mais les noms que nous venons de citer, auxquels on
peut ajouter ceux de fVest et de Stothard, ne sont pas
les seuls dont l'Angleterre puisse se glorifier aujour-
d'hui. Reynolds, peintre remarquable , fut le chef d'une
grande école qui ne s'occupa guère que de portraits.
Parmi ses disciples , on peut distinguer Hoppner. Les
défauts de Reynolds s'exagérèrent sous son pinceau : il
fit lutter plus violemment encore la lumière et l'ombre 5
il arrêta moins nettement les contours de ses figures , il se
plut à les environner d'une obscurité plus mystérieuse. Le
désir du lucre l'enchaina comme un esclave à cette vie
de peintre de portraits, qui fut bientôt pour lui un métier
purement mécanique. L'habileté de son exécution et le
prestige de sa couleur voilaient, aux veux des gens du
monde, ce que sa peinture avait de faux et de stérile.
Aussi gagna-t-il, en esquissant rapidement et en colorant
presqu'à l'aventure la niaise importance des figures aristo-
cratiques, alors en vogue , cinquante mille livres sterling
de revenu.
Jean Opie, tout au contraire, fit de la peinture solide et
large , sans sécheresse , sans prétention, mais sans charme,
sans finesse et sans agrément. La truelle du maçon n'ap-
plique pas le plâtre dont elle dispose , avec plus d'insou-
0)2 PEIKTUES ANGLAIS.
ciance, de négligence, mais aussi de vigueur, que ce
peinlre n'en mit en jetant ses couleurs sur la toile. C'est un
artiste grossier, mais énergique, mais plein de puissance.
Les personnages qui vivent dans les cadres de Hoppner
ressemblent à des héros de Crébillon fils ; ceux de Jean
Opie, à des héros de cabaret. A voir cette aristocratie mas-
sive et élégante que Jean Opie nous a faite , on croirait
qu'il a pris tous ses modèles dans les tavernes de troisième
ordre. John Bull y respire : on y trouve la caricature du
génie anglais. Du moins son pinceau n'est- il pas effé-
miné -, du moins , un faux sentimentalisme n'a-t-il pas
énervé les produits de son talent. Après Hoppner et
Opie, il faut citer Romnej , Gainsboî'oiigh , Harlowe ,
Dowe , Jackson, Shee, Beechey, Phillips et Pikersgill.
Parmi les noms dont l'école anglaise s'honore, on peut
encore citer, pour le genre épique et historique, Milton,
Etty, Howards , Dalbj, Briggs, et surtout Martin. Ce
dernier a peut-être surpassé tous les peintres , quant à la
grandeur des fabriques, quant à la manière de rendre l'im-
mensité, la profondeur et l'élévation. Il lui faut des foules
d'hommes , des masses d'édifices , de longues lignes d'ar-
chitecture, des peuples, des armées, les siècles écoulés,
le monde antédiluvien , la mer et ses abimes , les hautes
cimes et les plaines sans bornes. Tout ce qui est sublime
est de son ressort : la terreur, le gigantesque, le tumul-
tueux, la magnificence, les flots émus d'une multitude
agitée, la main de Dieu arrêtant le cours naturel des choses
et suspendant Tordre du monde 5 les abimes de l'enfer, les
sommités des Alpes. Il se rapproche d'Homère et non d'Eu-
ripide , de Milton et non de Shakspeare , de Dante et non
d'Alfieri. Que l'on jette les yeux sur ses principaux ou-
vrages, le même caractère s'y fait remar(|uer. Tout y est
vaste , surnaturel , magnifique.
peijN'tres anglais. y.o
Comme peintres de paysage, nos artistes sont peut-être
au-dessus de tout ceux dont le continent peut se glorifier.
Ils ont saisi les nuances locales, la couleur des sites et des
lieux, je ne dirai pas avec bonheur, ce bonheur n'est que
le talent, mais avec cette puissance caractéristique née
d'une observation attentive. Quels noms pourrait-on oppo-
ser à ceux de Turner , Calcott , JVilson , Gainsborough,
Constable , J. Chalon , Collîns , Hoffland , TFitliering-
ton , Stanfield , Robert s , Lînlon , Nasmith , Lee ,
Ewbank ?
Dans le genre du tableau de chevalet , après Jf'ilkie et
Hogarth , vous trouvez Chalon , Newton , Lcske, Mul~
ready, Frazer, Good, Clint , dont la réputation est éta-
blie. Mais parmi ces derniers se place au premier rang
Henri Liverseege ; ses compositions sont peu étendues ;
il n'est ni paysagiste, ni peintre d'histoire^ mais, dans le
cadre borné où il se renferme , personne ne sait , avec plus
d'esprit , grouper et disposer deux ou trois figures. Ses ta-
bleaux d'intérieur sont recherchés à juste titre. Son Don
Quicïiotte méditant dans soji cabinet, son Falstaff, qu'on
emporte dans un panier rempli de linge sale , l'esquisse de
ce Matelot, qui se demande à lui-même s'il se permettra une
seconde bouteille de vin , sont des morceaux dignes du bon
tems de l'école flamande-, une couleur vive et solide et
d'un effet délicieux caractérise ses productions. L'auteur
de cet article se souvient d'avoir été témoin d'une scène
fort comique entre Liverseege et l'un de ses modèles.
Cet artiste ne voulait peindre que d'après nature , et peut-
être a-t-il dû la meilleure partie de son talent à son dédain
profond pour les maquettes d atelier. Il cherchait toujours
soit parmi ses amis , soit dans le peuple , les types carac-
téristiques qu'il se plaisait à reproduire. A l'époque où il
s'occupait d'un tableau dont le sujet était emprunté à
^4 PEINTRES ANGLAIS.
Shakspeare, et où un cordonnier ivre devait occuper Une
place importante, son bon génie lui fit rencontrer, dans
le faubourg de Southwark , un savetier dont la figure lui
parut être le type réel de Christophe Slv, cet honorable
artisan que le caprice de Shakspeare a plongé dans une
si belle ivresse. Notre peintre n'eut rien de plus pressé
que de séduire le savetier, de lui promettre une hospitalité
généreuse et de l'entraîner chez lui. Cinq ou six bouteilles
dexcellent vin de Champagne , qui ornaient latelier ,
étaient destinées à griser notre homme. Les six bouteilles
disparurent. Le savetier resta debout. On doubla la dose,
mais sans procurer à 1 artiste la satisfaction qu'il s'était
promise et au buveur livresse quon lui demandait. Le
domestique chargé de renouveler la provision apporta
douze autres bouteilles ; à mesure qu elles se vidaient , la
colère de Liverseege s accroissait , et quand l'impassible
ivrogne fut parvenu à la douzième bouteille ; l'artiste , ir-
rité de son mauvais succès , le mit à la porte l accablant
d'injures , tandis que le savetier, surpris lui-même de cette
conduite étrange , lui faisait de profondes révérences en
s écriant :
« Mais il me semble , monsieur , que je ne suis pas ivre
et que je me conduis très-bien. »
Raerbum, artiste à-peu-près du même ordre, adonné
beaucoup de preuves , si ce n'est de génie , au moins de
talent-, son pinceau est vigoureux et large. Le caractère
de ses figures est généralement fin et bien senti. On peut
lui reprocher quelque monotonie; mais quoi de plus rare
au monde que la variété du talent ? Tous ses personnages
sont des philosophes sans doute ; mais tous les personnages
de Lawrence sont des courtisans. Il y a peu de peintres
qui aient tiré meilleur parti du contraste de 1 ombre et de
la lumière ; il v on a pou qui aient rendu avec un effet
VEINTIIES ANGLAIS. ()5
plus magique la transilion de l'ombre à la demi-teinte, et
de la demi-teinte à la lumière.
Georges Moiland ,\e Téniers de l'Angleterre, dont la
vie et le talent furent flétris par des habitudes de débauche
vulgaire, avait reçu de la nature les plus rares facultés.
Jamais il ne peignit rien avec choix, avec goût 5 jamais le
besoin de la gloire ou le désir de faire avancer l'art n'eurent
aucune influence sur lui. Morland retraçait à l'aventure
la porte de la taverne où il buvait , un porc dans une éta-
ble, un bœuf au milieu d un pâturage, un vieux chien
galeux caressé par un mendiant-, jamais de pensée, nulle
méditation , nul désir d'arriver à la perfection de l'art -, et
cependant , grâce à la force et à la beauté naturelle de son
exécution , tout cela venait bien , le tableau se faisait de
lui-même , et souvent c'était un chef-d œuvre.
La forme et la couleur naissaient d'elles-mêmes sous ce
pinceau créateur. Les rayons d'un soleil brillant animaient
la chaumière et l'étable qu'il avait esquissées rapidement.
Dans son ciel il y avait de la vie ; sur la figure de ses paysans
de la santé et de la joie. L'animal sans grâce et sans élé-
gance, le basset aux jambes torses et souillé de fange, sem-
blent, créés par lui, bondir et jouir de lexistence qui leur
est prêtée par l'artiste. Jusqu'au porc immonde, tout en
gardant les caractères ineffaçables de sa race et de sa
laideur, devient modèle et type ; on l'aime; il y a de la
gaité et du bonheur dans sa gastronomie de tous les mo-
mens, de l'éclat dans les jeux de lumière qui courent,
se croisent et se jouent sur les soies qui le couvrent. Ce
n'est pas une représentation prosaïque, ce n est pas un
mensonge poétique , c'est la vérité dans ce qu'elle a de pi-
quant et même d'idéal ; car, il ne faut pas s v tromper,
l'idéal est partout. Le plus grossier et le plus nonchalant
des peintres, en est aussi le plus remarquablement idéal
g6 PEI^TUES A>GLAIS.
dans le fait : en se rendant maître de ce qu'il y a de ca-
ractéristique dans la nature, on arrive naturellement à la
poésie de l'art. Certes, vous ne découvrirez pas une pensée
morale dans toute l'œuvre de Morland^ sans doute il ne
dit rien à lame -, et il est difficile qu une seule idée philo-
sophique vous traverse lesprit à l'aspect de ses ta])leaux-,
mais c'est une insouciance , une nonchalance , un lais-
ser-aller merveilleux. Quand vous avez contemplé ses
œuvres , vous avez envie de ne plus songer à rien , de vous
livrer naïvement à celte jouissance matérielle d'une vie,
dont aucune réflexion triste ou sévère ne vient nuancer la
teinte monotone, mais douce. On est tenté de se faire
mendiant espagnol, sans soin, sans souci , et de préférer
le honheur des gueux à tous les honheurs imaginahles.
Les œuvres de Morland respirent en général cette com-
plète insouciance ; c'est un vieux mendiant couvert de
rides et de haillons , étendu sous un arhre tortu et dessé-
ché comme lui. C'est un marais verdàtre sur lequel s'en-
dorment les rayons pourpres d'un heau soleil du soir.
C'est une charrette eml)ourbée , qu'un vieux charretier, à
demi ivre et la pipe à la bouche , dirige de son mieux ou
plutôt ne dirige pas. Il aime surtout les formes baroques
et l'irrégularité pittoresques : un vieux toit de chaume que
le tems a rougi; une pauvre vieille femme, boiteuse et
éclopée , et dont le tablier antique est criblé de trous.
C'est la magie de la couleur et l'extrême vérité du pin-
ceau , qui font valoir ces détails minimes ; grâce à eux
Morland est un grand peintre.
Quoique Boninglon ait passé la plus grande partie do
sa vie en France , et que sa moisson de gloire ait été re-
cueillie dans ce pays , il est Anglais , et nous le réclamons
comme tel. Il étudia long-lems dans l'atelier de M. le baron
Gros , qui , mécontent de son dessin et de son ardeur à
PEINTRES A.NGLAIS. 97
chercher de nouveaux effets hors de la ligne classique et
convenue , lui ferma , qui le croirait ? la porte de son ate-
lier. Cependant , quelque lems après , il crut pouvoir le
relever de cet anathéme , sous la condition expresse que
Boninglon , qui n'aimait que le paysage et les effets d'ar-
chitecture , dessinerait avec patience et avec soin la figure
académique. Après avoir voyagé en Italie et étudié le
style des principaux maîtres des différentes écoles , il
fonda un nouveau style qui lui était propre , et dont Tori-
ginalité trouva bientôt, comme il arrive malheureuse-
ment , une foule d'imitateurs serviles. C était un mélange
habile et adroit des qualités principales qui distinguent les
maîtres de l'école dite classique , et de cette faciUlé , de
celte grâce d'exécution que recherche avec tant de zèle ,
et une ferveur si souvent malheureuse , l'école opposée.
Si l'on excepte le genre historique , dont il ne s'est jamais
occupé, Bonington a essayé tous les autres. Son but était
de réunir et de fondre , pour ainsi dire , le prestige de
pinceau, que ses compatriotes recherchent, le fini de l'é-
cole hollandaise et la vigueur de coloris de l'école véni-
tienne. Il n'y a pas un de ces fragmens qui ne soit pré-
cieux, tant il y avait de force, d'originalité et de simplicité
à-la-fois dans son talent.
Comme peintres d'aquarelles, les Anglais ont aussi atteint
un degré , si ce n'est de perfection , du moins d'éclat et de
vigueur, bien remarquable. C'est un genre à part, qui
demande une grande sûreté d'exécution et une rare finesse
de touche. Sans contredit, c'est Thomas Girtin qui a fait
faire le plus de progrès à cette branche de l'art ; de tous nos
peintres d'aquarelles , c'est celui qui s'est le plus rapproché
de la vigueur et de la finesse qui caractérisent ordinai-
rement la peinture à l'huile. Avant Girtin et Turner,
ce genre de peinture, aujourd hui devenu populaire,
II. 7
C)8 PEINTRES ANGLAIS.
«'tait à peine pratiqué ; ce sont eux qui l'ont élevé à
la dignité d'art. Pendant toute sa jeunesse, Girlin erra
dans les faubourgs de Londres , cherchant des ruines
pittoresques, des accidens singuliers à reproduire, des
aspects nouveaux à saisir. Le premier, il fil l'aquarelle
d'une manière large ^ et, au lieu de se contenter d'indi-
quer seulement les efïels de la nature , au lieu d'un lavis
insignifiant et fade, il prit la résolution de parvenir à une
imitation complète, et y réusssit. Quand le public s aper-
çut de leflét produit par ces grands coups de pinceau,
jetés avec tant de hardiesse et de négligence apparente,
il s'enthousiasma pour un genre qui lui semblait facile.
L aquarelle à la Girtin devint une mode , une fureur. Le
plus mince amateur se crut capable de faire aussi ces belles
ébauches , si chaudes et si vigoureuses : la terre de Cologne
et la terre de Sienne furent mises en réquisition chez tous
les marchands de couleurs. Jeunes filles dans les pensions ,
jeunes lords dans leurs boudoirs, s'y essayèrent. On a
gravé , d après lui , beaucoup de vues remarquables ; mais
ce sont principalement ses aquarelles qui protègent encore
aujourd'hui sa réputation. Loin de travailler rapidement et
avec négligence , il donnait un soin extrême à toutes ses
productions ^ il revenait souvent sur la même teinte pour
donner plus d'éclat et de solidité à sa couleur, et la per-
sévérance avec laquelle il retravaillait les œuvres mêmes
qui eussent pu sembler achevés à un artiste moins con-
sciencieux, effraierait nos peintres modernes , <jui se con-
tentent d'ébauches frivoles et d'esquisses lâchées.
IFestali porta ce genre à un degré de séduction inoui :
on peut l'accuser d avoir paré la nature d'ornemens lac-
tices, et d'avoir cherché des effets superficiellement agréa-
bles plutôt que solides et bien observés. Abusant des res-
sources et de la magie du clair-obscur, cherchant à captiver
Pi;i.NTKES ANGLAIS. 99
le regard par le contraste et le jeu des nuances chatoyantes ,
il n'eut pas de peine à devenir populaire. Comme lui, Ha-
milton tomba dans ce défaut , que le goût du public favo-
risait. La mode encourageait Westall et Hamilton dans
leurs conceptions brillantes ; et , comme pour servir d'é-
quilibre à cette mauvaise tendance , la folie antique de
Barry et le délire gothique de Fuseli envahissaient d im-
menses canevas. C'est ainsi que^ dans les arts, un excès
conduit infailliblement à l'excès contraire ; les extrêmes
se touchent et toutes les exagérations sont sœurs : à côté
des amours nus , des bergers couverts de rubans , et des
fades dessus-de-cheminée dont Boucher inonda le dix-
huitième siècle, vous trouvez les essais effrénés de Diderot
et de Ducis, le comte Ugolin de Fuseli , et autres preuves
d'un effort violent vers un goût diamétralement contraire
à celui qui régnait.
Nous nous arrêtons là 5 il faudrait , pour donner une
idée complète et exacte de l'école anglaise actuelle , passer
en revue une foule d'autres noms, entre autres, Landseer,
Etty , imitateur de Martin, Shary , et surtout le jeune
Harlow, mort de bonne heure , et qui avait fait preuve
d'un talent suave, original et gracieux.
{^thenœum.)
W9
^5.
ASPECT DE LA NATURE
DANS LE BAS-CANADA (l).
L'Amérique , avec, ses forets vierges , ses hautes monta-
gnes et ses fleuves au Ut immense et au cours majestueux,
offre aux Européens un spectacle imposant qui accable l'i-
magination. Nos paysages, dont l'œil embrasse facilement
l'ensemble , excitent dans l'ame , par Iharmonie des lignes,
la suavité des contours , un sentiment de sympathie qui
associe l'homme à la nature , et semble lui révéler leur
commune origine. Le spectateur mesure la scène , il jouit
de la puissance de son ame ^ mais lorsqu'un horizon sans
limites s'étend devant lui, lorsque tout ce qui s'offre à ses
yeux est empreint de ce caractère d'immensité et d'infini ,
lorsqu'il désespère d'embrasser l'ensemble du tableau qui
se déroule à ses pieds , son esprit s'humilie dans le senti-
ment de sa faiblesse , et l'effroi vient le saisir en présence
de ces forces si supérieures à la sienne. Mais cet effroi
sans péril , puisque ces forces supérieures ne sont pas en-
nemies, se tempère par l'admiration , et développe en son
(i) Note de i,'Ed. La brillante description que l'on -va lire justifiera
la préférence que nos aïeux donnèrent à ces rayons pour y fixer le
siège de leurs colonnics. Après avoir lu cet article et les documeus
statistiques que nous avons publiés sur cette contrée dans le 22* Nu-
méro de la 2'" série, on ne pourra s'empêcher de reconnaître qu'il
était absurde de ne voir dans les Deux-Canadas que quelques arpens
de neige et des babitans sauvages et sans industrie.
ASPECT DE LA NATURE DANS LE BAS-CANADA. lOl
cœur le sentiment du sublime, ce merveilleux témoin de
la grandeur et de la misère de l'homme. Ce sentiment res-
pire partout dans la description qui va suivre , et que nous
empruntons à la correspondance d'un Anglais. Elle est da-
tée des bords du Saint-Laurent , ce roi des fleuves , qui se
présente comme un rival devant 1 Océan, lorsqu'il vient
y perdre ses eaux et son nom. Voici cette lettre :
« Je vous écris de Sainte-Anne , bourg assez considéra-
ble situé sur la rive gauche du Saint- Laurent, à trente
milles environ de Québec , dans le Bas-Canada. Je formai
il y a quelques jours , de concert avec un de mes amis , le
projet d'explorer ce pays , que les voyageurs ont rarement
visité , et qui est demeuré presque inconnu. C'était pour
nous un voyage de découvertes. Munis d'un attirail de
chasse et de pêche , nous montâmes dans une voiture du
pays, traînée par un petit poney canadien , animal infati-
gable et plein d'ardeur. Nous nous mimes en roule par un
de ces beaux jours d'été qui sont le privilège de cet heu-
reux climat. Désormais le ciel brumeux de l'Angleterre
et ses vertes campagnes sont désenchantés à mes yeux 5 le
spectacle dont j'ai été témoin m'a rendu infidèle au sou-
venir de la patrie. Celte boutade de voyageur vous fera
sourire -, mais si vous aviez été auprès de moi , vous par-
tageriez mon enthousiasme et mes dédains , et votre cœur
battrait à l'unisson du mien.
» Noire voyage commença avec le jour, et au moment ou
nous descendîmes des hauteurs escarpées de l'imprenable
forteresse de Québec , le soleil s'élevait au-dessus des mon-
tagnes bleues du cap Tourment, qui formaient un demi-
cercle devant nous. A nos pieds coulait l'eau claire et pro-
fonde du Saint-Laurent, partagé en deux bras par l'île
Montmorency, parsemée de cabanes blanches qui se déta-
chent sur la sombre verdure des bois. A gauche, une
I02 ASPECT DE LA NATtRE
longue chaîne de montagnes baignées d'une lumière
éblouissante qui se décomposait en reflets de mille cou-
leurs, offrait aux regards un horizon fantastique-, à droite,
la vue se perdait sur une immense étendue de forêts, et
s arrêtait au loin sur des hauteurs d'un gris perlé , dont
les teintes délicates se fondaient avec l'azur du eiel. Voire
ame insulaire et glacée essaierait en vain de se représenter
ce spectacle de magnificence orientale. Notre soleil anglais,
luttant à son lever contre les brouillards, et perçant à
grand peine une atmosphère brumeuse pour nous envoyer
quelques rayons décolorés, n'a rien de commun avec ce
géant de lumière, qui , du premier jet de ses feux, tei-
gnait de pourpre ces immenses campagnes. Je comprends
maintenant les doigts de rose que les poètes de la Grèce
donnaient à l'Aurore , et que les nôtres lui ont conservés
par respect pour la tradition classique.
» Ce paysage majestueux nous aurait arrêtés long-tems,
si nous avions voulu céder à notre a,dmiration 5 mais nous
avions plusieurs milles à parcourir, et l'air frais du ma-
tin devait bientôt faire place à la brûlante ardeur du midi.
Après avoir franchi les derniers ouvrages de fortification
qui entourent la ville , nous nous trouvâmes en face d'uiv
pont de bois de curieuse structure, jeté sur la petite
rivière de Saint-Charles, qui traverse une vallée déli-
cieuse. Au-delà du pont , le premier monument qui frappe
les yeux est un séminaire tenu par des prêtres catholiques.
On a souvent remarqué le goût du clergé dans le choi)^
des sites où s'élèvent les édifices religieux. En Angleterre ,
les ruines des monastères et des églises catholiques se font
admirer surtout par leur situation pittoresque. La même
observation s'applique aux monumens que les prêtres ont
élevés en Amérique. Ce bâtiment, situé près du village de
Beauport, quoique d'une architecture fort simple, se
DANS LE BAS-CANADA. lo3
distingue par I élégance des formes et l'heureux choix du
site , de toutes les autres constructions , qui portent , dans
cette contrée, un caractère de vulgarité en contraste avec
l'aspect sublime de la nature. Laissant derrière nous le
paisible et pittoresque asile des prêtres et de leurs jeunes
disciples, nous gravîmes bientôt les hauteurs qui s'élèvent
sur la rive nord du Saint-Laurent. Comme nous traver-
sions rapidement le hameau de Beauport, les paysans se
rendaient à leurs travaux, et nous saluaient avec une pré-
venance et une politesse qui me surprirent agréablement.
C'était sans doute un reste de cette éducation féodale que
les genlilhommes français avaient donnée à leurs pre-
miers vassaux. Nous aurions voulu pouvoir nous arrêter
sur les bords de la rivière de Montmorency, que nous
traversâmes un peu au-dessus de ses chutes, chutes gi-
gantesques dont quelques-unes n'ont pas moins de deux
cent quarante pieds; mais il fallait arriver au but de notre
voyage, et nous continuâmes , à notre grand regret, de
nous avancer, sous un soleil brûlant, jusqu'à la rivière
Sainte- Anne, terme de notre course.
» Avant d'arriver à la description de cette rivière , je-
tons un regard en arrière sur la route (jue nous avions
parcourue. Nous étions alors à trente milles environ de
Québec. Le promontoire d'où nous avions joui d'un spec-
tacle si majestueux était alors le point saillant de cette
nouvelle perspective. S'abaissant par une pente hardie
et gracieuse dans les eaux qui coulaient à ses pieds, il
dominait sur tous les objets environnans , et enchaînait
lattention par la beauté et la singularité de ses contours.
L'atmosphère était si pure et si transparente , que , même
à cette distance, nous distinguions sans peine les maisons
qui couvraient ses flancs, et les tours des deux églises de
la \ille-Haute qui étincelaient au soleil comme des palais
lo4 ASPECT Dt; LA KATLRE
magiques. La plupart des maisons sont , comme les églises,
recouvertes de lames d'étain , de sorte que , par le soleil ,
la ville se couronne d une auréole lumineuse , et semble
réaliser les merveilles de la féerie. Au sommet de la mon-
tagne et sur le revers, se dessinaient les lignes de défense
et les nombreuses batteries que les Anglais ont établies à si
grands frais , comme pour s'assurer de n'être jamais for-
cés dans ce dernier retranchement de leur puissance. Le
fleuve , dont nos filets d'eau européens ne sauraient don-
ner la plus faible idée , déroulait dans la plaine ses im-
menses replis. Plusieurs milles séparent ses deux rives 5 et
lorsqu'au-delà de l'île Montmorency, ses deux bras se re-
joignent , ce n'est plus par milles , mais par lieues qu'il
faut le mesurer. L'Angleterre avec ses vertes cc^lines , ses
champs divisés comme les cases d un damier, ses chau-
jTiières , ses petites plaines et ses forêts pygmées , perd
toute puissance sur l'imagination en regard de ce paysage
immense et magnifique. Ici les fleuves ressemblent à des
mers^ les forêts défient la vue par leur immensité^ les
montagnes, échelonnées les unes au-dessus des autres,
présentent une infinie variété de formes et de couleurs, et
tous ces élémens pittoresques forment un ensemble qui
confond Timagination et la mémoire. Ces scènes gigantes-
(jues semblent trop vastes pour les facultés ordinaires^ et
lorsqu'elles ne sont plus sous les yeux , le souvenir est im-
puissant à reproduire la réalité. Il reste bien dans lame
limage confuse d'un immense tableau , riche de couleurs
ol de formes colossales , mais le spectacle est si nouveau et
bi démesuré, que l'émotion exclut lobservation , et que,
pour rallier ses souvenirs et raviver ses sensations , il faut
se replacer sur le lieu de la scène , tant la nature est ici su-
périeure àl'esjjrit de l homme= Rarement dans la vie j'ai
éprouvé à ce point le senlinieut de l'inlériorilé , et ce n'est
DAKS LE BAS-CV>'AUA. 1o5
pas une des moindres merveilles de l'Amérique, qu'un de
ses paysages m'ait ainsi contraint à reconnaître et à bénir
la puissance de Dieu. Mais je dois poursuivre le récit de
mon pèlerinage.
» La prudence nous commandait, avant de pousser plus
loin , de laisser notre équipage et de nous mettre à la dis-
crétion d'un guide , autrement nous aurions pu manquer
de gite pour la nuit et nous épuiser à chercher notre route
à travers les bois. A mesure que nous nous élevions dans
les montagnes, la scène que je vous ai déjà décrite deve-
nait plus distincte et plus imposante , au point que nous
découvrions à l horizon une chaîne de montagnes situées
dansl'état de Vermont. Poursuivant toujours notre pénible
ascension, nous Iressaillimes lout-à-coup au bruit d'un
fort coup de canon. Il était alors midi, et, nous tournant
vers Québec, nous pdmes voir distinctement une blanche
colonne de fumée s'élever de la citadelle. A cette distance
de plus de trente milles , le canon de la méridienne , qui
avait souvent éclaté à mon insu pendant mon séjour à
Québec , résonnait très-clairement à nos oreilles , et les
échos de la montagne en répercutaient le son avec violence.
Arrivés à la maison qu'on nous avait indiquée , nous y
fîmes une courte halte et un maigre repas. Heureusement
notre voyage n'avait pas été entrepris dans une intention
gastronomique , et si notre estomac eut à souffrir, nos veux
avaient été charmés au-delà de nos espérances. Notre hôte,
(jue nous fîmes appeler, s empressa de comparaître, es-
corté de sa femme et d'une demi-douzaine d'enfans. Après
une conférence soutenue, d une part en français canadien,
et de l'autre en anglais francisé, nous parvînmes, au mi-
lieu de la confusion de cinq ou six voix qui se disputaient
la parole et dont les tons élevés ajoutaient encore à l'ob-
scurité des deux jargons rivaux , à leur faire comprendre
106 ASPECT DE LA NATURE
le sens de nos questions. On nous donna un guide selon
nos désirs. Nous laissâmes à Thôte canadien noire voilure
et noire cheval , qui ne demandait pas mieux que de se
reposer, et nous nous dirigeâmes à travers bois jusqu'aux
chutes de la rivière Sainte-Anne.
M La chaleur, qui était devenue insupportable, ne nous
découragea point. Une fois engagés dans l'épaisseur du
bois, nous étions en sûreté contre les rayons du soleil.
Toutefois, l'air était lourd et étouffant ^ on ne sentait point
la moindre brise ^ les mousquites même se taisaient. Un
silence de mort régnait dans toute cette foret vierge ^ et
quelle forêt , grand Dieu ! Le sol est en général peu fer-
tile dans cette contrée , aussi les arbres y sont-ils moins
vigoureux que dans d'autres pays que j'ai visités. Néan-
moins ils étonnèrent encore mes yeux européens , peu fa-
miliarisés avec la puissante végétation des pays transatlan-
tiques. Ce qui caractérise les forêts de cette partie de
l'Amérique, ce n'est pas la beauté individuelle des arbres
pris isolément, ce sont des troncs élevés, peu garnis de
branche, et d'un aspect peu vivant; mais pénétrez dans
le cœur de la forêt, et vos impressions prendront un tout
autre caractère. Vous êtes entrés dans un sanctuaire. Au-
cun jour venant de droite ou de gauche, de l'avant ou de
l'arrière, ne vous avertit de l'existence d'un monde exté-
rieur. Transportez - vous dans la forêt du Hampsbire,
cherchez-en les parties les plus sombres , les plus secrètes
profondeurs, vous espérerez en vain d'y éprouver le même
sentiment. Je n'ai jamais désiré voir de plus beaux hêtres
que ceux du Hampsbire, et cependant ces arbres gigan-
tesques qui ne donnent à travers leur feuillage qu'une lu-
mière aussi douce que celle de la lune, ne peuvent vous
faire croire que vous soyiez au sein d'une forêt sans limites.
Des rayons y pénètrent par quelijue clairière. A chaque
DA>S LE BAS-CAJNAUA. 1 C'y
pas vous entrevoyez une hauteur, une route, une chau-
mière , un clocher qui vous rappellent le voisinage de
l'homme. Ici , au contraire , la nature règne sans partage.
Vous marchez sur un sol où la lumière du jour n'a jamais
pénétré \ les feuilles que vous foulez tapissent celte terre
depuis des siècles , et se couvrent chaque année de cou-
ches nouvelles. La forêt elle-même s'est renouvelée-, mais
le sol a toujours eu le même ombrage , et le même lit de
feuilles l'a toujours recouvert. Dans les profondeurs des
forêts de pins l'effet est encore plus profond-, la scène se
développe dans des proportions plus vigoureuses. L'om-
bre qui s'épaissit sous leur voûte obscure est d'une teinte
plus sombre encore , et lorsque le vent agite leurs cimes
et trouble par des bruits sublimes le silence solennel de la
forêt , notre ame comprend et parlage la pieuse supersti-
tion des premiers hommes , qui faisaient de ces retraites
profondes le séjour de la divinité. Le murmure des arbres
est bien une voix divine qui prend l'accent de la colère ,
de l'amour, au gré des terreurs ou des espérances du
cœur.
» Nous eûmes peu le loisir de nous livrer à ces émo-
tions religieuses , car le robuste jeune homme qui nous
servait de guide , n'était pas de nature contemplative. Il
allait à travers mille obstacles d'un pas si rapide et si as-
suré , que nous avions peine à le suivre. Nous arrivâmes
bientôt à un point extrême d'où notre vue plongeait, par
une pente rapide , dans un abime dont le fond échappait
à nos regards. Un bruit sourd, immense, semblable au
mugissement du tonnerre, s'en exhalait à de longs in-
tervalles. Nous arrêtâmes notre guide pour savoir de lui
par quel moyen il prétendait nous conduire au fond de
ce mystérieux abime. Nous étions à-peu-près certains
que ce n'était pas là le chemin du ténébreux empire.
lo8 ASPECT DE LA NATURE
mais nous n'étions pas fâchés d'avoir nos sûretés. Il était
évident, d'après le bruit que nous entendions , que la ri-
vière coulait au-dessous de nos pieds, et nous voulions
savoir si un faux pas ne pouvait pas nous précipiter
dans ses eaux furieuses. Notre guide eut bientôt dissipé
nos craintes en nous prouvant qu'il connaissait à mer-
veille la topographie de ces terribles avenues. Ce n'est
pas qu'il dût cette science si complète à son goût pour la
musique du torrent ou pour les émotions sublimes , mais
il l'avait acquise à la poursuite des vaches qui trompaient
quelquefois la vigilance de leur jeune gardien. La pèche
l'avait aussi attiré souvent dans les mêmes sentiers. Nous
allions descendre jusqu'au pied des chutes d'où le point
de vue était, selon notre guide, le plus favorable à l'ob-
servation.
» La rivière coulant entre deux bords escarpés, dans
une vallée profonde et très-boisée, il nous était impossible
de rien découvrir. Nous savions seulement à l'entraînement
de nos pas, que nous suivions une pente très-rapide. Nous
continuâmes ainsi quelque tems, sans rien voir autour
de nous , avant d'atteindre le niveau de la rivière , au-
dessus de ses chutes , et , arrivés à cet endroit, notre route
devint réellement périlleuse : elle n'offrait plus de simples
obstacles, mais de véritables dangers. Nous marchions,
non plus sur une pente rapide , mais sur la crête d'un
précipice où nous n'avions d'autre appui que des rochers,
des racines et des bruyères. On doit bien se garder, en
voyageant ainsi, de s'attacher aux branches des arbres, si
Ton tient à la vie de ses compagnons , car la branche que
l'on quitte va reprendre violemment sa place , en renver-
sant tout ce qu'elle rencontre. Cependant, comme nous
étions quelquefois réduits à recourir à ces appuis perfides,
nous étions obligés de nous tenir à dislance , et de laisser
DANS LE BAS-CANAIJA. 1 O9
prendre le pas à notre guide, qui , mieux exercé à ce ma-
nège, nous devançait souvent d'assez loin. Les cris que
nous échangions nous empêchaient de perdre sa trace.
L'écho les répétait en les redouhlant jusqu'au moment où
le hruit des cascades nous imposa silence en couvrant
toutes nos voix. Notre guide, qui disparaissait souvent à
nos yeux, s'amusait de nos terreurs et de notre embarras,
et les difficultés du terrain aggravées par le bruit des
chutes qui nous étourdissait , nous préparait, par de ter-
ribles épreuves , au plaisir qui nous attendait. Nous en
sortîmes cependant à notre honneur 5 nos mains et nos lia-
bits payèrent seuls les frais du voyage, par des accrocs et
des égralignures.
)) Enfin nous arrivâmes au bord de la rivière, préci-
sément au-dessous des chutes. Le magnifique spectacle
qui s'offrit alors à nos yeux aurait payé largement de plus
rudes fatigues. Nous étions en présence d'un vaste amphi-
théâtre, dont les cô'és étaient jusques au haut couverts
d'un riche feuillage; en face de nous, la rivière s'élançait
en deux bonds du milieu de la montagne dans les profon-
deurs de son lit ; des roches noires et des arbres au som-
bre feuillage brisaient l'eau dans le cours de sa chute , et
relevaient par leur contraste l'éblouissante blancheur de
l'écume. Un bassin, profondément creusé , recevait le tor-
rent qui s'abattait avec un bruit affreux, et formait mille
tourbillons jusqu'au moment où devenu plus calme, il re-
prenait un cours majestueux , et baignait de ses eaux lim-
pides les contours gracieux de ses bords. Nous le suivions
des yeux, dans les détours de la forêt où il allait bientôt
se perdre.
M Cette esquisse, tout imparfaite qu'elle est, peut vous
donner une idée de la scène qui nous plongeait dans une
horreur délicieuse. Mais aucune expression ne saurait dé-
I lO ASPFXÏ DE LA NAf ORÈ
crire dans leur richesse les beautés qui nous éblouissaient.
De longs rayons d une lumière qui se décomposait en filets
diaprés en passant à travers Técume des flots, et se reflé-
tant sur les collines opposées, donnaient à la moitié de cet
amphithéâtre un éclat magique. Les ombres que projetaient
les hauteurs voisines, la chute impétueuse de cette eau de
cristal , le mélange de la lumière et de l'écume plus bril-
lante encore , le bruit non interrompu de la chute , qui
semblait un concert de mille voix , tout contribuait à don-
ner à ce tableau un caractère de beauté surnaturelle. Pen-
dant que mon imagination peuplait cette vallée merveil-
leuse , et donnait aux voix dont les acceas frappaient
mon oreille , des formes qui flottaient devant mes veux ,
lorsque Tenthousiasme dont jetais saisi m'avait transporté
dans une sphère de poésie idéale, notre jeune guide, ras-
semblant toutes les forces de ses poumons pour se faire
entendre : « ^ oilà , me dit-il , un bon endroit pour la pê-
che des truites. « Cette pensée prosaïque , jetée au travers
de mes visions, chassa la brillante fantasmagorie que j'a-
vais évoquée , comme le son du cor fait rentrer au néant
les palais fantastiques. Je fus tenté un instant de pousser
dans labime le mauvais génie qui m'avait ramené si brus-
quement sur la terre. Ce malheureux enfant auquel man-
quait sans doute le sens métaphysique qui m'avait si bien
servi, venait d'apercevoir dans ma poche les instrumens
de pèche que j avais apportés, et il s en empara pour faire
la guerre aux truites , objet de son envie. Mon compa-
gnon et moi nous primes nos crayons pour essayer de
fixer sur le papier quelques-uns des points de vue qui
se disputaient notre attention ^ mais nos efforts nous pa-
rurent ridicules , et nous nous en vengeâmes sur nos cro-
quis qui attestaient trop visiblement notre impuissance.
» Cependant le soleil baissait à l'horizon , et notre Ca-
DANS LE BAS-CANADA. 1 î 1
niitlien nous avertit qu il était tems de son^jer à la retraite.
Comme nous ne paraissions pas disposés à céder à ses avis,
parce que nous étions curieux d'observer Teffet des om-
bres sur l'ensemble du paysage, il nous donna à entendre
qu'un plus long séjour devenait dangereux par l'immi-
nence d'un ouragan. La pluie, qui pouvait tomber par
torrens , et l'obscurité , nous auraient exposés à passer la
nuit loin de notre gîte et sous les coups du tonnerre qui
commençait à gronder dans le lointain. La prudence nous
commandait de quitter cette scène de féerie. Le soleil dispa-
rut avant que nous fussions hors des bois 5 et le crépuscule
aux teintes de pourpre colorait déjà la vallée et les mon-
tagnes , quand nous étions encore assez éloignés de notre
asile. Dans la partie nord-ouest du ciel, on voyait s'élever
l'un après l'autre dénormes nuages aux flancs noirs, qui
se groupaient en colonnes menaçantes. De loin en loin de
sourds mugissemens, redoublés par Técho des montagnes,
justifiaient les pressentimens de notre guide. Quelque tems
après notre arrivée, le ciel, entièrement voilé par les
nuages, et la pesanteur de l'atmosphère, annonçaient une
catastrophe prochaine. L'ouragan éclata tout à-coup avec
furie , et emporta du premier choc le toit d'une vieille
grange qui appartenait à notre hôte. De longs éclairs sil-
lonnaient la nue sans interruption , et faisaient du ciel une
voûte de feu. La vue était éblouie , et à chaque instant
nous étions forcés de fermer les yeux pour ne pas être
aveuglés. Ce tumulte des élémens jeta l'effroi parmi nos
holes, qui ne trouvèrent rien de mieux, pour conjurer
la tempête, que de se mettre en prières et d'inonder
leur demeure d'eau bénite dont ils avaient heureusement
une ample provision. L'ouragan s'apaisa bientôt, et la
frayeur de nos Canadiens s'élant dissipée avec l orage, ils
songèrent enfin à nous préparer un repas dont nos forces
112 ASPECT DE LA NATURE DANS LE BAS-CANADA.
épuisées avaient grand besoin. L'appétit assaisonna ce sou-
per, plus copieux que délicat 5 et , malgré l'odeur que le
bois de cèdre exhalait dans l'étroite enceinte où nous étions
emprisonnés, nous nous endormîmes d'un profond som-
meil, que les souvenirs de celle journée , où la nature s'é-
tait montrée à nous si menaçante et si sublime, peuplè-
rent de rêves fantastiques.
( Tait' s EcUjiburgh Magazine. )
STATISTIQUE
POLITIQUE ET FINANCIERE
DE
TOUS LFS ÉTATS DE L'EUROPE.
O^ a en général des idées très-fausses sur les divisions
politiques de l'Europe , sur le nombre de ses états et sur la
nature des divers gouvernemens qui les régissent. De
mauvaises compilations décorées du liom de géograpbies ,
sont la source de toutes ces erreurs. Il n'y a pas un seul
de ces livres qui ne décrive la petite république de Saint-
Marin , et qui ne donne pour le moins le nom et la capi-
tale des plus petits états de la confédération germanique ,
tandis qu on cbercbe en vain dans ces ouvrages la répu-
blique de Berne, qui est la plus grande de toutes celles
qui existent aujourd'hui en Europe , et qu'on n'y trouve
pas la moindre indication sur la république d'Andorre ,
dont la population est plus du double de celle de Saint-
Marin. Les vingt-six républiques de la Suisse sont repré-
sentées par presque tous les géographes comme ne formant
qu'un seul état, quoiquils les qualifient de confédéra-
tion^ titre qui indique assez l'union politique de plusieurs
états indépendans les uns des autres. Ceux même qui re-
gardent la Suisse comme composée de plusieurs états dif-
férens, n'en comptent que ving-deux, parce qu'elle est
partagée en vingt-deux cantons 5 mais les cantons d'Appen-
zell et d Unterwald sont divisés chacun en deux étals entiè-
rement indépendans 5 le canton des Grisons est divisé en
trois états différens, savoir : la ligne grise . la ligjie cadé.-i
II. H
IlZf STATISTIQUE POLITIQUE ET FiNANCrÈKE
et la ligne des dix juridictions . La Norwége , depuis 1 8 1 5^
n est pas une grande province de la Suède , mais bien un
royaume entièrement indépendant, qui na de commun
avec cette dernière que le roi qui la régit.
Que dirons-nous des différences énormes que présentent
en Ire eux les états de l'Europe considérés saus le rapport
de leurs gouvernemens. On cherche en vain dans nos
géographies , même les plus détaillées , une classification
méthodique des nombreux états qui composent l'Europe.
On se borne à les diviser vaguement en états monarchiques
absolus ou constitutionnels et en républiques ; mais ces
dernières offrent entre elles des différences aussi grandes
que celles que présentent les états monarchiques entre eux.
Les notions relatives aux grandes divisions politiques ei
géographiques de l'Europe , ne sont pas moins vagues ,
pour ne pas dire moins inexactes. On met la Russie dans
l'Europe septentrionale, lorsque, par son immense étendue ,
elle embrasse toute la partie orientale.
Notre recueil étant destiné non-seulement à propager
les faits nouveaux dont s'enrichit la géographie, mais encore
à rectifier toutes les erreurs que nous avons l'occasion de dé-
couvrir , nous nous empressons de publier l'article suivant
rédigé par M. Balbi, statisticien consciencieux et éclairé (i).
(i) Note de l'Ed. Durant les sept années que M. Balbi a résidé enr
France , sans comprendre les nombreux articles dont il a enrichi
plusieurs recueils périodiques , et spécialement la Revce BritaNxMqce,
ce savant a publié treize ouvrages remarquables sur la géographie et
la statistique , parmi lesquels nous signalerons son Essai statistique et
politique du royaume de Portugal et des Algai-ves, son curieux Atlas
Ethnographique du Globe , et son nouvel Abrégé de Géographie , mo-
nument prodigieux de savoir et de recherches, qui a enfin sorti la
géographie de l'ornière de la routine, et qui, à lui seul, a coulé à
son auteur plus de dix annéts de travail et dVludo. Nous regrellouj»
DE TOVS LES ÉTATS PE l'evIIOI'E. 115
Non -seulement il présente la rectification de plusieurs er-
reurs adoptées généralement comme des axiomes , mais il
offre le résumé de tout ce qu'on peut dire de plus nouveau
sur les divisions actuelles de l'Europe , sur le nombre de ses
états , et sur leur classification sous le rapport géographique.
et sous celui qu'ofl'rent les nuances de leurs divers gouvcr-
nemeîis.
Il est impossible de tracer , dit ce géographe statisliciei^
des divisions naturelles de l'Europe qui correspondent exac-
tement avec ses divisions politiques. Pour atteindre ce
but , il faut autant que possible se borner à trois ou quatre
grandes divisions. C'est aussi ce qu'ont fait presque tous
les géographes, quoique sans, beaucoup de succès-, ils ont
divisé l'Europe en trois grandes régions : méridionale ,
centrale et septentrionale ,• mais ce système est on ne peut
plus absurde-, car l'empire russe , qu'on place dans la der-
nière, pourrait tout aussi bien être rangé dans les deux
autres. Dès l'année i8i5 , nous avons senti finconvé-
nient de cette division , et nous avons proposé de partager
l'Europe en deux parties principales : Europe occiden-
tale et Europe orientale^ nous avons placé fempire
russe dans cetle dernière. Nous avons subdivisé la pre-
mière en septentrionale , centrale et méridionale , et
nous avons classé dans ces trois subdivisions tous les au-
tres états. Mais par la suite , réfléchissant mieux sur celle
division, et considérant que la Turquie d'Europe et les
républiques des iles Ioniennes et de Cracovie , appartien-
nent incontestablement à l'Europe orientale , nous n'avons
pas hésité à les classer dans cette division. En effet, le
vivement que le gouvernemenl français n'ait pas assez apprécié les
travaux de ce savant étranger, et quil l'ait laissé quitter un paj»
qu'il avait enrichi de tant de productions utiles.
n6 STATISTIQUE POLITIQUK ET FINAKClÈRE
centre du continent européen se trouve à une petite di-
stance à l'ouest de Varsovie. En tirant par ce point une ligne
droite du nord au sud , on a à l'est tout Tempire russe et
les trois états que nous venons de nommer -, une seule frac-
tion de l'empire ottoman dépasse la ligne de partage. Tous
les autres états de l'Europe restent à son occident , à l'ex-
ception delà moitié environ de l'empire d'Autriche et d'une
fraction de la monarchie prussienne. On peut donc sans
inconvénient adopter la division que nous proposons,
comme celle qui s'accorde plus que toute autre avec les
divisions politiques actuelles. La division proposée par
tous les géographes allemands en diffère entièrement. Elle
consiste à partager lEurope en cinq grandes régions , dont
trois alpines et deux maiilimes , subdivisées en douze
grandes contrées. Cette division, à laquelle d ailleurs on
pourrait reprocher quelques inexactitudes . est trop en op-
position avec les divisions politiques actuelles pour pouvoir
leur servir de base.
D'après ce que nous venons de dire , fEurope pourrait
être divisée de la manière suivante :
EUROPE OCCIDENTALE, SLBSiVISÉE E?f
Partie centrale, qui comprend l'empire d'Autriche , la monarchie
Irançaise , monarchie hollandaise , royaume de Belgique et les
confédérations germanique et suisse.
Partie méridionale , qui comprend les monarchies portugaise et espa-
gnole et la république d'Andorre, dans la péninsule hispanique ;
et les divers états de l'Italie.
Partie septentrionale , qui comprend les monarchies anglaise , norwé-
gieno-suédoise et danoise.
Elbope Orientale, qui comprend les empires russe et ottoman, et les
républiques des lies Ioniennes et de Cracovie , le nouvel état de la
Grèce et les principautés de Servie , Valachie et Moldavie.
En considérant l'Europe sous le rapport politique, elle
iToifre [)as moins de quatre-vingt-huit étais Irès-difl'ércns
DE TOUS LES ÉXAXS DE l'eLIIOPE. II7
mire eux, mais qui, à quelques exceplions près , sont tous
égaux sous le rapport de rindépendance politique. Les
géographes et les économistes les désignent souvent par
états du premier ordre , états du second et états du troi-
sième ordre ; classification basée selon eux sur les forces et
les ressources de ces états. Mais toutes ces classifications sont
très-vagues , pour ne pas dire inexactes, puisqu'il est impos-
sible de tracer la limite de démarcation entre cbacune de
ces trois grandes divisions. Il nous semble cependant qu'on
peut regarder comme assez exacte !a qualification de gran-
des puissances que l'on donne à la France, à l'Angleterre ,
à l'Autriche , à la Russie et à la Prusse , quoique celte
dernière soit bien inférieure aux quatre autres sous le rap-
port de la population , des revenus et des ressources.
On trouve dans les différens états de l'Europe presque
toutes les formes possibles de gouvernement , depuis le
despotisme le plus absolu jusqu'à la démocratie la plus
prononcée. Si l'on veut classer tous ces états d'après leur
gouvernement respectif, on peut les réduire aux Irois
classes suivantes, dont chacune cependant offre des nuances
très-variées. Il y a même des états qui se refusent à cette
classification , tel que le royaume Sarde , dont le gouver-
nement de la partie continentale présente les formes d'une
monarchie absolue , et le gouvernement de la partie insu-
laire celles des monarchies constitutionnelles. D'autres,
comme la monarchie prussienne , offrent des nuances si
délicates qu'on pourrait, avec autant de raison, les mettre
dans la piemlère série que les classer parmi les étals de la
seconde. Nous pensons cependant que l'on ne peut faire
aucune objection sérieuse contre la classification suivante
qui a obtenu les suffrages de plusieurs géographes et hom-
mes d élat.
1» AuTOCrwVTlES ou MONAllCHIES ABSOLUES. On (11
II?, STATISTIQUE POLITIQUE ET FIJNAîsClÈKF.
compte dix-huit, savoir : l'empirp ottoman, qui forme
une subdivision à part ; viennent ensuite Tempire russe
et le royaume de Danemarck proprement dit -, ceux d'Es-
pagne et des Deux-Siciles 5 le royaume sarde , à l'excep-
tion de la Sardaigne -, l'empire d'Autriche , à l'exception
de la Hongrie et de la Transylvanie -, l'état de l'Église -, les
grands-duchés de Toscane et d'Oldenbourg -, l'électorat de
Hesse; les duchés de Parme et de Modène en Italie-, les
principautés de Schwarzbourg-Sonderhausen en Allema-
gne , et celle de Monaco en Italie -, le landgraviat de Hesse-
Hombourg, et la seigneurie de Kniphausen.
Q." MoNAKCHIES LIMITÉES OU CONSTITUTIONNELLES. On
en compte trente-huit, savoir ; le Royaume-Uni, ou la
monarchie anglaise ; le royaume de France , ou la mo-
narchie française ; le royaume des Pays-Bas , ou la mo-
narchie néerlandaise; le royaume de Suède et celui de
Norwége, qui forment la monarchie norvégieno-suédoise ;
le royaume de Pologne , dont le souverain est en mémC'
tems empereur de Russie ^ les royaumes de Bavière , de
Wurtemberg-, les grands-duchés de Bade et de Hesse; le
duché de Nassau et la principauté de Hohenzollern-Hc-
chingen; la principauté de Neuchàtel dans la confédéra-
tion suisse-, tous ces états sont de véritables monarchies
constitutionnelles. Viennent ensuite la monarchie prus-
sienne, les royaumes de Saxe et de Hanovre j le grand-
duché de Saxe-Weimar -, les duchés de Saxe-Cobourg-
Gotha , de Saxe-Meinungen-Hildbourghausen et de Saxe-
Altembourg -, de Brunswick ; les principautés de Waldeck,
de Lippe-Delmold , Schwarzbourg-Rudolstadt, et Lich-
lenstein -, le duché de Lucques 5 les deux grands-duchés de
Mecklenbourg-Schwerin et Mecklenbourg -Strelitz; les
trois duchés d'Anlialt-Dessau , d'Anhalt-Bernebourg, et
d'Anhall-Kœlhen; les trois julucipaulés de Rcuss-Greiz,
DE TOUS LES ÉTATS DE l'eUROPE. 1 IgP
Reuss-Schleiz et de Reuss-Lobenstein-Ebersdorf. Nous
croyons qu'on pourrait ajouter à cette subdivision, non-
seulement le nouvel état de la Grèce , mais aussi les trois
principautés de Servie , de Valachie et de Moldavie , tri-
butaires de Tempire ottoman, et sous la protection do
l empire russe.
3° Républiques. On en compte trente-une. On peut
les subdiviser en deux classes : i° aristocraties , dans la-
quelle on doit comprendre les cantons suisses de Lu-
cerne, Zurich, Berne, Fribourg, Soleure, Bàle , Scbaf-
fouse et la république des Iles Ioniennes. ^"Démocraties ,
dans laquelle on comprend : Schwitz , Uri , Glaris , Zug ,
Appenzel-extérieur , Appenzel-intérieur , Bas - Unterwald ,
Haut-Unterwald, Saint-Gall, Argovie, Turgovie , Tes-
sin , Yaud , Genève , les trois lignes des Grisons et les dé-
curies du Valais, qui avec la principauté de Neuchâtel et
les autres républiques suisses sus-mentionnées, forment
la confédération suisse. Viennent ensuite : Andorre dans
la péninsule hispanique 5 Saint-Marin en Italie ; Ciacovie
en Pologne-, Lubeck, Francfort, Brème et Hambourg en
Allemagne.
En résumant ce que nous venons de dire , nous trou-
vons que l'Europe offre actuellement trois empires ; une
monarchie élective ecclésiastique \ dix-sept royaumes-, sept
grands-duchés 5 un électorat \ douze duchés 5 dLx-sept
principautés^ un landgraviat ^ une seigneurie et trente -
une républiques. Mais l'on doit faire observer que l'union
du royaume de Pologne à l'empire de Russie , et celle du
royaume de Norwége au. royaume de Suède , ne détrui-
sent pas leur qualité d'états 5 que le duc d'Oldenbourg n"a
pas encore accepté le titre de grand-duc que lui a accordé
le congrès de Vienne, non plus que l'électeur de Hcsse-
120 STATISTIQUE POLITIQUE ET FINANClÈrvE , ETC.
Cassel , ne prend le titre de grand-duc que dans les actes
relatifs au grand-duché de Fulda qu'il régit.
Nous ferons remarquer en outre que l empire ottoman
est aujourd'hui le plus ancien empire de l'Europe, puis-
que son origine remonte à 1 époque de la prise de Con-
slantinople en i453 , tandis que lempire russe ne date que
de 172 1 et celui d'Autriche de i8o4; que la France est la
plus ancienne des monarchies existantes, puisqu'elle date
de l'année 4^6; que l'Espagne, le Danemarck et l'Angle-
terre viennent immédiatement après ; que la Toscane est le
plus ancien des grands-duchés, et Brunswick le plus ancien
des duchés 5 que Saint-Marin est non-seulement la plus
ancienne des républiques , mais encore un des plus anciens
étals de 1 Europe ; que les républiques de Schwitz , Uri et
Unterwald subsistent depuis i3o8; que celle de Hambourg
est la plus riche et la plus commerçante, tandis que les
principautés de Lichtenstein et de Monaco , et la seigneurie
de Kniphausen sont les plus petits de tous les états euro-
péens.
Nous ajOut^?rons, comme appendice à cet article, le tra-
vail curieux que vient de publier récemment M. le baron
de Malchus , célèbre statisticien allemand, sur la situation
politique et financière de l'Europe en i83o ; et dans le-
quel il a suivi à très-peu de différence près le classement
que nous avons déjà proposé. Nous avons conservé scru-
puleusement les chiffres du savant allemand , pour laisser
à ce travail l'empreinte de son originalité ; si nous lui eus-
sions fait subir la moindre modification , il aurait pu per-
dre de son authenticité. Nous avons même laissé subsi-
ster les évaluations en florins du Rhin ; mais nos lecteurs
pourront facilement en faire la conversion en francs lors-
qu'ils sauront que le florin du Rhin équivaut à 2 fr. 16 c.
ETATi..
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ABSOLU
Empire russe ,000
Empire d'Auti'iche. »,ooo
Turquie d'Europe.. ,000
Monarchie espagnol(>ooo
Royaume des Deux, 000
Royaume sarde. . . . ,000
Monarchie danoise . ,000
État du Pape ,000
Grand-Duché de Toi,ooo
Hesse Électorale. . . ,000
Duché de Parme. . . ,000
Grand-Duché d'01d(,ooo
Duché de ]Modène.,ooo
Princip. de Hohenz-,000
Princip. de Schw.-S,ooo
Principauté de Hess, 000
CONSTITUTIOI
Monarchie française3.2 7o
Royaume de Suède., 333
Royaume de Norwé,378
Monarchie anglaise.J.Sèq
Monarchie prussicni^ooo
Royaume de Pologn,ooo
Monarchie portugais, 000
Royaume de Bavici,345
Monarchie néerlan(i,27q
Royaume de Hanov,,ooo
Royaume de Wurte,o83
Royaume de Saxe. .»,ooo
Grand-Duché de B&,2oo
Gr.-D. de Mecklenh,ooo
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61,620,000
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3 6
ETATS.
MOITAHSHIES
ABSOLUES.
Empire russe
Empire d'Autriche
Turquie d'Europe
Monarchie espapjnole
Royaume des Deux-Sicilcs
Rojaume sarde
Monarchie danoise
État du Pape
Grand-Duché de Toscane
Hesse Electorale
Duché de Parme
Grand-Duché d'Oldenbourg
Duché de Modène
Princip. de Hohenz-Signiaringen.
Princip. de Schw.-Sonderhauzen .
Principauté de Ilessc-Hombourg.
CONSTITUTIONNELLES.
Monarchie française
Royaume de Suède
Royaume de Norwége
Monarchie anglaise
Monarchie prussienne
Royaume de Pologne
Monarchie portugaise
Royaume de E.ivière
Monarchie néerlandaise
Royaume de Hanovre
Royaume de Wurtemberg
Royaume de Saxe
Grand-Duché de Bade
Gr.-D. de Mecklenbourg-Schwerin
375,174
I2,l53 ■;
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1,987
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9,476,000
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ÉTATS,
SLITE DES
lAOlTAUSHIES
COiNSTJTUTIONiNELLES.
Grnnd-Duclic de Hessc
Nouvel Étal de la Grèce
Duché de Brunswick
Gr. -Duché de Saxe-Wcimar
Duché de Saxc-Cobourg
Duché de Saxe-Meiningen. . .«, .
Gr. -Duché <le Meckl.-Sirelitz. . .
Duché de Nassau
Duché de Saxe-Alteijbourg
Principauté de Waldeck
l'r. de Rcuss ( branche cadette).
Pr. de Lippc-Delniold
Duclié de Luccpies
Pr. de Scliwarzbourg-Rudolstadt.
.\nhalt-Dessau
Aulialt— Bernbourg
Anhalt-Kothen
Pr. de Iji|)pe-Schauiid)Ourg
Pr. de Reuss (branche aînée). . .
Pr. de Hidieuidllern-Hechingen..
Pr. de Lichteusicin , ,
KÉPU-BLIQTTSS.
Confédération suisse
Iles Ioniennes
République de Cracovie
Républitpie de Hambourg
Répnbliipie de Lubeck
République de Francfort
République de Brème
République d'Andorre
République de Saint-Marin
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36,1
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54,000
57,600
76,718
145,000
56,992
57,500
38,900
33,5oo
25,5oo
34,100
14,900
5,800
696,3
2,037,000
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175,400
23,3
107,900
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137,700
6,7
46,5oo
4.3
32,200
3,2
57,800
3,772
3,488
3,476
3,093
3,170
2,2o5
4,ii3
4.695
2,572
2,742
3,835
7,632
2,999
3,593
2,600
2,233
2,833
4,016
2,980
2,1)00
2,926
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Provenant
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252,000
176,400
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36,000
DES IMPOTS
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459,000
786,434
2,8o5,ooo
5,861,060
3,089,000
2,245,951
1 ,180,000
900,000
700,000
2,967,434
725,000
480,000
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580,000
860,000
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852,000
540,000
276,000
240,000
168,000
70,000
2o,5oo
4,8o5,5oo
1,588,000
399,700
1,800,000
480,000
760,000
480,000
360,000
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11,426
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9,390
58
DU JOURNALISME EN ANGLETERRE
ET DE SES RESSORTS SECRETS.
La reine de l'Europe , on ne peut en douter, c'est la
presse ; elle a ses courtisans, ses caprices, ses iniquités, ses
ministres et ses palais. Elle a aussi , vous devez le croire ,
ses secrètes et mystérieuses intrigues 5 elle cède , comme
tous les princes , à la faveur et à la captation : à elle tout
l'apanage du pouvoir, mais aussi tout son ridicule. La
masse du public ne voit que les costumes et l'extérieur,
les processions des grands jours , le protocole et le ma-
nifeste. Les Procope et les Dangeau passent derrière le
rideau , s'insinuent dans les coulisses , se mêlent aux
comparses , observent le jeu des machines , et voient par
quelles misérables poulies, au moyen de quels papiers
peints et de quels artifices puérils tous ces grands effets
sont produits. Les intrigues de cour n'ont plus d'histo-
riens, parce qu'elles n'intéressent personne. Les intrigues
de journaux mériteraient de trouver des annalistes 5 mais
on recule devant cette tyrannie si puissante. On peut, en
se réfugiant dans un pays voisin , échapper aux atteintes
d'un roi et d'une cour ; mais la presse ! la presse ! où ne se
Irouve-t-elle pas ? où pourrait-on se tapir, pour se dérober
à ses coups ? Des milliers de plumes se meuvent en Europe,
et persuadent au peuple tout ce qu'il leur plait d'inventer
et de soutenir. Révéler les secrets du métier de journa-
liste, oser dire comment s'opère cette grande œuvre de
charlatanisme universel , c'est du courage eu vérité , c'est
presque de l'héroïsme.
n. 9
IQsG nu JOURNALISME EN AKGLETEIIRE
Nous allons le tenter cependant. Grâce à de mauvaises
lois et à de mauvaises habitudes, le charlatanisme est entré
dans toutes les actions et dans tous les mouvemens du jour-
nalisme ; le mensonge v domine. Agent de publicité et de
renseignement en apparence , il est devenu spéculation
mercantile exploitée par les audacieux et les habiles.
C'est en Angleterre que le charlatanisme des papiers
publics est porté le plus loin -, c'est là qu'une vaste et
scandaleuse organisation de corruption régit tout le sys-
tème de cette littérature à part et si influente sur les peu-
ples modernes. C est un commerce, c'est un impôt, ce
n'est plus une profession ni un movcn de répandre les
lumières. On s'associe pour faire un journal et en retirer
de grands bénéfices , comme des capitalistes s'associent
pour enlever les boues d'une capitale ou entreprendre le
péage général des routes. Il ne s'agit pas de talent et de
principes, mais d'argent, mais de capitaux, et des moyens
propres à les multiplier. Pour cela on s'adresse aux pas-
sions , on soutient un parti 5 mais la conscience , mais la
vérité, que deviennent -elles?... De tous les journaux
d'Europe, le plus remarquable assurément, c'est le Times.
Aujourd'hui son radicalisme véhément vous étonne. Eh
bien ! sous la surintendance des mêmes éditeurs, sous la loi
des mêmes propriétaires, il respirait le torvsme le plus
exalté , la haine la plus véhémente contre la France et les
principes libéraux , un respect aveugle pour tous les abus.
Ce journal nous prêche aujourd'hui le radicalisme , lui
qui, à l'époque où lord Wellington se trouvait en Espagne,
employait tant d'éloquence à placer le duc au niveau des
plus grands capitaines ; lui qui nous invita si vivement à
verser des millions dans la caisse du héros moderne. Au-
trefois ce journal nous suppliait, au nom de tout ce que
nous av ions de sacré , au nom de nos fils et de nos mères ,
ET DE SES UESSORTS SECKETS. 1 '>"
de seconder le ministère et de l'aider dans celte profusion
extravagante qui nous a placés sur la dernière limite de la
banqueroute. Aujourd'hui, c'est lui qui s'élève avec le
plus de force contre ce même genre de dépense, et qui
attise le plus ardemment celte flamme révolutionnaire (|ui
menace de nous consumer. D où vient ce changement de
langage et de pensée.'^ de ce que le Times est sans prin-
cipes. Servi par une remarquable sagacité , il tàte long-
tems, si je puis le dire, lopinion publique, temporise
jusqu'au moment où l'opinion incertaine suivra une roule
fixe et assurée 5 puis il se lance dans le courant, a soin de
se tenir à la tète du mouvement , et semble diriger les af-
faires publiques, tandis que, dans la réalité, il est traîné
à la remorque des idées populaires. Tel est le grand secret
de fabrication qui place le Times à la tèle de la presse
périodique. On pourrait citer plus d'un exemple de ce
machiavélisme au petit pied \ je me contenterai des faits
suivans, dont la vérité ne peut être contestée par per-
sonne.
Lorsque la question de l émancipation des catholiques
devint une question formidable , le journal dont nous par-
lons fut d'autant plus embarrassé pour se décider en
faveur d'un parti, que la plupart des fractions de partis
s'étaient mêlées et confondues. Après, une discussion
fort animée et qui ne donna point de résultat , il fut con-
venu que Ion attendrait , et que le Times ne parlerait de
l'émancipation irlandaise que deux fois par semaine, jus-
qu'à nouvel ordre. M. Barns partit alors pour l'Irlande,
sonda les esprits , découvrit , grâce à sa remarquable ha-
bileté dans ces matières, que l'avantage resterait infailli-
blement aux catholiques , et écrivit dans ce sens aux
propriétaires du journal. Aussitôt toutes les forces intellec-
tuelles dont le Times pouvait disposer se dirigèrent vers ce
128 DU JOURNALISME EN ANGLETERRE
point d attaque , et le journal habile parut renverser un
rempart déjà croulant , dont le premier il avait découvert
la faiblesse.
Telle est la constante tactique du Times, et celle de tous
les journaux qui veulent acquérir de la puissance. Ils ont
Tair de guider, et ils sont guidés. Ils ressemblent fort à
ces rasoirs dont parle noire poète satirique Pierre Pin-
dare (i), et que Ton ne fabrique pas pour qu'ils coupent,
mais seulement pour qu'ils se vendent. Le débit d'un jour-
nal est le seul intérêt qu'il offre à ses fondaleurs. Écrit au-
jourd'hui, publié demain, oublié après-demain, il n'a
pas d'existence réelle. Et qui a jamais entendu parler
d'un Journal-Monument ? Ses fautes on les pardonne sans
peine -, ses plus belles pages ne laissent pas une longue
trace.
Aussi le mot conscience est-il absolument étranger au
système qui dirige la plupart de ces publications. Dès qu'un
fait, même mensonger, sert leur parti, elles le donnent pour
vrai à leurs lecteurs. C'est ce qui arrive au Times mille
fois par année. Sans doute il feint de se rétracter ensuite \
mais l'effet est produit, le poison circule, le mensonge
passe pour vérité , et ceux qui lisent la rétractation sont
rarement les mêmes qui ont ajouté foi à l'assertion men-
songère. Cependant, diront les gens crédules , de bonnes
causes ont été plaidées, d'utiles principes ont été soutenus
par les journaux : c'est le Times qui, le premier, a fait
ressortir l'immoralité des mesures arbitraires du gouver-
nement anglais contre la reine Caroline. L'histoire de la
part que prit ce journal dans l'affaire dont nous parlons
vient à 1 appui de ce que nous venons de dire.
Quand la reine eut débarqué à Douvres, il était im-
(0 Le docteur Wolcott.
EX I>E SES KESSOE.TS SECRETS. 12^
possible de savoir si la mastse du peuple anglais se déci-
derait en sa faveur ou se rangerait sous la bannière de ses
ennemis. M. Barns fut encore envoyé en reconnaissance à
Douvres 5 il trouva le peuple fort irrité contre la reine Ca-
roline , et il se hâta d'écrire aux éditeurs que défendre
cette cause perdue, était impossible. Mais, après un voyage
de peu de jours en France, il repassa en Angleterre, et
trouva que le cours de l'opinion publique avait changé :
la défense de la reine , contre laquelle la morale publique
s'était d'abord élevée, était devenue une aflfàire de parti.
On s'insurgeait contre les ennemis de cette femme, non
pour la défendre, mais pour les attaquer et les abattre.
Alors parut dans le Times ce magnifique appel à la nation
anglaise. Alors tonna en faveur d'une femme outragée toute
l'éloquence des écrivains les plus habiles et les plus forts.
Sans le secours du Times , la reine ne serait point par-
venue à vaincre l'opinion publique soulevée contre elle ,
et à braver tout un ministère puissant qui disposait de,
millions pour l'écraser.
Il est inutile de parler d'un fait que tout le monde con-
naît, de ces rapports intimes qui se forment toujours entre
les distributeurs des grâces et les rédacteurs de journaux
puissans. Perry, lorsque les whigs triomphèrent en 1806,
obtint une place de 800 liv. sterl. par an. M. Waller fils,
propriétaire du Times , reçut, en i8o5, de la main des
ministres une pension de 600 liv. s-îerl. L'homme qui
passe le plus de tems aujourd'hui dans le cabinet de
Brougham est l'éditeur d'un journal du matin et le frère
d'un avocat qui a reçu de ce lord des faveurs très-lucra-
tives.
Mais, entrons dans l'officine même des journaux 5 nous
y verrons d'étranges singularités dont personne assurément
ne se doute. Un seul homme, par exemple, fait fabriquer
l3o DU JOLRJNALISME EN ANGLETERRE
SOUS ses yeux quatre feuilles de couleurs et de principes
opposés. Un autre, le roi de son métier (c'est M. Colburn),
publie à-la-fois The United Service Journal (i) , recueil
qui n a jamais dévié du torysme le plus pur 5 The New
Monthlj Magazine , dont les doctrines sont radicales-, le
Teins du Dimanche , qui adopte les principes du whig-
gisme \ le Journal de la Cour, qui pense comme tout le
monde ou comme personne -, et enfin la Gazette Litté-
raire, feuille toute commerciale , et dont le but unique est
de prêter une vogue d'emprunt à telle publication , et de
détruire ou d'entraver le succès de telle autre. Ainsi, des
mêmes presses jaillissent à-la-fois toutes les idées contra-
dictoires.
Le lieu du monde où l'on trouve le plus d'imposteurs
et de dupes , c'est peut-être le bureau d'un journal. Nous
avons, en Angleterre, un certain nombre d'hommes qui
n'appartiennent point à la bonne compagnie , et dont le
seul métier est de recueillir les nouvelles du jour. Rédac-
teurs à tant la ligne , il faut voir de quel étrange style ils
barbouillent leurs pages, et de quels scandaleux mensonges
ils chargent les colonnes des journaux qui leur sont livrés.
Tandis que les écrivains de talent sont victimes des édi-
teurs qui les paient peu, et qui exigent beaucoup-, ces
éditeurs , à leur tour, sont dupes des rédacteurs à tant la
ligne. Laquais hors de service , acteurs à la réforme, habi-
tués de taverne , tailleurs en banqueroute : incapables d'a-
voir aucune idée de la vie élégante et de salon , ils griffon-
nent à la hâte toutes les exagérations vulgaires et tous les
faux rapports qui frappent leurs oreilles. Ils vous donnent
pour un renseignement confidentiel un document pu-
blic et connu. Le propriétaire de l'Observer et de l'En-
(1) l'cuille consacrée exclusivement aux matières stratégiques.
ET DE SES UESSOKXS SECliETS. l3l
glishman , journaux du dimanche, a constamnuiil été la
dupe d un imposteur de cette espèce. Tous les samedis
soir il recevait une belle lettre , semblable aux dépêches
ministérielles, et dont l'adresse était chargée de tous les
titres que la vanité la plus exigeante pourrait demander à
ses correspondans. Sur un des coins de l'enveloppe, étaient
écrits ces mots , en très-gros caractères : secret et confi-
dentiel. L'auteur de la lettre offrait à l'éditeur, pour la
somme de cinq liv. sterl. seulement , une prétendue nou-
velle ministérielle. A peine ce trésor était-il entre les mains
de notre homme , il montait en toute hâte l escalier qui
conduisait au cabinet de son rédacteur, et lui montrait
avec orgueil la précieuse lettre du correspondant anonyme,
tt Mais, lui disait le rédacteur, tout cela était dans le Mor-
ning Chronicle y aujourd'hui même. On s'est contenté de
transposer quelques mots , et de remplacer telle ou telle
expression par une expression synonyme. » Le bon éditeur,
charmé de protéger un homme assez influent pour vivre
dans l'intimité des ministres , et d'assez bon goût pour lui
écrire sur papier vélin satiné, répondait qu'il ne fallait pas
décourager un correspondant de cette nature , et qu'une
autre fois , sans doute , les renseignemens qu'il apporterait
seraient d'une haute importance.
Que de scènes comiques de ce genre j'ai vu se passer à
Londres, dans presque tous les bureaux de journal ! Quel-
quefois les propriétaires de journaux, quand ils sont ha-
biles et roués, s'amusent à tirer profit de la vanité de
l'ignorance de leurs confrères. M. Thwaites , éditeur du
Morning Herald , est un fort honnête homme, dont les
manières sont communes, et qui confondrait aisément un
marchand de chevaux avec un héritier de la pairie. Le
propriétaire d'un journal du dimanche , espèce de Figaro
l32 DU JOURNALISME EN ANGLETERRE
sans principes, se promit d'exploiter à-la-fois les velléités
aristocratiques de M. Thwaites et sa crédulité de gobe-
mouche. Il se présenta à lui comme un fashionable prêt à
lui livrer sans réserve les secrets du boudoir et les arcanes
aristocratiques des plus nobles salons de Londres. Belle
trouvaille,! quelle mine à exploiter! quelle bonne for-
tune pour le Morning Herald, journal plein de préten-
tions de tous les genres! M. Thwaites enchanté, conclut
sans autre renseignement, un traité avec son fournisseur,
traité par lequel il s'engage à lui payer, à raison de cinq
guinées par semaine , tous les documens dont il pourra
disposer sur la vie des grands seigneurs et des grandes
dames , sur les bals à la mode , et sur les intrigues de la
cour.
Aussitôt le trompeur se mit à l'œuvre : ce ne furent
plus , dans les colonnes du Herald^ que descriptions élé-
gantes et poétiques de festins , de bals , de concerts -, noms
de grands seigneurs remplacés par des initiales et des étoi-
les \ peintures serai lascives et semi-prétentieuses ; articles
de modes et détails sur les amours de milord un tel et de
sa femme. Le narrateur de toutes ces belles choses trouvait
deux avantages dans le métier qu'il faisait. D'abord il ga-
gnait de l'argent d'une manière assez commode ; ensuite il
compromettait gravement son confrère , qui ne s'en dou-
tait pas. Un incident vint mettre un terme à cette splen-
deur de langage, et éteindre tout-à-coup l'emphase du
Morning Herald. Imaginez la sensation horrible qu'é-
prouva M. Thwaites, quand il décacheta la lettre suivante :
« Le duc de *** présente ses complimens à M. Thwaites,
et le remercie d'avoir bien voulu insérer son nom dans le
numéro d'hier. Il ne trouve point mal que les journaux
s'amusent à faire les descriptions les plus poétiques et
ET DE SES RESSORTS SECRETS. 1 33
même les plus mensongères des bals, des festins et des
cérémonies publiques ou privées qui donnent carrière à
l'imagination du rédacteur 5 seulement il a l'honneur de
faire observer à M. Thwaites, que le jour où, selon le
Morning Herald^ son excellence reçut à sa table cent
personnes de la plus haute distinction, son excellence, qui
vient de perdre sa mère, partait pour ses domaines, situés
dans le comté de Bedford. »
A peine la lecture de cette lettre était-elle achevée,
que le collecteur de nouvelles entra dans le cabinet de
M. Thwaites pour lui remettre la description d'un diner
non moins splendide donné par un autre duc.
« Dites-moi , demanda M. Thwaites à son Mercure ,
qui vous a donné les renseignemens que vous m'avez
fournis sur le diner du duc de *** .?
— Oh ! ce grand diner, ce dîner de la semaine dernière ?
eh mais!... c'est le duc lui même.
— Lui-même?
— Oui, le duc, voyez- vous ?... excellent garçon, mais
plein de vanité , qui se délecte à voir son nom imprimé
dans les journaux. C'est son bonheur, c'est sa vie : cha-
cun ses faiblesses. « Mon cher , me dit-il lundi dernier ,
w faites insérer ceci dans un de vos journaux , et je vous
» serai infiniment obligé. » Je me contentai de corriger
l'orthographe et la syntaxe , et son article parut tel qu'il
l'avait fait.
— Diable! s'écria fort doucement M. Thwaites, dont le
sang-froid est admirable , comment se fait-il que le duc
m'écrive la lettre que voici ? »
Et , sans colère , sans se troubler, il passa à son corres-
pondant l'épître fatale. Ce dernier, la prenant nonchalam-
ment , la lut , la jeta sur la table , et dit :
« C'est le duc qui se moque de vous.
l34 1>L' JULRJSALISME EN AJNGLETERRE
— Prenez vos huit guinées, monsieur, el que je n ei>-
tende jamais parler de vous. »
Notre coquin reprit son chapeau, mit l'argent dans sa
poche , remercia civilement M. Thwaites , et rentra chez
lui. Le lendemain , le journal dont il était propriétaire
publia la note suivante :
« Nous apprenons avec regret que le duc de *** vient
de perdre sa mère. On ne saurait trop s'étonner de l'im-
pudence des journaux , et du peu de crédit que le public
doit attacher aux récits que font quelques-uns d'entre eux.
Le Morning Herald prétendait avant-hier que ce même
duc de *** venait de donner un grand diner à ses amis ,
et cela le jour même de la mort de sa mère ! »
Tel est l'excès d'ignorance et de vulgarité qui souille
nos journaux les plus célèbres. Il n'y a rien que Ton n'ima-
gine pour en faciliter la vente et piquer la curiosité pu-
blique. Il y a peu de tems , un de ces détaillans de petits
articles et de nouvelles plus ou moins scandaleuses reçut
une somme considérable pour faire insérer dans le J^ourwa/
de la Cour un libelle contre la duchesse de Richmond.
La vérité , la décence étaient atrocement outragées par ces
calomnies. Le coupable fut poursuivi, condamné à la pri-
son et à l'amende. Mais, avant de mettre la mainà l'œuvre,
il n'ignorait pas le sort qui l'attendait , et il avait calculé
en homme habile le bénéfice net que devait lui rapporter
son infamie.
Souvent, il faut le dire, tout cela n'est que ridicule.
Dans nos journaux les mieux rédigés , on emploie comme
surnuméraires indispensables des jeunes gens tout frais
émoulus du collège , de pauvres Irlandais affamés , qui se
chargent des descriptions fleuries , des dissertations sur la
mode, et des narrations pathétiques. Il faut voir de quel
fibominable style , avec (juel absurde pathos tout cela est
EX DE SES RESSORTS SECRETS. 1 35
rédigé. Le mauvais goût se répand dans la nation : on
s'hahilue à celle pompe de mois , à celle diffusion , à ce
langage des femmes- de -chambre el des porliers.
Quelques journaux fondenl une parlie de leur succès sur
des vices et des travers. Ils prélèvent un impôt sur ce qu'il
y a de moins moral et de plus ignoble dans la société.
Ainsi deux journaux du dimanche , lObseivereX le BelVs
Life in London , s'adressent spécialement aux boxeurs,
aux parieurs, aux joueurs, à ce qu'on appelle en Angle-
terre, Vanneau (i) et la pelouse (2). Or, ce qu'il est cu-
rieux de savoir , c'est à quelle classe de la société appar-
tiennent ces héros de Vanneau et de la. pelouse. Avant que
deux boxeurs entrent en lice , on fait ce qu'on appelle
une bourse destinée à recompenser le vainqueur. A cet
enjeu primitif viennent se joindre les paris des amateurs
de boxage, qui doublent et quelquefois triplent la somme.
Souvent celle première masse est de cent cinquante ou
deux cents livres sterling. On ne se doute guère de la
source immonde d'où cet argent découle.
Les escrocs de Londres , organisés , associés , protégés
par des maîtres d'auberge et par des officiers de police,
ont coutume de se réunir dans ces auberges mêmes que
tout le monde connaît , et qui se nommenljlash-houses.
Les propriétaires de ces lieux de débauche et de recel savent
qu'après un combat entre deux boxeurs célèbres , leurs
habitués reviennent toujours chargés de dépouilles puisées
dans les poches des spectateurs et des badauds. Ils savent
que tout ce gain coupable sera dépensé dans leurs tavernes ,
(1) TlieiHng, ceux qui s'occupent spécialement de l'art de boxer
et qui parient pour ou contre tel boxeur célèbre.
(2) The turf, ceux qui s'occupent de courses de chevaux et en foni
un objet d'étude el de spéculation spéciales.
l36 DU JOURNALISME EN ANGLETERRE
et rentrera définitivement dans leurs caisses. Aussi font-ils
les premiers frais de l'enjeu, et c'est à eux seuls qu'est due la
continuation de cette coutume. L'art du boxeur tomberait
dans le discrédit faute d'argent pour le soutenir, si la
grande corporation des voleurs de Londres n'était là pour
en soutenir l'honneur, et si deux ou trois journaux ne ser-
vaient de toutes leurs forces les intérêts de cette honora-
ble compagnie. Ajoutez à cela que, non -seulement l'issue,
mais chacun des événemens du combat sont toujours connuiv
et préparés d'avance. Les adversaires , assis à la table de la
taverne, arrangent scientifiquement tous les événemens
du drame; c'est la répétition d'un pas de ballet. L'un doit
recevoir le premier coup; l'autre doit, à son tour, céder
un moment à son adversaire. Celui qui se soumet à la dé-
faite doit recevoir telle et telle somme d'argent stipulée d'a-
vance. Il y a peu d'années , un boxeur, qui tenait à sa
gloire , ne voulut pas se soumettre à ces arrangemens, et
menaça ses partners de divulguer leurs secrets. Il s'agis-
sait d'une lutte corps à corps, et il avait été convenu que
les deux athlètes ne se porteraient point de coups à la tête.
Le pauvre boxeur périt assommé par son adversaire , qui
le frappa de son gantelet au milieu du front.
Voilà par quelle route bizarre et souterraine s'établis^
sent et se conservent les rapports les plus incroyables entre
la fange de la société et les journaux , organes de la civili-
sation. Une feuille publique s'est établie récemment à Lon-
dres , sous le titre de Notre Age. C'est le journal favori
des Clubs , et sinon le plus répandu , au moins le plus
avidement lu de tous les journaux. Il vit de personnalités,
d'indécences. Le scandale des maisons de jeu et l'intérieur
des familles , les révélations de la calomnie ou de la médi-
sance sur des personnages célèbres remplissent ses pages ,
qui trouvent de si nombreux lecteurs. Mais pourquoi blà-
ET DE SES RESSORTS SECRETS. 1 87
mer ce journal ? c'est le public qu'il faut blâmer : l'^ge
mourrait de sa mort naturelle , si les vices qu'il caresse et
qu'il flatte n'étaient pas répandus dans la masse.
Écbos de toutes les opinions populaires , de tous les
sentimens qui circulent dans une nation, les journaux sont
loin d'exercer la haute et souveraine influence qu on leur
attribue. Je les regarde comme des flatteurs publics , et
voilà tout. Celui-ci cajole les vanités de la bourgeoisie ;
celui-là caresse l'ambition et l'envie des radicaux. A cha-
que feuille répond , non-seulement une classe d hommes,
mais une classe de vices. Rien de plus amoureux de titres,
rien qui veuille ressembler à la noblesse comme un bour-
geois parvenu. Chez les femmes et les filles des aider jiien ,
dans les familles des commerçans enrichis, ou des af ïo/vzeji
qui ont fait fortune et acquis de la célébrité , le désir de
savoir les nouvelles de la cour et de s'assimiler à elle est
une véritable maladie. Servez ce petit caprice d'amour-
propre , apprenez à la femme du négociant comment était
fait le corsage de M""' la marquise , au dernier bal qu'elle a
donné , accompagnez votre texte de gravures et de musi-
que : vous aurez un succès comparable à celui du Journal
de la Cour.
Il faut le dire cependant, à l'honneur des classes moyen-
nes en Angleterre , le succès de cette spéculation sur la va-
nité a des bornes assez restreintes. C'est précisément le
Journal de la Cour qui a le moins d'abonnés de tous les
journaux hebdomadaires 5 et le Tf'eeklej-Dispach , jour-
nal sans prétention , mais plein de bon sens et de documens
utiles, a trente-trois mille trois cent cinquante abonnés : le
Times n'en compte que treize mille trois cents. Ces trente-
trois mille trois cent cinquante abonnés d'un journal qui
ne jouit pas d une haute célébrité littéraire , sont une sin-
gularité fort digne de remarque.
l38 Dl JOIRNALISME EN AKGLETEKKE
Ne croyez pas que le chiffre du timbre corresponde
exactement au chiffre des abonnés ; la fraude s'est intro-
duite jusque-là. Presque tous les journaux en réputation
font timbrer un nombre de feuilles beaucoup plus consi-
dérable que celui quils jettent dans la circulation. Les
feuilles timbrées qui leur restent sont revendues à perte
aux journaux de province, et le public est trompé , ainsi
que le gouvernement, sur la circulation réelle du journal.
Un changement s'est opéré depuis près d'une année
dans la sphère du journalisme anglais. Autrefois les jour-
naux du dimanche , ne s'adressantqu'à la classe laborieuse,
qui ne pouvait lire les journaux quotidiens, n'étaient,
pour ainsi dire, que des tableaux analytiques, des som-
maires arides, destinés à l'instruction superficielle du bas
peuple. Depuis les derniers événemens, et surtout depuis
la révolution de juillet en France, une nouvelle classe
d'abonnés s'est emparée des journaux du dimanche . et
leur a donné une impulsion beaucoup plus littéraire,
plus réellement intellectuelle que ne l'est celle des pa-
piers publics qu'une vieille célébrité environne. Le Spec-
tateur^ l Atlas et l Athénée, sont rédigés avec une indé-
pendance et un talent bien rares. Comme leurs frais sont
peu considérables , ce ne sont pas seulement les spécula-
teurs en Hbrairie qui entreprennent ces publications, dont
le mérite augmente tous les jours.
Le Morning Chronicle , naguère le premier journal
de l'Europe , dirigé encore aujourd'hui par le plus habile
de nos éditeurs , est tombé bien au-dessous des feuilles pu-
bliques qu'il dominait autrefois. Cette chute est due au
peu de talent de quelques rédacteurs secondaires et à la
négligence des rédacteurs en chef. Pour se procurer des
nouvelles fraîches de l'étranger, les frais d'estafettes et de
courriers sont énormes, et les principaux journaux de Lon-
ET DE SES RESSOtVTS SECRETS. 1 3g
(1res élaienl convenus d'en partager la dépense par frac-
tions égales. Long-tems on ne reçut de France aucune
nouvelle digne d'intérêt , et le Morning Chronicle , fa-
tigué de payer une somme considérable pour ne rien ob-
tenir, se retira de la souscription. H jouait de malheur :
on était précisément à la veille de la révolution de juillet.
Pour fonder ou pour conduire un journal qui a du
succès , il ne faut pas un génie éminent ou une grande
force de pensée \ mais de la sagacité dans les vues , un tact
fin et beaucoup de superficialités brillantes. Il faut surtout
connaître son public et le saisir , le harponner, pour ainsi
dire, dans sou endroit sensible , et le traîner ainsi à la re-
morque du charlatanisme. Le talent philosophique et la
sainteté de la conscience, la haute poésie et la beauté du
langage serviraient à peu de chose dans ce métier. Cer-
tains articles de M. Black , insérés , comme articles de
tête^ dans le Morning Chronicle , sont des chefs-d'œuvre
de style et de pensée : mais par leur force même et leur
consciencieuse profondeur, ils n'ont pas peu contribué à la
décadence de cet ouvrage périodique. Personne mieux que
lui ne sait remonter d'un fait spécial à une généralité sys-
tématique. Dans aucune tête les faits ne se trouvent classés
avec un ordre plus lumineux , plus systématique et plus
naturel. Eh bien ! ces articles si remarquables , personne
ne les a lus , et ils ont ennuyé le bourgeois. Lisez au con-
traire les articles si renommés du Times-, la diction en
est magnifique , la véhémence entraînante et le sophisme
plausible. C'est là tout ce qu'il faut. Émouvoir les pas-
sions, remuer les intérêts , faire marcher les préjugés en
rang de bataille et les conduire au combat : telle est la
science du Times. En cela , il est le premier journal de
l'Europe. Dénué de philosophie , n'offrant jamais au lec-
l4o DU JOURNALISME EN ANGLETERRE
teur des pensées nouvelles ou des matériaux de pensée ,
il triomphe , appuyé sur cette force d'argumentation , sur
cette dialectique éloquente , sur cette puissance de mots ,
sur cette grande et vigoureuse rhétorique , la seule qui ait
succédé à la faconde de la tribune antique, et qui ait hé-
rité de son influence. Avec d'excellens articles, le Mor-
ning Chronicle est le pire de tous les journaux de Lon-
dres; avec des articles détestables ou superficiels, le Times
est le meilleur de tous.
Pour achever de dévoiler les arcanes du sanctuaire , il
faudrait reproduire ici les rapports du journaliste rédac-
teur en chef et du journaliste subalterne , de l'éditeur et
du reporter , des propriétaires et des gens de lettres in-
féodés au journal. Un homme attaché à un journal de
Londres est , en général , plus complètement esclave qu'un
nègre des Antilles. Point de considération, nuls égards,
rien qui élève l'homme de lettres au-dessus du dernier
mercenaire. Cet homme qui , après tout , est le lévite du
sacerdoce intellectuel , n'est aux yeux de ceux qui l'em-
ploient qu'un ressort vil , une roue sans valeur lorsqu'elle
ne tourne pas , une chose et non pas un être vivant. En
juillet i832, un homme de lettres attaché à l'un des pre-
miers journaux de Londres, revenait du spectacle, où il
avait été d'office assister à la représentation d'une pièce
nouvelle, et rentrait avec bonheur dans sa famille, lors-
qu'il trouva sur la table de son cabinet un billet conçu en
ces termes :
« Mon cher monsieur , j'ai besoin de vous voir au bu-
reau avant minuit. »
L'homme de lettres se rend à cette injonction laconique.
« Monsieur, lui dit l'éditeur, voici quarante livres ster-
ling sur cette table ; une chaise de poste est à ma porte ,
EX DE SES RESSORTS SECRETS. 1 /j I
partez pour Falmoulh à l instant même. De là vous vous
rendrez à Oporlo. Tâchez de rejoindre les rédacteurs du
Times et du Héraut. Allez.
— Mais , monsieur , si votre lettre eût ("ait mention de
tout cela, j'aurais pu prendre mes mesures, faire mes
adieux à ma famille, terminer quelques arrangemens do-
mestiques, et prendre au moins mon porte-manteau.
— Un domestique peut l'aller chercher.
— Mais pourquoi celte précipitation? Mon bureau est
ouvert, mes pupitres ne sont pas rangés, tout est en dé-
sordre chez moi.
— C'est assez, monsieur; si cela ne vous convient pas,
vous n'avez qu'à le dire. »
Le pauvre homme de lettres , comme l'apothicaire de
Roméo, dans Shakspeare, fut obligé d'en passer par-là. Ce
n'était pas sa volonté, mais sa faim qui consentait. Rien
de plus commun que ces scènes dégradantes , rien de plus
avilissant et de plus cruel pour l'homme de lettres.
Telles sont les misères de la presse. Voilà quelques-uns
des élémens immondes qui fermentent dans cet immense
égoût, réservoir de lumière et d'erreur, de documcns
faux et de renseignemens précieux. C est souvent un Nain,
c'est un Thersite qui font mouvoir ce levier du monde. A
la lète de quelques-uns des meilleurs journaux anglais se
trouvent aujourd'hui d'anciens rédacteurs à tant la ligne ,
véritables manœuvres qui ne connaissent de la littérature
que le métier. Si l'on réunissait en un bataillon tous les
sots, tous les fripons et tous les faiseurs de dupes qui coo-
pèrent aux journaux anglais, on serait étonné de voir entre
quelles mains se forme cette grande colonne lumineuse qui
marche à la tète de la civilisation.
Par eux le présent est remué ; ce sont eux qui boiile-
n. lo
1^1 DU JOURNALISME F.N ANGLETERRE, ETC.
versent l'avenir. Les mensonges des feuilles publiques dé-
cident du repos des princes , afifermissent ou renversent les
trônes, font naître ou apaisent les révolutions. Où est
l'aristocratie? où est la royauté? où est la foi? où est la
liberté? nulle part ailleurs que dans les journaux. Un
homme à un sou la ligne , avec une fausse nouvelle , va
influer sur les fonds publics de la France, de Tllalie, de
l'Angleterre et de la Russie. Une puissance qui s'adresse à
toutes les niaiseries du lems , à tous les badauds de l'Eu-
rope , est une puissance sans égale.
(Metropolitan. )
GEORGES DE LINDSAY.
De tous nos senliraens, le premier à naitre et celui qui
s'éteint le plus tard , celui dont la réalisation nous fuit
avec le plus de persévérance, c'est le besoin d'être aimé.
Notre amour-propre nous dit toujours que les marques
daÊfection dont on nous comble restent encore au-dessous
de nos mérites. Ce reproche , que du fond de notre ame
nous adressons à tout ce qui nous entoure , nous le subis-
sons aussi ^ comme si un penchant inévitable contraignait
chacun de nous à porter en lui-même une puissance d af-
fection que rien ne peut satisfaire, à payer d'ingratitude
quiconque nous aime , et à voir les objets de notre amour
méconnaître à leur tour notre affection la plus sincère.
Le récit suivant offre un singulier exemple de cette dis-
position devenue faiblesse et maladie. C'est une narration
vraie, mais étrange.
Chez 1 homme dont je vais parler, ce besoin d'être aimé
avec ardeur, avec passion , était le seul sentiment qui eût
de la force : inquiète et impérieuse maladie qui le rendit
vicieux et coupable, déprava une ame naturellement bonne,
produisit tous les effets que le libertinage et le défaut de
principes causent ordinairement, et plaça une tombe dés-
honorée au terme d'une carrière misérable et douloureuse.
La famille de Lindsay était ancienne et opulente. Très-
jeune il resta orphelin. Peu d'avantages extérieurs le dis-
I,/|^ GE0P.GE5 DF. LINDSAY.
tinguaient; mais il avait de l'esprit , le désir de plaire, une
délicatesse exquise de goût : et bientôt Télégance de ses
manières fit oublier sa disgrâce naturelle. A Tâge où la
plupart des jeunes nobles ne se distinguent de leurs
semblables que par Téclat de leurs folies , leurs pertes au
jeu, la beauté de leurs cbcvaux ; Ruppert de Lindsay,
membre du Parlement , bomme à bonnes fortunes et
homme d'esprit , était un objet d'envie universelle. Il
avait pensé (folie singulière) que cette supe'riorité ac-
quise deviendrait pour lui un gage de bonheur et capti-
verait l'afFeclion générale. Tous les regards étaient fixés
sur lui ; plus d'une femme pensait au jeune Ruppert ; les
journaux répétaient son nom , et il n'était pas heureux. Il
aurait voulu être aimé pour lui-même, comme il le disait.
C'étaient son rang, sa fortune, ses talens, qui lui valaient
ces brillantes conquêtes, dont un autre aurait été fier.
Telle femme n'aimait en lui que l'homme à la mode.
Telle autre ne l'écoutait que par coquetterie et pour
éveiller l'attention jalouse d'un autre amant. La vanité ,
la léféreté, l'étourderie , occupaient tant de place dans
toutes ces âmes, que le pauvre Ruppert de Lindsay,
après mille découvertes de ce genre , devint le plus misan-
thrope , le plus triste et le plus malheureux des hommes.
Sans doute il avait acquis dans ses expériences la connais-
sance du monde , c'est-à-dire celle des vices humains.
Mais, hélas ! que cette connaissance est amère et chèrement
achetée! comme elle glace et pétrifie le cœur!
Je le connaissais : j'allai le voir, peu de tems avant son
départ pour le continent ; c'était un homme profondénu-nt
malheureux-, une fièvre de mélancolie paraissait dévorer
son intelligence et absorber ses facultés. Après cinq ans
passés dans les diverses cours d'Europe , je le retrouvai ,
mais complètement changé ; cet esprit irritable s'était calmé
GEOtlOEb DE L1M)SA\. lf\S
Cil S endurcissant. Il y avait, si je puis le dire, quelque
chose d'indomptable dans celte pensée que lusage du
monde avait desséchée et flétrie. A son indignation contre
les vices de l'homme , avait succédé le mépris pour lu
faiblesse humaine. Il avait réduit en système lart de gou-
verner ses passions et d'exercer de l'influence sur les pas-
sions d'autrui. Quelques mouvemens honnêtes avaient
survécu à ses principes détruits -, quelques impulsions
généreuses , à sa moralité ébranlée. Vous pouviez encore
vaincre l'égoïsme qui constituait le fond de sa vie , en vous
adressant non plus à sou équité ou à sa raison , mais à son
humanité. Il approchait de la trentième année, et, comme
la plupart des hommes doués de talent , il commençait à
se retirer du monde dont le fracas l'avait séduit^ sa seule
ambition, son seul désir, c'était de plaire aux femmes.
L'affection unique et profonde qu il avait toujours cher-
chée , et qui lui offrait une si douce perspective de
bonheur, il espérait encore l'atteindre. La passion se mêla
enfin aux sentimens frivoles et capricieux qui l'avaient
toujours occupé.
Dans un petit village situé près de Londres , demeurait
une famille anabaptiste composée de personnages très-
dissemblables. Le père , Ebénézer-Ephralm , faisait le com-
merce , passait pour un saint et trompait religieusement
ses pratiques ^ James , son fils , joueur , ivrogne et boxeur,
avait tous les défauts et toutes les qualités opposés à
ceux de son père. Marie , fille d'Ebénézer , jeune ange ,
dont lame et la beauté étaient pures et chastes comme son
nom ^ étrangère à la pensée même du vice j douée d'une
grâce innée et d'un amour ingénu pour tout ce qui len-
tourait , semblait répandre au milieu de la tristesse et de
l'austérité de cette maison , je ne sais quelle lumière , je
ne sais quelle clarté angéliquc et quelle chaleur bienfait
1^6 GEORGES DE LIKDSAY.
santé. Elle était tendre plutôt que vive , et gracieuse plutôt
que mélancolique-, c'était dans ce cœur innocent que ré-
gnait la sainteté qu'Ebénézer affectait.
La veuve ou la femme d'un lieutenant irlandais ( ici la
chronique n'indique pas positivement sous quel aspect cette
dame s'offrit à Ruppert) n'avait point été insensible aux
agrémens du jeune homme. Elle habitait le même village
où résidait Ebénézer Ephrajm 5 et Ruppert , dans une de
ses visites à l'Irlandaise , eut l'occasion d'apprécier miss
Warner 5 tel était le nom de famille d'Ephraïm. A la vue
de cette jeune fille, si modeste et si pure, le cœur de
Ruppert fut ému -, il n'oublia rien pour charmer une
enfant sans expérience , dont le cœur ne s'était pas éveillé
encore-, et qui, par fingénuité même qui la distinguait,
lui offrait une proie facile. Quelle voix , quels conseils au-
raient pu protéger la pauvre Marie et la mettre en garde
contre le danger qui la menaçait ? Son frère et son père ,
l'un , avec sa croyance fanatique et son hypocrisie habi-
tuelle ; l'autre , avec ses habitudes de débauche , ne pou-
vaient ni gagner son affection , ni la garantir contre un
tel péril. Tout ce que la nature avait mis de louable
dans le cœur de Marie, tout ce dévoùment, tout cet amour,
trésor caché qu'elle n'avait pas soupçonné elle-même , se
développa spontanément. Que Ion ne s'étonne donc pas si
l'expérience du séducteur , sa vieille habileté , l'élégance
de ses manières , toute la puissance en un mot dont il dis-
posait et qu'il mit en usage , triomphèrent de la jeune fille
et frappèrent le but qu'il s'était proposé d'atteindre. Bientôt
il eut sur ce cœur trop naïf pour soupçonner le mal, une
autorité et une influence dangereuses j pour la première
fois, Marie éprouva le bonheur de se sentir aimée. Dans
toutes ses promenades , c était Ruppert qui l accompagnait.
C'était sa voix qu'elle écoutait, comme la plus douce des
GEORGES DE LINDSA.Y. 1 ^']
harmonies. Comnienl aurait-elle résisté à des accens si pé-
nétrans et si purs? à ce ton respectueux et suppliant? à
cette grâce respectueuse et pleine de charme ? Un mois se
passa ^ et lorsque la jeune fille descendit dans son propre
cœur, elle put enfin y lire tout l'amour que Ruppert lui
avait inspiré.
Quant à lui, tout coupable qu'il pût être, un reflet
d'innocence purifiait son ame et répandait autour de lui
comme une atmosphère de vertu. Des mois se passèrent
ainsi 5 et , disons-le à la louange de Ruppert , il n'abusa
pas d'une situation que son défaut de moralité avait pré-
parée et devant laquelle son humanité recula. Enfin il
était donc aimé , ardemment aimé , aimé pour lui seul !
Marie , en se livrant à un penchant involontaire , ne s'était
pas même doutée de sa faute , ni de son danger. Le voilà ,
ce cœur si long-tems cherché , ce sentiment pur et vrai ,
dont l'existence même était un problème pour lui !
Lorsque Ruppert se trouva obligé d'aller visiter ses do-
maines , où l'appelaient des affaires urgentes et embarras-
sées, il savoura tout le délice de cette passion ingénue.
Que de larmes dans les yeux de Marie! que de tendresse
dans ses adieux 1 comme sa confiance était entière ! De
Lindsay fut profondément touché 5 jamais les femmes du
monde, qui avaient accueilli ses hommages par viftiilé, ne
lui avaient prouvé cette affection délicate et profondément
sentie.
Depuis le départ de Ruppert , Marie , chaque jour, al-
lait chercher à la poste une lettre , celle qui contenait tout
le secret de son cœur, tout le bonheur de sa vie. Tous les
jours elle revenait heureuse et s'enfermait pour lire la
lettre de Ruppert. Mais je me trompe 5 il y avait dans
la semaine un jour, un seul, qui ne lui apportait pas cette
7^8 «,E(>RGF,S nr. 1 IMISAY.
volupté; c'était le lundi (i). Ce jour était pour elle uu
jour funèbre , une époque malheureuse et vide qui ne
marquait pas dans son existence.
Ne croyez pas qu elle essayât de lutter contre ses senti-
mcns ; elle aimait comme elle vivait , lisant le peu de livres
que Ruppertlui avait laissés , se promenant dans les allées
qu'il préférait, passant devant la maison quil avait habi-
tée , et se plaisant à lever les yeux vers la fenêtre qu'il ou-
vrait tous les matins.
Quant à Ruppert , qui avait vécu sur le continent aA^ec
le luxe d'un prince moscovite ou d'une danseuse émé-
rite, il découvrit un peu tard que le meilleur moyen de
faire profiter ses terres et fleurir ses domaines n'est pas
de s'engager dans de lointains voyages. Comme il n'avait
pas une foi aveugle dans la probité d un intendant ni dans la
surveillance active d'un fermier, il se vit forcé de consa-
crer à lentretien de sa propriété un soin et une vigilance
qui absorbèrent tous ses instans. Grâce à cette attention
soutenue, il acquit une impopularité complète -, et lorsque
ses voisins s'aperçurent que la présence du maître avait
fermé le parc , condamné les routes qui leur servaient de
points de communication , forcé les chasseurs de respecter
les faisans et les daims , établi une sévère économie dans
tout ce qui se rapporte aux finances du château , ils furent
d'un avis unanime sur le compte de Piuppert , et le détes-
tèrent cordialement.
Cette vie laborieuse , et le sentiment de l'aversion géné-
rale dont il était l'objet , fatiguèrent notre héros sans le
rebuter. Un jour que la coupe d'une forêt avait réclamé
(i)Lcs lettres mises à la poste le dimanche, ne partent qne le len-
demain.
sou inspection , cl qu'un brouillard tout anglais l'avait pé-
nétré de son humidilé malfaisante, il rentra au château ,
mouillé, harassé, en proie à une fièvre qui ne tarda pas
à prendre un caractère sérieux. Trois semaines s'écoule-
ront 5 et, après avoir été à la mort, il retrouva , grâce aux
soins du médecin le plus célèbre du canton , ou , si l'on
veut , en dépit de ses soins , l'usage de ses sens et de sa
volonté.
(( Dicky, dit il à son valet-de-chambre , donnez-moi les
lettres qui m'ont été adressées depuis ma maladie, m
Un monceau de papier satiné , de cachets noirs et rou-
ges, d'armoiries soigneusement empreintes sur un« cire
éclatante , de petits billets sans enveloppe , d'énormes
lettres ministérielles, s'éleva bientôt sur la table placée
auprès du lit de Ruppert. Cousins de province qui se
rappelaient à son souvenir-, employés de bureaux qui
réclamaient ses bons offices pour obtenir une gratifica-
tion ; femmes délaissées qui exhalaient leurs regrets sur
papier superfin 5 fournisseurs qui prenaient la liberté
d'envoyer une petite note , que sans doute M. Rup-
pert avait oubliée; fashionables qui griffonnaient des bil-
levesées en petite écriture coulée et illisible ; tels étaient
les principaux correspondans de Ruppert 5 mais une
lettre au milieu de cet amas de papiers inutiles attira
surtout son attention. La dame irlandaise dont l'intrigue
avec Ruppert est déjà connue du lecteur, n'était pas veuve,
et le courroux de son mari, capitaine au service d'An-
gleterre , menaçait à-la-fois les deux coupables. Deux fois
le sous-lieutenant du régiment irlandais , le fidèle Achale
du capitaine, était venu au château de Llndsay s'informer
de la santé de Ruppert , et n'ayant reçu que de mauvaises
nouvelles , il les avait transmises au mari outragé , homme
de mauvais goût et de mauvais ton , qui regardait le ma-
l5o GEORGES DE LIISDSAY.
riage comme chose sérieuse , n'entendait rien aux manières
du beau monde , et qui , possédé du désir de venger son
outrage , trouvait mauvais que l'offenseur quittât la vie
sous la main du docteur, et non pas sous la sienne. On
parlait d'un pistolet devant lequel s'agenouillait l'époux
outragé : véritable idole irlandaise qui demande toujours
du sang pour sacrifice. La femme du capitaine, répudiée
par son mari , faisait à Ruppert ce récit pathétique. Rup-
pert en ressentit plus d'ennui que de crainte , et se hdta
de chercher une lettre de la jeune Marie dans l'amas d'é-
pitres diverses que son domestique avait placées près de
lui. A la lecture des deux ou trois premières lettres , sa
figure s'anima , ses yeux brillèrent de plaisir et de joie ;
mais à la quatrième , le sourire qui s'était formé sur ses
lèvres s'éteignit, sa bouche se contracta , son front se rida,
et , rejetant vivement le papier, il fit atteler sa berline , y
monta et partit pour le village où résidait Marie.
La jeune fille avait perdu tout-à-coup son bonheur et sa
vie le jour où les lettres de Ruppert avaient cessé de lui
parvenir. Le jeune homme avait-il trahi sa foi ? était-il
assez étourdi pour oublier d'écrire à Marie ? Hélas ! toutes
ces pensées étaient également cruelles.
(( Êtes-vous bien sûr qu'il n'y a pas de lettre pour moi, »
demandait-elle chaque jour au buraliste d'une voix si ten-
dre et si tremblante , que l'homme de bureau était ému de
pitié pour elle ; qu'il avait peine à lui répondre : « Oui ,
mademoiselle , » et que sa main hésitait en fermant le
vasistas. Peu-à-peu elle perdit l'appétit^ son teint pâlit,
ses yeux se plombèrent-, enfermée dans sa petite cham-
bre sans feu , occupée à lire et relire les lettres de celui
«ju'elle aimait, ou à confier toute l'amertume de son ame
à de nombreuses et inutiles lettres , la pauvre enfant ne
put supjiorler plus long-tems un tel supplice. Il est ma-
GEORGES DE LINDSAY. l5l
lade assurément! il est malade! et la tendresse de son
cœur triomphant de sa pudeur naturelle , Marie réunit
ses effets les plus nécessaires dans un petit paquet, et
de grand matin , elle sortit de la Tnaison paternelle , cou-
pable , coupable dans la réalité , mais plus innocente dans
sa pensée que la plupart des femmes fières de leur vertu.
Elle avait à peine fait quelques pas , lorsqu'une voix sévère
frappa son oreille -, c'était la voix de son frère : il n'eut
pas de peine à découvrir le motif de cette sortie si mati-
nale ; la liaison de Ruppert avec sa sœur ne lui avait pas
échappé. La compassion était étrangère à son cœur,
non que ce fût un homme moral ; mais l'abus des plaisirs
l'avait endurci. La malheureuse enfant, insultée par cet
homme si inférieur à elle , fut ramenée violemment à la
maison de son père , où l'attendaient les plus mauvais
traitemens et la cruauté la plus barbare. On l'enferma
dans sa chambre , et le frère triomphant de la honte et
du désespoir dont il venait d'accabler sa sœur, monta
sa jument grise et alla faire sa déposition à Londres, de-
vant la cour des cinq juges , destinée à venger de pareils
outrages à la morale publique. Imaginez la désolation de
Marie , à qui la faculté d'écrire avait même été enlevée.
Hélas! son malheur ne devait pas s'arrêter là.
Ephraim Warner avait pour compatriote et pour co-
religionnaire un nommé Zacharias Johnson, le plus riche,
le plus saint, le plus absurde ,• le plus ennuyeux et le plus
avare de cette tribu bénie du ciel. Ses habits montraient
la corde : sa voix nasale ne chantait jamais que des canti-
(jues j son improvisation sacrée était pleine d'anathèmes 5
son cœur était vide de charité ; son regard était faux ,
louche et sinistre. Ce vénérable personnage avait trouvé
chez Marie trois choses qui avaient excité en lui le désir
d'en faire sa compagne devant le Seigneur : d'abord de la
\3'1 liEOKGES DU LlAUiAY.
beauté, car il élail sensuel; ensuite de la patience, car il
était méchant ; et enfin de la fortune , car il était cupide.
Le saint homme manœuvra si habilement auprès du père
Ephraïm et de James , son fils , qu'il obtint leur consen-
tement. Celui de INIarie était tout-à-falt inutile, selon lui j
et dans les idées de sa caste, la femme, obéissante comme
aux tems bibliques, n'avait qu'à subir le joug d'un maître.
C'est chose merveilleuse que la diplomatie habile et pro-
fonde qui s'allie souvent à la sainteté. Au père , il parlait
de sa fortune et des moyens qu'une femme économe pou-
vait mettre en œuvre pour l'accroître -, il appuyait sa de-
mande de passages des livres saints et de marqueterie
hébraïques. Avec le fils , il était homme du monde , plein
de bienveillance et de facilité dans le commerce : a II
savait, disait-il, que la jeunesse aimait la dépense , que
la chair était impérieuse et tyrannique dans ses goûts et
ses penchans 5 et lui , Zacharias Johnson , serait trop heu-
reux de venir, dans l'occasion, au secours de M. James
Warner, et de lui avancer quelques sommes d'argent s'il
en avait besoin m.
M. James Warner ne permit pas à une si belle occasion
de s'évanouir ; il vendit ses services à Johnson. C'était, de
la part de ce dernier, le comble de la finesse et le dernier
point du talent. Dans toutes les familles , vous trouverez
un dominateur quel qu'il soit ; et souvent , par un phéno-
mène dont nous avons tous été témoins, c'est le plus jeune
et le plus faible qui dirige; c'est le plus âgé, c'est le chef
qui se laisse conduire. Ici le patriarche était superstitieux
et d'un esprit débile : son fils , énergique et grossier, de-
vait nécessairement le vaincre. Dans les familles comme
dans la société , l'intelligence la plus forte reste toujours
maîtresse.
Maliieureusemenl pour la jeune fille , la demande en
GEORGES DE I.TNDSAY. l53
mariage faite par Zacharias Johnson , et la séduction à la-
quelle le frère céda aisément , coïncidèrent avec la fuite de
Marie et la découverte de ses rapports avec Ruppert.
James ne manqua pas de tourner à son profit l'occasion
qui représentait, d'exploiter à-la-fois la colère, le cha^^rin,
l'avidité pécuniaire , l'esprit de secte et l'entêtement fana-
tique d'Ebénézer. Le consentement au mariage fut arraché
à ce dernier, ses scrupules furent vaincus, ses sentimens
de tendresse effacés ou amortis. En vain Marie versa des
larmes et se jeta aux genoux de son père -, il traversa d'un
pas ferme et d'un œil sec ces désolantes scènes de famille ;
et le frère, sans un remords, fixa le jour qui devait ac-
complir le sacrifice de sa sœur.
Les annales domestiques sont pleines de ces barbaries
secrètes et cachées qui n'ont point d'historien, et qui exci-
tent peu de pitié. Combien de familles persévèrent encore
dans ce système, qui, comme toutes les tyrannies, com-
mence par l'oppression et finit par la misère ! Marie s'é-
tait épuisée dans la lutte ; elle était trop douce pour pro-
longer une résistance pénible-, ses supplications et ses
prières furent étouffées ; ses larmes tarirent : le cœur brisé,
elle resta sous le poids de cette douleur, sans espoir et sans
recours, en proie à cette silencieuse angoisse qui nous
écrase comme un songe nocturne, et nous enchaîne à notre
malheur, sans nous laisser même le désir et la force de le
secouer. Cependant, trois jours avant celui qui devait
l'unir à jamais à Zacharias , elle trouva moyen d'écrire à
Ruppert.
« Sauvez moi , lui disait-elle, je ne sais par quel moyen,
je ne sais dans quel but-, mais sauvez-moi, vous, mou
ange protecteur. Ce nest pas ici la déclamation d'une
fille romanesque. Assurément je mourrai bientôt; mais je
voudrais vous voir encore, vous par qui je sens le prix de la
l54 GEORGES DE LIJNDSAY.
vie. Soyez près de moi ; enseignez-moi à mourir. Que l'a-
mertume de la mort s'efface en votre présence ! De toutes
les terreurs dont ma destinée m'environne, nulle n'est
plus horrible que la pensée d'être contrainte à ne plus
vous voir, à ne plus vous aimer. Ma tète est en feu et ma
main si glacée , que je puis à peine tenir la plume. Rup-
pert ! Ruppert ! c'est vendredi prochain ! rappelez- vous
cette époque ! sauvez-moi ! sauvez-moi ! »
Le jour fatal arriva -, l'heure du mariage sonna , et Rup-
pert ne vint pas. Les vêtemens de noces étaient prêts : on
habilla la jeune fille , et son père monta lui-même dans sa
chambre pour l'inviter à descendre au salon , où se trou-
vait déjà un petit nombre de personnes invitées. Le vieil
Ebénézer embrassa Marie , et , la voyant si pâle , si défaite,
un souvenir de tendresse le saisit ; sa voix s'adoucit ^ il re-
trouva un moment la douceur et la bienveillance qu'il avait
eues pour elle.
« Ma fille , lui dit-il , n'avez-vous pas un seul mol pour
votre père ? »
Ses lèvres s'agitèrent quelque tems , et , après d'assez
longs efforts , elle prononça ces mots :
« Est-il trop tard, mon père? pouvez-vous encore me
sauver ? »
Une étincelle d'humanité , de pitié et d'amour, brillait
dans les yeux du père. Peut-être allait-il révoquer la sen-
tence et sauver sa fille. James vit le danger et se hâta de
venir au secours de son complice ; d'un seul regard , d'un
seul froncement de sourcil , James imposa silence aux gé-
missemens de l'amour paternel. Cette scène muette n'é-
chappa pas à la jeune fille; elle vit que tout était perdu.
« Que Dieu vous pardonne ! » s'écria-t-elle d une voix
tremblante. Puis elle descendit l'escalier d'un pas chan-
celant.
GEORGES DE LINDSAY. l55
La chambre où le sacrifice allait s'accomplir^ chambre
décorée du litre de salon, qu'elle était loin de mériter,
était obscure et étroite. Auprès d'une petite table d'aca-
jou noirci par le tems , deux femmes se trouvaient as-
sises, saintes de soixante ans; vierges, pour ainsi dire
fossiles , cœurs de pierre , droites et raides dans leur
aspect et dans tous leurs mouvemens, flétries et durcies
sous le souffle de la superstition et de Tégoïsme. Ces
deux squelettes marchèrent , appuyèrent leurs lèvres gla-
cées sur le front de la jeune fille , et reprirent grave-
ment leurs places , après avoir prononcé je ne sais quelles
sourdes paroles qu'elles appelèrent des bénédictions. Vous
n'eussiez pas assisté sans effroi à cette scène bizarre :
à propos d'une noce , tous ces personnages muets et
sombres réunis dans un lieu presque funèbre , celte
jeune fille mourante embrassée par deux cadavres , et
recevant sans émotion celte salutation de la tombe : spec-
tacle singulier, que l'Angleterre seule et la secte dont nous
parlons peuvent offrir. Auprès d'une petite cheminée
pleine de tourbe brûlante , on voyait une grande figure
longue , en habits assez riches , et qui contrastait avec la
tristesse de la scène ; c'était le fiancé , personnage grotesque
par la dissonnance de son costume de fête et de sa solen-
nité naturelle. Quand la jeune fille entra dans la chambre,
il sourit avec je ne sais quelle gracieuseté déplaisante ; ses
yeux à demi fermés rayonnèrent; ses membres sans sou-
plesse essayèrent de se dénouer, pour ainsi dire ; il arran-
gea soigneusement les deux pans de son gilet jaune , se
ploya solennellement en deux et s'assit. Devant lui, un
petit rejeton de la même secte , enfant de douze ans , aux
cheveux d'un blond fade, tenait un morceau de pâtisserie
n la main , et promenait sur les assistans un regard que les
l56 GEORGES DE LIISDSAY.
habitudes religieuses de sa première enfance avaient déjà
dépouillé de jeunesse et de vie.
Dans l'embrasure d'une fenêtre, les bras croisés , l'air
distrait, la figure pâle, pensive et même douloureuse, un
militaire se tenait debout. C'était un homme d'environ
quarante ans, qui, à l'approche de Marie, fixa sur elle le
regard le plus attentif et le plus pénétrant , la salua d'un
air d'intérêt et de respect, et reprit sa place, en murmurant
quelques paroles qui semblaient adressées , non à ceux qui
l'entouraient, mais à lui-même 5 il se nommait Monkton ,
et venait de renouveler connaissance avec la famille War-
ner depuis qu'il avait appris que Ruppert, séducteur de
la jeune fille, avait échoué dans son projet. Vous recon-
naissez en lui l'Irlandais dont la femme s'était compromise
si gravement dans une intrigue avec Ruppert. Cet homme
singulier avait eu la fantaisie toute irlandaise d'assister à
la noce de Marie -, elle lui inspirait un intérêt singulier : en
elle il voyait sa compagne de douleur, une autre victime du
même homme contre lequel il nourrissait la plus ardente
haine.
Tel était le conclave. Jamais jour de noces neut un as-
pect plus triste. Jamais conviés n'eurent une physionomie
plus menaçante.
« Mes frères (dit le patriarche, de ce ton nasal et sourd
qu'affectent les hommes de sa caste , et dont l'émotion qui
fagitail rendait les accens plus sombres encore), mes frères,
cherchons quelque recours dans la manne céleste , dans la
parole de Dieu. »
Sa main décharnée saisit sur le rayon d'une bibliothèque
une vieille Bible usée par ses aïeux. Toute la congrégation
s'af^enouilla au même instant , comme par un mouvement
machinal et involontaire. Après la lecture , qui fut écoutée
GEORGES DE LI^DSAY. 15^
avec un silence profond et religieux , le père , selon la cou-
tume des anabaptistes , improvisa son discours et se laissa
entraîner au mouvement de son inspiration. Il demanda
grâce pour sa fille , sur laquelle , disait-il, le mauvais ange
avait osé depuis quelrjue tems appesantir son influence. 11
tourna les yeux vers Monkton , délaissé par sa femme ^ et ,
frappé de cette situation qui le touchait, il commença une
fervente prière , dans laquelle il implorait le même secours
et la même miséricorde pour lui.
« Son bonheur a été flétri par le même monstre ^ sa vie
a été frappée d'anathème par le même homme que le démon
avait choisi pour instrument de ses desseins sur ma fille.
Dieu éternel! fais pénétrer jusqu'à lui le soufîle de tes
consolations 5 rends-lui, ainsi qu'à la femme pécheresse,
la paix de l'existence et l'innocence de l'ame. Que, du
sein de leur malheur renaisse pour eux une vie plus
heureuse et- plus pure -, qu'il sache pardonner et qu elle
sache se repentir. Dieu éternel! verse les trésors de ta
grâce sur cette maison où les accens de la joie ne retentis-
sent pas, où les cœurs sont attristés, où un jour de noces
ressemble à un jour de deuil. »
INIonkton , brave militaire dont Tesprit était assez borné,
mais enthousiaste , ne put retenir ses larmes. Il se fit un
long silence j car tout le monde était ému. Marie, sans
prononcer une parole, se rassit. IMonkton , les yeux hu-
mides de larmes , ouvrit la fenêtre pour respirer plus libre-
ment. Cependant James Warner se souvint de sa promesse,
et, adoucissant un peu sa voix naturellement rauque :
« Mon père , dit-il , je crois qu'il est tems de partir 5
j'entends le bruit des voitures qui viennent nous chercher. »
En effet , des pas de chevaux se faisaient entendre 5 une
berline s arrêta devant la maison d'Ebénézer : tout le monde
se leva. Marie elle-même courut vers la fenêtre : et son
l54 GEORGES DE LIJSDSAY.
vie. Soyez près de moi ^ enseignez-moi à mourir. Que l'a-
mertume de la mort s'efiface en votre présence ! De toutes
les terreurs dont ma destinée m'environne, nulle n'est
plus horrible que la pensée d'être contrainte à ne plus
vous voir, à ne plus vous aimer. Ma tète est en feu et ma
main si glacée , que je puis à peine tenir la plume. Rup-
pert ! Ruppert ! c'est vendredi prochain ! rappelez-vous
cette époque ! sauvez-moi ! sauvez-moi ! »
Le jour fatal arriva -, l'heure du mariage sonna , et Rup-
pert ne vint pas. Les vêtemens de noces étaient prêts : on
habilla la jeune fille , et son père monta lui-même dans sa
chambre pour l'inviter à descendre au salon , où se trou-
vait déjà un petit nombre de personnes invitées. Le vieil
Ebénézer embrassa Marie , et , la voyant si pâle , si défaite,
un souvenir de tendresse le saisit; sa voix s'adoucit; il re-
trouva un moment la douceur et la bienveillance qu'il avait
eues pour elle.
« Ma fille , lui dit-il , n'avez- vous pas un seul mot pour
votre père ? »
Ses lèvres s'agitèrent quelque tems , et , après d'assez
longs efforts , elle prononça ces mots :
« Est-il trop lard, mon père? pouvez-vous encore me
sauver ? »
Une étincelle d'humanité, de pitié et d'amour, brillait
dans les yeux du père. Peut-être allait-il révoquer la sen-
tence et sauver sa fille. James vit le danger et se hâta de
venir au secours de son complice ; d'un seul regard , d'un
seul froncement de sourcil , James imposa silence aux gé-
missemens de l'amour paternel. Cette scène muette n'é-
chappa pas à la jeune fille; elle vit que tout était perdu.
« Que Dieu vous pardonne ! » s'écrla-t-elle d'une voix
tremblante. Puis elle descendit l'escalier d'un pas chan-
celant.
geouges de lindsay. i55
La chambre où le sacrifice allait s'accomplir; chambre
décorée du litre de salon, qu'elle était loin de méritrr,
était obscure et étroite. Auprès d'une petite table d'aca-
jou noirci par le tems , deux femmes se trouvaient as-
sises , saintes de soixante ans ; vierges , pour ainsi dire
fossiles , cœurs de pierre , droites et raides dans leur
aspect et dans tous leurs mouvemens, flétries et durcies
sous le souffle de la superstition et de l'égoïsme. Ces
deux squelettes marchèrent , appuyèrent leurs lèvres gla-
cées sur le front de la jeune fille , et reprirent grave-
ment leurs places , après avoir prononcé je ne sais quelles
sourdes paroles qu'elles appelèrent des bénédictions. Vous
n'eussiez pas assisté sans effroi à cette scène bizarre :
à propos d'une noce , tous ces personnages muets et
sombres réunis dans un lieu presque funèbre , cette
jeune fille mourante embrassée par deux cadavres , et
recevant sans émotion celte salutation de la tombe : spec-
tacle singulier, que l'Angleterre seule et la secte dont nous
parlons peuvent offrir. Auprès d'une petite cheminée
pleine de tourbe brûlante , on voyait une grande figure
longue , en babils assez riches , et qui contrastait avec la
tristesse de la scène 5 c'était le fiancé , personnage grotesque
par la dissonnance de son costume de fête et de sa solen-
nité naturelle. Quand la jeune fille entra dans la chambre,
il sourit avec je ne sais quelle gracieuseté déplaisante ; ses
yeux à demi fermés rayonnèrent j ses membres sans sou-
plesse essayèrent de se dénouer, pour ainsi dire ; il arran-
gea soigneusement les deux pans de son gilet jaune , se
ploya solennellement en deux et s'assit. Devant lui, un
petit rejeton de la même secte , enfant de douze ans , aux
cheveux d'un blond fade , tenait un morceau de pâtisserie
à la main , et promenait sur les assistans un regard que les
l6o GEORGES DE LINDSW.
domestique. Les cheveux blancs du père étaient réservés
à d'autres douleurs. James le mauvais sujet termina ses
jours dans une prison. Henri Monkton , traduit devant les
tribunaux , fut considéré comme atteint de folie et acquitté.
Vous trouverez dans le petit village de Telfer une pierre
noire qui porte le nom de Marie Warner : dans le vieux
château des Lindsay, le cercueil magnifique de leur der-
nier descendant. Ce sont là les seuls souvenirs qu'aient
laissés , de leur passage sur la terre, ces deux êtres, dont
le plus tendre , le plus vertueux et le plus faible fut écrasé
et détruit , comme il arrive toujours , par Tamour même
de celui qui s'était emparé de sa destinée.
(New Monthlj Magazine.^
NOUVELLES DES SCIENCES,
DE LA LITTÉRATURE, DES BEAUX-ARTS, DU COMMERCE, DES
ARTS INDUSTRIELS , DE l'AGRICULTURE , ETC.
(^gct<!nc^i ^^(xhrdUs,
Formation du soufre à Solfatara , près de Naples. —
Solfatara est le cratère d'un volcan éteint, situé très-près
de Pouzzuoli et à deux lieues de Naples. C'est là que l'on
se procure chaque année de grandes quantités de soufre
et d'alun. Voici la description qu'en donne un savant na-
turaliste qui l'a récemment visitée.
(( La Solfatara, dit-il, est une espèce d'amphithéâtre de
forme elliptique, entouré d'une crête de tuf volcanique. Le
plus grand diamètre de ce cratère elliptique a, dans la direc-
tion du nord-est au sud-ouest, environ 2,337 pi^ds de lon-
gueur. La crête qui l'entoure a 6,8o5 pieds de circonfé-
rence, et s'élève à 291 pieds au-dessus du niveau de la
mer. Sur différens points de cet enclos , qui offre aux yeux
de l'étranger un spectacle remarquable, on aperçoit ce
que les habitans du pays nomment des fumaToli. Ce sont
simplement les fissures ou les fentes du sol par lesquelles
on voit sortir en plus ou moins grande abondance, et avec
plus ou moins de violence, le gaz hydrogène sulfuré. Vers
l'est, tout près du bord du cratère, le gaz sort par de larges
ouvertures que présente le sol , avec une telle force, qu'il
projette à une certaine hauteur de petits fragmens de lave.
La formation du soufre fourni par l'hydrogène sulfuré
est un objet d'étude curieux j la température de ce gaz.
162 NOUVELLES DES SCIEJVCES ,
au moment où il sort de la terre, est si élevée, que la
main placée à quelque distance au-dessus , n'en peut sup-
porter la chaleur pendant une minute. On voit en même
tems une grande quantité de vapeur se condenser aux
environs. Dans certaines parties , le thermomètre de Fa-
renheit s'élève à 1 60° ; mais , dans plusieurs autres , il ne
dépasse pas 70.
Lorsque la température du gaz est très-élevée, les fis-
sures par lesquelles il sort sont couvertes de groupes de
petits cristaux de soufre 5 mais lorsqu'elle est basse, il
n'y a qu'une petite quantité de soufre qui se dépose, et
les corps voisins sont couverts de sulfate de chaux, d'alu-
mine ou de fer cristallisé. Celte différence, au premier
abord, parait extraordinaire ; mais on en trouve facilement
l'explication si Ton examine avec soin la fissure par la-
quelle sort le gaz à la température de 160°.
Une portion de l'hydrogène sulfuré se trouvait en con-
tact avec une masse de lave placée au-dessus de la fis-
sure, et conséquemment exposée à l'air atmosphérique,
semblait se condenser et formait en peu de tems un glo-
bule fluide doué d'une grande force de réfraction. Ce glo-
bule continuait à augmenter jusqu'à ce qu'il parût sur le
point de se détacher de la masse ; alors on voyait de pe-
tites particules d'un jour brillant tournoyer dans son inté-
rieur avec une très-grande vélocité ; puis une de ces parti-
cules s'étant attachée à la pierre à laquelle le globule était
suspendu, on en voyait d'autres venir rapidement s'ac-
coler à celte première, et ainsi en peu d'inslans se for-
mait un pclit cristal prismatique. Lorsque la fissure
suit une direction oblique, ces phénomènes s'opèrent
plus rapidement . sans doute à cause de la plus grande
étendue de la surface exposée à l'influence du gaz. Le
soufre qui est ainsi déposé sur ces surfaces est amorphe ou
1)11 COMMEUCE, DE l'iMUSI RIE , ETC. \6i
cristallisé, suivant la rapidité avec laquelle il est déposé ^
ce qui est conforme aux lois de la cristallisation en général.
Dans les endroits où le gaz sort à une température moins
élevée, ces phénomènes se passent autrement. Les chan-
gemens qu éprouvent les surfaces des corps voisins ne
viennent que lentement et presque imperceptiblement. La
quantité de soufre à l'état naturel est très-faible, tandis
que les sulfates sont très-abondans.
Voici maintenant comment on peut expliquer ces divers
phénomènes. Dans les premiers cas, lorsque le gaz est à
une température Irès-élevée, il est probable qu'au mo-
ment où il se trouve en contact avec l'air, non-seulement
la vapeur d'eau qui l'accompagne est condensée; mais
qu'une partie de l'hydrogène du gaz s'unit à Toxigèue de
l'air pour faire de Teau ; en même tems le soufre, com-
biné à cette portion d'hydrogène , se trouvant libre , se dé-
pose, à l'état solide, à la surface des corps environnans.
Si la température du gaz est peu élevée, la quantité d eau
tenue en suspension sera peu considérable, et sa tension
élastique différera peu de celle de l'atmosphère. Alors il y
aura très-peu de vapeur condensée , l'hydrogène du gaz
ne s'unira pas à Toxigène de l'eau , mais bien au soufre ,
d'où résultera l'acide sulfurique qui , par sa combinaison ,
produira le sulfate dont nous avons parlé. Ces dernières
opérations exigent cependant beaucoup de tems ^ mais
comme elles ne cessent de se reproduire, il faut en con-
clure que tout le sol de Solfatara est presque uniquement
composé de sulfates, et que , pour obtenir le sulfate d'alu-
mine (alun), il suffit de laver simplement la terre avec de
l'eau.
On peut dire que le cratère de Solfatara est enveloppé
d'une atmosphère de gaz hydrogène sulfuré; car l'action
de ce gaz sur tous les corps environnans est évidente. Il
l64 NOUVELLES DES SCIENCES,
agit sur la lave elle-même et la décompose. Le fer qu'elle
contient se convertit en sulfate et devient soluble 5 puis ,
enlevé parles pluies, il cesse de communiquer aux mon-
tagnes voisines la couleur qui lui est propre ; les sels ter-
reux qui restent leur donnent seuls une couleur blanc-
de-chaux qui a valu à ces montagnes le nom de Colli
Leucogei.
Plusieurs voyageurs ont dit que le sol du cratère de Sol-
fatara n'est qu'une espèce de cratère qui recouvre un
abîme, et les guides ne manquent point de tourner à
leur profit celte opinion. On sait que quand une masse
pesante de lave est lancée avec force sur la terre , on
entend sous les pieds un bruit sourd et retentissant à-
la-fois, comme si l'on se trouvait sur une voûte; mais la
cause de ce phénomène , qui peut à la vérité embarrasser
un instant, diffère beaucoup de l'explication qu'on en
donne communément. On ne l'observe point partout avec
une force égale, mais uniquement dans les endroits d'où
se dégage le plus de gaz 5 il dépend du peu de cohésion
qu'ont entre elles les matières qui composent le sol, et qui
cependant sont trop compactes pour céder facilement à un
choc violent. On peut observer le même phénomène sur le
sommet du Puy-de-Dôme en Auvergne, et sur plusieurs-
points des Alpes, de la Suisse et de la Savoie.
f^oracité de quelques insectes. — En général , les in-
sectes , comme s'ils avaient la conscience de leur débilité ,
cherchent lombre et le mystère : s'ils tissent un cocon,
c'est pour s'y blottir et y déposer leurs œufs ; s'ils creusent
des excavations 5 ce sont des remparts et des abris qu'ils
se préparent ; mais il en est parmi eux dont finslinct per-
vers les porte sans- cesse à tendre des embuscades , à pré-
parer des pièges , à creuser des fossés recouverts de trap-
DU COMMERCE, DE L'I^DVSTRIE, ETC. 1 65
pes, pour y ensevelir leur proie. Nous allons jeter un
coup- d'œil sur quelques-uns de ces bandits, dont les ma-
nœuvres sont les plus adroites ou les moins connues.
La Cicindela^ dont la tète et carrée, et dont la larve
a la forme de la lettre Z , s'accroche elle-même par deux
tubercules crochus placés sur son dos , et de manière à
ce que sa tête carrée ne dépasse pas le niveau du sol.
Ensuite , la bouche ouverte , elle attend sa proie et la
dévore avec tant d avidité et de férocité , que les insectes
même de son espèce ne sont pas épargnés. La larve du
Rhagio 'vermileo reste au contraire absolument immobile,
au fond de son repaire, redressant à angle droit avec le
mur le dernier segment de son corps. Quand une proie
tombe dans le piège , le Rhagio Tenlace , la presse , l'en-
tortille de son corps , la transperce de ses mandibules et
s'en nourrit.
Mais parmi ces insectes de proie , le plus célèbre , le
plus vorace, est le Myrmileon formîcarius , connu sous
le nom de Formica-leo. Tout le monde connaît la de-
scription minutieuse que Réaumur a faite de cet animal
singulier. Carnivore et avide de sang, mais privé des
armes nécessaires pour s'élancer sur sa proie , pour com-
battre et pour vaincre 5 ne pouvant marcher qu'à reculons ,
lourd dans ses mouvemens , et ne sachant pas, comme l'a-
raignée, tendre un filet ou ses ennemis viennent tomber,
il creuse lentement un trou rond , dont les bords sont crou-
lans et au fond duquel il demeure caché , comme ce géant
de la Fable, qui attendait les voyageurs au passage. Sou-
vent lorsqu'une fourmi se promène sur les bords de la
trappe , mais sans y tomber , le Myrmileon lance avec ses
grandes pinces du sable qui atteint la fourmi et la jette
dans le plége. La carcasse de l'animal dévoré est rejetée et
tombe sur les bords du puils. C'est à cet indice que l'on re-
l66 NOUVELLES DES SCIENCES,
connaît ordinairement la trappe du Mjrmileon, trappe qui
n'a pas plus de trois pouces de diamètre , et dont l'ouver-
ture supérieure est entourée de cadavres. Après avoir ainsi
fourni à ses besoins , le Mjrmileon finit par se bâtir une
cellule dans laquelle il subit sa quarantaine, et d'où il sort
sous la forme d'une mouche à quatre ailes, qui ressemblç
beaucoup aux Libellulœ.
Le Necrophorus -vespillo ou Fossoyeur , offre des par-
ticularités non moins curieuses, k J'avais remarqué, dit
M. Gledilsch, que plusieurs taupes mortes, déposées sur le
gazon, avaient disparu , sans qu'il restât une seule trace de
leurs corps. Je voulus savoir quelle pouvait être la cause de
cette bizarre disparition. Une taupe morte fut placée dans,
un endroit que je marquai. Le lendemain la place était vide^
je creusai le sol , et je retrouvai ma taupe , enterrée à trois
pouces sous terre-, sous cette taupe se cachaient deux in-
sectes noirs , rayés de deux lignes d'un brun jaunâtre ,
irrégulièrement dentelées. Le cadavre de la taupe était
presque intact^ je le recouvris de terre. Six jours après,
je lexhumai de nouveau -, le trou était plein de petits in-
sectes 5 progéniture des necrophori. On ne pouvait douter
que ces derniers n'eussent accompli linhumation de la
taupe pour approvisionner leur famille.
» Quatre des insectes nouveau-nés furent placés dans un
verre de cristal , à demi rempli de terre et bien fermé. Je
jetai sur cette terre deux grenouilles mortes. En moins de
douze heures, l'un des cadavres était enterré. Le second
le fut le jour d'après. Une linotte morte eut le même sort..
Les insectes commençaient par creuser la terre sous le ca-
davre-, et quand la fosse était profonde, ils attiraient le
corps pour ly faire tomber. La femelle avait travaillé quel-
que tems, lorsque le mâle survint, la cbassa, arrangea le
corps dans la fosse, continua le travail pendant cinq heu-
nu COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE, ETC. 1 6^
res, monta sur l;i linotte, eut l'air de la piétiner 5 puis,
comme harassé par celte dépense de force, appuya sa tète
sur l'oiseau , et resta sans mouvement pendant une heure
entière. Ensuite je le vis rentrer dans les sapes. Le lende-
main matin , la linotte était descendue d'un pouce; le sur-
lendemain , de deux pouces ; et le soir de ce dernier jour ,
elle était inhumée. Je continuai ces faciles expériences :
dans l'espace de cinquante jours , mes quatre fossoyeurs
avaient enseveli quarante cadavres. »
Instinct des canards sauvages durant l'hiver. — « Je
fus chargé, l'hiver dernier, de disposer sur un nouveau
plan le magnifique parc d'Hedgerley , dans le comté de
Buckingham. Après avoir arrêté mon esquisse, je résolus
de mettre à profit la saison rigoureuse dans laquelle nous
nous trouvions , pour faire transporter dans une île située
au milieu du lac qui orne cette résidence , tous les maté-
riaux nécessaires pour y construire à la belle saison quel-
ques fabriques pittoresques. La glace était épaisse , le vent
du nord soufflait avec constance , le ciel était pur \ tout
enfin me promettait un succès assuré. Durant le cours de
mes travaux , une colonie de canards sauvages qui s'était
établie dans la partie méridionale du lac , attira mon atten-
tion et me procura d'agréables distractions. On ne cesse
de répéter que les canards sauvages se retirent en hiver
dans les lacs ou les étangs qui résistent le plus à l'action
du froid -, sans doute ils choisissent ceux qui se trouvent
dans les expositions les plus favorables; mais il faut con-
venir aussi qu'ils contribuent beaucoup par leurs efforts à
empêcher la congélation de l'eau. Le récit de ce qui s'est
passé sous mes yeux donnera une juste idée du savoir-faire
de ces animaux.
l68 NOUVELLES DES SCIENCES,
» La troupe était divisée en deux corps : l'un actif et
l'autre de réserve ; et chacun d'eux alternativement pas-
sait de l'exercice au repos : le corps actif entrait dans l'eau ,
s'approchait le plus près possible de la glace , et par le bat-
tement de ses ailes et ses évolutions rapides , maintenait
l'eau dans une agitation constante. La manœuvre réus-
sissait à merveille : en effet, quoique sur le bord op-
posé, la glace fût assez forte pour supporter des troncs
d'arbres énormes , les canards étaient parvenus à se con-
server , sur le point où ils s'étaient réunis , un assez grand
espace libre de glace. Quand les travailleurs étaient fati-
gués, ils poussaient un cri aigu, et aussitôt, comme des sol-
dats se rendant à la tranchée , on voyait sortir des anfrac-
tuosités des rochers le corps de réserve qui se mettait à
l'œuvre avec une nouvelle ardeur. J'observai que dès
qu'une portion de canards entrait dans l'eau , leur premier
objet était de nager auprès de la glace , de plonger et d'en
détacher des morceaux. Chose remarquable , rien ne pou-
vait les détourner de leurs travaux : le siÉQet du garde , le
battement des mains des ouvriers, une pierre lancée au
milieu de la troupe qui, dans d'autres circonstances auraient
suffi pour les mettre en fuite , ne produisaient aucun effet
sur la bande travailleuse. Leur physionomie impassible ne
laissait apercevoir aucun signe de trouble 5 au contraire on
devinait au léger engorgement de leur cou ce légitime or-
gueil ([ui procède du contentement d'esprit , de la con-
science que l'on a d avoir fait un travail utile. La corvée
ne durait guère qu'une heure-, mais jour et nuit elle était
relevée , et ce n'est qu'au prix des plus laborieux efforts
que mes canards parvinrent à se ménager un petit réser-
voir d'eau limj)ide durant les rigueurs de Thiver. »
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE, ETC. iGj)
De l'aliénation mentale en Angleterre et en Italie.
— Nulle part raliénation mentale n'est aussi fréquente
que dans les pays où T intelligence est le plus développée.
C'est ainsi, par exemple, que la Turquie, rÉgvpte, la
Russie, de l'aveu de tous les voyageurs, ne renferment
qu'une petite quantité d aliénés , tandis que la France et
l'Angleterre en contiennent un grand nombre. Cette diffé-
rence dans le chiffre des aliénés se fait même sentir lorsque
l'instruction est plus développée dans certaines parties d'un
même pays que dans d'autres. Ainsi l'Italie Septentrionale,
où les lumières sont plus généralement répandues, compte
un fou sur trois mille cinq cent trente-neuf, et l'Italie
Méridionale, beaucoup moins éclairée, n'en a qu'un sur
sept mille cinq cent cinquante-quatre.
Les discussions religieuses, toujours violentes, déter-
minent aussi un grand nombre de cas. D'après un Rap-
port publié dans la Revue d' Edinbourg , Thospice des
fous de Cork était redevable du plus grand nombre de
ses pensionnaires aux districts qui comptent le plus de
ranters, secte religieuse qui se livre à d'extravagantes dis-
cussions théologiques.
Mais parmi les nombreuses causes morales qui déter-
minent la folie , on doit mettre en première ligne les graves
perturbations politiques qui bouleversent les états. Le
Dr. Halloran a constaté d'une manière positive un accrois-
sement énorme dans le nombre des aliénés pendant la der-
nière rébellion de l'Irlande. Le Dr. Rush a rapporté des
effets singuliers qui se sont manifestés pendant la guerre
de l'indépendance des États-Unis. Au commencement
d'une bataille, l'enthousiasme qu'éprouvaient les officiers
l^O AOLVELLES DES SCIENCES,
et les soldats leur occasionail une grande soif, et , à la pre-
mière attaque, ils sentaient une vive chaleur dans les
oreilles. On trouva , étendus sur le champ de bataille de
Monmouth, des soldats qui n'avaient reçu aucune bles-
sure , et qui n'avaient pas été dans le cas de supporter des
privations ou des fatigues trop fortes ; c'était l'émotion
qui avait déterminé leur mort. Des maladies inconnues
j usque-là furent observées à la cessation subite de la guerre.
Le Dr. Brière, en visitant l hôpital d'Aversa, a observé
que les fréquentes révolutions qui ont, dans ces derniers
tems , tourmenté l'Italie , avaient considérablement aug-
menté le nombre des fous que recevait autrefois cet hos-
pice. C'est ainsi qu'en France l'histoire des fous retrace-
rait fidèlement les époques sanglantes de gi , la double
catastrophe de i8i4 et i8i5 , la révolution de juillet , l'ap-
parition du choléra , et même les journées des 5 et 6 juin.
Au reste, ces causes morales, quoique susceptibles de
produire la folie dans une efTrayante proportion , sont bien
loin d'être les plus nombreuses. C'est seulement lorsque
l'organisme est très-excitable , et que ces causes existent
dans un grand degré d'intensité , qu'elles sont suivies
d'effets morbides. Les causes physiques directes sont bien
plus actives et bien plus multipliées : la principale , dans
cette seconde classe , est , sans contredit , la prédisposition
héréditaire. Un savant praticien étranger dit que cette
prédisposition agit dans la proportion de quatre cinquiè-
mes. Le docteur Burrowes , dont l'autorité n'est pas moins
imposante , va encore plus loin , et assure que les six sep-
tièmes des aliénés qu'il a soignés avaient reçu avec la vie
le germe de cette maladie cruelle ^ et il suppose que, dans
le dernier septième , il y en avait d'autres qui se trouvaient
dans le même cas.
A la suite de ces considérations générales nous pré-
DU COMMEUCE, DE I.'llNDL STHIE , ETC. I7I
senlerons le tableau slalislique dos Tous existant en Italie
et en Angleterre. Le premier de ces documens est em-
prunté à l'ouvrage de M. Brière -, le second à la Statistique
(le la Grande-Bretagne , par M. John Marshall. En i8io,
vingt-cinq élablisseniens publics étaient consacrés en Italie
au traitement des aliénés. On y comptait, en i83o , i ,706
hommes et i ,786 femmes , chififre qui , par rapport à une
population de 16,700,000 habitans, donnerait un rapport
moyen de i fou sur 45^79 habitans. Mais ce relevé est loin
d'être complet , puisqu'il ne comprend que les fous qui se
trouvent dans les établissemens publics. Le chiffre des
aliénés existant en Angleterre (le pays de Galles et l'Ecosse
non compris) s'élevait, en i83i, à 12,747, c'est-à-dire i
fou sur i,o3o habitans. Ici le document est complet; il
comprend les aliénés libres et ceux renfermés dans les
établissemens publics. Voici comment ils étaient répartis.
NO.MBRE
d liommes de femmes
aliénés. aliénées.
Établissemens publics i» 189 1,514
Id. privés 'i770 1î9*M
Maisons de travail 56 62
En liberté 5,029 5,190
6,024 6,720
Total général 1 2,747
Nous ne terminerons pas cet article sans faire remarquer
qu'une des causes physiques qui déterminent le plus
grand nombre de cas d'aliénation mentale en Italie ; c'est
la pellagre, affection cutanée du genre de l'ichtyose, qui
produit sur la peau des excroissances squammeuses. Cette
affection , presque inconnue dans les autres parties de
l'Europe , porte plus particulièrement au suicide , et quel-
quefois même à une variété de la monomanie homicide
dans laquelle les individus sont poussés à tuer leurs en-
l'jl JVOUVE1.LES DES SCIENCES,
fans. La pellagre exerce surtout sa fatale influence dans le
royaume lombardo -vénitien , dans les duchés de Parme
et de Plaisance, et dans le grand-duché de Toscane. On
l'observe aussi en Piémont et à Bologne. A Milan, on éva-
lue le nombre des fous pellagreux au quart, et souvent
même au tiers , de l'établissement de la Sénavre.
Monument littéraire découvert à Bénarès. — La Société
Asiatique de Calcutta vient de faire l'acquisition d'un ma-
nuscrit précieux découvert récemment dans la bibliothèque
du collège des brahmines de Bénarès , manuscrit non
moins intéressant par les faits qui s'y trouvent consignés
que par la haute antiquité à laquelle il remonte. Il est écrit
dans la langue sacrée des brahmanes , et contient la de-
scription de l'Angleterre avant la conquête de Jules César \
notre île y est désignée par un mol équivalent à holj land
( terre sainte ). La Tamise et quelques autres rivlèi^es
portent dans celte description les mêmes noms sous lesquels
nous les connaissons aujourd'hui. Les temples et les mo-
numens druidiques (stonehenges) y sont comparés aux
temples hindous.
La Société Asiatique va faire traduire ce curieux mo-
nument, et se propose d'en publier la traduction à un grand
nombre d'exemplaires , pour provoquer en Angleterre de
nouvelles recherches et jeter ainsi un jour nouveau sur
l'histoire ancienne de notre patrie.
Voyage dans le Caboul. — Les détails que l'on va lire
ne doivent pas tant fixer raltcntlon du lecteur, parce qu'ils
nil COMMF.KCi: , DE L'iIVnUSTniE, ETC. 1^3
se rapportent à un pays peu connu , que parce que ce pays
est convoité avec une égale avidité par les Russes et It's
Anglais. Sa situation entre la Perse et la Bucharie, très-
avantageuse pour le commerce ; ses mines et ses produc-
tions végétales, sont bien faites pour exciter Taltenlion de
l'Angleterre et de la Russie , qui ne rêvent que con-
quêtes et envahissemens. Cet article est extrait de V Iti-
néraire du capitaine Rurke en Perse.
Le docteur Gérard et le capitaine Burnes reçurent, à
à Peshawour, ville principale du Caboul, un accueil fort
amical, et s'y établirent dans le palais même du sultan
Mahomet. Tous les momens du docteur paraissent avoir
été absorbés par les nombreuses visites des Afghans , qui
suivent , dans leur thérapeutique , les pratiques supersti-
tieuses des anciens Grecs , et qui ne consentent à suivre
les ordonnances du médecin qu'après s'être fait expliquer
fort on détail l'action de la substance administrée sur tous
les organes. Ils sont surtout curieux de savoir si elle agit
par la chaleur ou par le froid. Malgré ces visites impor-
tunes , nos voyageurs eurent à se louer de leur séjour à
Peshawour , et ils y prirent une idée favorable de la so-
ciété des Afghans , dont les usages sont plutôt européens
qu'asiatiques. Cependant les repas y sont peu variés , et ne
se font remarquer que par la profusion de viandes gras-
ses; et quoique la manière d'accommoder les mets se rap-
proche beaucoup de la nôtre , ces peuples en sont encore
à ignorer l'usage des couteaux et des fourchettes. Le ca-
pitaine Burnes et son compagnon furent souvent invités à
des dîners servis en plein air et dans des jardins où Ton était
embaumé par les parfums des fleurs 5 toutefois les rayons
d'un soleil brûlant leur rendaient ordinairement ce passe-
tems insupportable. Le sultan Mahomet , l'hôte de nos
voyageurs , leur parut plutôt un homme de plaisir qu'un
II- 12
1^4 NOUVELLES DES SCIE^CES ,
ambitieux -, il était grand partisan des Anglais j son pou-
voir est fort précaire , et il aurait été charmé de voir l'An-
gleterre prendre possession du Punjab. Souvent il se ren-
dait furtivement auprès de ses hôtes , faisant apporter son
diner , qu il partageait avec eux sans cérémonie. Lorsque
ceux-ci arrivèrent à Peshawour , les raisins , les poires et
les pommes étaient en pleine maturité, et long-tems avant
leur départ, le soleil avait dc^à séché tous les fruits. Pen-
dant leur séjour, ils mangèrent du bœuf et du mouton
d une excellente qualité, et eurent aussi des sorbets de
plusieurs espèces , mais le docteur Gérard excita la sur-
prise et la reconnaissance de ses hôtes en glaçant de nou-
veaux mélanges de liqueurs.
La plaine de Peshawour est située à dix -sept cents pieds
environ au-dessus du niveau de la mer. Les montagnes
voisines étaient couvertes de neige sur leurs sommets^
lorsque nas voyageurs arrivèrent à Peshawour ; mais , au
i" avril, il n'en restait plus de traces. La rareté des pluies
qui tombent fort irrégulièrement, rend la chaleur insup-
]X)rtable pendant les mois de juin et juillet; mais, en re-
vanche , les hivers v sont longs et rigoureux. Les jardins
sont couverts d'une grande variété de fleurs , et toute la
plaine est entrecoupée de cours d'eau et d'une belle ver-
dure. Les plantes et toutes les herbes v poussent avec une
vigueur merveilleuse , mais on n'y voit ni pins ni aucun
des arbres qui font l'ornement des contrées septentriona-
les. La veille de leur départ de Peshawour , les voyageurs
reçurent une lettre de Jubbes Khan , frère de Maho-
met , chef de Caboul , qui leur offrait l'hospitalité en ter-
mes très-polis. Le sultan Mahomet , qui avait quelques dé-
mêlés avec son frère de Caboul, engagea nos voyageurs à
éviter cette ville , et à préférer la route de Candahar, ne
voulant pas partager avec son frère le mérite de les avoir
protégés : mais ses insinuations furent sans succès.
DU COMMERCE, DE l'iJNDUSTRIE , ETC. lyS
Dix jouis environ avant de quiller Peshawour, le doc-
teur Gérard fut attaqué d'une fièvre dont les fatigues du
voyagea Caboul augmentèrent la gravité. Le soleil, pen-
dant le jour, et le froid piquant de la nuit étaient égale-
ment funestes au malade. Après deux jours d'une marche
insipide et pénible, la caravane se trouva en présence d'une
rivière qu'il fallut traverser sur de frêles embarcations
construites en cuir de bœuf séché au soleil. Elle continua sa
route sous un soleil brûlant, qui portait le thermomètre à
cent degrés, dans un pays hérissé de collines , et où Tin-
fluence du simoun est si dangereuse. Une pluie passagère
vint rafraîchir l'atmosphère pour quelques heures; mais ,
le lendemain, ils n'en furent pas moins accablés de cha-
leur, quoique protégés par l'ombre des rochers. Au pas-
sage de la rivière , un tourbillon fit tournoyer les radeaux
de cuir, et les passagers commençaient à être sérieusement
menacés, lorsque les indigènes, attirés par la curiosité,
au lieu de leur porter le secours qu'ils réclamaient dans
leur détresse, se mirent à crier Alil de toute la force de
leurs poumons. Heureusement ces clameurs, qui redoublè-
rent l'effroi des voyageurs , ne les empêchèrent pas de
faire tète au danger, et de se tirer de ce mauvais pas. Ils
longèrent ensuite le territoire de Khybour, mais la crainte
des brigands qui infestent ces parages les força de s'en
éloigner. Toutes ces fatigues altéraient chaque jour davan-
tage la santé du docteur Gérard. Rien n'était plus pénible
que leur manière de voyager : de quatre en quatre milles,
toute la troupe faisait halte pour fumer; tantôt tous les
voyageurs se traînaient languissamment les uns à la suite
des autres -, tantôt , emportés par un élan soudain , ils pre-
naient leur course, et trottaient à l'envi. Quelquefois toute
la caravane entrait pieds nus dans une mosquée , ou bien
se mettait à dormir à l'ombre des arbres, et sous lu
1^6 MOUVELLES DES SCIENCES,
garde de quelques domestiques. On eut dit , à tout ce
désordre , à ces mouvemens irréguliers , la marche ca-
pricieuse d'un convoi de bohémiens. Rien n'égala Tennui
de la dernière journée : ils marchèrent une grande partie
de la nuit 5 arrivés péniblement au sommet de montagnes
escarpées , ils y dormirent deux heures , malgré la rigueur
du froid. Au point du jour, ils se remirent en marche , et
n'arrivèrent à Caboul que sur les quatre heures de l'après-
midi. Le pauvre docteur Gérard était tellement harassé ,
qu'il fut forcé de faire halte dans une échoppe , et lorsqu'il
reparut le soir auprès de ses compagnons , son visage était
desséché et jaune comme du parchemin. Il affirma que ja-
mais il n'avait eu à souffrir aussi cruellement. Le pays qu'ils
avaient parcouru était fort aride ^ c'était l'image du Kun-
nawar ; des rochers et du sable. Sur les montagnes, à trente
mille pieds au-dessus du niveau de la mer, ils trouvèrent
d'énormes masses de neige , au pied desquelles s'éten-
daient d'immenses plaines stériles. Lorsqu'ils arrivèrent en
vue de la ville , tout leur parut désert ^ ils ne compre-
naient pas qu'ils fussent si près d'une place centre d'un
commerce considérable.
Nos AH)yageurs arrivèrent à Caboul le i" mai, et le
lendemain ils y rencontrèrent M. Wolff , ce missionnaire
célèbre, juif converti, qui revenait d'un voyage fort pé-
rilleux à Meshid. On l avait pris et fait esclave 5 mais , vu
sa mince valeur physique , les Turcomans l'avaient mis en
liberté pour une faible rançon. Près de Balk, menacé de
la mort s'il n'embrassait pas la religion de Mahomet , il se
tira de ce mauvais pas en donnant son dernier écu. Plus
tard , roué de coups , il eut à franchir une longue chaîne
de montagnes au milieu de six pieds de neige, et, pour
comble de disgrâce , il y perdit son cheval. Cet homme
eiilreprcnant et dévoué est plein d'un enthousiasme qui
nu COMMEnCE, DE L INDL'STKIE, ETC. i'j'J
dut le servir merveilleusement dans les circonstances dif-
ficiles où il s'était trouvé. Il arriva à Caboul sans habits et
sans argent, et la rencontre du docteur et du capitaine fut
pour lui un coup de fortune. M. Wolff partit de Caboul
pour Peshawour le 12 mai. Dans ses voyages , il a surtout
pour but de rechercher tout ee qui se rattache à la race
juive. Son passage à Caboul ne fut pas stérile , puisque
les Afghans eux-mêmes se donnent comme un rameau de
la nation juive, et qu'ils se flattent d'être lune des tribus
perdues. M. Wolff, malgré la connaissance approfondie
de toutes les langues de l Orient , s'occupe exclusivement
de l'objet de sa mission , et il se fait gloire de ne jamais so
détourner de cent pas pour aller visiter des ruines anti-
ques. Il a parcouru l'Egypte, la Perse, la Palestine, et beau-
coup d'autres contrées , cherchant partout la trace des
juifs; et maintenant le même projet va le conduire au Thi-
bet , à la Chine, au Japon, et à Timbouctou. Il parait
que, pendant son séjour à Caboul, l'originalité et la viva-
cité de ses opinions religieuses divertirent beaucoup ses
compagnons. Dans les derniers jours , la chambre où nos
voyageurs reposaient était devenue un salon juif de fort:
bonne compagnie.
Mahomet fit aux voyageurs anglais un accueil gra-
cieux, et tel qu'ils pouvaient le désirer. Le 1 1 mai, le
prince les invita à dîner avec lui dans l'ancienne résidence
des rois, où la salle à manger a plutôt l'aspect d'une bou-
tique de pâtissier que d'un réfectoire royal. L'étiquette de
sa cour, ses équipages et son genre de vie étaient à l'ave-
nant de sa demeure , et il aurait été difficile de le recon-
naître pour le roi de Caboul , si la sagacité de son esprit
et ses manières distinguées n'attestaient sa supériorité sur
tout ce qui l'entoure. Sa mise est d'une extrême simpli-
Ij8 ,NOL'VF.l.LES DES SCIEACES ,
cité ^ el l)i(jii qii il paraisse tenir beaucoup au décorum, il
se laisse aller volontiers dans le commerce de la vie privée
à cet abandon familier qui en fait le charme. Intéressé à
ménager le sultan Mahomet , il s'efforce d'obtenir sa con-
fiance et sa protection , et comme il a remarqué que son
pouvoir augmente , et qu'il voit avec peine, d'un coté, le
penchant qui nous entraine vers Renyeel-Sing , et, de
l'autre , linfluence qu exercent sur nous la Perse et la Rus-
sie, sa politique l'oblige à s'observer avec les Anglais. La
Russie et l'Angleterre sont le texte habituel de ses conversa-
tions. Jubbar Khan , frère de Mahomet , passe avec rai-
son pour un homme fort distingué. Sans cesse en mou-
vement auprès des voyageurs , il s occupe de leurs désirs
avec une bienveillance infatigable. Tout Européen qui
s'arrête à Caboul Irouve chez lui riiospitalité. Aussi croit-
on que ces avances faites à tous les étrangers indistinc-
tement le rendent suspect et odieux aux autres branches
(le la famille.
Le bazar, à Caboul, est magnifique, et renommé pour le
nombre et la richesse des marchandises qui y sont expo-
sées. Là on voit circuler confusément des hommes de tout
pays , de toute caste , de toutes couleurs. Le Russe , le
Français , le Persan , l'Arabe et l'Anglais , v parlent la lan-
gue de leur pays. Je ne dois point passer sous silence un in-
dividu qui fixa l'attention des voyageurs par l élégance et
l'urbanité de ses manières, et qui paraissait fort au cou-
rant des affaires de la Pologne et de la Russie. Les voya-
geurs, quil se permit de sonder sur leurs intentions, ne
purent se défendre de le considérer comme un espion , et
leurs soupçons furent confirmés par quelques distractions
(jui trahirent en lui la connaissance de l'anglais, qu'il
avait dissimulée. M. AVolff, avec sa franchise un peu rude.
DC COMMKRCE, Dli l'iNOI'STU lE , ETC. 1 79
lui dil eti allemaïul qu il était plus Européen qu'il ne vou-
lait le paraître , et le mystérieux personnage , sans répon-
dre à cette apostrophe, qu'il feignit de ne pas comprendre,
s'éclipsa pour ne plus reparaître.
Des observations faites sur le point le plus élevé de Ca-
boul, à l'aide d'un baromètre que nos voyageurs avaient
<:onservé comme par miracle pendant leur périlleux pèle-
rinage, leur firent penser qu'ils étaient à six mille pieds
au-dessus du niveau de la mer. Il est probable cependant
que ce calcul est fort éloigné de la vérité ^ car la tempéra-
ture était plus élevée que ne comporte cette hauteur, et
surtout la configuration du sol. Dans le lieu où se firent
les expériences, le thermomètre varia entre le 61* et le
62* degrés, et dans les lieux plus élevés, entre le 55" et
le 63*. Dans les premiers jours de mai , les matinées étaient
encore froides, et le thermomètre qui marquait 44 o^^ 4^»
monta après le lever du soleil à 66 et à 68 , température
encore inférieure à celle de Simla. Elle s'élève plus haut
dans le mois de juillet, à cause de la sécheresse. Vers le
nord, et à vingt-cinq milles environ de Caboul, règne une
chaîne de montagnes couvertes de neige 5 mais, comme à
la fin de l'été la fonte en est à peu près complète., on sup-
pose, avec quelque apparence de raison , que cette chaîne
n'a pas plus de 1 ,600 pieds de hauteur.
A la base de ces monts s'étendent plusieurs milliers
de jardins qui produisent tous les fruits qui nous vien-
nent de rinde. L'on voyait encore à Caboul des raisins,
des pois et des pommes qui , avec quelques soins , pou-
vaient facilement être conservés jusqu'à la récoite pro-
chaine. Parmi les marchandises du bazar , on remarquait
•de la rhubarbe de jardin en grande quantité, préparée au
naturel , que mangeaient les curieux en circulant dans
l8o NOUVELLES DES SCIENCES,
l'enceinle. Le bagage des voyageurs , à leur arrivée à Ca-
boul , fut visité par les douaniers, malgré le privilège d'un
laisser-passer. Une petite quantité de mercure fut soigneu-
sement pesée, et enregistrée ainsi que d'autres menus ob-
jets qui passèrent aux yeux de la douane pour des instru-
mens de sorcellerie. Le peuple de Caboul croit générale-
ment que l'or est une combinaison factice , et le résultat
de la transmutation des métaux opéré par des moyens
magiques. Les fruits sont le seul produit indigène du
pays-, tout le reste y est importé de Bombay et de la
Russie.
Mabomet est 1 ame de la politique qui dirige la baute
administration de Caboul , et s'il gouverne avec pru-
dence, il peut espérer de réunir Peshawour et Kandabar
sous son autorité. Le bruit avait couru , à Caboul, qu x^b-
bas-Mirza, fils du roi de Perse , était sur le point de s'em-
parer d'Hérat, et que déjà deux places fortes étaient tom-
bées au pouvoir des Russes.
La caravane n était pas fixée sur la route qu'elle devait
suivre à son départ de Caboul. Les voyageurs avaient bien
l'intention d'éviter Koondooy où Moorcroft avait été si
cruellement traité^ mais ils furent ensuite rassurés à cet
égard, en réflécbissant qu'ils n'avaient pas grand sujet de
craindre Moorad-Bey, commandant de celte place, d'au-
tant plus qu'il avait la réputation d'un homme trailable ,
et que , d ailleurs, leur conduite ne permettait pas qu'on
les assimilât à Moorcroft.
Nos voyageurs passèrent la malinc'e du 12 mai avec
Abeboulah-Khan , frère de Mabomet , le même qui , étant
alors chef de Caboul, avait voulu soumettre le bagage de
Moorcroft à une taxe de 20,000 roupies. Mais , Mabomet,
sultan de Peshawour intervint dans celte affaire . [)our
DU COMMERCE, DE l'i.NDUSTRIE , ETC. l8l
proléger les voyageurs contre cette exaction. Les deux frères
en vinrent aux mains à cette occasion. Abeboulah-Klian
fut vaincu , et !Moorcroft mis en liberté au moment où la
fortune, par un retour soudain, se déclarait contre Ma-
bomet , et le forçait à battre en retraite vers Peshawour.
Depuis lors les deux frères sont en mésintelligence. Abe-
boulah-Kban n'est plus rien aujourd'hui, et ne subsiste,
comme beaucoup d autres , que des secours que veut bien
lui donner le parti vainqueur. Tout le pays avait été au-
trefois son domaine , et il y jouissait d'un renom considé-
rable; maintenant, comme les rois déchus, il vit d'au-
mônes.
Les voyageurs, après avoir pris congé d'Abeboulah-Kh an,
reçurent la visite du personnage équivoque. Ce quasi-
Européen , dans le cours de sa conversation , articula
par mégarde quelques mots anglais ; mais ils restèrent tou-
jours dans l'indécision sur son origine et la nature de ses
fonctions.
Les habitans de Caboul ont des notions très-imparfaites
sur l'Angleterre et l'Inde britannique. Leurs relations
avec l'Inde sont de peu d importance en comparaison de
celles qu'ils entretiennent avec la Russie , dont l'influence
s'étend tous les jours dans ce pays. L'éloge des Russes est
dans toutes les bouches , et si jamais l'Inde était menacée
par ce peuple conquérant , nul doute que les Afghans ne
se déclarassent en leur faveur. C'est à Caboul que se déci-
dera, dans l'avenir, le sort de l'Inde. Il est à regretter que
Shah-Seya ne soit pas en position de remonter sur le trône,
car, au besoin , il eût été d'un grand secours à lAngleterre.
Au reste il faut convenir que toutes ces petites souverai-
netés indépendantes ne sont pas dignes de noire alliance,
et qu'il serait à désirer qu elles fussent réunies sous l'au-
lorité d'un chef unique.
^O^VELLES DES SCIENCES,
@g,fatisti<]tte.
Produits (les Mines cTor des États-Unis. — Mainle-
nanl il est bien reconnu que les veines aurifères qu'on avait
d'abord cru concentrées dans la Caroline du Nord , s'éten-
dent d'une manière très-suivie depuis le voisinage de la
Potomac, dans la Virginie jusque dans TAlabama et le
Tennessee. Il y a six ans à peine que ces trésors minéralo-
giques ont été découverts, et déjà plusieurs mines ont été
livrées à l'exploitation, et un grand nombre de machines
à vapeur sont appliquées à l'extraction du minerai.
D'après les rapports de M. Samuel Moore, directeur de
l hôtel de la monnaie des Etats-Unis, cet établissement a
reçu, en i83i , pour 7 14^270 dollars ( 3,785,63i fr.) de
lingots d'or, dont 180,000 proviennent du Mexique ou des
diverses contrées de l'Amérique du Sud ^ 27,000 d'Afri-
que \ 39.000 de diverses provenances et 5 18,000 des
mines exploitées dans quelques états de 1 Union. Voici dans
quelle proportion ils ont concouru :
Dollars.
Virginie il\,ooo
Caroline du IN'ord 2g4>ooo
Id. du Sud 22,oco
DoUars.
Géorgie 176,000
Tennessee 1,000
Âlabama i ,000
Ce fut en 181 4 que, pour la première fois, on apporta
à l'hôtel de la monnaie quelques lingots dor indigène,
provenant des mines de la Caroline du Nord 5 jusqu'en
1823 inclusivement, ces versemens annuels ne s'élevèrent
pas au-delà de 2,5oo dollars. Depuis cette époque l'ac-
croissement a été. si rapide qu'il ne sera pas sans intérêt
d CM iPArujucr ici la marche progressive. La valeur dos lin-
DU COMMERCK, DE l'iADISTIUE , ETC. l83
fjols dor indigène remis à l hôlel de la monnaie de l U-
nion , s'est élevée en :
Dollars,
18^4. ... à .'ijOOO
1825 17,000
1826 20,000
1837 a 1,000
i.
Dollars.
828. . . à 46)<^oo
1819 154,000
i85o 466,000
i83i 5 iS,ooo
Les Élals-Unis exportent en outre une assez grande quan-
tité d'or en lingots sur les divers marchés de l'Europe et de
l'Asie , mais nous n'avons aucun document pour en pré-
ciser le chiffre. Les mines de la Caroline emploient un
grand nombre d'ouvriers de toutes les nations. M. Blooker,
qui les a récemment visitées, nous apprend qu'on y parle
quatorze langues différentes.
Parallèle de Georges Canning et d'Huslisson (i}.
— Si nous voulions avoir une preuve sans réplique du dé-
testable régime auquel l'x^ngleterre est soumise, nous la
trouverions dans la réputation de M. Canning et dans celle
de M. Huskisson , son collègue et son ami. Après une vie
exclusivement consacrée à la défense d'actes injustes, cruels,
(i) Note DU Tr. Oa reconnaîtra sans peine, dans cet article, la
Revue de Westminster, organe habituel du parli radical, et sa logique
impitoyable qui, sans tenir compte ni des tems ni des hommes,
poursuivrait , sans hésiter , ses déductions et les conséquences des
principes qu'elle pose , à travers des ruines , semblable à ces ressorts
inflexibles de nos fabriques, qui, lorsqu'une fois le moteur leur a
donné l'impulsion, exécutent leurs mouvemens, au risque de broyer
les personnes imprudentes placées dans leur direction. Les rédacteurs
de la Revue de Westminster ont parmi nous quelques analogies ; mais
ceux-ci ont bien moins de puissance , d'étendue dans l'cspiil et de
philosophie réelle.
l84 NOUVELLES DES SCIEKCES,
oppressifs , M. Huskisson et surtout M. Canning acqui-
rent, sur la fin de leurs jours , par quelques actes isolés et
utiles , une réputation éclatante de grandeur et de libéra-
lité dans leurs vues. Le peuple anglais habitué à ne recevoir
que du dommage de ceux qui le régissent , s'étonna de
cette apparence d'intérêt pour son bien-être , et en témoi-
gna sa reconnaissance par une approbation et des éloges
sans mesure. Au fond ils doivent plutôt ces applaudissemens
à la coupable conduite de leurs prédécesseurs qu'au mérite
réel de la leur. L'un et l'autre avaient commencé leur car-
rière par des professions de foi très-libérales , mais tout-à-
coup ils prirent une direction entièrement opposée et n'hé-
sitèrent pas à servir dans les rangs du ministre le plus
despote qui ait régi l'Angleterre depuis des siècles. Ils
suivirent fidèlement ce ministre pendant les années les
plus désastreuses de son administration ou plutôt de son
règne ; ils défendirent tous les actes d'oppression qu'il pro-
posait ^ ils firent l'apologie de l'infâme et impitoyable pro-
fusion avec laquelle il versait l'or et le sang anglais ; et
quand il mourut , ils contribuèrent au maintien et à la pro-
longation de son système.
A la fin , lorsqu'après une longue série d'années de
guerre , la paix fut recueillie , et que le peuple impatient
d'un joug qu'on lui avait rendu insupportable , réclama
des réformes , des économies et une répartition plus équi-
table des charges publiques , ces deux ministres n'hésitè-
rent pas à recourir aux moyens les plus cruels, les plus
iniques pour le réduire au silence. Le peuple demandait
du pain à bon marché , on lui répondait par les massacres
de Manchester ; il demandait la réforme d'une constitu-
tion décrépite , on répondit par les six actes à ces impor-
tunités séditieuses ^ . il demandait l'abaissement de taxes
intolérables ■■, et on lui retira les franchises de 1 habeas
DU COMMERCE, DE LINDISTIUE, ETC. lS5
corpus. Ses doléances furent traitées avec mépris; on fit
ties moqueries cruelles de ses misères. M. Canning , avec
une éloquence épigrammatique , et M. Huskisson, avec
toute la charlatanerie de la science et des calculs élaborés,
prouvèrent que ses réclamations , les réclamations de ceux
qui mouraient de faim, étaient déraisonnables et factieuses.
Telle a été , de 1794 à 1822, la conduite de ces deux
hommes d'état si vantés , en dernier lieu , avec un si fol
engouement. Mais à partir de cette dernière époque jus-
qu au moment de leur mort , quelque amélioration se fit
remarquer dans leur direction politique. Ils furent moins
impitovables , moins bigots que précédemment. Aussitôt
leurs anciens méfaits furent oubliés. Une admiration ex-
travagante les éleva aux nu'^s \ et M. Canning, en mourant,
fut considéré comme un martyr de la liberté. La gloire des
nobles senlimens qu'on lui atribuait vola au dehors sur les
ailes des vents , d'une hémisphère à 1 autre , tellement que
son nom devint , en quelque sorte , le mot d'ordre des
libéraux des deux mondes. C'est ainsi que plusieurs saints
du calendrier y ont été inscrits , après une vie dissipée
ou coupable, parce que quelques circonstances heureuses
avaient accompagné leur mort.
Si la conduite de ces deux hommes est strictement exa-
minée ; si nous les suivons depuis le commencement de
leur carrière politique jusqu à la fin , sans en considérer
exclusivement une partie -, nous nous convaincrons que
ni sous le rapport intellectuel ni sous le rapport moral, ils
ne méritent d'être séparés de leurs collègues. Ils possé-
daient, Tun et l'autre, des vertus faciles et un caractère
flexible , et un art consommé pour aider leur avancement
personnel. Ils savaient profiter des circonstances favorables
à cet avancement ; ils avaient toute la sagacité requise pour
reconnaître les modifications qui s'opéraient dans l'esprit
public j et en suivant limpulsion , quand il était impossible
l86 NOUVELLES DES SCIENCES,
de lui résister, ils se faisaient une réputation à bon compte.
Mais ni le premier ni le second n avait une haute portée
d esprit , et ne parvint à atteindre une grande supériorité
dans sa carrière respective.
Jamais comme orateur ou comme homme d'état M. Can-
ning ne s'est élevé au-dessus de la médiocrité. Comme
orateur , il avait de l'éclat , mais rien de mâle , rien de sé-
vère dans son goût. Ses harangues se composent d'ori-
peaux brillans , de pointes épigrammatiques bien aiguisées ,
le tout convenablement pour l'appétit vulgaire de son vul-
gaire auditoire. Son esprit n'avait pas 1 habitude de la gé-
néralisation ; il n'avait ni la vigueur de tète , ni la moralité
nécessaire pour examiner une question dans l'unique but
de rechercher la vérité. Jamais il ne pouvait s'isoler de ses
intérêts propres , ni examiner une question abstractive-
ment. Ce n'était que dans les termes que consistaient ses
généralisations. Il employait des mots généraux et vagues,
mais ce vague même constatait son impuissance à se rendre
un compte exact de ses idées. Dans aucun de ses discours
il n'a fait preuve d'un savoir véritable ni d originalité dans
ses vues^ mais il possédait à un haut degré l'art du rhé-
teur, avec une petite provision d'idées, il pouvait faire un
grand étalage -, il pouvait remplir loreille sans éclairer la
raison, et séduire sans lien apprendre.
M. Huskisson avait des qualités moins brillantes, et par
cette raison-là seule, car nous n'en connaissons pas d'au-
tres , on lui avait supposé plus de profondeur. Jamais
cependant il n'a possédé entièrement la science dont on
lui supposait une connaissance intime, celle de l'écono-
mie politique , et même elle a reçu de ses mains plusieurs
injures graves. Comme il n'avait qu une connaissance par-
tielle de ses plus importantes vérités , et qu'encore il ne les
avait apprises que pièce à pièce sans jamais en saisir l'en-
semible-, que cependant à toutes les époques il en parlait
DU COMMERCE, DE L INDUSTRIE, ETC. 1 S J
avec une imperturbal)le assurance , et qu'il rédigeait ses
bills avec le même aplomb , il commet sans cesse d'énormes
et dangereuses bévues. D'ailleurs, en soutenant des îictes
en partie fondés sur l'erreur et en partie sur la vérité , il
contribua, autant du moins qu'il pouvait le faire , à ébran-
ler les principes. Sa conduite , dans toute la discussion sur
les grains, par exemple, porte ce double caractère, et
tout homme familiarisé avec la science économique , en
observant ses tergiversations au milieu de ces débats , a du
penser qu'il était un malhonnête homme ou un ignorant.
Jamais il ne proposa une bonne mesure sans l'élayer de
doctrines contradictoires , en opposition absolue avec les
principes mêmes sur lesquels elle reposait, et qui seuls de-
vaient la faire prévaloir. Ceci provenait en partie de sa si-
tuation , et en partie du caractère timide et circonspect de
son esprit. Il s'appliquait sans cesse à concilier des choses
inconciliables -, et comme son ami M. Canning , il était
incapable de concevoir l'ensemble d'un sujet. L'un et l au-
tre ils cherchaient toujours des moyens de saisir et de con-
vaincre les autres, et ne cherchaient pas à se satisfaire eux-
mêmes. Ils ne possédaient que des notions légères, acquises
hâtivement -, et , par la direction qu'ils avaient prise , ils
perdirent bientôt la possibiUté d en acquérir d'autres.
Lnbn^irK.
Mouvement industriel de V Australie. — Nos frères
d'Australie font des progrès aussi étonnans que rapides.
Sidney , la métropole de cette colonie , voit fleurir dans
son sein tous les arts de l Europe. Des édifices d'une belle
architecture s'y construisent; plusieurs imprimeries y re-
produisent les chefs-d œuvre de notre littérature , ou ser-
vent à la publication de journaux très-bien rédigés. Quoi-
l88 NOUVELLES DBS SCIENCES, ETC.
que Sidney n ait pas plus de 1 2,000 habitans, on y trouve
deux banques et quatre académies , composées d'hommes
éclairés, s'occupant à propager les arts utiles. Sous leur
direction , de nouvelles cultures sont entreprises chaque
jour, et , malgré la distance immense qui nous sépare, les
cultivateurs australiens songent déjà à approvisionner de
comestibles nos marchés , comme ils pourvoient de laines
nos manufactures. Une poste, fournie de bons relais , en-
tretient des relations fréquentes avec les divers élablissemens
fondés dans l'intérieur ou sur le littoral de ce continent ;
et une compagnie d'assurance maritime , avec un capital
de i5o,ooo liv. sterl. (3, 760, 000 fr.), garantit les arma-
teurs de tous les sinistres.
Mais cette activité industrielle ne se concentre pas dans
les murs de Sidney ^ une compagnie s'y est formée pour
coloniser les iles adjacentes. Déjà elle a expédié des colons
à Houtlingham, sur la côte ouest de la Nouvelle-Zélande ,
pour y couper des bois de mâture , et cultiver le lin et le
chanvre. Le gouverneur de Sidney a détaché quelques
troupes pour protéger cet établissement contre la férocité
des indigènes, et tout lui promet un heureux succès. Porl-
Jakson voit chaque jour accroître l'activité de ses chan-
tiers , tandis que Paramatta a tout l'aspect d'un de nos
districts manufacturiers j mais de toutes les usines qui sont
en activité dans les environs de Sidney, celle qui fait le
plus d'honneur au génie australien , c'est la magnifique
scierie de Cowan. Le propriétaire de cet établissement en
a tellement perfectionné le mécanisme , qu'il peut fournir
en moins d'une heure deux cent cinquante pieds de plan-
ches de trois pouces d'épaisseur, ou six cents d'un pouce.
La roue qui sert de moteur à cette usine a une vitesse de
sept mille pieds par minute ou de quatre-vingt-seize raille
par heure. Ces résultats sont d'autant plus surprenans
(juc celte machine est le produit de l'industrie locale.
AVRIL i833.
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REVUE
nbtt^trte.
DES ROUTES ET DES VOITURES PUBLIQUES
DE LA GRANDE-BRETAGNE.
Ces princes et ces j)riiicesses des Mille et Une Nuits ,
que la proleclion de leurs fées dolait d'une si grande fa-
cilité de locomotion , s'étonneraient , s'ils revenaient au
monde, de se voir surpasser par le bourgeois anglais qui
monte en diligence. La rapidité avec laquelle on voyage
aujourd'hui tient du prodige : en une heure et demie on
se rend de Liverpool à Manchester 5 on parcourt ainsi
l'espace de trente-six milles ou douze lieues. On sait que
lord Londonderry, après avoir ])rononcé son discours à
la Chambre des Pairs , le lundi soir , monta dans une chaise
de poste att^'lée de quatre chevaux , et se trouva le lende-
main soir à la porte de son hôtel à Durham : il avait fait deux
cent cinquante milles ou quatre-vingt-trois lieues, en vingt-
quatre heures. Mais pour ne parler que des ressources à
la portée du public, n'ya-l-il pas quelque <hose de merveil-
a. )3^
igO DES ROtTEâ ET DES VOITURES rCBLIQCES
leux dans la célérilé actuelle de nos diligences? « Lundi
dernier, m'écrivait un de mes amis, je chassais dans les
environs de Brighlon ; le mercredi suivant, je dinai chez
mon père , dans Merion-Square , à Dublin : quatre cent
milles, plus de cent trente- trois lieues , en moins de trois
jours ! Voici comment : je partis de Brighton par la voiture
du soir, j'arrivai à Londres à tems pour prendre la malle
d'Holyhead; et, grâce au bateau à vapeur qui me fit Ira-
A^rser le détroit , je me trouvai à Dublin trois jours après
mon départ. »
Non-seulement on voyage vite aujourd'hui , mais on
voyage agréablement ; c'est presque une jouissance de
luxe pour le rentier et le bourgeois. Il serait curieux
d'esquisser les progrès et le perfectionnement de nos voi-
tures publiques. En 1662 , l'Angleterre n'en comptait
que six : encore étaient -elles considérées comme une
mauvaise invention , que nul homme de bien ne devait en-
courager. Un nommé Jean Croswell , membre du gouver-
nement et fort connu alors par ses pamphlets politiques,
un des sages de lépoque, démontra le danger de ces voi-
tures dont le résultat définitif devait être , selon lui , de
dépeupler les châteaux , et d'arracher à leurs devoirs do-
mestiques les femmes des gentilshommes campagnards.
Les diatribes de Croswell, qui se renouvellent encore,
eurent beaucoup de succès en leur tems.
Il y a une centaine d'années, en 174^) ^^ diligence
d'Oxford partait de Londres à sept heures du matin et ar-
rivait à Tubridge vers midi. A cinq heures du soir elle
atteignait Highwycombe , où les voyageurs couchaient j
c'était le lendemain seulement que l'on approchait d'Ox-
ford. Aujourd'hui l'on parcourt en moins de six heures
l'espace qui demandait alors deux jours entiers.
Lecteur , nous prélèverons une taxe légère sur votre
EN AAGl.KTEKItK. U) l
imagination complaisante, ot nous supposerons, s il vous
plait, qu'un brave gentleman qui s est endormi, vers
1^4^? ^'i sommeil d'Epiménide , se réveille lont-à-coup
près de Piecadilly, en i833. Il se frolle les yeux et voit
une espèce de brigand, velu tie baillons, qui sapprocbe
de lui d'un air empressé (i) :
« Quelle voiture prend votre bonneur ?
— Je vaisàExeter , répond le vieillard d une voix douce.
— Vous arrivez à tems : voici la voiture... les cbevaux
sont devant nous... où sont vos paquets?
— Mais non , vous vous- trompez ^ c'est là une voiture
bourgeoise.
— Bail ! bab ! ne reconnaissez-vous pas la Comète ?
Vite, vite, dépècbez-vous: elle part à Finstant. »
On pousse, on presse, on emballe le vieillard fort
étonné de cette précipitation et qui demande à grands cris
ses paquets -, depuis long-tems ils sont sous la bâche.
Cependant il s'assied , son œil s arrête avec surprise sur
l'bomme vêtu de noir qui occupe le siège :
« Quel est , demande-t-il à ses voisins, ce monsieur si
bien vêtu, qui va nous conduire .-^
— Ce n est pas un monsieur , lui répond un homme
babillé de noir assis en face de lui et qui se trouve être un
des propriétaires de l'entreprise ^ c'est un jeune homme (jui
a toujours conduit la Comète et qui sait fort bien son état.
— Excusez ma surprise ; à voir sa cravate blanche , ses
gants jaunes et son excellente tenue, j étais tenté de croire
que c'était quelcjue jeune homme de bonne famille, dont
le caprice enthousiaste s amusait à rivaliser de nos jours
avec les anci<'ns conducteurs de chars.
— Sans doute, reprend le propriétaire, monsieur a
(i) Commissionnaires qui sp lienncnl aux approclifs des huroaui
ilf> diligence sui- la piarc de Begenf-fjircus,
iga DES ROUTES ET DES VOITIJRES PUBLIQUES
voyagé loiig-lems sur le continent, et n'est plus au fait de
l'Angleterre actuelle? »
Les autres habitans de la diligence se regardent en riant
et ne doutent pas que leur voisin ne soit ou un peu tim-
bré , ou quelque vieux colon sorti des déserts de l'Amé-
rique. Cependant la voiture s'élance et bientôt on sort de
Londres.
« Quoi ! déjà nous ne roulons plus sur le pavé ? s'écrie
le vieillard.
— A Londres il n'y a plus de pavé , lui répond-on.
— Ah ! ah ! s'écrie notre voyageur dans sa stupeur ;
mais la voiture va bien vite ?
— Non , reprend le propriétaire , pendant ce relai la
voiture marche très-lentement ; vers la fin du voyage nous
nous dédommagerons de ce retard. »
En vingt-cinq minutes on arrive à Brentford ^ le vieil-
lard tire sa montre :
« Vous appelez cela marcher lentement! s'écria-t-il ;
vingt-cinq minutes ! Mais je me retrouve , ici 5 ces rues sont
sales et ces pavés pointus comme dans ma jeunesse. C'est
bien la bonne vieille ville de Brentford, telle que je l'ai vue
autrefois 5 rien n'a changé. Quel membre celte ville a-t-
elle envoyé au Parlement ?
— M. Hume , Ihomme de l'époque , qui sait avec le
plus d habileté faire dire aux chiffres ce qu'il veut que les
chiffres expriment.
— Sans doute un grand propriétaire du comté ?
— Pas un pouce de terre, monsieur j c'est un Ecossais
né à Montrose.
— Oui, ces Ecossais se fourrent partout ^ sans doute il
aura fait une grande fortune dans le commerce ?
— Oh ! pas du tout ^ c'est un médecin qui a fait fortune
aux Indes. »
EN ANGLETERRE. igS
Ici la Stupeur de l'homme de 174^ ^^^ extrême, et le
bruit des roues , froissant le pavé rocailleux de Brentford ,
suspend la conversation. Vingt minutes après (^heure mi-
litaire) la Comète arrive à Hounslow. Le gentilhomme a
faim , et voit avec plaisir ce point d'arrêt qui va lui per-
mettre de déjeûner. Il s'essuie le front, il tire de nouveau
sa montre, il respire :
« Nous voyageons bien vite , messieurs : et il me sem-
ble que cette rapidité n'est pas sans dangers; quen dites-
vous ? Heureusement nous allons nous reposer un peu.
L'appétit me talonne ; celte auberge a fort bonne mine ,
ma foi! Garçon ! que me donncrez-vous pour dé... ? »
Hélas! le mot n'est pas prononcé lorsqu une secousse
violente imprimée par la voiture à tous les habitans du
carrosse, fait heurter la tête du vieux voyageur contre le
dossier; et Hounslow et le garçon et 1 auberge disparais-
sent à-la-fois à ses yeux. Jamais panorama si rapide ne
s était déroulé devant lui. Jamais il n'avait vu portes, fe-
nêtres, arbres, malsons fuir avec une aussi merveilleuse
vélocité.
«Diable! diable! s'écrie-t-il aussitôt qu'il reprend ha-
leine. On m'avait dit, je crois, que nous changerions de
chevaux à Hounslow. Sans doute on n'aurait pas la cruauté
de forcer les chevaux du dernier relai de galoper avec
cette violence atroce.
^ — Eh ! mon cher monsieur! interrompit le propriétaire,
on a changé de chevaux pendant que vous mettiez vos
lunettes. A Hounslow, il faut que le relai sexécute en une
minute; et souvent, grâce à la dextérité et à l'habitude de
nos gens, en cinquante secondes c'est une affaire faite.
— \ ous m'étonnez; pour moi j'aimerais mieux ne pas
aller si vite.
1^4 ^'^S UOLIES KX UES VOnCKES PL'BLKjLE.s
— C'est notre usage-, nous lançons (i) toujours nos
(hevaux pour parcourir ces six milles.
— Lancer!
— Oui, c'est le terme. Le terrain sur lequel nous som-
mes s'appelle terrain d'hôpital. Nous autres, ^propriétaires
de diligences, nous avons un dialecte qui nous appartient,
et je conçois que vous ayiez besoin de quelques explica-
tions. Nous n'employons ici que les Bokichers (2). Les Bo-
kickers sont de pauvres chevaux qui ont des vices, et qui,
cependant peuvent servir encore , quand on les fait ga-
loper sur un terrain uni. Ils se subdivisent en plusieurs
classes qui toutes ont leurs appellations spéciales. Les uns
abaissent le garot en marchant 5 les autres ploient les ge-
noux dans les descentes ; qjuelques-uns ont de la tendance
à devenir poussifs 5 mais lancés dans celte carrière unie ,
ils rendent encore de très -bons services, comme vous
voyez. »
Les Bokickers s'échauflent dans leurs harnais , et la
voiture , avec ses dix voyageurs et un bagage considérable ,
vacille sur son centre de gravité , avec une force d autant
moins comfortable, que le galop des Bokickers devient
plus rapide à chaque instant. Cependant elle ne verse pas ,
grâce au bagage contenu dans les coffres et au poids de
quatre voyageurs assis dans l'intérieur. L'homme de 174'^
s'alarme de plus en plus : « Les chevaux , dit-il , ont pris
le mors aux dents, m II s imagine que le conducteur est
tombé de son siège, et croit apercevoir les brides qu'il a
lâchées , flottant à laventure sur la tète des chevaux. Il
veut absolument nîtllre la tète à la portière ; le proprié-
taire le tire par sa basque , et l'arrête.
« Un éclat de roue pourrait vous éborgner, lui dit-il \
{\) Sprin^. — ['2) Toiuic d argot.
EN ANGLETEnUE. î y;j
restez dans la voilure; tout va bien 5 je vous ai dll que
noire habitude était de /ancer les chevaux pendant ce r( lai. »
Mais le vieillard est lètu, et il veut voir ce qui se
passe. Le voilà donc en observation. Il s'attend à trou-
ver la mort et la destruction sur la route. Quel est soîi
étonnement !' le cocher trône encore sur son siège, et dé-
guste paisiblement une prise de tabac pendant que ses che-
vaux galopent en raison de douze milles (quatre lieues)
par heure.
« Diable! diable! répèle encore noire voyageur; mais
si un essieu cassait, si une roue se détachait ?
— Impossible, monsieur*, fabrication parfaite. Jamais
rien ne casse. Jamais rien ne se dérange : vous pouvez dor-
mir ici comme dans votre lit.
— Ah mon Dieu ! quel changement, s'écrie le vieillard ;
quelle différence ! et les routes ?
— On ne peut meilleures. De Londres à Exeler, pas un
seul mille où le cheval ne puisse trotter facilement.
— Dites galoper. Mais qui a changé ainsi tout le svs-
tème de construction des routes ?
— Un Américain, M. Mac- Adam. Pour rendre nos
routes meilleures , on a aplani des collines 5 on a détruit
les vieux chemins. Les rudes montées qui harassaient au-
trefois les chevaux se sont changées en pentes douces.
— Ah çà , mon cher monsieur, pour le prochain re-
lai, quels chevaux emploierez- vous ?
— Plus de Bokickers , monsieur ; leur règne est passé.
Nous avons besoin, pour ce relai, d'animaux vigoureux
et sains. Les plus beaux chevaux achetés par les lords , et
destinés à piaffer dans Hyde-Park , valent à peine ceux
de l'attelage prochain.
— Ah! je respire. Nous ne galoperons plus, n'est-ce
pas? Vous ne lancerez plus vos chevaux , j espère .'
1C)6 DES ROLTES ET DES VOITURES PLBLIQVES
— Ce relai ci ne sera pas tout-à-fait aussi rapide ; ce-
pendant nous aurons encore de bons moniens , je vous as-
sure. Nous avons pris, comme propriétaires , des engage-
mens positifs, et il ne faut pas tromper le public. Aussi ,
pour remplir nos promesses , tirons-nous parti de toutes
les circonstances. Quand le conducteur arrive à un cer-
tain endroit de la descente , il làcbe la bride à ses chevaux ,
qui, une fois lances, remontent la colline opposée sans s'en
apercevoir et sans tirer. Grâce à ces précautions et à beau-
coup d'autres, nous arrivons toujours à 1 heure précise.
La meilleure horloge est moins exacte que la Comète : les
gens de campagne le savent bien : c'est sur notre voiture
qu ils se règlent.
— Mais, monsieur, reprend le vieillard tout troublé,
et la santé , et la vie de vos voyageurs ?
— Oh! pas la moindre crainte^ nous n'employons que
des matériaux de première qualité et des artistes du plus
grand talent.
— Des artistes ! cela me confond ! De mon tems , artiste
et cocher n'étalent pas synonvmes... A proposée serais bien
aise de voir comment cel artiste (puisqu'artislc il y a), fait
pour changer de chevaux , quand il en change ? Tout-à-
l'heure , au dernier relai , c était de la magie vraiment ,
de l'escamotage. Partez , muscade! je n ai rien vu.
— Oh ! certainement , vous avez raison de trouver cela
merveilleux ; et le degré de promptitude auquel on est
parvenu aujourdhui a quelque chose de surprenant en
effet. Dans ma jeunesse (et je crois que vous êtes mon
aine), on consacrait une demi-heure à celte opération.
Le garçon d auberge s approchait , la serviette à la main :
(( Messieurs et mesdames , pendant qu'on relaie , voulez-
î) vous prendre quelque cbose? M. le conducteur vous le
V permettra, sans doute. — Oui, oui, » ifilerrompail le
EJV ANGLETERRE. It)^
conducteur, qui avait à distribuer par la ville une cloyère
d'huilres pour le médecin , un mouton pour le curé et un
])âté de foie gras pour lavocat^ « oui, certainement 5 mais
)) dans une demi-heure il faut partir. »
Nous voici à Slaines. On relaie , et notre voyageur
est tout yeux : bien lui en prend de ne pas détourner un
moment la lètc. A peine la voiture s'est elle arrêtée, les
deux premiers chevaux sont dételés et reconduits à l étable.
On amène un beau cheval fringant , bondissant , hennis-
sant, plein de vie et de vigueur, mais dont l'œil de feu
n annonce pas une docilité bien enracinée , et dont les
naseaux sont emprisonnés dans un nœud coulant : nou-
veau sujet d effroi pour le vieillard (1).
« Eh quoi! dit-il , vous allez atteler un cheval vicieux ,
un cheval fougueux ?
— Pas du tout, répond le garçon d'écurie-, je vous as-
sure qu'il n y a pas la moindre chose à craindre.
— Jacques, dit tout has le conducteur au garçon, prends
garde que rien ne le gène ; tu sais quel tour il nous joue-
rait ? »
Trente secondes après, on part. A peine les naseaux du
coursier se trouvent libres, il se retire en arrière, étend
les deux jambes de devant, et s'élance d'un bond qui aurait
brisé toutes les rênes que l'on fabriquait en 1742- Heu-
reusement la main habile du conducteur lui laisse le champ
libre, et son compagnon, mieux discipliné que lui, le re-
met paisiblement au pas. Toutefois Tanimal de pur sang
s inquiète sous son harnais et s'irrite contre cette mar-
che réglée , qui contrarie les habitudes de sa jeunesse.
Incapable d'aller de front avec son confrère, il entraîne
(1) Ce uccud coulant de nouvelle invention est en soie , cl il agit
spécjaleuîcnt sur les organes de la lespiralion.
ig8 DES ROLTES ET DEb VOITURES PUBLIQUES
après lui les trois quarts de la voiture qui le suit oblique-
ment; il ronge son mords , le couvre d'écume, bat la terre
d'un pied furieux , et hennit avec une force qui semble
vous dire : « Cette servitude n'est pas faite pour moi. »
« Ce cheval-là , fait observer le propriétaire , a, dans
SCS belles années , gagné plus d'un prix à la course ; mais
son caractère a toujours été difficile.
— Diable! diable! s'écrie le vieillard du dix-septième
siècle ; atteler un cheval de course à une diligence î Cepen-
dant on commence à aller moins vite et j'aime cela.
— Il le faut bien , reprend le propriétaire : si nous ne
ralentissions point le pas de notre attelage , ce terrible
cheval de course recommencerait à galoper et dérangerait
tout. »
Des montées rapides sont franchies avec la même
célérité que l'on eût mise autrefois à les descendre ; et ce
qui effraie surtout le pauvre voyageur , c'est de voir
que le pas , au lieu de se ralentir dans les descentes, de-
vient plus rapide encore. Dans l'argot des grandes routes
anglaises, c'est ce que Ion appelle la longue chute de
terrain. La voiture tombe sur la croupe des chevaux; le
cheval de pur sang perd patience , se met au grand trot ,
puis au galop , et tout l'attelage suit son exemple. L'ar-
tiste expvîrimenté qui conduit le char laisse tomber lé-
gèrement son fouet ; les deux premiers chevaux s'élancent
avec la rapidité d'une flèche, et la voiture, bercée par ce
mouvement rapide , s'agite de manière à épouvanter le
plus hardi. Mais le coup-d'œil du maitre est sûr, il n'y
a rien à craindre : le char suit une ligne parfaitement
droite. Arrivé au creux de la colline, il raffermit sur ses
rouis, et remonte la colline opposée, avec une vélocité
d impulsion propor-lioiiiiéc à la ra[)idité et à la hauteur de
la chu le.
EJV ANciLETERllE. 1 C)y
« Ah! s'écrie le pauvre vieillard qui respire enfin, mon-
sieur le propriétaire, à la première descente, je vous en
prie , engagez le conducteur à enrayer ^ employez votre
autorité pour cela.
— Je n ai pas d'autorité sur le conducteur.
— Ces chevaux ne sont-ils pas à vous ?
— Sans doute 5 mais il les conduit comme il veut.
— N'est-ce pas vous qui le payez.?
— Oui 5 je prends l'engagement de fournir des chevaux
avec lesquels la voiture puisse accomplir ce voyage dans tel
espace de tems. Le cocher s'engage de son côté à les con-
duire sans accident jusqu'au lieu convenu. Nous sommes
passibles lun et l'autre d'une amende, si nos engagemens
ne sont pas remplis. Nous n'avons pas de tems à perdre ,
et s'il s'agissait d'enrayer comme vous le voulez, nous
n'arriverions jamais. »
Le nouvel Epiménidc ne répond rien -, mais il se promet
bien de ne plus monter dans une voiture qui n'enraie pas-,
il descend donc, il se tât€ , retrouve tous ses membres, et
s'estime heureux de vivre encore. Placé sur le seuil de l'au-
berge où il va entrer , il veut contempler une dernière fois
l'opération du relais , et ne peut qu'admirer ces ornemens
de cuivre, étincelans au soleil , ces chevaux au poil lustré ,
ces harnais tout brillans de vernis, et surtout cette rapi-
dité prodigieuse de mouvemens. Cependant on repart plus
vile que l'éclair ne brille, et le pauvre voyageur est heu-
reux de se retrouver dans une chambre, sur la terre ferme,
libre des dangers auxquels nous exposent les chevaux de pur
sang, transformés en chevaux de trait. Il sonne le garçon,
qui , vêtu de noir et le cou entouré d'une cravate blanche
de la mousseline la plus belle, passe à ses yeux pour le
maître du logis.
20O DES ROUTES ET DES VOITURES PUBLIQUES
« Y a-t-il sur celte route quelques voitures qui marchent
lentement?
— Oui , monsieur, répond le garçon , dans une heure
le Régulateur doit passer.
— Ah ! c'est très-bien , je vais déjeuner en l'attendant.
— Ces voitures qui vont si vite nous ruinent, monsieur !
s'écrie le garçon 5 personne ne peut s'arrêter sur la route ,
et nos maisons s'en ressentent , je vous assure. »
A l'heure dite, le Régulateur était devant la taverne;
c est une voiture plus lourde et d'une propreté moins re-
cherchée que la Comète. Sa caisse est de couleur chocolat;
de grosses lettres d'or brillent sur tous les panneaux , et
quatre chevaux vigoureux y sont attelés. Les vovageurs qu'il
renferme sont, d'un ou deux degrés peut-être, inférieurs
à ceux dont la Comète est chargée. Le cocher lui-même
appartient à une autre classe que le cocher de la Comète,
jeune dandy à la taille svelte, au pantalon demi-collant,
au chapeau gris et soyeux , au gilet de Casimir blanc et
aux gants de daim d'un jaune éclatant. Le conducteur du
Régulateur est plus cocher et moins fashionable; sa taille
est athlétique; ses bras sont vigoureux; son abdomen est
respectable ; son costume simple est très-propre. C est , je
vous assure, un personnage d importance; il a quatorze
voyageurs à conduire, il fait dix milles (plus de troislieues)
à l'heure.
« Eh bien ! demande notre voyageur au garçon , qui
rentre dans cet instant, avez-vous de la place dans le Ré-
gulateur ?
— Certainement, monsieur, mais tout est plein, excepté
le tric-trac ; vous aurez le tric-trac à vous tout seul.
— Le tric-trac l que voulez-vous dire?
— Le cabriolet de derrière , si vous aimez mieux. Bonne
EN ANGLETERRE. ?.OI
place , ma foi ! vous pourrez tourner le dos au conducteur
ou vous placer du même côte que lui , comme il vous
plaira.
— Allons, reprend le gentilhomme en faisant la grimace,
c'est encore quelque invention nouvelle^ mais n'importe,
essayons. »
Et il monte : on l'emballe dans le cabriolet de der-
rière , perché si haut , qu'il faut une échelle pour y at-
teindre. Avant de se placer dans son tric-trac , comme
dit le garçon d'auberge, l'homme de 174^ a jeté un
coup-d'œil rapide sur l'attelage qui doit le conduire à sa
destination. Les chevaux ne ressemblent pas à ceux de la
Comète; ce sont des bêtes moins sveltes, à la jambe moins
fine , aux formes moins élancées ; mais leur vigueur sem-
ble plus musculeuse encore , et à voir ces membres ner-
veux et ces yeux où la flamme étincelle, on reconnaît
aisément ces animaux de bonne race dont il faut briser le
caractère si l'on veut en user. Toutefois , pendant les neuf
premiers milles ( trois lieues ) tout va bien. On franchit cet
espace d'une seule haleine , mais sans effort , mais sans
galoper, et le voyageur se regarde comme sauvé. Il a
compté sans son hôte. Quoique le Régulateur ait la répu-
tation d'aller lentement , force lui est de tirer parti de tous
ses avantages -, car , après tout , il est obligé de faire huit
milles par heure dans une grande étendue de pays. Il a des
montées considérables et nombreuses à franchir, et le poids
du bagage dont il se charge l'alourdit singulièrement. Les
cinq milles ( une lieues trois quarts ) dont il approche , et
que l'on appelle le pays plat de Hertford-Bridge, passe,
parmi les gens du métier, pour le terrain le plus favorable
de l'Angleterre. Le sol a de légères ondulations. Son élasti-
cité , sa sécheresse dans tous les lems , son excellent état
d'entretien , donnent toutes les facilités possibles à un bon
309. DES llOITES ET DES VOITUUîIS PI lU.IQUES
conduclcuv. Aussi les chevaux sont-ils lances , et le sage
Régulateur, par la rapidité de sa fuite , inflige à l'habi-
tant du tiic-irac un incomparable supplice.
Si vous fûtes écolier, vous souvient-il d'avoir vu un
cerf-volant se balancer dans l'air et sa queue être le jouet
de mouvemens rapides, multipliés, bizarres, pendant
que sa tète planait majestueusement dans les nues. L;i
raison de ce phénomène apparent est simple ; c'est que
la queue du cerf- volant, éloignée du fil qui maintient
le centre de gravité , se trouve exposée à toutes les on-
dulations du vent , et en suit tous les caprices. La même
loi régit l'arrière -train dune voiture. Plus on est éloi-
gné du siège du cocher , plus le ballottement qu'on
éprouve devient insupportable. Le conducteur de la Co-
mète, qui , de retour de son expédition , passait sur la
route, ne put s'empêcher de jeter un regard de pitié sur
notre homme, dont l'aspect et l'attitude étaient en effet d'un
burlesque achevé. Les deux bras étendus et accrochés
à la galerie du siège, les yeux effarés, les dents serrées,
il se laissait balancer rudement par cet instrument de
torture auquel il ne pouvait échapper. Le Régulateur
était plus chargé qu'à l'ordinaire, et sans doute , en l'exa-
minant de près , on eût reconnu qu'il n'avait pas tout-
à-fait obéi aux injonctions du Parlement. Ajoutez à cette
pesanteur périlleuse l'inégalité du trot des deux che-
vaux les plus rapprochés de la uolée ; l'un prenant le trot
véritable, et l'autre un demi-galop incomplet, pour lequel
il n'y a de nom dans aucune langue. Le vieux gentilhomme
commence à s'effrayer de son trône, et le quitte. Celte voi-
lure, qui va si lentement, l'épouvante.
« Ma foi! dit- il, je finirai le vovage à pied. »
Il est arrivé à Hertford-Bridge ; on s'arrête, et il se plaint
vivrmnit.
KN ANCLEïERKlî. 2o3
(t Vous chargez trop voire voilure , cl vous allez trop
vile , dil-il au conducleur.
— Notre poids est fixé , monsieur , lui répond celui-
ci 5 nous ne prenons jamais plus de bagage que la loi ne
le permet. Si le mouvement du tric-trac vous fait peur ,
nous vous ménagerons de la place sur le devant.
— Ah ! le front ! le front ! je ne m'y fie pas -.fronti milla
fi de s. »
Il s'assied dans Tauberge, où un garçon toujours civil
et bien vêtu lui demande ses ordres.
« Je voudrais savoir s'il passe sur votre route, lui dit-il,
quelques voitures qui ne soient pas chargées de bagages
comme celle que je quitte ?
— Oui, oui, nous avons /e /^ii/^^7'g:^e/z«, très-bien con-
duit par Thomas Brovvn et Jacques White. Il ne leur est
pas permis de placer sur l'impériale un carton de toilette.
Excellente voilure , monsieur ! qui va de nuit comme de
jour, et si bien éclairée , qu'on pourrait y lire au milieu de
la nuit la plus obscure. Quatre lampes ; Irois paires de
pistolets; tout est prévu.
— Oh! c'est le vieux Mercure de mon tems, il marchait
paisiblement , celui-là. Mais va-t-elle vite cette voiture ?
' — Non , monsieur. Elle tient ses engagemens envers
le public , et voilà tout. »
Mais plaignez le sort de notre aventurier ! Le Vif- Ar-
gent (tel est le nom de la malle de Devonport) est en-
core plus rapide, non-seulement que le Régulateur ,
mais que la Comète. C'est une des merveilles de nos
grands chemins. Par la nuit d'hiver la plus sombre, il
vole comme le vent. Son impériale n est point chargée
de bagages , et il fait par heure un mille de plus que la Co-
mète, trois milles ( une lieue) de plus que le Régulateur.
O mon pauvre vieillard, que je vous plains ! Harassé par une
'^o4 15ES ROUTES EX DES VOlTUllES PUBLIQUES
journée si pénible, vous vous éles endormi ; et au moment
où vous vous réveillez, les chevaux de course qui vous
emportent font quatre milles (une lieue un quart) en douze
minutes. La voiture va-t-elle verser? tout est-il perdu? Il
veut s'en assurer ; regarde par la portière -, perd son cha-
peau , qui tombe sur la roule, et que, (rois minutes après,
la roue d'une charrette a broyé et détruit. Décoiffé, hale-
tant, tremblant encore pour sa vie, le pauvre homme des-
cend à Exeter, et jure qu'on ne l'y reprendra plus. Nous le
quitterons ici. Nous avons pris avec ce brave homme
les mêmes libertés que Je grand Tite-Live a^çru devoir
prendre avec les héros de l'histoire romaine Si le Patavi-
nicn a fait voyager en Ilalie Alexandre , qui n'y a jamais
été , on me pardonnera bien d'avoir prêté à mon héros
de 174^? un voyage durant le dix-neuvième siècle. Mais
revenons à la simple prose : occupons-nous des faits réels
et des changemens qui se sont opérés de notre tems.
Il y a trente ans , la malle d'Holvhead partait de Londres
à huit heures du soir, traversait Oxford, arrivait le len-
demain à Shrewsbury entre dix et onze heures , et mettait
ainsi vingt-sept heures pour faire cent soixante-douze
milles(57 lieues). Il faut maintenant seize heures et quart
seulement pour parcourir le même espace, et en vingt-sept
heures la malle d'Holyhead se trouve à quatre-vingt-trois
milles au-delà de Shrewsbury , au gué de Bangor, Notre
imagination nous reporte à l'époque où frois pieds de
sable couvraient la meilleure partie de la route , où le co-
cher usait en vain son fouet redoutable sur le dos de ses
pauvres bêtes ^ où le conducteur quittait sa place pour
venir à son secours 5 où l'équipage se traînait comme une
lourde charrue embourbée. Aujourd'hui, tout çst changé.
De Hay-Gale à Nescliff , un jeune homme célèbre dans son
art, et dont le nom est Taylor, lance avec la rapidité de
EN AKGLETERRE. 2o5
la flèche celle voilure régénérée et poursiiil sans encombre
le resle de la roule au troU
Uneaulre diligence , nommée le High-Flyer, partait de
Shrewsbury, à huit heures du matin, et arrivait à Chester,
à huit heures du soir : quarante milles (près de i4 lieues)
en douze heures! Aujourdhui cette route, excellente pour
des voitures, solide, égale, et pour ainsi dire, élastique ,
est parcourue en quatre heures moins cinq minutes. Cu-
rieux voyage que celui-là , au tems où je parle. A la télé
de la petite armée qui montait en diligence se trouvait
Billy Williams , excellent garçon , le favori de toutes les
femmes que le sort avait semées sur sa route, bon compa-
gnon , le plus accommodant des conducteurs , homme
desprit, et pur comme Aristide. Pendant qu'il con-
tait fleurette aux femmes des aubergistes et aux filles des
maréchaux-ferrans, les voyageurs jouissaient de leurs va-
cances : celui-ci s occupait de son commerce , celui-là ren-
dait visite à un vieil ami. Wrexham est célèbre pour ses
pâtés de porc frais \ on s'arrêtait à Wrexham , pour déman-
teler une de ces constructions gastronomiques, opération
qui coûtait une demi-heure. La cathédrale de Wrexham
est belle : cest le style gothique dans toute sa beauté,
dans toute sa grâce et dans toute son élégance : autre demi-
lieure consacrée à l'admiration du genre gothique. L'aie
de Wrexham était renommée à juste litre; sir Watkin ,
membre du Parlement , était propriétaire de la taverne.
Il fallait bien la visiter, et goûter celte aie fameuse 5 on
dinait ensuite, car dans ce lems-là les diligences vivaient
bien. Billy William prenait sa part du repas , et ne déran-
geait personne: « Failes, messieurs, dinez à votre aise,
encore une bouteille, si vous voulez. »
Do toutes les routes d'Angleterre . celle où le plus
;i[rand nombre de voilures se pressent tous les jours.
II. r4
206 DES KOUTES ET DES VOITURES PUBLIQUES
est la route de Brighton. En été, on y compte vingt-cinq
voitures qui rivalisent de rapidité et d'élégance. Le Red-
rover ne met pas cinq heures à faire la route. L'Age ,
que le célèbre Stevenson a dirigé pendant long-tems , faisait
l'admiration générale : il y avait foule pour le voir partir,
Stevenson avait étudié à Cambridge 5 il se prit d'une
passion véritable pour le métier de cocher, et c'est jus-
tice de dire , que tout en portant cet art à la perfection ,
il ne perdit aucune de ses habitudes d'homme du monde
et d'homme de bon goût. Ce fut un phénomène inoui que
ce jeune gentleman assis sur le siège du cocher et ac-
compagné de son domestique. A chaque relai , on offrait
aux voyageurs des sandwiches (i) placés dans une ai-
guière d'argent et accompagnés d'un petit verre de cherry.
L'exemple de Stevenson fut suivi par plus d'un jeune
homme de bonne famille , et l'on vit successivement sur
la route de Brighton : M. Charles Jones , frère de Sir Tirr-
whitt Jones, membre du Parlement^ MM. Walkers de
Mitchell Grove et plusieurs autres , tous hommes bien nés,
cochers par choix et prédilection.
En quarante heures la malle d'Edinbourg fait quatre cents
milles (i 33 lieues) avec tant de régularité, qu'on peut régler
sa montre d'après l'espace qu'elle parcourt ; ce sont à-peu-
près onze milles (près de 4 Heues) à l'heure \ et cependant
la plus grande partie du voyage se fait la nuit ! La voi-
ture d'Exeter, le Héraut, qui a un fort mauvais terrain à
traverser, et qui est arrêtée dans sa route par des inégalités
sans nombre, fait cent soixante-treize milles ( 58 lieues)
en vingt heures. La distance de Paris à Calais est précisé-
ment la même que celle de Londres à Exeter : la diligence
(1) Le sandwich se compose de deux tinnches de pain qui recou-
yioal une tranche légère de jambon.
EW awoleteuuf:. 20
française met quarante-huit heures en été , et de cinquante
à soixante heures en hiver , pour faire cette route. La
malle d'Exeter franchit cette distance en dix-lmit heures,
tandis que la malle de Paris en met vingt-huit à trente.
La malle de Devonport fait deux cent vingt-sept milles
(près de 76 lieues) en vingt-deux heures. Tout le rayon
qui environne Londres à cent milles (environ 33 lieues)
de distance , n'est plus aujourd'hui qu'une promenade du
matin. De Londres à Cheltenham , à Glocester , à Worces-
ter , à Birmingham, à Norwich , la distance est aussi facile
et aussi agréahle à parcourir que la grande allée d'Hyde-
Park.
On est parvenu à ce point extraordinaire de rapidité sans
forcer les chevaux à un travail trop rude. Les entrepre-
neurs de relais se sont enfin aperçus qu'il y avait économie
à bien nourrir les chevaux , à les ménager et à les relayer
fréquemment. Les voitures que l'on appelle Fast Couches,
ou voitures accélérées, ont à-peu-près un cheval frais par
mille ; chacun des chevaux se repose un jour sur quatre.
Sans ce répit nécessaire , l'abondance de la transpiration et
le constant exercice des muscles, les aurait bientôt épuisés.
Mais quel animal au monde est plus complètement heureux ,
mieux soigné , mieux traité , que le cheval appartenant au
propriétaire de nos meilleures voitures publiques ! Il est
somptueusement nourri , vêtu et choyé avec un soin pa-
ternel ; à quelques heures de travail forcé succèdent vingt
heures de repos complet. On le voit souvent , après avoir
fait dix milles (3 lieues i/4)i bondir encore et ruer en
hennissant (i). Vous vous étonnez d'être emporté avec la
(1) Note du Tr. Ordinairement , après chaque montée, le cocher
pread une minute pour laisser souffler ses chevaux. Pendant ce lems,
le garçon d'écurie enlève leur sucar avec une racloire en fer ; et
s'ils sont altérés, il les abreuve avec de l'eau de son atliédic. Si . aii
208 DES ROUTES ET DES VOITURES PUBLIQUES
rapidité de l'éclair par des chevaux gras et robustes, dont
Tembonpoint semblerait devoir être un obstacle à leur vi-
tesse j mais le poids même de ces animaux contribue beau-
coup à l'efEcacilé de leur service. Chez un cheval maigre
et léger, la force musculaire ne suffirait pas pour traîner
long-tems de lourds fardeaux; le cheval robuste est le plus
puissant de tous , sous le harnais 5 c'est son poids même
qui tire, c'est la vigueur de ses muscles qui continue Tac-
tion.
Le prix moyen d'un bon cheval de cette espèce est à-peu-
près de 23 liv. st. (5']5 fr. ) Sans doute ce prix s'élève
beaucoup plus haut quand il s'agit dattelages de fantaisie;
mais , en général , pour cent milles à faire on peut trouver
à ce prix des chevaux bien dressés. Un cheval ne peut
guère travailler ainsi que quatre ans, quand on l'attèle à
un fast coach (voiture accélérée)-, et il n'est propre à cet
ouvrage que de cinq à huit ans. Le choix de ces animaux
demande beaucoup d'habitude , de tact et de connaissances
spéciales. Ils ne tardent pas à périr si leur vigueur réelle
ne répond pas au degré de rapidité qu'on leur demande.
Les timonniers doivent avoir les jambes de devant très-
fortes : sans cela on ne pourrait compter sur eux dans les
descentes ; il faut aussi qu'un cheval de celte espèce ail
de bonnes jambes de derrière , le garrot bien développé
pour soutenir le poids qu'on lui impose. Le prix que nous
avons fixé plus haut semblera peut-être minime , si on le
compare aux qualités dont nous parlons -, mais que Ion
contraire , les cheyaux doivent être relayés, il les enveloppe d'une
couverture de laine , et avant de les rentrer à récurie, il les éponge
avec de l'eau attiédie , et les dégage de la boue et de la poussière. Au
reste, le cocher anglais ne maltraite presque jamais ses chevaux,
il les stimule de la voix ou par un léger sifflement, et il les caresse du
fouet plutôt qu'il ne les frappe.
EN ANGLETEUHE. 10C)
songe aux autres qualités que l'on exige en outre chez le
cheval de chasse et le cheval de course : la beauté exté-
rieure, la délicatesse de la bouche, la pureté du sang', la
souplesse des jarrets. Un cheval qui ne possède pas toules
ces qualités peut être encore très-utile dans un attelage ,
serait-il même aveugle , quand il est bien dressé et que la.
bonté des routes favorise sa marche.
Ceux qui ne sont pas initiés à ce genre d'entreprises,
trouveront peut-être curieux de savoir par quelles asso-
ciations elles se forment. Quatre personnes passent un
contrat , d'après lequel elles s'engagent à fournir de che-
vaux une voiture pendant l'espace de quatre-vingts milles
(^6 lieues ^/S). Chacun des propriétaires se charge de
vingt milles, allée et retour : ce qu'ils appellent couvrir les
deux côtés de la route. On règle le vingt-huitième jour,
et si la recette brute de la voiture est de lo liv. st. ( 25o fr.)
par mille, les 800 liv. st. (20,000 fr. ) sont partagées entre
les quatre propriétaires. Les impositions , les droits de
péage, les gages de deux cochers, les frais d'administra:-
tion et l'entretien des voitures, s'élèvent à-peu-près à
i5o liv. st. (3,25o fr.) 5 il reste donc 65o liv. st. (i6,25of.)
à partager, ou 160 liv. st. (4, 000 fr. ) pour chaque pro-
priétaire. L'entretien des vingt chevaux de chacun d'eux
monte à 4» liv. st. (1,000 fr. ) par semaine, non com-
pris les gages des valets d'écurie. On voit d'après cela qu'à
moins de 10 liv. st. ( 260 fr. ) de recette par double mille ,
les propriétaires ne rentreraient que dans leurs frais , et
que tous les profits qu'ils peuvent espérer dépendent de
la bonté , de la vigueur et de la santé de leurs chevaux.
La perfection que notre industrie a atteinte , perfection
vraiment miraculeuse , a donné aux voitures modernes un
degré de solidité, d'élasticité et de légèreté inoui jusqu'à
ce jour. On a soin de tenir la caisse beaucoup plus près de
3IO DES KOI TES ET DES V01TLRE5 1 L ULIQDES
terre qu'autrefois, ce qui rend les chutes moins fréquentes :
et on ne donne aux voitures que dix-huit cents livres de
poids (i). Sans doute quelques accidens ont encore lieu,
mais comment s'en étonner, quand on pense à la prodigieuse
quantité de voilures publiques qui sillonnent nos routes
dans loUs les sens. Je ne crois pas que l'on prenne en gé-
néral toutes les précautions nécessaires pour prévenir ces
accidens. On oublie trop aujourd'hui , en Angleterre , de
réunir dans un anneau ou par un nœud coulant de cuir,
les deux extrémités des guides. Souvent un cocher laisse
tomber l'un des bouts de ses guides , ou bien le timonnier
ploie le genou, s'abat, entraîne avec lui la partie des rênes
qui devrait le conduire, et fait verser la voiture. Rien de
cela n'arriverait , si le cocher tenait les guides réunies dans
ses mains par l'anneau commun dont nous parlons. Sans
doute il n'a pas toujours le tems , pendant un relai , de
s'équiper complètement; mais quand la voiture est lan-
cée, pourquoi ne mettrait -il pas tout en ordre? Cette
indication que nous donnons aux propriétaires et conduc-
teurs de voitures leur sera utile , je l'espère -, et en vérité ,
si l'on tirait parti de cette circonstance pour leur deman-
der des dommages-intérêts , lorsque la voiture a versé ,
on n'aurait pas tort.
Autrefois ces accidens étaient plus fréquens qu'aujour-
d hui ; mais à mesure que la rapidité des voitures s'est
accrue , les voyageurs ont eu moins de dangers à courir.
Jadis un cocher qui n'était pas pris de vin, passait
pour une rareté que l'on montrait au doigt. Aujourd'hui
ils sont scientifiques , polis , prétentieux même , et ne se
(i) Note du ïn. Les diligences françaises pèsent vides 4iOOO livres,
cl chargées g à 10,000 livres. CeUc différence dans le poids doit né-
cessairement les cnapèclier de marcher aussi vite que les diligcuccs
tiUglaiscs, qui ne pèsent guère plus de 3,ooo lorsqu'elles sont chargées.
£14 ÂMGLETERUE. 211
grisent jamais. Quand la malle de Worcesler était une des
plus lentes de l Angleterre , elle versait régulièrement tous
les mois ; maintenant qu elle est une des plus rapides , on
n'entend plus parler d'un seul accident. Ceux qui arri-
vent encore , viennent surtout de deux causes : de la
manière dont les cochers coupent les angles, et de leur
imprudence dans les descentes. Sans être de grands phi-
losophes , ils devraient s'apercevoir qu'en faisant tour-
ner une voiture , on dérange nécessairement le centre de
gravité, et que si on le perd, la voiture verse. Quant
aux descentes , nous ne sommes pas partisans de l'en-
rayage, qui ralentit considérablement tous les mouvemens,
et qui a fait verser des milliers de voitures. Un bon conduc-
teur doit ralentir le pas de ses chevaux dès le commence-
ment d'une descente. Par degrés , le poids de la voiture
elle-même en précipitera la course , et réparera le tems
perdu. Si une pierre dans sa chute parcourt seize pieds
pendant la première seconde, elle en parcourra quarante-
huit pendant la seconde suivante , et ainsi de suite. Com-
ment donc les chevaux résisteraient-ils au mouvement
d impulsion qui les persécute et les talonne, plus violent
et plus terrible , de moment en moment ? Comment écou-
teraient-ils la voix du maître qui leur ordonne d'arrêter ?
Ils sont sur une pente , et chargés d'un poids considérable,
dont la force d'impulsion et la pesanteur s'accroissent de
minute en minute. Au lieu de lancer ses chevaux au com-
mencement d'une descente, et d'essayer en vain de les re-
tenir au milieu, un bon cocher doit, comme on le dit en
style du métier, prendre sa colline à tems, c'est-à-dire,
suspendre dès le commencement de la descente la course
rapide du char, le livrer ensuite à lui-même, et profiter du
mouvement qui lui est imprimé par 1 accroissement pro-
212 DES ROUTES ET DES VOITURES PUBLIQUES
f^ressif de sa vitesse pour remonter une partie de la colline:
opposée.
Sur un terrain parfaitement uni, y a-t-il danger à mettre
au galop les chevaux d'une voiture publique ? Oui ; si
l'un des deux timoniers a les articulations moins souples
que son confrère, ou , s'il galope moins rapidement, cette
inégalité d'impulsion deviendra d'autant plus sensible
qu'on augmentera la vitesse. Un mouvement latéral sera
produit , mouvement qui contrarie Timpulsion en ligne
directe que le conducteur doit favoriser. Dès qu'une voi-
ture se dandine en roulant, elle est en danger; un grain
de sable suffit pour détruire son équilibre. Plus elle va vite,
plus le poids qui tombe sur ses roues de devant augmente ;
et plus la route est unie, plus aussi il est difficile de ralen-
tir sa marche. Bien égaliser le pas des chevaux, voilà tout
le problème. Lancés sur la glace , et roulant avec la violence
de la foudre , ils ne feraient courir aucun danger à la voi-
lure , s'il y avait harmonie parfaite entre leurs mouve-
mcns.
Souvent aussi l'essieu se casse ou la roue se détache.
Les meilleures voilures sont sujettes à ces accidens. L'au-
tre jour , l'essieu de la voiture de Brighton s'est brisé sous
les yeux du propriétaire qui la conduisait , et qui est cer-
tainement un des hommes les plus habiles de sa profession.
Quand le poids de la partie supérieure de la voilure ex-
i;ède celui que la partie inférieure est destinée à soutenir,
il est évident que l'essieu doit se briser. Réflexion assez
peu rassurante ! Ainsi notre vie dépend d'un paquet de
plus ou de moins placé sur l'impériale ou dans les cof-
fres. On devrait exercer une surveillance plus sévère sur
la charge actuelle des voitures publiques , et exiger l'em-
ploi (lo quelques invctiliofi:; nouvelles et utiles qui prévien-
EN a>gleteiu;e. 2i3
nent efficacement la chute des roues. Les linch pins en fer
ou en cuivre n'ont aucune solidité 5 les nutmegs , les
moyeux à écrou {demi-patent) de nouvelle fabrique en
Angleterre , et depuis long-tems usités en France, font un
excellent service. On attend une loi du Parlement qui
force les carrossiers d'employer ces deux dernières inven-
tions et spécialement le moyeu à écrou fait de cœur de
chêne , avec lequel il est impossible qu'une roue s'é-
chappe.
Une voiture-diligence bien laite coûte de 1 3o à 1 5o liv. st.
(3,260 à 3,760 fr.). Ordinairement on la loue au fabri-
cant à raison de trois pence et demi par mille. Construite
avec les meilleurs matériaux , elle offre au publie une
grande sécurité. Le centre de gravité étant aujourd'hui
très-bas , et la caisse se trouvant suspendue sur des ressorts
en quadrille , diminuent les chances d'accident. Jamais la
construction des diligences n'avait atteint le point de per-
fection où elle est aujourd'hui parvenue.
On donne aux roues de devant la hauteur de trois pieds
quatre pouces (i), aux roues de derrière celle de quatre
pieds huit pouces. Ces dernières durent deux mois et
quelquefois plus. Les roues de devant , qui fatiguent da-
vantage et qui tournent bien plus souvent sur elles-mêmes,
ont besoin d être réparées toutes les cinq semaines. L'ar-
rangement et la construction des jantes contribuent beau-
coup à la solidité des roues. Quand les chemins étaient
mauvais et crevassés d'ornières profondes , on disposait
les rayons de manière à ce qu'ils s éloignassent régulière-
ment de trois pouces hors de la ligne perpendiculaire. C'é-
tait ce que l'on nommait le dishing -wheel (roue creuse.)
Les meilleures roues que l'on fabrique aujourd hui sont
(j) Tieule-six pouces français euviron.
al4 DES nOLTES ET DES VOITUIVES PUBLIQUES
celles des malles -poste. Le moyeu en est un peu fort,
et tous les rayons sont disposés perpendiculairement ,
de manière à former non une seule ligne parallèle, mais
deux lignes parallèles différentes , l'une rentrant et l'autre
sortant : ce qui ajoute beaucoup à la solidité de la roue.
Dans les malles -poste , la roue de devant est un peu
plus haute que pour les autres voitures , ce qui est un
avantage. Quand les roues de devant sont trop basses ,
elles placent l essieu trop au-dessous du poitrail des timon-
niers , et les forcent de porter une grande partie du poids
de l'essieu , ce qui augmente le tirage , et les ruine en peu
de tems. Dans le cas où les roues de derrière seraient
basses, il faudrait donner aux tiraonniers beaucoup de li-
berté dans l'attelage , de manière à faire correspondre au-
tant que possible la ligne de traction avec le poids que
le cheval doit mouvoir. On ne peut trop le redire , c'est
par leur pesanteur et non par la force de leurs muscles
que les chevaux tirent. Leurs jambes de derrière sont le
point d'appui du levier au moyen duquel ils déplacent le
fardeau. Plus leurs efforts sont violens, plusieurs épaules
s'abaissent , et plus aussi leur poitrail se rapproche de la
terre.
Pour bien régler la charge d'une voiture publique , il
faut non-seulement une grande habileté; mais encore
beaucoup d'habitude. Le charretier de nos campagnes a
soin de faire peser la charge la plus forte sur les roues
de derrière, parce qu'elles sont les plus hautes. Il a rai-
son , car il a des obstacles à vaincre , et le pouvoir néces-
saire pour en triompher diminue à proportion que le dia-
mètre des roues augmente. Sur nos excellentes routes ac-
tuelles, où l'on ne trouve ni ornière ni obstacles d'aucune
espèce , il est bon de condenser la charge autant que pos-
sible , de placer les fardeaux les plus lourds dans le coffre ,
EK AAGLETEUllE. ai5
et de réserver pour l'impériale les plus légers. Une voi-
ture lourdement chargée , mais dont le poids est réparti
avec habileté , marche toujours bien , et il est beaucoup
plus agréable d'y voyager que dans une voiture légère et
qui vacille nécessairement davantage. Placez un paquet
sur la tête d'un enfant débile , et vous assurerez sa marche
chancelante. De même , quand une voiture est très-char-
gée, ses ressorts sont moins sujets à se briser.
Dans tous les mécanismes il faut faire entrer en ligne
de compte le frottement qui retarde la célérité des mou-
vemens. Moins les rouages et les ressorts employés offrent
d'aspérités, plus ce frottement diminue, plus on gagne en
vitesse. Voyez une voiture pendant que l'on enraie. En
augmentant le frottement, on retarde le mouvement du
char. Le frottement acquiert une puissance de résistance
bien plus considérable encore , lorsque deux objets rou-
lent en sens inverse l'un de l'autre , comme l'extrémité
de l'essieu (la fusée) dans le moyeu d'une roue. Aussi
l'essieu cylindrique de jM. Collinge , qui conserve son huile
pendant l'espace de plusieurs milliers de milles, et qui
imprime à la roue un mouvement égal et continu , est
employé avec le plus grand succès. Cependant le prix de
cet essieu est beaucoup trop élevé pour en rendre l'usage
universel , et l'on en a fabriqué d'autres qui , moins coû-
teux , ne manquent pas de solidité. Tous les jours on mo-
difie et tous les jours on perfectionne cette partie de la
construction des voitures , qui , dans les malles-poste , les
voitures publiques et les voilures bourgeoises , n'a pas
exactement la même forme. Malheureusement la perfec-
tion du mécanisme exige des dépenses considérables qui
absorberaient tout le pfoduit de ces entreprises (i).
(i) Nott DU Tkad. Les habiles constructeurs de voilures eu France,
font usage aujourd'hui ^ pour les voitures bourgeoises, de trois es-
2l6 DES ROLTE5 ET DES VOITURES TCBLIQUES
Il n est pas de pays en Europe où le service de la poste
se tasse avec une rapidité et une exactitude aussi merveil-
leuses quen Angleterre. Nos malles-poste, attelées de
quatre chevaux , vont , dit-on , être remplacées par des
chaises-de-poste légères, attelées de deux chevaux seule-
ment. Nous craignons bien, dans cette circonstance , que le
mieux que l'on veut atteindre ne soit l'ennemi du bien.
Déjà les personnes qui s'engagent envers le gouvernement
à faire le service de la poste, se plaignent que les dix pence
(à- peu -près 20 sous) qui leur sont alloués, ne suffisent
pas à couvrir leurs frais , aujourd'hui surtout que l'on
exige d'eux une grande accélération de vitesse. Plusieurs
propriétaires ont fait tant de pertes , qu'ils ont mieux
aimé retirer leurs chevaux que de signer de nouveaux
contrats. La malle- poste de Chester a disparu. Pour nous,
nous pensons que ces chaises-de-poste sont des modèles
sous tous les rapports ; leur centre de gravité est placé
très-bas, leurs roues sont maintenues de manière à ne
pouvoir pas s'échapper, et leur pesanteur est proportion-
née à la force des essieux. Telle est leur légèreté, que la
plupart des conducteurs leur donnent le sobriquet de voi-
tures de papier. Quand une malle-poste part de Londres
pour Édinbourg, on peut parier cent contre un qu'elle
arrivera avant l'heure indiquée. Les chances seraient con-
pèces d'essieux perfectionnés , dont on peut voir les modèles dans
les beaux magasins du Coach-Bazar, aux Champs-Elysées. 1" Ceux à
fusée ordinaire , avec écrou à filet percés pour recevoir une cla-
vette ; 2° ceux appelés demi-patent, dont la fusée se trouve renfermée
entre deux plaques de fer, traversées par trois boulons qui lient l'es-
sieu au moyeu de la roue ; 3° Yessieu CoUinge , appelé aussi botte à
huile, ou fusée à trois écrous avec godet, dont l'auteur anglais
vient de donner la description. Chaque essieu établi d'après ce der-
nier !>ystcme coûte 000 francs.
EN ANGLETEm\E. 2 I J
trairessi la voilure était légère et attelée de deux chevaux.
Ce n'est point par la légèreté de la structure qu'une voiture
échappe aux accidens, mais par la proportion qui existe
entre sa force réelle et le poids qu'elle supporte. Lourde
et bien chargée , elle ne bouge pas , elle suit sa route ,
ellej^/e, comme disent les cochers, paisiblement et sans
obstacle. Trop légère, elle fatigue les ressorts, elle ca-
hote, elle saute, et ses ferrures se brisent souvent. Ces
malles-poste voyagent presque constamment de nuit, et
Ion n'entend parler que d'accidens bien rares. Les co-
chers, depuis vingt années, se sont accoutumés à la so-
briété. Ils ne dorment plus sur leur siège , habitude que
Ion désignait autrefois par le mot larking ; et, pendant la
nuit la plus sombre , vous voyagez avec une sûreté com-
plette dans la plus rapide des voitures. Il y a même des
chevaux que Ton choisit exprès pour cet usage , et rien
n'est plus commun que d'entendre un cocher vous dire :
(c Ce cheval-là ne vaut rien le jour , il est excellent la
nuit. »
Le mot coc/zer a cessé de convenir à cette classe d'hommes
qui dirigent nos voitures, et qui sont réellement, comme
nous l'avons dit plus haut , des artistes. Vous ne retrouve-
rez nulle part en Angleterre le vrai cocher,^ lourd comme
sa diligence , le cocher d'autrefois , aux formes athlétiques
et aux bras nerveux. A sa boutonnière étaient suspendus
les bouts de fouet, dont il faisait grand usage: car on
ne pouvait obtenir de ces pauvres animaux , forcés à faire
vingt et un milles (sept lieues) d'une traite , aucun service
qu en les accablant et les déchirant de coups. Vers la fin du
voyage , le grand fouet et la provision de mèches cbar-
gées de nœuds étaient hors de combat : et il fallait
mettre en œuvre une espèce de martinet gigantesque ,
. connu sous le nom de Vapprenti. Sans cet instrument de
HlB DES ROUTES ET DES VOTTtnES FL'BLIQX:ES
torture, l'attelage et la voiture seraient restés en roule.
Les malheureuses bétes ne devaient la vie qu'au grand
nombre de tavernes dont la route était semée, et où
le cocher ne manquait jamais de faire une station. D'ail-
leurs toutes les ressources manquaient à ce cocher d autre-
fois. Obligé de lutter contre une mauvaise route , contre
un chargement mal calculé , contre une voiture mal con-
struite , il avait bien plus d'énergie et bien plus de laet à
déployer que notre artiste moderne. Ses harnais tenaient
à peine ensemble, ses chevaux étaient invalides, et son siège,
appuyé immédiatement sur l'essieu, eût fracassé les membres
les plus solides. Les propriétaires ne voulaient pas changer
cette coutume. Si nous déplaçons le siège, disaient-ils,
ces coquins-là ne feront que dormir. Sans doute le cocher
était ivrogne, et c'était un bonheur pour lui : il continuait
avec d autant plus de courage son fatigant et périlleux mé-
tier. Les dernières étincelles de force et de puissance, qui se
trouvaient encore chez ses chevaux , lui seul savait les faire
jaillir, à grand renfort de fouet et de martinet. Les distri-
butions de ces encouragemens étaient scientifiques et non
hasardées. C'était sous le ventre que l'adepte frappait tou-
jours, sans que la mèche s'embarrassât jamais dans les
traits. Il était beau de le voir délier les nœuds de son fouet
avec sa langue , réparer les dommages éprouvés par cet
instrument , sans ralentir le pas de ses chevaux -, et , quand
il avait trop bu , s'asseoir sur le siège avec autant de gra-
vité , diriger son carrosse monumental d'une main aussi
ferme que s'il eût jeûné depuis le matin. Homme excellent
d'ailleurs , jouissant de la confiance de tous les banquiers
de campagne, Lovelace de grande route, et fort intime
avec la population féminine qui se trouvait jetée sur son
passage.
Revenons aux accidons auxquels nos voyageurs sont on-
EN ANGLETEnnE. SIC)
core exposés , malgré rexcellente conslruction des voilures
et le lalent des artistes. C'est la rapidité des descentes et
l'impossibilité d'arrêter les chevaux, qui font verser au-
jourd'hui la plupart des diligences. Les inspecteurs-vovers
ne pourraient-ils pas faire semer de petites pierres et du
gravier sur l'un des côtés de ces routes, de manière à ce
que le cocher, lorsqu'il s'aperçoit que son attelage l'em-
porte, pût détourner la voiture vers ce lit moins uni, sur
lequel les roues marcheraient plus lentement. Il suffirait
d'un cantonnier qui travaillerait tous les trois jours pour
tenir cette partie de route en état. Il faudrait aussi qu'aux
tournans , la route fût divisée en deux talus qui établi-
raient ainsi un équilibre au faux à-plomb que prend né-
cessairement la voiture pour changer de direction.
Quand il faut tourner, et surtout avec vitesse, le danger
est réel. La caisse penche toujours à gauche , si la voiture
tourne à droite 5 à droite , si elle tourne à gauche , et des
accidens terribles, de véritables désastres sont causés par les
voitures qui versent ainsi. On ne peut pas prendre trop de
précaution dès que l'on détourne une voiture de la ligne
directe. Il y a quelques années , la malle de Worcester et de
Kingston, qui ne faisait alors que six milles à l'heure ( deux
lieues), versa en tournant , parce que la route était disposée
d'une manière tout-à-fait contraire à celle que nous avons
indiquée. Grâce à Dieu et aux progrès de la science , nous
ne voyons plus de ces routes à dos d âne, qui ont fait verser
tant de voitures et ruiné tant de chevaux , routes aussi
dangereuses que coûteuses , et auxquelles la plupart des
pays d'Europe sont restés fidèles.
Il y a peu de collines en Angleterre qu'on ne puisse
monter au trot, et l'expérience a prouvé qu'un attelage
qui marche au pas , n'allant presque jamais d'ensemble ,
220 DES ROUTES ET DES VOITURES PUBLIQUES
donne aux chevaux de mauvaises habitudes. Au Irol , au
contraire, il n'y a pas de cheval qui ne prenne part à
l'œuvre commune. Quatre mauvais chevaux lancés au
trot tirent en montant un poids considérable , si le terrain
est uni et la route bonne. On a reconnu que le cheval ,
considéré comme agent mécanique , est faible pour porter
et vigoureux pour tirer en montant -, quand on le met au
pas , il ne tire plus , il porte -, ce qu'il faut éviter à tout prix.
On ne doit point suspendre \à force vive qui met la ma-
chine en mouvement.
On ne devrait pas souffrir non plus que deux cochers
conduisissent les mêmes chevaux sur la même route. Cha-
cun d'eux ^oue ^o/zjfeu (tel est le langage du métier), et con-
trarie les habitudes de son rival. Les chevaux ne savent à
quelle main répondre , et deviennent incertains de leurs
mouvemens. L'un des cochers fait galoper son attelage pen-
dant le premier relais , l'autre pendant le second. Les ani-
maux sont désorientés, etn'acquièrent jamais celle précision,
cette facilité , qu'ils ne peuvent devoir qu'à l'habitude. Si
quelque chose va mal, les deux cochers se rejettent mu-
tuellement la faute.
Il y a cinquante ans, lidée d'atteler à un carrosse un che-
val de pur sang eût fait rire nos pères. Les hommes les plus
riches de l'Angleterre se contentaient pour leurs équipages
du cheval noir à tous crins ou du cheval bai de Cléveland.
Supérieur d'un degré seulement au cheval de charrette : il
faisait six milles par heure, quand on le forçait, et coûtait
de 3o à 5o liv. st. , selon sa beauté. Naguère , un pair
d'Angleterre pava 700 guinées ( 17,600 fr. ) un cheval de
Cidîriolet. Il est très-commun aujourd'hui de payer 200
liv. st. (5, 000 fr.) un cheval de cette espèce, et i5o gui-
nées (3,760 fr,)tin cheval de voiture. Il serait impossible
KN ANGLETIiliPtE. 'A2\
«le Uouver à moins do 3oo guinéos un allelage de voi-
ture passable, el les loueurs eux-mêmes, qui achètent des
chevaux par spéculation , les paient plus cher.
Dans le harnachement et la sellerie , nos ouvriers n ont
pas de rivaux. Il n'y a qu'un pays au monde où l'on sache
atteler un cheval : c'est l'Angleterre. Sans cette perfection ,
sans cette exactitude , nous ne pourrions , même sur les
meilleures routes, voyager avec autant de vitesse. C'est en
efifet un noble et brillant spectacle qu'un de nos chevaux
dont le poil reluit comme du satin , et qui piaffe et se pa-
vane sous le cuir, l'airain, l'acier polis de ses harnais.
Disons un mot des voitures particulières, et évoquons
l'ombre d'un vieux carrosse , tel qu'il se fabriquait il y a
cinquante ans, tel que Ion ne pourrait aujourd'hui le re-
trouver nulle part. Six personnes s'y trouvaient à l'aise ^
il était large, long, massif, à caisse basse , à ressorts per-
pendiculaires que soutenaient de longues lanières de cuir.
Tout l'équipage était en harmonie avec cette fabrication :
un lourd cocher , un char gigantesque et des chevaux de
ferme. La voiture découverte , à la mode dans ces anciens
jours , était un Phaèton très-haut , traîné par quatre che-
vaux attelés à la d'Aumont , et dont la caisse portait tout
entière sur les roues de devant. Le règne du Phaëton fut
assuré par la prédilection que le prince de Galles , depuis
Georges III , avait pour cette espèce de voiture. De cette
époque date la manie de conduire, manie que le prince de
Galles encouragea par son exemple. Le Curricle succéda
au Phaëton j comme ce dernier il ne pouvait recevoir que
deux personnes, et il lui fallait au moins trois chevaux.
Le monde fashionable trouva le Curricle trop coûteux ,
quelque élégant qu'il fût , et adopta le Gig. Ce n'est qu'un
TVhishej perfectionné. Depuis long-tems la femme du
curé, l'avoué goutteux, le vieux fermier enrichi, se réfu-
u. i5
222 DES ROUTES ET DES VOITURES PUBLIQUES
fjiaient dans ce commode Wliishej àoni la capote prolégeail
leur tète , et qui , suspendu par devant et par derrière ,
était une voiture fort douce. Quelques jeunes hommes du
grand monde, forcés à l'économie, jetèrent un regard fa-
vorable sur le WJushej à un seul cheval , et le transformè-
rent en Gig. C'est le père du Buggy , du Stanliope
( inventé par Thonorable Fitz-Roy ) , du Dennett et du
Tilbiiiy : race nombreuse, commode, agréable, et mal-
heureusement dangereuse. Docteurs en chirurgie et entre-
preneurs de funérailles, vous devriez des couronnes à l'in-
venteur du Gig et de tous ses fils. Mais quel plaisir aussi
dVlre emporté sans secousse , par un mouvement toujours
égal, sans que le tirage du cheval se fasse jamais sentir. Une
foule d'omoplates brisées, d'épaules fracturées, et déjeunes
dandys lancés dans l'autre monde par le Tilbury , amenè-
rent le règne du Cabriolet , voiture qui ne vaut absolu-
ment rien sur les grandes routes , mais qui est excellente
dans l'intérieur de la ville. A Londres , le Cabriolet est
roi. Vous le retrouvez à la porte des clubs, à celle des théâ-
tres , dans tous les coins de la ville immense. Un pygméc
vêtu de noir el orné de gants blancs , se balance à l'arrière
train. Le Cabnolet va vite, rend tous les services de l'an-
cien carrosse, el ne coûte pas le tiers (i).
Toutefois on commence à voir reparaître le léger Til-
bury, et je crois que dans le grand monde une réaction
va se faire sentir en sa faveur. A la campagne , le double
Phaëton et le Britschha ont prévalu. On se sert de ces
deux voitures comme de chaiscs-de-poste. Souvent vous
voyez une famille traînée par un seul cheval attelé nnPhaè-
ton. Ce que nous appelons la Chaise à Poney, véritable
(i) Il est bon clc remarquer que les cabriolets construits à Paris
sout Irès-recherchés à Londres , et que les modèles français scrveul
de guide aux construolcurs anglais.
EN ANni.ETEr. l'.r. ■>,'>, 3
imitation de la charrette , voilure meurlrière, est encore
employée. Toutes ces espèces de voitures sont si légères ,
que l'animal le moins robuste en fait ce qu il veut, que
le moindre obstacle peut les renverser , et que les voya-
geurs ne sont pas même à l'abri des rundes , en cas d'ac-
cident. Aussi servent-elles de jouet à tous les caprices dont
le cheval peut s'aviser. Souvent il suffît d'une rêne un peu
tordue qui gêne le cheval, même sans le blesser, pour
impatienter l'animal , qui , se sentant maître du Gig , le
fait voler avec lui et le culbute.
Il y a quinze ans, l'art An fouet {\) était beaucoup
plus en vogue qu'aujourd'hui. La fureur de nos jeunes
gens à la mode pour ce genre d'exercice touchait au ri-
dicule. Nous ne verrions pas avec plaisir cette exagé-
ration renaître, mais nous ne savons pas pourquoi l'ait
de conduire les chevaux ne trouverait pas sa place, parmi
les exercices qui demandent de l'adresse. Le perfection-
nement de nos routes et de nos voitures tient, en grande
partie , à ce que l'aristocratie anglaise s'est long-tems et
soigneusement occupée de cet objet. Sans l'exemple de
Tommy Onslow , de Thomas Kenyon , de Henry Parnell ,
de Maddox , nos routes d'Oxford et d'Holyhead , seraient-
elles ce qu'elles sont ?
Le Gentleman- Conching (l'Art de conduire pratiqué
par les gens de bon ton ) ne remonte pas à plus de cin-
quante ans. Nous avons vu l'Erichtone de l'Angleterre,
notre premier conducteur scientifique, M. Charles Finch,
endosser la livrée de ses gens de peur qu'on ne le recon-
nût, et monter presque honteux sur le siège du cocher.
Peu de tems après cp déhut, Tomy Onslow, Sir .Tohn
(i) Whip; science du conducteur de chevaux. Pari» compte aussi
dans le monde élégant plusieurs adeptes qui cultivent cette science
avec l)eaupniip (|i> stir.cès.
9.24 ^^'^ HOUTr.S ET DES VOITLT.ES PI CLIQUES
Lade , el quelques autres osèrent se montrer sans dégui-
sement sur le siège de leurs voitures. On pourrait citer
une multitude de noms, tous appartenant aux plus nobles
familles d'Angleterre , et qui ont perfectionné et systéma-
tisé la science. C'est M. Ward de Squerries dont les solli-
citations réitérées ont engagé les propriétaires de voitures
à suspendre le siège sur des ressorts. Ce sont lord Sefton ,
Sir Henry Peyton , lord Clonmell , Sir Thomas Mostyn ,
Sir Charles Balfyld , Sir John Rogers, Sir Lawrence Palk,
Sir Félix Agar, Sir Bellhingham Graham , et une multi-
tude d'autres personnages aristocratiques , qui ont peu-à-
peu transformé en art véritable le métier dont nous par-
lons. Il Y a peu d années on comptait à Londres beaucoup
d'associations destinées uniquement à la propagation et
au perfectionnement de ce grand art. Il est aujourd hui en
décadence. Des trente ou quarante équipages à quatre che-
vaux {four in hand) , il n'en reste plus qu'un seul, et
le club de Benson ( Benson driving club) a seul survécu
à toutes les autres réunions de ce genre. Les grands noms
que nous venons de citer ont légué au public le trésor de
leur expérience personnelle , devenue le patrimoine com-
mun. Ici, comme toujours, la science a passé dans les
masses. Traversez Hyde-Park sur les quatre heures , pen-
dant la btlle saison. Allez vous appuyer sur le piédestal
d« la statue de Wellington , et vous verrez ce dont nul
autre pays ne vous offrira l'analogue. Plus de mille équi-
pages splendides rouleront devant vous pendant deux
heures, dans toute la pompe de cet orgueil aristocratique
auquel les chevaux eux-mêmes semblent participer.
C'est un spectacle original \ ella voie Appienne, si bien
décrite par Sénèque , et sur laquelle tant de chars splen-
dides se pressaient, n'était rien à côté de notre Hyde-Park.
Imaginez un flot non interrompu do voitures de toutes les
T.IV VKGLETEHr. K.
!25
espèces : barouches , tilburys, gigs , cabriolets, berlines,
vis-à-vis, calèches. Toutes ces roues brûlantes sont fabri-
quées avec tant d'art que leur vol est silencieux autant que
rapide. Des lévriers blancs accompagnent la course des
chevaux , qui hennissent. On voit reluire au soleil et le
coutelas du chasseur, et les gants de daim du cocher, et
le cuir des rênes enduites d'un vernis blanc , et la soie et
les cannes à pommes d'or, et les galons neufs de ces géants
à la mode qui se balancent derrière les voitures. C'est
toute la propreté , toute la recherche du boudoir transpor-
tée dans la promenade publique, au milieu de tourbillons
de poussière.
Nous n'avons parlé dans cet article que de voitures mises
en mouvement par des chevaux. La facihté de locomotion
a été presque triplée par l'invention des routes à rainures
et l'application de la vapeur aux voitures publiques. De
Manchester à Liverpool, une seule machine à vapeur trans-
porte en une heure et demie le poids de cent tonneaux.
Une charrette ordinaire chargée de huit tonneaux seule-
ment , emploierait un jour entier pour faire le même
trajet, qui est de trente milles (lo lieues). Le Samson et
le Goliath, deux voitures à vapeur qui desservent cette
route, portèrent de Liverpool à Manchester, en trois
heures et demie, mille balles de coton.
M. Hancock vient d'établir, entre Stralford et White-
chapel, une voilure à vapeur qui, sur un chemin sans rai-
nures, fait de dix à quinze milles par heure (de 3 à 5
lieues). M. Braithwayte a également établi sur la route
de Paddington un Omnibus , ou voiture publique , à va-
peur , qui fait de dix à douze milles par heure , et porte
vingt ou trente voyageurs. Ce sont jusqu'à présent les
seules voitures à vapeur qui circulent sur les chemins or-
dinaires.
226 DES KOUXES El DES VOlltRES PlBLlQtEs, ETC.
Depuis 1829, trente ou quarante nouvelles voilures à
sapeur ont été établies. Quelques-unes , celles de M. Gur-
iiey et de M. Ogle , ont fait de trente-deux à trente-ein(|
milles par heure (de 10 à 11 lieues) chargées de trente-
six personnes. Bientôt sans doute les machines à vapeur
remplaceront, en grande partie, les chevaux; car déjà
l'on s'occupe de la construction d'une charrue à vapeur ,
qui doit tracer vingt sillons à-la-fois. Nous nous arrêterons
ici, et nous laisserons l'imagination du lecteur s'élancer
dans la perspective qui s'offre à nous , et qui nous laisse
entrevoir un monde nouveau dominé par les machines ,
Mn monde de merveilles plus fantastiques que tous les
t'onles d'Orient.
( Quarte/ ly lieyic w, )
^^ittcratuN.
DE LA LITTERATURE MARCHANDE
EN ANGLETERRE.
Un observateur superficiel qui jelerail un coup-d'œil
rapide sur la liltérature anglaise depuis le commencement
du dix-neuvième siècle, ne manquerait pas d'y découvrir
tous les symptômes de la décadence. En effet, il y verrait,
à l'appui de celte opinion , une foule innombrable de poètes
médiocres , de romanciers , d'historiens , de dramaturges ,
de touristes et de critiques, dont les œuvres, déjà tom-
bées dans l'oubli,
N'ont fait de chez Barbin qu'un saut chez l'épicier.
Cependant , avant d'attribuer à notre siècle le privilège
d'une stérile fécondité , il faut remarquer qu'à toutes les
époques de la vie de l'humanité , les chefs-d'œuvre ont été
rares , et que partout ils ont eu un nombreux cortège de
productions sans valeur, que les âges suivans n'ont pas re-
cueillies. Homère et Hésiode ne sont pas les seuls poètes
de la haute antiquité, mais les bardes médiocres qui chan-
taient autour d'eux n'ont pas eu d'écho dans la postérité.
Ces troubadours de la Grèce attiraient sur leurs pas de
nombreux admirateurs-, ils jouissaient d'une célébrité que
le tems n'a pas convertie en gloire ; leurs chants ont eu le
sort de nombreux ouvrages que nous voyons naître et
mourir. La, littérature romaine n'a pas été moins féconde
220 DE LA. LITTÉRATURE MARCHANDE
en œuvres qu'une faveur passagère accueillait avec trans-
port, et qui n'ont pas laissé de traces. Parmi les nombreux
manuscrits que l'art moderne dispute aux cendres de Pom-
pei et d'Herculanum , trouve-t-on un seul vers de ce Co-
drus qui s'enrouait à réciter aux Romains un poème en
l'honneur de Thésée , aussi long que 1 Enéide. Sans Ju-
vénal , ce successeur de Virgile , ce rival de Stace , n'au-
rait pas même eu les honneurs du ridicule dans la postérité.
Que nous reste-l-il de cet immense Télèphe, ingens Te-
lephus , stygmatisé par le même poète , et de cet Oresle,
qui débordait sur les marges d'un énorme manuscrit ,
sans mener à fin ses tragiques aventures. Le Scribimus
indocti docdque poemata passini^ d'Horace , est devenu
proverbe \ on connaît aussi le Sciibimus mclusi numéros
ille , Hic pede liber, de Perse , et cependant aucun des
malencontreux chefs-d'œuvre signalés par ces deux sati-
riques n'est venu jusqu'à nous. La renaissance de la poé-
sie, après le long sommeil de l'esprit qui suivit en Europe
la chute de l'empire romain , fut marquée par l'apparition
d'une foule de troubadours et de trouvères , dont les ga-
lantes chansons charmaient le cœur des châtelaines de la
Provence et de la ÎVormandie. Cependant, que nous est-il
resté de ce déluge de poèmes , malgré la grâce et l'élé-
gance qui firent leurs succès "? Pétrarque , Dante , Arioste et
Tasse, sont presque les seuls noms glorieux que présente
l'histoire poétique de l'Italie \ mais au dessous d'eux on trou-
verait , en y regardant de près , une fourmilière de petits
poètes aussi nombreux et presque aussi inconnus que ces
ennemis des Hébreux que Martin nous montre dans son
magnifique tableau, luttant contre les flots de la mer Rouge
(jui va les engloutir.
Nous ne dirons rien de l'Alleniague qui a institué, pour
le débit des livres qu'elle produit, des foires périodiques
EN ANGLETERRE. 22y
comme nous en avons pour la vente des bestiaux qu'en-
graissent tous les ans les pâturages de l Angleterre. Si Ton
supputait le titre des livres que la presse germanique a
jetés dans la circulation depuis l'invention de Timprime-
rie , on verrait que , sur trente mille ouvrages, elle donne
à peine un chef-d'œuvre. Proportion désolante , qui nous
force à céder le pas à nos ancêtres saxons pour la fécondité
malheureuse en matière de publications. L Espagne n'a
pas été plus favorisée 5 à part Cervantes, Lopez de Véga
et Calderon , quels sont , parmi ses innombrables auteurs ,
les noms que la gloire ait consacrés ?
Chez les nations où les esprits sont généralement culti-
vés, il arrive inévitablement que le succès dun ouvrage
original excite au travail le troupeau servile des imita-
teurs. En effet, ce qui manque le plus au commun des
auteurs , ce n'est pas le savoir-faire , mais l'invention -, tra-
cez-leur une voie , ils s'y précipiteront en foule : donnez
leur un moule , ils y couleront leurs idées s'ils en ont, ou,
à défaut des leurs , celles d'autrui. C'est un mal inévitable.
Aussi bien se trouve-t il parfois dans la cohue quelques
esprits distingués qui se placent à côté ou même au
dessus du modèle. Au reste, les inventions de l'intelli-
gence entrent , à leur naissance , dans le domaine public ;
il n'y a pas de brevet qui puisse les protéger contre les
usurpations -d'une industrie rivale. C'est ainsi que nous
avons vu les romans d'Anne Radçliffe engendrer une
famille innombrable. Combien Walter Scott a-t-il amené
d'écrivains sur le terrain vierge du roman historique ? De-
puis que M. Ward , M. Lister et lord Mulgrave ont fait
passer les mœurs de la haute société dans des tableaux
pleins de vie et de grâce , les machines à vapeur , malgré
leur force de cent chevaux et leur infatigable activité ,
peuvent à peine suffire aux besoins du romun fashionable.
23o DE LA LITTÉRATURE MARCHANDE
Et toutefois il serait injuste de proscrire en masse tous ces
pi'oduits contemporains , et de leur fermer l'avenir. Car,
sans compter Wordsworth, Crabbe , Campbell, Mooreet
Byron pour la poésie , et parmi les romans , les chefs-
d'œuvres delladcliffe , de Walter Scott et du genre fashio-
nable, notre siècle transmettra sans doute à ceux qui le
suivront, les noms et les œuvres de Mathews , de miss Mit-
ford, de mislress Jamieson , et du docteur Lingard.
On doit cependant avouer que , depuis la paix , le
nombre des auteurs et des productions littéraires s'est ac-
cru démesurément , et que les ouvrages originaux sont
devenus plus rares. Le tort en est à l'esprit de spéculation
qui s'est porté sur les produits de l'esprit comme sur
ceux de l'industrie matérielle. Lorsqu'un auteur n'a d'au-
tre mobile pour écrire que l'instinct de la gloire, le travail
est pour lui un plaisir ; il approfondit à loisir les pensées
que la méditation inspire et nourrit, il classe avec mé-
thode les matériaux amassés par des recherches conscien-r
cieuses 5 la réflexion et l'érudition élèvent de concert un
monument qui est réellement l'œuvre de celui qui le
marque de son nom. L'auteur imprime à sa création son
propre caractère^ le style est bien l'expression individuelle
de sa pensée , et toutes les parties qui composent l'ensem-
ble , disposées avec art et fondues avec harmonie, produi-
sent un tout qui porte le sceau de l'originalité. Pendant
toute la période de gestation et d'enfantement , l'impa-
tience d'un libraire qui ne veut pas faire mentir les pro-
messes de son catalogue , ou d'un imprimeur jaloux de ne
pas laisser chômer ses compositeurs et ses pressiers , ne
trouble ni ne précipite des travaux dont l'inspiration seule
doit marquer l'heure et la durée. Si plus tard le succès
enrichit l'écrivain, c'est un double bonheur^ mais l'argent
n'était pas son but , mais il ne composait pas , un marché
EN ANGLETEKUE. 23 I
sur les bras^ et, quand son ouvrage parait, ce qu il lui
l'aul , ce sont plutôt des admirateurs que des acheteurs. La
condition de l'homme de lettres qui travaille ainsi sous la
sauve-garde de Tindépendance , est la plus glorieuse de
celles où 1 homme puisse aspirer ; il y trouve bonheur et
dignité , car il est vraiment seigneur et maître dans son
domaine.
Il n'en est pas ainsi dans le monde littéraire , tel que
l'industrie nous l'a fait. L'auteur est devenu l'esclave
du libraire ; la matière règne despotiquement sur l'esprit
dans le domaine de Tintelligence. Les rôles sont renver-
sés, et ce désordre dégrade la littérature. Nous pourrions
citer des faits , mais il nous répugne de nommer les hom-
mes de talent qui soumettent ainsi 1 indépendance de l'es-
prit aux calculs de l'industrie. Cependant, pour éclaircir
notre pensée , nous nous permettrons une hypothèse ano-
nyme. Par exemple , un libraire apprend que l'un de ses
confrères tire de grands proBts de la publication d'un ou-
vrage nouveau. Il songe aussitôt à marcher sur les brisées
de l'heureux spéculateur \ il lui faut dans le plus bref dé-
lai un livre qui réponde aux mêmes besoins , qui satisfasse
les mêmes govits. Il jette les yeux sur un écrivain connu
par quelques succès, n'importe dans quel genre. Il pro-
pose au complaisant littérateur de lui fournir, dans un
tems donné , un ouvrage semblable à celui dont la vogue
enrichit son rival;, il lui faut un sujet analogue, un style
de même fabrique , et surtout un nombre égal de volumes.
L'homme de lettres, toujours pressé d'argent, prend me-
sure , tombe d'accord sur la quantité de l'étoffe , et pro-
met de livrer à jour fixe un chef-d'œuvre conforme au
patron convenu. Le marché conclu , le compagnon litté-
raire fait sa provision de papier, taille sa plume , monte
àou cerveau au ton convenable , et l'œuvre s'achève aussi
l'il DE LA LITTÉRATIIKE MARCHANDE
régulièrement que si elle sortait d'une machine mise en
mouvement par la vapeur. La presse s'empare de ce pro-
duit mécanique \ l'art du papetier, du satineur et de la bro-
cheuse lui donne un nouveau relief. Quelques jours après,
les habitués des cabinets de lecture , gent crédule et dé-
bonnaire, séduits par la ressemblance du costume, accor-
dent au livre-sosie l'intérêt qu'ils portaient au livre original.
Ce succès à la suite en engendre d'autres, jusqu'à ce que
la nation des lecteurs badauds réclame de nouveaux ali-
mens pour ranimer ses appétits blasés. L'exemple qui pré-
cède fait toucher du doigt la plaie la plus grave de la litté-
rature, en montrant l'influence que l'esprit de spéculation
exerce sur les travaux intellectuels , lorsqu'il en usurpe la
direction.
Ce n'est pas tout. Un livre ne fait pas son entrée dans
le monde sans préliminaire j il faut qu'il soit célèbre avant
d'être connu. Il y a , pour arriver à ce but , un art qui a
ses règles toutes tracées. La poétique de l'annonce forme
de nos jours un code complet que les libraires observent
religieusement. D'abord une ligne de lettres majuscules ,
reproduite régulièrement pendant plusieurs jours sur
toutes les feuilles publiques, révèle le nom du nouveau
chef-d'œuvre. Ces caractères gigantesques , alignés comme
une compagnie de grenadiers, préparent les esprits à la
venue de quelque prodige , comme ces nuages sombres
précurseurs d'un orage. Lorsqu'on suppose que ces signes
prophétiques ont suffisamment ému les esprits , alors on
voit paraître dans les journaux qui , pour un double droit,
consentent à dissimuler l'annonce en lui ouvrant les co-
lonnes réservées, un tout petit paragraphe donnant sur la
nature présumée de l'ouvrage quelques éclaircissemens
mystérieux. Cette demi-confidence , juste-milieu entre
l'énigme et l'indiscrétion, est destinée à tenir la curiosité
KN ANGLETEUr.E. ^33
en haleine* Ensuite, pour la rendre jilus vive, on la
«rompe par des retards habilement ménagés. C'est un
( hapilre qu'il a fallu reloucher pour affaiblir quelques
passages qui auraient paru trop personnels , ou la difficulté
de tirer un nombre d'exemplaires suffisant pour remplir
toutes les demandes déjà faites , la confection d'une vi-
gnette ou tout autre incident dont les trompettes de la re-
nommée vont porter dans tous les coins de l'Angleterre la
triste nouvelle. Enfin , le grand jour est fixé irrévocable-
ment , et l'œuvre si long-tems attendue entre dans la cir-
culation au bruit d'un concert d'acclamations capable de
faire trembler file entière sur ses fondemens.
Ce n'est pas merveille qu'après de si bruyans préludes,
un livre ainsi tympanisé reçoive un accueil empressé , et
trouve même de nombreux admirateurs aussi long-tems
qu'on s'en dispute les premiers exemplaires. Nous nous
laissons volontiers piper aux apparences ^ et , par une il-
lusion de vanité, nous attribuons un mérite supérieur aux
ouvrages dont la lecture est encore un privilège, comme
si ce mérite rehaussait le nôtre. Le bruit des annonces et
l'amour- propre des premiers lecteurs assurent ainsi le
succès matériel de l'ouvrage , dont tous les exemplaires
s'écoulent sous l'impression de cette vogue artificielle. Mais
bientôt le bruit s'apaise , le charme de la nouveauté s'é-
vanouit, le style se décolore et se flétrit comme la fraî-
cheur du papier qui se fane sous le doigt des lecteurs.
Pendant toute cette période réactionnaire, il arrive presque
toujours que le livre tombe enfin aux mains d'un critique
sincère , qui ne se laisse pas imposer l'admiration d'aulrui
et qui ne vend pas la sienne. L'aristarque examine de sang-
froid l'objet de tant d'éloges , et après l'avoir fait passer au
creuset de la raison , il dévoile 1 imposture qui a surpris
les suffrages du public. Ce coup de massue tue ordinal-
23-4 ^^ ^'^ LITTÉRATURE MARCHANDE
rement l'ouvrage, et arrête l'essor d'une seconde édition
préparée pour satisfaire l'impatience des lecteurs. Le chef-
d'œuvre réduit à son mérite réel , redevient simple papier
dont la valeur se mesure au crochet du peson ou dans le
hassin d'une balance. Toutefois ces retours de fortune ne
découragent pas le spéculateur, qui fabrique, par les mêmes
procédés, un nouvel ouvrage qui n'aura ni moins de cé-
lébrité ni plus de valeur.
Telle est en Angleterre , à l'heure où nous écrivons , la
marche de ce qu'on ose encore appeler la littérature. Nous
voudrions respecter en tout la mémoire de l'illustre Walter
Scott , mais nous ne saurions oublier qu'entraîné par le
succès de quelques-uns de ses premiers romans , il a cédé
à des tentations peu honorables. S'il se fût contenté des
profits que procure aux auteurs un succès légitime , et si
la libéralité de ses éditeurs qui le traitèrent toujours fort
généreusement , eut satisfait son ambition , on ne l'aurait
pas vu entrer en partage de bénéfices et de périls avec
l'imprimeur Ballantyne , et s'associer aux spéculations du
libraire Constable. Ses désirs immodérés ont ruiné sa for-
tune , et réduit à la misère ses enfans auxquels il n'a laissé
que son nom et un immense héritage de dettes. Le monde
a vu long-tems en lui un homme d'un merveilleux talent,
qui créa comme par enchantement une magnifique rési-
dence (i) embellie par tous les chefs-d'œuvre de l'art, et
décorée, par un prince prolecteur éclairé du génie, du titre
de baronie ; mais à peine cet enchanteur avait-il fermé les
veux , qu'on reconnut que sa vie même avait été le plus
fantastique de ses romans, et que de toutes les créations
de son talent magique , sa fortune était celle qui devait le
plus à l'imagination. Qui pourrait nier aujourd'bui que
(i) AbboUford, sur les bords de la Tweed.
EW ANGLETEURE. ^35
ce grand homme ait fait de son génie métier et marchan-
dise ? On sait que depuis iSuS il n'a pas eu d'autres
inspirations que celles du besoin, d'autre muse que la né-
cessité. Les poursuites de ses créanciers donnaient l'im-
pulsion à sa plume, nous ne disons pas à son génie, car
le génie se retire sous ces tristes entraves , et pour que ses
travaux industriels devinssent plus lucratifs, il condam-
nait ses éditeurs, publishers , à prendre en compte un
certain nombre d'exemplaires d'anciens ouvrages restés en
magasin. Celte réjouissance onéreuse accablait ses corres-
pondons , mais c'était à ce prix que le romancier déchu
mettait le droit de débiter aux badauds de Londres sa nou-
velle pacotille.
L'influence fâcheuse du commerce ne s'est pas bornée
aux romans , elle s'est étendue à tous les autres genres de
publications littéraires. Le Lalla Roohh , de Thomas
Moore, par exemple, avait été publié dans l'origine sous
la forme d'un énorme in-quarto , qui , si nous avons bonne
mémoire , ne coûtait pas moins de quatre guinées. Pen-
dant la guerre, et quelque tems encore après la conclusion
de la paix, le prix des livres resta à un taux fort élevé.
Les libraires, à cette époque de prospérité, formèrent des
établissemens fort étendus qui se sont maintenus sur un
pied assez respectable jusqu'à l'année i825 , si funeste aux
fortunes artificielles par l'ébranlement général du crédit.
Les frais énormes de ces établissemens forçaient les pro-
priétaires à soutenir le haut prix des marchandises \ et ,
pour en provoquer le débit, on établit des journaux lit-
téraires spécialement chargés d'attirer l'attention du public
sur les magasins des fondateurs. Cet artifice eut un plein
succès aussi long-tems que le secret n'en fut pas connu.
Mais lorsque les lecteurs , fatigués par l'exagération et la
multiplicité des éloges, se furent découragés après force
^36 DE LÀ LITTÛR\TLHE MARCHANDE
mécomptes , et parurent demander qu'on s occupât de les
duper autrement, Tindustrie jugea prudent de prendre un
cours opposé. Cette révolution s'opéra vers 1826, sous les
auspices de M. Constable, éditeur d'Edinbourg, et par les
conseils de Walter Scott, du capitaine Hall , et de plusieurs
autres célébrités littéraires de l'Ecosse. Ce libraire intelli-
gent pensa que la réduction des prix , en multipliant le
nombre des demandes , devait étendi^e ses bénéfices et im-
primer un mouvement de progression indéfinie à la con-
sommation intellectuelle. Cette idée donna naissance à
l entreprise des Miscellanées , qui s'ouvrit par les Voya-
ges du capitaine Hall à Loo-Choo et dans l Amérique
du Sud , publiés en trois volumes au prix d'une demi-
guinée, tandis que 1 édition originale ne coûtait pas moins
de quatre guinées. Le rapport de un à buit servit de base
à la réduction qui s opéra instantanément dans le prix des
livres. Ce fut un coup sensible au commerce de la haute
librairie -, mais la spéculation réussit et fraya la nouvelle
route de lindustrie. La série des Miscellanées , qui n'est
pas encore terminée, comprend déjà quatre-vingts vo-
lumes.
Vers la même époque , la société pour la Diffusion des
Connaissance Utiles commença à publier à bas prix de
petits traités scientifiques auxquels elle se proposait d'a-
jouter d'autres ouvrages propres à répandre l'instruction
dans les masses. M. Murray soumit à d'autres libraires
le projet d'une publication sous le titre ô^ Enter taining
Librarj ; mais la négociation écboua , et l'idée qu'il avait
proposée fut exploitée sous le patronage de M. Knigt de
Pall-Mall. Toutefois M. Murray ne se crut pas obligé de
renoncer à son entreprise , et il commença seul la série des
livraisons de la Bibliothèque de Famille (Faniily Li-
braiy), qu'il a poursuivie avec quelques interruptions
EN ANGl.ETEnnE. 2.>-
qui indiquent les diverses fortunes de l'entreprise. La mal-
son Longman et C" , jalouse d'entrer dans la même voie ,
confia au docteur Lardner la direction d une double en-
treprise : celle de l Encyclopédie de Cahïuel (Cabinet Cy-
clopœdia ) , et la Bibliothèque de Cabinet ( Cabinet Li-
brary) , sur le plan suivi par la société des Connaissances
Utiles. Ces deux séries continuent de se compléter à tra-
vers quelques interruptions plus ou moins prolongées,
qui aîlestent un succès laborieux. Plus récemment, le
libraire Boyd , à Edinbourg , sans s'assujétir à une pério-
dicité régulière, a annoncé , sous le titre d'Edinburg Ca-
binet Library^ une série qui ne comprend encore que
huit volumes. Nous ne savons pas jusqu'à quel point la
faveur publique accueille cette publication populaire.
Pendant que ces entreprises rivales se disputaient la fa-
veur publique , M. Ackermann , Allemand d'origine ,
essayait de naturaliser en Angleterre les almanachs de
poche, qui ont tant de vogue au-delà du Rhin , et ses pre-
mières tentatives ne furent pas sans succès. Ces almanachs
contiennent de petits poèmes , des contes de tout genre ,
et des gravures qui ne sont pas sans mérite. Aussitôt que
cette heureuse importation fut connue , d'autres maisons
entrèrent dans ce nouveau champ ouvert à la spéculation.
On vit bientôt paraître les Annuals , qui, par l'élégance
typographique , le choix des morceaux et le mérite des il-
lustrations , laissèrent bien loin derrière eux les modèles
allemands. On ne saurait nier que ces publications n'aient
donné un nouvel élan à la typographie, et qu'elles n'aient
contribué à porter l'art du graveur au degré de perfection
où il est parvenu de nos jours. La réduction dans le prix
des vignettes est encore une conséquence de celte innova-
lion. En effet , la nécessité de multiplier les épreuves a
amené la substitution des planches d'acier aux planches de
II. i6
238 DE LA IITTÉKATURF. IMAKCHANDE
cuivre , qui s'usaient rapidement clans le tirage. L'emploi
de ce nouveau métal , qui résiste sans altération sensible
au frottement de la presse, donne un nombre presque
illimité d'épreuves d'un mérite égal, et les planches, après
avoir servi à ce premier tirage, passent aux mains de nou-
veaux entrepreneurs qui répandent dans la circulation et
à très-bas prix des milliers d'exemplaires. Cette diffusion
des chefs-d'œuvre de la gravure , contribue à introduire
dans toutes les classes le goût des beaux-arts. C'est là un
bienfait incontestable.
Nous avons dit que ces entreprises dont l'industrie est
le mobile , dénaturaient le noble caraclère de la littérature
et précipitaient la décadence du goût -, cependant nous de-
vons reconnaître qu'elles ont donné de la publicité à plu-
sieurs ouvrages vraiment remarquables. Il tsl vrai que les
plus distingués d'entre eux ne sont que des réimpressions,
si l'on en excepte la magnifique dissertation de Mackintosh
sur les époques constitutionnelles de notre histoire , les
Lettres sur la Démonologie , par Walter Scott , et l'ou-
vrage de Sir D. Brewster sur la Magie naturelle. Mais ces
ouvrages originaux sont entrés accidentellement dans les
séries dont ils font partie. L'industrie n'a pas le droit
de s'en attribuer 1 honneur \ ce qui lui revient sans con-
testation , ce sont les œuvres médiocres et les compilations
qui portent le cachet banal de tous les travaux intellectuels
entrepris par o?'dre. Avouons toutefois que ÏEdinburg
Cabinet Libraiy est dirigé avec un soin et une intelli-
gence remarquables , et que plusieurs des volumes dont
il se compose sont écrits d'un style plein de mouvement
et de grâce. Sous le rapport littéraire, les Annuals se pla-
cent, dans un autre genre , à la hauteur des bibliothèques
populaires. Depuis l origine ils vont toujours en dégénérant.
Les morceaux qu'ils renferment sont , en général , sans
EN ANGLETEURK. 23c)
vigueur et sans originalité. Il y a dans toutes ces com-
positions je ne sais quoi d'énervé et de décoloré, qui
rappelle les corps épuisés et les visages blafards que nous
offrent les cercles du monde fashionable. C'est de la dé-
crépitude sous un faux air de jeunesse. La plupart des
pièces de vers et des contes sont composés pour s'adapter
aux vignettes, qui seules ont le mérite de l'originalité.
Dans ces œuvres à la suite , le poète ou le conteur se met
au service du peintre comme aux gages du libraire -, il est
deux fois esclave. A côté de ces pauvres mercenaires figu-
rent quelques grands personnages de la chambre des lords
ou de celle des communes , curieux de se voir imprimés.
Mais cette fantaisie ne leur réussit pas souvent. Ce qui
prouve combien ces livres de table et de canapé sont fu-
nestes au talent, c'est que les hommes célèbres qui sont
descendus à ce genre de travail n'ont pas écrit pour ces
recueils une seule ligne digne d'être conservée. Prose ou
vers, toute la littérature des ^nnuals porte l'empreinte
de cette élégance bâtarde qui signala le déclin du goût
chez les Romains.
Arrivons maintenant à un nouveau progrès , ou , pour
mieux parler, à une chute nouvelle de l'industrie litté-
raire -, nous voulons dire le pennyisme; le mot est nouveau
comme la chose. La librairie , que nous avons vu descen-
dre des hauteurs aristocratiques de l in-quarto aux for-
mats plébéiens de l'in-octavo et de l'in-douze, pour satis-
faire les besoins de la classe movenne, s'adresse depuis
quelque tems à la bourse et à l'intelligence des prolétaires.
Pour marcher dans cette carrière , elle a pris une allure
encore plus modeste. Comme le penny (i) est moins rare
que les guinées , dans la poche des artisans , c'est à ce prix
(i) Deux sous de France.
•240 I^E LA LrTTÉllA.TLUE M^RCHA^DE
qu'elle vient d'abaisser ses produits. Au moment où nous
écrivons toutes les presses gémissent pour répandre dans
la circulation les Penny Magazine, les Penny Ti'umpet ,
les Penny Journal et les Half-Penny Librarj ; de sorte
que la science ne s'arrêtera qu'aux dernières limites de la
misère. Ces publications ne remontent pas au-delà de
Tannée qui vient de s'écouler , et elles sont déjà aussi
nombreuses que les sauterelles qui désolèrent l'Egypte au
tems de Pharaon. A la tète de ces publications, qu'il ne
faut pas proscrire en masse , se place par ordre de tems et
de mérite , le Chambei'' s Edinburg Journal , (|ue son
fondateur dirige avec habileté. Ce recueil contient, à côté
de beaucoup de morceaux originaux , des extraits d'ou-
vrages connus , qui réunissent presque toujours le double
mérite de l'utilité et de l'agrément. Le but qu il se propose
c'est d instruire en intéressant et de travailler au bien-être
de la société. Le Penny Magazine , entrepris par la so-
ciété pour la diffusion des connaissances utiles , ne contient
que des abrégés ou des extraits d'ouvrages connus avec
un choix de poésies populaires. Les premiers numéros
indiquaient une direction habile et sensée \ mais , chemin
faisant, la négligence semble avoir gagné les entrepreneurs.
Nous avons sous les yeux la dernière livraison; trois co-
lonnes sont remplies par la description des procédés em-
ployés pour prendre les tortues sur la côte de Cuba -, une
dissertation sur la langue flamande occupe une colonne;
les comètes en envahissent deux ; Herculanum et Pompéïa
deux autres-, les fractions n'en couvrent pas moins de trois,
et les autres sont noircies par un abrégé des voyages de
Cook et par quelques morceaux de pur remplissage. Le
lecteur peut juger sur cette table des matières, de la con-
venance et de 1 intérêt de ce Numéro , qui a été devancé
par bon nombre d'autres rédigés avec le même abandon.
EN AKGLKTERRE. ^^l
Le Salurday Magazine , qui parait sous les auspices
d'une autre société philantropique et religieuse (i), nous
parait supérieur au précédent. Les sujets sont plus variés,
plus populaires, et le style en est plus pur et plus clair;
les gravures sur bois, qui embellissent toutes les livraisons,,
ont aussi plus de valeur.
Nous n'avons pas la prétention de classer selon leur mé-
rite, ni même d'énumérer tous les travaux entrepris dans
le svstème du pennyisme , le lems nous manquerait et la
patience à nos lecteurs. L effronterie ( the openprofligacj)
du P^oleur (The Thief)^ qui s'étudiait à justifier son titre
en dérobant à toutes les Revues et aux meilleurs ouvrages
nouveaux , leurs plus beaux passages , a été justement châ-
tiée. Aujourd hui le larron , devenu plus prudent, déguise
ses larcins ou s'adresse aux ouvrages tombés dans le domaine
public \ mais cet amendement ne le soustrait pas complè-
tement à la vindicte légale, et il est probable quil n'at-
tendra pas long-tems son arrêt de mort rendu en bonne
lorme et sans appel. V Investigateur Politique , qui essaie,
comme l' Observateur, d'échapper à la loi du timbre, ne
parait pas devoir tirer grand profit de sa cotonnade im-
primée. Le Guide de M. Pinnock (Guide to Knowledge),
mérite de grands encouragemens -, c'est le seul , entre tous
ceux que nous ne citons pas, ainsi que la Oise, qui se
publie sous les inspirations de M. Owen. Ce journal a pour
but de populariser le nouveau système social dont 1 illustre
novateur s'est fait depuis long-tems , et toujours sans suc-
cès, l'infatigable apôtre. M. Owen vient d'établir, dans
l'auberge de Gray, un marché central en rapport avec
d autres élablissemens du même genre répandus dans les
divers quartiers de la métropole. Le principe de cette in-
(i) Society for promoting clirlstian knowledge.
2/|2 BE LA LITTÉllATURE MARCHANDE
stitutioii esl d'offrir au pauvre un marche où il puisse
échanger directement le produit de son travail contre un
autre ohjet de même valeur. Ces marchés s'appellent La-
bour ExcJiajige (échange de travail). La Crise est des-
tinée à prôner celte innovation rétrograde , comme la plus
helle découverte de l'économie politique dans les tems mo-
dernes.
Quelques-unes de ces séries et la plupart de ces feuilles
périodiques au rabais ont déjà cessé de paraître \ d'autres
ne tarderont pas à les rejoindre dans la tombe ; et celles
même qui semblent nées viables , n'ayant pas d'autre ali-
ment que des ouvrages déjà publiés , verront le terme de
leur carrière aussitôt que les sources de cette vie empruntée
seront épuisées. Or , cela ne saurait se faire attendre long-
tems ; d'ailleurs , les frais de colportage , de papier, d'im-
pression et de gravure , sont trop élevés pour que le succès
le plus populaire assure aux spéculateurs des bénéfices
assez considérables. Les actionnaires qui attendent un di-
vidende recevront de nouvelles demandes de fonds -, et ,
s'ils ne répondent pas à l'appel fait à leurs capitaux , les
entreprises qu'ils soutiennent s'arrêteront faute de ressort.
Nous n'avons pas encore parlé des encyclopédies, histoires
anciennes et modernes, géographies, grammaires, biblio-
thèques de législation , romans et biographies , publiés
dans le même système \ mais nous devons appeler l'atten-
tion sur X Encyclopédie Bretonne de M. Partington, qui
nous paraît conduite avec une rare habileté. Cependant
nous demanderons à cet estimable écrivain s'il espère mener
à bonne fin une entreprise aussi considérable. En conti-
nuant comme il a commencé , à raison de deux feuilles
par semaine, il ne faudrait pas moins de dix , de quinze
ou même vingt années pour remplir les promesses de son
prospectus. Pense-t-il que ses souscripteurs lui seront
EK AJNGLETEUllE. ^/\'d
fidèles peiidanl loul ce laps de tems? ou bien a-l-il assuré
leurs vies et lu sieuue ? el ne connaissail-il pas ces vers du
fabuliste français :
Avant l'alTairc,
Le roi , l'âiie ou moi , nous mourrons.
Cependant , nous le demandons , quel sera le sort de la
littérature, que nous appellerions volontiers littérature
sterling, dans l'avenir, et quelle sera sur sa destinée l'in-
fluence du pennjisme. Nous ne pensons pas qu elle doive
être telle que se l'imaginent certains prophètes pessimistes.
Il nous semble qu'on pourrait comparer ce déluge de penny
journaux , de bibliothèques populaires et d'annuaires ,
aux inondations extraordinaires du Nil. Lorsque ce fleuve
s'étend dans ses débordemens au-delà de ses limites accou-
tumées, s il noie quelques habitans inoffensifs pris au
dépourvu , et s'il submerge quelques pauvres villages , ce
n'est-là qu'un dommage partiel et temporaire ^ en se reti-
rant , il laisse une vase féconde sur les plages stériles qu'il
a couvertes de ses eaux. Il en sera ainsi de la littérature.
Le résultat de ces publications à bas prix sera de répandre
le goût de la lecture et de semer des germes scientifiques
sur un terrain encore vierge. Les esprits éveillés par les
lumières imparfaites ne se contenteront pas long-lems du
demi-jour qui leur fait voir les ténèbres de leur intelli-
gence. Laissez agir cette curiosité qu'on a sollicitée sans la
satisfaire, bientôt se révéleront de nouveaux besoins; il
faudra de plus vives clartés , de plus solides alimens à ces
enfans qui aspirent à la virilité. Ils comprendront sans
peine que des hommes de talent el de solide insUuclion ne
dépensent pas leur lems à des travaux de ce genre. Peut-
être seront-ils, pendant un ou deux ans, dupes des savans
de bus étage; mais lorscju'lls seront désabusés, il s'opérera
^44 ^^ ^-^ LlTTÉUATtRE jMARCHAKDE, ETC.
dans l'intérêt commun un compromis entre les guinées et
le penny , c'est-à-dire entre l'aristocratie et la plèbe. Le
principe purement industriel s'étant ruiné par ses efforts
pour assimiler les œuvres de 1 intelligence aux produits
mécaniques et matériels, par l exagération mensongère
des éloges et par la multiplicité des banqueroutes , fruits
de la guerre organisée sous le nom de concurrence , on ne
tardera pas à revenir, par un juste retour, au seul sys-
tème qui doive régir le monde littéraire. Le commerce
réglera son pas sur la marche de l'esprit -, l'intelligence re-
prendra sa place dans son domaine 5 les livres se publie-
ront non plus pour alimenter le commerce, mais pour
reculer les limites de la science. La place , comme disent
les hommes de bourse , sera moins chargée de valeurs ,
mais le crédit de la littérature anglaise se relèvera de sa
chute ; et les peuples qui viendront puiser la lumière au
loyer de la Grande-Bretagne , ne refuseront pas leurs res-
pects Il la terre privilégiée qui donne au monde tant de
nobles enseignemens.
( Monilily Re<t/Lew. )
^^tti^srtnc^s ^tnf^lïedttcUVs be notre ^^^( 0).
No I.
^V^ILLIAM HAZLITT.
Les hommes qui contemplent le siècle où nous sommes
avec l'admiration la mieux sentie , ne peuvent s'empêcher
de convenir que cette époque si hrillante a peu d'ensemble,
et que rien n'est plus rare aujourd'hui qu'une gloire com-
plète, un génie complet et qui se comprenne bien lui-
même. Tout nous arrive par fragmens ^ tout se morcelle
et s'éparpille. Les rayons de lumière jaillissent de tous les
points de l'horizon , mais ne se concentrent pas dans un
seul fover : beaucoup d'éclat, mais peu de force. Une
clarté qui s'épand à la surface, sans pénétrer dans les pro-
fondeurs 5 des essais de beaucoup d espèces -, des découvertes
nombreuses qui aboutissent rarement à un point com-
mun; des talens disséminés plutôt que puissans; l'analvse
et la critique s'altachant à tout pour détruire, et non pour
créer ; un défaut singulier de force soutenue , de puissance
active , de volonté ferme , et de longues résolutions : rien
de monumental , rien qui s adresse à l'avenir ; tel est le ca-
raclère des productions de noire époque.
Une intelligence sagace, pénétrante vient à éclore : au
lieu d'embrasser une vaste sphère d'idées ; au lieu d a-
(i) Voyez les poitrails ([ul uous avoii* esquissés dans les Nuincios
1 , 2 , 4 > 5 , 6 , 7, b , 9 , 11,12, 17 et 20 de la secoude série.
o.^iS WILLIAM HAZLITÏ.
masser des trésors pour la méclitalion et la pensée ^ au lieu
de féconder par un long travail une masse de connaissances
acquises, elle se livre étourdiment au premier caprice qui
la séduit : la vie , le tems et l'espace semblent lui man-
quer. Ses plus belles œuvres, elle les improvise j elle veut
accomplir à la course les conquêtes de la pensée. Au lieu
d'un vigoureux enchaînement logique, ne lui deman-
dez que des boutades et des fantaisies. Elle se sert de sa
faculté universelle de compréhension pour bondir d'un
sujet à l autre et s'attaquer lour-à-tour à la peinture , à la
musique , aux théories politiques , aux sciences exactes , à
la métaphysique et à la poésie. Vous diriez les milliers d'é-
tincelles qui jaillissent du fer rouge placé sur l'enclume.
Il résulte de là une immense déperdition de force , peu de
perfection dans les œuvres , de grandes irrégularités d'exé-
culion et une gloire moins pure. Comment apprécier le
talent qui s'est suicidé , si je puis le dire , en détail , et qui
n'a laissé au monde aucune preuve vivante de son énergie.
Personne n'a poussé plus loin que William Hazlitt ce
besoin de tout entreprendre , de tout essayer, de toucher
à toutes les idées , de remuer toutes les doctrines , et cette
impuissance de concentrer ses résultats et de dominer sa
propre intelligence. Génie éminemment fragmentaire ,
comme disent les Allemands , il n'a laissé que des essais et
des ébauches , mais de natures si diverses , mais remplis de
tant d'esprit, de verve mordante, d'aperçus si nouveaux
et si profonds, que la postérité ne les oubliera pas.
Hazlitt a écrit dans tous les journaux, sans but, sans
plan -, véritable condottiere de la littérature , ses œuvres ,
si on les recueillait, formeraient plus de dix volumes in-S".
Insouciant , non de l'efifet et de la popularité , mais de la
pureté du langage et de la perfection de l'ensemble , tantôt
il a prodigué les oruemcns bizarres , tantôt les capricieuses
WILLIAM HXlLlir. 1^'^
folies , lanlôl les paradoxes sii)guliers ; son but était de se
faire lire. Au milieu des paillettes et des pierres fausses
qu'il jetait à pleines mains , vous trouviez des lingots d'or
pur travaillés avec un goût exquis. C'était un esprit aigu ,
subtil , ardent à pénétrer dans les causes secrètes et dans
les dernières profondeurs j un critique doué d'imagination
dans le style et de gaité mordante dans l'expression -, jouant
quelquefois le rôle d'arlequin pour vous captiver, et ca-
chant le philosophe , l'observateur redoutable et l'artiste
savant sous ce masque qui grimaçait. Je l'ai beaucoup
connu , et cet esprit actif, mobile , hardi , mais irrégulier,
s'est révélé à moi dans son intimité même. Il méprisait la
moitié de ses ouvrages, et se regardait comme un peintre
que le besoin de vivre aurait forcé à ébaucher des ensei-
gnes. Toute celle partie de style qui n'est faite que pour at-
tirer l'attention : épithèles extravagantes, paroles ivres qui
semblent danser et hurler comme les sorcières de Mac-
beth , métaphores outrées , pantalonades du langage , tout
ce que le public estime si fort, tout ce qui attire spécia-
lement son attention et fixe son hommage , Hazlitt l'a pro-
digué; mais il savait lui-même de quelle valeur étaient ces
misérables ornemens.
En 1 8 1 o, je me promenais dans les salles de \ Exhibition
à Londres, quand j'aperçus debout, en face d'un portrait
de Lawrence, un homme assez mal bàli classez laid, osseux.,
irrégulier, à la physionomie vive, bizarre et aux traits an-
guleux; sa figure se faisait remarquer surtout par cette
expression ardente et inquiète qui indique souvent l'acti-
vité de l'intelligence ; deux yeux noirs, ronds et petits,
scintillaient par un mouvement perpétuel -, un front très-
élevé et bombé par le haut se couronnait de cheveux plats
rcjelés en arrière, et qui se relevaient en frisant légère-
ment sur le collet de son habit. On pouvait lire sur sa
Si/fH WILLIAM HAZLITT.
figure tous les indices de l'irritabilité. Cette laideur, loin
d'être repoussante, était pittoresque. Titien, le peintre
chéri de Hazlitt , aurait pris plaisir à fixer sur la toile ces
traits pleins d'énergie et d'originalité.
Il était fils d'un ministre dissident qui habitait ie comté
de Surrey et qui résidait à Wem (i). Les premières éludes
vers lesquelles son goût spécial le porta furent les études
métaphysiques , et ce penchant ne le quitta pas , lorsque
sa profession de journaliste l'entraîna dans une direction
différente. La singularité spéciale de son esprit , était un
mélange rare de goût pour les arts et de subtilité métaphy-
sique. Sa famille était pauvre 5 il fallut choisir une profes-
sion. Quelques vieux tableaux Italiens avaient frappé ses
regards -, ce furent eux qui donnèrent la première impul-
sion à son génie d'artiste. Il résolut de devenir peintre;
sans maître et sans guide, il saisit la palette et le pinceau
et se mit à l'œuvre. Dans sa pensée vivait l'idéal de l'art ,
le beau de la forme et de la couleur. La plus haute supério-
rité , la plus haute perfection de la peinture, il les com-
prenait ; mais son tort était de croire que cette compré-
hension pût suffire , que son admiration profonde pour
les cliefs-d œuvre , que son élan d instinct vers le beau,
fussent les gages certains d'un prompt succès. En pein-
ture, l'exécution est beaucoup. Pour réaliser la pensée,
de longues études , de laborieux travaux sont nécessaires;
sans le mécanisme de l'art , sans de longs efforts matériels ,
sans une pratique soutenue et persévérante , vous n'arri-
verez à rien.
L'art, fleur délicate , s'épanouit lentement et par de-
grés; un seul soleil ne suffit pas à développer sa corolle :
l'ardeur de rcnlhousiasme le plus vif n improvise pas ces
(1) l'clitc ville tlu comlc de Salop.
VVtLLl.VM HA7.I ITT. 24})
beautés dont la finesse et la profondeur sont le résultat
d'un long travail. C'est en vain qu'un novice, destiné
peut-être à la gloire de Michel-Ange et de Raphaël , de-
manderait à ses premiers essais le degré de perfection dont
le type idéal réside d'avance dans son esprit. La route qui
conduit à la réalisation de cette heauté, de ce grandiose,
est longue et pénible. Ajoutons que plus il y a de perfection
dans le génie artistique , dans la conception intime qui
réside en nous, plus il est difficile de les traduire en for-
mes et en couleurs. Que l'on imagine ce qu'il a dû coûter
de travail et de longues pratiques à Raphaël d'Urbin pour
faire vivre la beauté de ses Madones, pour leur prêter une
existence conforme à la pureté de sa propre pensée.
Hazlitt, dont la conception était rapide et dont l'enthou-
siasme pour l'art était ardent, se découragea dès le pre-
mier pas. La dislance qui le séparait des grands maîtres
lui apparut et le glaça d'eflroi. Cet art qu'il aimait tant ,
il l'abandonna tout-à-coup comme on abandonne une mai-
tresse trop belle et trop fière, qui laisse peu d'espérance
à ses adorateurs. Quelques portraits , copiés d'après le
Titien et Raphaël lui restèrent ; et , vers la fin de sa vie ,
c'était un plaisir pour lui que de contempler ces monu-
mens d'une passion première, et aussi ardente que mal-
heureuse. Je me souviens d'avoir vu un portrait original
peint par lui : une vieille femme , dans la manière de
Rembrandt 5 figure caractéristique , contraste frappant
d'ombre et de lumière. La transparence et la beauté du
coloris étaient remarquables , et l'expression puissante.
Il y avait de l'inexpérience dans le maniement du pinceau,
et l'on voyait que l'artiste s'était bientôt lassé du long tra-
vail qu'exige la peinture du portrait. Quelle différence
toutefois entre cette ébauche naïve et forte , et la froideur
et la sécheresse des essais académiques que nos jeunes
25o WILLIAM HAZLITT.
peintres exposent , et qui attestent à-la-fois une si grande
habileté de main et une si grande stérilité de talent !
Hazlitt allait renoncer à la peinture , lorsqu'un poète ,
saisi de l'inspiration sacrée , vint prêcher à Shrewsbury.
C'était M. Colerldge. Hazlitt lui-même a rendu compte de
I impression bizarre et double que produisit sur lui le
prédicateur laïque. Qu'on imagine un petit homme gras,
coloré, boutonné jusqu'au menton, vêtu d'un petit ("rac
noir aux basques très-courtes; le front large, l'œil étin-
celant d'enthousiasme, et débitant du haut de sa chaire les
plus lyriques et les plus véhémentes effusions que l'esprit
humain ait créées depuis Pindare. Hazlitt fut à-la-fois cho-
qué de cette étrange caricature , et émerveillé de la ma-
gique éloquence avec laquelle le prédicateur improvisé
développait ses théories. Sa vocation d homme de lettres
fut fixée dès cet instant. Communiquer aux hommes
ses pensées par la parole vivante ou la parole écrite , lui
sembla plus facile que d'avoir recours à des moyens mé-
caniques et embarrassans, qui demaudent un long travail.
II vint à Londres ; ainsi font tous les littérateurs aspirans.
L'année 1799 venait de commencer. Après la paix d'A-
miens il se rendit à Paris , et revint à Londres où il choi-
sit pour domicile une vieille et laide maison deWestminster.
Jérémie Bentham en occupait une partie-, Millon avait
habité celle où Hazlitt venait se loger. C'était Hazlitt qui
demeurait dans la chambre où l'auteur du Paradis Perdu
avait reposé. Il est remarquable assurément que ces trois
hommes, célèbres à des titres si divers, mais tous doués
dune intelligence éminemment subtile et pénétrante, se
soient donné comme rendez- vous dans cette petite maison
isolée que leur présence a consacrée pour ainsi-dire. Les
études métaphysiques absorbèrent dabord tout le tems et
toute la pensée d'Hazlitt. Il écrivit en i8o5 son Essai sur
WILLUM n.\/.L[TT. 25l
les Principes (V Action chez les Hommes et diffërens ou-
vrages de même nature , qui se font tous remarquer par la
finesse et la puissance de la dialectique. Cependant il fallait
vivre, et la métaphysique , toute respectable qu'elle puisse
être, offre peu de ressource matérielle à ses adeptes. Hazlitt
devint collaborateur de plusieurs journaux , entre autres
du Times et du 3Iorning- Chronicle . On le chargea spé-
cialement de la critique des théâtres , genre de travail qui
convenait mieux que tout autre à la nature brillante et
analytique de son esprit. Ce fut lui qui, le premier, fit
ressortir le mérite de Kean. Lorsqu'on ne voyait chez cet
acteur qu'une vulgarité impétueuse et brutale, il osa s'op-
poser à cette injuste réprobation , et démontra combien de
puissance naïve et quel élan vigoureux renfermait ce ta-
lent mal apprécié. Tous ses moyens d'existence étaient dans
la littérature -, car il concourait en même tems à plusieurs
entreprises de librairie. Quelquefois un retour subit vers
la peinture l'engageait à reprendre ses pinceaux et à se pla-
cer encore devant un canevas. Vaine tentative! Jamais,
quand il se levait, il n'avait esquissé une tête entière ni
massé un groupe. Une dame qui lui avait permis de pla-
cer dans un tableau de chevalet projeté par lui , sa tête et
celle de sa jeune fille, vit plus de dix fois les instrumens
de la peinture étalés devant elle , sans que jamais rien qui
ressemblât à sa physionomie apparût sur la toile.
Plusieurs de ses essais, réunis en un volume, parurent,
en 1816, sous le titre de In Table Bonde. En 1817, il
publia ses Caractères de Shahspeare , et fit des cours pu-
blics qui attirèrent la foule dans l'institut de Surrey. Sa ré-
putation s'établissait \ il passa , et avec raison , pour l'un des
causeurs les plus spirituels de son époijue. Il était curieux
de le voir aux prises avec M. Coleridge. La phrase de l'un
s'enveloppait de draperies flottantes et de voiles mystiques ^
OD2 WILLIAM HAZLITT.
celle de l'autre s'élançait par bonds rapides, et marchait
par vives saccades. Coleridge était subtil j Hazlilt était pé-
nétrant. L'un s'engageait dans tous les détours d'une ques-
tion , en suivait tous les replis ^ l'autre y jetait pour ainsi
dire une sonde aiguë qu'il lançait en droite ligne dans les
dernières profondeurs. Hazlitl, Lamb, le peintre Haydon ,
Leigh-Hunt formèrent un novau de gens de lettres et d ar-
tistes qui engagèrent notre pays dans de nouvelles voies.
Ce furent eux surtout qui réveillèrent ce que l'on peut
nommer notre patriotisme intellectuel , et nous invitèrent
à étudier attentivement nos excellens auteurs du seizième
siècle. Le génie de Scott, celui de Byron, celui deWords-
worth ont puisé à cette source antique et oubliée une
partie de leurs plus belles inspirations.
Le volume intitulé Conversations de Table, succéda
à ceux que nous avons indiqués, et obtint un grand succès.
C'est là que l'on trouve les excellens morceaux , si fréquem-
ment cités , sur le plaisir que donne la peinture , sur le gé-
nie et le sens commun , sur les préparatifs d'un voyage , sur
les politiques de café. Ce n'est plus la touche gracieuse et
facile d'Addison , ni l'humeur vive et mordante de Steele ;
mais une verve plus capricieuse. La subtilité métaphysique
sert tantôt de fond, tantôt d'ornement à de petits tableaux
pleins de couleur et dévie. C'est quelque chose d'inattendu
dans l expression, une manière irrégulière et brusque, en-
trecoupée d'ombres et de lumières, de demi-teintes et de
points lumineux ; comme si Rembrandt, ou un de ses élèves,
eût pris la plume et eût appliqué à l'art d'écrire, nonàcelui
de peindre , les habitudes de son talent. La langue an-
glaise a une grande obligation à William Hazlitt ; c'est lui qui
réhabilita le langage familier \ grâce à lui , on a pu imprimer
la causerie, telle qu'elle échappe, toute naturelle et toute
franche, à 1 homme d'esprit qui l'improvise. C'était une
wn.i.MM n\/.irrT. "3.^)^
calamité vraimonl, que rello pompe Hc mnu latins el de
mots grées auxquels Samuel Tohnsoii nous avait accoulu-
més. Le moule sévère dans lequel vous étiez obligé de
jeter votre pensée se refusait à tout élan d'imagination : et
comment l'homm'- inspiré aurait-il reproduit et commu-
niqué ses pensées souvent subtiles et bizarres , quand on
lui imposait cette entrave d'une forme toujours la même
el nécessairement pesante dans sa gravité. Les rbéteurs
maudirent Hazlilt; c'étaient, disaient-ils. l'arlequin et le
pantalon de la littérature, un écrivain sans tenue et sans
force. Nous sommes, nous devons l'avouer, de lavis du
public, et nous préférons à des qualités d'emprunt, qui
singent la perferiion , le jet naif el franc d'une pensée
même incomplète.
Le plaisir le plus vif de sou esprit , c était la discussion.
Si 1 on est tenté de lui reprocber cette disposition belligé-
rante, qui Tenlrainait dans une polémique perpétuelle, ou
doit se souvenir que l'impartialité , le besoin de connaître
la vérité sous tous ses aspects, le dirigeaient dans ces com-
bats qu'il aimait à soutenir. Cet exercice intellectuel le
cbarmait. Il pienait le côté de la question que vous n'aviez
pas choisi, et joutait avec vous. Du moins laissait-il lecbamp
libre à ses ennemis , et ne se servait-il que d'armes cour
toises. Malheureusement cette qualité échappait à beau-
coup de regards , et son besoin de controverse passait pour
une ardeur de dispute , pour une taquinerie pointilleuse.
Ses ennemis ne voyaient que son mauvais côté : à son
tour, il devenait injuste envers eux. Personne n'a saisi
plus habilement la partie faible de Coleridge , dont le beau
talent s épuise en efforts inutiles. Personne n a mieux com-
pris Walter Scott, chez lequel il a découvert ce défaut de
passion et même de philosophie, que tant d autres ont
accusé après llazlitt. En(in , s il a su analvser sans pitié les
II. i -■
254 WILLIAM HAZLITT.
subtililés puériles de Wordsworth , c'est au même erilique
qu'est due la révélation de cette grandeur , de cette ten-
dresse et de cette force qui se cachent sous sa puérilité
même.
Comme Hazlitt aimait beaucoup le monde , cette qua-
lité ou ce défaut lui firent une réputation formidable et
lui créèrent beaucoup d'ennemis. Il demeurait alors dans
Holborn -, mais quand il entreprenait un ouvrage de quel-
que étendue , il quittait Londres, et s enfermait dans une
auberge nommée Winterslowhut , située sur la lisière de
la forêt de Salisbury. C'est là que sans livre, et absolu-
ment isolé , il se mettait à l'œuvre , et tei^minait un volume
en moins d'une semaine. Ses excellentes leçons sur le siècle
d'Elisabeth furent composées à Winterslow. Alors , dans
cette solitude complète , les souvenirs de ses lectures et de
ses études renaissaient avec plus de vivacité et de fraî-
cheur. Il portait, sans trembler, un regard sévère sur ses
propres fautes ; elles lui fournissaient un sujet de médita-
tion, et ses vices même nourrissaient son intelligence.
C'était après une journée passée sous les arbres de Win-
terslow que son style avait le plus d'éclat , et sa pensée le
plus de force. Son extrême sobriété , ses goûts modestes ,
lui rendaient cette vie si humble facile et même agréable.
Il y avait en effet chez lui de l'artiste , du théologien et du
philosophe.
Les opinions contemporaines le battaient de leurs va-
gues sans le faire chanceler. C'était une intelligence indé-
pendante. Tout ce qui n'était pas dans ses données , tout
ce que son expérience ne confirmait point n'existait pas
pour lui. Ce fut un bien , mais qui fut mêlé de mauvais
résultats. Sans doute il ne céda pas au torrent des idées
vulgaires et des préjugés reçus, et une masse confuse de
souvenirs empruntés aux livres n'obscurcirent point son
WiLLUM HAZLIÏT. »J.)
jugement. Mais aussi il se priva d'une inslruclion néces-
saire, et passa vingt années de sa vie à disserter et à dis-
cuter sur ce qu'il avait appris pendant les vingt premières.
Son existence d'homme de lettres ne fut qu'une longue
guerre. Il voulut, de gré ou de force, entraîner les autres
hommes vers les principes qu il s'était formés, et qui résul-
taient de ses premières études. On le vit ressusciter les
gloires éteintes, attaquer les réputations faites, et prêter à
ses passions intellectuelles, à ses goûts en fait de littéra-
ture et d'art, toute la magie d'un style éblouissant. Il ai-
mait Shakspeare et Walter Scott. La sagacité de son esprit
le portait à l'admiration de ces hommes, qui ont étudié
l'espèce humaine dans toutes ses variétés. En revanche , il
n'aiiïiait pas Byron , dont la poésie splénélique projette
une teinte uniforme, sombre et ardente à-la-fois sur toute
la nature. Il avait beaucoup d'affection pour Charles Lamb,
à cause de son ingénuité , de sa facilité à tout dire et à tout
entendre , de ses mœurs douces, et de son talent dont l'o-
riginalité se rapproche de celle des anciens auteurs.
Sa réputation eût été plus brillante, plus étendue, si ,
dès son début dans la carrière, il n'avait pas commencé par
se créer une multitude d'ennemisqui s'attachèrent à ses pas,
et ne l'abandonnèrent plus. N'écoutant que sa passion ,
son humeur et son caprice , Hazlitt marcha ainsi jusqu'au
terme de sa vie, toujours entouré d un bataillon qui ob-
servait ses démarches, contrariait ses desseins, et s'atla-
diait à flétrir son caractère et sa renommée. La philosophie
de Hazlitt résidait dans sa pensée , et ne s'étendait guère
jusqu'à ses actions. Ses étourderios furent nombreuses, et
lui portèrent un grand dommage. La publication d'un livre
immoral, intitulé : TAber Amoris , lui causa un tort ir-
réparable surtout en Angleterre , pays hypocrite et pé-
9.5G WILLIAM HAZLITT.
clant , qui pardonne bien les vices secrets , mais qui punit
sans pitié les inconvenances. Ajoutons à cela son dédain
profond pour la vogue contemporaine. Je crois, au reste,
que Toii peut mesurer la capacité d'un auteur et sa véri-
table puissance intellectuelle sur le degré dhabileté qu'il
montre pour cet étlal passager que Ton nomme la vogue.
En 1824^ Hazlilt publia ses Essais sur les Galeries de
Peinture éparses en Angleterre. Je ne connais pas d'au-
teur qui sache, au moyen de paroles, reproduire plus
vivement le tableau dont il parle. Sa critique est colorée,
son analyse est brillante. Si quelquefois cet éclat et cette
transparence chatoient aux yeux comme les vitreaux d'une
«église, quelle différence du moins entre cette manière et
l'analyse sèche, et la critique technique, et les subtilités
métaphysiques, si communes chez les écrivains qui trai-
tent des arts. Qui n'a jamais vu les œuvres de Holbein ,
de Nicolas Poussin , de Watleau ou de Rembrandt, pourra
les admirer dans les écrits d'Ha/Aiîl.
En 1825 , Hazlitt visita de nouveau la France et l'Italie.
On trouve dans ses notes sur ce voyage , notes écrites au
courant de la plume , une foule de descriptions pittores-
ques, de déclamations éloquentes et de remarques fines.
Rien de plus brillant que son tableau de Venise et de Fer-
rare. Ses observations sur les moeurs italiennes et fran-
çaises ne sont pas moins dignes de remarque. J'ai entendu
dire que son parallèle entre M"' INIars et M""* Pastafut cause
d'une rupture entre ces deux héroïnes , et lorsque je ques-
tiûiinai Hazlilt lui-même au sujet de cette anecdote , il
la confirma. Selon lui, c'était l'actrice française qui avait
rompu la première ses rapports d'intimité avec l'Italienne.
Hazlitt aimait le théâtre, et le fréquenta jusqu'à ses
derniers jours. Une grande actrice, telle que mistriss
WILLIAM HAZLITT. lô"]
Siddons, était pour lui un objet d'idolâtrie. Quelques-unes
des pages les plus brillantes qu'il ait jamais écrites ont
été consacrées à cette illustre tragédienne et à sa nièce ,
qui semble destinée à marcher sur ses traces. La dernière
tois que je le vis, ce fut à Covent-Garden , où il avait ses
entrées 5 il parlait avec son esprit et sa volubilité accoutu-
més -, rien n'eût pu faire croire que la mort planait sur
lui, et allait l'enlever dans huit jours. On sait qu'en An-
gleterre les lobbies, on galeries semi-circulaires dont la salle
est environnée, sont réservées à une classe de femmes
moins remarquables par leur décence que par leur beauté
personnelle et par l'éclat de leur parure.
« Il me semble, me dit Hazlitt en me les montrant,
voir un de ces cadres ciselés par les artistes du seizième
siècle , en Italie , cadres chargés d'arabesques singuliers ,
àe bacchanales , de têtes de faunes et de nymphes jouant
avec des satyres. » Ce furent les dernières paroles que je
lui entendis prononcer. Huit jours après , il mourut dans
son logement de Frilh-Slreet.
On ne peut pas dire que Hazlitt aitjamais été pauvre, mais
il est certain que sa bourse était constamment vide. Per-
sonne ne savait mieux que lui l'art de balancer l'actif et le
passif, ou plutôt de faire en sorte que ses dettes dépassas-
sent habituellement son revenu. C'est à cette disposition
dépensière, étourdie et imprévoyante qu'il faut attribuer en
grande partie la somme considérable de talent qu'il a perdue
et disséminée dans ces journaux et ces œuvres légères que
le tems ne respectera pas. Son extrême facilité à écrire
1 engageait dans cette route malheureuse , qui dilapide
aujourd'hui tant de talens distingués.
Quels que soient les défauts qu'on peut lui reprocher,
c est un des écrivains les plus remarquables de notre âge
358 WILLIAM HAZLITT.
Comme Diderot, avec lequel il a plus d un rapport, il n a
pas laissé de monument ; ainsi que cet écrivain , il a lancé
des tourbillons de fumée mêlés à des étincelles écla-
tantes. Métaphysicien comme lui . comme lui amoureux
des beaux-arts , arguraentateur comme lui , il s'éleva sou-
vent aussi jusqu à une éloquence admirable. En dépit de
ses habitudes de critique , une sensibilité très-vive apparaît
de tems en tems dans ses pages. Par exemple , à la vue de
Burleigh-house , qu'il avait été visiter dans sa première
jeunesse , il s'écria :
« Oh! que ne donnerais-je pas pour être un jour, une
heure, seulement une minute, ce que j'étais alors ! Comme
tout a changé autour de moi! — Quand la voix sourde et
lointaine du batelier rasant le sol. se faisait jour à travers
les joncs marécageux et venait frapper mon oreille! —
quand , pour la première fois , j'observai le ton fin, velouté,
humide , du gazon qui s'étendait devant moi , et qui défiait
toute l habileté du pinceau ! — quand U)) nouvel instinct ,
une nouvelle jouissance s'élevaient ainsi dans mon seiht
charmé! — lorsque, par un jour d hiver, je parcourais
avec joie la levée de Pelerborough . observant, avec la
curiosité d'un enfant et le bonheur d un peintre, ces vastes
étangs lumineux (jui bornent l horizon : cette perspective
digne de Paul Poter ; troupeaux , moulins , chaumières
aux tuiles rouges qui brillaient sous le soleil ! — Ah ! si je
pouvais retrouver ce moment où les mille formes capri-
cieuses des nuages qui se jouaient dans l'air étaient un
plaisir pour moi! — Oh ! si l'on pouvait me rendre ce bon-
heur d'un pèlerinage auprès de ma vieille mère malade ,
d'un pèlerinage à la ville où elle était née, à la ferme ou
«"lie avait été élevée 1 — Si je pouvais , avec le même délic<\
m'appuycr sur la barrière qui U» soutenait quand elle était
WILLIAM HAZLITT. u5y
petite fille , et tju'elle s'aventurait à marcher ! — Si je pou-
vais retrouver le bonlieur avec lequel je contemplai le so-
leil couchant! »
C'est là, il faut en convenir, une belle et pathétique
épitaphe de la jeunesse et de ses joies sitôt passées.
Un autre morceau d'Hazlitt, sur la détérioration rapide
des ouvrages d'art, ne me semble pas moins brillant.
« Pourquoi se plaindre de ce peu de durée ? Pourquoi
la poésie s'obstine-t-elle à déplorer si pathétiquement la
fragile beauté de sa sœur? Quoi! un beau tableau ne vi-
vra-t-il pas plus que nous ? Et quand il ne sera plus , ne
laissera-t-il pas après lui une brillante et éternelle trace ?
Phidias était immortel avant que les marbres d Elgin fus-
sent découverts. Qu'a-t-il gagné depuis cette découverte ?
Le nom de Michel-Ange , dont les œuvres ne nous sont
connus que par des gravures , des dessins effacés , des
sculptures mutilées , n'est-il pas le plus grand nom de l'art
moderne ? Hommes ! vous faut- il, pour vous satisfaire , ri-
valiser d'immortalité avec la nature ? Ah ! dans le souvenir
lointain des âges, un nom, un monument, c'est assez
pour vous.
« Je crois que le sentiment de la fragilité des choses
humaines prête quelque chose de plus tendre et de plus
humain , pour ainsi dire , au triomphe et à la sublimité
de l'art. Quoi! des mains périssables exécuteraient des
ouvrages qui ne périraient pas ? Cette immortalité se-
rait une insulte à la nature , un outrage à Dieu. La noble
pensée de l'antiquité nous reste. Le cours des âges est mar-
qué sur la terre en caractères ineffaçables. Jamais monu-
ment moderne ne sera aussi vénérable que des ruines^
jamais l'antiquité ne frappera aussi vivement l'imagination
qu'une seule colonne moussue, toute fruste et en débris,
située au milieu d'un champ stérile et couvert de ronces.
obo WILLIAM HAZLin.
Les ruines, (jaelles quelles soient, ruines de lableuux ,
de sculpture ou d architecture, nous ouvrent la lonjjuc
perspective des tems passés. »
On ferait un volume des aventures et des bons mots de
Hazlitt. Un jour, Uiute d avoir bien calculé ses dépenses,
il se trouvait à Strattord la bourse absolument vide. Ses
bottes le gênaient ; il essaya de les échanger contre une
paire de souliei'S ou de pantoufles. Ce qui létonna beau-
coup ce fut que ses bottes, toutes neuves, ne trouvè-
rent pas un acquéreur. Ce fait resta gravé dans sa mémoire
et lui servit de texte pour déclamer contre l'illibéralité
anglaise. « Quelque chose qu'ils fassent, et même dans
leurs bonnes actions, disait il, vous trouvez toujours chez
ces Anglais le désir secret de ne faire plaisir à personne.
— Peut-être, lui fit-on observer, les gens auxquels vou>
vous adressâtes craignirent-ils que les boites ne fussent
volées. »
Cette remarque le fit beaucoup réfléchir, et, avec sa
candeur ordinaire , il s'écria :
« Mon svstème est ébranlé. »
La poésie de Thomas Moore, disait-il, a toute l'élé-
gance de la vulgarité et tout l'éclat dont on peut se parer
dans un mauvais lieu. C'est une Muse factice couverte de
bracelets de chrysocale et de pierres fausses -, comme elle
sent sa propre faiblesse , elle se fait brillante ne pouvant
se faire belle : vous diriez un de ces messieurs qui ven-
aient des chahies de sûreté , et qui , pour ressembler à des
hommes comme il faut, suspendent à leur gousset une
demi-douzaine de cachets , et ensevelissent leurs doigts
sous les bagues et les pierreries. »
Je causais un jour avec lui de Michel-Ange et de Raphaël.
u Les placer sur le même rang, c'est pure suj)erstilion, me
dit il -, il est impossible de les comparer. Avec de la perse-
WILLIAM HAZLIÏT. 261
véraiicc vl de longues éludes, ne désespérez pas de réussir
dans le genre de Michel-Ange : sa grandeur apparente
vous étonne ; mais il est loin de pouvoir supporter un exa-
men scrupuleux. Il excelle dans une partie de fart, et
ce n'est pas la meilleure. Raphaël excelle dans plusieurs
parties très-difficiles et très-délicates. L'un s'élève comme
une trombe marine, phénomène monstrueux qui obscur-
cit tout devant lui. L'autre ressemble à un lac aux ondes
pures , dont le vaste et calme miroir reflète le monde en-
tier et l'embellit.
(JVew Monlhly Magazine.)
L'IRLANDE AVANT L'EMANCIPATION (i).
La vallée des Échos , petit canton d'un des comtés les
plus reculés de l'Irlande , doit son nom au voisinage de la
mer, dont les vagues tumultueuses ont, par un travail
sans relâche , creusé toute la côte en une profonde haie
qui résonne nuit et jour, et dans toutes les saisons , du
bruit des flots agités par les vents. Celle vallée semble
n avoir d'autre destination que de répéter le bruit de la
guerre que se livrent les élémens j c'est une portion de terre
assez étendue , renfermée entre des montagnes et des ro-
chers escarpés , où se succèdent allernalivement des ma-
rais fort dangereux et des champs mal cultivés. Un pro-
(i) Note de l'Éd. Ou pourrait résumer eu quelques lignes les priu-
cipales causes qui ont entraîné l'Irlande dans l'état de misère où elle
se trouve plongée. Les mesures impolitiques du gouvernement an-
glais, les tracasseries odieuses de quelques officiers de la couronne,
l'âpreté du fisc et des collecteurs des dîmes ecclésiastiques , la haine
implacable des protestans contre les catholiques , l'absence de pro-
priétaires , la i-apacité de leurs agens , ont fait des paysans irlandais
de véritables ilotes. De laborieux et honnêtes, ils sont devenu? fai-
néans et voleurs . toujours prêts à s'insurger contre les propriétaires
et les agens de l'adminislralioa, qu'ils regardent, non sans quelque
raison , comme les auteurs de leurs souffrances. Dans le récit qu'on
va lire, Miss Martineau s'est appliquée à développer avec beaucoup
d'art ces différentes causes , et à indiquer par quelle gradation le pay-
san irlandais devenait un instrument de désordre et le fléau de son
pays. Nous pensons que , dans ce moment , où les dissentions qui
existent entre l'Angleterre et l'Irlande prennent chaque jour plus
de gravité , ce tableau rapide et plein d'intérêt attirera vivement l'at-
tention de nos lecteurs.
LIULANDE AVAKX L ÉAIAKCIPAÏION. 26i.i
priclaire résidant , M. Rosso , a seul entouré sa maison
de jeunes plantations^ mais, placées sur le penchant ex-
térieur de la montagne, elles ne changent rien à l'aspect de
la vallée. Cependant les parties de chasse , de pèche et
de promenade des jeunes Rosso et de leurs amis, don-
nent aux environs de leur habitation un air de gaité et de
mouvement. La belle venue des plantations , le bon étal
des murs de clôture , l'abondance des récoltes , annoncent
en outre que le propriétaire est un homme actif et éclairé.
La chapelle catholique, 1 école fondée par M. Rosso et
la maison de son fermier, s'élèvent seules dans l'intérieur
de la vallée, et le vovageur qui y passe par hasard se
demande avec inquiétude où peuvent habiter les travail-
leurs qu'il voit répandus dans les champs ou dans les
tourbières ^ mais pour des yeux plus habitués au pays ,
un certain nombre de petites huttes se font apercevoir au
pied de la montagne. On les prendrait facilement pour des
tas de tourbe, si une fumée fugitive , le voisinage d'une
chèvre, d'un porc et quelquefois d'une vache efflanquée ,
n'indiquaient que ce sont là les demeures des tenanciers
de la vallée, dont la condition n'est au reste ni meilleure
ni pire que celle de la plupart des pavsans de l'Ile.
La maison d'école avait été , comme je l'ai dit , élevée
par les soins de M. Rosso , qui , quoique protestant , dé-
sirait que ses pauvres voisins reçussent finstruction reli-
gieuse de leur communion , bien qu'elle lui parût mêlée
de fâcheuses superstitions. Aussi, au grand étonnement
des objets de sa charité, et au grand scandale de ses amis
proteslans , il plaça un prêtre catholique à la tète de cette
école , et n'intervint dans son administration que pour
s'assurer de la vigilance du maître et de la liberté qu'a-
vaient tous les eni'ans du voisinage de profiler de ses in-
tlructions. M. Rosso répondit aux reproches qui lui furent
264 LIRLANDE AVAINT l'ÉMANCIPATIO^.
adressés à cette occasion , que , puisqu'à cinq milles à la
ronde , il n'y avait d'autres protestans que lui et sa famille,
il ne voyait nul inconvénient à ce que des gens qui , à tout
événement, seraient catholiques, reçussent, en même tems
que les instructions religieuses du zélé père Glenny, les
principes élémentaires de l'écriture , de la lecture et de
l'arithmétique. Ces raisons ne purent convaincre les con-
tradicteurs , qui auraient pardonné à M. Rosso ce qu'ils
appelaient sa folie , s'il ne se fût agi que de lavantage de
ses fermiers, et par conséquent du sien propre. Mais ils
commencèrent à douter de la honte de ses sentimens reli-
gieux et politiques, quand ils le virent travailler à l'in-
struction et au hien-étre « de misérables indignes de toute
» compassion par l'absurdité de leur croyance et le dan-
» ger de leurs opinions. »
M. Rosso poursuivait tranquillement son œuvre de cha-
rité , et les pauvres habitans de la vallée se montraient d'au-
tant plus empressés de profiter des bontés de M. Rosso, que
la présence des enfans est chose absolument inutile dans
une cabane irlandaise. Un laboureur anglais emploie ses
garçons et ses filles aussitôt qu ils sont assez forts pour
travailler; le paysan irlandais, au contraire, qui a fini tout
son ouvrage lorsqu'il a planté ses pommes-de-terre, et qui,
jusqu'à la récolte, ne cherche qu'à gagner quelques journées
chez les métayers du voisinage , n'a besoin de ses enfans
que pour renouveler sa provision de tourbe , que fournis-
sent abondamment toutes les parties marécageuses de l'île.
Grâce à ce loisir , l'école de M. Rosso , toujours remplie ,
aurait dû produire une amélioration notable dans l'esprit
de la génération présente. Mais malheureusement, il en
était des élèves du père Glenny comme de presque tous
les écoliers irlandais, qui lisent toujours et u'appreniieiU
jamais rien. Ils dévorent les vieilles légendes au lieu dé-
1. IRLANDE AVANT L ÉMANCIPATION. sCiS
tudier, et invoquent le suint sang d\4hel , plutôt que de
faire usajje des moyens qu'ils ont reçus du ciel pour
améliorer leur misérable condition.
Dora Sullivan élail une des élèves les plus savantes de
Técole ; aussi , le maître louait-il la sagesse de ses parens et
sa propre docilité en la vovant suivre exactement toutes les
leçons , quoiqu'elle eût seize ans accomplis. Il y avait bien
quelque raison secrèle à cette complaisance du vieux Sulli-
van ; cest que Dan jNIahony, son voisin . était depuis lon^;-
tems amoureux de Dora, et qu elle-même aurait très-volon-
tiers consenti à l épouser de suite , si son père n'avait point
exigé , avant de conclure celle union , que Dan possédât
au moins un toit pour y recevoir sa femme le jour de son
mariage. Les parens des deux jeunes gens, d'accord sur ce
point, avaient engagé Dan à s'éloigner pendant quelque
tems pour gagner la somme nécessaire à l'accomplisse-
ment de ses désirs. Il y consentit, mais à la condition ex-
presse que les deux pères s engageraient par serment à ne
point se quereller pendant son absence : promesse qu ils
déclarèrent bientôt avoir donnée trop légèrement, et qu'il
feur eût été impossible détenir, s ils n'avaient eu l'occasion
de décharger leur mauvaise humeur sur leur commun as-
socié, Tim Blayney, qui s'était enfui avant l'époque de
l'échéance de la rente qu ils devaient solidairement pour
la location de leur petite ferme.
Ces associations de bail sont d un usage presque général
en Irlande; il y a même des terrains qui se divisent entre
quinze ou seize paysans. Chacun d'eux cultive à peine un
acre de terre , et tous répondent du paiement total de la
rente. Sullivan était donc comparativement heureux , puis-
qu'il ne pouvait être exposé à payer plus de trois fois la somme
pour laquelle il s'était personnellement engagé. Quant au
régisseur dont il dépendait, il v avait en vérité peu de
a6G L IRLANDE AVANT l' ÉMANCIPATION.
choix à faire entre eux : tous se disaient obligés de payer le
principal agent ou le propriétaire *, tous étaient trop occupés
pour écouter la moindre excuse, trop pressés pour retarder
une saisie , et trop habitués à voir des malheureux pour
faire attention à un appel à leur justice ou à leur pitié. Mais
tous n'étaient pas également pressans à l'époque des paie-
mens, et consultaient leurs moyens personnels et la sol-
vabilité de leurs débiteurs , qu'ils laissaient volontiers s'ar-
riérer jusqu'au moment opportun , pour s emparer de
leur avoir , lorsqu il ne leur restait plus aucun moyen
d'acquitter les intérêts accumulés.
Un beau jour d'automne, que Dora revenait toute
joyeuse de l'école, elle aperçut le cheval du régisseur, atta-
ché près de la cabane de son père. M. Teale , apparem-
ment dans un de ses jours de bonne humeur , dit à Sullivan
en la voyant approcher : « Voici votre jolie Dora , la perle
du canton.
— Laissons sa beauté , dit le père ravi -, elle est bonne ,
voilà l'essentiel , et de plus , savante ^ aussi , vous allez voir
comme elle écrira et signera la note que vous me deman-
dez. Venez , mon enfant, prenez la plume , et montrez-
nous quelle bonne écolière le père Glenny a en vous. »
Dora , qui était très-réfléchie pour son âge , et dont les
mouvemens répondaient à la gravité de son esprit , se
prépara tranquillement à obéir aux ordres de son père.
Elle se fit une table de l'escabeau de sa mère, prit le papier
et la plume que M. Teale lui présentait , et attendit qu'on
lui dictât ce qu'elle devait écrire.
« Vous n'avez qu'à signer, ma jolie fille, lui dit le ré-
gisseur : <c Dora Sullivan , pour John Sullivan ; » voilà
tout.
— x\ttendez , attendez , s'écria le père : vous avez assez
long-tems écrit des promesses pour moi . jM. Teale: à pré-
l'iïILANDF. avant L'ÉMAISr.rPAïION. 26^
sent que j'ai une savante chez moi, je ne veux plus être
pris pour dupe en signant ce que je ne connais pas; ainsi,
dictez, et Dora écrira, si je le trouve bon.
— Bah î bah ! Sullivan ; de qui et de quoi vous méfiez-
vous aujourd'hui? Miss Dora sera plus polie, j'en suis
sûr. »
La politesse de Dora ne l'engagea cependant pas à faire
autre chose que ce que son père désirait. Elle écrivit sous
la dictée de Teale , et , avant de signer , elle demanda à son
père s'il avait bien compris qu'il s'engageait à payer tout
ce qui était dû maintenant par lui ou par ses associés , aus-
sitôt après la récolte, sous peine de saisie.
« Que veux-tu, mon enfant, je ne puis faire autrement ;
Blayney est parti : que le diable ait son ame ! IMabony me
laisse toute la charge , et tu ne veux pas sans doute que je
me querelle avec lui. Il faut donc signer ce billet , ou voir
emmener nos pauvres bêtes , et tu ne le voudrais pas , non
plus , ma petite Dora ?
— Signez donc, mon bijou , dit le régisseur impatient ;
vous voyez que je suis fort pressé. »
Dora balançait sa plume -, elle eût désiré que Dan fût sur
les lieux pour remplir l'engagement de son père. Sullivan ,
de son côté , la pressait de terminer -, elle voulut cependant
lire encore une fois le billet ; puis , comme il n'était plus
possible de reculer , elle signa en soupirant , et soupira
encore en entendant son père plaisanter, après le départ de
M. Teale , sur la facilité de renvoyer un homme avec un
morceau dç papier au lieu d'argent.
« Allons , enfant , dit la mère , soyez gaie , et laissez vos
soupirs à la porte. Si j'avais commencé à soupirer d'aussi
bonne heure que vous , il ne resterait plus de souflQe dans
mon pauvre vieux corps. Demain ou le jour suivant suf-
2:68 T.'lRl.ANDE AVANT l'ÉM ANCIPATIOiV.
fira au cha(];rin ; aujonnrhui soyez joyeuse, et allez nous
cliercher du lait. »
Dora sourit doucement, et se rendit à la laiterie, en même
tems que son père sortait pour chercher de la tourlie dans
le marais. Sullivan ne s'arrêta pas long-tems à regarder sou
champ et ceux de ses associés; car c'était une triste vue. Il
eût été difficile de dire lequel des trois était en plus mau-
vais état , et cependant , en d'autres mains , tous eussent
pu être très-fertiles. Le voisinage de la côte fournissait
ahondamment de la chaux , qui aurait été un très-hon en-
grais ; et des saignées faites à propos dans les parties basses,
les auraient rendues propres à devenir d'excellentes prairies
artificielles. Mais hien loin de suivre cette sage méthode ,
les trois associés avaient choisi, dès leur début, chacun
un genre de culture dont ils ne s'étaient plus départis.
Mahony sema de l'orge, qui, passable la première an-
née, devint bientôt, par le défaut de culture, à peine
convenable à la nourriture des porcs. Blayney cultiva dr
l'avoine sans plus de succès, et Sullivan planta des pom-
mes-de-terre , qui rapportèrent beaucoup pendant deux ou
trois ans ; mais lorsque la terre fut épuisée , elles fourni-
rent tout juste à la consommation de la famille. Ce n'était
donc pas sur le produit de sa récolte qu'il pouvait compter
pour s'acquitter envers M. Teale ; et en signant tous les ans
un nouveau billet, il ne cherchait qu'à reculer le moment
prévu et inévitable de la saisie de ses vaches et de ses porcs.
Sans doute si M. Tracey , l'un des plus riches pro-
priétaires de la Vallée des Échos , et maître de la ferme
de Sullivan , eût résidé dans ses terres , il aurait fait dis-
paraître la plus grande partie des difficultés sous lesquelles
gémissaient Sullivan et la plupart des habilans de la vallée ;
car il eût sans doute donné à ses fermiers d'utiles con-
I-'iULAISDE WAJXT L ÉMANCIPATION. ?,6l^
seils, ot naurail jamais pensé à leur demander douze livres
par acre d une semblable terre; tandis que le principal
agent, qui ne payait qu une très- faible renie au proprié-
taire , en exigeait une beaucoup plus forte de Teale , qui
à son tour, pressurait autant qu'il le pouvait Sullivan et
ses co-associés ; de sorte que celte misérable petite ferme
devait nourrir trois fermiers et payer trois maîtres.
Dan jMabony étant éloigné du pays, les parens de Dora
consentirent à ce qu'elle quillàl l'école^ aussitôt sa ren-
trée, elle employa la plus grande partie des journées à
filer avec une activité qui excita celle de sa mère. Ce tra-
vail les mit en état d'ajouter , à la fin de Tannée , une
somme assez considérable au peu de scliellings que Sul-
livan avait amassés. La saison suivante fut favorable aux
pommes-de-terre , et l on put en vendre pour commencer
a éteindre les arrérages ; aussi la gentille Dora souriait-elle
maintenant, au lieu de soupirer, quand son père lui de-
mandait quel bien avaient jamais produit ses graves re-
gards et ses gros soupirs. La vente d'un seul porc suffit
pour acquitter les dépenses les plus urgentes, et le cœur
de Dora bondit de joie quand elle apprit que Dan avait
envoyé au vieux jMabony de quoi payer sa part du fer-
mage. La pauvre enfant ignorait, car son père avait tou-
jours oublié de l en instruire , que la dîme n'était point
payée depuis deux ans , et que le collecteur avait consenti
à attendre, en recevant un billet du montant de la somme
augmentée d'énormes intérêts.
La première fois (juelle alla trouver le père Glenny,
ce fut d un pied léger et le cœur joyeux qu'elle retourna
vers la cabane. Le bon père l'avait facilement absoute de
s'être méfiée de la bonté du ciel et de la fidélité de Dan ;
aussi , pour repousser une nouvelle tentation , l'engagea-
u. 18
2^0 l'irlande avant l'émakcipation.
l-il à répéter souvent les paroles du serment qu'il lui avait
fait , et à se rappeler toutes les circonstances qui l'avaient
accompagné. Docile aux bons avis de son confesseur,
Dora se retraçait , chemin faisant , les moindres particu-
larités de leur vœu mutuel de fidélité -, elle arrêtait com-
plaisamment ses regards sur le point de la roule où elle
avait quitté le jeune Mahony pour la dernière fois , sur
la grosse pierre où ils s'étaient agenouillés pour échanger
leurs crucifix. Mais tandis qu'absorbée par ses tendres
souvenirs, elle se livrait sans réserve aux douces émotions
qu'ils lui procuraient , des hommes passèrent près d'elle
entraînant deux vaches qui paraissaient suivre avec peine
le chemin où on les conduisait. La gaîté de Dora disparut
à ce spectacle, car en voyant plusieurs hommes occupés à
mener deux vaches, elle était bien sûre que ces pauvres
bêtes avaient été saisies sur quelques tenanciers de la val-
lée , et une secrète inquiétude semblait l'avertir que ce
pourrait bien être celles de son père.
En arrivant près de la cabane , la jeune fille ne vit
point les vaches , mais elles pouvaient être derrière l'ha-
bitation ; d'ailleurs son père paraissait content , mais elle
ne concevait pas ce qu'il faisait, en jetant des pierres aux
porcs pour les chasser vers le marais. A peine eut-elle mis
le pied sur le seuil de la porte, tout ce mystère lui fut
expliqué : sa mère brisait les seaux à lait et les jetait au
feu , en disant qu'elle ne voulait rien avoir sous les yeux
qui pût lui rappeler la perte qu'elle venait d'éprouver , et
qui la poussât à maudire les misérables qui lui avaient
volé ses vaches.
«( Ne pouvons-nous donc plus espérer de les ravoir?
s'écria Dora,
— Dieu nous sauve, enfant ; quand avez-vous entendu
l'iklande avant l'émancipation. 27 I
dire que Tagent ait rendu une chose qu'il avait saisie ?
— IMais mon père n'a-t-il donc pas payé M. Teale , il y
a peu de jours ?
— Oui assurément ; mais comme M. Teale est en relard
avec le principal agent, celui-ci, au lieu de saisir la voi-
ture, les chevaux , tout le luxe de la maison de son débi-
teur, saisit sur les pauvres gens qui, comme nous, ont
déjà payé leur rente. »
Mais les malheurs de la famille Sullivan ne devaient pas
s'arrêter à celte première saisie. Le lendemain , dès la
pointe du jour , les pommes-de-terre prêtes à être récol-
tées furent arrachées et chargées sur des charriots-, les
volailles et les porcs disparurent en même tems ; et bientôt
au vacarme qui avait troublé la matinée , aux malédic-
tions énergiques de Sullivan , aux clameurs de sa femme ,
aux grognemens des porcs , aux cris des poules effrayées ,
succéda un silence seulement interrompu par la roue du
tour de Dora. Sullivan était étendu par-terre contre la porte
delacabane, et regardait d'un air égaré son champ dévasté,
son étable vide, lorsque sa femme, s'élançant du coin où
elle était assise, le poussa violemment en criant : « Levez-
vous, levez-vous, créature! n êles-vous point honteux
d'être ainsi à rien faire après avoir vu emmener nos bêtes
et tout ce que nous possédions ?
— Tenez-vous tranquille , femme , ou il vous en arri-
vera mal , répondit Sullivan ; je suis à la place qui me con-
vient , seulement la vue n'est pas aussi agréable qu'à l'or-
dinaire.
— Raison de plus pour que vous en sortiez, et que vous
vous occupiez à cacher le peu qui nous reste, si vous vou-
lez le sauver des mains du collecteur. Levez-vous, cria-t-
elle ensuite en se tournant vers la pauvre Dora , qui cher-
^na l'ip.i.ande avant l'éatancipatton.
chait à deviner quel nouveau malheur les menaçait encore ;
levez-vous , et à Touvrage ! »
Le père et la fille allèrent chercher , dans le marais, une
cachette où placer le peu de meubles qui leur restait ^ puis
ils se mirent à dépouiller la cabane avec autant d'ardeur
que s'il s'était agi d'aller s'établir dans une meilleure habi-
tation. Tandis qu'ils étaient chargés d'un cotïVe qui con-
tenait leur linge et leurs vèlemens , la mère fit entendre
un signal convenu pour les avertir que Tennemi appro-
chait ; ils enfouirent aussitôt le meuble, et Sullivan , cou-
pant une poignée de joncs, alla au devant des arrivans avec
un air gai et tranquille.
« Dieu vous bénisse , monsieur Shehan , dit-il , vous
venez à propos pour me voir essayer une nouvelle manière
de couvrir ma cabane \ Dora , mon bijou , donnez-moi les
joncs que vous tenez et allez en couper de plus forls un
peu plus loin.
— Un de mes hommes ira avec elle, interrompit le col-
lecteur j car il y a quelquefois parmi les joncs des choses
qui remplissent mieux une maison qu'elles ne la cou-
vrent. »
Dora se dirigea vers un endroit opposé à la cachette ; mais
au heu de la suivre les asssistans du collecteur entrèrent
dans la cabane, u Vous craignez donc bien le mauvais
tems, Sullivan , dit le chef des recors-, puisque vous pensez
à réparer votre cabane quand il n'y reste rien à abriter. »
Les bonnes raisons que Sullivan allégua pouren agir ainsi,
ne firent pas grande impression sur l'esprit du collecteur,
qui fit fouiller les joncs , et emporta tous les effets qui y
étaient cachés , sans faire attention au désespoir de la mal-
heureuse famille. Il s'applaudissait seulement d'avoir été
averti assez tôt de la première saisie pour s'emparer de
i. lULAINDE AVA>T L ÉMAINCIPATIOK . '.i^J
ce qui rtîjtail. jSprùs celle échauirouréo , Sullivan reprit
sa place à la porte de la cabane , déclarant qu il ne pou-
vait plus rien faire pour lui ni pour les siens. Sa femme
alla chez les voisins pour essayer d en tirer quelques se-
cours , et Dora s'agenouilla en pleurant dans le coin le
plus obscur de la chaumière dévastée.
Après quelques heures du plus morne silence, le
père se leva en criant à quelqu'un qu'il entendait au
dehors : « Venez-vous aussi me demander quelque chose
pour rentes, dîmes ou le diable sait (juoi ? \ ous pouvez
entrer; mais, grâce au collecteur, vous ne trouverez plus
que moi à emmener en prison, et avant de me forcer à
marcher , vous saurez ce que pèse mon bras. »
Dora, croyant que son père apercevait encore quelque
créancier, courait pour s'interposer entre eux, quand, à
la faible lueur du crépuscule , elle reconnut Dan Mahony
qui s'approchait à grands pas. Elle s'élança dans ses bras
en lui disant : u Dan, étes-vous revenu fidèle? répondez
seulement à cette question, je vous en conjure.
— Fidèle comme le sont les saints dans le ciel , ma
bien-aimée.
— Alors Dieu est miséricordieux de vous envoyer vers
nous dans ce moment , où nous avons tant besoin d'un vé-
ritable ami !
— Etes-vous donc en effet si misérables? s'écria Dan ,
en cherchant en vain dans la cabane un siège pour y dé-
poser Dora sanglolanle et toujours suspendue à son cou. Ils
ont été bien durs envers vousj mais fiez- vous à moi, ame
de ma vie , pour vous remettre tous en bon chemin. )>
Dora exprima par un regard sa confiance en la foi de
son amant, et laissa à son père le soin de lui conter toute
l'histoire de leurs infortunes-, après quoi elle lui demanda
avec le plus grand abandon , ce qu'ils devaient faire main-
2^4 l'iULANDE AVAINT l'ÉMANCEPATION.
lenaut. « Nous marier dès demain matin , répondit Dan
avec chaleur; j'ai deux guinées pour payer les droits, et
puis ensuite nous verrons ce qui arrivera. »
Sullivan émit quelques objections prudentes contre un
parti si précipité ; mais ii les abandonna quand il vit que
sa petite Dora était contre lui. Dan leur apprit qu il y avait
le lendemain une adjudication de terres dans le voisinage ,
et il ajouta que, puisqu'il était sûr maintenant d'avoir Dora
pour sa ménagère , il louerait un acre ou deux , et qu'a-
lors il faudrait bien qu'il réussit dans le monde comme tant
d'autres qui n'avaient pas commencé autrement. La mère,
aussi confiante que sa fille dans le mérite du jeune homme ,
oublia tous ses chagrins , et regretta seulement de ne pou-
voir aller jusqu'à l église pour voir marier sa chère Dora.
Avant de se séparer on fixa l'heure du départ pour le len-
demain \ puis Dan se rendit près de son père pour le pré-
venir de ses intentions et lui demander son consentement.
Dora était loin de penser, deux heures auparavant,
avec quel cœur joyeux elle se coucherait sur le sol de la
cabane dépouillée : être la femme de Dan était tout pour
elle! nulle crainte pour l'avenir, comment ne seraient-
ils pas tous heureux avec l'aide d'un pareil associé ? Le
père Glenny , surpris d'être appelé à célébrer un mariage
de si bonne heure et devant si peu de témoins , s'étant
assuré que les parens des deux parties consentaient à leur
union , les exhorta à mettre toute leur confiance dans le
Seigneur , qui les bénirait s'ils le servaient avec zèle et
exactitude.
La nécessité de se trouver à l'adjudication força Dan à
quitter sa femme aussitôt après la célébration de leur ma-
riage , pour se rendre avec Sullivan au lieu de la vente ,
où ils arrivèrent à peine assez tôt pour prendre connais-
sance des lots. La foule se pressait autour de l'agent pour
l'irlande avant l'émancipation. 2^5
lui exposer les prélenlions diverses que chaeun croyait
avoir pour obtenir la préférence. L'un avait retiré l'héri-
tier (lu propriétaire d'un fossé où il était tonabé dans son
enfance^ l'autre avait eu l'honneur de loger M. Flanagan
lui-même (i) , une nuit qu il avait été surpris par lorage.
Un troisième atTeclait de boiter, en rappelant que son in-
firmité venait de la chute d'un des murs du château , etc.
Flanagan ne répondait à tout cela qu'en donnant l'ordre
de lui laisser le chemin libre, afin qu'il pût procéder à
l'adjudication.
M. Alexandre Rosso et son frère , Henri , attirés par la
joie bruyante de ces bons villageois , s'approchèrent du
lieu de la scène et demeurèrent long-tems spectateurs de
ces comiques débats- « Le premier lot n est-il pas adjugé ?
demanda Alexandre , et n'est-ce pas ce garçon demi-nu et
qui saute de si bon cœur qui l'a obtenu ?
— Oui, reprit Henri, n"a-t-il pas l'air aussi heureux
que si les mines du Pérou venaient de lui être adjugées ?
Flanagan , combien votre premier lot a-t-il produit, je vous
prie?
— Neuf livres par acre , monsieur, et voilà le metteur. »
L'adjudicataire s'avança alors en souriant et se grattant
la tête, sans être affecté de la nudité de ses genoux, qui
perçaient à travers les haillons dont il était couvert. Henri
lui demanda s'il ne croyait point avoir fait une folie en
s'engageant à payer une somme aussi forte ?
« Dieu sauve votre honneur! la mère a été chassée de
sa cabane , il y a quelques jours , et il faut bien que je
trouve le moyen de lui en donner une autre , la pauvre
vieille créature ! »
Pat (c'était le nom de l'adjudicataire) pria ensuite ces
(i) C'était le nom de l'agent.
2^() i^'lKLAIsOE AVAKT l'ÉM AKClPATIOxN.
messieurs d accorder leur liénëdiclion à son enlreprisc.
Alexandre , qui avait long-tems habité Londres , rit beau-
coup en voyant qu'en Irlande la bénédiction vient de la
poche et non des lèvres ; les paroles n y sont en effet re-
{^ardées que comme un accessoire à quelque chose de plus
subslauliel.
Le second lot fut adjugé à Dan , qui attiré par le succès
de Pat , s approcha accompagné de son beau-père.
« Avez-vous aussi une vieille mère à loger? lui dit
Alexandre.
— Une mère et un père , répondit Dan en présentant
Sullivan.
— Et la fille par-dessus le marché, ajouta le père. Dan
a eu la bénédiclion du prêtre au lever du soleil , et je suis
siîr que celle de votre honneur ne lui manquera pas.
— Je ne me serais marié que le soir, à sa place, dit
Henri: la terre d'abord , la fille après; car, dites-moi.
Dan, quauriez-vous t'ait, si vous aviez eu la femme sans
la terre ? » Dan ne prétendait pas deviner ce qu'aurait fait
alors la Providence pour lui et pour Dora , car, selon lui,
le moment présent était le seul dont un homme sage dût
s'occuper. Ce raisonnement obtint une libérale bénédiction
des jeunes gens-, et ils partirent aussitôt, malgré les clameurs
de la foule, qui les priait de s'arrêter jusqu'à ce que le troi-
sième et dernier lot fût adjugé.
La bonté imprévue de Mrs. Rosso fournil à Daji les
movens d'acheter le peu d'oulils nécessaires pour com-
mencer sa culture , ainsi qu'un tour pour sa femme et une
petite provision de chanvre. Quant aux habits, ils étaient
obligés de garder les mêmes nuit et jour, car ils navaicjit
ni le moyen d'en changer ni un lit qui pût rendre leur
usage inutile. JNlais ils pouvaient à peine se troubler l'es-
prit d'une semblable bagatelle, au milieu des grandes al-
L inl-ANDE AVA^T L ÉMAKCIPATIOK. '2']']
Tains qui les occupaient; ils avaient repris un nouveau
courage, et donnaient ample carrière à cet esprit d'entre-
prise si commun en Irlande. Sullivan travaillait avec ar-
ileur sous la direction de son gendre , et avant la fin de
Tannée, ils purent ajouter une vache à leur établissement.
Quand la morte saison arriva , Dan proposa à son beau-
père d'agrandir la cabane, en ajoutant une chambre der-
rière celle qui existait. Celui-ci consentit à se mettre à l'ou-
vrage , quoiqu'en gémissant des hautes prétentions de son
gendre, qui fit le nouvel appartement une fois plus étendu
que Tancien , et pratiqua dans le mur une ouverture pour
servir de fenêtre.
Un an s'était écoulé , et Dan , qui avait Tespoir d'être
bientôt père, était allé acquitter la rente qu'ils avaient
été assez heureux pour amasser , lorsque le père Glenny
s'arrêta à la cabane dans une de ses visites de cha-
rité. Les femmes s empressèrent de le recevoir, et le
prièrent d'attendre leurs maris qui allaient bientôt ren-
trer. Le prêtre, plus sérieux qu à l'ordinaire, les assura
cju'il n'était point pressé , leur fit compliment de Tamélio-
ration de leur demeure, et les questionna sur leur position
actuelle. Il écouta avec plaisir les joyeux récits de Dora,
puis il lui demanda si Dan avait eu soin de faire régula-
riser son bail ?
« Je crois pouvoir vous dire , mon père , qu il est à pré-
sent dans la poche de mon mari, répondit Dora 5 car Dan
est allé chez le régisseur pour terminer cette affaire. »
Pendant qu'elle parlait ainsi, Sullivan se précipita dans
la chaumière en s'écriant : a Dieu ait pitié de nous ! Quel
nouveau malheur peut donc nous menacer? Voici Dan
qui descend la montagne en se démenant comme un in-
sensé ; je Tai vu moiitrer le poing à l'agent , eux qui ont
toujours été si i)ieu ensemble I »
2^8 l'irlande avant l'émancipation.
La jeune femme demanda en tremblant au père Gknny
de lui faire connaître tout ce qu elle avait à craindre. Le
prêtre lui apprit alors que M. Tracey avait écrit à son
agent pour lui donner l'ordre de ne louer aucune petite
portion de terrain , car son intention était de réunir toutes
les fermes en une seule , bien convaincu que la subdivision
infinie des terres nuisait à ses intérêts , et produisait en
même tems une grande misère dans le pays. Qu'en consé-
quence le zélé Flanagan avait examiné quels étaient les
tenanciers qu'il pouvait évincer de leurs baux , et que
malheureusement la négligence de Dan à faire régulariser
son titre le mettait au nombre des fermiers évincés.
Sullivan , qui était resté sur la porte de la cabane pen-
dant cette explication, y rentra pour annoncer que Dan
approchait. Le prêtre alla au-devant du malheureux jeune
homme, dont le front irrité s'abaissa devant le doux et
sérieux regard du père Glenny. Dora profita de cet instant
de calme pour demander à son mari en quoi leur situation
était plus terrible qu'au moment de leur mariage, et pour-
quoi il ne pourrait point, comme Tan dernier, se pro-
curer une nouvelle demeure? Dan lui répondit avec ira-
patience, qu'il n'y avait plus de demeure pour eux dans
la vallée ; et oubliant la présence du prêtre , il appela la.
malédiction du ciel sur Tracey et sur toute sa famille jus-
qu'à la dernière génération.
« Paix, mon fils, dit le père Glenny, c'est blasphémer
que de maudire des créatures , instrumcus de la volonté
de Dieu ; d'autant plus que M. Tracey n'est ni prolestant
ni étranger . mais membre de la véritable église et descen-
dant des chefs du pays, dont il n'a été chassé lui-même
que par les persécutions contre les catholiques. »
Le prêtre demanda ensuite ï'ils n'avaient point quelques
économies pour passer les premiers momens. Dora s em-
l'iRLAKDE AVANT l'èm ANCirATION. 279
pressa de parler de la renie, qu'elle supposait que Dan
M avail point payée ; mais la fermeté qu'elle avait montrée
jusque-là l'abandonna, quand elle apprit de son mari que
ce n'était qu après avoir reçu l'argent que Flanagan avail
déchiré le bail au lieu de le signer, comme il avait eu l'air
de s'y disposer.
« Alors il ne nous reste rien! dit -elle en fondant en
larmes.
— Rien, répondit Dan d'un air farouche, et nous som-
mes désormais des mendians! »
Le père Glenny leur adressa à tous des paroles de con-
solation , donna quelques pièces de monnaie à Dora , et se
relira en les engageant à aller tous le lendemain à la messe,
après laquelle il s'entretiendrait avec eux sur ce qu'ils
avaient à faire. Dan resta sur le seuil de la porte jusqu'à ce
quil l'eût perdu de vue, tandis que Dora pleurait eu ca-
chant sa tète sur les genoux de sa mère ; mais elle tressail-
lit bientôt en entendant son mari s écrier : « Levez-vous,
femme, et soyez prèle à partir à la fin du jour! »
A la question qu'ils lui adressèrent tous à-la-fois sur ce
qu'il comptait faire , Dan ne répondit qu'en donnant des
ordres d'un ton si impératif que personne n'osa désobéir. Il
fit prendre une pioche à Sullivan, et se mit avec lui à ravager
le champ de pommes-de-terre. Il ordonna à Dora de remplir
les sacs et les paniers à tourbe de tout ce qu'ils possédaient 5
puis, aussitôt que l'obscurité s'épaissit, il s'empara d'un
cheval qui paissait dans le voisinage, le chargea des paniers,
et dit à la tremblante Dora d'y monter. La pauvre femme
joignait les mains en s'écriant : u Dan ! où voulez-vous
nous conduire au milieu de la nuit? » Mais pour toute
réponse, son mari la plaça sur le cheval.
« Ma mère ! ma mère ! vous ne la laisserez pas seule ici ? »
Ces cris changèrent les résolutions de Dan ; et après quelques
aRo l'iulakde avajnt l'émakcipation.
inslans Je réflexion , il fit descendre sa femme de cheval , et
après lui avoir donné Tordre d'attendre son retour , il plaça
sa vieille mère entre les paniers-, mais Dora était trop
inquiète pour attendre. Elle les suivit à quelques pas de
distance pour savoir où on conduirait sa mère. C'était une
entreprise presque impraticable : faire à pied quatre à
cinq milles à travers un terrain marécageux , et par le tems
qu'il faisait'.^.. Des bouffées de vent humide glaçaient
ses membres à travers ses minces vêtemens •, des torrens
de pluie la frappaient au visage , et l aveuglaient , et des
fondrières l'arrêtaient à chaque pas. Elle eût infaillible-
ment perdu la trace de ceux qu'elle suivait, si eux-mêmes
n'avaient été obligés de s'arrêter plusieurs fois pour ré-
sister aux efforts de l'orage. Heureusement pour elle , un
éclair vint trahir sa présence. « Comment ! vous ici ,
Dora? » lui dit son mari irrité. Mais elle ne répondit rien
de peur d'augmenter sa colère, et prit timidement son
bras qu'elle ne quitta plus jusqu à ce qu'ils fussent arrivés
sur le haut de la montagne. Ainsi s'accomplit celte pénible
émigration , qui devait avoir de si déplorables résultats.
Dan conduisit sa famille harassée dans une cabane dont
le toit était à moitié enlevé -, misérable hutte , placée sur
le revers de la montagne du côté de l'Océan , et qui était
invisible pour ceux qui venaient de la vallée. Il monta en-
suite achevai en di^ant aux deux femmes qu'il reviendrait
bientôt avec Sullivan. En effet ils arrivèrent tous deux au
bout de trois heures , avec un second cheval chargé de
tout ce (ju'ils avaient pu arracher à la cabane de la vallée,
pour retidre leur nouvelle habitation plus supportable-,
mais , au grand chagrin de Dora , son mari repartit encore
sans indiquer l'heure de son retour. Aussi, vous l'eussiez
vue tantôt gravir la crête des rochers pour épier le re-
tour de son mari, tantôt courir vers la hutte à pas pré-
LIRLAISUE AVANT L ÉMANCIPATION. 28 I
cipilés pour consoler sa pauvre mère, qui se plaignait
d'une manière déchirante. Tant d'amour, tant de dévoû-
ment étaient Lien dignes d'un meilleur sort!... Enfin, vers
le matin elle aperçut un grand feu dans la direction de
leur ancienne demeure ^ elle appela son père, qui jeta son
chapeau en l'air en criant : « Bravo ! bravo ! Dan est vrai-
ment le garçon qu'il faut pour Flanagan. La cabane brûle ,
mon bijou , et la provision de tourbe aussi-, cette vue ré-
chauffe mon cœur, malgré la distance.
— Mais Dan , où est Dan , mon père? demandait Dora.
— Il est , je gage , auprès du fossé, mon enfant , où il
coupe la gorge au porc et le jette dans le marais , ainsi que
la vache que nous avons tuée hier soir; puis , quand tout
sera fini, il viendra nous joindre par quelque chemin dé-
robé. »
Tout cela arriva exactement comme Sullivan l'avait dit,
et ce procédé trouva tant d admirateurs , que , pendant les
trois nuits suivantes , des feux étinctlèrent çà-et-là dans
toute l'étendue de la vallée. Lorsque le jour paraissait
on découvrait étendus dans les champs et sur les che-
mins , des porcs tués et traînés dans la boue par lam-
beaux , des chevaux ayant les jarrets coupés , des vaches
à moitié brûlées
Flanagan était au désespoir : il envoyait de toutes parts
des exprès pour obtenir des troupes , il convoquait les te-
nanciers fidèles , et il eût voulu que toute la contrée prit
les armes contre les insurgés. Mais, vains efforts, inu-
tiles démarches ; l'autorité n'envoya que tardivement des
troupes, et l'égoisme des voisins resta sourd à ses plaintes.
L'incendie était allumé, il ne devait s'éteindre que lors-
que tous les matériaux capables de l'entretenir auraient
ét('' consumés. Pendant quinze jours , les propriétés de
M. Tracey devinix^it le théâtre de scènes épouvantables :
282 l'iri.akde avakt l'émakcipation.
toutes les récoltes sur pied furent arrachées , les digues |
renversées , et les bâtimens incendiés. La lamille Rosso ,
malgré son influence, ses bons procédés, ne put calmer
Texaspération des paysans, aveuglés par leur désespoir;
ils ne cédèrent à aucune instance , et cependant , même
au milieu de leur égarement , elle leur tendait une main
charitable. Reposons-nous un instant au milieu de cette
excellente famille.
« Votre intention , mon père , est-elle de défendre à
nos fermiers de recevoir les malheureux sans asile , de-
manda le plus jeune des fils de M. Rosso , au retour d'une
de ses excursions dans la vallée.
— Certainement non , répondit M. Rosso.
— Je le pensais bien ainsi , mon père ; mais Flanagan
a chassé devant moi quelques-uns de ces malheureux d'une
grange appartenant à M. Tracey , et il leur a déclaré qu'ils
ne seraient reçus ni par vous , ni par vos fermiers.
— Les pauvres en savent plus que lui là-dessus , mon
fils ; ils voient que j'en recueille autant qu'il m'est possible
d'en soulager; et je voudrais pouvoir les loger tous, car
tout ce que j apprends me navre le cœur.
— Que vont donc devenir ceux de ces malheureux qui
ne trouveront pas d'asile?
— Les uns se rendront dans les villes, où la misère et
les maladies les décimeront bientôt ; d'autres parcourront
le pays en mendiant. Les plus courageux , ceux qui ont
l'esprit trop fier pour tendre la main , deviendront -white-
bojs (i) et mourront les armes à la main ou sur le gibet, J
et tout cela par la conduite irréfléchie des propriétaires , ^
qui , après avoir laissé une liberté illimitée à leurs agens
pour sous-louer leurs terres, adoptent tout-à coup un
(i) Blancs garçons. Nom d'une association de bandits irlandais.
l'irlande avant l'émancipation. 283
autre système , sans pourvoir à l'existence de ceux qu'ils
ont attirés dans la contrée.
— Ne pensez-vous pas , mon père , demanda Henri ,
que l'établissement de la taxe des pauvres remédierait à
une partie de ces maux ?
— Non , mon fils -, je suis convaincu que la charité
légale ne servirait qu'à augmenter le mal dont nous gé-
missons. Nous savons tous que le bien-être des classes
inférieures dépend surtout de leurs habitudes et de leur
caractère ; c'est donc à les réformer que nous devons
nous attacher. Il est une éducation qui marche sans cesse
et avance plus vite que celle que l'on reçoit dans les écoles -,
c'est celle des événemens. Je voudrais donc des institutions
qui encourageassent l'industrie au lieu de l'arrêter, et qui
assurassent une récompense au travail , plutôt que d'offrir
un prix à l'imprévoyance et à la paresse.
— La charité légale , dit Alexandre , détruit dans l'es-
prit du pauvre tout principe de vertu domestique. Nos
paysans regardent comme sacrés les devoirs de parenté et
de voisinage 5 donnez-nous la loi des pauvres , et , en Ir-
lande comme en Angleterre , les vieillards seront livrés aux
soins indifférens des étrangers; les enfans seront élevés
loin de leurs parens, et les liens si doux de la famille
seront à jamais rompus.
— Mais, demanda Henri, qu'ont produit ces liens
dont vous parlez, et pourquoi voyons-nous tant de misère ;
jusqu'à présent ils ont cependant subsisté dans toute leur
force ?
— Ils ont été frappés d'impuissance par la force des
mauvaises institutions, mon fils; ils vivent et agissent,
mais ils sont privés de leur récompense par l'injustice des
lois et l'impolitique de noire gouvernement. Les enfans
honorent leurs parens , les pauvres ont compassion de leurs
284 l'iRLAJN'DE AVAKT L ÉilAJNCIPATIOîJ.
semblables 5 mais tant que le travail et Tindustrie soronl
enchaînés par d'iniques reslriclions , les secours qu'ils
peuvent se prêter sont bien insuffisans contre l'indigence
commune.
— Qu'y a-t-il donc à faire, mon père, reprit Henri-,
car vous ne voulez pas , sans doute, que les choses restent
comme elles sont ?
— Sans doute, mon fils , je voudrais que l'on fit beau-
coup , et surtout sans perdre de tems ; car nous répondons
de la vie des malheureux qui nous entourent. Voici quelles
sont mes idées à cet égard. Le peuple irlandais est poussé
naturellement vers les expédilions lointaines , et vous savez
combien d'émigrans déjà ont bravé des dangers et des
fatigues inouies pour s'établir en Amérique , livrés à leurs
propres forces et sans aucun secours. Que les propriétaires
s'entendent, et une partie des difficultés disparaîtra par
la prévoyance et le conseil d hommes éclairés et en état de
diriger une émigration plus compacte , et par-là même
plus avantageuse. Les cultivateurs qui resteront dans le
pays , délivrés des charges que la trop grande concurrence
fait peser sur eux, traitant directement avec les proprié-
taires, arriveront à une aisance impossible aujourd'hui,
et emploieront facilement les travailleurs qui n'auraient
pas par eux-mêmes des terres à cultiver (i). »
Malgré les mesures actives qu'avait prises M. Flanagan
pour la répression des incendiaires , Sullivan et Mahony
ne furent pas immédiatement poursuivis ; ils avaient quitté
la hutte de la montagne le lendemain même du jour où ils
V étaient arrivés : depuis ce tems , deux ou trois visites de
(i) Note DU Tn. Dans le 22" Numéro de la 2' série i]o la lleoiir
Britannique, on trotïvcra un arliclo Irès-rernarquablo sur Ifs niovons
à cniplover pour diminuer la plaie du paupérisme eu Irlande.
L'lRLANnE AVANT L ÉMANCIPATION. ^85
nuit et une rrnlro à Taiihc du jour indiquaicnl assez qu<'
leur rc Iraile n'élail point éloignée. Dans chacune de ces
courses, Sullivan avait apporté du whiskey pour sa femme,
qui déclinait sensiblement ; et ces dons firent croire à Dora
que son père s'était associé à une distillerie clandestine ,
car elle ne put jamais obtenir de lui une réponse positive
sur ses occupations ni sur le lieu qu'il habitait.
Dan était tout aussi mystérieux que son heau-père ; sa
tendresse pour sa femme, qui avait paru renaître dans
toute sa force depuis leur retraite , n'était accompagni'o
d'aucune marque de confiance. Il arrivait et reparlait
sans dire où il avait été, ni combien de tems il serait
absent; mais toutes les fois qu'il. retournait près des exilées
de la chaumière , il leur prouvait , par les objets qu'il leur
apportait , qu'il s'intéressait vivement à leur sort : tantôt
c'était un manteau pour remplacer celui de Dora qui
tombait en lambeaux ; tantôt une provision de thé et de
sucre pour la vieille mère; puis une pièce de toile pour
u^s langes de l enfant qui devait bientôt voir le jour. Dan
attendait de vifs remercîmens pour ce dernier présent, car
il savait que sa femme s affligeait du dénûment où elle se
trouverait pour recevoir son nouveau-né ; mais Dora re-
gardant son mari avec une angoisse inexprimable, lui dit
en fondant en larmes : a Ohl Dan, vous ne voulez point
condamner votre enlant avant sa naissance! Cette toile
n'est point gagnée, elle ne peut vous appartenir, et je
jure (jue mon enfant ne sera pas souillé par un objet dé-
robé. — Ma femme,, lorsqu'il y a un terme à la justice,
il v en a un aussi aux devoirs ; quand il n'est plus permis
de gagner ce dont on a besoin , on est autorisé à le prendre
partout ou on le trouve. Au reste les soldats peuvent venir
quand ils voudront , on est prêt à leur répondre. »
Dan ne put parvenir à faire partager son insouciance à
ir. - 19
286 LIRLAItfDE AVAHT l'ÉMANCIPATIOK.
sa femme •, elle devenait plus pensive à mesure qu'il était
plus indififérent au danger qui le menaçait. Une mélancolie
profonde s'empara d'elle. Tantôt s'asseyant sur une pointe
escarpée du roc, elle passait son tems à écouter le bruit
des vagues ; tantôt s'enfonçant dans une caverne qui s'ou-
vrait au-dessous de sa cabane , elle y restait des journées
entières en attendant le retour de son mari. Ainsi s'écou-
lait l'existence de Dora : consoler sa pauvre mère et pleu-
rer en secret sur ses propres infortunes!...
Au milieu d'une de ces nuits de décembre , dont la pro-
fonde obscurité s'étend comme un noir manteau et enve-
loppe la terre, un navire vint échouer presque au pied
du rocher contre lequel était adossée la cabane de Dora.
Comment cela arriva t-il ? ceux qui étaient à bord l'igno-
raient absolument ^ ils croyaient connaître la côte et les
feux vacillans d'une espèce de phare au sud-ouest, les ras-
suraient en partie -, mais le brouillard était si épais qu'ils au-
raient dû s'étonner de l'apercevoir encore. Le vent pous-
sait le bâtiment à la côte -, et il était trop tard pour changi'r
de direction , quand on reconnut qu'il donnait au milieu
des brisans ; il toucha , et , avec le premier cri poussé par
l'équipage, le phare trompeur s'évanouit (i).
Le premier homme qui atteignit le rivage chercha à
découvrir quelque habitation : une faible lueur qui sor-
tait de la cabane de Dora , l'attira vers ce côté. Bron-
chant, grimpant, tombant et toujours criant, il poursui-
vait son chemin en ligne directe vers la lumière qu'il
craignait à chaque instant de voir disparaître comme le
^fanal, quand tout-à-coup un grand nombre de voix ré-
(i) Note du Tn. On sait que les paysans irlandais emploient fn^-
queniment ce slratagème pour allirer dans des écueils les naTirt-*
battus par l'orage.
LinLANDE AVA^T LÉMASCIPATION. "i^"^
pondireiil à ses cris; des lumières errantes parurent sur
la montagne -, des hommes semblèrent sortir de terre aux
côtés du marin étonné, et lui dirent qu'il prenait une
mauvaise route pour trouver du secours, car il n'y avait
que des femmes sur la montagne. Le naufragé ne leur ré-
pondit qu'en maudissant leur apparition tardive et l'arti-
fice par lequel il soupçonnait avec trop de raison que le
navire avait été attiré sur ce dangereux rivage.
Un aigre sifflet réunit aussitôt toutes les lumières qui
se dirigèrent vers la plage j deux hommes s'emparèrent
du marin, et le firent descendre rapidement la montagne
sans lui permettre de se rapprocher du vaisseau naufragé
comme il l'aurait voulu. On le fit ensuite entrer dans la
caverne située au-dessous de la hutte de Dora , où cinq
de ses compagnons vinrent le joindre, escortés comme lui
par des hommes qui portaient, par-dessus leurs habits,
des espèces de blouses serrées autour des reins par des
cordes de foin qui retenaient en même tems des pistolets
et un poignard (i). Ces malheureux, mouillés jusqu'aux
05, glacés, épuisés de fatigue et accablés d inquiétude,
restèrent dars cet état toute la nuit, sans que ceux qui les
gardaient parussent être touchés de leur situation. Pen-
dant ce teras , l'œuvre de destruction avançait rapidement ;
tout ce que contenait le navire fut emporté, et la coque
fut ensuite submergée.
Tant qu'il ne s'était agi que de dépouiller des rece-
veurs , d effrayer des agens, de battre des collecteurs. Dan
avait rempli sa mission avec joie-, mais il ne pouvait se
résoudre à attirer des étrangers dans un piège pour les
dévaliser. Aussi, demanda-t-il avec instance d'être dis-
pensé de celte expédition, mais il n'était plus libre-, on
(i) Toi est l'uniforme des white-boys.
288 l'iulandr avant l'émancipation.
lui rappela son serinent, et, en signe d'obéissance, on
lui commanda de cacher dans sa cabane un ballot, apparte-
nant aux naufragés. Il obéit avec chaginn , craignant d'a-
border ainsi Dora, après la plus longue absence qu'il eût
encore faite depuis qu'elle élait sur la monlagnr. D'ail-
leurs elle ne l'avait jamais vu dans le costume des white- \
hoys , et jamais il ne lui avait avoué qu'il faisait partie de
cette association redo'^iée.
C'est ainsi que tourmenté par ces pénibles réHexions,Dan
approcha de la cabane. D'abord il déposa son ballot près de
la porte, puis , avant de l'ouvrir, il voulut regardera tra-
vers les interstices des planches , pour savoir ce qui se
passait à l'intérieur. Un spectacle effrayant s'offrit à ses
yeux. Il crut un instant que c'était le résultat d'une hal-
lucination de son cerveau malade -, mais , hélas ! c'était la
vérité tout entière. Dans l'intérieur de la cabane, Dora
était occupée à envelopper le corps de sa mère , étendu
sur le sol de la hutte-, ses mouvemens étaient rapides rt
convulsifs. Agenouillée près du cadavre , elle essayait , en
rapprochant les membres, de les couvrir entièrement d'un
morceau de toile beaucoup trop court pour cet usage. Puis,
selon les mœurs irlandaises, elle fit entendre le cri per-
çant des funérailles , avec une véhémence qui ramena
quelque apparence de vie sur son visage décoloré-, et après
avoir écouté un instant, elle dit avec impatience : « J'ai
poussé le cri de mort : personne ne vient -, le père Glenny
m'a oubliée depuis long-tems ; mon propre père nous a
abandonnés-, et Dan , je ne sais ce qui lui est arrivé, mais
je ne croyais pas qu'il pût m'oublier si long-tcms!...
— Vous oublier! Dora, s'écria Dan en se précipitant
dans ses bras, al-je donc gardé mon serment si long-tems
quand vous éliez dans la cabane de votre père, pour vous
oublier maintenant que vous n'avez plus que moi? »
L'iULANDE AVANT l'ÉMAKCIPATION. 28c)
Et Dora le regardait avec stupeur « Vous avez donc
apporté un linceul? lui dit-elle , après quelques instans
d'un morne silence^ j'en avais bien besoin^ mais où sont
les chandelles ? et je n'ai point de bière pour y déposer le
corps ! . . .
— Dois-je avertir les voisins pour la veillée ? » demanda
Dan , qui pensa que le meilleur moyen de calmer son es-
prit était de Taider à remplir les devoirs funèbres , la pre-
mière de toutes les obligations sociales en Irlande.
Elle fit un signe de consentement, et il retourna au ri-
vage, d'où il rapporta une planche, des chandelles et de
l'eau-de-vie pour ceux qui veilleraient -, il avertit aussi son
capitaine et ses compagnons de la perte qu'il venait de
faire, et leur dit que tout serait prêt pour leur réception
dans la cabane quand ils entendraient le cri funèbre.
A son retour. Dan fut encore plus frappé de la pâleur el
de l'air hagard de sa femme, sans pouvoir s'en rendre
compte. « Emportez le lit, lui dit-elle en montrant le tas de
paille sur lequel sa mère était morte , et mettez-y le feu
pendant que je ferai les autres apprêts. »
Dan souleva un paquet qui était sur la paille , et le laissa
retomber en entendant le faible cri d'un enfant. Tout se
dévoila à l'instant à son esprit. . . Il releva l'enfant et le plaça
sur le sein de Dora sans prononcer une parole. « Oh! mon
fils, dit-elle, je l'ai oublié comme j'ai oublié de prier
pour ma mère 5 j'espère cependant qu il n'a pas eu faim
trop long-tems ^ tenez- le pendant que j'ôterai mon man-
teau , qui me brûle comme s'il était en feu. » Et elle jela
l'enfant avec négligence dans les bras de son époux.
« Ah ! Dora , s'écria-t-il avec l'accent du désespoir , est-
ce ainsi queje devais recevoir de vous notre premier né ? »
Elle le regarda d'un air égaré, puis elle mit le feu à la
paille et poussa le cri d'appel avec une force indicible.
290 L'iaLANDE AVAINT LÉMÂNCIPATIOS.
Les white-hojs arrivèrent aussitôt , et la singularité
de leurs vètemens attira l'attention de Dora; elle exa-
mina ceux de Dan, et lui dit : « Ainsi vous vous êtes
enrôlé, Dan? ils peuvent maintenant faire de vous ce
qu'ils voudront; ils vous conduiront dans les marais et
sur les rochers; ils vous exposeront aux balles , et, ce qui
est plus affreux que les rochers , les précipices et les sol-
dats , ils vous pousseront devant le juge qui vous refusera
miséricorde, et alors
— Pour l'amour du ciel , taisez-vous, Dora , lui disait
Dan, en lui prenant les mains, et lui faisant de tendres
caresses. »
Le capitaine profita de ce moment d épanchemens pour
faire emporter le corps; il ordonna ensuite aux hoys de
célébrer les funérailles sur le rivage , et d aller chercher
une des femmes de la troupe pour soigner Dora , qui
poussait des cris déchirans. Grâce aux soins attentifs et
prolongés de la femme qu on lui amena , la jeune mère se
rétablit, mais elle ne redevint jamais la jolie et heureuse
Dora d'autrefois. Une mélancolie profonde s'empara de
son esprit ; aucun signe de gaité ne parut plus sur sa
figure amaigrie ; toutes les circonstances relatives à la
mort de sa mère et à la naissance de son enfant , s'étaient
effacées de son souvenir. Elle présumait seulement que les
secours qu'elle avait reçus de sa mère dans ses douleurs,
avaient achevé d'épuiser ses forces déjà si abattues, et
avaient amené le fatal résultat.
Cependant les recherches contre les white-boys deve-
naient tous les jours plus actives. Les marins naufragés con-
duits à quelque distance du lieu de leur désastre avaient ra-
conté dans leur route toute les circonstances du crime dont
ils étaient victimes , et les villes de Ballina et de Killala re-
tentirent bientôt des détails exagérés du forfait qui avait
L IRLANDE AVAWr L ÉMANCIPATION . 'HJl
('U' commis sur la côle. Le premier propriétaire qui dé-
clara avec énergie la guerre aux white-bojs , fut un ma-
gistral dont ils coupèrent l'avenue , orgueil cl ornement de
son manoir. Il les avait encore admirés la veille ces aibres
magnifiques j son premier regard fut pour eux le matin ,
et le soir il les vit abattus sur le sol comme autant de mo-
numens d'une grandeur passée. Poussé par la colère , il
monte à cheval , suivi d'un groom , et courut chez ses
collègues pour les engager à prendre des mesures actives
contre les malfaiteurs.
Mais le départ de M. Connar , ses démarches , tout fut
rapporté au capitaine des white-boy s , assez à tems pour
qu'il se tint sur ses gardes. Des soldats marchèrent dans
plusieurs directions-, mais partout ils trouvèrent les ban-
dits disposés à les recevoir , et Dora , bien malgré elle ,
eut un rôle à remplir dans ces préparatifs hostiles. Elle
était la seule qui sût écrire , et Dan fui chargé de lui dicter
une lettre pour intimider le commandant de la force ar-
mée. Voici en quels termes était conçue cette pièce acca-
blante pour la pauvre Dora.
Major Greaves ,
M Ne venez pas plus loin que les gros ormes du domaine de
Rosso, ou il vous en arrivera malheur. Ce que vous venez nous
demander est une bagatelle pour laquelle des gens d'honneur
rougiraient d'Inquiéter de pauvres gens comme nous , quand
même le vaisseau serait encore existant ; d'ailleurs ce vais-
seau , dont on parle tant , n'a jamais été qu'un mauvais ba-
teau brûlé et détruit , de sorte que rien ne peut en être repré-
senté, sinon les armes , que nous montrerons à Votre Honneur,
d'une autre manière que vous ne vous y attendez , si un seul
homme de votre troupe fait un pas au-delà des ormes.
» Il y a des anguilles dans les marais qui vous glisseront de
la main quand vous croirez les saisir, et Votre Honneur nous
2i)'2 h IRLANDE AVAKT L ÉMAISCll'ATlOK.
trouvera , au lieu des anguilles, avec la différence qu'il sera pris
au lieu de prendre. Un mot encore de bonne amitié : Qu'un seul
ennemi mette le pied dans le marais , et il n'en sortira pas vi-
vant ; ainsi, à moins que Votre Honneur ne soit curieux de choi-
sir un tombeau dans la vallée , nous lui conseillons de ne pas
faire un pas au-delà des grands arbres , ou il trouverait ce qu'il
ne cherche pas. »
Daii s'étonnait que Dora ne se fût pas refusée à coo-
pérer à celte action ; il la crut un moment assez faible
pour s'être laissée éblouir par les éloges donnés à son sa-
voir. Cependant l'obéissance passive de la pauvre femme
venait de ce qu'elle connaissait trop bien l'inutilité de
ses observations -, et lorsque son mari lui dit adieu en se
préparant à partir avec ses camarades , pour remettre la
dangereuse missive à sa destination , son désespoir et ses
cris montrèrent assez quelles craintes lui inspirait cette au-
dacieuse entreprise. Dan chercha à la calmer en lui repré-
sentant que sa sûreté aussi bien que son devoir, l'obligeait
à s'éloigner de la cabane 5 puis il ajouta tout bas que chaque
homme de la troupe avait une cachette sûre dans le ma-
rais, et que la sienne et celle de Sullivan étaient dans un
buisson de sureau qu'elle voyait de la montagne.
Depuis ce moment, la gelée , le brouillard , la pluie ne
pouvaient empêcher la malheureuse Dora d'avoir toute la
journée les yeux fixés sur ce qui se passait dans le marais.
Il n'existait pas dans les environs du buisson protecteur
une touffe de mousse , une broussaille , un jonc qu'elle
ne connût aussi bien que si elle les avait plantés elle-
même. Le soir, à mesure que le jour déclinait, elle se
rapprochait de la cachette, et restait assise auprès du
buisson aussi long-tems que son enfant pouvait se passer
de ses soins , et .clic s'en retournait le cœur soulage de n'a-
voir aperçu aucun indice de danger.
L'iRLAiSHK AVANT L ÉMAKCH'ATIOW. 298
Un jour , à travers la brume épaisse d'une matinée de
janvier, elle aperçut quelqu'un qui se glissait dans la re-
traite mystérieuse -, Dora y courut aussitôt et trouva son
père : « Dan ? où est Dan ? » fut sa première parole.
« Il n'est pas loin d'ici , répondit Sullivan , et viendra,
s'il le peut, cette nuit à la cabane, par le chemin de la cote,
pour nous instruire de ce qui se sera passé dans la jour-
née. Quanta toi, mon enfant, il ne faut point t'effrayer
si les soldats viennent faire une descente chez toi , et je ne
te reconnaîtrais plus pour ma fille , si lu ne trouvais le
moyen de tromper les coquins, et de nous sauver tous de
leurs mains. »
Dora rentra chez elle plus agitée que jamais , en atten-
dant son mari et réfléchissant aux ruses dont elle pourrait
se servir, en cas d'interrogatoire, pour éloigner les soldats
sans trahir sa conscience par un mensonge. Elle ne pensa
pas un moment au danger qui la menaçait personnelle-
ment pour avoir écrit la lettre ^ toute occupée de son mari
et de son père , ce qui la regardait était entièrement sorti
de sa pensée ; mais Dan n'y songeait que trop , et le but de
sa visite était de la conduire en lieu de sûreté.
Les méditations de Dora furent bientôt interrompues
par l'apparition d'une troupe de soldats sur le chemin qui
traversait le marais-, ils s'arrêtèrent à l'embranchement
de plusieurs routes et se divisèrent en petites bandes pour
explorer le pays. La moins considérable prit le chemin qui
passait près du buisson de sureau. Dora , dans ce moment ,
sentit son cœur près de défaillir 5 mais reprenant son sang-
froid , elle se plaça sur la montagne de manière à attirer
l'attention des soldats. Ils l'appellèrent , elle leur répondit,
et, en attendant leur arrivée, elle paraissait s'amuser,
comme un enfant , à regarder les six soldais et rofficier
qui les commandait.
2(^4 L IRLANDE AVANT h ÉMANCIPATION.
(( Où demeurez-vous , ma bonne ? » dit l'officier ^ elle
montra sa cabane.
(( Qui demeure avec vous ?
— Mon enfant ; ma mère y demeurait aussi , mais elle
est morte il y a quelques semaines.
— Et votre père ?
— J'avais un père aussi , mais il est sous la terre ; puisse
la pluie tomber doucement et le soleil briller sur le gazon
qui le couvre.
— Ne vous appelez-vous pas Dora Mahony ? je sais que
votre père vit et qu'il fait partie d'une bande de contre-
bandiers.
— Il ne m'a jamais rien dit, quand je le voyais, de la
nature de ses occupations.
— Où est votre époux ? c'est mal à lui de vous laisser
seule ici.
— 11 y a long-tems qu'il m'a quittée , je ne sais pas au
juste quand; le chagrin m'a rendue presque imbécille.Tout
est sorti de ma mémoire excepté mes cris sur la montagne
et ma solitude au moment des funérailles de ma mère. »
L'officier linterrogea ensuite sur le naufrage , et elle se
sentit à l'aise, car elle ne savait rien -, puis il lui demanda
où son mari était allé 5 elle l'ignorait. « Quand reviendra-
t-il , le savez-vous ?
— Je me suis dit bien souvent en voyant lever le soleil,
qu'il éclairerait son retour, et le soleil en se couchant me
laissait aussi abandonnée qu'il m'avait trouvée.
— Affirmez-vous sous la foi du serment , lui demanda
l'officier . que votre mari n'est caché ni dans la cabane ni
dans le voisinage ? »
Dora déclara qu'elle craignait beaucoup trop de faire un
faux serment, pour jurer que son mari n'était pas dans
les environs, quand elle ignorait entièrement où il se trou-
L IRLAADE AVA^T L ÉMAACIVATIOK. '2t)5
vail j mais elle ajouta qu'elle jurerai) tant qu'on voudrait
qu'il n'était point dans la eabane, et qu'elle n'avait ni armes
ni munitions en dépôt.
L'officier consentit à cette restriction , et Dora prêta le
serment avec assurance; puis les soldats entrèrent dans la
cabane , tandis qu'elle berçait son enfant dans ses bras , en
regardant à la dérobée le chemin de la côte, où elle crai-
gnait maintenant d'apercevoir son mari.
Au bout de quelques minutes, les soldats revinrent avec
une douzaine de piques , un mousqueton et trois paires de
pistolets.
<( Vous avez donc apporté ces armes avec vous ? s'écria
Dora étonnée; car je jure qu'il ny en avait aucune avant
votre arrivée. — Assez, assez, dit l'officier; un faux ser-
ment dans une matinée est plus qu'il n'en faut pour vous
mettre dans l'embarras. »
Les protestations de la jeune femme et son air d'inno-
cence parurent émouvoir le chef de la troupe, qui lui of-
frit de la laisser chez elle sur parole , si elle voulait écrire
l'engagement de se présenter à la première réquisition du
magistrat. Enchantée d'en être quitte à si bon marché, la
crédule Dora écrivit ce que l'on voulut ; mais à peine l of-
ficier eût-il regardé son écriture, qu'il s'écria : « Saisissez-
la; elle est notre prisonnière!
— Prisonnière? répéta Dora tremblante.
— Oui , et sur une charge bien plus grave que la pre-
mière ; car c'est vous qui avez écrit la lettre au major
Greaves. m
Accablée par le malheur, et en quelque sorte insouciante
aux maux qui ne tombaient que sur elle, Dora ne pensa
plus qu'à hâter le départ de la troupe; car elle redoutait à
chaque instant de voir paraître son mari. En hésitant cl en
paraissant embarrassée, lorsque l'officier la questionna sur
296 l'irlande avant l'émancipation.
le chemin qu'elle regardait si altentivement, elle le décida
à reprendre celui qu'il avait déjà suivi le matin , dans la
crainte que quelque embûche ne l'attendit sur la côte. La
prisonnière , avec son enfant dans les bras , fut prise en
croupe par un des cavaliers, et on se mit en roule. Son
anxiété devint extrême en passant près du buisson de su-
reau, tant elle craignait que son père ne fit quelque ten-
tative pour la délivrer 5 mais bien persuadé de l'inutilité
de ses efforts , Sullivan prit le parti de ne pas se montrer,
afin d'avoir la facihté de prévenir Dan du sort de sa femme,
et lui épargner ainsi la douleur de trouver sa maison vide ,
sans connaître ce qu'étaient devenus ceux qui l'habitaient.
Dora supporta ce fatigant voyage avec courage et pres-
que avec joie , soutenue par la consolante pensée que Dan
n'était point venu le matin sur la montagne.
Ce fut à-peu-près à cette époque que M. Tracey revint
de France avec sa famille, c'est-à-dire aussitôt après le
vote du bill de l'émancipation des catholiques d'Irlande.
A son arrivée dans ses terres , il fut frappé d'un sentiment
d'efïroi et de chagrin en voyant l'état auquel était réduite la
plus grande partie des habilans de la vallée. En donnant
des ordres pour la réunion des petites fermes , il croyait
avoir pourvu à tout ce qui était nécessaire à la prospérité
du pays -, et comme M. Flanagan ne lui avait jamais fait
part des plaintes que cette mesure avait excitées , il sup-
posait que tout était bien. Aussi , lorsqu'il entendit le récit
des maux et des crimes qui en avaient été la suite 5 lorsqu'il
fut témoin de la guerre acharnée entre les riches et les
pauvres^ qu'il vil emmener des prisonniers, relever des
morts et des blessés, et qu'il sut quelle part immense de tous
ces malheurs retombait sur lui , son premier mouvement
fui de relourncr sur le continent pour se soustraire à ce
l'iulande avakt l'émakcipation. 297
fléchiranl speclaclo; mais son ami M. Rosso releva son
courage, et l'engagea à prendre un parli plus digne de lui.
Ils cherchèrent ensemble les moyens de remédier aux
maux les plus pressans. Rétablir les choses sur Tanoicn
pied, c'était impraticable. D un autre côté, ils ne pouvaient
fournir à tous ces malheureux les moyens d'émigi-er avec
avantage; mais il élail facile de leur faire gagner Targent
nécessaire pour payer leur traversée en leur donnant à
faire quelque travail utile au pays, et qui emploierait
beaucoup de bras.
Les deux amis ne furent pas long-tems incertains sur
Touvrage qui devait cire entrepris. A quelques milles du
domaine de M. Tracey était situé un village considérable,
qui pouvait offrir un débouché précieux aux productions
de la vallée-, mais un marais intermédiaire, empêchait
toute communication, et exhalait pendant l'été des miasmes
pestilentiels qui rendaient le pays très-malsain. Une digue
de peu d'étendue et une route bien construite auraient
changé entièrement la face du pays. M. Tracey se mit à
la tète de l'entreprise, à laquelle il inléressii plusieurs
propriétaires. Il donna de l'ouvrage à tous ceux qui se pré>-
sentaient, sans rechercher leurs antécédens, car son but
principal était d'arracher le plus d'individus possible au
vagabondage et au crime pour les rendre à une vie active
et industrieuse. Ce plan réussit à merveille. De semaine
en semaine , les vols et les incendies devinrent moins fré-
quens-, la vallée prit une attitude calme, et M. Tracey
obtint même la certitude que plusieurs des travailleurs
avaient résisté aux promesses et aux menaces des -white-
hoys qui voulaient les entraîner dans leurs rangs. Chaque
travailleur recevait tous les samedis la somme absolument
nécessaire à sa subsistance, et le surplus du prix de ses
journées était placé à la caisse des émigrans, qui se grossit
298 L I11LA.ISDE AVAXVT L ÉMANCIPATION.
rapidement, et promit de fournir à l'établissement d'un
grand nombre de familles en Amérique.
Pendant ce tems , la pauvre Dora gémissait dans sa pri-
son, où elle avait été bien long-tems sans pouvoir se
rendre compte des dangers dont elle était menacée. Son
enfant, qu'elle voyait dépérir sops ses yeux parle manque
d'air pur qu'il avait l'habitude de respirer sur la montagne ,
absorbait toute son attention 5 elle passait les nuits et les
jours à le tenir dans ses bras, en cherchant à apaiser
ses cris , qui lui attiraient les reproches et les injures des
misérables entassés dans la prison.
Une nuit, que la chaleur était excessive, et que 1 en-
fant, plus malade, ne put être calmé par les caressses de
sa mère , les cris et les invectives de ses compagnons
d'infortune , privés de sommeil par les gémissemens du
pauvre petit , devinrent si violens , que Dora se décida à
se séparer de son enfant. L'embarras était de savoir à qui
le confier , car elle ignorait entièrement ce qu'étaient de-
venus son père et son époux. Elle pensa au père Glenny ,
et demanda avec instance qu'on le prévint de son désir de
le voir. Le vénérable vieillard ne se fit pas attendre , mais
frappé du changement qui s'était opéré en elle , il resta
long-tems sans pouvoir lui parler. Les larmes de Dora
exprimèrent seules d'abord toute l'amertume dont son
cœur était rempli \ puis enfin elle demanda au prêtre de
se charger de son enfant. Le père Glenny lui promit plus
qu'elle n'avait osé espérer; il se chargea de le remettre
entre les mains de Sullivan , dont la retraite lui avait été
révélée sous le secret de la confession.
Après l'avoir tranquillisée sur le sort de son fils, le père
Glenny voulut parler à Dora de sa propre position et des
movens de défense qu'elle pouvait faire valoir ; mais il la
trouva à cet égard d'une apathie qu il ne put vaincre.
LIIlLA^DE AVAINT L ÉÏM ARCIPATIOIS . 2()y
Elle était persuadée que tous les efforts que Ton tenterait eu
sa faveur seraient inutiles; aussi remercia-t-elle le père
Glenny de ses bontés, en le priant d'emmener de suite son
enfant dont les cris lui faisaient perdre l'esprit. A peine
eurent-ils disparu qu'elle tomba affaissée sur son lit, où
depuis long-tems elle n'avait pu trouver le repos. Un som-
meil de quarante-huit heures , que vinrent interrompre
les gardes chargés de la conduire devant le tribunal ,
rendit enfin la prisonnière au sentiment de son danger et
de son abandon.
Jamais l'expression d'une douleur plus profonde n'avait
paru sur la figure d'un accusé ; jamais sentence n'avait été
écoutée avec autant de calme et de résignation. Dora eut
tout ce que la loi et les hommes peuvent accorder : un bon
conseil, un juri impartial, des juges compalissans ; mais
sa culpabilité était si évidente, elle fit si peu elle-même
pour seconder le désir qu'on avait de la trouver inno-
cente , que la condamnation à la déportation perpétuelle
fut prononcée à l'unanimité.
La chasse que les soldats avaient donnée aux white-
bojs, le jour même de l'arrestation de Dora, avait empêché
Dan de se rendre à la cabane et de revoir Sullivan, qui
avait cherché une autre retraite. Aussi , n'apprit-il le sort
de sa femme que peu de jours avant le jugement qui la lui
enlevait pour toujours. Aussitôt qu'il connut la sentence ,
il jura de la délivrer, mais ses compagnons, dont le nom-
bre diminuait tous les jours par les arrestations et les dé-
fections, trouvèrent l'entreprise au-dessus de leurs forces.
D'ailleurs les précautions prises par les magistrats auraient
déjoué le plan le mieux conçu. Un petit vaisseau jeta
l'ancre dans une crique fort rapprochée de la ville , et les
condamnés y furent conduits sans que personne eût été
averti de leur prochain départ. Le père Glennv, dont la
3oo l'iulande avant l'émancipatiok.
charité ne s'était jamais ralentie, se trouva seul sur 1rs
lieux pour donner la bénédiction aux malheureux qui al-
laient abandonner ainsi la terre natale. Dora n'eut pas Tair
de le reconnaître . tant elle était anéantie par la douleur ;
le nom seul de son enfant s'échappa de sa bouche au mo-
ment où elle montait dans la chaloupe.
En retournant chez lui, le prêtre rencontra M. Tra-
cey, qui allait inspecter les travaux. Il lui parla du
spectacle qui venait d'oppresser son cœur , et renouvela le
chagrin qu'avait déjà éprouvé le gentilhomme irlandais en
apprenant le jugement de Dora. En passant le long de la
côte, ils aperçurent dans un endroit écarté un vieillard
qui berçait un enfant dans ses bras : « C'est Sullivan , dit
le père Glenny, et l'enfant de la pauvre Dora; j'espère
que vous n'abuserez pas du hasard qui nous le fait ren-
contrer pour le livrer à la justice ?
— Non, pour le monde entier! répondit M. Traccy ;
je crains même de l'effrayer, et je n'ose m'en appro-
cher. »
Comme il disait ces mots , un vaisseau sortit de derrière
un rocher qui cachait la vue de la pleine mer; c'était
celui des condamnés. Dora était sur le pont ; Sullivan la
vit. Deux cris perçans et spontanés se firent entendre en
même tems. Les deux promeneurs s éloignèrent pour ne
pas gêner la douleur du vieillard ; mais s'étant retournés
pour voir encore le vaisseau , ils aperçurent près de Sul-
livan un homme qui paraissait livré au plus violent dé-
sespoir. « Voilà Dan ! s'écria le père Glenny -, permettez ,
monsieur , que j'essaie de donner quelques consolations à
ces deux infortunés. » Il s'approcha ; mais à peine Dan
leut-il vu, qu'il s'élança dans les rochers, et disparut à
ses yeux.
« Vous ne verrez plus Dan désormais, dit Sullivan au
L'Il\LA^DE AVANT 1. 'ÉMANCIPATION. 3o I
prêtre, qui lui demandait ce qu'était devenu son gendre ;
quoique malheureusement vous puissiez entendre encore
souvent parler de lui. Quand il se montrera , ce sera au
milieu des ténèbres et de l'effroi qu'il inspirera 5 puissent
ceux qui l'ont rendu fou répondre sur leui- télé des œuvres
de sa folie ! »
Le père Glenny fit quelques questions , auxquelles le
vieillard ne répondit que par ces mots : « Je suis mainte-
nant seul sur la terre ; et sans ce pauvre enfant, je n'au-
rais plus aucune communication avec les hommes : c'est
la figure d'un démon qui nous est apparue tout-à-l'heure.
Dieu nous garde long-tems d'une semblable vue! »
La prédiction de Sullivan se réalisa. Les victimes des
violences de Dan purent seules , à dater de ce jour , affir-
mer qu'il existait 5 et celui qui avait été l'orgueil et l'amour
de la vallée , en devint le fléau.
(^Illustrations of Econoiny.)
^i>^^($.
SOUVENIRS DE L'ILE DE VAN-DIEMEN.
La relation publiée sous le litre modeste que nous ve-
nons de transcrire perHrail une partie de son inlérêt si
elle n'était précédée de quelques observations sur Tim-
porlance d'une colonie dont la fondation toute récente et
les progrès surprenans occupent vivement lattention des
hommes d'état de la Grande-Bretagne.
La terre de Van-Diemen fut découverte le 24 novem-
bre 1642 par le célèbre commodore Abel Tasman, en-
voyé par Anthony Van-Diemen, gouverneur de la Com-
pagnie des Indes à Batavia. Il donna ce nom d'abord, à
une terre qu'il signala au sud de la Nouvelle-Hollande, et
deux ans après à la pointe nord et nord-ouest la plus sail-
lante de cette île. On crut long-tems que les côtes nord et
sud , confondues sous le nom de Van-Diemen , ne for-
maient qu'un même continent avec les côtes appelées
Nouvelle-Hollande , et découvertes d'une manière au-
thentique en i6o5. Cette erreur se retrouve dans toutes
les vieilles cartes. Ce n'est qu'en 1797 qu'on reconnut
entre la terre de Diemen , au sud , et la Nouvelle-Hollande,
un détroit qui en fait deux îles distinctes. Le chirurgien
de l'expédition , Bass , lui donna son nom. L'île de Die-
men fait face à la portion de la Nouvelle-Hollande, colo-
nisée par les Anglais , sous le nom de Nouvelle-Galles du
Sud, et qui s'étend du midi au nord le long de la côte
orientale. Cette côte est la partie du continent australien
SOUVENIRS DE LILE DE VA.N-DIEMEN. 3o3
qui fat découverte la première ; ou trouve en effet sur
une carte française de 154^, déposée au Musée britan-
nique, un continent appelé Grand-Java , placé sous les
mêmes degrés que la Nouvelle-Hollande , et dont une par-
lie de la côte orientale , désignée sous le nom de Côte de
Herbiage on des Herbages , figure l'emplacement actuel
de Botany-Bav (Baie- Botanique).
La colonisation de lile de \ an-Diemen , bien plus ré-
cente que celle de la rVouvelle-Galles du Sud , est beaucoup
moins étendue; ses progrès sont cependant assez rapides
pour fixer toute la sollicitude du gouvernement britan-
nique. Dès 1820 elle possédait près de 16,000 colons
distribués sur une étendue de i,236 milles carrés, et
groupés en quatre établissement; principaux , savoir : Ho-
bart-Town, chef-lieu, peuplé de 5, 000 habitans -, Laun-
ceston , de i,5oo : Georges-Town et Port-Macquarie. De-
puis cette époque , elle a reçu un accroissement annuel de
population déportée , ou d'émigrans volontaires , car, en
i83i , le chiffre des habitans s'élevait à 22,548 -, aussi a-t-
on ajouté quatre nouveaux districts aux anciennes divi-
sions administratives. Les défrichemens se sont étendus de
proche en proche -, les relations commerciales avec la mère-
patrie se sont multipliées , et cette terre mieux connue est
devenue aussi intéressante sous le rapport de ses richesses
naturelles , que sous celui de lindustrie progressive de ses
colons. Les stations intermédiaires entre l'Angleterre et les
établissemens australiens favorisent singulièrement cet
échange de communications presque journalières, dont la
privation ferait de ces derniers un théâtre de misère et de
désespoir pour les condamnés , et , pour les émigrans , le
plus triste des champs d'asile , au sein même des sites les
plus rians. Voici quel était le nombre d'acres cultivés en
i83o, et le genre de culture auquel ils étaient consacrés.
3o4 SOUVEMRS DE LILE DE VAN-DIEMEN.
Acres de terre en culture dans la terre de Van-Diemen ^ en i83o.
Acres. j| Acres.
Froment 25,44o j; Pommes-de-terre i,85o
Orge 5,175 ' Navets 1 ,855
Avoine 2,080 'I Gazon anglais 5,475
Pois 685 ij Jardins 5o
Fèves 'io '1
Bestiaux qui se truiwaient dans la terre de Van-Diemen, en i83o.
Moulons 665,200 II Chevaux 2,8o5
Bœufs et vaches 1 i5,2oo || CLèvres 1 ,090
La laine est le principal article d'exportation de lile de
Van-Diemen. L'accroissement rapide de la quantité pro-
duite, etramélioralion successive de la qualité des toisons,
doivent faire de cet article le plus important objet d'ex-
portation de cette colonie. Le tableau officiel des quantités
de laine de mouton et d'agneau, importées chaque année,
depuis 1821 , de la Nouvelle-Galles du Sud et de la terre
de Van-Diemen dans la Grande-Bretagne , indiquera quel
a été le rapide accroiss^iient de ces produits dans les deux
colonies, et surtout à Van-Diemen.
Quantités de laine importées de la Noupelle~ Galles du Sud et
de la terre de Van-Diemen pour la Grande-Bretagne.
Livres. \
'S21 175.453 j Ici le chiffre est col-
182a 138,498» lectif, p.iiceque cesdeux
/ r \ colonies étaient , dans ces
•''SO. 477,201 \^ années , trop peu iinpor
1824 382,007/ tanles pour <iuon t.nl
S un compte séparé de leurs
,l8a5 523,995 1 exportations respectives.
1826 io6,3o2y
N(-li;VF.LT,E- GALLES, VAN-DIEMEN
Livres. Livres.
1827 i . . . . 320,682 192.075
1828 ... 967,814 028,845
1829 gi3,522 925,020
i83o • 973,330 990,979
18Ô1 1,154,104 1,359,200
SOL'VEJNIRSDE l/lLE DE VAN-DIE MEN. 3of)
Rien ne prouve mieux Tiniportance de la possession de
la lene de ^ an-Diemen que la marche accélérée de sa co-
lonisalion et l'empressement avec lequel on recherche les
t'tablissemens situés dans les contrées fertiles de son terri-
toire. Sa population qui, en 1810, n'était que de 1,^56
indi\idus cultivant 669 acres de terre, montait en 1821 à
7,285 âmes, qui exploitaient 728,679 acres. En 1828,
on estimait la population à 12,000 âmes; et la quantité
de terre distribuée de 1821 à 1828, a été, suivant
M. Evans, le député inspecteur-général, de 132,570
acres. En 1810 , on comptait 3,070 tètes de bétes à
laine; en 1821, 170,891; c'est en onze ans une aug-
mentation à-peu-près dans la proportion de 1 à 60 ; les
autres capitaux vivans se sont multipliés dans la même
proportion. On peut estimer en outre sa richesse crois-
sante comme colonie commerciale , par la valeur des mar-
chandises importées, valeur qui, en 1816, s'élevait à
17,256 liv. st. (43i,4oo fr.), et qui, en 1822, s'est
élevée à 112,982 liv. st. (2,824,800 fr. ). Ainsi, dans
l'espace de six années , l'importance commerciale de celle
colonie a presque décuplé. Mais c'est surtout duranl les
cinq dernières années que cette colonie a pris une exten-
sion considérable.
Tableau des principaux aiiicles importés de la terre de Van-
Diemen dans le Royaume-Uni , durant les cinij dernières an-
nées.
Écorce à tanner.. . . quintaux.
Huile de baleine ton
Bois de cLarpeute.. . . cordes.
Nageoires de baleine. . . quint.
Laine de mouton livres. 192,075
1827.
1829.
i83i.
9,122
5,700
59,264
179
244
848
57
114
1
168
45o
818
2,075
925,020
1,559,200
3o6 souvEKir.s DE l'île de vaiv-diemek.
Tahleuu des exportativhs du Royaume-Uni pour la terre de Van-
Diemen, durant /es cinq dernières unnées.
1827, 1829. i83i.
Liv. st. Liv. st, Liv. st.
Vêlemens, merceries .- . . . . 18,068 iS.Gy/j 36,oi8
Bière et aie 7,655 6,o4o 2,54o
Objets d'ébénisterie et de tapisserie. 54o 5i5 4^2
Tissus de Coton 11,107 4>934 19.018
Verrerie et poterie SjSgi 3>549 6,078
Fer, acier et quincaillerie S, 717 7*378 16.011
Cuirs et marchandises de sellerie. . . 1,959 1,986 u,66o
Objets de lingerie 4 ,099 1,246 3, 34©
Soieries 940 1,956 6,261
Savon et chandelles. . 3,071 662 929
Papeterie 3,067 i»770 2,647
Étoffes de laine 6,724 4,248 8,376
Articles divers i6,i52 8,226 17,124
Totaux 86,070 66,873 118, 564
La valeur des articles suivans , expédies des petits ports de la
Grande-Bretagne et de ses diverses colonies pour la terre de
Van-Diemen , n'a pas ete indiquée par les douanes; nous
nous contenterons de donner ici les quantite's.
Moutons et brebis nombre. 662 108 80
Eau-de-vie gallons.. 12,894 7,3i5 2,273
Genièvre dito. . . 3,867 4,201 1,679
Rum dito... 79,178 24,44 1 68,985
Vins dito... 55,532 16,198 18,118
Thé livres... 2,446 860 2,o36
Maintenant que nous avons fait connaître à nos lecteurs
toute l'importance de la colonie de Van-Diemen , nous
allons en parcourir les principaux établissemens , et en
décrire les sites pittoresques sur les pas d'un officier an-
glais préposé à la conduite des déportes. Voici les fragmeiis
les plus curieux de sa relation.
SOUVEJSIUS DE LILC l>E VAN-IdEMEN. 3o^
« Après un ouragan qui surprit notre bâtiment au-delà
des parages de 1 île Maurice, mais qui heureusement ,
d'après la direction du vent, précipita sa marche vers le
but de l'expédition , un point noir à l'horizon , dont la
vue consterna de nouveau notre cargaison de condamnés ,
fut salué par les cris de joie des matelots. Une brise favo-
rable nous en eut bientôt rapprochés. Plus de doute, c'é-
tait bien le cap sud-ouest de la terre de Van-Diemen se
dressant , dans sa solitaire fierté , à travers les brumes
transparentes de l atmosphère , et bravant les ravages du
tems et les assauts perpétuels de la vague qui vient se bri-
ser contre les masses granitiques qui forment sa base. Toute
la côte méridionale n ofifre qu'une suite de roches mon-
strueuses sillonnées de précipices, et dont l'assemblage
confus semble jeté là par les convulsions d'une nature dé-
solée, comme une barrière aux fureurs de la mer du Sud.
Que de fois le cœur a dû défaillir aux exilés volontaires
qui venaient chercher la fortune sur les confins du globe,
lorsqu'à l'aspect de ces monts effroyables leur souvenir se
portait sur les verdoyans rivages de la Tamise ! J'ignore de
quel œil les condamnés qui se tenaient à l'avant sur le
pont, contemplaient cette côte terrible qui devait servir
de tombeau à la plupart d'entre eux 5 mais, à coup sûr,
ils ont dû y lire ce vers du Dante :
Lasciate ogni sperania voi che intrale.
Quant aux soldats qui les conduisaient, Anglais, Ecos-
sais , Irlandais , tous témoignaient la même impatience de
débarquer, la même joie de toucher enfin au terme du
voyage.
M Dans la nuit, nous tournâmes le cap Tasraan à la
pointe sud-ouest ; et le lendemain la baie dite des Tem-
3o8 SOUVENIRS DE LILE UE VAN-DIEMEK.
pètes , à rembouchure du Derwent , nous offrit ie contraste
de son nom avec le calme et la limpidité de ses eaux , tan-
dis qu'à l'horizon , le pic de Tasman étalait les dentelures
de sa créle gigantesque. A droite , la côte présente le même
escarpement jusqu'à la pointe nommée le cap Raoul. En
face , s'étend l'Ile de Bruin , couronnée d'un mélange pit-
toresque de bois , de rochers et de buissons. Sa côle ,
presque à pic vei^ le nord , décrit tout-à coup un arc très-
profond , et forme une baie bordée d'une grève sablon-
neuse , qui offre une rade sûre et un point de débarque-
ment excellent. C'est, m'a-t-on dit , le golfe désigné sous
le nom de baie des aventures par le capitaine Cook , qui
y trouva un abri commode pour ses vaisseaux.
)) La rivière de Derwent , où nous entrâmes , a deux ou
trois milles de large vers son eriibouchure \ ses bords, tour-
à-tour escarpés, ou formant une pente douce jusqu'au ni-
veau des eaux, sont couverts de forets. De rares clairières,
dont le travail a ranimé la végétation , çà-et-là l'humble
toiture d'une chaumière, signalent l'habitation solitaire de
quelques pauvres colons. A mesure qu'on avance , les clai-
rières s'élargissent , les défrichemens s'étendent , les con-
structions se multiplient, plus vastes et plus commodes;
d'élégantes chaloupes amarrées sur la rive annoncent le
voisinage des habitations. On les voit bientôt en effet se
dessiner le long de la colline déboisée qui borde le fleuve.
A l'extrémité de cette colline, son cours est dominé par
une redoute gazonnée, qui parait formidable au premier
coup-d'œil , mais dont les embrasures, garnies de simples
affûts , attendent encore des canons. Après qu'on a doublé
cette pacifique batterie , la rive gauche se replie , et forme
un golfe magnifi(|ue, au fond duquel s'élève Hobart-Town,
capitale de la terre de Van-Diemen, au pied d'une mon-
SOliVKJNIRS DE l'iLE UK V A JN-UXEMEA. 3oC;
ta{jnc dont l'aride sommet se perd dans les nues (i). CVsl le
mont Wellington , nom que lui donna, en d autres tems ,
lorgueil britannique. La forêt vierge, dont ses vastes flancs
sont couverts, borde au loin l'horizon , et ses impénétra-
bles massifs annoncent que, dans leurs profondeurs sans
limites , l'industrie humaine n'a rien conquis encore sur
la nature. La baie d'Hobart-Town a trois milles de large, et
forme la rade la plus sure qu'il y ait au monde pour les
bàtimens de toutes les dimensions. A notre arrivée, il v
avait cinq ou six trois-màts appartenant à divers états de
l'Europe , sans compter plusieurs barques construites
sur ce port ou dans la Nouvelle-Galles du Sud , employées
soit au cabotage entre les deux établissemens , soit au com-
merce avec la Nouvelle Zélande (2) , qui acquiert de jour
en jour plus d'importance. Plusieurs canots élégamment
pavoises , et qui parcouraient l'intérieur du bassin , don-
naient à celte rade un aspect pittoresque. Nous prîmes
terre sur le quai , bordé de grands bàtimens en brique ,
dont l'un est fhôtel du gouverneur , ayant à sa droite la
taverne du Commerce. Les autres maisons appartiennent
à des baleiniers dont l'industrie est très-productive dans
ces parages.
» Perpendiculaireme nt au quai , débouche la rue Macqua-
rie , la plus belle d'Hobart-Town. Elle est fort large , très-
peuplée , et réunit la plupart des établissemens publics ,
et par conséquent les édifices les plus importans de la ville.
Le premier est la Trésorerie , d'une structure élégante et
solide , en pierre de taille -, en face , s'étend la place du
(i^ La iiiagiiifique Laie crilobarl-Town , qui oflre It; |ioii le phi>
sùr de loulc rOcoanie , a élc découverte par d'Eiitrccasleaux.
(2) Dans notre doruicr Nmu., p. 187, nous avons doiiuo uu aperçu
«lu mouvement industriel et couuaercial dans les Terres Australes.
3lO SOUVEMKS DE l'iLE DE VAN-DIEMEW.
Marché, flanquée de maisons particulières. On voil, clans
le tond, le pelil pont conduisant à une rue inachevée, et
une partie des hautes murailles qui bordent les cours et le
jardin de l'hôpital colonial. En remontant la rue Macqua-
rie, on arrive aux magasins du Commissariat , et de celte
hauteur on entrevoit sur la gauche les jardins de l'hôtel du
gouverneur, dont la façade horde le quai. Ces jardins sont
semés de massifs distribués avec beaucoup de goût. Les
autres édifices de cette rue sont : la Cour de Justice , la
Prison , la Banque , et Téglise de Saint-David. Elle est
d'ailleurs bordée de maisons d'habitation et d'agrément ,
entourées de jardins où la culture a groupé avec succès
les arbres fruitiers et les arbustes odorans dont la nature a
enrichi ces contrées. Un nouveau débarqué, à l'aspect de
ce quartier, se croirait dans une de nos petites villes aux
abords si pittoresques et si rians \ mais , quelques pas plus
loin, des masses d'arbres brûlés sur pied, des troncs gi-
sans sur le sol, déposent de l'enfance de la colonie. Après
avoir laissé sur la droite l'hôtel de là famille Macquarie , et
tourné à gauche , on se trouve sur la place d'armes , en
face des barraques où les condamnés sont reçus à leur ar-
rivée. C'est là que nous fîmes halte , et que nous pûmes
jouir à notre aise de la vue d Hobart-Town et de ses en-
virons. ,
» La ville offre, dans son ensemble , l'aspect d'un paral-
lélogramme, dont les longs côtés s'étendent , sur un plan
légèrement incliné , de la rivière au pied de la montagne.
La rue Macquarie , qui suit cette direction , est coupée a
angles droits par les rues de Liverpool, Elisabeth et autres,
qui sont coupées à leur tour parallèlement à la rue Mac-
quarie , de manière à représenter un damier dont les com-
partimens sont agréablement variés par le contraste siuis
confusion d'édifices imposans et de modestes chaumières.
SOUVENIRS DE l'iLE DE VAN-DIEMEW. 3ll
» Un peintre pourrait seul reproduire par la magie de ses
pinceaux le vaste et imposant paysage d'Hobart-Town. En
voici l'esquisse : aux portes de la ville , une montagne de
quatre mille pieds au-dessus du niveau de la mer, d'où
part une chaîne de collines qui court le long du Derwent.
Entre ces montagnes et le fleuve, un plateau cultivé et
semé de fermes et d'habitations 5 sur la rive opposée , une
langue de terre en culture appelée la pointe des Kanga-
rous , resserrée entre deux chaînes de montagnes , les unes
plongeant à pic dans le fleuve, les autres formant de som-
bres vallées , des gorges profondes couvertes de forêts im-
pénétrables , dont le vert , uniformément noirâtre , con-
traste avec les teintes plus délicates et plus variées de la
ligne du nord. Les barraques , établies sur un mamelon
qui touche aux portes de la ville , n'ont qu'un seul étage,
et sont couvertes en bois. Le logement qui me fut destiné
se composait de deux chambres , d'une cuisine et d'un
cabinet pour mon domestique ; une couchette, une table et
quelques chaises , voilà tout leur ameublement.
» Le climat de Van-Diemen est sujet à de brusques va-
riations^ Les journées sont très-chaudes à cette époque de
l'année (novembre); mais la brise de mer, qui s'élève con-
stamment de dix à onze heures du matin et dure tout le
reste du jour, rend cette chaleur tolérable. Les nuits et
les matinées sont toujours très-fraîches. Les vents font
souvent de soudaines irruptions du haut des montagnes,
et bruissent dans les forêts avec l'éclat du tonnerre. J'ai
vu une de ces bourrasques renverser la mâture d'une cha-
loupe. 11 est dangereux de mettre à la voile par un vent
de terre , qui trop souvent succède lout-à-coup au calme
le plus profond. Celui qui souffle du nord-ouest est le plus
incommode : il brûle et écorche comme le siroco de la
Méditerranée ^ sa durée excède rarement vingt-quatre
dl'l SOUVEINIKS DE l'iLE DE VAW-DIEMEN.
heures. Bien que la ciéle du Wellington soit couverle de
neige pendant six mois de Tannée , il en tombe fort peu
dans les régions inférieures , et les traces en sont bientôt
effacées.
)) Quanta la salubrité du climat, il suffit, pour s'en faire
une idée , de savoir que les divers détachemens qui, du-
rant trois mois, ont, dans les halliers et les montagnes,
lait la chasse aux indigènes , n'ont eu que deux ou trois
malades, bienqu'ilseussent passé toutes lesnuitsaubivouac,
sans autre abri qu'une couverture ou une natte d'écorce.
Au reste , celte expédition a échoué , et ce sera , je crois , la
dernière de ce genre. Leur principal obstacle est dans la
nature du sol, coupé de montagnes escarpées et de ravins
profonds, couvert de forêts gigantesques et de taillis épais,
étroitement liés par des réseaux de lianes d'un tissu si
serré, qu'en certains endroits le bois est impénétrable, et
qu'ailleurs on n'en peut forcer le passage qu'avec des ef-
ibrts inouis. Sur ce terrain, il est impossible de marcher
en ligne , ou de former la chaine de manière à empêcher
les naturels de s'échapper ou de rester cachés. Chaque
arbre, chaque buisson leur offre un abri, et leurs-habitu-
des sauvages leur donnent tout l'avantage sur nos troupes.
Leur nudité même les favorise ; car la couleur bistre de
leur peau ressemble tellement à celle d'un tronc d'arbre
calciné, qu'il est presque impossible de distinguer l'un de
l'autre. Ce qui rend celte méprise plus fréquente, cest
que très-souvent le feu prend à des masses de bois, ou
qu'on est obligé de les incendier pour les éclaircir.
)) On raconte , à ce sujet, qu'une bande de ces indigènes
se trouvant traquée de trop près pour gagner une retraite
sûre, s'avisa d'un singulier stratagème pour dépister l'en-
nemi. Chacun d'eux prit une attitude différente : les uns
la tête en bas et les pieds en l'air , comme nos saltimban-
SOUVENIRS 1)K l'iLK DE VAN-DIEMEN. 3l3
ques , d'autres debout, cl tous imitant, par le jeu de
leurs bras et la pose de leurs corps, la configuralion d'un
Ironc brûlé et de ses rameaux. Beaucoup de colons s'y mé-
prirent complètement, et d'autres ne s'aperçurent de leur
illusion qu'en marchant droit sur eux. Un nommé Ro-
berlson ayant fait la capture de quelques-uns de ces nè-
gres, apprit leur langue et les conduisit à Hobart-Town ,
où il les exposa à la curiosité publique. J allai les voir
avec un de mes camarades. Ce groupe se composait de
trois hommes et de trois femmes. Je les trouvai assis à
terre autour d'un pot de petite bière qu'ils faisaient cir-
culer avec délices, tandis que deux méchantes pipes char-
gées de tabac passaient tour-à-tour des lèvres des hommes
sur celles de leurs compagnes aussi aguerries à cet exer-
cice que les femmes des matelots d Amsterdam ou de Ham-
bourg.
» Sous les accoutremens inusités dont on les avait char-
gés, ces nègres avaient un air plus dégagé que nos clowns.
Une de leurs femmes , qui me parut n'avoir pas plus de
dix-huit ans, et d'une physionomie très-douce, étalait sa pa-
rure avec autant de grâce et de dignité que nos ladies. Leur
langue a je ne sais quelle mollesse qu'elle doit au fréquent
usage des voyelles. Ils parlaient beaucoup en notre pré-
sence, et, à en juger par leurs éclats de rire, ils avaient
l'air de se divertir à nos dépens. Après avoir épuisé leur
pot de bière , les hommes se mirent à danser , tandis que
les femmes entonnaient un refrain monotone. Ils commen-
cèrent par décrire un cercle à pas lents , puis au trot ; en-
suite , faisant face à l'intérieur du cercle , ils se mirent à
sauter tout autour ; et à un signal donné , frappant la terre
de la main droite , ils firent, avec ce seul point d'appui ,
des bonds de qvialrc pieds. Cet exercice fut répété jusqu à
extinction de force. jNous leurs fîmes apporter de la bière,
3l4 SOUVENIRS DE l'iLE DE VAN-DIEMEN.
et nous les laissâmes au moment où ils se passaient gaiment
le bidon.
)) Les noirs de Van-Diemen ont l'angle facial du même
degré que ceux d'x^frique , des yeux petits et enfoncés, le
poil laineux, et la peau d'un bistre foncé. Ils lancent avec
beaucoup d'adresse des javelots de douze pieds de long et
d'un pouce de diamètre , et atteignent presque toujours le
point quils ont visé. Ils craignent beaucoup nos soldats,
qu'ils considèrent comme une race distincte des autres co-
lons. En les vovant cbarger leurs fusils et porter la main
à la giberne pour prendre la cartouche , ils croyaient que
ces bipèdes d'un nouveau genre avaient du feu au derrière
comme le ver-luisant.
La société de Van-JDiemen se borne à-peu-près aux em-
ployés du gouvernement, et spécialement à cinq ou six
familles qui se réunissent de loin en loin. J ai assisté à
deux ou trois de leurs fêtes. Comme dans nos routs ,
on y entasse le plus de monde possible , jusqu'à suffoca-
tion exclusivement. Si une dame fixe votre attention , on
vous la présente, en se bornant à décliner son nom. Mais
la musique a retenti, les quadrilles se forment, et dans
un houra général où l on se mêle et l'on se coudoie avec
une risible gravité , vous avez toutes les peines du monde
à vous dégager sans bisser vos épaulettes ou un pan de
votre habit sur le champ de bataille. Au dessous de cette
classe de danseurs officiels, la population se compose pres-
que entièrement de condamnés : ceux-ci restent religieu-
sement fidèles à leurs habitudes de filouterie et d'ivro-
gnerie; et comme c est parmi eux que les fonctionnaires
prennent en général leurs domestiques , l'office de porte-
clés, ordinairement réservé aux jeunes ladies, n'est pas
une sinécure.
» Ce serait une bien grande erreur de croire que tous les
SOUVENUVS DE L II.K DE VAN-DIEMEN. 3l5
déportés s'amendent , ce n'est que la plus petite partie qui
revient à de meilleurs scntimens; les autres mènent une
vie dissipée et criminelle ; ils sont tout , excepté ce qu'ils
devraient être, dans cette terre d'abondance, c'est-à-dire
heureux et vertueux. Souvent il leur arrive de se mettre
à la tête des bandes d'indigènes pour apporter le fer et le
feu dans les demeures des paisibles colons ; quelquefois, se
trouvant assez forts par eux-mêmes, ils ravagent les plan-
tations de leurs frères , et immolent ceux qui veulent s'op-
poser à leur brigandage. Le trait suivant, qui m'a été ra-
conté durant mon séjour à Hobart-Town , donnera une
idée de leur férocité. Ce sont les révélations faites , quelques
heures avant de mourir, par Édbuad Brouglon, qui fut
exécuté pour crime de désertion avec un autre scélérat du
nom de Macavoy, qui joue aussi un rôle dans cette san-
glante histoire.
1) Le parti de déserteurs auquel appartenait ce Broug-
lon, et qui s'échappa du port de Macquarie , se composait
d'abord de cinq personnes-, savoir : Richard Hutchinson ,
appelé communément Haut et Bas Dieu, homme de haute
taille , autrefois possesseur de deux riches troupeaux ,
l'un de moutons , l'autre de bœufs , dans la plaine de Berk-
hut , entre la Clyde et le Shannon , près de Cluny-Park,
domaine du capitaine Clark 5 un vieillard du nom de Co-
ventry, âgé de soixante ans environ ; Patrick Fagan , en-
fant de dix-huit ans, dune dépravation précoce et pro-
fonde -, et deux malfaiteurs , Brougton et Macavoy. Ces
cinq personnages occupaient une habitation en dehors de
l'établissement principal , sous la garde d'un constable. Ce
constable avait toujours témoigné à Brougton beaucoup
de complaisance , et ne lui refusait rien de ce qu'il pou-
vait décemment accorder-, néanmoins, au jour du départ,
celui-ci s'unit à ses quatre compagnons pour le dévaliser
3l6 SOUVEISinS DE I 'lI.E DE VA^"-DIEME^^
complètement. Ils ne lui laissèrent pas même un morceau
de pain , et ce malheureux , après la fuite de ses prison-
niers, attendit ainsi plus de trois jours avant d'obtenir
quelques secours du principal établissement. Déjà Broug-
ton avait à plusieurs reprises essayé de lui donner la mort
par surprise, sans avoir été d'ailleurs provoqué par aucun
mauvais traitement , comme il la déclaré lui-même , mais
jaloux de frapper en lui un instrument de cette autorité
qui Tavait à peine rétribué selon ses œuvres en le pro-
scrivant.
» Il semble que ces cinq misérables, engagés dans un
péril commun, auraient dû travailler de concert au succès
de Tentreprise. Il n en fut rien. La guerre éclata entre eux
aussitôt que leurs provisions furent épuisées. Sans s'être
communiqué leurs intentions , ils savaient tous qu'aucun
d'eux ne se ferait scrupule de tuer ses compagnons plutôt
que de mourir de faim. Aussi , de quels regards ils s'obser-
vaient -, comme ils se disputaient la possession d'une hache,
seule arme qu ils possédassent, et que jusqu'alors ils avaient
portée tour-à-tour. Elle était restée aux mains de Brougton ,
qui veillait chaque nuit auprès de son trésor. De concert avec
celui-ci, Macavoy, Coventry et Fagan désignèrent Hutchin-
son comme première victime ; ils tirèrent au sort pour sa-
voir quel serait l'exécuteur de la sentence. Ce fut Broug-
ton , qui se mit aussitôt à fœuvre , et d'un coup sépara
la tête du tronc. Ils dépecèrent aussitôt le corps dont ils
se partagèrent les morceaux , à lexception des mains ,
des pieds, de la tête et des intestins. Chacun deux vécut
sur sa provision. Après quelques jours de sécurité et d'a-
bondance , se voyant au bout de leurs vivres , l'alarme les
saisit de nouveau ; chacun d'eux croyait voir ses trois
compagnons prêts à s'élancer sur lui pour le mettre eu
pièces. Pas un n osait fcrmir les yeux, dans la crainte de
socvEMns DE l'île DK VAI^-DIE.MEN. ^in
ne plus les rouvrir. Cependant Brougton et Fagan con-
clurent entre eux une sorte de traité d'assurance , qui leur
permit de prendre quelque repos : alternativement l'un
veillait sur le sommeil de 1 autre. Cetle alliance rendait fort
crilique la position de Covenlry et de Maeavoy. Mais lais-
sons Brougton raconter lui-même le dénoûment de cet
horrible drame.
» Après Hutchinson , ce fui le tour du vieux Covenlrv,
une nuit qu'il était occupé à faire du bois dans la foret ,
Maeavoy, Fagan et moi nous tombâmes d'accord à ses dé-
pens. Mes deux compagnons voulaient que le sort décidât
encore entre nous 5 je refusai; car j'avais déjà tué mon
homme , et c était bien le moins qu'ils fissent à leur tour
la même besogne. Fagan prît l'affaix-e sur lui ; armé de sa
hache, il s'avança contre le vieillard, qui demandait merci,
et lui assena un coup sur la tête entre les deux yeux.
Comme il n'était pas mort, nous l'achevâmes Macavov et
moi, et le dépeçâmes ensuite. Nous mangeâmes de grand
appétit et sans ménager les morceaux , comme si nous
avions été sûrs d'avoir le lendemain du bœuf à notre fan-
taisie. Pendant le jour je portais la hache sur l'épaule, et
la nuit je la plaçais sous mon chef ^ oubliant que mes com-
pagnons avaient des couteaux et des rasoirs, je me crovais
en sûreté et dormais en conséquence. La chair de Coventrv
durait encore , lorsqu'une nuit Maeavoy se leva tout-à-
coup , l'air hagard , et s'approchant de moi , vint me pro-
poser d'aller tendre des pièges dans la forêt pour essayer
de prendre quelque kangarou. Fagan, qui nous avait en-
tendus, resta près du feu. A peine avions-nous fait trois
cents pas , que Maeavoy voulut s'asseoir. Quoique j'eusse
la hache sur mon épaule , je craignais que mon compa-
gnon , plus vigoureux que moi , n'essayât de me tuer. Ce-
pendant je m'assis, ayant soin de tenir la hache hors de la
II. 21
3lH SOXJVEKtnS DE L ILE DE VAN-DIEMEN.
portée de Macavoy. Je me méprenais sur ses intentions.
Quand nous fûmes assis : « Nous devrions bien , me dit-il,
tuer ce Fagan , qui pourra nous dénoncer un jour. )» Je
combattis vivement cette idée, et répondis du dévoùment
de Fagan, auquel j'aurais confié ma vie sans hésiter.
Après un assez long débat, nous revînmes à notre feu.
Fagan , étendu nonchalamment à terre , se chauffait.
« Eh bienl dit-il, en levant les yeux sur nous, avez-
vous dressé quelques pièges ? — Ce ne sont pas les pièges
qui manquent ici, répliquai-je , ni même le gibier. » Je
m'assis à la droite de Fagan , Macavoy se plaça à la mienne.
Je voulais faire part à mon jeune compagnon de ce qui
s'était passé ; mais le voisinage de Macavoy me forçait d'être
discret. Bientôt assoupi par la chaleur du feu , je m'étendis
sur le sol. Je m'endormais à peine, quand tout-à-coup je
fus réveillé par un cri d'effroi. Je me lève, et je vois
Fagan, la tête fendue et rejetant des flots de sang. Macavoy
pressait de son genou la poitrine du jeune homme et tenait
la hache levée sur sa tête. « Misérable! m'écriai-je, qu'as-
tu fait? — Nous voici sauvés tous deux ! » et à ces mots
il assena un second coup à sa victime. Fagan poussa un
gémissement étoufifé et expira. Je n'avais pas à récrimi-
ner ; j'aidai donc Macavoy à dépouiller le cadavre de Fagan
et à le faire rôtir. A tout événement nous fîmes rôtir le
corps entier -, nous y trouvions le double avantage de le
rendre plus léger et plus facile à cacher. Après quelques
jours de marche, nous nous trouvâmes dans le voisinage
de Macquis. Deux jours auparavant, nous avions entendu
le bruit d'une meute poursuivant un kangarouj c'étaient
des chiens sauvages. Nous prîmes le kangarou , qui nous
débaiTassa des restes de Fagan. C'est ainsi que nous arri-
vâmes aux marais de Macquis, seuls dépositaires des se-
crets de notre voyage. «
SOUVENIRS DE l'iLE DE VAN-DIEMEN. 3 I()
« J'ai transcrit cetépouvanlable récit pour prouver com-
bien il importe , dans la colonisation des déportés , de bien
classer les degrés de liberté qu'on veut leur accorder, sui-
vant la gravité de la peine encourue , les vices de leur
éducation , la perversité de leurs penchans , et combien il
S€ faut montrer sévère pour corriger les uns , intraitable
pour contenir les autres.
» Je n'ai poussé mes excursions aux environs d'Hobarl-
Town que jusqu'à l'endroit appelé Justin s FenyiXe Port-
Augustin), à douze milles plus haut sur le Derwent. Munis
de provisions suffisantes pour un voyage analogue à celui
qu'on ferait de la Tour de Londres à Woolwich, nous nous
jetâmes dans une barque dont la poupe symbolique re-
présentait deux mains unies : c'élait la gabare l Union,
appartenant au régiment. La brise enfla nos voiles, et nous
poussa loin du port et hors de la pointe Macquarie , dans
le courant du Derwent (i),
)) A deux milles d'Hobart-Town , le fleuve n'a qu'un
mille de large. A droite , ses bords sont rocailleux, escar-
pés et couverts de bois 5 à gauche, la côte forme un plan
incliné , semé de buissons , d'arbustes gommeux , de poi-
riers , etc. Plus loin elle décrit un arc, au milieu duquel
on aperçoit les jardins du gouvernement, peuplés d'une
riche variété de végétaux et d'arbres fruitiers , coupés d'al-
lées parfaitement entretenues, et semés de jolies fabriques :
c'est là qu'il faut admirer le triomphe de l'art sur la na-
ture. Aux portes de ces jardins , elle se montre dans sa ma-
(1) C'est dans le voisinage de ce fleuve que M. Sharlan J a décou-
vert une vaste plaine de plusieurs millions d'acres d'étendue et qui
promet d'clre très-fertile. La végétation y est magnifique; et comme
cette plaine est sillonnée par un grand nombre de cours d'eau, on a
tout lieu de croire qu'elle pourra recevoir diverses espèces de culture.
320 SOUVENIRS DE LILE DE VAN-DIEMEK.
jesté sauvage, hérissée de rochers et de hois, dont le pied
de l'homme n'a jamais sondé la ténébreuse horreur.
» Plus loin , toujours sur la rive gauche , la ville neuve
se dessine au fond d'une baie, qui offre un abri aux bâ-
timens ; la place est bien nommée , car les constructions y
sont clair semées et toutes récentes. Le gouvernement y a
établi une ferme-modèle. Sur ce point, le terrain se déboise
sensiblement ^ et à la vue d'une jolie maison appartenant
à M. Aorne, et entourée de prairies , on se croirait en An-
gleterre. A un mille au-dessus , sur la rive opposée , nous
débarquâmes au fond d'une petite crique, et après avoir
amarré, nous songeâmes à préparer notre diner. Nous trou-
vâmes un excellent combustible dans l'écorce de l'arbre à
gomme, quibrùle aussi bien que là térébenthine. Cet arbre,
comme tous ceux du pays , renouvelle annuellement son
écorce, et conserve son feuillage toute l'année. Allumer un
bon feu , faire rôtir quelques tranches de bœuf, procéder
gaîment à un modeste repas et remettre à la voile , fut pour
nous l'affaire de quelques minutes. Une heure après nous
entrâmes dans un golfe magnifique , aussi vaste que celui
d'Hobart-Town. A droite, une grande étendue de terre
récemment défrichée , des champs de blé touchant à leur
maturité, et l'aspect d'une ferme considérable avec tous
ses bâtimens d'exploitation, nous fit penser qu'on avait
songé dans l'origine à établir en cet endroit le chef-lieu
d'une colonie.
)) Au-dessus de cette baie , le fleuve se rétrécit encore.
Ses bords s'élèvent et se recouvrent de bois , au point de
masquer complètement le paysage, jusqu'à un mille du
Port-Augustin. Tout-à-coup il s'élargit et laisse voir des
sites magnifiques. Au lieu des collines blanchâtres qui
bordent la Tamise , vous apercevez une série de monta-
SOUVENIUS DE l'xLE DE VAN-DIEMEN. 321
gnes et de vallées qui se succèdent comme les vagues dans
une tempête ; sur leurs flancs bruissent par intervalles les
flots d'une sombre verdure , et leurs crêtes jaillissent du
sein de cette masse de forêts tourmentées par les vents.
Nous touchâmes enfin au Port -Augustin, et nous n'y
restâmes que le teras nécessaire pour y prendre une car-
gaison de moutons et repartir. »
( United Se/vice Journal. )
JOURNAL D'DN MEDECIN (i).
N^ XI.
LA CONSOMPTION.
PoLR toule ame religieuse et qui cherche à se rendre
compte à elle-même des événemens de ce monde et des des-
seins de Dieu , il y a dans les annales médicales un fait qui
se reproduit sans cesse et qui est un éternel sujet d'élonne-
ment , c'est la consomption. Elle natlaque pas le vice ^ elle
ne punit pas les excès. Ce qu'elle aime à frapper, c'est la
jeunesse, c'est la heauté, c'est la vertu. Vous êtes sûrs que
l'être marqué de sa fatale empreinte n'a rien de vulgaire j
ce sont des intelligences développées prématurément-, ce
sont les personnes les plus généreuses, les meilleures, les plus
sensibles, que le fléau moissonne,je ne dis pas de préférence,
mais avec une constante et insatiable cruauté. Je me suis
souvent arrêté devant les victimes de ce monstre , el mille
questions pleines de tristesse, accusations amères contre la
Providence el ses desseins , se pressaient dans mon esprit.
Ange destructeur, me demandais-je, pourquoi ne choi-
sis-tu pas pour victime la décrépitude ou le vice ? par
quelle subtilité infernale as-tu bravé ju^qu'ici toute l'ha-
bileté de la science , toute l'expérience des âges? Pourquoi
les êtres que Dieu a créés avec le plus d'amour et doués
des facultés les plus brillantes sont-ils ceux que la faulx
(i) Voyez les arliclcs! prérédcns clans les Kuméros 2 , 4 » 5 , 6 , 7 ,
8 , (j , 11, 1 5 et 24 de la seconde scric et dans le 2' de la Iroisiome.
I
L\ co^soMPTlo^. o-aS
Ueslruclrlce renverse sans pilié ? Quand tu te révèles à
l'observaliou, il est toujours trop tard ; la proie est certaine
et le coup mortel est frappé.
Que de familles j'ai vues, dans le cours de ma pratique,
désolées par ce fléau, privées de toute consolation, de
toute espérance, et adressant à Dieu les mêmes questions
douloureuses que je viens de reproduire ! Il serait facile
de fonder sur les suites naturelles de cette maladie un romau
tragique, dwjl le talent de l écrivain pourrait au{j;menter
l'intérêt-, tel n'est pas mon but. Je rapporterai simplement
et en peu de mois un des cas de consomption que j'ai eu
l'occasion d'oLserveri et, dans la foule de ces exemples,
je choisirai précisément celui qui présente le moins d'as-
sociations bizarres et de circonslanoes romanesques. Je
désire que Ton ne m'accuse pas d'exagération en lisant le
récit suivant. Le souvenir d'une créature angélique, enle^
vée au monde dans sa première fleur, est resté gravé dans
mon esprit en caractères douloureux, et rien n'est plus
éloigné de ma pensée que le désir de produire de l'effet et
de combiner un drame à l'usage des oisifs.
A dix ans, la petite miss Herbert était orpheline; son
père et sa mère, qui moururent, d'une mort préma-
turée, à peu de distance l'un de l'autre, la confièrent
aux soins d'un vieux baronnet, oncle de l'enfant, et
dont le caractère généreux et tendre semblait offrir plus
d'une garantie pour le bonheur de la jeune fille. Une pre-
mière affection trompée avait laissé dans lame de l'oncle
une trace douloureuse et inefiaçable. Il avait promis de ne
se remarier jamais. Sa fortune, délabrée par l'imprudence
et la dissipation de son père , n'aurait pas suffi pour sou-
tenir le rang qu'il occupait et le titre qu'il portait^ si l'in-
fluence d'un parent ne lui avait procuré une place fort
ucrative dans les Indes Orientales. On sait que telle est la
324 ^-^ COINSOMPTIOM.
ressource ordinaire des gentilshommes ruinés ^ et que ,
grâce aux singuliers arrangemens politiques de la Grande-
Bretagne, la plus belle contrée du globe, Tlndoslan n'est
aujourd'hui qu\m hôpital général à l'usage des fortunes
invalides des Trois-Royaunies.
Cette mesure nécessaire contrariait sous un seul rap-
port l'oncle , devenu le père de miss Herbert. Il s'était
attaché à elle avec celte vivacité, celte puissance des âmes
qui n ont pas dilapidé , si je puis le dire , le trésor de leur
affection. Tout son bonheur, toutes ses espérances se con-
centraient sur la petite orpheline j c'était à-la-fois une af-
fection de choix et de devoir, de dévoûment et de tendresse.
La laisser seule en Angleterre, exposée à tous les événe-
mens de la vie et loin de son unique protecteur, cette
pensée l'affligeait ^ mais il craignait aussi le climat de l'Inde
et son influence dévorante, si funeste aux Occidentaux et
aux organisations délicates. Ce dilemme l'embarrassait sin-
gulièrement. D'un autre côté, il redoutait encore davantage
l'éducation des pensionnats et la surveillance vague et inat-
tentive avec laquelle on élève les jeunes filles en Angleterre -,
aussi finit-il par se décider à emmener avec lui la jeune
fille; et, peu de tems après avoir atteint sa douzième an-
née , Élisa , tel était son nom, se trouvait à Calcutta : fleur
délicate et fragile , exposée aux rayons d'un soleil ardent et
aux influences d'un climat dangereux.
Ce n'était pas la beauté , la régularité des formes et des
traits qui distinguaient spécialement Elisa; à cet âge où je
la vis , elle pouvait servir de type à la délicatesse enfan-
tine. Rien de plus exquis ni de plus frêle que cette déli-
cieuse petite créature qu'un soufile paraissait pouvoir em-
porter et qui touchait à peine le sol. Devant elle , on eût
craint de parler trop haut, de faire un geste trop violent,
de froisser cette existence presque sylphidique et aérienne»
LA. COWSOMPTIOJN. 3'i5
Chez miss Herbert , tous les senlimeiis comme tous les
traits semblaient appartenir à un ordre de création moins
grossière et moins terrestre que la nôtre ^ c'était le tissu
d'une peau beaucoup plus fine; c'étaient des nuances de
teintes transparentes comme la porcelaine peinte-, c'é-
taient des cheveux plus déliés que la soie ; de longs cils
plus fins encore, et formant comme un voile sur des yeux
bleus d'une inexprimable douceur. Vous n'eussiez jamais
associé à l'image de miss Herbert rien de passionné ,
d'ardent ni d énergique; tout en elle était délicat jus-
qu au rafi&nement ; et , si elle eût vécu , sans doute
les scènes orageuses du monde 1 eussent brisée comme ces
fragiles esquifs lancés sur une mer aux flots lurbulens.
Son caractère était d'accord avec sa physionomie et son
cire extérieur. Il y avait de la malice , de la douceur, de
la grâce , de la rêverie chez la jeune fille. Elle aimait la
solitude et semblait fuir avec bonheur l'éclat, le bruit et
le mouvement ; mais celte mélancolie elle-même était mo-
dérée : ce goût pour la retraite était gracieux et délicat
comme toutes ses émotions. Son esprit facile , son heu-
reuse organisation lui donnèrent de bonne heure des talens
remarquables. La lecture des œuvres d imagination était
son goût le plus décidé. Il était difficile de rien concevoir
de plus pur, de plus séduisant et de plus piquant à-la-fois
que miss Herbert.
Sa mère était morte à vingt ans d une affection pulmo-
naire, et son père, six mois après, était tombé victime du
typhus. Miss Herbert avait hérité de la faiblesse de consti-
tution à laquelle ses parens avaient succombé; aussi les
soins les plus empressés l'entouraient dès sa naissance, et
peut-être sa faiblesse naturelle ne fit-elle que s'accroître
encore par l'effet de ce zèle et de ces soins exagérés.
Le sentiment de la convenance l'emportait dans l'esprit
326 LA CONSOMPTION.
d'Élisa sur toutes les autres pensées, et je ne sais com-
ment un romancier aurait pu modeler sur elle l'héroïne de
ces compositions sentimentales où tout se trouve, excepté
la vérité. L'exagération de toute espèce lui semblait men-
songe et lui était odieuse. C'était une netteté de pensées,
une finesse de tact , une justesse d'aperçu et une sagacité
de perception qui ne se démentait jamais. Dans les arts,
toute jeune qu'elle fût, elle aimait surtout la vérité-, dans
les livres, l'observation et la grâce; dans le monde, la
sincérité. Hélas ! comment aurait-elle fait pour vivre au
milieu de l'atmosphère de fausseté et de déception dont la
vie nous entoure à chaque instant. Un seul trait de son ca-
ractère suffira pour le faire juger. Elle était tout enfant,
lorsque son oncle la conduisit chez une vieille baronne an-
glaise habituée au monde et à cette emphase brillante de
langage qui passe pour de la grâce et du bon ton. Toute
charmée de la jeune enfant qu'on lui présentait , elle se
confondit en éloges, en flatteries, en exclamations qui dé-
plurent à la petite fille.
« Je ne veux pas, dit-elle à son oncle en revenant de
chez elle, je ne veux pas revoir celte dame, qui me prend
pour un ange et qui m appelle follement sa petite déesse \
c'est une menteuse , mon oncle , et je ne veux pas la re-
voir. »
Je ne sais si tous mes lecteurs sont frappés comme moi
de la finesse de tact et de l'amour du vrai qui se révélait par
ce peu de mots échappés à une si jeune enfant ; c'était
chose délicieuse de voir cette simplicité naïve, cette ame
sincère et cet esprit sagace , conserver leur candide et gra-
i ieuse pureté au milieu de toutes les recheiches du luxe
cl des preuves de tendresse aveugle que l'on prodiguait à
Élisa.
L'oncle, qui vivait retiré, el dont une mélancolie assez
LA CONSOMPTION. 32^7
douce, mêlée à quelques sentlmens misanlhropiques , for-
mait le caractère, voyait avec bonheur, mais avec crainte,
la jeune fille grandir ; et plus ses qualités rares, en se dé-
veloppant, augmentaient son affection pour miss Herbert,
plus sa crainte de la perdre augmentait. Cette anxiété était
le seul chagrin que la jeune fille donnât à sir Charles
Herbert.
a Ah ! me disait-il , je ressemble à ce matelot des Alille
et Une Nuits qui avait placé tous ses trésors sur une pe-
tite barque fragile 5 cette pauvre enfant, cette créature si
faible , emporte toute mon ame , absorbe toute ma pensée \
si je la perdais, voyez-vous, docteur, mon avenir fe-
rait naufrage , tout s'évanouirait , pour moi. Que fais-je
au monde ? je n'ai point de lien , point d'affection , point
d'espérance : elle . elle seule. Et , vous le voyez , elle est
trop belle , trop bonne pour ce monde 5 le ciel nous l'a
prêtée pour quelque tems , mais ne nous l'a pas donnée 5
et tous les soirs, quand je vais la voir endormie, il me
semble qu'au-dessus de sa jolie tète voltigent des messagers
célestes qui la réclament d'avance et qui vont bientôt me
l'enlever. Les sentlmens que me fait éprouver celte enfant
sont bizarres , mon cher docteur ; il me semble que c'est
une vision qui va m'échapper, et qu'à peine ai-je le droit
de réclamer, de demander au ciel son plus long séjour
parmi nous. Je vis dans l'appréhension continuelle de ce
moment fatal , que rien ne m'annonce cependant , et qui ,
je le crois du moins , décidera ma mort quand il arri-
vera. ))
La tendresse de l'oncle pour sa nièce , jointe à la crainte
de la perdre , s'accroissait de jour en jour, et bientôt ce
fut une idolâtrie. Après avoir passé un an à Calcutta, son
inquiétude sur la santé et la vie de sa nièce devint si vive
et si poignante , qu'il aima mieux renoncer à sa place et à
328 LA CONSOMPTION.
la pension considérabie qui lui était assurée , que d'ajouter
une seule chance à celles qui lui semblaient menacer son bon-
heuret l'existence d'Elisa. En effet, pour les phtliisiques, la
route de l'Inde est la route du tombeau, et dans ce pays ,
où l'air que l'on respire dévore, les moindres germes de
ce mal héréditaire éclosent et se développent avec une ra-
pidité effrayante. Malheureusement l'état de sa fortune
s'opposait à son retour en Angleterre , et quatre années
s'écoulèrent encore avant que les créanciers paternels ,
meute affamée et persévérante, eussent levé les hypothè-
ques dont les biens désir Charles étaient grevés. En vain il
sollicita auprès du gouvernement anglais une place moins
importante qui le ramenât dans sa patrie : il ne put l'obte-
nir. La conti'ariété qu'il éprouva altéra grièvement sa
santé et le rendit incapable d'exercer les fonctions qui lui
avaient été confiées^ il allait retourner en Angleterre pau-
vre et malade , quand la générosité bizarre d'un nabab {i)
releva sa fortune et ses espérances.
C'était l'ami intime de sir Charles Herbert ^ ce dernier lui
avait confié tous ses chagrins , ses craintes sur la santé de sa
nièce, et son vif désir de retourner en Angleterre et d'y
occuper une situation honorable et rétribuée. Malgré toute
son influence auprès des hommes puissans, le nabab,
livré à sa vie sensuelle et voluptueuse , n'avait pas tenté
une seule démarche pour son ami. Il n'avait pas d'enfant
ni de femme. Son testament , ouvert après sa mort, léguait
toute sa fortune, l'une des plus belles de l'Inde, à sir Charles
Herbert et à sa nièce , par indivis tant qu ils existeraient
tous deux , et réversible sur l'un ou l'autre dessurvivans.
A peine celte heureuse nouvelle fut-elle connue de sir
Charles , à peine se trouva-t-il en possession de la fortune
(i) Sobriquet douné aux Anglais qui s'eoncLib&eal aux Inde».
LA CONSOMPTION. isC)
du nabab, qui était nette et liquidée, qu'il fil voile pour
rAngleterre.
Déjà , pendant son séjour dans llnde , ses alarmes
avaient été éveillées par diverses circonstances. Il avait
consulté l un des praticiens les plus célèbres de Cal-
cutta, le docteur Charney. Il lui avait confié tous les
détails relatifs à la naissance de la jeune fille et aux craintes
qu'elle lui inspirait. Il lui avait fait remarquer la teinte
pourpre qui tacbait ses joues blancbes et l'excessive délica-
tesse qui la distinguait. Le docteur, par son ordre, était
souvent venu diner chez lui et s'asseoir auprès de miss
Herbert, qu'il devait observer attentivement. Soit légèreté,
soit inexpérience, soit peut-être que ce mal aÊPreux se voilât
encore sous des replis que Toeil de la science ne pouvait
soulever, le docteur, pendant le cours de ses observations,
ne découvrit aucun symptôme de pbthisie. La joie rentrait
dans l'ame de sir Charles quand son médecin lui appre-
nait que nulle tendance à la consomption ne se manifestait
chez la jeune fille , et qu'en la ramenant en Angleterre ,
on pouvait lui promettre une longue vie.
Mais Élisa se demanda quel était cet homme qui , étran-
ger à la famille , en devenait tout-à-coup le commensal ;
qui fixait sur elle un si long et si pénétrant regard ; qui
suivait tous ses mouvemens , écoutait toutes ses paroles 5
tâtait son pouls en riant , et la questionnait avec un in-
térêt si étrange sur son sommeil et sa santé. Élisa 'était
douée d'une grande finesse , et la tromper eût été difficile.
La maladresse du docteur Charney acheva de l'éclairer ;
il interrogea sa femme-de-chambre , qui redit à la jeune
personne les questions du docteur. Dès-lors elle se crut
attaquée d'une maladie dangereuse et placée sous la sur-
veillance secrète d'un médecin chargé de compter tous
ses pas et d'épier tous ses mouvemens. Un sentiment
33o LA COASOMPTION.
de gêne, de crainte et d'anxiélé naquit chez elle. A l'aspect
de cet espion médical dont on lui cachait la destination
et le titre, elle éprouvait un effroi involontaire 5 son
irritabilité nerveuse s'accrut douloureusement , et le ré-
sultat de cette précaution funeste fut d'agiter et d'in-
quiéter la jeune fille que l'on voulait conserver et sauver.
En vain l'oncle accumula mensonges sur mensonges pour
éloigner de lesprit de sa nièce cette fatale idée. Il avait
épuisé toute sa diplomatie pour lui faire croire que des
rapports d'affaires et des spéculations mercantiles attiraient
le docteur chez lui, lorsqu'un matin il vit Elisa toute
pâle entrer dans son cabinet. Après avoir embrassé sir
Charles, elle lui dit d'une voix émue :
u Mais , mon cher oncle , apprenez-moi , je vous prie ,
si j'ai quelque chose à craindre, et si je suis menacée de
phthisie. »
La soudaineté imprévue de cette question frappa sir
Charles de stupeur, et il balbutia long-tems sans rien pou-
voir répondre ^ puis , après être revenu à lui-même :
« Mais non , s'écria-t-il fort embarrassé , cela ne signifie
rien vous êtes une enfant mais, en vérité, c'est
très-ridicule quelle sottise ! quelle folie! »
Ses protestations furent si énergiques et si véhémentes,
son élonnement fut si mal dissimulé , son trouble fut si
évident, que la pauvre Elisa, en donnant à son oncle le
baiser d'adieu et souriant avant de le quitter, resta per-
suadée quelle avait deviné juste, que son mal était in-
curable , et qu'il fallait se résigner à une mort préma-
turée. Après son retour en Angleterre , elle-même me
donna ces détails , et je n'hésite pas à penser que cette er-
reur funeste influa beaucoup sur les progrès de la maladie
et sur la rapidité de son développement. En général, les
médecins n'étudient pas assez la partie morale de leur art -,
LA COiNSOMl'TION.
33»
ils ne savent pas assez combien Timaginalion a de pouvoir
sur nous ^ ils ne savent pas à quel point le corps est sous
la dépendance de l'esprit.
Depuis cette époque elle changea 5 sa vie avait été légère,
brillante et gaie comme le rayon du soleil qui se joue dans
Tespace ; mais cette élasticité , cette rapidité de sensations ,
qui avaient fait le charme de tous ceux qui la connaissaient,
s'évanouirent. Souvent elle resta seule dans sa chambre,
versant des larmes , et préoccupée de cette pensée unique
que les germes de la mort se trouvaient chez elle et la mi-
naient secrètement. De son côté, sir Charles, mécontent de
l'effet produit par sa malencontreuse surveillance, devint
irritable, inquiet et grondeur. Éllsa s'arma de courage et
affecta, auprès de son oncle , une gaité qu'elle était loin
de ressentir. Toute la paix de cette maison, naguère si
heureuse , était troublée ; une gène et une dissimulation
de tous les momens détruisirent le bonheur calme dont
elle avait joui. Rien ne put bannir de l'esprit d'Élisa l'im-
pression qu'elle avait reçue , et que les soins inquiets de
son oncle venaient encore augmenter. Une quinte de toux ,
le refus d'un aliment, une légère pâleur , suffisaient pour
donner aux craintes de sir Charles Herbert une intensité
pénible, dont le contre-coup agissait sur sa nièce. Le
propre de cette maladie est d'inquiéter long-tems et d'a-
jouter à la douleur que cause la perte d'un objet aimé,
la longue et cruelle attente du coup qui doit le frapper
sous nos yeux. Dans cette famille, cette crainte et cette
douleur commencèrent avant même que les symptômes
de la consomption se fussent déclarés. Quoi de plus af-
freux , je vous le demande , que de surveiller le progrès
de la mort chez un vivant, et de ne l'observer que pour
savoir si sa sentence de mort est portée !
Telle était la situation intérieure de cette famille , lors-
332 LJV CONSOMPTION.
que miss Herbert, à dix-huit ans, revit l'Angleterre. Le
vovage long et monotone , comme il est toujours , avait ce-
pendant donné une impulsion heureuse à toute son exi-
stence. La nouveauté des scènes , la brise maritime ,
qui ne manque jamais de communiquer une vigueur
nouvelle , mais quelquefois momentanée , à tous ceux
qui se livrent à son influence, tout semblait concourir à
raffermir la santé de la jeune personne ; les espérances
de l'oncle renaquirent plus vives que jamais , à son ar-
rivée à PUmouth. Qunnd il la vit s'appuyer sur le bord
du navire , Tœil rayonnant , la figure calme , fraîche et
riante , il crut que tout était fini , que toutes ses craintes
seraient trompées , et que le salut d'Élisa était assuré. Une
voiture les attendait sur le rivage ; elle franchit rapide-
ment, d'un pas bondissant et léger, l'espace qui la séparait
de sa voiture. Quand ils s'y furent assis ensemble , le
vieillard , dans sa joie , ne put s'empêcher de l'embrasser,
et de lui dire :
« Mon enfant , te voilà en Angleterre-, que Dieu t'y fasse
vivre heureuse! Long-tems, je l'avoue, lu m'as inspiré
des craintes ; mais maintenant que tu respires l'air de la
patrie , je ne sais pourquoi j'ai la conscience et la certitude
de ton bonheur et de ta vie. i> Sir Charles pleurait en par-
lant ainsi. Le célèbre docteur Baillie , qui vivait encore ,
et qu'il se hâta de consulter ne trouva dans la situation
de miss Herbert aucun sujet de crainte. « C'était , disait-
il , une jeune fille délicate , dont sans doute l'excès des
travaux et des plaisirs pourrait , si elle s'y livrait jamais ,
altérer la constitution ; mais à laquelle on devait promettre
une longue existence, si elle était bien dirigée, si elle ha-
bitait la campagne , et pourvu qu'elle se mariât de bonne
heure. «
Sir Charles Herbert, complètement rassuré, suivit à
LA c(^^soMl'•no^. 33ij
la lelUv les indications du doclour. Il aoliela , à peu do
distance de Londres , un château de slvle semi-gothi-
que, et dont les tourelles élégantes s'élançaient du sein
d une mer de verdure, ('e fut le sanctuaire où le vieillard,
idolâtre de sa nièce, prépara pour elle une existence à-la-
fois simple et charmante. Comme il ne vivait que pour
missHerhert, c'était une de ces passions uniques, dont la
force a quelque chose de merveilleux , et dont l'isole-
ment augmente la force. Souvent il s'asseyait près de la fe-
nêtre de la hibliothèque , les veux fixés sur la vaste pelouse
de verdure qui s'étendait en face du péristile gothique.
Celte scène sans drame était touchante par le sentiment in-
time qui s Y cachait ; la jeune fille , chaque jour plus belle
et qui gardait sa délicatesse enfantine en se rapprochant de
l'adolescence, était là , se jouant au milieu de la riche ver-
dure ; le chien de la famille , l'ami intime de la maison ,
était près délie, se couchant à ses pieds, s élançant ou
s'arrêlant à sa voix : et l'oncle, qui n'avait plus au monde
aucun lien , qui avait consacré à sa nièce tout ce qui lui
restait de sensibilité et d'espérance , passait des jours en-
tiers à suivre de l'œil les mouvemens de la jeune fille.
Elle avait dix-huit ans 5 sa beauté, son intelligence, se
développaient à-la-fois. Chercherai-je à communiquer à
mes lecteurs les idées et les sentimens que cette jeune
fille fil alors naître chez moi ? La plupart des hommes , ob-
servateurs inattenlifs , ajouteront peu de loi à mes paroles ,
et croiront que je revêts de couleurs idéales un être créé
par ma seule imagination. x\ux yeux de ceux qui exami-
nent plus curieusement les détails et les variétés de la vie,
mon récit restera encore au-dessous de la vraisemblance ;
ils savent avec quelle précocité ardente les facultés de l'es-
prit se déploient chez les êtres que la phthisie prédestina
a une mort prématurée.
il. 23
334 ^* CONSOMPTION.
Oui, j'ai entendu Elisa Herbert jeter dans une conver-
sation rapide plus d'idées élevées , plus de pensées saisis-
santes et neuves qu'on n'en trouve dans les oeuvres de
beaucoup d'auteurs à la mode ; et si je reproduisais ici
les observations naïves de la jeune fille sur le Tasse et sur
Mozart , sur les émotions que donnent la peinture et la
musique , on ne manquerait pas d'attribuer à je ne sais
quel charlatanisme d'écrivain et de conteur, la beauté, l'é-
nergie et la justesse de ces remarques. Par un phénomène
que les philosophes expliqueront s'ils le peuvent, il semble
que cette maladie , en arrachant d'avance ses victimes à
toutes les pensées terrestres, en éteignant dans leur sein
la flamme de la vie , attise celle de Tintelligence et de
lame.
Bientôt un sentiment plus vif que tous ceux qui avaient
iusque-là occupé miss Herbert , s'empara de son cœur.
Le jeune capitaine Fitz Williams lui offrit ses hommages ,
et , encouragé par sir Charles , digne d'ailleurs d'apprécier
le mérite de la jeune fille , il reçut l'aveu de l'amour qu'il
avait inspiré, amour qu'il partageait. Le sentiment du
bonheur parut augmenter la force physique d'Elisa : on
voyait chaque jour les deux fiancés parcourir à cheval les
belles campagnes du comté de Kent^ la mort avait ou-
blié sa proie. Rassuré sur l'état de sa nièce, l'oncle par-
tit pour l'Irlande, où quelques affaires d'intérêt l'appe-
laient. A son retour, il ne s'aperçut d'aucun changement
chez la jeune fille ; mais trois jours après , comme il était
assis dans son cabinet, et occupé à répondre à quelques
lettres , il vit entrer la femme de confiance qu'il avait lais-
sée auprès d'Elisa ; sa démarche et ses manières ambarras-
sées l'étonnèrent.
u Elisa serait-elle malade ? s'écria-t-il , en déposant ses
lunettes sur le bureau.
LA CONSOMPTION. !^35
— Non, monsieur, non, certes, répondit la femme de
confiance , tout alarmée de l'agitation du vieillard. »
Puis , avec mille détours , et au milieu des précautions
oratoires les plus multipliées, elle détailla les symptômes
alarmans qui s'étaient déclarés pendant l'absence de Ton-
de : une toux légère, des insomnies fréquentes , une trans-
piration froide , des accès de fièvre tous les soirs , enfin
« une rougeur pourprée sur la pommette des joues. »
L'oncle avait écouté le discours amphibologique de la
femme de confiance avec assez de patience et d'attention ;
mais à ces derniers mots , frappant le bureau de ses lu-
nettes qu'il brisa , et se levant tout-à-coup :
« La phthisie ! c'est la phthisie ! cette tache rouge , c'est
la mort ! Pourquoi ne me l'avez -vous pas dit.'' pourquoi ne
ra'avoir pas écrit en Irlande? ^e ne vous le pardonnerai
jamais, madame. »
Il sonna son domestique , et l'envoya aussitôt à la re-
cherche du docteur Baillie j mais ce dernier était malade ;
et sir Charles Herbert , fort mécontent d'ailleurs , eut re-
cours à mes services , faute de trouver mieux.
Ce fut alors que je me trouvai introduit dans cette fa-
mille, et que j'admirai la capricieuse et bizarre énergie
des affections de choix , de celles qui n'ont pour règle que
leur propre fantaisie, et non pas un devoir imposé. Jamais
père ne témoigna une inquiétude plus tendre pour sa fille ;
jamais mari ne sembla vivre plus entièrement de la vie
unique d'une jeune et belle épouse. A ce seul mot de
consomption , le pauvre oncle frissonnait de terreur. Dieu
sait quelles précautions il m'ordonna de prendre ! avec
quel zèle il me recommanda de ne pas laisser miss Herbert
soupçonner le danger qu'elle courait! Dieu sait avec quel
tremblement , quelle anxiété , quelle agitation , il m'intro-
duisit auprès d'elle ! C était un soir du mois de septembre 5
336 LA CONSOMPTION.
on prenait le thé dans un petit salon; les rayons mélan-
coliques (l'une soirée d'automne traversaient le feuillage
sculpté de la croisée gothique , et tombaient sur une jeune
fille délicate, vêtue de mousseline blanche, extrêmement
Lelle. C'était miss Herbert.
A peine mes yeux l'eurent-ils aperçue que je pressentis
tout ce qu'elle avait à craindre. Rien de plus alarmant
pour un médecin que la blancheur de ce teint contrastant
avec le carmin vif qui colorait la pommette des deux joues ,
et le lustre singulier de deux yeux noirs qui étincelaient
sous un front pâle. On ne pouvait s'y méprendre; le malin
même j'avais fermé les veux d'une jeune fille que cette
cruelle maladie avait enlevée à sa famille désolée. Je re-
connaissais trop bien cette tache sanglante dont elle stigma-
tise ses victimes. Elle me salua en silence , et se rassit. Puis
ses yeux se reportèrent sur son oncle , dont l'air décon-
tenancé révélait toutes les terreurs.
Cette visite nous fut pénible à tous : à la jeune fille , qui
savait bien que sa vie était en danger; à sir Charles, qui
essayait en vain de dissimuler son trouble ; et à la femme
de confiance, qui depuis long-tems vivait dans l'intimité
de la famille, et qui aimait beaucoup Elisa. Pendant près
d'un quart d'heure , nous fûmes embarrassés de notre
contenance. Enfin, apercevant un piano, j'adressai à la
jeune fille quelques complimens sur son talent pour la mu-
sique ; elle sourit en m'entendant parler ainsi . et son sou-
rire était mêlé de dédain ; elle avait l'air de dire : u Vous
jouez un rôle, et je m en aperçois.» J'osai continuer à
parler du même sujet, et je la priai de jouer une sonate
de Beethoven , qu elle exécuta avec beaucoup de goût et
de talent. L'onde se retira, et me laissa seul avec Elisa
et la femme de confiance. Mon examen et mes observations
ne firent que me confirmer dans l'opinion que j'avais déjà
I.A CONSORU'TIOW. ^07
formée : ce pouls rapide el irrégulier , celte respiration
embarrassée et ardente , trahissaient déjà les progrès de
l'ange funèbre qui frappait de ses ailes de mort le IVunt
pâle de la victime. Elle ne savait pas que toutes les ré-
ponses qu'elle me donnait signaient la sentence fatale.
Pendant que d'un air d'indiflerence et de nonchalance je
m'efforçais de la rassurer, la conviction de sa perte infail-
lible s'afifermissait dans mon esprit. Elle m'écoutait avec
une crédulité apparente qui me faisait mal.
« Adieu , lui dis-je en la quittant 5 avec cette figure-là
on a rarement besoin de médecin.
— Merci , merci , me dit-elle en plaçant sa main dans
la mienne. Vous êtes bien bon de dissiper mes craintes ; je
vous en prie , allez chez mon oncle , et calmez-le , car il
est très-inquiet. »
J'avais pensé que miss Herbert s'était laissé décevoir
, par mes paroles; mais il n'en était rien. A peine eus-je
quitté la chambre , elle se retira , comme je l'ai appris de-
puis , dans un petit oratoire écarté , où elle pleura long-
tems. Elle m'avait deviné.
Mon devoir , envers sir Charles Herbert , était de lui dire
la vérité , la cruelle vérité tout entière. Je le trouvai de-
bout dans son cabinet, tenant à la main son chapeau et
ses gants, el prêt à me suivre jusqu'à la porte du parc.
« D'après tout ce que je viens de voir et d'entendre,
lui dis-je , le devoir pénible de ma profession m'oblige
de vous avertir que les premiers symptômes de la con-
somption pulmonaire se sont déclarés chez votre nièce.
Sans doute , des soins médicaux , le changement de climat,
peuvent éloigner le danger et retarder le jour funeste ;
mais , je le dis avec douleur et regret , la main de Dieu
peut seule la sauver.
338 LA CONSOMPTION.
— Dieu miséricordieux! s'écria sir Charles, qui s'ap-
puya pendant quelques minutes, sans parler, sans remuer,
sur la grille du parc.
— Mais j'ai oublié de vous dire, s'écria-t-il tout-à-eoup
et comme par un souvenir subit , j'ai oublié de vous dire
qu'Élisa a retrouvé son appétit. N'est-ce pas un symptôme
heureux? dites , docteur^ répondez! répondez-moi! »
Ma réponse fut cruelle , et produisit sur lui l'impres-
sion la plus profonde. Je lui dis que tous les poitrinaires,
attaqués mortellement, retrouvaient leur appétit peu de
tems avant la mort.
Alors ce malheureux homme , dont toute l'existence s'é-
tait transportée pour ainsi dire dans celle de sa nièce , se
livra sans réserve à un désespoir affreux.
« Il faut donc que cet ange meure ! s'écriait-il , il le
faut! Quoi ! docteur, ma fortune entière ne la rachèterait
pas ? Venez chez moi , logez-y, disposez de tout , mais sau-
vez-la, rendez-la-moi. Si c'est en Italie, si c'est en France
qu il faut la conduire, je suis prêt : car, voyez- vous, c'est
ma vie que sa vie , et quand elle ne sera plus , que ferai-je
au monde ?. ..
— Calmez-vous, repris-je, surtout en sa présence:
A ous hâteriez sa mort.
— Ah! docteur, c'est une ironie, une ironie bien amère!
Comment voulez-vous que je la regarde ? elle ne vit plus ,
(.lie est déjà sous le linceul ! »
Le lendemain j'eus une nouvelle entrevue avec miss
Herbert , entrevue à-la-fois plus intéressante et plus pé-
nible que la première. La pauvre enfant analysa ce qu'elle
ressentait avec une sagacité remarquable. C'était , disait-
elle, uu vide intérieur, la vie qui semblait lui manquer
el la fuir, un malaise sourd et secret, un besoin continuel
lA COiNSOMPTIOJs. 33()
de se soulaj^cr par une expectoration Iréfjueiile , à laquelle,
hélas ! le sang venait se mêler. Enfin , c était la phthisie
tout entière.
« Combien de tems croyez-vous que j'aie à vivre encore?
me demanda-t-elle d'une voix très-faible?
— Au nom du ciel , lui dis-je , jamais de pareilles ques-
tions! elles sont insensées, elles sont inutiles!
— SoufFrirai-je beaucoup?
— Non , je ne le pense pas , quant à présent , ajoutai-je
en appuyant sur ces derniers mots, et un climat plus doux
peut encore vous être très-utile, w
Le corps faible de la jeune fille tremblait à ces paroles ,
et sa tête , qui s'agitait, semblait me dire qu'elle ne croyait
plus à mes promesses.
« Pauvre oncle ! s'écriait-elle j pauvre Williams ! »
Elle tomba évanouie entre les bras de ses domestiques.
Sir Charles, doué dun tempérament irritable et auquel
les contrariétés de la vie n'avaient jamais appris la pa-
tience , entra tout-à-coup , et sa douleur se manifesta par
des accès de colère. Homme bien élevé et de manières élé-
gantes , on l'entendit proférer les malédictions les plus
horribles. On le vit charger de coups ses laquais, et sacri-
fier tout ce qui l'entourait à cette irritation violente par la-
quelle il était dominé. Quand je lui représentais linutilité
et la folie de sa conduite , c'était sur moi que tombaient ses
injures, sur la médecine et les médecins qu'il déversait
ses anathèmes.
« Est-ce que vous croyez que je plaisante, docteur ? et
vous-même, riez-vous, ou prétendez -vous m'insulter ?
Quoi! elle meurt pied-à-pied, par lambeaux, sous mes
yeux , et vous voulez que je sois tranquille ? Non , je suis
fou! je suis fou de douleur! Damnation sur les âmes froi-
des et sur les hommes sans cœur ! »
.^4" ^^ CONSOMPTION.
Rieiilôt j'eus deux malades à soif^ner au lieu d'un < cJ jt
»raignis que la tblie ne s'emparât du vieillard. Celait
un de ces esprits ardens et mélancoliques qui ne re-
çoivent qu'une idée à-la-lois , et qui s'y livrent sans ré-
serve. Les efforts qu'il fit pour concentrer et dissimuler les.
émotions violentes auxquelles il était en proie lui donnè-
rent une fièvre interne qui le retint au lit pendant long-
tems,
Lorsque le docteur Batllie, qui a t'ait des aft'eclions phthi-
siqucs une étude particulière , eut échappé à la maladie
dangereuse qui avait menacé sa vie, j'allai le consulter, et
je le conduisis auprès de miss Herbert. Nous la trou-
vâmes sur son lit, à demi déshabillée, la main droite
étendue sur ses yeux fermés , et tenant de la main gauche
un petit ruban noir auquel était suspendu un médaillon
qui renfermait une mèche de cheveux du capitaine. Elle
se souleva lentement à notre aspect, et donna son bras
au docteur Baillie. Ce dernier resta quelque tems en si-
lence, et sortit de la chambre, après avoir adressé à la
jeune fille quelques paroles consolatrices dont le sens ne
m'était que trop bien connu. L'oncle fit un geste véhément
quand il nous aperçut , et se levant de la chaise longue sur
laquelle il était couché , il se tint debout devant la chemi-
née, sans oser nous adresser un mot. L'expression de ses.
yeux hagards était effrayante.
« Sir Charles , lui dit mon confrèie , les prédictions
du docteur *** se réaliseront, je crois ; l'automne qui s'a-
vance , et l'insalubrité du climat anglais pendant cette sai-
son, menacent les jours de la malade. De toutes les variétés
de la phthisie, la plus redoutable pourrait l'atteindre et
l'enlever si elle ne changeait de température. Allez en Italie
avec elle-, c'est le seul moyen possible de détourner le coup
qui la menace, d
LA CONSOMI'TIOK. ^/jl
En effol, Irois semaines après, loule la lamillc était à
jNaples
Peu de jours avant ce départ , je venais de rentrer chez
moi très-fatigué et j'allais me coucher, quand le tintement
prolongé de la sonnette de nuit se fit entendre, et un do-
mestique en livrée , conduit par mon valet-de-chamhre ,
précéda d'une ou deux secondes à peine l'entrée d'un jeune
homme qui se précipita dans ma chambre à coucher. Il
était en habit de voyage : sa figure était pâle , son œil It rue
et cave , sa voix émue et sombre. C était le capitaine Fitz-
Williams, qui avait passé quelques semaines en Ecosse,
chez un de ses parens , et qui avait appris tout-à-coup la
situation de miss Herbert. Je ne négligeai aucune des res-
sources auxquelles les médecins ont recours pour le calmer
el lui rendre l'espoir.
Je ne puis dire combien j'avais lame touchée.
a Allons , dit- il , je vois ce qu'il en est ; elle et moi nous
sommes condamnés. Pourquoi ai-je vu miss Herbert?
pourquoi l'ai-je entendue jamais ? »
Ces gens qui se disent philosophes et qui couvrent ainsi
d'un beau titre leur existence imparfaite ; les hommes
blasés dont le monde regorge et qui ne conçoivent de
peines ou de jouissances que la privation ou la liberté illi-
mitée de leurs plaisirs sensuels-, ceux-là même n'eussent
pas osé prêcher au pauvre capitaine leur théorie d'é-
goïsme -, ils eussent été saisis d angoiss.es en se tenant
près du lit douloureux qui la renfermait. Ce n'est pas une
maladie comme une autre , c'est la mort elle-même debout
auprès de la victime , et , comme ce personnage du Dante
ttivahissant sa proie par degrés ; c est surtout la certitude
cl le progrès lent du fléau qui rendent sa présence plus
hideuse que celle de toutes Us maladies auxquelles on a,
34'^ LA COASO.MI'TIOA.
si ce n'est l'espoir , du moins la possibilité vague d arra-
cher la victime qu'elles menacent.
Le capitaine quitta le service , suivit , en Italie , sa fian-
cée, et y resta avec elle jusqu'au mois de juillet. Le déli-
cieux climat de Naples sembla ranimer quelque tems,
dans le sein de la jeune fille , le feu de la vie , et , trompés
par cet espoir fugitif que la phlhisie fait toujours briller à
un horizon lointain, l'oncle et Fitz-Williams crurent pen-
dant quelque tems qu'ils pourraient la conserver. Ainsi
qu'il arrive , leur affection devenait plus vive et plus forte
à mesure que l'objet de cette aCFeclion approchait du terme
fatal. Enfin , Elisa manifesta le désir de retourner en
Angleterre -, elle ne voulait pas , disait-elle , mourir ail-
leurs que dans son pays, être ensevelie ailleurs que près
de sa mère.
Je la revis alors, ce n'était plus la même personne ^ cette
fleur délicate que j'avais vu s'épanouir était là devant moi,
brisée , froissée , abattue j vous eussiez dit un de ces beaux
lis qui, le soir, se balancent sur leur tige flexible, et qui,
le matin , quand l'orage a secoué leurs corolles et déchiré
leurs feuilles , gisent tristement sur la terre. Dans le
même salon où je l'avais aperçue pour la première fois,
elle était assise, ou plutôt couchée, sur une ottomane
en face de la grande fenêtre gothique dont j'ai déjà
parlé. Lorsque j'entrai , les personnes qui étaient présentes
m'avertirent par un geste significatif que miss Herbert
était endormie; j'effleurai à peine le parquet, de peur
de troubler son repos, et je m'arrêtai enfin devant la jeune
fille. Ah! combien sa maigreur et sa pâleur faisaient peine
à voir! c'était une ombre. On l'avait enveloppée d'un grand
schall des Indes pour lu descendre plus facilement de sa
chambre à coucher; sa simple robe de mousseline blanche
brillait sur le fond noir et les palmes rouges du cachemire.
].A COJVSOMl'TION. à.^S
Ses pieds amaigris et ses petites jambes déliées disparais-
saient sous le salin et la soie , qui n'en dessinaient plus les
formes^ chaque jour lui avait enlevé quelques débris de
l'ancien embonpoint qui caractérise la santé. Il était dif-
ficile de croire que cette jeune fille vivait; qu'il y avait
encore du sang et des muscles sous celte peau transparente 5
vous l'eussiez prise pour le symbole du sommeil d'un Ange,
pour une délicate sculpture du ciseau de Canova. De
longues manchettes noires , dans lesquelles ses petits bras
flottaient, rendaient plus brillante encore la blancheur de
sa peau. Sa taille, serrée par un ruban bleu-de-ciel , sem-
blait appartenir à une jeune fille de dix ans plutôt qu'à
une personne de l'âge d'Éli^a. Aucun mouvement : on
eût placé une feuille de rose sur les lèvres de la malade ,
que cette feuille n'aurait pas frémi. Les chairs , en se re-
tirant, avaient laissé à découvert la symétrie et la régula-
rité naturelle de ses traits délicats : c'était presque un sque-
lette 5 mais un reste de beauté exquise rayonnait encore
sur ce demi cadavre. Oh 1 c'était une chose affreuse à voir !
Et le vieil oncle , dont la tète était nue, dont le front déjà
blanchi avait perdu tous ses cheveux depuis l'époque où
sa nièce avait été condamnée , essuyait avec un mouchoir
de batiste, qu'il promenait sur la figure d'Élisa, les gouttes
de sueur froide qui coulaient de ses tempes creusées et de
son front jauni.
Cependant elle leva les yeux , tourna la télé , et , me
voyant assis auprès d elle, me tendit sa main en souriant
tristement.
H Suis je bien changée, docteur? » me dit-elle d'une
voix si faible, que je saisissais à peine les paroles qu'elle
prononçait.
— Je vois avec chagrin , lui répondis-je, que vous êtes
faible et amaigrie.
344 ^^ CO«SOMPTlO>.
— El mon pauvre oncle , s'écria-t-elle , n'est-il pas bien
changé aussi ?»
Puis elle étendit de son côté son petit bras blanc, .qu elle
semblait avoir peine à supporter; elle ne put atteindre jus-
qu'à lui : le vieillard se leva et couvrit de baisers le front
de sa nièce.
« O ménagez-moi , ménagez-moi , dit-elle , votre ten-
dresse me tue. »
Alors elle se leva , et , retrouvant toute sa force dans une
émotion subite, elle quitta la chambre en fondant en
larmes.
Tous ces détails , dont la monotonie , je le crains du
moins, fatiguera le lecteur, composent le fond de celte
tragédie domestique, sujet banal de conversations indif-
férentes, et qui se nomme une maladie. Déjà le pouls ne
battait plus ; déjà les artères semblaient paralysées; déjà le
froid de la mort était entré dans ses veines si jeunes. Eh
bien! le vieillard espérait encore. Un peu plus d'éclat dans
le regard, un peu plus de fraîcheur dans le teint, suffi-
saient pour ranimer cette foi aveugle dans l'avenir , que les
parens ne veulent jamais perdre et qu'il était impossible
de détruire.
Je me rappelle surtout une soirée qui m intéressa si
vivement et si tristement que je ne peux résister au désir
d'en retracer le souvenir dans ces pages. On sait quel est
le caractère spécial de la musique de Mozart , et surtout
de sa musique sacrée. C'est quelque chose d'intellectuel
qui ne s'adresse point aux sens , mais à l'ame , et qui fait
vibrer les cordes les plus intimes et les plus délicates de
nos sentimens religieux ; quelque chose de solennel , de
tendre, de profond, de sublime. Personne n exécutait
celle musique avec un sentiment plus juste et plus exquis
qu'Elisa ; en effet , ces accords suaves , mais non volup-
LA CONSOMPTION. 34 5
tueux, semblaient être en harmonie avec l'ame de la jeune
fille, et correspondre avec ses penchans.
(( Allons, lui dit son oncle, Elisa , mon enfant , joue-
nous celte belle messe de Mozart que tu répétais hier au
soir. Docteur, vous le voulez bien, n'est-ce pas? c'est lu
seul plaisir qui me soit resté. »
En effet, Elisa se mit au piano. Jamais je n'ai apprécié
le génie de Mozart plus complètement que ce soir-là.
Comme ses douces et solennelles mélodies tombaient sur
mon cœur, caressaient mon oreille , et faisaient jaillir les
larmes de mes yeux ! comme ce sentiment douloureux et
céleste que Mozart a imprimé à tous ses œuvres reli-
gieux se faisait profondément et vivement sentir ! comme
cette belle et grandiose harmonie devenait sublime sous
les doigts de l'ange mourant que je contemplais avec dou-
leur ! Je pleurai , je l'avoue , et miss Herbert s'en aperçut.
« C'est une musique déchirante, n'est-ce pas, docteur ?
me dit-elle.»
L'oncle , dominé par son émotion , fut obligé de se re-
tirer.
« Quand on me déposera dans le tombeau , dit Élisa ,
je voudrais que cette musique fût exécutée sur l'orgue...
Il l'aimait aussi. . . lui ! »
Elle soupira , et de l'extrémité opposée de la chambre ,
un autre soupir profond s'éleva comme un écho 5 c'était
sir Charles , qui venait de rentrer, et qui , la figure cou-
verte de son mouchoir , essayait en vain de réprimer son
émotion
A quoi bon prolonger le douloureux récit de cette ago-
nie ! Chaque jour la maigreur d'Elisa et sa pâleur révélè-
rent un nouveau progrès du mal qui la dévorait. Le capi-
taine Fitz-Williams, qu'une fièvre cérébrale avait retenu
d.\6 LA COKSOMPTION.
à Milan , revint trop tard, hélas ! et ne retrouva plus que
le débris inanimé de celle qu'il aimait. J'avais assisté au
dernier moment de la jeune fille, dont l'imagination s'était
exaltée , dont l'esprit s'était animé d'une flamme poétique
pendant le délire de la fièvre qui s'empara d'elle. Morte ,
elle enlraina dans la tombe et le vieillard et le jeune
homme. Paisse le souvenir que je lui consacre ici exciter
quelques sympathies ! puisse ce triste drame sans situa-
tions et sans mouvemens , celte peinture fidèle de scènes
qui , dans la vie réelle , se sont si souvent reproduites , et
ont brisé tant de cœurs affectueux, ne pas rebuter le lec-
teur!
(Blackwood's Magazine. )
^^iscelTrtnées.
LES CHASSEURS
LES PROPRIETAIRES DE CHASSES.
Le gibier est-il une propriété réelle ? Oui , répondra le
propriétaire qui élève du gibier et qui sait tout ce qu'il lui
coûte. Non certes, vous diront au contraire les bracon-
niers de profession et le gentilhomme qui fait ce métier
par fantaisie , braconnier amateur. En général on est tenté
de croire que l'animal des bois et l'oiseau des forêts ap-
partiennent à tout le monde. Pourquoi le propriétaire du
sol prétendrait-il seul au droit de tuer ce pigeon ou ce
faisan, que certes il na pas créés? De ce qu'un lièvre
habite mes domaines et élève sa petite famille sous l'abri
protecteur de mes genêts , s'ensuit-il qu'il devienne nou-
seulement mon vassal et mon esclave , mais ma chose , et
que vous méritiez une punition sévère si vous le tuez dans
la plaine qui m'appartient?
Les lois anciennes de l'Angleterre, toutes aristocratiques
et féodales, l'avaient jugé ainsi; leur rigueur contre les
braconniers allait jusqu'à lalrocité. Non-seulement elles
frappaient des punitions les plus sévères tout homme con-
vaincu d'avoir tué ou pris le gibier d'autrui , mais le châ-
timent devenait plus rigoureux encore si le gibier avait
été vendu au marché par le coupable. La prison , le car-
34B LES CHASSEVKS
can , rexposiliou publique, les solitudes de Bolany-Bay ,
menaçaient quiconque osait enfreindre ces décrets bar-
bares. L'âge qui vit naître cette jurisprudence draconienne
en explique la sévérité exagérée. Plaisir royal , la ebasse
avait droit à une protection spéciale ; et Thomme de ro-
ture qui s'v livrait commettait le plus grand des crimes
sociaux. Ne croyez pas qu'on voulût punir seulement un
attentat à la propriété. Non -, mais on châtiait l'audace de
l'homme du peuple qui empiétait sur le domaine des es-
hattemens féodaux.
Il V a peu d années , ces lois sévères et sans rapport avec
nos mœurs, ont été abrogées. On les a remplacées par une
autre jurisprudence qui, au lieu de punir le braconnier,
le protège ; qui , au lieu de conserver au propriétaire son
gibier , le lui enlève. Naguère on voyait de pauvres mal-
heureux traînés devant tous les tribunaux de l'Angleterre,
subir des punitions cruelles sans rapport avec leurs dé-
lits. Aujourdhui, sur cinquante braconniers que le juge-
de-paix examine et dont le délit est évident, il n'en est
aucun qu'il puisse condamner aux termes de la loi.
La loi émanait autrefois de l'aristocratie 5 aujourd'hui
c'est la démocratie qui l'a dictée. Entre ces deux ex-
trêmes, un bon législateur ne pourrait-il trouver le moyen
terme , celui de la modération et de l'équité ? Sous ce
rapport , la propriété n'est plus protégée en Angleterre ;
les dépenses faites pour élever le gibier sont perdues.
Comme c'est toujours au moyen de lacets et de pièges que
les braconniers accomplissent leur vol ; comme le gibier
pris de cette manière se conserve beaucoup plus long-
tems que le gibier frappé d'un coup de feu \ le gibier volé
a l'avantage sur le marché. Une prime est donc accorder
aux braconniers, qui se trouvent dans une position beau-
coup plus avantageuse que le propriétaire , à moins que
r>T LES PUOPIlIl^.TAir.F.S DE CFîASSFS. 3/]q
ve. dernier ne consente à devenir braconnier lui-même.
Les races se détruisent , les dépenses faites pour les élc^
ver, non-seulement cessent d'être productives, mais w.
servent qu'à encourager les délinquans.
Déjà les braconniers se réunissent en grandes troupes,
envahissent les domaines des propriétaires ruraux , et ré-
sistent à main armée aux gardes-chasse qui ne sont ni en
force ni en nombre. Les gardes-chasse , devenus inutiles ,
reçoivent leur congé. L'année dernière , six cents gardes-
chasse ont été privés de leurs places, et l'état de bracon-
nier, le seul qui fût en harmonie avec leurs habitudes,
leur dernière ressource , est devenu leur asile.
Telle est la singulière situation de l'Angleterre , sous
un point de vue dont peu de J3ersonnes s'occupent , et qui
plus tard doit avoir d'étranges résultais. Les proprié-
taires se fatigueront d'entretenir et de conserver à grands
frais une richesse que la loi permet au premier venu de
dilapider; les plantations , consacrées exclusivement à la
chasse, seront abandonnées ou détruites, et la terre,
rendue fertile par les couches végétales qui l'auront amé-
liorée, sera convertie en teriain de culture. Cherchons
encore les conséquences plus lointaines de la législation
nouvelle ; la destruction des forêts entraînera la disette
du bois, et les gens riches, privés du seul amusement qui
les attire dans leurs domaines, au lieu de vivre sur leurs
terres , les feront administrer par des fermiers et des iii-
tendans. Voyez combien l'Irlande et la France ont souffert
par suite de ce système. Le paupérisme irlandais , devenu
proverbial, n'a pas d'autres sources 5 et, parmi les causes
efficientes et immédiates de la révolution française, il faut
compter et placer en première ligne l'existence des grands
seigneurs à la cour , loin de leurs châteaux qui se déla-
braient, loin de leurs terres peuplées de paysans affamés.
M. î3
35o LES CHASSELTvS
Que Ion ne dise pas que la grande chasse, la chasse au
sanglier et au renard, se soutiendra. Le renard ne vit que
de gibier , et le gibier une fois détruit , il disparaîtra lui-
même -, la grande chasse doit s'évanouir avec lui.
Cet enchaînement de causes et d'effets peut sembler
étrange aux personnes frivoles, qui ignorent combien une
circonstance presque inaperçue et un détail en apparence
méprisable , peuvent avoir de ramifications éloignées et
d influences secrètes. Quant à la prospérité future du
pays , l'excessive indulgence des lois sur le braconnage com-
promet plusieurs intérêts , ainsi que nous l'avons prouvé.
Mais celte question se représente encore en théorie : le gi-
bier est-il une propriété ?
Je permets au cockney de Londres ou au badaud de
Paris de résoudre négativement cette question. S'il con-
naît le gibier et s'il l'apprécie , c'est sur sa table , lorsque
le cuisinier vient de l'apprêter selon la règle. Son érudi-
tion sait distinguer la chair du faisan de celle du dinde , et
la saveur de la perdrix de celle du pigeon -, mais voilà tout.
Quelle est la vie de ces animaux? comment les éleve-l-on ?
quels sont leurs caprices et leur mode d'existence ? exi-
gent-ils des dépenses et des soins, ou suffit-il de les par-
quer et de leur offrir un abri? La plupart des habitans
des villes et ceux qui regardent le gibier comme n'étant pas
une propriété réelle , ne sauraient répondre à une seule
de ces questions.
Apprenons-leur donc, puisqu'ils l'ignorent, qu'il n'est
aucune propriété qui mérite ce titre mieux que le gibier.
Le chien , que vous avez élevé et nourri , vous appartient
assurément, et il a sa valeur. Le gibier coûte mille fois
davantage ; pour s'en procurer , il faut planter des arbres
sur de grandes étendues de terrain, ce qui exige de grandes
mises de fonds , et ne donne de profit certain qu'à vos
KT LES PUOPniÉTAinES DE CHASSES. 65 l
descendans. Un propriétaire qui convertit en plantation
une centaine d'acres de terre, perd par ce seul fait une
centaine de livres sterling par année , pendant fort long-
tems, et plus de la moitié de cette somme lorsque Té-
mondage et les buissons lui rapportent un faible profit.
Le faisan , le lapin , la perdrix , coûtent beaucoup à éle-
ver. Si le faisan ne trouve pas sur vos terres une nourriture
abondante , il vous quittera et se placera sous la protection
de quelque propriétaire plus babile , qui lui donnera les
espèces de grains qu'il préfère. Le faisan n'est après tout
qu'une espèce de poule ou de coq à demi apprivoisé , qui
perche sur un arbre au lieu de vivre dans un poulailler.
Pendant les mois d'hiver , Je faisan occasione une dé-
pense très-considérable.
Si le lapin et le lièvre ne vivent pas de grains achetés par
le propriétaire , ils se nourrissent d'une manière encore
plus coûteuse pour lui , et font un dégât qu'il est obligé de
payer. J'ai vu un propriétaire perdre le produit tout entier
de dix-neuf acres de terrain dévastés par ces animaux. En
donnant la même somme d'argent, il aurait acheté assez de
lièvres et de lapins pour nourrir sa famille pendant dix an-
nées. En général , personne ne paie plus cher le gibier que
celui qui l'élève -, si vous achetez au marché la tète de faisan
trois schellings et six pences , celle que vous abattrez d'un
coup de fusil, sur vos domaines, vous coûtera en défini-
tive plus d une guinée.
Quant au pigeon, on peut le considérer comme la pro-
priété générale et indivise de tous les possesseurs de ter-
rain -, les pigeons volent d'un domaine à l'autre , se nour-
rissent de tout ce qu'ils trouvent et ne choisissent aucune
résidence fixe 5 mais ils n'en sont pas moins la propriété
du maître qui les nourrit. Joignez à ces frais l'entretien
fort dispendieux des gardes-chasse et des gardes-cham-
352 LB.S CHASSECnS
pèlres, celui des chiens et les droits payés pour le gou-'
vernemenl : vous verrez à quelles dépenses entraine le
désir d'avoir du gibier sur ses terres. Ses ennemis natu-
rels , les oiseaux de proie de diverses espèces , le hibou ,
l'orfraie , la corneille , le geai , la pie , le corbeau , le chat
sauvage , la belette, la fouine , le blaireau , le détruiraient
en peu de tems, si le garde-chasse ne leur faisait une
guerre continue et fort coûteuse.
Difficile à élever , il Test également à conserver et à pro-
téger. Le braconnage , qui n'est après tout qu'un délit se-
condaire , un vol sans effraction et sans abus de confiance,
est en outre encouragé par tous ceux qui , sans être pro-
priétaires, veulent se procurer du gibier et le placer sur
leur table. Tel honnête négociant retiré démoralisera tout
une paroisse en offrant une prime au paysan qui lui ap-
portera le plus beau chevreuil. Depuis que les nouvelles
lois ont été rendues par le Parlement, cette prime est de-
venue beaucoup plus forte et cet encouragement plus con-
sidérable. Autrefois , pour adopter la profession de bra-
connier, il fallait avoir déjà été repris de justice, frappé
de banqueroute , ou flétri de quelque manière. C'était un
métier dangereux : on sortait la nuit, dans les plus mau-
vaises saisons -, on aventurait un certain capital transformé
en armes à feu , en pièges, etc. \ enfin on s'exposait à des
chàlimens très-graves , et infligés sans pitié, sans scrupule,
avec toute la rigueur de la loi.
Malgré ces obstacles et ces périls , le braconnage est de-
venu un art; mille ingénieuses inventions se sont successi-
vement perfectionnées; aujourd'hui que le vol du gibier
échappe à toutes les punitions , et que le braconnier, armé,
enrégimenté , rompu à sa profession , maitre de tous les
secrets et de toule la tactique de son art , envahit les pro-
priétés - non plus isolément, mais par bandes, cette situa-
ET LES PROPRlÉTAlKEb OE (..MASSES. 353
tiun offre assurément quelque chose de sérieux. Le lecteur
ne trouvera pas ici , sans intérêt , le détail des principales
recettes employées par les braconniers anglais.
Le laisan, qui se vend très-cher, et que, dans quel-
ques années , on ne pourra se procurer à moins de deux
ou trois guinées la pièce, est pour le braconnier lob-
jet d'une recherche attentive et assidue. Il le prend de
différentes manières, mais surtout au moyen de lacets ou
nœuds coulans ingénieusement disposés 5 c'est ce qui s'ap-
pelle , en terme d'argot , hingling. Comme le faisan vole
peu et qu'il aime à raser le sol en courant comme la poule ,
le sentier qu'il parcourt ordinairement offre une trace fa-
cile à reconnaître 5 le braconnier s'en assure , et suspend
à des fils de fer placés de distance en distance des nœuds
coulans qui se trouvent à quatre pouces environ du sol.
Lorsque le faisan court, son cou s'engage dans un de
ces nœuds coulans qui l'étrangle à mesure qu'il avance^
le braconnier revient le soir et ramasse toutes ses victimes.
Mais voici une méthode plus ingénieuse encore et qui se
pratique tous les jours avec beaucoup de succès.
Le faisan mâle est aussi guerrier de sa nature que le
coq -, il se bat à outrance et ne cède jamais qu'au dernier
soupir. Quand le braconnier s'est assuré des remises (^i)
où le gibier se retire la nuit , il choisit un emplacement
libre qui puisse servir d'arène à un combat. Puis il choisit
un bon coq de bataille qu'il arme d'éperons d'acier et
qu'il jette ainsi armé dans le cirque. Le braconnier se
cache, le coq guerrier chante et appelle son ennemi au
combat j aussitôt le faisan lui répond et vient lui disputer la
place 5 quelles que soient sa valeur et sa force , il succombe
en peu d'instans. Les éperons dont la nature l'a doué , sont
(1) Covcr.
354 ^^^ CHASSEIRS
(les armes trop inégales pour lutter avec avantage contre
les lames aiguës de son adversaire. Le pauvre faisan une
fois égorgé , le coq chante sa victoire , et un second faisan
se présente dans la lice ^ il tombe à son tour. Quelquefois
huit ou neuf faisans périssent ainsi dans un seul jour.
On prend encore les faisans la nuit en brûlant du soufre
au-dessous des branches sur lesquelles ils perchent et s'en-
dorment. Vous les apercevez, au milieu de l'obscurité la plus
profonde, comme de petites boules noires qui se détachent
sur le fond du ciel. Quand la nuit est sombre et orageuse,
on peut en tuer à coups de fusil, sans que les faisans,
leurs voisins , étourdis par le bruit du vent et des orages,
s'enfuient effrayés par les premières délonnations. Mais les
braconniers les plus experts se munissent d'un fusil à vent ,
qui ne coûte guère aujourd'hui que trois ou quatre livres
sterling (^5 ou loo fr.)-, au moyen de cette arme, on
détruit aisément une couvée de faisans en peu d'heures et
sans bruit. Ordinairement le braconnier porte son fusil à
vent comme une canne, et garde la pompe et le reste de
l'appareil dans sa poche.
Les perdrix sont en butte à une poursuite non moins
acharnée. Un vol de perdrix est souvent pris d'un seul
coup de filet. Deux ou trois jours avant le mois de
septembre, les champs se trouvent couverts de filets^
ce qui reste de la population des perdrix tombe ensuite
sous le plomb des braconniers. Qu'un garde-chasse ré-
veillé en sursaut se précipite sur leurs pas, le maraudeur
s'enfuit avec une vitesse et une adresse que l habitude lui
rend faciles.
Le braconnier méprise et dédaigne ordinairement le la-
pin , qu'il ramasse toutefois lorsque cet animal est tombé
dans le piège destiné pour le lièvre. On prend le lièvre de
mille façons 5 souvent, au risque d'être découvert, on le
ET LES PROPUIÉXAIKES DE CHASSES. 355
vise à coups de l'usil. Une espèce particulière de chien (/e.v
larehere) est accoutumée à leur courir sus, et les man-
que rarement. On les tue d'un coup de pierre , lorsqu'ils
sont assis, les veux à demi fermés. La méthode la plus
commune et la plus productive est celle de prendre les
lièvres à la porte (gate-ing). Dès que le soir vient, le
braconnier place son filet à la barrière du champ, et en-
voie son lureheje en reconnaissance. Il est bon d'appren-
dre au lecteur ce que c'est que le larehere. C'était d a-
bord une espèce de chien de demi -sang , produit de l'al-
liance du chien-couchant et du lévrier. Maintenant, les
qualités qui appartenaient autrefois , et spécialement aux
larehere s , sont l'apanage de presque toutes les bonnes
races de chiens. On trouve partout dans nos provinces des
lureheres assez habiles et assez actifs pour faire la chasse
pour eux-mêmes, et sans que Ihomme les conduise. J'ai
eu deux chiens, un épagneul et un lévrier, qui, toutes
les fois qu'il faisait beau tems , se mettaient ensemble en
route. L'un faisait lever le gibier, l'autre le prenait et le
tuait. Un faisan , harcelé par le lévrier, s'élança un jour
pour échapper à son ennemi; d'un seul bond Tépagneul
le saisit en l'air, le prit au vol , dans toute l'acception du
terme , et le rapporta au logis. Ce sont précisément ces
lareheres, devenus aujourd'hui si communs qui balaient
tout un champ, et forcent les lièvres fugitifs à venir s'en-
tasser dans le filet qui les attend.
On voit combien il est devenu facile de dévaliser la pro-
priété de l'homme qui a élevé du gibier pour ses menus
plaisirs. Nos lois actuelles ajoutent encore à celte facilité.
Muni d un permis de chasse, vous pénétrez dans le do-
maine que vous choisissez, vous le dépeuplez à loisir, et
pour ce premier méfait, la loi ordonne que vous serez
seulement admonesté. Ce n'est qu à la seconde offense que
356 LES CHASSEL'RS
vous êtes passible d'un châtiment. On a prétendu fort ri-
diculement que le chasseur pouvait se tromper et empié-
ter sur la propriété d'autrui. Mais en Angleterre surtout,
les propriétés sont si soigneusement encloses ^ les barrières
et les haies sont si multipliées, qu'il est impossible de ne
jamais confondre un domaine privé avec un terrain vague
ou avec la grande route. Le chien dont le braconnier s'est
servi sur le terrain d'un autte , ne devrait plus lui appar-
tenir. La plupart de ces animaux coûtent cinq ou six gui-
nées au commencement de la saison , et les gentils-hommes
voleurs qui font ce métier, y regarderaient de plus près.
Le parlement, cédant à un sentiment d'humanité, a dé-
claré que les chausse-trappes étaient illégales ainsi que les
pistolets à ressorts, placés dans les pièges. On a cessé d'em-
ployer ces moyens, et qu'est-il arrivé? C'est que les bra-
conniers, devenus plus hardis, ont été fréquemment e»
coalition avec les gardes-chas.ses , et pour épargner les
blessures dont quelques jambes étaient victimes, on a en-
couragé des combats véritables , et des meurtres sanglans.
Ainsi se trompe toujours la fausse humanité qui en cher-
chant à corriger un mal , produit des maux beaucoup plus
grands.
Les fusils à ressorts eux-mêmes placés dans un piège ,
effraient peu le vieux braconnier. Dès qu'il sait ou qu'il
suppose qu'on a placé dans tel endroit sur son passage un
fusil à ressorts , il ne s'alarme pas j il marche le bout de
son fusil en avant, eu ayant soin de le tenir dans une po-
sition oblique, à trois ou quatre pouces de terre. Quand
le canon du fusil vient à froisser le fil d'archal qui est at-
taché à la détente, le bruit que ce mouvement cause avertit
le braconnier , qui s'agenouille , suit avec la main le fil
darchal jusqu'à la détente, et se trouve mailrc du fusil.
Tantôt, il enlève lamorcc, ou ôlc la charge -, lunlôl il s'eni-
ET LES VROrillÉTAiraiS DE CHASSES. 35^
pare de l'arme elle-même, ou la tourne de manière à ce
que les balles aillent frapper le garde-chasse quand il s'ap-
prochera
Les chausse-trappes qui , dit-on , sont une arme per-
fide et cachée, et que l'humanité réprouve, sont les seuls
instrumens que le braconnier redoute. Ne croyez pas qu'il
s'aventure jamais dans un domaine semé de chausse- trap-
pes, ou s'il y met le pied, son inquiétude, son anxiété
sont telles, qu'il est incapable de chasser, et se hâte de
fuir la , gibecière vide* Si , par un moyen quel qu'il soit ,
on peut prévenir un délit, et par conséquent le soustraire
au châtiment qui le menace , ce moyen , quelque barbare
qu'il puisse sembler, est réellement philanlropique.
Telles sont nos observations sur la situation actuelle de la
chasse en Angleterre 5 il exerce plus d'influence qu'on ne
pense sur le peuple des campagnes , qu'il habitue à prendre
les armes , à s'en servir avec adresse , et à braver la loi.
Rien de ce que font les législateurs n'est inutile ou oiseux -,
leur moindre décret fait vibrer toute la machine sociale.
(Metropolitan. )
NOUVELLES DES SCIENCES,
DE LA LITTÉRATURE, DES BEAUX-ARTS, DU COMMERCE, DES
ARTS INDUSTRIELS, DE L AGRICULTURE , ETC.
5@ • <^Ç$) i ce
Travaux architectoniqiies des chenilles. — L'homme
tire vanité de son adresse , et se vante de consacrer à son
usage toutes les substances de la nature : les chenilles en
font autant que lui. Une espèce de chenille s'insinue dans
la graine du saule , qui s'entoure , comme on ne l ignore
pas, d'un duvet cotonneux -, sous cette enveloppe, elle sem-
ble protégée par un maitchon. Si le vent détache la graine
et la fait flotter sur le ruisseau voisin , la chenille vogue
sans danger dans la coque légère qui lui sert d'asile. On
ne se doute guère que les Teignes , effroi des ména-
gères , ennemies redoutables de nos étoffes , soient de très-
habiles tailleurs. Si nous observons les procédés et la vie
de la Tinea pellionea , de la Tinea vestianella , de la
Tinea destructnx, nous les verrons couper le drap, la peau
ou la fourrure sur lesquelles ces insectes se trouvent ; dé-
tacher de petits fragmens qu'ils recousent ensuite à la pièce
d'étoffe sur laquelle ils travaillent: élargir leur cage, lors-
que la nécessité l'exige 5 la fermer, la réparer et enfin l'ou-
vrir, au moment où le ver, devenu mouche, veut prendre
la fuite. Les Tineidœ vont plus loin encore. Elles enlèvent
délicatement fépiderme qui borde une feuille , la roulent
autour de leurs corps , l'assujétissent au moyen de leur
soie , et , protégées par cette tente mobile , elles se promè-
nent sur l'arbre qui est leur univers.
Le procédé d'une autre chenille est plus compliqué.
NOUVEX.LES UES SCIENCES, ETC. 35c)
Elle découpe un petit morceau de feuille, qui se déta-
che et reste suspendue en l'air comme un drapeau , puis,
avec ce fragment , elle fabrique un petit cornet qu'elle
accroche à la partie intacte de la feuille. La Turtrix chlo-
rana s'empare des feuilles minces , aiguës , flexibles de
l'osier, les entoure de filamens glutineux, compose ainsi
une colonne cannelée très-exacte et très-gracieuse et s'en-
ferme dans ce pavillon. La Notodonta zigzag, insecte dont
les anneaux bizarres ressemblent aux corselets vides et aux
brassards d'un vieux trophée , attire à elle plusieurs feuilles
qu'elle arrange fort adroitement pour s'y loger. Toutes ces
précautions de la chenille, insecte sans défense , ont pour
but de protéger le nid contre les mouches et les oiseaux
qui le convoitent. En dépit de ce travail , il arrive souvent
que les déprédateurs dévorent les œufs de la chenille. J'ai
vu une grosse mouche percer et ouvrir, avec sa tarière,
la cellule ronde formée par une chenille, déposer ses œufs
dans le cocon même , puis s'envoler. Le rameau que je
détachai soigneusement fut placé sous un vase : quand
les œufs de la mouche usurpatrice vinrent à éclore, les pe-
tits dévorèrent tout ce qui les entourait , essayèrent leurs
ailes et prirent l'essor.
Les nids dont nous venons de parler sont adhérens à
l'arbre^ d'autres sont faits de feuillages que l'insecte dé-
tache. \J Hydrocampa potamogelon , observée par Réau-
mur, coupe un fragment ovale du potamogeton qu'elle
habite -, ce fragment qu'elle rattache au revers d'une feuille
de la plante aquatique , devient la cellule de l'insecte 5 cel-
lule qui n'est jamais inondée, quoiqu'elle se trouve au-
dessous du niveau de l'eau. En étudiant les insectes et leur
architecture , vous trouverez des tentes aériennes , des ber-
ceaux aquatiques , des huttes érigées avec les brins du
houx et du genêt ; des chaumières de mousse^ œuvres de
36o INOUVEl.LES DES SCIEWCES ,
la Bryophila perla ^ de XAcroTijcta euphrasiœ , de la
Pontia rapœ, petites chenilles qui n'ont pour s'aider dans
leur vie passagère et faible , ni doigts , ni antennes , m
mandibules puissantes, ni ailes, ni queue.
Dans l'ordre des tnchoptères, les insectes moulent sur leur
propre corps, une coquille oblongue, composée de feuilles,
qu'ils arrangent comme le couvreur ses tuiles, ou de joncs,
dont ils forment un étui , ou de crustacés qu'ils amassent
autour d'eux , ou enfin de fragmens de plantes aquatiques
agglutinés. Vous voyez quelquefois une chenille s'avancer
couverte de toutes ces coquilles , la plupart habitées 5 et
dont les propriétaires sont traînés par la chenille , captifs
involontaires. Ailleurs, une tente destinée à voguer sur
l'eau , ayant trop de pesanteur par elle-même, est balan-
cée et soutenue par deux pailles creuses qui lui servent
de scaphandre et rempêchent d'être submergée. La grosse
chenille , nommée Cossus ligniperda, creuse les arbres, y
établit une longue galerie , se fait un nid pour l'hiver et
mêle artistement la soie qui lui appartient en propre , avec
les sciures du bois, h^î^geria asyliformis s'introduit dans
le tronc des peupliers et les perfore , en ayant soin de ne
pas enlever Técorce-, vous ne croiriez jamais qu'un insecte
est logé sous l'écorce intacte dont l'arbre est couvert. Ce-
pendant des poj)ulations de chenilles habitent les cavités
qu'elles ont pratiquées dans le tronc. Quand on débite le
bois du pin , qui est resté abattu , mais couvert de son
écorce, on y trouve de nombreuses ramifications vcrmicu-
lées, qui souvent empêchent d'employer le bois ainsi per-
foré. C'est l'œuvre du Callidiuni violaceum, dont la larve
déposée par sa mère sous l'écorce de farbre , s'y fraie mille
sentiers tortueux. On aurait peine à croire qu'un si petit
insecte pût détruire un arbre dix mille fois plus gros que
lui j rien de plus vrai cependant. La bouche du Callidium
DU COMMEKCE, DE l'inDLSTUIE, ETC. M> l
est f;arnie de deux seclions coniques , divisées longiUidi-
nalemeut, et qui, appliquant l'une sur l'autre leur sur-
face plane , broient le bois comme entre deux meules de
moulin ^ mais pour la régularité, l'adresse, la propreté du
travail, aucune cbenille n'égale la Pyralis strigidalis. Elle
s'est établie sur un rameau de cliéne , près de la naissance
d'une petite branche : de là , elle étend son corps et va
chercher sur lécorce la plus voisine des fragmens longitu-
dinaux , qu'elle pose comme des écailles , les uns sur les
autres , et qu'elle cimente solidement : l'espace couvert de
ces écailles ressemble à une paire d ailes repliées -, ce tra-
vail achevé , l ouvrière rapproche d'abord les deux côtés
les plus larges de cette pvramide arrondie par la base , puis
la partie centrale et en6n la pointe. Si le but de l'insecte,
en formant cet édifice , est d'échapper à tous les yeux , il ne
pouvait trouver de cachette plus mystérieuse. Le nid,
composé des mêmes matériaux que l'arbre , est absolu-
ment de la même couleur, et rien ne peut trahir la pré-
sence de l'animal qui s'y tapit.
C'est dans le même but qu'un grand nombre de che-
nilles s'ensevelissent sous la terre. Il est presque impossible
de découvrir, par exemple, la larve de Y Acherontia atro-
pos. Quand on parvient à découvrir ces retraites si soi-
gneusement cachées, on s'étonne de l'adresse qui a pré-
sidé à leur structure. Elles se composent non-seulement
d'une boite tapissée de soie ; mais d'un couvercle dont la
charnière est faite avec cette soie. C'est ainsi que sont bâ-
ties les cellules de la Cucullia scrophularia et de YHepiahis
hiimuli, véritables chenilles maçonnes. L Ephemera crible
de ses trous ovoïdes la terre amollie des rivages qu'elle fi'é-
quente ; dans ce séjour que l'eau remplit, elle échappe ai-
sément aux poissons qui la poursuivent.
On a essayé d'employer la soie du Catocala spoiisa
362 kouvelIes des sciences,
et celle du Saturnia pauonia ; mais ces tentatives ont
eu peu de succès. La Saturnia pavonia, le paon des
infectes, si remarquable par l'éclat et la beauté, bâtit
son cocon en forme de flacon , mais avec un goulot extrê-
mement pointu , et composé de fils de soie agglutinés et
pointus comme des aiguilles : précaution ingénieuse contre
les déprédateurs. Au-dessous de ce toit aigu , se trouve un
dôme ou une coupole ronde , seconde égide dont le ver à
soie protège sa faiblesse. Comme les fils de soie qui com-
posent cette pointe sont élastiques , et qu'ils peuvent s'en-
trouvrir -, quand la cbrysalide s'est transformée, elle n'a pas
de peine à se frayer un passage entre ces barbes pointues qui
n'offrent d obstacles qu aux ennemis de l'extérieur. A peine
l'insecte est-il sorti , l'élasticité de ces pointes les referme
aussitôt , et le cocon se trouve dans le même étal qu'aupa-
ravant. Les cocons de la Tortrix chloraria et de la Py-
ralis strigulalis se font remarquer par la même élasticité
d'une manière fort singulière ^ ces cocons se referment
comme une tabatière à ressort , sans que l'on puisse aper-
cevoir la moindre ouverture. La Dasjchira pudibonda
mêle à la soie qu'elle file les longs poils dont son corps est
couvert. V^îctia villica , qui reste peu de tems à l'éta^
de cbrysalide , n'a pas besoin d'un cocon très-solide ; aussi
se contente - 1 - elle de tresser fort légèrement quelques
mailles de soie, tissu gracieux mais sans consistance. UHy-
pera rumicis , très-petit insecte, bâtit sur une plante aqua-
tique son petit globule soyeux. Yi'Ophica mnlœ mêle du
bois et du sable à sa construction , qu'elle cimente très-
fortement.
Plusieurs de ces insectes, à moins d'être renfermés dans
un étroit espace, ne peuvent ou ne veulent pas filer leur
toile. Le Clisiocampa jicustria sécrclk! une liqueurjaunâtre
et à' peu-près semblable à la fleur de soufre ; elle mole
DU COMMERCE, DE l'i?< DUSTRIE , KTC. 363
celle subslance à son tissu. h'Erîogaster lanestris ne fait
entrer la soie dans le cocon que d'une manière très-secon-
daire : il s'entoure d'une espèce de plâtre grisâtre , qui
forme autour de lui un œuf assez solide : quelques fils de
soie, jetés çà-et-là, soutiennent l'édifice. Ce cocon , dont
la dureté polie exclut l'air extérieur, est presque toujours
percé de deux trous à travers lesquels la chenille respire.
Beaucoup de chenilles, la Vanessa urticœ , par exemple,
et la if^accajo, se réunissent en colonies, et, jetant leurs
filets sur plusieurs feuilles groupées , elle se créent ainsi
des habitations communes. Pendant certaines années ,
toutes les haies sont couvertes de ces tribus, parmi les-
quelles on distingue spécialement Y Ypononienta padella
et la Clisiocampa neustria.
Les chenilles qui vivent en communauté , bâtissent des
cloisons et des chambres comme les fourmis et les abeilles -,
la soie de ces cloisons et le toit de l'édifice , ont beau-
coup plus de solidité que la soie des cocons formés par
le ver-à-soie. La pulpe des feuilles, subissant dans l'es-
tomac des insectes cette transformation, produit la soie
forte, adhérente, qui appartient à ces espèces , et entre
autres à la Porhesia chrjsorrhœa. D'autres insectes de
la même espèce et d'une variété différente , choisissent une
petite feuille, la contournent , s'y logent , et suspendent à
un rameau cette feuille détachée. Hardy, dans ses voyages
au Mexique , parle d'une chenille papetière , dont la soie
gommeuse acquiert tant de solidité et de consistance , que
les petits sacs de soie où les insectes s'emprisonnent, résis-
tent comme le carton à la main qui veut les déchirer :
toutes les cimes de chêne en sont couvertes , dit-il , et vous
diriez des grappes de raisin gigantesques , agitées par le
vent. Tous les nids de ces chenilles qui vivent soumises à
des lois communes , ont des ouvertures régulières qui H-
364 MOXJVELLTîS DES SCIENCES,
Vient passage aux insectes : quand la nuit tombe , quand
la pluie contraint les chenilles à chercher un refuge dans
leurs habitations, elles les regagnent sans jamais se trom-
per de route , à quelque distance qu'elles se trouvent de
leur domicile. On ne peut être surpris de ce fait d'ailleurs
liizaiTe , quand on réfléchit que ces chenilles laissent après
elles , en se traînant sur la terre , une longue trace de soie ,
un long tapis sur lequel leurs camarades s'avancent à leur
suite. Aussi , lorsque ces insectes sortent de leurs nids ou
qu ils y rentrent, est-ce un spectacle singulier de voir celte
longue et solennelle procession.
Ossification musculaire. — Un médecin prussien , le
docteur Hasse, vient de signaler à l'attention des praticiens
un fait curieux qui se présente dans la région pectorale et
dans le tendon du muscle deltoïde du côté gauche, chez un
certain nombre de conscrits de l'armée prussienne. Celte
lésion organique , connue sous le nom d'os de l'exercice ,
se reproduit assez fréquemment. Sur six cents conscrits ,
dont la moitié étaient au service depuis un an , et l'autre
depuis six mois seulement , le docteur Hasse a observé dix-
huit cas bien caractérisés. Les constitutions faibles ne pa-
raissent pas plus sujettes que les autres à cette altération
musculaire. Voici quel est le début et la marche de la
maladie. Après quelques jours d'exercice , une petite rou-
geur , qui ne tarde pas à se développer en une tumeur
douloureuse , se déclare sur la parlie de l'épaule gauche
éprouvée par le frottement du fusil. Si on la néglige , le
muscle se couvre bientôt d'une foule d'autres tumeurs on
d'espèces de glandes , qui prrnnrnf peu de lems après la
DTI COMMERCE, DE LIKUUSTRrF. . ETC. 365
soliclllé et la consislancc d'un carlilage. Six semaines ,
ou même un mois après la première invasion du mal , les
tumeurs dégénèrenl en une masse solide et osseuse , dont
la dimension est en raison du frottement de l'arme sur la
peau. C'est alors que l'opération devient nécessaire. Les
fragmens osseux que l'on extrait par incision , ont ordi-
nairement de trois à cinq pouces de longueur sur deux de
largeur. Le poids est d'une once environ , et leur sur-
face irrégulière présente plusieurs degrés d ossification.
Sur quelques-uns de ces corps l'œil suit facilement le pas-
sage du sang et de la fibre musculaire à l'état de matière
tendineuse, d'un côté, et de l'autre, de cartilage semé de
parties véritablement osseuses , dont le tissu cellulaire est
d'une parfaite régularité.
(§><3/tenc« l^^ljimt{|tt^s.
Emploi du deutochlonde de mercure . pour préverdr
la pourriture sèche qui attaque les bois de charpente.
— Les ravages causés par la pourriture sèche {dry-rot) ,
maladie qui s attaque aux bois les mieux choisis et les plus
solides , qui les ronge et les dévore en secret , et parvient
à les détruire en si peu de tems, ont fixé l'attention d'un
grand nombre de chimistes , de médecins , de phvsiciens ,
qui tous ont proposé des remèdes différens, et assigné des
causes diverses à cette maladie du bois , véritable gangrène
contre laquelle l'art n'avait jusqu ici découvert aucun to-
pique satisfaisant. Selon les uns , la végétation desfungus,
nés d'un reste d'humidité indestructible ; selon d'autres ,
la seule putréfaction des sucs végétaux renfermés dans les
plus profondes fibres de larbre , occasionaient cette ma .
ladie. A entendre ceux-ci , la source du mal résidait dans
n. 24
366 NOUVELLES DES SCIENCES,
V aubier f plus riche en sucs végétaux que les autres cou-
ches ligneuses ; d'autres prétendaient au contraire que la
corruption se cachait dans le cœur même du bois. Les sy-
stèmes de guérison n'étaient pas moins variés que les théo-
ries hasardées sur les causes premières de la maladie.
Bonaparte pensait que la coupe du bois ne devait avoir
lieu que pendant les trois mois d'hiver, à l'époque où les
forces végétales sont paralysées et endormies. Quelques
naturalistes veulent que l'on enlève au bois sa première
enveloppe , sa couche extérieure , dépositaire d'une fer-
mentation active. Tour-à-tour on a essayé de prévenir le
mal parla dessiccation, par l'immersion dans l'eau courante
ou dans l'eau salée , par un enduit de substances oléagi-
neuses : faux remèdes , palliatifs inutiles, auxquels la
pourriture sèche , véritable peste , contagion incurable , a
toujours résisté.
Dans la plupart de nos chantiers, les constructeurs ont
adopté le procédé de la dessiccation par l'air atmosphéri-
que , mais sans obtenir beaucoup de succès. Presque tou-
jours la surface extérieure du bois est restée saine, pendant
que la corruption s'emparant du cœur même , dévorait à
loisir les parties c-enlrales du bois. Ainsi , sous une appa-
rence de vigueur et de force , un navire cachait souvent
sa destruction commencée. Dans le cœur de chêne le
plus solide , la fermentation secrète des sucs végétaux qui
s'y trouvaient comprimés , faisait naître un véritable ul-
cère. Peu-à-peu le mal gagnait du terrain \ il s'étendait
chaque jour, et finissait par atteindre toute la périphérie
de l'arbre.
Détruire cette puissance , anéantir cette fermentation ,
tel était le problême à résoudre. En vain a-t-on essayé
d'y parvenir par l'immersion du bois dans l'eau commune.
Cette force vitale dont le développement cause la pourri-
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE , ETC. 36"
fujc sèche ou humide , a bravé tous les essais et leur u
survécu. Quant à rimmersion dans Teau salée, non-seu-
lement elle expose le vaisseau à tomber en cendres , anéanti
par la pourriture humide , mais elle rouille et ronge les
ferremens, et compromet la santé de l'équipage.
Il y a quelques années , le célèbre sir Hwnphrey Davy
chercha les moyens de conserver les insectes desséchés ,
sans qu'ils se moisissent et se réduisissent en poussière. Il
raisonna d'après cet axiome irrécusable que : « C est pré-
cisément le principe de vie qui devient l instrument et le
mobile de la désorganisation. » Au moyen du sublimé-cor-
rosif, il parvint à détruire X albumen , dernier principe
vital qui subsiste dans les corps, après la mort même. Cette
expérience une fois faite , il crut qu'il ne serait pas im-
possible de l'appliquer à la conservation des bois , et de-
vina que le seul moyen de prévenir la pourriture sèche ,
était d'anéantir totalement les derniers fermens de végé-
tation contenus dans le bois employé pour la charpente.
Il jeta pour ainsi-dire au vent cette conjecture, qui ne fut
recueillie par personne, et l'on ne songea plus à extirper
le dernier élément de la vitalité des arbres , c est-à-dire à
les protéger et à les conserver contre la moisissure et la
pourriture sèche , au moyen du deutochloride de mer-
cure. Le procédé de sir Davy, véritable découverte , ne
fut expérimenté par personne. C'est tout récemment que
M. Kjan , distillateur de Londres , lequel , dit-on , n'a-
vait jamais entendu parler de la découverte de sir Hum-
phrey, s'avisa de son côté du même moyen proposé-par le
savant, et tenta , au moyen du deutochloride de mercure^
plusieurs expériences qui réussirent complètement.
Dans les chantiers de 'Woolwich se trouve ce qu'on
appelle le Puits des Fungus ; c'est un caveau très-hu-
368 NOUVELLES DES SCIENCES,
mide, où le gaz acide carbonique se développe avec une
rapidité extrême : là, le bois tombe en pourriture peu de
lems après qu'on l'y a déposé. Ce caveau est d'une très-
grande ressource , non pour la conservation des bois , mais
pour le repos des ministres. Depuis environ dix ans une
foule de gens, qui prétendent guérir la. pourriture sèche ^
encombrent les cartons du gouvernement de leurs traités
et de leurs théories , sur les moyens de conserver les bois
de charpente. Dès que l'un d'eux parait , on le renvoie au
Puits des Fungus. C'est une admirable invention , une
pierre de touche efficace, qui ne tarde pas à réduire au
silence tous les bâtisseurs de systèmes. Dans ce réceptacle
commun , on jette les poutres vernissées, enduites, des-
séchées, selon la recette de chaque docteur. Au bout de
très-peu de tems , tous ces échantillons si bien médica-
mentés moisissent et tombent en poussière. Nous avons
nous-mêmes visité ce caveau délétère. Quand la trappe fut
ouverte , une bougie que nous abaissâmes s'éteignit à
six pouces au-dessous de sa surface. I-a combustion ne
put s'opérer qu'une demi-heure après l'ouverture de la
trappe.
M. Kjan et son deutochloride de mercure furent né-
cessairement soumis à l'épreuve du Caveau des Fungus.
Des morceaux de bois de toutes les dimensions et de toute
espèce (chêne, ormeau, sapin, frêne, etc.), préparés
avec la solution de deutochloride de mercure , d'après le
procédé de M. Kjan , ont été plongés dans le fatal abîme
et livrés à l'action de ce gaz acide-carbonique , qui est pour
le bois ce que l'acide prussique est pour l'homme. Après
cinq années de séjour au milieu de tous ces bois vermou-
lus, ils n'offrirent pas le plus léger symptôme de putréfac-
tion ou de décomposition. Des pièces de loile , des mor-
DU COMMERCE , DE Jl'iJVDUSTRIE , ETC. ^6g
ceaux de c.ilicol imprégnés de la même subslance et jetés
dans le trou fatal, résistèrent comme le bois à l'inflaence
de ce caveau empoisonné.
Tout semble donc prouver que celte grande découverte
est enfin accomplie , et que la conservation du bois de
charpente pourra s'opérer facilement. Plusieurs questions
restaient cependant à résoudre : l'action du tems et celle
de l'atmosphère ne parviendront-elles pas à neutraliser la
force du deutochloride de mercure ? Combien de tems
cette vertu sera-t-elle efficace.? Le sublimé-corrosif , qui
est essentiellement un poison, ne se dégagera-t-il pas des
fibres du bois qui le renferment , et se mêlant à l air envi-
ronnant , n'affectera-t-il pas d'une manière désastreuse la
santé de l'équipage ?
On a fait différentes expériences chimiques destinées à
résoudre ces problèmes; et, jusqu'à ce moment, les l'é-
sultats ont été satisfaisans. M. Kjan a reconnu que le su-
blimé-corrosif, en se mêlant aux sucs végétaux qui pro-
viennent de l'albumen , forme une troisième combinaison
mixte, un tertiuni quid , tenant à-la-fois de l'une et de
l'autre substances , mais qui n'a pas la dangereuse énergie
du sublimé-corrosif. Des morceaux de toile et de calicot ,
trempés dans le deutochloride de mercure , ont été lavés
ensuite dans l'eau 5 cette eau n'était point empoisonnée ,
et M. Kyan est resté convaincu que nulle vapeur délétère
nepeut se développer du sein dessubstances préparées ainsi.
Nous l'avons dit , cette découverte est immense. La
pourriture sèche désole notre marine , et cause des rava-
ges dont l'étendue devient chaque jour plus effrayante.
La marine anglaise comptait en janvier i833 cinq cent
soixante-quatorze vaisseaux armés. Il faut annuellement ,
pour mettre ces vaisseaux en état de tenir la mer, cent
vingt-cinq millions de charges de bois. Aujourd'hui le
3^0 KOUVELLES DES SCIENCES,
bois employé à la construction des navires ne dure pas
plus de sept ou huit années terme moyen. Que la décou-
verte de M. Kjan soit réelle et applicable , que cette pa-
nacée contre la pourriture sèche ne soit pas illusoire , il
en résultera une économie de cinquante mille charges de
bois par an. Citons un seul exemple qui frappera plus
vivement l'imagination du lecteur, que tous les calculs
possibles. Le Benbow{\x\. construit en i8i3 5 la pourriture
sèche l'attaqua. Il fallut le réparer en 1818, àPortsmouth;
et sans avoir jamais été en mer, il avait déjà coûté qua-
rante cinq mille liv. st. (1,1 26,000 fr.) de réparations.
La pourriture sèche attaque aussi la charpente des édi-
fices , spécialement de ceux que l'on ne chauÉFe p.is habi-
tuellement. On a été forcé de démoUr, il y a peu de tems,
le palais de Kew et le rendez-vous de chasse du parc de
Windsor, édifices de construction récente, et que cette ma-
ladie avait attaqués. Le dommage qu'elle cause dans tous
les pays humides est incalculable , et nous pensons que si
la découverte de M. Kyan peut vaincre les différentes
épreuves auxquelles on la soumet encore , le palais et la
chaumière en ressentiront également le bienfait.
itattstî(|tte.
De l' Jfistruction publique en Ecosse , en Irlande et
en Belgique. — Dans la 23' livraison de la 2' série
(mai 1832), nous avons donné des rapprochemcns très-
curieux sur la situation de l'instruction publique en France,
on Angleterre et aux Etats-Unis ; dans le dernier Numéro ,
M. Saulnier a indiqué les obstacles qui empêchaient que
l'instruction primaire prit, en France, un grand dévelop-
pement, et les moyens qu'on devait employer pour la ren-
dre plus générale. Nous allons, dans cet article, résumer
DU COMMERCE, UE l'iKDUSTUIE , ETC. 3^1
quelques fails Irès-intéressans, relatifs à l'étal actuel de
l'instruction en Ecosse, en Irlande et en Belgique.
Le gouvernement britannique ne s'occupe pas plus de
l'instruction élémentaire , en Irlande et en Ecosse , que
dans les autres parties des Trois-Royaumes. Cependant ,
quoique livrées à leurs propres ressources, les paroisses
de ces deux contrées font tous les ans de nouveaux efforts
pour rendre l'instruction primaire accessible à toutes les
classes. Les Irlandais ont, beaucoup plus que les Anglais,
le goût de finstruction. Les pauvres , à quelque classe
qu'ils appartiennent, et quelle que soit leur religion , la
recherchent pour leurs cnfans. Mais les livres et les écoles
ont été long-tems si rares dans ce pays, que des milliers
d enfans n'ont reçu d autre enseignement que celui que
leur donnaient des maîtres auxquels conviendrait fort bien
le nom de péripatéticiens; en effet, c'est dans les cimetières
qu'ils instruisaient leurs élèves. Ceux-ci n'avaient d'autre
alphabet que les lettres des épitaphes -, ils se servaient d'un
morceau de craie au lieu de plume , et les pierres des tom-
beaux étaient leurs seuls cahiers de devoirs. C'est en Irlande
aussi qu'on a vu plusieurs fois des hommes enseigner à lire
à d'autres hommes , sous la seule condition que chacun
d'eux en instruirait à son tour dix autres. De sorte que,
sans la coopération du gouvernement , l'instruction s'est
répandue dans plusieurs des districts les plus sauvages de
cette malheureuse contrée. Voici quel était, en i83i , le
nombre des écoles et des élèves qui les fréquentaient.
ÉCOLES, ÉCOLIERS.
Province de Ulster. SjSgj 1 48,764
Leinstcr 5,986 i64,48o
Munster 3,718 198,088
Couaaughl i>.,o52 78,4*31
Total i3,632 587,690
3^2 NOUVELLES DES SCIENCES,
En Ecosse, des écoles ont été fondées, il y a plusieurs
siècles 5 mais le gouvernement ne se mêle nullement de
leur administration. Etablies dans l'intérêt de la religion et
de la réforme autant que dans celui de l'enseignement,
elles ont conservé le caractère religieux qui leur fut d'a-
bord imprimé.
Il serait difficile de donner une juste idée du zèle dont
les pauvres y sont animés pour procurer à leurs enfans les
avantages d'une bonne instruction primaire. C'est aux
yeux de tous un devoir si essentiel , que des hommes fort
obscurs et même vicieux , auraient honte et se feraient de
vifs reproches de le négliger. Si l'on en excepte quelques
coins reculés des montagnes , on trouverait difficilement ,
dans ce pays, quelqu'un qui ne sût pas lire et signer son
nom. Dans la classe moyenne, il est rare qu'on ne reçoive
pas une éducation classique 5 et on voit souvent des pau-
vres s'imposer des sacrifices, ou même se priver du néces-
saire pour faire instruire leurs fils. Le chiffre des étudians
^\m fréquentaient les quatre universités d'Ecosse, en i832y
corroborera ce que nous avançons.
DÉSIGNATION ÉTUBIANS
des qui les
universilés. fréquentaient.
St. -Andrews 180
' Glasgow 609
AberJcen 2 18
Ediubourg 2,020
Total 3,027
Les instituteurs des écoles de paroisse forment, en
Ecosse , une classe d'hommes considérés , et qui méritent
de l'être. Ils sont presque tous, de même que les membres
du clergé de ce pays , sortis des plus humbles rangs de la
société. Leur traitement était, en i8o3, de 16 à -îq. 1. sterl.
DU COMMERCE, DE L'UNIJUSTRIE , ETC. 3'^ 3
par an (4oo à 5oo fr). Depuis , il a été porté de 20 à
35 liv. sterl. (5oo à 762 fr). Ils ont en sus la jouissance
d'une petite maison à laquelle est annexé un jardin d'en-
viron un quart d'acre d'étendue 5 et les parens aisés leur
paient en outre une redevance de i schelling 6 p. à 5 schel.
par trimestre , suivant le degré d'enseignement qu'ils font
donner à leurs enfans. En i83i , on comptait i35o écoles
de dimanche, fréquentées par 66,116 écoliers. Les docu-
mens nous manquent pour indiquer le chiffre des éco-
liers qui fréquentaient les écoles ordinaires.
Depuis la révolution de seplemhre i83o, l'instruction
publique a fait peu de progrès en Belgique. Voici, d'a-
près M. Vandermaelen , le nombre d'écoles qui existaient
au I*' février i832, et le nombre d'écoliers qui les fré-
quentaient.
GARÇONS.
FILLES.
Écoles communales. 2,8o5
i3i,479
95,209
Écoles privées 2,682
67.055
198,534
61,679
5,387
i56,888
Total général
555
,422
Des Duels en Angleterre. — «Le duel, coutume vio-
lente léguée aux tems modernes par le moyen-âge , est
trop bien enraciné dans nos habitudes pour qu'on puisse
espérer de le voir bientôt disparaître sous l'influence
des mœurs plus douces que la civilisation nous a faites.
Dailleurs, si l'on met hors de cause les duélistes de pro-
fession, dont la lâche insolence se joue cruellement de la
vie des hommes , il faut avouer que le duel est souvent le
seul recours d'un homme d'honneur dans un certain nom-
bre de circonstances graves 5 et , si l'on veut élre juste, on
3^4 NOUVELLES DES SCIENCES,
doit aussi rapporter à la crainte salutaire qu'il inspire ,
l'exquise politesse qui règne entre les gens du monde. Le
duel , dans son principe et dans ses résultats généraux ,
n'est donc ni aussi odieux ni aussi funeste que le suppose
une molle philantropie. S il venait à disparaître complé-
lement, on ne tarderait pas à le regretter, car on verrait
à la révolution qui s'opérerait subitement dans le langage
et les procédés sociaux , qu'un utile épouvantai! aurait
cessé de tenir en respect l'impertinence , la fatuité , et sur-
tout la calomnie. » Ainsi , persuadé qu'une révolution ne
peut pas s'opérer, et que cette coutume barbare est es-
sentiellement utile, un officier anglais, souvent appelé
comme second dans ces sortes d'affaires , et souvent con-
sulté par les parties inléiiessées en raison de ses lumières
acquises, a cru devoir rédiger un Formulaire du Duéliste
que M United Service Journal s'est empressé de publier.
Nous livrons à nos lecteurs un résumé de ces singulières
instructions, rédigées avec la précision d'une consigne,
en formant le vœu sincère de les voir tomber en désué-
tude comme celles qui , en d'autres tems , réglaient les
combats appelés Jugemens de Dieu.
« Quand un défi a été lancé et accepté , les deux adver-
saires choisissent un second. Ce choix une fois fait , l'af-
faire passe aux mains des seconds, et l'offenseur et l'offensé
n'ont plus rien à débattre que sur le terrain.
» Les seconds fixent l'heure et le lieu de la rencontre, qui
ne peuvent être changés du moment que les champions
en ont reçu avis. Ce premier point une fois convenu , les
seconds doivent se procurer chacun une paire de pisto-
lets, et s'assurer du concours d'un chirurgien.
» Arrivés sur le terrain , ils ont à fixer la place de chaque
adversaire, de manière que les accidens du sol, le vent et
DU COMMEnCE, DE l'iNDUSTRIE, ETC. 3^5
le soleil , ne soient pas favorables à l un des adversaires
aux dépens de l'autre. Ils mesurent une ligne de douze
pas , dont ils marquent avec précision les points extrêmes.
Après avoir chargé les pistolets en présence l'un de l'autre,
les témoins se séparent pour remettre chacun un pistolet
au champion qu'ils représentent. Les adversaires se pla-
cent main droite contre main droite. Cela fait , les seconds
vont se réunir sur le côté, à une distance égale des deux
champions, sur un point qui serait le sommet d'un trian-
gle isocèle , dont les deux autres angles aboutiraient aux
combattans. L'un des seconds , après avoir jeté un coup-
d'œil sur les adversaires , crie à haute voix : garde à 'vous l
A ce signal , ceux-ci relèvent leur arme en répondant :
présent l Le même second crie -feu! Si lun des deux ad-
versaires n'a pas déchargé son pistolet au mot de feu ! les
seconds ont le droit de crier : arrête ! et celui qui fera feu
après ce cri, est responsable en justice des suites de l'é-
vénement.
» Quand l'offenseur, c'est-à-dire celui dont la conduite
a provoqué le défi , ne répond pas au feu ou tire en l'air,
ce fait est considéré comme un désaveu de l'offense , et le
second de lofifensé doit se tenir pour satisfait, à moins que
le défi n'ait été provoqué par un soufflet ou quelque autre
voie de fait.
» Si aucune des parties n'est tuée ou assez grièvement
blessée pour qu'il soit impossible de continuer , on doit de-
mander au second de celui qui a envoyé le cartel s'il est
satisfait ; sur une réponse affirmative , l'affaire cesse : dans
le cas contraire , on demande au témoin de loffenseur si
celui-ci, après avoir essuyé le feu de l offensé, voudra bien
reconnaître l'injure dont on demande réparation , dans
des termes qui rendent inutile une lutte ultérieure. Si
3t6 iSOUVELLES DES SCIEJNCES,
l'iiilervention des témoins est infructueuse, le combat re-
commence avec les mêmes circonstances , seulement c'est
l'autre témoin qui donne les signaux.
» S'il y a un soufflet de donné, ce qu'on suppose difficile-
ment entre officiers, le second de l'offenseur peut consentir
à ce que sa partie reçoive le feu de l'offensé autant de
fois que le témoin de celui-ci le jugera convenable ^ si
mieux n'aime l'offenseur reconnaître son tort, et donner
une réparation écrite.
)) L'action civile , en cas de sinistre , est abandonnée au
libre arbitre des parties intéressées. Mais, dans tous les
cas , si l'un des deux adversaires a succombé, les témoins
doivent dresser un procès-verbal des circonstances de Té-
vénement. Ce procès-verbal, fait double entre les témoins,
reste dans les mains de chacun d'eux comme garantie de
la vérité , et pour servir à la défense et à l'accusation en
cas de poursuites. »
Nouveau système de Ponts suspendus. — Dans le pre-
mier Numéro de la troisième Série de la Revue Bntan-
nique , nous avons donné de curieux et utiles détails sur
les différentes manières de construire des ponts suspen-
dus 5 mais nous ne connaissions pas alors les procédés em-
ployés par M. Georges Lealher, ingénieur civil à Leeds \
aussi , nous empressons-nous de compléter notre premier
article par la notice suivante.
Au lieu de chaînes de suspension , M. Leather jette sur
le fleuve, d'une culée à l'autre, deux grands arcs en fer
fondu et battu , auxquels il attache les barres de fer desti-
nées à supporter le tablier du pont. Chacun de ces arcs
DU COMMERCE. DE LIKDUSTRIE, ETC. 3^7
pst fondu en six pièces différentes, qui sont réunies ensuite
au moyen de mortaises et d'écrous. Leurs extrémités sont
scellées dans le massif des deux culées , et se trouvent en
outre supportées par deux talons. Ces arcs ne sont pas
placés , comme les chaînes de suspension , aux deux côtés
extrêmes de la voie du pont. Le trottoir destiné aux pié-
tons est en dehors de Tare 5 l'espace seul consacré au pas-
sage des voitures se trouve compris entre les deux arcs.
Ce nouveau système de construction plait par son origi-
nalité, et étonne au premier aspect -, d'ailleurs , comme il
n'offre pas autant d'oscillations que le pont en chaînes ,
sa solidité et sa durée sont aussi beaucoup plus grandes.
M. Leather a déjà construit deux ponts suspendus de ce
genre , qui , par les épreuves qu'ils ont subies depuis
qu ils sont livrés à la circulation, répondent parfaitement
à son attente. Pour donner à nos lecteurs une idée plus
exacte de l'ensemble de cette construction, nous reprodui-
sons ici le plan du plus grand de ces deux ponts, qui a été
jeté sur X^ire , près de Leeds.
Voici les principales proportions de ce pont.
Pieds anglai
Espace compris entre les deux culées , ou corde des arcs
de suspension iSa
Longueur des deux culées bâties sur pilotis et percées
chacune d'un arceau , 4A pieds l'une , ci 88
Longueur totale du pont 2/(0
3-58 NOUVELLES DES SCIENCES, ETC.
Pieds anglais.
Lavgeur de la chaussée destinée au passage des voilures. . . ^4
Dito de chaque trottoir , 7 pieds , ci \4
Largeur totale du tablier du pont 38
ÉléTatiou des arcs de suspension au-dessus du tablier du
pont 32 1/2
La construction du premier de ces deux ponts , qui a
été jeté sur le canal de Liverpool, quoique l'ouverture des
arcs ait 112 pieds , a coûté 4,800 liv. st. ( 120,000 fr. ) 5
quant à celui dont nous venons de donner la description ,
il n'a coûté que 4» 200 liv, st. (io5,ooo fr.).
FIN DU SECOND VOLUME.
TABLE
«ES MATIERES DU SECOND VOLUME,
De la Centralisation administrative en France 5
2. L'Irlande avant rÉmancipalion (Illustrations of Eco-
nomy. ) 262
Morale. — De l'influence exercée par Walter Scott sur
la richesse , la moralitéet le bonheur de la société ac-
tuelle. ( Tait's Magazine.) 69
Industrie. — Des routes et des voilures publiques de la
Grande-Bretagne. ( Quarterly Reoiea?. ) i8g
Littérature. — r. Du Journalisme en Angleterre, et de
ses ressorts secrets. (^Metropolitan. ) laS
2. De la Littérature marchande en Angleterre. ( Monthly
Revietv. ) 227
Puissances intellectuelles de notre âge. — William
Hazlitt. (Neiv Monthly Magazine. ) 245
Artistes célèbres de notre âge. — Fuseli, Martin, Li-
verseege , etc. ( Athenœum. ) 84
Voyages. — i . Souvenirs de l'île de Van-Diemen. ( United
Service Journal. ) 3o2
2. Aspect de la nature dans le Bas-Canada. ( Tait's
Edinburg Magazine. ) 1 00
Statistique politique et financière de tous les états de
l'Europe 1 1 3
38o TABLE DES MATIÈKES.
Pag.
JoDRNAi. d'un Médecin. — La Consomption. (^B/achwood's
Magazine. ) 32?.
Tableau de Moeurs. — Georges Lindsay. (^Neiv Blonflily
Magazine. ) , i^S
Miscellanées. — Les Chasseurs et les Propriétaires de
Chasses. Ç Metropolitan. ) 347
Nouvelles des Sciences , de la Littérature , des Beaux-
Arts, du Commerce, de l'Industrie, etc x6i et 358
Formation du soufre h Solfatara , près de Naples, 161. — Voracité de
quelques insectes , 164. — Instinct des canards sauvages durant Hii-
ver , 167. — De Talienation mentale en Angleterre et en Italie, 169. —
Monument littéraire découvert h Bénarès, 170. — Voyage dans le Ca-
boul, 17a. — Produits des mines d'or des Etats-Unis, 182. — Paral-
lèle de Georges Canning et d''Huskisson , i83. — Mouvement industriel
de TAustralie , 187. — Travaux architcctoniques des chenilles, 358. —
Ossification musculaire , 364- — Emploi du deulochloride de mercure ,
pour prévenir la pourriture sècbe qui attaque les bois de charpente, 365.
— De l'instruction publique en Ecosse , en Irlande et en Belgique , 3^o.
— Des duels en Angleterre , 3^3. — Nouveau système de ponts sus-
pendus, 376.
riN DE LA TABLE.
^-^■ui