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REVUE
BRITANNIQUE.
aiSTiîâ
00
CHOIX D'ARTICLES
TRADUITS DES MEILLEURS ECRITS PERIODIQUES
SUR LA LITTERATURE , LES BEAUX-ARTS , LES ARTS INDUSTRIELS ,
l'agriculture , LA GEOGRAPHIE , LE COMMERCE , l'ÉCONOMIE
POLITIQUE, LES FINANCES, LA LÉGISLATION, ETC., ETC.
Par MM. Saulmer , Directeur de la Revue Britannique; J. M. Berton,
avocat à la cour de cassation j Ph. Chasles; L. Galibert ; Lesourd ;
Am.Sédillot; Gesest ; West, Docteur en ^lédecine (pour les articles
relatifs aux sciences médicales) , etc.
TROISIÈME SÉRIE.
»— logo^B»
|Iari5.
AU BUREAU DU JOURNAL, Rue des Bous-Enfans, N" 21;
ET CHEZ M°>e Y» DO>DEY-DUPRÉ, IMP.-LIB.,
Rue ViviENNE, K» 2, au coin de la rue Neuve-des-Petits-Champs
Ou rue Saint-Louis , N" ^6, au Marais.
1855.
IMrRIMfiBU DE PODPET-DVPHÉ.
MAI 183^.
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REVLE
^xstmt.-^^i^xMm,
DES CORPORATIONS MUNICIPALES
EN ANGLETERRE,
DE LEUR ORIGINE ET DE LEURS VARIATIONS (i).
Les institutions humaines se préparent en silence ; ou
plutôt on pourrait dire qu'elles existent long-tems en se-
cret avant d'exister ouvertement. Le tort des annalistes
est de ne supposer réelles que les révolutions dont les
lois prennent acte : ils datent ces révolutions du moment
précis où elles éclatent, non du moment où elles s'opè-
rent. Toute révolution n'est qu'une révélation. C'est une
illusion singulière, de prendre les lois écrites pour les
(1) Voyez dans la 2' livraison (février 1833) de cette série, l'ar-
ticle sur l'état politique de l'Angleten-e avant la conquête des Nor-
mands , dont celai-ci peut-être considéré comme la euite naturelle.
6 DES CORPORATIONS MUNICIPALES
mœurs réelles, et d'oublier les lois non écrites. De là une
perpétuelle confusion 5 les mots changeait de sens. On ne
fait pas attention à des institutions fortes, enracinées,
mais anonymes ; on les néglige parce qu'elles n'ont pas
encore reçu le baptême d'un acte légal.
Il en résulte une confusion inextricable : jamais les
historiens ne se donnent la peine de débrouiller ce chaos.
Qu'est-ce qu'un roi, du tems de Clovis? un pauvre petit
chef sauvage , semblable aux chefs des Onontagués et
des Wampokets ; un guerrier barbare , auquel les dé-
pouilles des animaux féroces servent de vêtement , et qui
ne connaît pas d'autre résultat de la conquête que le
pillage. Voyez Clovis dans les annales françaises : c'est un
roi comme Louis XIV, un monarque tout puissant, un
conquérant à la manière de Napoléon. Mais tout à côté
de ce prétendu roi de France se trouvaient plus de dix
rois ou roitelets sauvages • Ragnachard, à Cambrai ; Sige-
bert , à Cologne j Renomer , au Mans 5 Chararich , à Au-
tun. Qu'était-ce donc que cette prétendue royauté de
Clovis.^ Ne changea-t-elle pas énormément de face, lors-
que Charlemagne concentra et raffermit le pouvoir 5 puis
lorsque le chef de la féodalité , redoutant ses grands vas-
saux, crut devoir s'associer à la bourgeoisie ; enfin lorsque
la noblesse antique vint à disparaître et que l'on conserva
seulement son fantôme à la cour du grand roi? Qu'était-
ce alors que cette noblesse prétendue, que cette aristocratie
morte qui voulait avoir l'air vivante ? Et quel rapport y
avait-il entre le grand seigneur qui tenait le bougeoir et que
Louis XIV exilait selon son caprice; et le compagnon de
Clovis , tout prêt à menacer son chef s'il croyait avoir à se
plaindre de ce dernier ; ou enfin le guerrier suzerain dont
la tête altière s'élevait au niveau même de celle du roi.
Ne perdons jamais de vue celte leçon importante.
EN ANGLETERRE. 7
Toutes les inslitulions sont nées long-lems avant de se
montrer au {>^rand jour : toutes elles perpétuent leur exis-
tence apparente long-tems après que la mort les a frap-
pées. Tantôt elles couvent silencieuses, au sein de la société
qui les forme ; tantôt elles trompent par leur ombre \aine
les regards de ceux qui se contentent des formes exté-
rieures. Les municipalités romaines, devenues gauloises
et espagnoles, n'ont-elles pas totalement changé de face?
En conservant la même désignation pour des objets qui
ne se ressemblent en rien, n'a-t-on pas été induit dans
l'erreur la plus grave? Une municipalité romaine, c'était
la réunion des citoyens chargés de s'imposer eux-mêmes,
de rendre la justice, de faire les levées de troupes, mais
sans usurper un seul pouvoir politique. Les pouvoirs
politiques se trouvaient à Rome : elle avait eu soin de
se les réserver. Quand l'église acquit de l'importance et
de la considération , la situation des municipaux fut pire
encore. On les enfermait, on les parquait dans leurs
villes 5 on les forçait de subvenir aux besoins de l'état,
on les privait de toute liberté comme de tout privilège.
La scène change lorsque les pouvoirs politiques dont
Rome s'est emparée tombent avec Rome elle-même. Tout
se désorganise alors-, la centralisation romaine s'affaisse
et meurt ; la municipalité devient peu à peu centre social.
Autour d'elle les intérêts se groupent : là où était l'escla-
vage se retrouve un germe de liberté.
Grâce à la complète méconnaissance de ces faits, l'his-
toire n'a été qu'un grand chaos. Les esprits systématiques
y ont trouvé tout ce qu'ils ont voulu : argumens pour et
contre la monarchie , l'aristocratie ou la liberté. Selon
les uns, le Parlement anglais existait bien avant la grande
charte : il vient des forêts de la Germanie et des glaces
de la Scandinavie. Selon les autres , c'est une usurpa-
s DES corpouations Municipales
tion de quelques seigneurs , qui se sont prêtés ensuite à
l'usurpation de quelques bourgeois. Personne ne tient
compte , ni de ces variations perpétuelles et silencieuses
auxquelles la forme et le fond des institutions sont sou-
mis 5 ni des imperfections naturelles des langages; ni des
vacillations et des altérations qu'entraînent après eux
la forme et le hasard. L'abbé Dubois, en France, avait
tout attribué aux rois 5 Boulainvilliers, tout à l'aristocra-
tie; Montesquieu favorisa l'une et l'autre; Mably ne re-
connut que le pouvoir du peuple. En Angleterre, le whi-
gisme et le torysme s'emparèrent des antiquités saxon-
nes avec une mauvaise foi plus complète, parce qu'elle
était intéressée. On plaida tour à tour pour le droit divin,
pour le despotisme , pour la république ; et l'on trouva
d'excellentes raisons à tout. Les commentateurs furent,
selon leur caprice ou leur intérêt, les avocats du mo-
narque, de l'élection populaire, de l'élection bourgeoise,
de la féodalité : les annales confuses de nos sociétés mo-
dernes offraient aux dissertateurs un arsenal immense où
l'on trouvait toutes les armes possibles. Dans ces derniers
tems seulement, Hallam en Angleterre, Savigny en Alle-
magne, M. Guizot en France, ont déblayé le .terrain et
rétabli au milieu des décombres dont l'invasion barbare
couvrit le sol , du cinquième au onzième siècle , quelques
routes frayées, que l'historien peut suivre, où il peut,
avec de la patience , de la prudence et de la sagacité ,
retrouver la trace des législations perdues et des sociétés
détruites.
On pourrait croire que les nations les plus jalouses de
leur liberté, les plus attentives à en favoriser, à en proté-
ger le développement , sont celles qui ont le mieux éclairci
les questions relatives à l'origine de leur gouvernement.
ï^ contraire est arrivé. Nous devons à l'Allemagne, de-
EX ANGLETEr.RE. 9
puis long-tems privée de libertés politiques , les travaux
les plus lumineux sur ce sujet. L'Angleterre s'est, en gé-
néral , contentée d'annoter , de recueillir , de constater les
faits, que trop souvent l'esprit de parti a détournés de leur
véritable sens et présentés sous l'aspect le plus convenable
à ses vues. L'histoire des Anglo-Saxons par Turner n'est
qu'une excellente compilation sans philosophie. Le whig
Palgrave et le tory Brady ont donné aux mêmes événe-
mens une tournure et une application toutes différentes.
Hallam lui-même, dominé par l'opinion whig, a mé-
connu la part bienfaisante qui se mêle aux influences fa-
tales du régime féodal. Pour les whigs, il n'y a d'origine
anglaise que chez les Saxons ; là sont les premiers langes
de la liberté 5 pour les torys , la féodalité normande est
tout. Les uns considèrent cette dernière comme une con-
quête passagère, mais honteuse; les autres, comme la
grande source de la puissance et de la force britanniques.
M. Guizot a soulevé et résolu plus impartialement cette
grande question 5 il a soumis à une analyse pour ainsi
dire chimique la fusion de l'élément saxon avec l'élément
normand. La présence de l'un et de l'autre une fois re-
connue et appréciée , il a tenté de leur assigner la frac-
tion d'influence exercée par chacun d'eux. Cette inves-
tigation, l'un des beaux travaux de l'histoire moderne,
lui fait le plus grand honneur.
Non seulement la formation originelle du Parlement a
été pour les publicistes anglais une arène de combats im-
possibles à terminer; mais la constitution des bourgs et
leur rôle dans l'élection des membres des Communes n'ont
eu, depuis que cette grande assemblée fonctionne, rien
de fixe et d'assuré. Des traditions incertaines, des inéga-
lités flagrantes, une incohérence de droits et de devoirs
que ne réglait aucun système avoué, une fluctuation mi-
iO DES CORPORATIONS MUNICIPALES
sérable qui permettait tour à tour au roi et aux bourgeois
d'usurper la tyrannie , n'ont pas cessé de présider à l'é-
leclion parlementaire. Quand la réforme commandée par
lord Grey, prédite par Chalham, est venue souffler sur cette
grande organisation confuse, variable, sans base, on l'a
vue tomber du premier coup. Mais à quoi se rapporte-
t-elle? d'où peut-elle dater? quelle a été son histoire?
comment s'est-elle constituée ? Estrce le hasard, la main
royale , l'épée des nobles , un fragment de municipalité
romaine, un débris de l'énergie saxonne, une révolte
sourde de la bourgeoisie, qui ont constitué les corpora-
tions? Gomment ont-elles agi, comment se sont-elles
modifiées? Il n'y a pas de c|uestion plus obscure. Ré-
cemment, deux avocats, hommes versés dans la con-
naissance des antécédens parlementaires et des vieilles
lois du royaume, ont consacré à la solution de tous ces
problèmes, renfermés en un seul, trois volumes dont
le vaste format , les pages nombreuses et l'impression
compacte représentent un des in-folios gigantesques que
l'imprimerie naissante livrait au public. MM. Merewe^
ther et Stevens ont collalionné toutes les chartes, ana-
lysé tous les vieux parchemins , fouillé dans toutes les
archives ; ils en ont tiré tout ce qui se rapporte à l'histoire
des corporations anglaises ^ et jamais trésor de documens
ne fut plus riche et plus complet. Qui croirait qu'un tra-
vail de cette nature ne résout pas la question proposée ?
qui aurait pu deviner que les savans compilateurs s'éloi-
gneraient, après une route si vaste et si péniblement
poursuivie, du but vers lequel ils se dirigeaient ?
Selon MM. Merewether et Stevens, les chartes attes-
tent l'existence des corporations -, il faut commencer l'his-
toire de ces dernières, au moment précis où les chartes
sont accordées. Avant cette époque , les corporations
EN ANGLETERRE. 11
n'existaient pas. Erreur complète. Les droits existent tou-
jours avant .d'être légalisés 5 une charte n'est autre chose
que la reconnaissance désirée , attendue, souvent refusée,
souvent réclamée , arrachée de vive force. Les mœurs
préparent sourdement les lois , comme nous le disions
plus haut; et Ton a hien tort, quand on ne veut voir
la vie réelle , active des nations que dans les actes pu-
blics , dans les manifestations solennelles. Autant vaudrait
chercher la biographie d'un homme dans le dossier de
son notaire et dans les titres publics qui sanctionnent sa
naissance, sa paternité, son mariage et sa mort. Sans
doute , presque tous les événemens de son existence ont
pour terme et pour résumé un acte public ; mais l'acte
de mariage ne contient pas l'histoire d'un mariage qui a
pu se préparer pendant dix ans ^ et l'extrait mortuaire
ne nous apprend rien sur la maladie, longue peut-être et
pénible , qui a préparé la mort.
Déduire de la non-existence des chartes que le prin-
cipe de ces chartes ne leur préexistait pas , c'est pré-
tendre que les Francs n'ont pas conquis la Gaule , parce
que la conquête n'a été régularisée, sanctionnée et rédigée
en charte qu'à une époque postérieure. Cette vue peu
philosophique a présidé à l'énorme recueil que nous
avons sous les yeux, et pour en extraire la pensée secrète,
Tutilité pratique, la leçon historique , on est obligé non
seulement d'en compulser avec soin les documens, mais
d'en rejeter avec le même soin les systèmes.
Nous croyons que l'époque de la conquête romaine ne
peut jeter aucune lumière à ce sujet. Rome ne laissait aux
vaincus aucune trace de pouvoir indépendant; elle seule
était reine et décidait de tout ; elle ne leur abandonnait
que l'arrangement intérieur de leur ménage, si je puis
12 DES CORPORATIONS MUNICIPALES
parler ainsi. Tous les embarras appartenaient aux muni-
cipalités , qui d'ailleurs avaient le droit de- s'enrichir
par le commerce et prospérer , pourvu qu'elles payassent
l'impôt , et ne secouassent pas le joug de la métropole.
Rome était avide-, elle savait qu'en appauvrissant ses su-
jets elle les empêchait non seulement de l'enrichir, mais
de la soutenir et de l'aider-, elle traitait ses municipes à
peu près comme nous traitons les animaux domestiques
dont nous attendons des services 5 elle les engraissait èans
les affranchir. Les bourgades romaines n'étaient donc
que de simples bourgades , sans la moindre apparence
d'union politique ou de privilège civil.
Les Saxons arrivent; ces barbares se répandent sur le
sol anglais. Ils exterminent, ils ravagent, ils asservissent 5
tout se confond, tous les anciens droits se perdent 5 le seul
pouvoir protecteur , le pouvoir de Rome se retire. Les
malheureux citoyens qui n'avaient jamais été citoyens,
et que nul lien civil n'unissait , ne se sentirent point la
force de résister ; ils moururent ou plièrent la tête; çà et
là s'établirent les chefs victorieux qui se firent centre, et
autour desquels vinrent se grouper, ou leurs anciens com-
pagnons d'armes, ou ceux qui espéraient protection et
appui. Ils s'emparèrent des vieilles villes romaines dont
le nom s'est conservé jusqu'à nous avec une légère altéra-
tion de forme. Les bourgeois (bui-gesses) rachetaient leur
vie et l'usufruit de leur maison et de leur bien en payant
au roi une redevance : tantôt en nature , et telle que les
peuples sauvages l'exigent fréquemment; tantôt sous la
forme d'un service militaire-, quelquefois sous celle d'une
rente ou d'un paiement annuel. On sent que tout cela
n'avait rien de régulier et de systématique ; la force re-
fînait , les stipulations venaient d'elle , et le caprice in-
EN ANGLETERRE. 13
dividuel du conquérant barbare décidait, tant de la coti-
sation que de la valeur du tribut , et dujjrde , ou contri-
bution militaire.
Il est ridicule, comme on le voit, de cbercher dans une
pareille organisation la plus légère trace de liberté. Lors-
que les Danois vinrent bouleverser encore une société si
malheureuse et si opprimée, ce fut un nouveau désordre
dans le désordre, oppression sur oppression. Avant la
conquête de Guillaume-le-Normand , on vit les bourgeois
de plusieurs villes adjacentes s'entendre pour payer à frais
communs la redevance exigée 5 dans ce groupe d'intérêts
on aperçoit la première lueur lointaine de la corporation.
C'est ce que les auteurs du nouvel ouvrage ont complète-
ment perdu de vue. La corporation n'existe à leurs yeux
que dans la charte qui lui assure ses privilèges ; mais
avant que ces privilèges soient écrits , ils ont déjà tracé
leur sillon. Le génie de l'association , favorisé par les tra-
ditions saxonnes , porte toujours ses inévitables fruits :
dès que les hommes se groupent , on peut prévoir que la
société se formera.
Il y avait plus de quatre siècles que les Saxons et les
Danois occupaient l'Angleterre , lorsque Guillaume , ce
grand chef féodal, persuada à ses guerriers de le suivre ,
et transporta son empire dans la Grande-Bretagne. Il avait
su organiser la féodalité d'une manière plus puissante et
plus concentrée. Deux nations barbares , mais établies et
fortes, se rencontrèrent et se combattirent 5 leur origine
était commune, leurs langues et leurs institutions avaient
le même point de départ. L'une n'écrasa pas l'autre 5 mais
elles luttèrent. Les Saxons n'acceptèrent pas volontaire-
ment un abaissement servile. Vaincus , ils se souvinrent
qu'ils avaient été conquérans ; d'une part , la féodalité
normande se montra plus puissante et plus active j d'une
1 4 DES CORPORATIONS MUNICIPALES
autre, la population saxonne se montra plus rétive et plus
impatiente. On ne \it pas les individus se répandre sur
le sol, et constituer çà et là de petites souverainetés ab-
solues. Enfin tous les pouvoirs eurent plus d'énergie.
Cette résistance obstinée se manifeste noblement à tra-
vers toute l'histoire anglaise. Dès que les Saxons opprimés
peuvent relever la tête, ils réclament leurs vieilles lois,
les lois d'Edouard-le-Confesseur. A Exeler, les bourgeois
voyant approcher Guillaume et son armée déclarent
qu'ils veulent bien payer les droits convenus entre eux
et les anciens rois , mais qu'ils se refusent à devenir ses
vassaux selon la tenure féodale , et surtout qu'ils récla-
ment leur ancien privilège de ne payer la taxe de la mi-
lice que si Londres , York et Winchester y consentent.
Apparemment les quatre villes en question formaient ,
quant à cet objet, une espèce de corporation ou de ligue.
L'orgueil de Guillaume s'irrita, et Exeter fut obligé de sou-
tenir un assaut qui dura plusieurs jours. Cette résistance
courageuse fut inutile; et quand la 'ville se rendit après
avoir disputé pied à pied ses anciens droits, le roi eut soin
de faire bâtir un château qui la dominât et tînt en res-
pect les habitans. Devenue domaine du roi , la ville ré-
clama encore sous Edouard les droits pour lesquels elle
avait combattu. Elle finit par obtenir la réhabilitation
de son ancienne immunité qui lui permettait de ne payer
\efjrde , ou droit militaire, que si les trois autres villes
confédérées et principales, dont nous avons déjà parlé, s'y
obligeaient aussi.
Je ne crois pas, comme l'ont affirmé plusieurs érudits
amis de la liberté , que les droits des villes remontent
beaucoup plus haut. Quant au gouvernement général du
pays , si les bourgeois avaient des privilèges, ils ne dépas-
saient pas l'enceinte de leurs murailles. Quand ils se
EN ANGLETERRE. 15
mêlaient des affaires publiques , c'était d'une façon acci-
dentelle et irréj<;ulière ; nulle institution , nulle coutume
permanente ne leur assuraient une place dans Tadminis-
Iration centrale. Ils interviennent dans les événemens du
pays toutes les fois que le hasard le veut ainsi. Sous
Ethelred II , les citoyens de Cantorbéry assistent à la
cour du comté : ceux de Londres concourent à l'élection
des rois. Mais ce que la nécessité politique et le hasard
entraînent n'a pas acquis la force et l'autorité légales.
Quelques villes étaient riches, peuplées et importantes.
Nul doute qu'avec le tems elles n'eussent conquis plus
tard le rang et les droits politiques qui devaient leur ap-
partenir 5 mais la conquête passe comme la foudre. Elle
frappe tout d'une décadence inlprévue.
Le désordre et l'oppression dessèchent rapidement la
source de toute richesse, le commerce. Il fallut du tems
aux villes avant de se remettre. La ville d'York , qui avait
compté seize cent-sept maisons, n'en compta bientôt plus
que neuf cent-soixante-sept. Les sept cent vingt maisons
d'Oxford se réduisirent à deux cent quarante-trois. Ches-
ler tomba de quatre cent quatre-ving-sept maisons à deux
cent quatre-vingt-deux : Derby, de deux cent quarante-
trois à cent quarante. Cependant la ferme cohésion du
lien féodal exerçait sur les bourgs et les villes une in-
fluence qui plus tard devait ramener les bourgeois à l'es-
prit d'association et à la réclamation de leurs privilèges.
On n'a pas assez observé que le système féodal était un vrai
système mutuel, impliquant d'une part protection, et de
l'autre service, et ne reconnaissant des droits qu'à ceux
qui avaient des devoirs à remplir. Malgré la tyrannie
sanglante exercée par la féodalité, il était impossible que
celte constitution, libérale et généreuse dans son principe,
16 DES CORPORATIONS MUNICIPALES
n'imprimât pas tôt ou tard aux peuples le sentiment de
leur dignité.
Il est difficile de saisir, au milieu du chaos et du désor-
dre qui suivirent la conquête , les souffrances , les pro-
grès et les combats de la liberté bourgeoise. La plupart
des grands bourgs étaient devenus terrœ régis. Quelque-
fois , à force de réclamations ils obtenaient la concession
nouvelle des immunités dont ils jouissaient primitivement
et que l'invasion avait interrompues. Cette immunité, nom-
mée gafol , spécifiait à la fois le privilège de la ville et le
service qu'elle avait à rendre. A Douvres , tout bourgeois
résidant se trouvait exempté du droit de toll dans ses
voyages à travers l'Angleterre, sous condition de prêter
au roi vingt vaisseaux pour quinze jours toutes les années ,
vingt-et-un matelots par vaisseau , un pilote et un aide.
Le messager du roi recevait trois pences l'hiver et deux
pences l'été , pour frais de transport. Malgré le droit sei-
gneurial et tyrannique dont les Normands abusaient sans
pitié , les bourgeois n'étaient pas soumis aux profondes
humiliations que les manans féodaux avaient acceptées^ le
suzerain n'avait aucun droit sur leurs femmes ni sur leurs
filles. Les relations de bourgeois à bourgeois restèrent les
mêmes ^ on ne les empêcha de se réunir ni dans la solen-
nité de leurs festins , ni dans leurs assemblées pour la dis-
tribution des aumônes. La cité de Londres obtint même
du 'conquérant une portion de terre qui lui fut assignée;
la propriété des bourgeois et le droit d'héritage furent
consacrés. Enfin ils reçurent le titre de barons, et furent
déclarés. Law-Worthj , dignes de la loi; c'est-à-dire sou-
mis à la loi commune et propres à hériter. Seulement ils
eurent lé bon esprit de dissoudre leur Cnichtguild^ assem-
blée qui possédait un certain revenu consacré à des réu-
EN ANGLETEnr.E, 17
nions et à des exercices {guerriers. Ce revenu ot la terre
qui le produisait furent transférés entre les mains des cha-
noines de la Sainte-Trinité. Le clergé alors, c'était la seule
puissance populaire.
En même lems s'établissaient les hans ou assemblées
commerciales , auxquelles un édifice particulier était con-
sacré dans chaque bourg. « Je veux , dit Henri I", que
mes bourgeois de Beverley aient leur liansluis , ( lians-
house, maison de commerce), que je leur donne et con-
cède, pour qu'ils y exercent leurs statuts , à la gloire de
Dieu , de saint Jean , des chanoines , et à l'amélioration
de la communauté tout entière. » Il est facile à un esprit
philosophique de découvrir ici le progrès du génie d'as-
sociation 5 sans doute le droit féodal prédominait toujours 5
mais le combat mystérieux de l'esprit.de liberté se main-
tenait sourdement. Ainsi quand le roi envoyait dans une
ville un shérif chargé de la tenir à ferme et de percevoir
les deniers du roi ; les bourgeois essayaient de racheter
leur redevance et de chasser cet officier qui les gênait, en
offrant de payer une somme beaucoup plus forte que celle
même dont le shérif était forcé de rendre compte. Il ar-
rivait souvent que le shérif, enrichi par ses exactions,
faisait une offre plus haute 5 mais souvent aussi les ci-
toyens réussissaient, et soutenus par le désir de faire eux-
mêmes leurs affaires et d'échapper à l'oppression des offi-
ciers royaux, ils s'imposaient de grands sacrifices dont ils
trouvaient bientôt la récompense.
Sous la tyrannie la plus dure, il ne faut pas désespé-
rer des hommes quand ils ne s'abandonnent pas eux-
mêmes. C'est une grande époque, bien qu'elle ait passé
à peu près inaperçue, que celle où les bourgs n'eurent
plus à payer qu'une somme régulière, où ils élurent un
officier de leur choix et tiré de leur sein , chargé de ré^
XV. 2
1 8 bES CORPORATIONS MUNICIPALES
partir l'impôt et de verser la somme dans le trésor. Si le
despotisme royal jetait sur eux de nouvelles tailles , ils
les subissaient , comme la loi de la force , mais sans que
ic gouvernement leur envoyât un officier dont la rapacité
cruelle aurait augmenté le poids de leur servitude et
ajouté des exactions aux exactions. Sous le règne de Jean,
et de Henri ÏIÎ , Newport est exempté de la juridiction du
shérif ou de tout autre officier royal; et le gouverne-
mciU intérieur de la ville est complètement abandonné
aux habilans eux-mêmes.
Ainsi naissent peu à peu les droits municipaux; puis
les chartes qui assurent à chaque corps de citoyens la
jouissance de ses droits , et qui ne. font qu'attester la lon-
gue et persévérante résistance des Communes. On va bien-
tôt voir ces germes de corporations, qui n'avaient été
d'abord qu'une digue opposée à l'envahissement féodal ,
concentrer entre leurs mains tout le pouvoir dont elles
pouvaient s'emparer, et devenir usurpatrices à leur tour.
Elles avaient acheté plusieurs privilèges remarquables.
Les magistratures intérieures leur appartenaient; elles
possédaient le droit d'élire leur maire, leur shérif, etc.
Le commerce des citoyens était libre ; et la communauté
pouvait disposer de toutes les terres non occupées qui ap-
partenaient à sa juridiction. Souvent les amendes et droits
perçus à l'intérieur tombaient dans la caisse de la com-
munauté. Les anciennes libertés saxonnes venaient donc
peu à peu se replacer dans les bourgs; et les rois, qui re-
doutaient leurs barons, ne manquaient pas (ainsi que cela
arrivait en France) d'augmenter la force des municipa-
lités, la puissance des bourgeois, dont ils espéraient ob-
tenir le secours contre des seigneurs remuans et hostiles.
Ainsi les gens de Londres achetèrent pour la somme de
300 liv. st. le droit d'élire leur juge des plaids de la
EN ANGLETERKE. 19
couronne , et celui de choisir dans leur sein le shérif de
Middlesex ; tous les autres privilèges de Londres se rap-
portent à ceux que nous venons de citer ; tous ils assurent
rindépendance bourgeoise, en fixant une certaine rede-
vance appartenant au suzerain. Vers le même tems, une
charte fort libérale est accordée par Henri II au bourg
de Wallingford.
Je ne doute pas que, tout en réclamant les libertés de
leurs ancêtres, libertés qui dataient selon eux d'Edouard-
le-Confesseur , les bourgeois n'eussent soin d'élargir au-
tant qu'ils le pouvaient la sphère de cette liberté. On
n'y regardait pas de fort près. Tout ce qu'il fallait au roi,
c'était de l'argent : on lui en donnait. Entouré de ses
hommes d'armes, qu'avait-il à craindre de ces petites
corporations marchandes ? Il méprisait leur résistance ; et
peut-être le moment allait venir où il aurait besoin d'elles.
Avant tout , il avait ses barons à comprimer. Le système
féodal reposant sur des obligations mutuelles et fortes ,
avait quelque chose de strict et de rigoureux qui ren-
dait sans doute les services plus pénibles , mais qui en
même tems consacrait l'idée du droit fondée sur celle du
devoir. Devenus vassaux de la féodalité normande , les
Anglo- Saxons ne perdaient pas leurs vieux principes,
leurs anciens axiomes teutoniques : au contraire , il sem-
ble que les deux génies saxon et normand , émanés de
la même source, originairement identiques, n'eussent
confondu leurs nuances que pour augmenter à la longue
l'intensité de leur caractère intime et réel.
Bientôt les seigneurs imitent le roi : comme lui ils
reçoivent de l'argent de leurs vassaux, en leur concédant
les droits qu'ils réclamaient. Par ces degrés inaperçus,
l'aristocratie féodale, et le monarque son chef, toujours
en lutte avec elle, laissent croître sous leurs yeux un
20 DES CORPORATIONS MUNICIPALES
nouveau pouvoir, celui même qui nous envahit aujour-
d'hui : le pouvoir de la hourgeoisie. Elle s'empare silen-
cieusement de l'organisalion municipale sans que per-
sonne y trouve à redire.
Cette situation conquise une fois , les bourgeois s'y ar-
rêtèrent , y prirent racine , et ne songèrent plus qu'à l'af-
fermir et à l'étendre. C'étaient les (ils des vainqueurs
d'Haslings, ils s'en souvenaient. Réduits à l'état de vassa-
lité par le fléau de la conquête, on les voit regagner pied
à pied tout ce qu'ils peuvent obtenir. Dépouillés de leur
liberté réelle, du moins ont-ils soin de ne pas laisser
perdre un seul pouce de ces privilèges qu'ils ressaisissent
avec efFort.
Les assemblées de marchands avaient lieu 5 les monas-
tères, véritables forteresses du droit populaire, s'enri-
chissaient et prospéraient. Les bourgs recevaient de nou-
veaux privilèges , toutes les fois que les barons avaient
peur , ou que le monarque se trouvait en face de suze-
rains réfractaires 5 même les monarques rapaces et dissolus
. cherchaient un appui dans ces corporations si faibles
encore , groupes d'hommes qu'ils essayaient d'élever
comme un rempart entre eux et leurs suzerains.
•Voilà donc l'esprit démocratique et l'élément popu-
laire introduits , dans la constitution de l'état. Les vieux
usages régissent seuls le gouvernement intérieur delà mu-
nicipalité. On sait combien ce mot : vieux usai^es , offre
d'élasticité 5 il peut se prêter à tout. Par le fait, les ma-
gistrats municipaux étaient maîtres, et l'on ne peut re-
fuser à des citoyens ainsi placés une existence politique.
Quiconque résidait dans la ville avait droit à ses privi-
lèges 5 il était même établi dans le texte des chartes que
tous les hahitans et successeurs des habilans seraient re-
gardés comme bourgeois. Mais quand ces derniers eurent
nX ANGLETEnniî. 21
obtenu leur brevet et leur charte , ils eurent soin de se
réserver, d'une part, le droit de choisir leurs nouveaux
confrères j d'une autre , celui d'exclure tous ceux qui dé-
sormais viendraient habiter la ville. Les immunités des
corporations devinrent la propriété de ceux qui s'assem-
blaient dans le Guild ou salle des marchands : usurpa-
tions dont le§ rois profitèrent d'abord, mais qu'ils ne man-
quèrent pas de combattie aussitôt qu'ils virent l'élément
démocratique grandir, s'étendre et se soulever. Si tous
les citoyens résidans eussent formé le corps municipal ,
le pouvoir populaire aurait pris un accroissement terrible :
au contraire, les corporations privilégiées formèrent une
espèce d'aristocratie bourgeoise sous la main du roi. C'est
ce que les Stuarts n'oublièrent jamais.
En admettant dans leur sein de nouveaux bourgeois ,
selon le choix de leur caprice ; en usurpant le pouvoir
njunicipal ; en l'altérant et le modifiant à leur gré- les
membres des corporations firent des libertés de tous un
droit exclusif, et de Tindépendance de la communauté
un instrument de servitude. Ce ne furent plus les habi-
tans qui, après une résidence d'un an et un jour, se trou-
vèrent en possession naturelle et nécessaire de tous les
privilèges de la bourgeoisie. L'élection exercée par la cor-
poration fut arbitraire -, la Chambre des Communes et la
Chambre des Pairs , au lieu d'opposer une digue à cet
abus , autorisèrent le droit prescriptif que les corpora-
tions s'étaient arrogé. Il est vrai que la loi antique per-
mettait aux bourgeois de décider la légalité ou l'illéga-
lité des bourgeois nouveaux; mais le vœu de la loi était
autre : il s'agissait de savoir si l'habilant qui réclamait
son droit avait occupé pendant un assez long espace de
tems la maison sur laquelle ce droit était fondé ; si sa ré-
putation était pure: sa fortune suffisante. Il n'était pas
22 DES CORPORATIONS MUNICIPALES
question d'élire en dehors du bourg , comme le firent les
bourgeois, un nouveau membre de la corporation an-
cienne.
Ce fut encore une transition bien importante et bien
négligée par les historiens, que celle qui fit passer les pri-
vilèges de la bourgeoisie tout entière entre les mains d'un
petit groupe d'hommes qui prit le titre de. Select-Body
(corps choisi). Ce triomphe de l'oligarchie s'opéra gra-
duellement et mystérieusement : on cherche en vain dans
les ouvrages de jurisprudence les traces de ce changement
majeur. Le petit nombre s'appropria le pouvoir, etcomme
la loi avait dit que les privilèges étaient accordés aux
membres des corporations et à leurs successeurs, il sembla
que ce texte de la loi encourageait à la fois l'esprit d'asso-
ciation , c'est-à-dire le génie national , et constituait pour
tous les siècles à venir une aristocratie bourgeoise.
Cette aristocratie ne tarda pas à lever la tête ,• elle reçut
aussi quelques échecs. Dès la fin du règne de Henri III ,
les aldermen et ceux qui se nommaient les plus discrets
de la ville de Londres voulurent élire un maire impopu-
laire. L'assemblée générale des bourgeois qui se tint à la
Croix de Saint-Paul résista aux aldermen , et remporta
le triomphe. Sous les Edouards , chaque paroisse nomma
les hommes chargés de donner leur vole pour l'élection
du maire. Selon leur constitution originelle , les aldermen
formaient seulement un conseil qui devait assister le
maire dans l'administration de la justice , et dont l'élec-
tion annuelle était opérée par les citoyens des paroisses.
'^'L'assemblée générale devait toujours rester investie d'un
pouvoir supérieur à celui des aldermen. Mais les occupa-
tions nombreuses et diverses des citoyens et la difficulté
de les réunir nécessitèrent la permanence d'un comité an-
nuellement élu : espèce de corps représentatif dans lequel
EN ANGLETERRE. 23
on dlslinguait déjà une concentration de pouvoirs. La
corpQj-adon accapara l'autorité et se substitua au\ ci-
toyens.
Cependant la loi réelle n'était pas encore répudiée.
Les lois municipales flottaient au milieu d'une vague in-
certitude ; tanlot le comité, tantôt la réunion des bour-
{>eois, tantôt quelques aldermen élus se cbargeaient des
atï'aires de la communauté. La grande guerre qui se li-
vrait entre le peuple saxon et le peuple normand, entre
le pouvoir souverain et la vassalité , entre la monarchie
qui essayait de naître et l'aristocratie armée , ne permet-
tait pas de faire attention à ces petits mouvemens passa-
gers , à ces variations inaperçties du gouvernement mu-
nicipal. Les plus riches et les plus influens dominaient
naturellement les conseils à une époque oii tous nos prin-
cipes modernes d'égalité étaient, sinon méconnus, du
moins profondément ensevelis. Les bourgeois ne cher-
chaient qu'à perpétuer leur autorité et à augmenter la
somme de leurs privilèges légaux.
Il y eut bien quelque résistance de la part des autres
citoyens. Le sang coula; mais ces débats n'acquirent ja-
mais le degré d'intensité violente qui signalait les mêmes
discussions entre les communes et la féodalité française.
Il fallut l'appui du roi pour augmenter et affermir le
pouvoir des corporations. La couronne n'était pas assez
folle pour diminuer l'importance des bourgs royaux qui
lui servaient de bouclier contre l'aristocratie chevaleres-
que. Elle savait que l'oppression des communes eût été le
suicide de la monarchie. Sa politique fut au contraire
de rendre les communes indépendantes des seigneurs,
puis les corporations indépendantes du reste des citoyens.
L'aristocratie nouvelle des bourgs se trouva sous la protec-
tion spéciale de la couronne, dont elle capta les faveurs.
24 DES CORPORATIONS WUMCIPALES
Indépendante du reste de la communauté , elle se trouva
confondue dans la foule des courtisans , ou plutôt elle
occupa le premier ran{}- parmi eux. Ce fut un développe-
ment lent et progressif.
Sous Edouard lï , les statuts et les lois parlent de la
communauté de Lynne , dans le comté de Norfolk , mais
sans affirmer encore que ce soit une corporation , et sans
lui attribuer les droits spéciaux dont une corporation est
investie. Sous Edouard III , la même confusion règne :
rien n'est complètement réglé , le livre des assises déclare
que pour être citoyen de Londres, il faut y être né et avoir
reçu un héritage; y résider et payer les taxes. Le même
livre ajoute que la commifnauté de Londres est a perpé-
tuité : c'est ainsi qu'il s'exprime. Quelquefois le mot
corporation se trouve , non dans le texte , mais sur la
marge des manuscrits. Enfin, en 1409, sous Henri IV,
le mot coiyoration apparaît dans le texte comme se rap-
portant aux universités. On voit , à la manière familière
et naturelle dont il est introduit, que l'idée qu'il exprime
n'a rien de nouveau. Les choses sont toujours plus vieilles
que les noms : en effet les corporations préexistaient en
réalité, quoi que l'on ait pu dire, à cette reconnaissance
publique et à cette déclaration. Tout pouvoir tend à s'af-
fermir et à se perpétuer, et ces groupes d'hommes répan-
dus sur l'Angleterre j, possesseurs de biens-fonds au nom
d'une petite communauté municipale, maîtres d'élire de
nouveaux membres , mailres d'accroître leurs revenus ,
formèrent bientôt une multitude de petits centres, jaloux
de leur autorité propre.
En 1434, sous le règne de Henri VU, les corporations
municipales reçoivent pour la première fois le titre avoué
de corps politique. Elles se perpétuent sous cette forme,
et bientôt on les voit s'arroger eu effet tous les droits at-
EX ANGLETERRE. 25
tachés à ce mot. Les liabitans de Plymouth adressent au
roi une pétition à l'effet d'obtenir une incorporation ,
c'est- à -dire la reconnaissajice authentique et légale des
privilèges de la corporation bourgeoise. Il se passe vingt-
huit ans avant que cette charte ne leur soit accordée.
Kingston -upon-Hull est incorporé ea 1439; enfin , en
14G6, on admet comme doctrine légale et universelle que
toute charte , accordée à une ville , présuppose l'existence
d'une corporation. L'usurpation continue : on a droit de
se plaindre d'elle, maison a tort de ne pas voir qu'elle était
dans la nature même des choses. Dès l'époque dont nous
parlons , tantôt les corporations excluent arbitrairement
de leur sein les membres qui leur déplaisent; tantôt (à
Exeter, par exemple) , elles appellent dans leur sein une
foule nombreuse destinée à former une majorité impo-
sante. Dans l'origine, le mot incorporation signifiait seu-
lement le droit de posséder des biens-fonds en commun ,
de les vendre , d'en acheter de nouveaux , et de les trans-
mettre. Bientôt les corporations, devenues reines, pren-
nent leur place importante dans la politique du pavs.
En 1499 , à Bristol, le conseil des aldermen se renou-
velle de lui-même par une élection spontanée : Henri VII,
Henri YIII , Edouard YI , Marie et Elisabeth compren-
nent toute la force que doivent donner au trône ces pe-
tites corporations, toutes jalouses de l'aristocratie, toutes
placées comme les colonnes pour étaver le pouvoir. De-
puis cette époque , les efforts du trône tendent à jiro-
téger les corporations , et à faire converger vers ce petit
groupe les pouvoirs , les libertés , les franchises de la
communauté même. Henri YIII maintient par ses statuts
ces coutumes antiques. Or, ces coutumes, dans la dé-
générescence de leur progrès , s'étaient bien éloignées
de la source originelle. Il ne s'agissait plus comme au-
26 DES CORPORATIONS MUNICIPALES
trefois de quelques habitans qui s'entendaient pour payer
l'impôt h frais communs au lieu de se soumettre aux
malversations et aux mauvais traitemens d'un officier
royal. Par degrés, l'institution parlementaire s'était éta-
blie; on avait élu les membres du conseil, et ce fu-
rent les corporations qui se réservèrent ce droit. Peu à
peu , toute l'influence parlementaire se trouva dans
les mains de ces dernières. Marie et Elisabeth créèrent
beaucoup de municipalités, en ayant soin de se confor-
mer au même système, et de réserver les franchises élec-
torales à des corporations chargées de leur propre gou-
vernement et de leur réélection. Toutes les fois que le
trône avait besoin d'augmenter sa force , il créait une
corporation nouvelle qu'il s'inféodait. Ainsi, d'une part ,
les anciens bourgs c|ui se dépeuplaient laissaient toute
leur autorité entre les mains de deux ou trois personnes,
quelquefois d'une seule-, de l'autre, les nouveaux bourgs
s'organisaient de manière à être soumis au contrôle im-
médiat de la couronne.
Les grandes villes où se trouvaient les corporations
principales offraient plus de résistance ; originairement
les magistrats municipaux devaient être élus par l'assem-
blée générale , et non par le petit conseil , par la corpo-
ration elle-même. Celte dernière ayant usurpé le droit
dont nous parlons, les citoyens, vers le milieu du règne
d'Elisabeth, consultèrent les grands juges Popham et An-
derson , pour savoir si l'élection faite par le petit con-
seil était valable. Les juges répondirent affirmativement:
ils ne pouvaient hésiter entre la monarchie et la démo-
cratie.
Les choses étaient en bon train ; les Stuarts, si avides
d'arbitraire, continuèrent et précipitèrent le mouvement.
On était fatigué de l'irrégularité de tous ces bourgs , et
EN ANGLETERRE. 27
du peu d'unité de leur organisation administrative. Pour
atteindre cette unité, on persuada aux corporations qu'elles
gagneraient beaucoup si elles soumettaient leurs libertés
au roi, en le priant de les confirmer. En effet, des chartes
nouvelles furent accordées : mais, d'après ces chartes, la
politique intérieure des bourgs , la nomination des per-
sonnes qui devaient former les conseils municipaux et
répartir les taxes locales, appartinrent désormais à la cou-
ronne seule. C'était une usurpation à côté d'une autre
usurpation. Le roi confirmait le privilège arbitraire et
exclusif que quelques bourgeois s'étaient arrogé au détri-
ment de leurs concitoyens • et il reprenait pour lui-même
des droits immenses, qui forçaient et la corporation et le
peuple à tout attendre et à tout craindre de lui. Admirons
l'étrange marche et le double mouvement des affaires hu-
maines 5 des groupes, renfermant une semence de liberté,
se formant au milieu du monde féodal. Cette semence ne
se développe que pour donner naissance à une espèce d'a-
ristocratie'bourgeoise 5 cette nouvelle aristocratie est for-
cée de plier sous le pouvoir monarchique et de lui céder
une partie de sa proie; mais, du moment même où la
bourgeoisie élue se voit vassale du trône , cette bour-
geoisie s'associe plus intimement aux classes inférieures;
et le germe démocratique reparait plus fort et plus re-
doutable que jamais au sein des corporations.
Un roi, placé comme les Stuarts entre des sectes re-
ligieuses ennemies, entre une noblesse encore fière et une
bourgeoisie ambitieuse, devait poser son sceptre sur les
corporations, les intimider, les capter, les transformer en
machines de pouvoir. Plus elles se composaient d'un petit
nombre d'hommes , plus il était facile d'en avoir bon mar-
ché. Aussi ne laissa-t-on échapper aucune occasion de créer
des close-boroughs, bourgs-fermés, qu'il ne faut pas con-
28 DES CORPORATIONS MUNICIPALES :
fondre avec le hourg-pourri. Le roten-horough , bourg-
pourri , élait celui ([ui, régi autrefois par une corpora-
tion entière, était tombé soit entre les mains du roi,
devenu héritier de tous les biens-fonds , soit entre celles
de deux ou trois acquéreurs. Il est arrivé, pendant le rè-
gne de Charles I*', que le membre unique de l'unique
corporation d'un bourg-pourri s'élut lui-même membre
du Parlement; l'élection fut trouvée valable. Les close-
horouglis étaient ceux qui se trouvaient fermés , clos à
toute admission nouvelle : là, une corporation élisait
elle-même les membres qui devaient remplacer les mem-
bres défunts. Elle formait un petit sénat hostile aux in-
térêts populaires , ne relevant que du roi , n'attendant
rien que du roi , tout à la dévotion de l'autorité souve-
raine. Les vieux abus furent permanens ; mais aussi les
droits parlementaires acquirent une autorité et une in-
fluence nouvelle. Les corporations , toutes tyranniques
qu^ elles fussent , offraient une base solide qui corrigeait
la mobilité des élections parlementaires.
Sous les Sluarls , la servilité des corporations ne fut
pas sans mélange de résistance, ni sans velléité de liberté.
Entre le peuple et le roi leur position était singulière.
Elles avaient toutes les craintes, mais aussi toute l'aigreur
d'une position subalterne. Elles s'éfaient détachées du
peuple , sans oublier qu'elles appartenaient au peuple.
L'espèce d'aristocratie dont elles s'étaient emparées ne
pouvait prétendre ni à l'éclat ni à l'antiquité d'une
noblesse véritable : situation fausse qui se termina par
une catastrophe, comme toutes les situations fausses. Dès
que le trùne aperçut dans les corporations la plus légère
trace de résistance , d'incertitude , de mécontentement ,
il se courrouça de voir un instrument si servile essayer
la liberté, ou du moins la désirer. Après avoir lentement
EN ANGLETERHE. 29
corrompu la masse des bourgs , on s'occupa de les amor-
tir. La restauralion eut beau jeu pour; cela. Quelques-uns
des meilleurs esprits, falipués de licence, se déchucrent
en faveur du pouvoir absolu. Cliarles II lança ses célèbres
Quo Tf arvantos , arrêtés qui détruisaient les IVancliises
municipales. Pendant que la croyance à la divinité du
pouvoir absolu s'insinuait et pénétrait dans toutes les
classes de citoyens 5 pendant que l'autocratie et la ibéo-
cratie redoublaient d'efforts pour s'emparer du pouvoir ,
les citoyens des anciens bourgs commençaient à compren-
dre qu'il y allait de leur existence, et que bientôt ils se-
raient confondus dans un même servage avec les classes
inférieures dont ils s'étaient détacbés.
Les corporations, attaquées par les Q^iio JVarranlos , se
montrèrent favorables à la révolution dont Guillaume III
recueillit les fruits après en avoir préparé le succès. Aussi,
moitié gratitude , moitié politique , le nouveau roi se
garda-t-il bien de les détruire .ou même de les ébranler.
On aurait tort de lui en faire un reproche : sa conduite
ne pouvait être différente. Il confirma et maintint avec
un soin rigide les privilèges des corporations 5 privilèges
divers, incertains, contradictoires, qui remontaient,
comme nous l'avons dit , aux origines les plus diverses.
L'uniformité est une idée moderne, et s'accordait très-
peu avec la féodalité , état né d'une civilisation barbare,
émanant du droit de conquête , et par conséquent de la
force individuelle.
Sous Elisabeth, on avait décidé légalement que les droits
de chaque corporation étaient multiformes^ et qu'elles
obéissaient à des coutumes variées. La variété et l'incer-
titude de ces usages dut nécessairement donner lieu à beau-
coup de procès, de différends et d'embarras. Le parlement,
auquel on soumettait en dernier ressort le jugement des
30 DES CORPORATIONS MUNICIPALES
causes relatives aux bourgs [et à leurs droits d'élection,
jugea tantôt d'une façon tantôt d'une autre. La même
décision fut tour à tour confirmée , puis déclarée nulle.
Ce serait un bizarre répertoire que celui de toutes les con-
tradictions auxquelles cette matière a donné lieu, de tou-
tes les sentences que la Chambre des Communes a por-
tées et détruites : source perpétuelle de disputes. Tour
à tour on rapportait au roi, au peuple, aux bourgeois,
l'origine du pouvoir que l'on voulait ou restreindre ou
augmenter.
Prenons pour exemple là corporation de Bristol : on
verra combien la même institution peut prendre de for-
mes différentes , et se prêter à des résultats opposés. Pen-
dant plusieurs siècles la communauté de Bristol régla ses
affaires intérieures. Selon les anciennes coutumes et d'a-
près le vœu de la communauté, Henri YII, par une charte
spéciale, lui permit, en 1499, d'avoir un conseil com-
mun de quarante membres, avec cinq aldermen. Déjà,
de la démocratie nous sommes passés à la forme aristo-
cratique. Elisabeth augmente le nombre des aldermen
qu'elle porte à douze , en déclarant que leur réélection
procéderait d'eux-mêmes. Voilà une aristocratie plus forte,
plus compacte et qui se perpétue. Long-tems les bour-
geois se maintiennent dans cette situation : ils sont assez
puissans et assez nombreux pour lutter contre l'arbitraire
des Stuarts , et l'on confirme à plusieurs reprises leurs
franchises. Après la restauration seulement, ils s'effraient
des menaces du pouvoir et livrent volontairement leur
charte à la merci du roi. Charles II leur accorde une charte
nouvelle , nomme le maire , les aldermen et tous les of-
ficiers , ainsi que le conseil commun , et déclare que la
corporation régénérée, au lieu de représenter la commu-
nauté des bourgeois comme auparavant, formera un corps
EN ANGLETERUE. 31
politique spécial , permanent , chargé lui-même de sa
propre réélection et du choix des maires et autres offi-
ciers pour l'avenir. Toutes les autres villes d'Angleterre
étaient menacées de cet anéantissement de leurs droits ,
et déjà Londres était sur le point de subir un arrêt de ce
genre lorsque la révolution de 1688 s'annonça. Aux
clauses que nous avons mentionnées ci-dessus, se joi-
gnaient des clauses plus tyranniques encore. Le roi pou-
vait bannir du conseil tel ou tel membre selon son bon
plaisir, et le chancelier avait le droit de suspendre ses
arrêtés, en y opposant son veto. Toutes les corporations
d'Angleterre virent qu'il j' allait de leur existence, et
que le sort de Bristol leur était réservé. Ce fut un des
actes qui contribuèrent le plus à l'expulsion définitive des
Stuarts. Jacques II , quelques semaines avant son abdi-
cation , reconnut la folie de ces mesures : il essaya de re-
conquérir l'affection de ses sujets en révoquant cet acte
arbitraire. Il était trop tard , le mécontentement avait
porté ses fruits : Guillaume fut roi.
Avant l'accession , ou, si l'on veut, l'usurpation de ce
dernier, quelques autres bourgs profitèrent de la révo-
cation offerte par Jacques, et reprirent leurs anciennes
chartes ; mais , ce qui est étrange , Bristol ne le voulut
pas. La corporation de cette ville aima mieux abondonner
au roi les privilèges arbitraires dont il s'était emparé ,
que de céder les dépouilles qu'elle avait partagées. Ce ne
fut que vers le milieu du règne d'Anne que l'on confirma
la charte de Bristol, tout en supprimant le droit usurpé par
le roi de bannir les membres qui lui déplaisaient. Toute
la dynastie de Hanovre a suivi l'exemple de son fondateur ;
elle a respecté soigneusement les corporations, et pour
que, dans ces derniers tems , elles vinssent à tomber, il
a fallu que l'esprit de réforme eût envahi toute l'Europe.
32 UES CORPORATIONS MUNICIPALES
Si l'on veut remonter à la source véritable des corpo-
rations, on verra que cette institution repose primitive-
ment sur l'habitation et sur le droit de propriété qui
donnaient aux citoyens le droit de répartir leur impôt
et de choisir leurs représentans. En vain certains or-
panés de l'aristocratie légale voient dans toute corpo-
ration le débris de la cour de justice seigneuriale ou
couit-leet, à laquelle assistaient tous les habitans. Si ce
point de vue était vrai , le roi n'aurait qu'à désigner un
intendant ou un officier de la couronne qui se rendrait
tous les ans dans les villes ou bourgs , et qui présiderait
le court-leet. Cette supposition est inadmissible , bien
que les savans auteurs de l'ouvrage que nous avons cité
plus haut consacrent tout leur talent à la soutenir. Elle
n'a surtout aucun rapport avec l'époque actuelle 5 si les
corporations étalent présidées par un officier royal , si
leur direction suprême appartenait au monarque et à la
cour , tout le sytème de la liberté moderne serait menacé.
Reviendra-t-on à l'organisation primitive? et basera-
t-on les privilèges sur la propriété seule, jointe, comme
dans les premiers tems , à la résidence du citoyen P .C'est
à ce point précisément que la législation se trouve, mais
c'est aussi là ce que tes radicaux signalent comme un vice
énorme. Ils demandent si les locataires ne valent pas les
propriétaires; si tous les artisans et les ouvriers doivent
être exclus des droits des corporations. C'est à la démo-
cratie elle-même qu'ils marchent, c'est vers le règne de
la majorité qu'ils tendent. La fondation du nouvel état de
choses qu'ils voudraient établir répugne à toutes les au-
torités antiques qu'ils réclament et qu'ils appellent à leur
aide. Il n'est point vrai que les corporations soient nées
de l'esprit démocratique , nous l'avons prouvé plus haut.
Tout ce que l'on peut affirmer, c'est que la première se-
EX AXGLETEr.UK. àô
mence de cet esprit se trouvait en elles, et qu'il a fini par
les dévorer et les absorber.
François Palf^rave , publicisle Avlii.;, dont le nom est
d'une grande autorité dans ces matières , voudrait que
tout ce qui appartient aux corporations, tout ce qui se
rapporte à elles fût soumis au conseil privé, et que le
roi accorda! à chacune d'elles une charte spéciale. Ce
serait ( comme le remarque Irès-bien la Revue de West-
minster) autoriser le despotisme le plus complet, et dé-
Iruhe toute liberté locale. Selon Palgrave , le roi pour-
rait bannir les membres influens qui lui sembleraient dan-
gereux : un visiteur de la couronne surveillerait les actes
de la communauté. Il faudrait toujours que les lois locales
fussent sanctionnées par le conseil privé. Les habilans
non artisans , non-operatwes , jouiraient de leurs droits
municipaux après sept ans de résidence; et les artisans
après un espace de tems beaucoup plus long, pourvu
qu'ils eussent placé certaines sommes d'argent à la caisse
d'épargne.
On ne peut trop s'étonner que de telles idées soient
entrées dans l'esprit d'un législateur moderne. Regardez-y
de près : les corporations sont mortes; les communes
n'existent plus. Tout cela , ainsi que l'aristocratie et le
trône , tout cela est cendre et fantôme. Il y a des débris
épars sur le sol ; avec ces débris il faut reconstituer une
institution nouvelle. Les corporations ont joué leur rôle
dans l'oppression comme dans la liberté de l'Europe. Les
corporations ont été tour à tour soutien féodal, dernier
asile de quelques pauvres vassaux , outil entre les mains
du monarque, groupe aristocratique et oppressif; aujour-
d'hui elles sont éteintes. Remarquons, pour leur hon-
neur et leur éloge, que même, dans la diversité, dans
la bizarrerie , dans la folie absurde de leur institution ,
XV. 3
34 DES COnPOKATIONS MUNICIPALES EN ANGLETERRE.
elles ont contribué au progrès politique de la Grande-
Bretanne. Ces bourgs-pourris, ces close-boroughs , contre
lesquels il y a tant à dire, ont fait partie d'un système
mort sans doute, mais qu'il faut juger par ses résultats.
Fasse le ciel que la voie nouvelle dans laquelle le monde
est engagé achète, au prix des mêmes peines et des mêmes
efforts, une somme pareille de gloire et de progrès!
(Dublin Universitj Gazette.)
J^iffffrtturc ^^êriobt(|tt«.
HISTOIRE DU JOURNALISxlIE
AUX ETATS-UNIS.
(' Le plus jeune des peuples , dit un statisticien alle-
mand , est celui qui relativement a le plus de journaux.
L'Europe n'en compte guère que 2,000, l'Asie 27, et
l'Afrique 5 ou 6. Il y en a 60 en Espagne , 80 en Russie,
autant en Autriche, et 480 dans la Grande-Bretagne.
Les États-Unis en possèdent à eux seuls 840 ; c'est-à-dire
qu'il y a dans ce pays un journal pour 14,000 âmes,
tandis qu'en Asie un journal doit suffire à 14,000,000
d'hommes. » Cette supputation du savant germanique,
toute prodigieuse qu'elle paraisse , n'approche pas encore
de la réalité. Le fait est qu'en 1834 les Etats-Unis ont
publié 1 ,200 journaux , et que le Massachussetts en a pro-
duit plus de 100 à lui seul, dont 43 sont publiés à Bos-
ton. Boston semble la patrie naturelle du journal, le sol
qui se prête le mieux à sa prospérité. Il a paru l'année
dernière (1833) dans cette ville, outre les 43 journaux
dont je viens de parler, 6 Almanachs , 3 Annuaires , un
Recueil Semestriel , 7 Recueils trimestriels , 5 paraissant
de deux en deux mois, 22 ouvrages Mensuels et 3 publiés
tous les quinze jours. Ajoutez ces 47 dernières publica-
tions aux 43 sus-menlionnées j vous obtenez un total de 90
36 HISTOIRE Dlj JOUHKALISME
ouvrages périodiques pour la seule ville de Boslon , qui
compte à peine 80,000 âmes.
Celte végétation exubérante et gigantesque du journa-
lisme aux États-Unis est le résuUat nécessaire de Tesprit
démocratique sur lequel tout l'édifice de l'Union est
fondé. Le journal nait de l'individualisme. A chaque
groupe d'opinions différentes il faut un journal 5 plus les
groupes se multiplient , plus les journaux abondent. L'es-
prit de la démocratie est un esprit de division et de diffu-
sion; l'esprit d'aristocratie concentre et monopolise. Je
ue les juge pas, j'observe leurs résultats. Aussi, quoi que
l'on ait pu dire , y a-t-il en Ire le Génie des arts et la Dé-
mocratie proprement dite une invincible hostilité. L'un
tend à vulgariser, l'autre à élever-, l'une se délecte dans
les idées communes, l'autre les rejette ; l'une s'abaisse au
niveau de toutes les intelligences , l'autre s'adresse aux
intellip-ences d'élite. Nous ne posons pas ici la question
sous le point de vue de l'économie politique. Peut-être
(comme on l'a dit) le bien-être de tous gagne-t-il à cette
méthode de dissémination et de subdivision -, mais le
Génie et l'Art s'éteignent. Le paysan est mieux vêtu 5 les
Mil Ion et les Shakspeare sont plus rares.
En Amérique , le journal dévore presque toute la sève
intellectuelle : l'incroyable quantité de papier et d'encre
absorbée par le journalisme n'est égalée que par la mé-
diocrité incurable dont toutes ces productions portent
l'empreinte. En Amérique, bon-sens, orthographe, es-
prit, vérité , sont souvent foulés aux pieds par les rédac-
teurs de hasard qui fabriquent un journal comme on ouvre
une boutique. On trouve dans les journaux américains,
non seulement les opinions les plus extravagantes, mais
le style le plus barbare , mais les solécismes les plus vul-
p-aires , mais les annonces de famille et les particularités
AUX ÉTATS-UNIS. 37
de ménaf;eles plus minutieuses. On ne se oontenlepasd'y
annoncer, comme en France et en Anj;leterre, que mon-
sieur tel a perdu sa iemme et qvi'il la cherche, ou (|u un
vieux garçon demande aux échos d'alentour une fjouver-
nante attentive ; on pousse Tatlention plus loin. Le journal
devient un moyen économique de correspondre avec ses
])arens et ses amis. Yous lisez dans le journal de la A'b/t-
velle Albanie (New-Alhany-Packet) : « M. Jacques Pol-
lack a l'honneur d'inviter à sa soirée du 21 courant
MM. A , suivent les noms. »
Vous voyez que ce mode d'invitation économise le pa-
pier, les plumes , l'encre , la cire et les frais de poste.
Quand une citovenne des Etats-Unis devient mère , on lit
dans les journaux (non pas, il est vrai , dans ceux de New-
York et de Boston, mais de Cincinnati et du Tennessee),
les mots sacramentels : Aladcune *** est accouchée d'une
fille ^ la mère el l enfant se porLent Lien. Souvent on
entame et on conclut des opérations commerciales par
la voie des journaux : le vendeur d'une propriété fait ses
propositions , l'acheteur son offre 5 el le vendeur ré-
pond ; le tout à tant la ligne , et sans que l'un ou l'autre
se donne la peine ni de se déplacer ni de perdre un tems
précieux. Quant aux journaux américains imprimés sur
des mouchoirs, et qu'on lessive toutes les semaines, on
peut les regarder comme la dernière expression de ce
journalisme matériel, tout occupé de nouvelles, d'an-
nonces, et qui ne ressemble en rien au journalisme scien-
tifique de r Angielerrc el de la France. Plusieurs exemples
de celte espèce se retrouvent encore dans le Eentucky et
le Michigan , sur les froulières de ia vie sauvage, entre
les grandes forêts et les vastes plaines. Dites-moi de quel
inlérèt serait pour le planleur, pour l'homme qui passe
sa journée à abalUe les bois el à défricher les terres, le
38 HISTOIRE DU JOURNALISME
feuilleton harmonieux et fleuri dont les Parisiens se dé-
lectent ? de quel œil ils pourraient regarder les diatribes
et les raisonnemens dont nos Burkes et nos Démosthènes
remplissent les colonnes du Times et du Morning-Post?
Il leur suffit de savoir combien vaut le maïs et quand le
nouveau canal sera terminé.
La multitude des journaux américains , subdivisant
beaucoup les abonnés, n'assure pas à chaque éditeur une
position brillante ni même une indépendance réelle.
L'achat d'un journal, si coûteux pour les gouvernêmens
européens , est de la plus légère importance pour le gou-
vernement américain. Dans ce pays de démocratie , on
commence à s'apercevoir qu'il n'y a pas de véritable in-
dépendance sans position fixe , que le riche est plus in-
dépendant que le pauvre, et que les existences besogneuses
sont plus tyranniques encore que les existences fortes,
assurées, supérieures. La dernière expansion de l'esprit
du journalisme aboutit donc à cet état de complète mé-
diocrité et de vénalité facile dont les journaux des États-
Unis donnent l'exemple : chacun d'eux est à la remorque
d'un parti. Peu de talent chez les rédacteurs 5 nulle fortune
à espérer pour les éditeurs 5 et quant aux abonnés , une
utilité matérielle grossière , parfaitement en rapport avec
le genre de civilisation qui entraine l'Amérique : une ci-
vilisation de machines à vapeur, tendant à un but : n'ayant
que deux ennemis , la faim et la soif-, un idéal , la satis-
faction de tous les appétits.
Loin de nous la pensée de blâmer l'Amérique : elle est
plus naïvement, mais aussi plus matériellement heureuse
que nous. Il n'y a point à la tourner en ridicule : ce
ridicule retomberait sur son auteur. Elle suit sa route.
C'est une société qui pétrit son pain et qui bâtit sa ca-
bane avant de songer à friser sa chevelure et à jouer du
AUX ÉTATS-UNIS. 39
violon. C'est une communauté d'hommes actifs , venus de
tous les points du globe, descendus de toutes les races,
et qui ne sont après tout que les pionniers d'un nouveau
monde et les préparateurs d'un grand avenir. Le tenis ,
ce vieillard poétique des anciens , avec des ailes et une
faux , emportant sur sa route des fleurs , des couronnes et
des coupes, n'est plus pour l'Américain moderne qu'une
pauvre et musculeuse bête de somme qui creuse de son
mieux la terre, qui trace son sillon avec un patient la-
beur. Jouissances, luxe, délicatesse, drame-, tout ce qui
orne la vie n'appartient pas encore à l'Amérique. Il y a
plus de tragédie dans un numéro de la Gazette des Tri-
hunaux de France que dans tous les romans et les drames
américains. « Nous sommes aujourd'hui ce qu'étaient les
Gotlîs (dit un journaliste des Etats-Unis, homme remar-
quable et l'un de ceux qui jugent le plus sévèrement l'U-
nion) ; nous associons encore les idées de vie efféminée
et de mollesse d'ame aux idées de littérature et de poésie.
Nous croyons que l'intelligence ne s'applique pas aux
choses idéales sans se pervertir et se corrompre. Pour
nous , littérature et niaiserie sont synonymes 5 nous vou-
lons de l'action et non de l'étude , du savoir-faire et non
du savoir. Nous voulons que la musculature domine ,
quand même le système cérébral en souffrirait. Notre
éducation n'a qu'un but, l'utilité actuelle. Nous nous
disputons du pain et de l'argent 5 voilà tout. » Yoicî com-
ment s'exprime encore sur ce sujet le New-Tork En-
quirer : « Dans un pays comme le nôtre, où la carrière
des richesses et des distinctions sociales est également ou-
verte à tous, le talent est sans doute un grand avantage;
mais ce doit être un talent pratique , tel qu'il puisse
prendre une part actwe aux affaires du tems. »
Ne vous attendez donc pas à ce que les journaux
<50 msTOir.r: du jolt.naijsmk
ou les ouvrages périodiques de celle contrée sacrifient
beaucoup de pages à i'agrément et à l'imaginalion. Le
journal en Amérique, c'est le chemin de fer appliqué
à rintelligence ; il ouvre une communication rapide entre
les points les plus éloignés; il abolit les distances, il
amoindrit l'espace , il économise le lems. Une annonce ,
une nouvelle, imprimées dans un journal et transportées
sur une roule à rainure , circulent comme l'étincelle élec-
trique d'un bout à l'autre de cet immense territoire. Au-
trefois les pensées s'élaboraient lentement ; elles couvaient
pendant des années, pendant des siècles, dans le sein
orageux des peuples. Une révolution qui avait lieu dans
Alhènes restait incoinme sur les rives de ïroie. Le gé-
nie de l'humanité travaillait les peuples dans leurs pro-
fondeurs les plus intimes, au lieu de courir à la surface
des nations, comme aujourd'hui. Celte civilisalion qui
s'avance ou plutôt qui fuit à vol d'oiseau a pour prin-
cipaux mobiles, d'une pari, le Journal qui jiropage les
nouvelles, de l'autre, l'Industrie qui multiplie les moyens
de locomotion.
Dans les provinces de l'Union, vouées spécialement à
l'esprit démocratique , les Journaux et les Revues sont
aussi médiocres que nombreux. Une Revue réellement
bonne a paru à Charleston dans la Caroline du sud : c'est
la Southern Jlevicw , dont j\L Légaré ( aujourd'hui mi-
nistre des Etals-Unis en Belgique ) était le principal ré-
dacteur. Ses coilciboraleurs ont gardé l'anonyme; mais
ils appartenaient tous à celle race des Américains du sud,
séparée des Américains du nord par une si profonde ligne
de démarcation : race Hère, de ses aïeux , de sa noblesse
d'extraction , des exploits de ses ancêtres et de sa vie
luxueuse; méprisant 1(ï commerce, s'environnant d'es-
claves et iormant une espèce d'arislocralie altièro ([ui se
AUX lÎTATS-lNIS. 41
rapproche sinfi'ulièremeiit de l'arislocratle romaine et
{grecque. Lisez la Revue dont je parle ; le ton en est plus
mâle et plus élégant à la fois , la critique y est moins ti-
mide et moins terre à terre. On voit que les écrivains
ont un idéal de grâce , d'élévation et de noblesse qui
manque à leurs confrères septentrionaux. En effet, la
société de Charleston ne ressemble ni à celle de Phila-
delphie ni à celle de Boston. Les planteurs ont conservé
la tradition chevaleresque , les préjugés , mais aussi les
avantages de la vieille Angleterre. C'est aussi cette Revue
du sud qui a montré le plus d'indépendance , qui s'est
détachée le plus hardiment des opinions européennes et
qui a osé avoir une opinion américaine. Engénéial, toutes
les Revues publiées aux États-Unis sont les vassales et les
Irès-lmmbles servantes des opinions de l'Europe. Je n'en
excepte pas même la Revue nniéricaine du Nord , qui
passe pour la meilleure parce qu'elle est la plus ancienne.
Les auteurs américains semblent n'avoir pas encore
quitté leurs lisières. Les libraires de l'Union ne se con-
tentent pas de contrefaire tous les livres , bons ou mau-
vais, qui paraissent en Angleterre ; ils donnent la con-
trefaçon des opinions et des idées que l'on émet depuis
long-tems en Europe. Les lecteurs de Paris, de Londres,
de Berlin, qui parcourent, dans les grands cabinets de
lecture de leurs capitales respectives, les feuillets des
Revues américaines, sont tout étonnés d'y retrouver des
pensées et des résultats qu'ils connaissent depuis long-
tems et qui leur reviennent de troisième ou quatrième
main. Ces Revues vous parlent de tout, de science et
d'art, de logique et de peinture, de la Phénicie, de la
Celtibérie , de la Mésopotamie , de l'Egvpl» ou de la
Prusse , très-rarement de l'Amérique; je me trompe, elles
soutiennent de terribles combats conire les voyageurs qui
42 HISTOIRE DU JOURNALISME
ne sont pas contens des Étals-Unis : polémique inutile,
verbeuse, afFectée, partiale, sans intérêt et qui n'ap-
prend rien à personne. Avec un peu plus d'orgueil et
moins de vanité, les journalistes américains s'occuperaient
moins de se défendre et un peu plus de nous instruire.
Qui le croirait? pas un d'entre eux n'a encore donné
une iDonne analyse du génie et des ouvrages de Fenimore
Cooper? Pour qu'un écrivain des Etats-Unis produise
la plus légère sensation parmi ses compatriotes , il lui
faut le timbre de l'approbation anglaise. Les journaux
américains n'ont prononcé les nomsd'//vi//g^, de Cooper,
de Floward Paine , de Channing , qu'après avoir vu
la popularité de ces écrivains bien établie dans les Trois-
Royaumes. On n'a réimprimé les admirables essais de
Channing qu'en annonçant ( telles étaient les paroles ex^
presses du journal) qu'on avait paiié Ja^orablenient de
ce recueil en Angleterre.
Telle est la situation dépendante où l'Amérique s'est
placée 5 elle attend que nous lui permettions de penser.
Elle réimprime les plus médiocres romans publiés à
Londres; elle consacre des colonnes de critique oiseuse à
telle compilation sans saveur et sans nouveauté qu'un
libraire anglais a payée quelques livres sterling à un au-
teur affamé. Vous êtes tout étonné de voir un pauvre
rédacteur de pamphlets illisibles et de romans pour les
cuisinières, annoté, commenté, élucidé, analysé, copié
par les journalistes de l'autre monde. Tel rapsodiste
dont le nom n'est pas connu à Londres devient une célé-
brité pour le journaliste qui rédige la Bannière de Chil-
licote ou le Champion de Keniuchj. Le marché améri-
cain est encombré de productions anglaises qui monopo-
lisent la vente et l'attention , et qui ferment aux produits
du sol toute espérance de débouché. Ce serait aux jour-
AUX ÉTATS-UNIS. 43
nallsles qu'il appartiendrait de porter remède à cet état de
choses ^ mais ils l'empirent et l'aggravent en se prêtant
à l'inclination générale et en la servant. Ils maintiennent
leur pays dans cet asservissement intellectuel, plus fatal ,
quoi que l'on puisse dire , que l'asservissement matériel ;
ils courbent la tète sous le joug britannique 5 ou quand ils
la relèvent, c'est plutôt avec une mutinerie d'écolier qui
se fâche, qu'avec la fierté d'un peuple indépendant. On
dirait que les Etats-Unis ne sentent pas assez profondé-
ment une nationalité forte et vivante, et que les trente
ou quarante races dont le sang mêlé circule dans ce corps
social si jeune et si étrange ne se sont point encore fon-
dues, de manière à créer un peuple.
Les Américains savent quel est leur défaut , quel est
leur malheur 5 leurs Revues ne manquent pas de saisir
les armes toutes les fois que le voyageur étranger lance
une satire et que le journal anglais se permet une cri-
tique. Jamais nation n'a eu l'épiderme si tendre. Les
États-Unis sont en feu , et toutes les colonnes des jour-
naux sont là, mèche allumée , pointant leurs pièces , dès
que le QuaHerl/y Review , au milieu de ses attaques
contre l'esprit démocratique, s'avise de critiquer l'Union
Américaine. Un écrivain obscur , un officier en demi-
solde, une pauvre dame que sa marchande de modes et
sa couturière obsèdent, essaient-ils de réparer les brèches
de leur fortune en publiant un ou deux volumes de
caricatures américaines, voilà tous les journalistes répu-
blicains en émoi. Depuis la province du Maine jusqu'à
la Géorgie, ce sont des fureurs sans exemple.
Si le journalisme américain date d'hier , l'Europe ne
doit pas s'enorgueillir et se vanter -, elle n'a créé le jour-
nal proprement dit que dans ces derniers tems ; le jour-
nal, ce levier puissant de la liberté , cet instrument de
44 niSTOlRK DU JOURXALIS.ME
nivellement social, ne dale que de l'époque où les monar-
chies mourantes livraient, tout en se débattant avec vio-
lence, leur héritage à la démocratie. A chaque mouve-
ment révolutionnaire de l'EurojDe on avait vu paraître
des journaux -, ils avaient servi la crise et l'avaient hâ-
tée 5 puis ils étaient retombés dans l'inaction. Le gou-
vernement de Venise, au moment de ses grandes luttes,
en 1531, fit paraître k première Gazette {Gazetta).
En avril 1588, lorsque l'Angleterre dirigée par le génie
d'Elisabeth et la prudence de Burleigh se préparait à
soutenir l'attaque de l'Espagne , lorsque la terrible Ar-
mada se trouvait dans les eaux du détroit , le Mercure
anglais parut sous les auspices de ce ministre. Quel-
ques exemplaires de ce journal primitif sont conservés
au Musée Britannique 5 on y trouve des annonces nécro-
logiques, des discours de réceptions et de fêles , précisé-
ment comme aujourd'hui. L'ouverture du Long Parle-
ment fit naître plus de vingt journaux. En 10-^2, époque
de troubles , époque qui préparait Cromvvell , paru-
rent le Fuiiieur jwclurne , V Heraclite rieur, le De/no-
criLe pleureur , le Jésuite fouelté , le Hibou du ni) stiire
( Secret Owl ) , le Pigeou (V Ecosse, le Faucon du Par-
lement^ la Qigue d\ui-delà des Mers, et une multitude
d'autres journaux attachés à divers partis et dont les
titres n'étaient pas moins bizarres. Ces papiers-nouvelles
ne paraissaient pas régulièrement. L'accession de Guil-
laume lïï donna un trèsgra.nd mouvement a la presse
périodique; sous la reine Anne, le journal quotidien s'é-
tablit, et de mouvement en mouvement, à mesure que
les agitations politiques excitaient la curiosité, le journa-
lisme prit des forces et grandiî.
La situation monarchiqne de la France et sa jurispru-
dence spéciale ne lui pernieîlaienl j)as de marcher de
AUX tCTATS-l'NIS. 45
pair avec l'Angleterre. Lon.jy-tems elle se eonlenta de
maigres annonces et de nouvelles rcdij^écs à la hàle ,
sous l'inspection des censeurs. Théophraste Rcnaudot a
laissé une sorte de réj)Utalion de journaliste. Sa vie en-
tière s'est dôvouce à ce travail. Mais, nous l'avons dit ,
le journalisme s'attache surtout à une société utilitaire 5
et pendant lon^-tems, la société française l'était si peu
qu'il lui suffisait d'un journal poétique, en vers de huit
pieds, rédigé comme on rédige une énigme ou un cou-
plet de fête, par un nommé Loret , lequel s'est fait pein-
dre et graver en taille-douce à la tète de son œuvre. Ce
journal, en rimes absurdes, est rempli d'événemens et de
particularités curieuses : si Walter Scott , d'Israëli ou
Charles Lamb l'eussent pu consulter , ils en auraient tiré
de véritables trésors-, mais la France ne donne aucune
attention à ces choses curieuses ^ et il a fallu que l'Alle-
mand Raumer allât feuilleter la Bibliothèque royale de
Paris pour en tirer les excellens documens historiques
qu'il a communiqués à l'Allemagne.
Dans aucun pays du monde le journal n'a pris la forme
légère et le travestissement burlesque dont la France de
Louis XIII et de Louis XIV l'a revêtu. Loret est un
bouffon qui , tous les dimanches , vient en gambadant de-
vant vous vous apprendre les nouvelles de la huitaine
passée 5 il vous dit par exemple que :
Molière , ce cliarmaut danseur ,
Veut encore devenir auteur.
Et après avoir débité ses sottises octo-syllabiques, il ter-
mine par un couplet ou triolet de la dernière trivialité.
En 1745 , on était encore obligé, malgré les progrès
que l'esprit philosophique avait faits en France, de se con-
tenter de la Gazette de France et du Mercure. Le
46 HISTOIRE DU JOURNALISME
Mercure conlenait des nouvelles, des analyses d'ouvrages
et des logogriphes ; un Mercure sans logogriphes eût
été un monde sans soleil. Quc^nt à la Gazette , elle se
faisait remarquer par la pompe extraordinaire de ses des-
criptions; et les beaux-esprits des salons n'avaient pas as-
sez de railleries pour les rédacteurs à tant la page , qui
brodaient un incendie, enjolivaient une tempête et para-
phrasaient un combat naval. Quand la révolution fran-
çaise éclata, le journal véritable fit explosion. Muselé par
Bonaparte , il reparut ensuite ; aujourd'hui son triomphe
est complet.
Quatre-vingt-dix années après l'apparition de cette pre-
mière gazette vénitienne dont j'ai parlé, l'arrivée des co-
lons de Plvmouth jeta le premier germe de la civilisation
américaine. Dix-huit ans plus tard, en 1 639 , un nommé
John Glover fit présent au collège américain de Cambridge
d'une fonte de caractères {a font of printing letters).
Quelques marchands d'Amsterdam envoyèrent en outre
49 liv. ster. applicables à une imprimerie américaine.
Trente-cinq ans se passèrent : Boston eut son imprimerie,
et Philadelphie la sienne cinquante ans plus tard. On
ne publiait encore en Amérique que des pamphlets reli-
gieux , des sermons et surtout des almanachs. Les que-
relles des planteurs et des colons , leurs guerres contre
les Indiens , leurs discussions théologiques , leurs défri-
chemens et la construction de leurs villes frayaient la
route d'une civilisation nouvelle ; au milieu de tous leurs
travaux , les Américains se passaient de journal 5 ils s'en
passaient comme tous les fondateurs d'anciens empires
et d'anciennes républiques.
On peut douter que le journalisme eût été pour eux
d'une utilité bien grande. Cette population disséminée
sur tous les points d'un vaste territoire sentait vive-
AUX ÉTATS-UNIS. 47
ment le besoin de se réunir en groupes : elle ne rece-
vait aucune nouvelle de ses frères. La sociabilité s'ani-
mait et s'augmentait. Au lieu de lire la gazette au coin de
son feu et de s'isoler de tous ses concitoyens, on allait à
Boston ou à Pliiladelphie trouver les centres de réunion
qui prêtaient de l'énergie aux sentimens religieux et pa-
triotiques de cbacun. Jusqu'au milieu du dix-septième
siècle, un de ces points de ralliement a conservé toute
son influence et tout son intérêt. Le jeudi de chaque se-
maine on voyait accourir à Boston une foule de campa-
gnards, de jeunes gens , d'écoliers , qui assistaient à ce
que l'on appelait la leçon du jeudi. Après la leçon , il se
formait une espèce de club , où l'on apprenait les nou-
velles, où l'on échangeait ses idées, où l'on renouvelait la
source de ces idées mêmes. Là se faisaient des mariages;
là se traitaient des questions de commerce et de politi-
que. L'un lisait à son voisin les lettres qui lui venaient
d'Ecosse , et l'autre lui communiquait les nouvelles fraî-
chement arrivées d'Angleterre. J'ai entendu dire à d'an-
ciens colons que jamais journal, quelque excellent qu'on
le supposât, ne parviendrait à remplacer ce club social,
dont l'ombre existe encore à Boston. Quelques exemples
de ce genre m'ont souvent porté à croire que l'orgueil de
la civilisation moderne n'est pas fondé sur des bases aussi
solides que Ton pourrait l'imaginer. Sans machines à
vapeur et sans journaux , Rome n'a-t-elle pas conquis le
monde connu , et Tyr n'a-t-elle pas fait un commerce
immense P
En 1704, Barthélémy Green de Boston , fils de l'im-
primeur du collège et qui avait long-tems rempli l'office
de doyen dans une des principales églises^ imprima et pu-
blia dans cet état le premier journal. Il avait pour litre :
Lettres-Nouvelles de Boston ; un maître de poste John
4S HISTOIHE DU JOUKNALISMK
Campbell, Écossais comme son nom l'indique, avait donné
rimj)ulsion et les fonds nécessaires. En général , les jour-
naux américains ont eu pour berceau les maisons de poste,
espèces d'hôtelleries et de lieux de rendez-vous , où les
nouvelles abondent avec les voyageurs. Green l'imprimeur
acheta le journal dix-huit ans après sa première appari-
tion , et continua de le publier : quant à la vieille ga-
zette, fidèle aux sentimens royalistes et ecclésiastiques de
Robert Green, attachée, comme tout ce qui est vieux ,
aux intérêts acquis et à leur parfaite conservation , elle
repoussa le mouvement républicain , ne cessa point de
prêcher la lovauté envers la métropole, essaya de ranimer
la flamme éteinte d'une dépendance qui n'avait plus de
foyer ni d'aliment, et expira en 1776, au moment où les
troupes anglaises furent forcées d'évacuer Boston. Sur le
tombeau du journaliste-imprimeur Barthélémy Green ,
on lit encore l'éloge suivant : « Il eut soin de ne rien pu-
blier qui pût porter offense, et qui fût léger ou nuisible.»
Cette horreur de la légèreté chez un journaliste a quelque
chose de bien américain.
Le maitre de poste successeur de Campbell , et qui se
nommait William Brookers, résolut de tirer bon parti de
sa situation politique et sociale : il établit en décembre
1719 une gazette rivale de la gazelle continuée par Green ;
celte dernière se nomma Gazette Bostonienne. Le prix
des prains elles arrivages servaient de texte principal à ce
recueil intéressant, qui, depuis l'année 171 8, n'a pas cessé
de se publier et de s'imprimer dans une petite allée obs-
cure , située près de la cour de la prison. Mais chaque
maitre de poste ayant fondé un journal à lui, ne man-
quait guère, avant de quitter sa place, d'en vendre la
propriété , et son successeur, quel qu'il pût être, se met-
tait aussitôt à créer un journal nouveau. Ainsi de maitre
AUX ÉTATS-UKIS. 40
de poste en maître de poste, le journalisme acquérait des
forces nouvelles. Le journal fondé par Kneeland, en 1732
(le troisième en date), se nomma Gazette de Boston et
Journal hebdomadaire. Alors les prédicateurs métho-
distes, Edwards et Whitefîeld, mettaient toute l'Améri-
que en feu. L'esprit puritain , violemment ému par les
réformateurs du dix-huitième siècle, retrouvait l'éner-
gique paroxisme des millénaires. Des troupes fanatiques se
livraient dans les forêts , dans les savanes , à la prophétie
et à l'inspiration. Les ministres établis et consacrés ne
défendaient pas leurs droits avec moins de véhémence
et d'obstination que les catholiques du seizième siècle
n'avaient résisté à Luther. Le journal dont je parle fut
l'organe habile des Whitefîeld et des Penn.
En 1752, le même Kneeland s'étant séparé de son par-
tenaire établit un nouveau journal qui eut pour titre
V Avertisseur de la Semaine ., contenant (ainsi le titre
s'exprimait) : « les nouvelles les plus fraîches, tant do-
mestiques qu'étrangères. » L'éditeur avait été initié dans
sa jeunesse aux mystères de la politique provinciale; il
connaissait les ressorts secrets du gouvernement ; il sa-
vait par cœur les intérêts de son pays et tout ce qui con-
cernait ce pays. Son journal triompha , ses pages inno-
centes furent la source lumineuse à laquelle la curiosité
publique alla s'abreuver. Mais bientôt devait paraître un
nouvel astre plus radieux. Le nom de Franklin devait
jeter sa clarté sur cet hémisphère 5 la gloire du grand
homme eut un petit journal pour berceau.
En 1721 , le frère aîné du célèbre Benjamin Franklin
publia les Nouvelles courantes de la N ouvelle- Angle-
terre , journal qui opposa à ses deux confrères et prédé-
cesseurs une formidable concurrence. L'esprit de liberté
XV. 4
50 HISTOIRE DD JOURNALISME
commençait à travailler la colonie. Franklin l'aîné s'em-
para de ce moyen de succès ; il appela à son secours
l'ironie , l'argumentation , la véhémence et surtout le pa-
triotisme de localité. Autour de lui vinrent se grouper
des esprits remuans qui semblaient pressentir le grand
mouvement révolutionnaire auquel la Nouvelle -Angle-
terre allait être livrée ; club redoutable que le peuple
nomma , tantôt le Club des libres Penseurs , tantôt le
Club des Diables d'enfer. Le gouvernement était d'avis
que ce dernier titre leur convenait plus que tout autre.
Ils n'en persévérèrent pas moins ; James Franklin fit for-
tune. Ce n'était pas un patriote enthousiaste , mais un
élève de l'école politique la plus suivie : « Faisons -nous
craindie d'abord, disait-il, nous verrons après. » Un ton
de sincérité et de loyauté remarquable se faisait sentir
dans son journal, et portait, si l'on peut le dire, l'écorce
d'invectives grossières et d'attaques inconvenantes qui en
formait comme la surface et l'enveloppe. Dans son atelier
d'imprimerie se trouvait un jeune apprenti modeste ,
lequel avait nom Benjamin Franklin , nom destiné à faire
le tour du monde. Les meilleurs argumens et le meilleur
style tombaient de cette plume ignorée. Si James Franklin
avait eu le bon esprit de comprendre l'influence de son
frère , il aurait pu prospérer , braver le pouvoir , éviter
les jugemens et les amendes prononcées contre lui , s'ap-
puyer sur une partie de la population et agrandir son in-
fluence. En vain le gouvernement avait essayé d'amortir
cet ennemi terrible en défendant à James Franklin de pu-
blier son journal; il continuait de paraître et de tracas-
ser le pouvoir sous le nom de Benjamin Franklin , alors
mineur. Quel mauvais génie porta James à se quereller
avec son jeune frère? sans doute l'orgueil du succès.
AUX ÉTATS-UNIS. Si
L'ame secrète de l'entreprise, Benjamin , quitta Boston ;
et la {jloire passagère du pauvre journal expira presque
aussitôt.
Les idées libérales suivaient leur cours en Angleterre
comme dans le Nouveau-Monde. Des cendres encore tiè-
des du journal défunt surgit une nouvelle feuille intitulée
la Hcpélition de la Semaine. Son père était Jérémie
Gridley, qui, pap la suite, acquit de la célébrité au bar-
reau, et céda sa propriété à un liomme de parti que ses
opinions trop avancées avaient mis en mauvaise réputa-
tion à Londres. Thomas Fleet, imprimeur de son métier,
était un de ces patriotes turbulens et bien intentionnés
qui se condamneraient à l'exil et à la ruine plutôt que
de rester en paix , de se taire et de laisser agir les partis
sans se mêler à leurs disputes. Ennemi du haut clergé et
de l'absolutisme, il s'était donné le plaisir de les insulter
publiquement au moment de leur triomphe. Le peuple de
Londres venait de porter dans les rues et de suivre pro-
cessionnellement le docteur Sacheverell, qui avait prêché
l'esclavage et le droit de vie et de mort assuré aux rois;
la procession solennelle fut arrêtée et outragée par Thomas
Fleet, qui, depuis cette époque, trouva le séjour de Lon-
dres fort incommode, dit adieu à ses concitoyens, et vint
porter en Amérique sa ferveur démocratique. Ses des-
cendans ont prospéré : ce sont eux qui possèdent mainte-
nant au coin de Water-Street, à Boston , ce beau maga-
sin dont l'ancienne enseigne avait pour exergue un cœur
et une couronne. Quand les couronnes furent passées de
mode, le cœur et la bible s'emparèrent de l'enseigne: elle
existe encore (1).
(1) Note du Tr. Nous compléterons cette notice en indiquant ,
d'après V American Abnanack, le nombre de journaux existant en 1834
52
HISTOIRE DU JOURNALISME
Ainsi les influences philosophiques transmises par l'or-
.cane des journaux affluaient de toutes parts, et ce que
l'Europe avait de trop ardent rayonnait sur rAmérique
nouvelle. Le journal dont Thomas Fleet s'empara, l'un
des meilleurs de son époque , dura treize ans et attisa la
flamme de l'indépendance ; bientôt deux nouveaux jour-
naux parurent à la fois à Boston , à Philadelphie ; et le
même germe se répandit et fructifia dans la Caroline du
Sud , dans la Virginie , dans le Maryland 5 un journal
allemand essaya même de paraître en 1750. Les colo-
nies, sur le point de se révolter, comptaient treize jour-
naux en tout ^ mais la crise révolutionnaire fut pour le
\
dans chacun des états de l'Union, et l'époque où le premier journal
y a été publié.
BATE
delà
publication
du premier
journal.
NOMBRE
de journaux
existant dans
chaque ctat ,
eu l83^.
1725 New-York 285
1719 Pennsylvanie 185
1795 Ohio 142
1639 Massachussets 108
1785 Maine 54
1736 Vii-ginie 39
1755 Connecticut 38
1758 New-Jersey 35
1728 Maryland 35
1763 Géorgie 29
1756 New-Hampsliiie 27
1818 Tennessee 26
1781 Vermout 26
1731 S. Caroline 26
DATE
KOMBBE
delà
de journaux
puLlication
existant dans
du premier
cLaque état ,
journal.
en 1834.
1767 N. Caroline 25
1786 Keutucky 25
1807 Indiana 2S
1806 Louisiane 19
1732 Rhode-Islaud 16
1810 Missouri 15
1809 Mississipi 13
1815 Albany 12
1806 Colombie 9
1760 Delaware , 8
1822 lUinois 8
1806 Michigan 8
1806 Floridcs 6
1806 Aïkansas 4
Voyez en outre l'article que nous avons inséré dans notre avant-
dernier Numéro sur la presse périodique de l'Umou , et ceux qui trai-
tent de la presse périodique eu Angleterre.
AUX ËTATS-UMS. 53
journalisme une cause de développement prodigieux sur
lequel nous reviendrons. 11 est curieux de connaître le ton
de ces journaux primitifs que je viens de citer ; ils pas-
saient de la plaisanterie à la gravité , et des sermons à la
simple annonce, avec autant d'aisance que nos journaux
modernes 5 mais leur plaisanterie était dure, et leur op-
position politique tombait comme le tamahawk sur la tète
des victimes. Par exemple, le gouverneur Dumme ayant
menacé d'établir la censure , les Nouvelles Courantes
l'accablèrent du paragraphe suivant :
« L'infâme gouverneur et sa famille sont des hypocri-
tes comme tous les gouvernans. On sait que Dieu envoie
au peuple des fléaux pour les châtier rudement, c'est ce
qui doit donner courage au pauvre peuple de la Nou-
velle-Angleterre, forcé de se soumettre à la tyrannie et à
l'hvpocrisie sacerdotales. Post-scriptuin : Notre corres-
pondance partitulière nous apprend que bientôt les bou-
langers ne pourront plus pétrir, à moins que S. Exe. le
gouverneur n'appose son timbre sur la pâte, w
Quelquefois le rédacteur se contentait de plaisanter :
il livrait à ses lecteurs des annonces plus ou moins bur-
lesques , telles que : « A vendre un mauvais ministre d'é-
glise tout frais émoulu du collège, etc. , » ou bien :
« A vendre une belle esclave noire qui sait une foule
de métiers et qui a été élevée dans la crainte et l'obéis-
sance par un honorable magistrat, etc., etc.» Souvent
encore on trouvait dans le journal l'aveu des embar-
ras du directeur, « qui n'a pas assez d'abonnés , dit-il ,
pour aller aussi rondement qu il le voudrait. » O direc-
teur naïf! Si un rival se présente, il ne le ménage pas.
<( Je plains , dit par exemple Campbell , les lecteurs du
nouveau journal , mon concurrent^ ses feuilles sentent
la bière forte bien plus que l'huile savante : les honnêtes
54 HISTOIRE DtJ JOURNALISME
gens ne doivent pas lire ces choses-là. » Un autre jour-
naliste de la même époque prie ses abonnés de lui faire
l'aumône de quelques nouvelles : « Tous les ingénieux
gentillîommes de la ville et de la campagne, dit-il, me
feraient plaisir en m'enVoyant leurs remarques écrites,
pourvu qu'elles soient franches de port; car nous désirons
que les affaires de la Nouvelle-Angleterre ne tombent pas
dans un oubli complet comme les affaires et l'histoire
des anciens indigènes de ce pays ; nous imprimerons ces
remarques avec soin , sur le plus beau papier possible et
in-quarto. » J'aime particulièrement cette manière d'inté-
resser le correspondant par la promesse du format , pro-
messe plus importante qu'elle ne le semble au premier
coup-d'œil. Le journal américain, ce journal patriarcal
dont nous parlons, se permettait une grande irrégularité
de format; il était in-12, in-S" , in-4°, in-folio. Le re-
lieur s'arrangeait comme il le pouvait; une collection
de journaux de cette époque est une véritable vallée de
Josaphat ; rendez-vous de tous les âges, de tous les sexes,
de toutes les proportions.
Aujourd'hui les journalistes américains mettent plus
de modération dans leurs attaques, et un peu plus de
finesse dans leurs plaisanteries. Voici un échantillon de
leur savoir faire; nous empruntons au New -York Eîi-
quirer une de ses observations sur l'administration mu-
nicipale de Nevr-York : « Nous remarquons , dit-il , que
le budget des dépenses de cette ville pour la présente an-
née (1833) s'élève à plus d'un million et demi de dollars
(7,950,000 fr.) à peu près sept dollars (37 fr. 15 c.)
pour chaque homme , femme et enfant , dans les limites
de New-York. Ce n'est pas tout-à-fait le montant des
taxes en Angleterre ; mais à ce train nous ne tarderons
pas àj arriver. Les gouvernemens doivent être aujour-
AtX ÉTATS-UNIS. 55
d'hui bien bons , puisqu'ils nous coûtent de si bonnes
sommes. »
Voici une attaque dirigée contre l'aristocratie finan-
cière de l'Union qui ne manque pas de mordant :
« On demande six ladies patronesses pour se mettre à
» la tète des almacks de New- York, décider des admis-
» sions et des exclusions, déterminer avec une exactitude
» scrupuleuse d'où sort celui-ci et d'oii vient celle-là , et
» bannir sans réserve de la société toute espèce de petites
» gens. Elles devront être d'une naissance distinguée ,
)> prouver par leur arbre généalogique que, depuis la
» quatrième génération , il n'y a eu dans leurs familles ni
» blanchisseuses, ni tailleurs, ni cordonniers, etc. Elles
)) devront aussi entendre le français, et un peu l'italien 5
)) savoir au juste quand il faut crier bras^o dans un con-
» cert , et marquer la mesure par un mouvement de tête
)) aux soirées musicales du samedi. »
Passons à la littérature périodique. Avant la révolution
d'Amérique , elle existe à peine. Quelques malheureux
éditeurs tentèrent des essais qui prouvèrent seulement
l'impossibilité de les rendre fructueux : le Magasin Men-
suel de Boston ne put aller au-delà de quatre semaines;
le Magasin des Sciences et des Plnisit\s , pour la Nou-
velle-Angleterre , fournit une débile carrière de quatre
numéros seulement : il avait cependant une belle pré-
face, écrite en vers, et où l'auteur disait élégamment.
Nous sommes disposés à plaii'e à tous les goûts ;
A charmer à la fois elle et lui, nous et vous.
Plus la révolution approchait, plus le sol intellectuel
devenait favorable aux Revues. En 1775, le Magasin
de la Transjhanie fît son entrée dans le monde sous les
auspices de Thomas Payne, qui le soutint constamment et
56 ilISTOIRE DU JOURNALISME
vigoureusement; personne plus que lui ne poussa les
Américains à la guerre et à l'indépendance : c'était une
espèce de Tyrtée de bas étage, un grossier génie de l'agi-
tation 5 il était surtout en verve quand l'hippocrène de
sa bouteille d'eau-de-vie lui ouvrait les trésors de l'ins-
piration. Au premier verre, disait Robert Aikin , son
esprit se dérouillait 5 au second , il commençait à pren-
dre de l'élasticité 5 au troisième , c'était un homme d'es-
prit ; le génie se trouvait au fond du quatrième verre.
Les révolutions sont ingrates. De douze recueils pério-
diques qui vivotaient au commencement de la guerre de
l'indépendance , pas un ne resta debout, sous le choc de
ce grand événement. Bientôt après, la révolution fran-
çaise donna un nouveau cours aux idées nationales; et
l'essai tenté par Charles Brockden Brown, romancier
remarquable, n'eut pas plus de succès que les autres.
Ainsi se termina le dix-huitième siècle. Le commei;ice-
ment du dix-neuvième fut marqué par l'apparition de la
première Revue qui ait pris un nouvel essor sous le ciel
d'Amérique : le Porte-feuille^ fondé par John Denis,
homme de talent , dont le caractère annula le talent.
Spirituel et plein de verve, il n'avait ni suite ni persévé-
rance, et jamais ses amis ne purent parvenir à lui faire
occuper une place de gouvernement qui ne demandait
qu'un peu d'assiduité et de piersévérance. Le style bril-
lante de Denis fut long-tems a.dmiré. Brown , dont nous
venons de parler, publia à son tour un Annuaire et un
Magasin qui prospérèrent ; enfin Washington Irving ,
Paulding et Verplank , trois noms aujourd'hui célèbres
en Amérique, firent leurs premières armes dans le Sal-
migondis. Ce recueil produisit à peu près la même sensa-
tion que le Spectateur avait occasionée en Angleterre.
LangstafF, Evergreen et Wizard (tels étaient les noms de
AUX ÉTATS-UNIS. 57
glicrro du trio mystérieux) n'épargnaient pas la satire à
leurs concitoyens 5 aucun recueil périodique américain
ne peut prétendre à la renommée acquise par cet ouvrage
léger , souvent gracieux , quelquefois ironique , mais qui
ne peut se placer qu'immédiatement après les essais ad-
mirables de Goldmisth et de Mackenzie. V A lithologie de
Mai^ fondée par Pliineas Adams et le célèbre Channing,
paraissait à Boston 5 après plusieurs modifications dans
la forme de la publication, V Anthologie fut soumise à la
rédaction spéciale de M. Emerson 5 ce fut un des ouvra-
ges qui contribuèrent le plus à donner l'impulsion litté-
raire aux intelligences bostoniennes- tout ce qu'il y a d'in-
tellectuel dans cette ville tire vanité du succès et du
mérite de V Anthologie.
Le Cluh de l' Anthologie acquit une certaine prépon-
dérance et devint même centre politique. Emerson, en
sa qualité de rédacteur en cbef , se trouvait exposé à plus
d'une attaque^ il s'en plaignit à ses confrères. Ils voulaient
le conserver pour éditeur et satisfaire à son désir. Le pro-
blème offrait quelques difficultés-, mais rien n'embarrasse
îa diplomatie américaine. Le club déclara que tous ses
membres étaient solidaires , tous rédacteurs et éditeurs
en chef de la publication 5 qu'il leur plaisait de déléguer
le soin du travail à une commission ; que celle commis-
sion était représentée par un comité ; que ce comité se
composait d'un seul homme , et que cet homme était
Emerson. Cette ingénieuse solution n'est-elle pas carac-
téristique ? et ne dirait-on pas que le génie évasif et subtil
dont les quakers ont donné tant d'exemples a dicté cette
décision si digne d'être observée ?
Déjà les maîtres de la littérature américaine, les seuls
hommes qui, d'un pas faible sans doute, mais avec quel-
que succès, avaient marché sur les traces des grands
68 HISTOIRE DU JOURNALISME
écrivains de la mère-patrie , étaient entrés dans la colla-
Loralion des Revues. Le mélancolique Paulding, Was-
hington Irving , dont le style et la pensée ont quelque
chose de tendre et de velouté pour ainsi dire, donnèrent
à ce mode de publication la consécration de leur talent.
La société littéraire qui porte le titre singulier de Phi
Bêta Kappa , P , B , K , initiales des noms de ses fonda-
teurs , publia des mélanges littéraires ; le Dépôt Général
(General Repertory) lui succéda bientôt. En 1815,
William Tudor fonda la Revue Américaine du Nord;
M. Phillips se chargea, en 1817, de sa direction, qui
fut confiée ensuite à M. Sparks, auteur de plusieurs bio-
graphies américaines. Publié d'abord tous les deux mois ,
ce recueil devint trimestriel. Channing, Everett, Sparks
et enfin Paulding, noms justement honorés dans leur
pays, se chargèrent tour à tour de sa direction. Peu
d'imagination , un style pur et lent , des dissertations sen-
sées, mais souvent diffuses sur divers sujets que l'Europe
a épuisés ; quelques documens précieux sur les nationa-
lités de l'Amérique du nord ; un ton de moralité et de
dignité soutenues 5 une critique peu acerbe -, un respect
des convenances que l'on serait tenté de prendre pour de
la faiblesse; tels sont les caractères peu saillans mais es-
timables de cette Revue.
La Revue Tiimestrielle Américaine , publiée sur le
modèle de celle dont nous venons de parler , fut fondée
en 1827 par M. Walsh , auteur d'une lettre qui fit beau-
coup de bruit aux Etats-Unis , sur le génie et les dispo-
sitions du gouvenem.ent français. La Revue de l'Ouest,
qui parut la même année , à Cincinnati , sous la direction
de Timothée Flint, et celle du Sud , que M. Legaré publia
en 1828 , n'ont pu se soutenir malgré le talent remarqua-
ble qui les distinguait, surtout la seconde. New -York
AUX ÉTATS-UNIS. 59
possède maintenant une Revue Trimestrielle, dirigée par
M. Léonard Woods, de Philadelphie, et une Revue des
États-Unis, qui auront sans doute le même sort. Les con-
troverses religieuses, encore flagrantes dans cette contrée,
ont protégé V Examinateur Chrétien de Boston , et le
Spectateur Chrétien de New-Haven , deux revues con-
sacrées à la défense de théories contraires. Citons encore
le Livre Rouge, imitation du Salmigondis , recueil fondé
par M. Cruse, de Baltimore, l'une des nombreuses A'ic-
times du choléra ; le Magazin .Analectique, qui a compté
Paulding et Irving au nombre de s.es collaborateurs; le
Miroir de Thcspis, que Howard Payne osa fonder à Tàge
de quatorze ans ; le Glaneur, l'Epreuve du Feu (Ordeal)
le Pol] anthe , V Emeraude , essais qui ne furent pas en-
couragés, quoique des hommes remarquables les eussent
pris sous leur patronage spécial.
C'est aujournal proprement dit, et non aux Revues, que
r atmosphère intellectuelle desEtats-Unis est réellement fa-
vorable. La revue est aristocratique : elle s'adresse aux in-
telligences d'élite-, elle résume, elle analyse, elle donne des
résultats. Plus une nation descend vers le nivellement des
rangs et des esprits, nous l'avons dit au commencement
de cet article , plus le journalisme y porte de fruits. Il
serties partis, il se fractionne avec eux, il représente
tous les intérêts divergens; il devient un instrument ma-
tériel de haine ou d'intérêt, un ressort nécessaire au suc-
cès des menées politiques ; il offre à la propagation des
nouvelles , aux invectives des uns, aux réponses des au-
tres , à la grande lutte des paroles et des votes , une espèce
de canalisation facile et rapide. Telle est la situation ac-
tuelle du journalisme dans les états de l'Union Améri-
caine.
( Foreign Quarterly Review. )
^éo^rrtpÇt^.
EXPLORATIONS DES TERRES ARCTIQUES
PAH X.E COMMANDANT ROSS.
Nous avons laissé la Victoire enfermée par les glaces
à Textrémilé sud-ouest du détroit du Prince-Régent. En
attendant que les chaleurs de l'été vinssent la dégager, le
commandant Ross forma le projet de chercher un pas-
sage vers l'océan occidental. Son opinion, ainsi que celle
du capitaine Ross , fixait ce passage aux environs de
l'isthme de Roothia. Tout ce que les naturels avaient rap-
porté du courant déjà désigné sous le nom de Shag-a-v'oke
permettait de supposer que cette espèce de bras de mer
n'était que le débouché d'un canal de communication. Ce
fut donc vers ce point que se dirigèrent les premières re-
cherches du commandant Ross.
Le 5 avril 1830 , cet officier partit pour sa première
expédition , accompagné d'un enseigne et de deux Esqui-
maux. Il se dirigea vers le sud-ouest en côtoyant le ri-
vage pendant l'espace d'environ vingt milles. Arrivé au
69° 44' 20" de latitude , et à 0" 44' 6" de longitude , il
traversa une langue de terre de trois milles environ de
largeur, où se trouvaient deux petits lacs, et descendit
ensuite sur la glace de la mer. Les Esquimaux dirent au
commandant que c'était le commencement d'une baie
EXPLORATIONS DU COMMANDAM' ROSS. 61
qu'ils appellent Tar-rio-nit-yoke, ce qui signifie ; eau non
salée, sans doute parce qu'elle reçoit plusieurs rivières con-
sidérables. La sortie de cette baie était le détroit de Shag-
a-voke, expression qui signifie : il va vite. La rapidité du
courant qui y règne provient sans doute de la fonte des
neiges de l'intérieur.
De là reprenant sa marche par terre , l'expédition tra-
versa plusieurs petits lacs , et arriva à un endroit appelé
Pad-le-ak, c'est-à-dire , fin du voyage. Le commandant
ne voyant aucun signe de marée, avait de la peine à croire
qu'il fût arrivé au bord de la mer 5 mais plusieurs flaques
d'eau salée qu'il trouva dans des trous de veaux marins
ne lui laissèrent aucun doute à cet égard. Les guides, dé-
signant de la main la direction du N. 0. , lui assurèrent
qu'il s'y trouvait une grande mer sur laquelle il n'y
avait point de glace pendant l'été; et qu'on ne pouvait
apercevoir aucune terre à l'ouest ; mais ils ajoutèrent que
du S. O. au S. E., la terre s'étendait sans discontinuité
jusqu'à la baie de Répuise. Ils dirent encore qu'il n'y
avait point de passage par le sud pour entrer dans la mer
dont ils parlaient 5 et que si on voulait amener le vais-
seau de l'endroit où il se trouvait à la baie de Pad-
le-ak , il faudrait lui faire faire un grand circuit par le
nord.
Ces détails firent supposer au commandant qu'il avait
sous les yeux l'Océan occidental ; que la terre où il se
trouvait était le continent de l'Amérique 5 et que c'était
vers le nord qu'il y avait le plus d'espoir de trouver un
passage à l'ouest. Ayant donc atteint pour le moment le
but qu'il se proposait , il donna au promontoire où il s'é-
tait arrêté le nom de cap Isabelle , et retourna au vais-
seau où il arriva après cinq jours d'absence.
Dans sa seconde expédition , le commandant Ross était
62 EXPLORATIONS DES TERRES ARCTIQUES
chargé de reconnaître le canal Shag-a-voke et de s'assu-
rer s'il ne communiquait point avec l'Océan occidental
qu'il était certain d'avoir aperçu dans son excursion pré-
cédente. Il partit donc le 21 avril , et suivant la côte au
sud -est, il arriva au bras de mer qui conduit à Shag-a-
voke. Le canal, assez large à son entrée, se rétrécit à la dis-
tance d'environ quatre milles , devient extrêmement tor-
tueux , et dans certains endroits n'a qu'une largeur de
120 pieds. Des rochers qui s'élèvent au-dessus de l'eau en
rendraient la navigation périlleuse même pour des bar-
ques. Au-delà du passage, le bras de mer reprend une lar-
geur qui varie de 1/4 à 3/4 de mille, et se termine à la
distance de trois heures de marche. Ainsi s'évanouit l'es-
poir qu'on avait fondé sur le canal Shag-a-voke.
Nous ne suivrons point le commandant Ross dans une
excursion pénible et infructueuse, qu'il entreprit au nord
du havre de la Victoire, pour chercher un passage que
les naturels prétendaient exister de ce côté. Il visita avec
la plus grande exactitude toutes les dentelures de la côte,
jusqu'au promontoire nommé Vieillard-de-Hoy ; et re-
vint , convaincu que si le passage indiqué de ce côté
par les Esquimaux existait , ce devrait être beaucoup
plus haut , peut-être au détroit de Barrow. Nous arri-
vons immédiatement à une quatrième expédition , conçue
sur un plan plus large que les précédentes ^ aussi , pour
ne rien lui ôter de son intérêt, nous laisserons parler le
commandant lui-même.
(c Je partis le 17 mai , accompagné de l'enseigne Aber-
nethy et de deux hommes de l'équipage. Nos bagages ,
nos instrumens et nos vivres furent chargés sur un traî-
neau attelé de huit chiens , que nous suivions à pied.
Le 19, à midi , nous arrivâmes sur le bord de la mer.
Mes compagnons, dont je m'étais séparé un instant, y
PAR LE COMMANDANT ROSS. 63
étaient parvenus avant moi , et m'annoncèrent par trois
acclamations la vue de l'Océan occidental. C'était eu ef-
fet, pour eux et surtout pour moi, un spectacle qui mé-
ritait bien le salut ordinaire du marin. Nous avions
sous les yeux cet Océan , objet de notre ambition et de
nos efforts , qui eût du nous porter autour du continent
de l'Amérique , si la nature eût mis un bras de mer à
la place des lacs que nous venions de parcourir.
» Le 20 mai, à minuit, nous nous remimes en marche
sur la {^lace de la mer ; et à six heures du matin , nous
arrivâmes au cap Isabelle , où nous campâmes d'après un
nouveau procédé. Jusque-là , à chacune de nos stations ,
les Esquimaux nous avaient construit une hutte de glace,
semblable à celles qu'ils habitent eux-mêmes. Cette fois,
après avoir creusé dans la neige une excavation assez
grande pour nous recevoir , nous la recouvrîmes d'une
espèce de toit en peaux , que nous assujétimes au moyen
de la neige tirée de l'excavation. Nous en fermâmes
l'entrée avec un bloc de glace , et nos sacs de fourrure
ainsi que nos couvertures nous fournirent ensuite un
coucher délicieux 5 c'est ainsi que nous nous procurâmes,
pendant plusieurs nuits, un sommeil profond que plus
d'une fois nous avons regretté sous des latitudes tem-
pérées. Du cap Isabelle, la direction de la côte, pendant
une dizaine de milles, est 0. N. 0 ; puis elle incline au
nord. Je la suivis en l'examinant avec soin.
M Plus nous avancions , plus la côte inclinait au N. O.
Les champs de glace, fortement ondulés, qui se trou-
vaient à notre gauche , ne nous laissaient point de doute
sur la marche que nous devions suivre. Je résolus donc
de gagner, s'il était possible, la rive opposée. Nous ac-
complîmes ce dessein, et , après un trajet pénible , nous
pûmes nous flatter d'être sur la terre-ferme. Qu'on ne
64 EXPLORATIONS DES TERRES ARCTIQUES
s'étonne point de la forme dubitative que j'emploie.
Nous étions dans une incertitude bien concevable. Lors-
qu'on n'a sous les yeux qu'une masse éblouissante de
blancheur ; que la surface de la mer offre des plaines et
des montagnes absolument semblables à celles de la terre j
ce n'est pas toujours un problème facile à résoudre que
de déterminer la position où l'on se trouve. Cet état
de choses avait pour nous d'autres inconvéniens : incer-
tains si le sol où nous marchions n'était qu'une île , ou
s'il faisait partie du continent , nou^' osions lui confier
en dépôt une partie des provisions qui nous restaient ,
dans la crainte de ne pouvoir les retrouver à notre re-
tour.
» Nous désirions d'autant plus alléger notre traîneau
que nos chiens étaient exténués de fatigue. Dans ces cli-
mats il est aussi difficile de voyager en été qu'en hiver.
En été la fonte de la neige forme une longue suite de fla-
ques d'eau très-incommodes , et la surface de la glace de-
vient si glissante, qu'on ne s'y soutient qu'avec beaucoup
de difficulté. Cependant tous ces obstacles ne diminuaient
point notre ardeur. J'avais l'espoir que la côte finirait
par prendre la direction du cap Turnagain , ce qui eût
été de la plus haute importance. La certitude de ce fait
aurait complété l'exploration de cette ligne de côtes , et
ôté toute incertitude aux navigateurs futurs.
)) Mais une difficulté plus grave que toutes celles occa-
sionées par les glaces me faisait craindre de ne pouvoir
atteindre un si grand résultat. La recherche que je mé-
ditais m'obligeait à prolonger mon voyage j et nos vi-
vres étaient calculés strictement sur le nombre de jours
que nous avions fixé. Il aurait donc fallu réduire les ra-
tions 5 et ce n'était pas un léger sacrifice à imposer à des
hommes tels que des Esquimaux. Cependant à peine eus-
1
PAR LE COAfMANDANT ROSS. 65
je communiqué mes intentions à M. Abernetliy, il m'as-
sura que nos hommes avaient prévu mes intentions, et
qu'ils étaient disposés à s'y soumettre. Je fus enchanté
de ce sentiment généreux , et la réduction nécessaire fut
aussitôt mise en pratique.
» Suivant toujours la côte qui continuait à incliner au
N. O., nous arrivâmes à une pointe que nous nommâmes
Félix , du nom de baptême de notre généreux armateur.
Cette pointe forme le cap S. E. du golfe de Boothia. Là,
nous nous aperçûmes que la terre tournait au S. O. , et
l'Océan , que nous découvrions plus loin , nous assurait
que nous étions enfin parvenus à l'extrémité septentrio-
nale de cette partie du continent qui va rejoindre le cap
Turnagain, ainsi que je l'avais déjà reconnu. Selon notre
estime , la distance qui nous séparait de ce cap n'était pas
plus grande que celle que nous avions parcourue depuis
le havre de la Victoire. Quelques jours de plus nous au-
raient permis de la franchir ; mais ces quelques jours ne
devaient pas nous être accordés. Nous avions pris des
provisions pour vingt-un jours , et déjà, malgré nos ré-
ductions , nous en avions consommé plus de la moitié. Il
fallait céder à la nécessité , et ordonner le retour au vais-
seau dont nous étions éloignés de plus de cent milles :
c'est ce que je me décidai à faire. Ayant donc déployé
notre drapeau sur la pointe où nous nous trouvions ,
nous en primes possession dans les formes usitées au nom
de la Grande-Bretagne , et lui donnâmes le nom de Pointe
de la Victoire. Nous y élevâmes un monticule de pierres
de six pieds de hauteur, dans l'intérieur duquel nous
plaçâmes une boîte d'étain contenant une relation abrégée
de notre voyage ; formalité dont nous nous fussions ac-
quittés avec plus de soin si nous avions su alors qu'on
nous regardait en Europe comme perdus , et qu'un ami
XV. 5
66 EXPLORATIONS DES TERRES ARCTIQUES
dévoué était sur le point de partir pour nous chercher
et nous rendre à notre patrie.
)) Le 30 mai, à une heure du matin, nous quittâmes la
pointe de la Victoire, nous dirigeant en ligne droite vers
le cap Félix où nous avions laissé une partie de nos pro-
visions et de notre bagage. Depuis quelques jours nos
pauvres chiens étaient hors de service. L'un d'eux mou-
rut dans la journée, et un autre s'enfuit. Le 6 , à quatre
heures du matin , nous aperçûmes le cap Isabelle que
nous saluâmes comme un ancien ami , et dont la vue ré-
veilla notre ardeur.
» Partis du cap Isabelle à huit heures du matin , nous
arrivâmes dans la soirée à une petite île où j'avais prié le
capitaine Ross de faire déposer des provisions ; mais je
ne pus y découvrir aucune trace d'Européens. Cependant
j'entendis bientôt les cris des Esquimaux, et un jeune
homme vint à moi avec les signes de la plus vive satis-
faction. Ces braves gens eurent bientôt disposé un traî-
neau qu'ils envoyèrent au-devant de mes compagnons.
L'un d'eux me conduisit ensuite à un monticule de pierre
sous lequel je trouvai une lettre du capitaine Ross. Il
m'annonçait qu'il m'avait attendu jusqu'au 14, et qu'il
m'avait laissé des provisions à un endroit qu'il indiquait.
Par malheur les chiens des naturels les avaient décou-
vertes 5 et Mil-luk-ta, un des plus considérés de la peu-
plade, les avait emportées dans sa hutte. Il en avait encore
une petite partie qu'il nous rendit , mais Dieu sait en
quel état. 11 avait aussi vidé les bouteilles de rhum et de
jus de citron, qu'il appelait de l'eau sale ^ et il nous indi-
qua une rivière où, disait-il, nous en trouverions de plus
propre.
» Je résolus de faire halte en ce lieu. A défaut de
neige, nous fumes obligés de construire une hutte en
PAR LE COMMANDANT ROSS, 67
pierres. La hutte fut terminée à quatre heures après midi,
et nous finies un hon dîner avec les poissons que nous
donnèrent nos voisins. Ils nous entouraient pendant ce
repas, et nous firent sui' notre voyage une foule de ques-
tions aux([uelles il nous était hien difficile de répondre
d'une manière satisfaisante. Les Esquimaux nous racon-
tèrent en retour tout ce qui s'était passé pendant notre
absence- mais leur récit était accompagné d'éclats de
rire si bruyans qu'ils nous firent soupçonner plus d'une
fois qu'ils s'amusaient à nos dépens. La longueur de nos
barbes, que nous n'avions point coupées depuis notre dé-
part du vaisseau , les amusa surtout beaucoup. L'un
d'eux , dont la barbe était plus longue qu'elle ne l'est or-
dinairement chez les Esquimaux , prétendit à cause de
cela être notre parent.
» Dans la matinée du lendemain, quelques femmes nous
apportèrent de la graisse de veau marin pour nos lampes,
et une trentaine de poissons qu'elles avaient péchés ex-
près pour nous pendant que nous dormions. Je voulus
m'assurer si ces présens nous étaient faits dans un but
intéressé, ou bien s'ils étaient un simple témoignage de
reconnaissance pour les services que nous leur avions
déjà rendus. Je défendis donc qu'on leur donnât rien en
retour. jNéanmoins ces femmes nous indiquèrent sponta-
tanément celles d'entre leurs compagnes qui devaient re-
nouveler notre provision ; et celles-ci furent très-exactes
à nous apporter leur contingent. Il faut remarquer que la
graisse de veau marin est un mets dont les Esquimaux
sont très-friands.
» Le lendemain je fis une excursion d'environ cinq
milles sur la côte pour m'assurer de la position exacte
d'une rivière que j'avais découverte à mon premier pas-
sage. A mon retour, M. Abernethy m'informa que, pen-
68 EXPLORATIONS DES TERRES ARCTIQUES
dant noire absence, les naturels lui avaient ofifert, ainsi
qu'à ses hommes, un festin splendide. Voici de quelle
manière ils fuient traités. Chaque famille avait fait cuire
un plat de poisson. On fit d'abord entrer les conviés dans
une des huttes; quand le plat de poisson fut expédié, on
les fit passer dans la hutte voisine où ils furent traités de
la même manière -, et ainsi consécutivement dans cinq
huttes différentes. Ce qu'il y eut de remarquable dans
cette solennité culinaire, c'est que, tandis que nos hom-
mes mangeaient, leurs hôtes ne cessaient de les remercier
de l'honneur qu'ils leur faisaient, en leur rappelant qu'ils
avaient été traités de même au vaisseau l'hiver précédent.
On voit d'après cela que le sentiment de la reconnaissance
n'est pas étranger aux peuplades des terres arctiques.
» Un jour de repos et la bonne chère que nous avions
faite ayant réparé nos forces, nous partîmes à dix heures
du soir , après avoir distribué à nos amis tous les objets
dont nous pouvions disposer. Ils nous donnèrent de leur
côté une bonne provision de poisson qui devait nous suf-
fire pour le reste de notre voyage. Quelques-uns nous ac-
compagnèrent assez loin pour nous aider à tirer notre
traîneau 5 et lorsque nous nous séparâmes, ils poussèrent
de grands cris de joie que nous entendions long-tems en-
core après que les inégalités du sol les eurent dérobés à
notre vue.
» Le 1 1 , à huit heures du matin , nous arrivâmes au
campement d'une famille d'Esquimaux, que nous avions
déjà vus au vaisseau l'hiver précédent. Le chef vint seul
nous rendre visite. Il avait prêté ses deux femmes à un An-
gekok de ses amis 5 prêt qui est considéré chez ces peuples
comme une marque particulière d'amitié. L'emprunteur
avait promis de les ramener à une époque convenue à
l'endroit où nous étions ; il était en retard , et notre anji
PAR LE COAJMANDANT ROSS. 69
paraissait outré de ce manque de parole. L'usage dont je
viens de parler, et que nous avions déjà trouvé en vigueur
à la baie de Képulse , est général parmi les habitans de la
Bootbia Félix.
» Nous eûmes bientôt lieu de nous féliciter de ce que
le manque de provisions nous eût fait bàlcr notre retour.
Le dégel arriva avec tant de rapidité que des rivières com-
plètement prises le matin ne pouvaient être traversées le
soir qu'en bateau. .Je fis aussitôt réparer les trous qui se
trouvaient aux peaux de notre barque, et nous nous mi-
mes à vovager comme des ampbibies toujours presque
entre deux eaux. Le 12 à huit heures du soir, nous nous
arrêtâmes sur une petite ile rocailleuse sous la latitude
de 69'' 48' 10", et la longitude de 92" 33' 9" 5 nous y
vîmes en fleurs la saxifraga oppositifolia , la première
que nous eussions aperçue du printems^ mais on nous
dit ensuite qu'elle avait fleuri beaucoup plus tôt aux en-
virons du havre de la Victoire. Il était minuit quand
nous nous remimes en route. Notre marche devint com-
parativement facile lorsque nous eûmes atteint le conti-
nent; et nos forces augmentaient à mesure que nous ap-
prochions du but. Enfin , nous aperçûmes le navire vers
sept heures du matin. Je distribuai à mes hommes le peu
de grog qui nous restait; nous hissâmes notre pavillon ,
et à huit heures nous étions à bord de la Victoire^ en
bonne santé , mais sensiblement maigris. »
Ainsi, toutes ces reconnaissances périlleuses ont eu
pour résultat de démontrer qu'il ne faut plus compter
sur un passage nord-ouest , l'unique point sur lequel
étaient fondées les espérances du capitaine Parry et celles
du capitaine Ross. Cependant ce résultat, tout négatif
qu'il soit, n'en est pas moins intéressant pour la science,
puisqu'il dissipe des espérances qui n'étaient au fond que
70 EXPLORATIONS DES TERRES ARCTIQUES
de simples illusions. Le commandant Ross a constaté
que la langue de terre qui sépare le détroit du Prince
Régent de la mer du nord d'Amérique, vers l'ouest, est
non seulement fort étroile, mais encore qu'elle est occu-
pée en grande partie par des lacs, ce qui réduit à trois
milles l'espace de terre qui sépare les deux mers. Ce fait
justifie assez les liYpotlièses qui assignaient un passage
dans cette diiection ; toutefois , quand bien même cette
langue de terre basse et étroite eût été un véritable pas-
sage, les dangers inouïs qu'a courus la Victoire pour ar-
river jusque-là auraient toujours rendu celte communi-
cation inaccessible , ainsi que l'ont reconnu MM. Parry
et Ross. 11 ne reste donc plus aux nouveaux explorateurs
qu'à se diriger vers le détroit de Lancaster -, mais sur ce
point encore des glaces permanentes les attendent, et se-
lon toute probabilité , leurs succès , s'ils en obtiennent ,
ne feront qu'agrandir le cercle des connaissances géogra-
phiques sans être d'aucune utilité pratique. Mais reve-
nons à la Victoire.
La saison approchait où l'équipage de la Victoire es-
pérait se voir délivrer de son ennuyeuse prison. L'été
allait commencer ; mais dans ces climats rigoureux, il ne
fait guère sentir son influence que pendant une couple
de mois. Il ne fallait donc pas perdre un seul moment.
Le capitaine Ross avait tout disposé d'avance 5 le vaisseau
avait été réparé , repeint et calefaté -, tous les objets
avaient été reportés à bord 5 et on épiait avec anxiété les
plus légers indices de la rupture des glaces. Dans le cou-
rant du mois d'août, elles éprouvèrent un dérangement,
et laissèrent libres quelques espaces étroits 5 aussitôt l'é-
quipage se mit à l'œuvre, et après des efforts inouïs , par-
vint à faire avancer la /^ïc/oi/e d'interstice en interstice 5
mais celte marche était bien lente. On comptait chaque
PAR LE COMMANDAKT liOSS. 71
jour le nombre de pieds qu'on avait gaf;né ; il ne restait
plus que quelques semaines d'été, et on craignait qu'elles
ne pussent suffire. Ces craintes ne tardèrent pas à se
réaliser. Dès le milieu du mois de septembre les glaces
commencèrent à se fixer et à se souder par des glaces
nouvelles. Tous les efforts de l'équipage ne purent réus-
sir qu'à faire entrer le vaisseau dans un havre où il se
trouva de nouveau prisonnier. C'était à pareil jour que,
l'année précédente , il avait été bloqué à trois milles de
distance. Le lieu où il se trouvait maintenant faisait par-
tie d'une baie qui s'étend au sud dans le bras de mer à
l'ouest, et reçut, par allusion à cet emprisonnement
forcé , le nom de Baie du Shérif. Ainsi l'hiver était ar-
rivé , et tout annonçait qu'il serait très-rigoureux. Tou-
tes les précautions que l'expérience acquise l'année pré-
cédente pouvait suggérer furent prises. Les provisions
étaient abondantes ; nul besoin réel ne se faisait sentir ;
mais le tems s'écoulait avec une monotonie désespérante,
augmentée encore par l'absence des Esquimaux qu'on ne
revit qu'au mois d'avril.
Aux approches de juin , le commandant Ross entreprit
une nouvelle expédition dans le but d'éclairer un point
très-important pour la science. D'après ses observations
de l'année précédente, il lui était démontré qu'il ne se
trouvait au sud du 72*" degré aucune communication avec
l'Océan occidental. Ses recherches allaient maintenant se
diriger vers un autre but : celui de déterminer la vérita-
ble position du pôle magnétique. C'était une noble com-
pensation pour tant d'espérances déçues. Le 27 mai fut
fixé pour son départ.
Nous allons rapporter ici les passages les plus intéres-
sans de la relation du commandant Ross ;
« Tout nous donnait l'espoir d'arriver à la solu-
72 EXPLORATIONS DES TERRES ARCTIQUES
tien de ce problème important. Les navigateurs qui nous
avaient précédés, restreints par les limites géofjraphiques
de leurs découvertes, avaient bien fait des calculs ap-
proximatifs sur la position du pôle , mais ils n'avaient pu
l'établir d'une manière précise. Il fallait pour cela des
observations faites sur d'autres points plus rapprochés de
ce point désiré et presque mystérieux. Il fallait que le
navigateur réussit à placer son aiguille dans un endroit où
nulle déviation de la ligne perpendiculaire ne fût sensi-
ble , et qu'il acquit ainsi la conviction que le pôle était
entre son pied et le centre de la terre. Notre position
nous offrait pour cela toutes les conditions désirables.
Nous étions beaucoup plus près du pôle qu'on ne l'avait
jamais été , et nous avions des moyens de voyager qui
n'étaient pas à la disposition de nos prédécesseurs.
)) D'après les observations faites jusqu'à ce jour , on
présumait que le pôle se trouvait sous le 70" degré de la-
titude septentrionale et le 98° 30' de longitude occiden-
tale. Je n'en avais donc été éloigné que de 10 milles l'an-
née précédente lorsque j'étais parvenu près du cap Fé-
lix. On a vu quels motifs impérieux m'avaient forcé à
revenir sur mes pas. Dans l'espoir d'être plus heureux au
printemps , j'avais fait pendant l'hiver une suite d'ob-
servations magnétiques : et je parvins à préciser autant
que possible la situation du pôle, puisque l'inclinaison
de l'aiguille à l'endroit où je me trouvais excédait 89".
Ces observations ne cessèrent qu'à mon départ du vais-
seau. J'avais pris pour m' accompagner cinq de nos mate-
lots dont la santé m'avait paru le plus propre à soutenir
les fatigues du voyage. Dès le premier jour, l'état de l'at-
mosphère ne me permit pas de faire des observations ma-
gnétiques ; ce ne fut que le lendemain que je pus y par-
venir. Je trouvai que rincliaaisou magnétique avait aug-
PAR LE COMMAXDANT ROSS. ^3
mente jusqu'à 89" 41' nord , et que la pointe septentrio-
nale de l'aiguille horizontale se dirigeait vers le nord 57°
ouest. Je pus ainsi prendre avec certitude la direction
que nous devions suivre , et estimer la distance où nous
étions du but de notre voyage. Nous nous trouvions alors
sous la latitude de 69" 34' 45" , et sous la longit. de 94°
54' 23".
M Nous nous remîmes en route dans la soirée. La côle
inclinait à l'ouest, et nous la suivîmes jusque sous la lati-
tude de 69" 40' 27", et la longitude de 95° 22' 35". Après
avoir fait environ 25 milles en droite ligne , nous fîmes
halte le 31 mai à 8 heures du matin. D'après mes calculs,
nous étions alors à 14 milles du pôle. Mon empressement
ne me permettait d'écouter aucune considération qui eût
pu occasioner le plus léger retard. Je résolus de laisser
en arrière une grande partie de nos provisions. Ainsi allé-
gés , nous nous remîmes en marche avec ardeur -, et le
1" juin , à 8 heures du matin , nous arrivâmes à l'endroit
que nous convoitions.
)) Tel était notre enthousiasme à l'idée d'avoir accom-
pli ce que tant d'autres avaient inutilement tenté avant
nous, que nous ne savions comment célébrer notre suc-
cès. Nous aurions voulu avoir les forces et les matériaux
nécessaires pour ériger un monument gigantesque sur
cette place , que la nature n'a , par malheur , marquée
d'aucun signe particulier. Toutefois nous ne perdîmes pas
un instant pour commencer nos opérations. Lorsqu'elles
nous eurent confirmé la réussite de nos efforts, nous éle-
vâmes un monticule à l'aide des pierres calcaires qui cou-
vrent le rivage, et nous primes possession du pôle nord
au nom de la Grande-Bretagne et de Sa Majesté Guil-
laume IV.
» Le lieu de notre observatoire était sous la latitude de
^4 EXPLORATIONS DES TERRES ARCTÎQOES
70° 5' 17", et sous la longitude de 96° 46' 45". L'incli-
naison de l'aiguille était de 89° 59', c'est-à-dire à une mi-
nute de la position verticale. La proximité du pôle, peut-
être même sa situation positive à l'endroit où nous nous
trouvions, se trouvait confirmée par l'inaction complète
des aiguilles horizontales que j'avais apportées. Elles
étaient suspendues de la manière la plus délicate ; et au-
cune d'elles ne fit le moindre effort pour sortir de la po-
sition où on l'avait placée. Je dois ajouter ici un fait de
la plus grande importance. Pendant notre voyage, le pro-
fesseur Barlow avait tracé toutes les courbes qui offrent
une variation égale, à quelques degrés près du point de leur
rencontre. A notre retour en Angleterre , nous eûmes la
satisfaction de voir que l'endroit indiqué par nous était
le point central de la réunion de ces lignes.
M II était tems que nous reprissions le chemin de l'en-
droit où nous avions laissé nos provisions : toutes celles
que nous avions emportées avec nous étaient consom-
mées. Nous tremblions que des ours affamés , ou des Es-
quimaux plus voraces encore , n'eussent découvert le dé-
pôt sur lequel se fondaient toutes nos espérances. Nous y
arrivâmes le lendemain , rien n'avait été dérangé. Le
9 juin , nous atteignîmes le cap Isabelle ; le 11, nous
trouvâmes , à un endroit convenu avec le capitaine Ross ,
des provisions qu'il avait laissées pour nous. Nous comp-
tions arriver au vaisseau le jour suivant , nous brillions
d'impatience de raconter notre bonne fortune à nos ca-
marades; mais le vent , qui chassait la neige avec vio-
lence , nous contraignit à camper encore une fois. Enfin
il se calma 5 nous redoublâmes d'efforts, et nous arrivâ-
mes à bord de la Victoire après vingt-huit jours d'ab-
sence, épuisés de fatigue, mais en bonne santé. »
Cette expédition du commandant Ross fut la der-
Par le commandant rOsS. 75
nlère. Les découvertes scientifiques demandent une li-
berté d'esprit que les marins de la KicLoire ne de-
vaient plus connaitre. On s'était flatté que l'été de 1831
délivrerait le vaisseau ; cet espoir lut encore une fois
déçu 5 et le peu de liberté que les glaces lui laissèrent
quelques instans n'aboutit qu'à l'enfermer dans un nou-
veau havre qui l'éloijjnait et le privait pour toujours des
ressources qu'on avait jusque-là tirées des rapports avec
les insulaires. La santé de l'équipage s'était affaiblie; la
confiance n'était plus la même; on voyait avec effroi s'é-
loigner indéfiniment le terme du voyage pour lequel les
vivres avaient été calculés. Dans cette position critique,
le capitaine Ross crut devoir se décider à abandonner le
vaisseau dont le dégagement était devenu presque impos-
sible , et auquel d'ailleurs son séjour prolongé dans les
glaces avait causé de graves avaries. L'abandon fut fixé au
retour du prinlems, mesure importante qui fut prise avec
toute la maturité de réflexion convenable, et exécutée avec
le plus grand ordre. Le but du capitaine était de gagner la
pointe de la Finie afin d'y prendre les provisions ainsi
que les barques qui y étaient encore restées , et de profiter
du premier moment favorable pour se rendre à la baie de
Baffin, où, selon toute espérance, on devait rencontrer des
vaisseaux employés à la pèche de la baleine. Laissons ra-
conter au capitaine lui-même cette pénible séparation, et
les événemens qui l'ont suivie jusqu'à son retour en
Europe.
« Le 28 mai 1832, tout étant disposé pour notre dé-
part définitif du vaisseau, nous arborâmes notre pavillon
et le clouâmes au mât 5 nous bûmes un dernier verre de
grog pour prendre congé de notre pauvre vaisseau. Ayant
ensuite fait sortir tout l'équipage avant moi , je fis
mes adieux à la Victoire ^ qui méritait un meilleur des-
7 G EXPLORATIONS DES TERRES ARCTIQUES
tin. C'était le premier vaisseau que j'abandonnais après
quarante-deux ans de service à bord de trente-six bàti-
mens divers. Lorsque j'arrivai à la pointe où il cessait
d'être visible , je ne pus résister au désir de faire une es-
quisse de ces tristes lieux où nous laissions notre vieil
ami. La tâche que nous avions entreprise était bien rude.
Il fallait traîner à bras les traîneaux sur lesquels se trou-
vaient nos bagages et nos provisions. En plusieurs endroits
nous rencontrions des montagnes qu'il fallait franchir.
Nous étions obligés alors de décharger nos traîneaux et
de transporter en quelque sorte pièce à pièce tout ce qu'ils
contenaient. Dans les premières parties du trajet surtout,
ces obstacles se multiplièrent à l'infini ; cependant notre
persévérance surmonta toutes les difficultés ^ et le 1" juil-
let nous arrivâmes à la pointe de la Furie.
)) Notre premier soin fut de construire une baraque que
nous recouvrîmes avec des toiles à voiles. La carcasse en
fut achevée le même jour, et je fis diviser l'intérieur en
deux chambres : l'une pour les hommes de l'équipage ,
l'autre partagée en quatre petites cabanes pour les offi-
ciers. Ces travaux ne nous avaient pas empêchés de répa-
rer le? barques 5 elles se trouvèrent prêtes le 31 août. Pro-
fitant alors d'un léger mouvement des glaces , nous nous
embarquâmes 5 mais nous ne pûmes avancer que bien
lentement , et nous eûmes beaucoup de peine à arriver
au rocher où avait échoué la Furie. Là, nous vîmes que
le mouvement des glaces avait cessé au nord , et qu'elles
allaient revenir sur nous. Nous nous hâtâmes donc de tirer
nos barques sur le rivage ; et bien nous en prit, car un ins-
tant après, la réaction eut lieu avec une violence terrible.
» Le 9 août , nous pûmes de nouveau reprendre la
mer 5 mais à chaque instant nous étions obligés de tirer
nos barques sur le rivage. C'est ainsi que nous pénétra-
PAR LE COMMANDANT ROSS. 77
mes jusqu'au détroit de Barrow qui ne nous offrit aucune
issue. Le 26 août, la température tomba à 30''. C'était à
nous de deviner si l'hiver précédent durait encore ou si
le nouveau était commencé. Enfin les [jlaces nous arrêtè-
rent complètement le 25 septembre, lorsque nous eûmes
atteint le 73" de latitude.
» Nous n'avions alors d'autre parti à prendre que de
retourner à la pointe de la Furie, et de passer l'hiver dans
la maison que nous y avions élevée. Mais cette triste res-
source ne nous était pas même assurée. La route par mer
nous était interdite ^ celle par terre était longue et péni-
ble. Le froid devenait plus sensible qu'il ne l'avait jamais
été , nous avions perdu une grande partie de nos véte-
mens et de nos couvertures -, nous n'avions plus un but
constant d'activité , et ce qui était pis , l'espoir ne soute-
nait plus notre énergie !
» Je fis cependant construire des traîneaux avec les
caisses vides qui avaient contenu le pain , et nous nous
mîmes en route le 4 octobre. Un de nos compagnons, l'en-
seigne Taylor, qui avait eu un pied gelé , et qui ne mar-
chait plus qu'avec peine, occupait un traîneau à lui seul.
Le 7 octobre à midi , nous arrivâmes à notre maison que
nous avions nommée Sommerset-liouse , et nous nous
trouvâmes encore une fois chez nous.
» L'hiver de 1832 cà 1833 fut remarquable par la vio-
lence et la continuité des ouragans qui l'accompagnèrent.
Nous eûmes bien de la peine à terminer les travaux qui
devaient nous protéger -, mais nous en vînmes pourtant à
bout. A l'aide de nos poêles , nous pûmes obtenir dans les
différentes parties de cette habitation une température de
45°, excepté près des murs où elle était au point de con-
gélation , c'est-à-dire à 30". Dans les premiers mois de
notre détention , nous primes assez bien notre parti j
78 EXPLORATIONS DES TERRES ARCTIQUES
mais vers la fin de l'hiver , le défaut d'exercice et d'oc-
cupation rembrunit nos idées. Notre santé en souffrit.
Les anciennes blessures s'étaient rouvertes par l'effet du
scorbut. Deux de nos hommes furent sérieusement atta-
qués de cette maladie , et notre charpentier en mourut.
)) Au mois d'avril, nous songeâmes à tenter encore for-
tune, et nous fîmes nos préparatifs de départ. Il fallait nous
diriger vers la baie de Batty où nous avions laissé nos bar-
ques 5 et pour nous épargner la fatigue de traîner d'une
seule fois nos provisions , fardeau trop lourd pour nos
forces , nous divisâmes la route en quatre stations. Le
transport de nos provisions d'une station à l'autre devint
ainsi plus facile 5 mais il fut d'une longueur désespérante.
Nos hommes étaient accablés de fatigue. Avant de quit-
ter Sommer se t-House , nous y plaçâmes deux poêles de
rechange -, et nous fortifiâmes le toit , dans le cas où nous
serions obligés d'y revenir passer un autre hiver. Pré-
caution , hélas ! bien inutile \ car si ce malheureux évé-
nement eût dû arriver, nous n'avions plus aucun moyen
de soutenir notre existence.
)) Le 13 juillet nous étions installés provisoirement à
la baie de Batty. Désormais notre plus grande affaire fut
de surveiller les changemens atmosphériques. La fin de
juillet et une partie du mois d'août se passèrent dans des
alternatives d'espoir et de désappointement. Néanmoins
cette période fut loin d'être la plus triste que nous eus-
sions passée depuis notre exil. Le tems était devenu sup-
portable 5 pour entretenir l'activité de nos hommes, j'en-
courageais la chasse , qui nous donnait de l'exercice et
nous procurait de bons repas. Un autre moyen de dis-
traction consistait à gravir les montagnes pour examiner
l'état des glaces. Cet examen fortifiait le moral de l'équi-
page. Aucun d'eux ne doutait maintenant que d'un jour
PAR LE COMMANDANT ROSS. 79
à l'autre nous ne parvinssions à gagner la mer libre.
» Ce fut le 1 4 août que cet espoir se réalisa. Nous aper-
çûmes ce jour-là , pour la première fois , un canal libre
conduisant vers le nord. Dès quatre heures du malin
nous nous mimes à couper les glaces qui obstruaient en-
core le rivage , et à huit heures nous étions sous voiles.
» Enfin le ciel mit un terme à tant de fatigues et de
tribulations, au bout de neuf jours passés à côtoyer ou à
éviter des bancs et des montagnes de glace, tantôt en dé-
ployant nos voiles, tantôt en nous servant de rames,
une voile parut à l'horizon. La vigie avertit aussitôt le
commandant Ross, qui, à l'aide de son télescope, recon-
nut que c'était un navire. Par malheur, une brise s'éleva
presque aussitôt ; et le navire , déployant ses voiles , fit
route vers le sud-est sans nous avoir aperçu.
» Sur les dix heures nous en vimes un autre au nord.
Il avait mis en panne pour attendre ses embarcations , et
nous crûmes qu'il nous avait aperçus. Mais nous fûmes
bientôt détrompés en le voyant déployer ses voiles et s'é-
loigner rapidement. Ce fut pour nous un moment bien
cruel de rencontrer ainsi deux bàtimens , sans pouvoir
atteindre ni l'un ni l'autre.
» Par bonheur il survint un calme qui nous fit gagner
du terrain. Enfin, nous vimes le navire mettre en panne
une seconde fois et envoyer une barque qui s'approcha
de nous. L'ofFicier qui la commandait nous demanda si
nous avions perdu notre bâtiment. Je lui dis que oui 5
et en même tems je m'informai du nom du navire en
demandant à être reçu à son bord. L'officier me répondit
que son bâtiment se nommait l'Isabelle , de Hull, autre-
fois commandé par le capitaine Ross. Je lui dis que j'é-
tais moi-même le capitaine Ross, et que les hommes
qu'il voyait étaient l'équipage de la Victoire. Jamais je
80 EXPLORATIONS DU COMMANDANT ROSS.
n'ai vu d'homme plus étonné que l'officier en apprenant
cette nouvelle. « Mais , s'écria-t-il , le capitaine Ross et
» son équipage sont morts depuis deux ans. » Cependant ,
après avoir examiné nos longues barbes et nos figures
étiques , il finit par croire que nou ^ pouvions bien avoir
raison. Il nous félicita vivement et nous conduisit à l'I-
sabelle , dont le commandant, le capitaine Humphrey,
nous accueillit comme des frères malheureux.
)) Les soins dont nous entoura notre généreux compa-
triote eurent bientôt fait disparaître les traces de nos souf-
frances. L'Isabelle resta dans ces parages jusqu'aux ap-
proches de l'hiver. A cette époque , sa pêche étant ter-
minée, elle fit voile pour l'Europe, et après une traversée
courte et heureuse, nous jouîmes enfin du bonheur de
revoir notre patrie. »
{Aihenœum.)
^^iti^èrtnces ^n((;([cc(iu(fe$ U tiotu *^^^
EDOUARD X.TTTON BUL^dTER (i).
S'il y a en Angleterre un écrivain qui représente la
philosophie du dix-huitième siècle, c'est Edouard Lytton
Buhver, Sympathisant avec la révolution actuelle des idées
et des choses , membre du parlement , écrivain élégant et
frivole , romancier spirituel , habile à saisir l'occasion , à
s'en emparer, à l'exploiter , à faij-e flotter son nom sur le
courant de la mode , il se détache absolument des deux
générations qui l'ont précédé. Il ne ressemble pas plus aux
Addison et aux Johnson qu'aux Southey et aux Byron. Il
appelle de toute sa force le règne des gens de lettres. Ce
(1) M. Bulwer appaj'tient à une famille très-ancienne du comté de
Korfolk, où U est né, en 1803. Ayant perdu son père en 1806 , il
reçut les premiers élémens de l'instruction auprès de sa mère ; mais
on l'envoya compléter son éducation à l'université de Cambridge ,
où il obtint le premier prix de poésie. La pièce couronnée était un
poème sur la sculpture , qui ne manquait ni de grâce ni d'origina-
lité ; elle n'a pas été publiée. M. Bulwer débuta dans la canière lit-
téraire par un poème sur les fleurs qui l'ut suivi de plusieurs autres .
parmi lesquels on remarqua surtout O'Neill ou le Rebelle. Falkland
fut le premier ouvrage en prose qui donna à M. Bulwer une réputa-
tion de romancier -, mais ce n'était encore qu'un essai qui fut bientôt
éclipsé par le roman de Pelham , qui parut en 1828. C'est cet ouvrage
qui a valu à l'auteur sa grande popularité , et qui a assuré à M. Bulwer
une des premières places parmi les rpmauciers de l'école moderne.
82 EDOUARD LYTTON BULWER.
n'est plus la pratique , c'est la théorie qu'il veut faire
dominer. Dans la plupart de ses derniers ouvrages, il s'é-
lève avec force contre cette expérience lente , patiente ,
qui jusqu'à ce moment a régi les affaires de l'Angleterre,
sa politique , sa morale et sa situation domestique. Il
jette le mépris sur ce génie positif, si naturel à un peuple
de commerce et d'industrie 5 enfin il réclame pour le*
gens de lettres une position plus haute, plus active, plus
influente. Comme il a trouvé des échos, et que la Grande-
Bretagne actuelle semble prête à se diriger dans cette
route, nous ne pouvons nous empêcher de voir dans ces
symptômes le commencement d'une ère nouvelle , l'in-
dice d'un changement majeur qu'il est important de si-
gnaler.
Selon nous, il n'y a pas de signe plus certain qui an-
nonce chez; les peuples .un mouvement révolutionnaire.
Ils sont malades, lorsque renonçant à la pratique , et non
contens d'améliorer ce qui existe , ils se lancent dans des
spéculations lointaines , se précipitent à la recherche du
poss-ible et de l'idéal, et demandent à la philosophie pro-
prement dite des remèdes contre leurs souffrances. Ce
sont aiors les sophistes et les gens de lettres qui se pré-
sentent et proposent des panacées infaillibles pour guérir
les maux publics. On voit l'homme d'état, le magistrat,
l'homme politique reculer devant une nécessité si ur-
gente, faiblir, trembler, pâlir en face des événemens qui
se préparent. Accoutumés au mouvement des affaires, ils
sont moins accessibles aux illusions , ils redoutent le
bouleversement des classes sociales , ils ne croient pas à
l'utopie , et le plus beau système est pour eux un objet
d'effroi. L'homme de lettres au contraire ne craint rien,
ses espérances sont faciles et brillantes , il a vécu long-
tems dans la sphère des idées 5 il ne sait pas avec quelle
EDOUARD LYTTON BULWÉR. 83
facilité la puissance des choses réelles brise et détruit les
plus brillantes spéculations. C'est au commencement des
révolutions majeures , lorsque la crise s'annonce et n'est
pas encore dessinée, qu'on voit accourir la foule des litté-
rateurs, médecins empyriques, tous apportant leurs re-
mèdes et pleins de confiance dans la certitude de leurs
axiomes. Que va devenir la société livrée à ces doctrines
contradictoires ? D'abord, elle vit d'espérances, elle ne
doute pas de sa puissance rép;énératrice ; elle accorde une
grande gloire et un crédit à peu près sans bornes à ceux
qui viennent à son secours. *
C'est ce qui est arrivé au commencement de la révo-
lution française. Les gens de lettres et les philosophes,
assez semblables à M. Buhver, ouvraient un Eldorado
à la multitude éblouie. C'était alors leur bon tems, leur
époque de renommée et de puissance 5 ils entraient de
plein vol dans les assemblées publiques. On voyait Mer-
cier, Thomas Payne , Raynal , se placer au rang des
législateurs : ils y jouaient malheureusement un assez
triste rôle, et leur indécision toujours flottante, l'incer-
titude , la faiblesse de leurs opinions et de leurs dis-
cours, prouvaient que le talent d'écrire n'est pas la ga-
rantie du talent politique. La rhétorique eut alors une
grande influence". Les Robespierre et les Maral ne pro-
cédèrent que par théories, par axiomes dogmatiques, par
spéculations élevées -, on imita les discours de Sallusle ;
on se modela sur Thucydide et Démosthènes; l'art de
parler ou plutôt l'art de ne rien dire avec une certaine
élégance apparente, avec une certaine facilité trompeuse,
usurpèrent la gloire et troublèrent les mouvemens de la
machine politique. Le sophisme domina aux Jacobins et
dans la Convention. Il fallut plusieurs années pour re-
connaître que tout ce beau langage ne protégeait pas les
84 EDOUARD LYTTON BULWER.
destinées de la républicjtie , que l'esprit de collège avait
horriblement compromis le salut de la France 5 et qu'en-
fin on ne saurait ni sauver ni régénérer un pays avec de
grands mots. Bonaparte régna : il fit la guerre aux idéo-
logues , c'est-à-dire aux gens de lettres théoriciens qui
avaient régné sur la France et qui avaient si mal réglé ses
destinées. On lui a reproché amèrement sa haine de la
philosophie spéculative. Comment ne voit-on pas que
lui, homme pratique, homme d'affaires et d'action avant
tout , devait redouter les rêveurs dont la parole avait
enivré la France , et pouvait encore la compromettre et
entraver ses desseins ? Il voulait de gré ou de force faire
marcher le pays dans une voie de travail et d'action, et si
les moyens qu'il prit furent tyranniques , c'étaient les
seuls qu'il eût à employer. Ainsi s'explique son hostilité
permanente contre tout ce qui remuait la pensée des
peuples , contre M. de Tracy et M. Garât , Benjamin
Constant et M. de Bonald , Chateaubriand et M™^ de
Staël ; croyez-moi , Bonaparte n'avait pas si grand tort
que les gens de lettres français l'ont prétendu. Mal-
heur au peuple qui se fie moins à la raison qu'à la rhé-
torique , et qui rompt avec la réalité pour se réfugier
dans l'antre de la chicane et se livrer corps et ame à
d'inutiles parleurs !
M. Bulwer joue à peu près dans le sénat d'Angleterre
le rôle des Mercier et des Marmonlel au commencement
de la révolution française. Et lui aussi , il prend béné-
volement ses rêves pour des projets , ses chimères senti-
mentales pour des idées politiques. Pauvre poésie trom-
peuse qui tient , dans l'histoire des peuples , la même
place que le roman aventureux et l'amour platonique oc-
cupent dans l'histoire' d'une jeune fille. Gomme Mar-
montel et Mercier , comme Louvet et plusieurs autres ,
I
EDOUARD LYTTOS BULWF.n. 85
il a dii sa preraière répulatioii à des romans frivoles.
Comme eux il ne prévoit pas les suites du mouvement
immense qu'il protège.
Son talent se fait remarquer par un caractère de nou-
veauté, d'élégance et de saillie presque française, dont
on chercherait en vain le modèle chez ses prédéces-
seurs. On V entrevoit le commencement d'une nouvelle
littérature et d'une nouvelle époque. L'éclat du style, le
tissu léger du plan , le peu de force des situations , la
rapidité d'un dialogue plein de cojicetti , ne rappellent
ni Tom Jones, ni Richardson. L'auteur parait s'être
inspiré à la fois de Lesage et de Crébillon fils. Les carac-
tères sont peints à la gouache , sans solidité, sans force,
sans profondeur ^ il est vrai que la conversation que leur
prête Bulwer est spirituelle , facile , souvent gracieuse et
animée. Né à une époque avancée, dans un moment où
la littérature est encombrée de journaux et écrasée sous
les revues, le romancier rédige ses chapitres comme une
suite d'articles ou d'essais qui tous doivent présenter
des facettes brillantes : pourvu que cette galerie vous
amuse , que cette lanterne magique brille à vos yeux ,
que vous soyez captivés ici par l'argot des voleurs, plus
loin par l'écho du style à la mode, plus loin encore par
des détails de toilette ou par le drame de la cour d'as-
sises, cela suffit. Pour la première fois s'est introduit
dans la littérature de notre pays ce procédé matériel, et,
pour ainsi dire, mécanique, au moyen duquel on fait un
livre, bon ou mauvais, mais toujours satisfaisant pour
l'auteur s'il parvient à se faire lire et vendre, s'il soutient
l'attention. C'est, selon moi, la dernière forme d'une
littérature rassasiée, c'est un signe de décadence. Il ne
s'agit pas pour l'homme de génie de suspendre à un fil
une certaine quantité de fragmens qui brillent et qui
86 EDOUARD LYTTON BULWER.
étincellent, et d'en faire, pour ainsi dire, un collier et
une parure : il faut encore que le livre ait un sens , une
raison intime , une force cachée. Voyez les grands ro-
ma»ciers : comme ils partent toujours d'un sentiment
dominateur , d'une émotion secrète à laquelle se rappor-
tent toutes les parties de leur œuvre. Cervantes oppose
l'héroïsme à l'intérêt, la vie poétique à la vie brutale,
l'idéal au positif. 11 pressent la mort du spiritualisme ,
et, placé au point fatal qui sépare le monde catholique
du scepticisme naissant , il les met en scène tous deux.
Rabelais , moins moral et moins grand , offre le même
point de vue et la même idée. Richardson est l'organe
de la pensée protestante. Fielding , son ennemi, combat
l'hypocrisie puritaine. L'intelligence de Bulwer n'offre
rien qui approche de cette (brce et de cette profondeur j
elle court, pour ainsi dire, entre tous les tableaux,
toutes les images et toutes les idées , comme un enfant à
travers la campagne ^ elle ne choisit et ne coordonne pas ;
ce qui brille et intéresse lui suffit.
Au surplus, ce caractère fragmentaire et incohérent
appartient à presque tous les romanciers modernes. Le
lien qui unit et contient leurs pensées manque de force :
on chercherait vainement chez eux une concentration
puissante. Le crédit et la prépondérance des ouvrages
périodiques expliquent naturellement ce défaut. L'ha-
bitude d'écrire sous la dictée, d'obéir à l'impression du
moment enlève à la plupart des talens modernes l'énergie
nécessaire pour former un plan , un tout , un ensemble.
Dans aucun des romans publiés par Bulwer on ne saisit
une pensée philosophique, le besoin de donner au monde,
ou du moins au lecteur, une direction forte, ni celui
de copimuniquer les résultats d'une pensée sûre d'elle-
même.
EDOUARD LYTTON BULWER. Ô7
Le même défaut est commun à tous les romanciers et
conteurs de l'époque. Ils procèdent par sauts et par bonds,
par boutades et saillies , comme si le tems leur manquait j
comme s'ils étaient pressés de vivre et d'écrire, comme
s'ils ne dai{i,naient pas faire pour ce public ennuyé, fati-
gué, le sacrifice de quelques heures et quelques réflexions.
Walter Scott est le dernier romancier qui ait bien voulu
penser avant d'écrire. L'Angleterre possède aujourd'hui
James Hogg , Thomas Hood, Théodore Hook, Galt,
Normanby, Ainslie, M" Gore, M". Norton , Miss Lan-
don et plusieurs autres. Le même système de compo-
sition domine chez tous ces auteurs ; et il faut avouer
que M. BuKver leur est supérieur pour la facilité, le trait
et la peinture des caractères. Les uns s'amusent à faire
delà fausse autobiographie 5 et cette dissection souvent
ennuveuse des caractères et des hommes compense quel-
quefois la fatigue qu'elle cause par la vérité minutieuse
des détails 5 d'autres, comme d'Israéli, confondent tous
les genres; le lyrique et le populaire, l'élévation épi-
que et le burlesque. Une troupe assez nombreuse de con-
teurs aristocratiques se plait à recueillir les fleurs légères
de la mode , à peindre en détail les raouts et les boudoirs,
et ne s'effraie pas de voir les douze romans en vogue
pendant le dernier trimestre complètement oubliés après
trois mois d'existence. Tous ces écrits devraient avoir
pour titres , ainsi que ceux de M. Bulwer , maitre de l'é-
cole et modèle universel : Fragmens et Scènes détachées ,
réunis sous le prétexte d'un titre.
Ce qu'il V a d'étrange, c'est que le même goût de fri-
volité semble s'être emparé du nord de l'Europe. A la
forte littérature de Schlegel et de Goethe, en Allema-
gne, a succédé une littérature railleuse, sèche, presque
statistique, toute utilitaire, qui affecte un bon sens iro-
88 ëdola;;d lvtton r>LL\v£r..
nique , se moque de la poésie si clière aux Allemands , et
parodie de son mieux la vieille malice française j enfin un
contre-coup de Voltaire, une seconde invasion du dix-
huitième siècle 5 un arrière-goût de la monarchie de
Louis XV. S'il faut dire toute notre pensée, la raison de
ce mouvement est dans le dégoût qu une société incer-
taine inspire à ceux qui sont forcés d'en subir les ca-
prices. Cet essai de légèreté se manifeste surtout chez les
nations teutoniques, dont l'ancien caractère prête à ce
contraste une piquante bizarrerie. Leur génie s'ébranle
difficilement;, et la persévérance est inhérente à leur na-
ture. Voici bien des siècles qu'ils tracent, au milieu des
bouleversemens et des guerres, un sillon moitié parlemen-
taire , moitié féodal , auquel il est impossible de les ar-
racher. Le respect des supériorités, la foi profonde dans
le christianisme ne les a pas quittés un instant. Aujour-
d'hui pour la première fois, leur croyance se déracine;
l'Allemagne et l'Angleterre sont effleurées plutôt qu'en-
vahies par un scepticisme véritable; et la légèreté de ton
qu'elles empruntent aux nations méridionales qui les ont
devancées n'est qu'un signe de la maladie nouvelle qui
les atteint.
Poursuivons les résultats de cette donnée, sous le rap-
port de l'histoire , de la politique et de la ^ihilosophie.
Toujours au sentiment de la dissolution s'attache une
idée d'étourderie et d'imprévoyance. Il est rare que les
gens qui vont perdre leur fortune n'essaient pas de s'é-
blouir et de s'enivrer eux-mêmes , et de perdre dans
un tourbillon tumultueux le sentiment du mal qui va les
accabler. Ce n'est point immoralité, folie , amour de la
destruction ; rien de tout cela. N'accusons pas M. Bul-
v\er ; pas plus que Louvet et Choderlos de Laclos , qui
préludèrent à 1789 par des œuvres si peu graves, si in-
EDOUARD LYTTON BULWER. 89
(lijjnes de la {grande tempèle de leur ('-poquc. Signalons
deux faits remarquables et montrons la marche parallèle,
d'une part de l'énergie révolutionnaire qui agile les em-
pires et les soulève de leur base, d'une autre de cet éner-
vement de la pensée qui dicte des œuvres sans portée
et sans fond. Les Girondins étaient des radicaux élégans
comme M. Buhver 5 hommes aux vastes théories et aux
spéculations inapplicables , amoureux de la patrie, phra-
seurs agréables et éloquens, capables de mouvemens hé-
roïques et passionnés, mais destinés à périr sous les
roues du char gigantesque qu'ils avaient mis en mouve-
ment. Avocats, écrivains, hommes de salons, causeurs
spirituels , combien n'ont-ils pas compté sur cette supé-
riorité de leur intelligence , sur cette facilité brillante de
leur plume , sur ce retentissement harmonieux de leurs
paroles! Ils étaient élevés la plupart dans les habitudes
monarchiques dont ils avaient la politesse et le charme.
Ils faisaient des vers gracieux et de petits romans. A ces
futiles occupations de leur pensée se joignait un enthou-
siasme ardent , de la même espèce ou à peu près que
celui dont les amis de M. Bulwer font preuve aujour-
d'hui. L'Angleterre est-elle destinée à subir le même sort
dont la France a dû l'essai aux Guadet et aux Vergniaud?
Il est impossible de le prévoir. Mais quel esprit sé-
rieux ne saisirait la ressemblance qui existe aujourd'hui
entre les romanciers à la mode, membres du parlement
britannique , et les romanciers à la mode membres de
l'assemblée constituante? Les uns et les autres sont po-
pulaires par leurs théories, impopulaires par leurs habi-
tudes et leurs goûts. Sybarites qui poussent à la répu-
blique 5 hommes de lettres qui ne voient pas que toute
supériorité littéraire va être absorbée par la démocratie j
fils des classes supérieures qu'ils veulent ruiner , ils
ÔO EDOUARD LYTTON BULWERé
offrent une. contradiction flagrante , et ne peuvent man-
quer de payer chèrement un défaut de logique si bizarre.
Dans Pelhàm^ De séreux, Eugène Aram , le Fils Dé-
savoué, qui ne reconnaîtrait un esprit facile, élégant,
tout-à-fait aristocratique? Ce n'est pas là le ton magis-
tral et l'autorité dogmatique des véritables écrivains ra-
dicaux ; de Godwin , par exemple, dont la parole a frappé
la -société anglaise comme un madrier ébranle une mu-
raille antique : non, ce n'est que raffinement, grâce, fa-
cilité , coup -d'oeil superficiel, plaisanteries agréables,
scènes populaires présentées sous un aspect brillant, ver-
satilité de talent poétique et littéraire , épigrammes plus
acérées que profondes dans leur portée et dans leur trait ^
enfin tous les caractères du talent de salon, du bel esprit
achevé.
Le dernier ouvrage de M. Bulwer, \e Student (1), est
un recueil de morceaux détachés qui ont déjà paru dans les
Revues que l'auteur a tour-à-tour dirigées et enrichies de
ses productions. Cette forme convient au genre de son
esprit , tout épisodique et peu capable de concentrer , de
réunir, de former un ensemble. Les Derniers Jours de
Pompéïy œuvre pleine de prétention , prouve 1 inca-
pacité dont nous parlons^ beaucoup de morceaux bril-
lans, des descriptions heureuses s'y trouvent semées;
mais le plan est défectueux, et fauteur n'a pas réussi à
faire revivre la civilisation antique perdue sous les cen-
dres et la lave du Vésuve. Une singulière réclamation
s'est élevée'à propos de cet ouvrage « J'ai fait remettre à
(1) Note dd Tn. Le Student ne veut pas dire VÊtudiant, comme
on pourrait le croire en France , mais bien l'homme instruit , l'a-
mateui- des leUres , l'homme studieux ; de même que scholar ne signifie
Tpus \ écolier , mais l'homme versé dans la counaissàuce des langues
antiques.
EDOUARD LYTTON BULWER. SI
M. Bulwer ( dit M. Fairûeld , éditeur du Magasin Men-
suel de l'Amérique Septentrionale ) une copie de mon
poème, intitulé : La Dernière Nuit de Pompéï. M. Bul-
wer a emprunté à ce poème tout le plan , tous les évé-
nemens, toute la série des incidens dramatiques, sans faire
mention de son emprunt., depuis les œufs jusqu'aux
pommes ( ab ovo usque ad malci) , comme disaient les
anciens , ou si l'on veut , depuis le potage jusqu'au des-
sert ; il n'a changé que l'heure et les personnages. Sous
ce rapport, je ne puis m'empècher de le blâmer 5 car les
personnages n'agissaient que sous l'influence des événe-
mens inventés pour les mettre en scène, et l'harmonie
se trouve détruite. Il me semble que l'écrivain aurait pu
reconnaître la dette et laire ainsi un acte honorable pour
son modèle américain , et parfaitement en rapport avec
la loyauté anglaise. »
Nous n'avons pas les pièces du procès sous les yeux ,
et nous ne pouvons nous porter arbitres. Il est cer-
tain toutefois que la qualité spéciale et distinctive de
M. Bulwer n'est pas la faculté de créer ; Eugène Aram.
n'est que le développement habile d'un procès criminel
dont les tribunaux ont retenti. Les plus belles pages , les
plus fortes situations du roman se trouvent dans les jour-
naux contemporains. La plvfpart des autres œuvres de
Bulwer sont également fondées sur des faits , comme si
son imagination avait besoin d'un point d'appui.
Dans sa carrière parlementaire, il s'est surtout complu,
avons-nous dit , à réclamer les droits , à faire valoir les
privilèges des gens de lettres ; il a oublié que l'homme de
lettres pour être utile ne forme pas une classe, une caste ,
une corporation; que tout ce qui pense et met sa pensée
en dehors est homme de lettres j et que la société ne peut
donner d'autre protection spéciale à l'homme de lettres
92 EDOUARD LYTTON BULWRR.
que de lui ouvrir la carrière , de donner liberté complète
à sa pensée. L'homme qui écrit par métier n'est pas plus
digne de respect que tous les autres citoyens. Sa carrière
est plus périlleuse , sans doute , mais elle est aussi plus
belle 5 et une plus haute récompense y est attachée.
Les tems de décadence sont, précisément ceux où l'on
semble accorder le plus d'importance à quiconque professe
le métier de penseur et d'écrivain. Quand Cervantes,
Rabelais, Montaigne, Shakspeare, composaientleurs chefs-
d'œuvre , le génie ne manquait pas à l'humanité : on
ne cherchait point cependant à faire une armée spéciale,
une classe à part des gens de lettres. Sous le Bas-Empire,
qui était plus honoré qu'un sophiste ? qui jouissait de
plus de considération ? Les grandes charges du palais
appartenaient aux rhéteurs : on se souvenait qvie beau-
coup d'hommes de génie avaient servi l'humanité sans en
recevoir de hautes récompenses , et l'on voulait payer
ainsi la dette contractée envers le génie. Les gens de let-
tres se trouvaient au premier rang. Qu'en résultait-il ?
Anne Comnène se faisait un honneur d'écrire les annales
de son époque; et cependant cette civilisation toute lit-
téraire, quel fruit donnait-elle.-' quel était son résultat
définitif, précieux, sublime?
Les efforts parlementairéls de Bulwer coïncident avec
les plaintes que ce même écrivain a consignées dans son
livre intitulé England and tJie English ; plaintes qui
s'élèvent jusqu'aux reproches le plus amers et qui attri-
buent au caractère anglais la mercantilité , l'incapacité
philosophique, l'amour du lieu-commun et peu de respect
surtout pour les théories spéculatives. Mais quoi ! si la
Grande-Bretagne doit sa gloire et sa prospérité à cette
tendance toute positive , faut-il qu'elle s'écarte d'une
voie qui lui a été si favorable? Les régions abondantes ,
EDOUARD LYTTON BÙLWER. 93
comme l'Allemagne , eu professeurs de me taphysique
sont-elles les plus industrielles, les plus riches, les plus
florissantes? N'est-il pas nécessaire de laisser à chaque
nationalité son caractère propre? et l'Angleterre n'est-
elle pas , par sa position et ses habitudes , par nécessité
comme par goût , commerçante et maritime 5 deux qua-
lités analogues et qui se présupposent mutuellement ?
Une intelligence vraiment faite pour les choses politiques
n'eût peut-être pas soulevé de telles questions. Il ne
reste selon nous à M. Bulwer qu'un titre réel , celui du
plus brillant romancier et de l'écrivain le plus agréable
de l'époque 011 nous vivons , et dont il favorise la mar-
che^ mais dont il partage aussi les travers.
(Monlhly Literarj Magazine.)
UNE AVENTURE
DASrS X.ES MONTAGNES DE VERMONT (i)<
Le voyageur qui a parcouru la Nouvelle-Angleterre ne
peut oublier les Montagnes Kertes , vaste chaîne qui
parcourt l'état de Vermont du nord au sud , et dont les
flancs boisés donnent naissance à mille ruisseaux intarissa-
bles qui arrosent les plaines et. vont ensuite alimenter le
Connecticut supérieur et le lac Champlaln. Çà et là, en
suivant les ondulations des crêtes, on remarque un pic de
pranit sombre , qui s'élance au-dessus des autres sommets
plus arrondis 5 mais l'aspect général de toute la chaîne offre
un immense amphithéâtre de forets, où tous les bas-fonds,
les rochers , les précipices , sont revêtus d'un manteau
Note dd trad. Le Vermont est un des six états qui se sont formés
sur cette partie de l'Amérique du Nord qu'on appelait autrefois la
JSouvelLe- Angleterre. Colonisé seulement eu 1724 , ce fut long-tems
une espèce de territoire contesté où l'Angleterre et la France en vin-
rent plus d'une fois aux prises. Cet état n'a fait partie de l'Union
qu'en 1791, Le Vermont est borné au nord par le Canada , au sud
par l'état de Connecticut, à l'est par le New-Hampsliire , et à l'ouest
par le lac Champlain , vaste nappe d'eau qui n'a pas moins de 160
milles de long sur 18 de large. Le Vermont est traversé du nord au
sud par une longue chaîne de montagnes peu élevées , où l'on trouve
de magnifiques vallées , de beaux pâlmages , une végétation vigou-
reuse, et de nombreuses rivières : c'est ce qui a valu à ces monta-
UNE AVENTURE DANS LES MONTAGNES DÉ VERMONT. 95
épais de végétation. Dans la partie sud , vous apercevez
les blanches maisons et le clocher d'un joli village 5 mais
vers l'extrémité nord , le voyageur ne rencontre que les
huttes isolées de quehpics planteurs, avec leur champ de
mais entouré de troncs mutilés , oasis presque inaccessi-
bles , où dix à douze enfans , à la chevelure couleur de
chanvre, sont occupés à garder des bestiaux. Voilà tout
ce qui indique en ces lieux le voisinage de l'homme.
Les progrès de la colonisation et les balles des chas-
seurs ont expulsé les animaux sauvages des vieilles re-
traites qu'ils occupaient sur les bords des fleuves et dans
les clairières des basses-terres; tout ce qu'il en reste s'est
réfugié dans les Montagnes Vertes , où les solitudes des
bois leur assurent un asile impénétrable. Là , dans des
lieux que le pied de l'homme n'a jamais foulés , errent
encore l'ours noir, le cougar, le loup et le daim. De ces
retranchemens inattaquables s'élancent des bandes de re-
nards qui portent le carnage dans la basse -cour du fer-
mier, égorgent ses jeunes agneaux et enlèvent ses oies et
ses dindons. Les ours et les cougars sont moins nom-
breux, mais les loups se sont rendus si formidables, que
la législature a dû les proscrire et mettre leur tète à prix.
gnes et à la contrée qm les avoisine le nom de Montagnes Vertes.
Grâce à tous ces avantages et à la salubrité du climat j la population
de l'état de Vermont s'est considérablement accrue pendant les cin-
quante dernières années. En 1790, on n'y comptait que 85,000 lia-
bitans, et en 1834, ce cliiffi-e s'élevait à 300,000. La population de
cet état , qui tient beaucoup du caractère français , est active , har-
die et robuste ; sobre et Industi'ieuse pendant la paix ; intrépide et
brave pendant la guerre. En 1780 comme en 1814, les Vermontois
donnèrent des preuves nombreuses de leur com-age : Crown -Point
et Triconderaga ont été le théâtx-e de leur gloire militaiie. Les prin-
cipales villes de cet état sont Montpellier, Windsor , JMiddleburg et
BmlingtOQ, ou l'oa ne compte cependant que 2 à 3,000 babitans.
96 UNE AVENTURE
Cependant ces messieurs paraissent assez incorrigibles
et se moquent des proclamations du gouverneur.
Il y a quelques années que , consacrant la belle saison
à une excursion dans ce pays, je me trouvais dans un pe-
tit village bâti sur le flanc occidental de ces montagnes.
L'aspect de ces sites avait un charme tout particulier
pour moi , et je demeurai plusieurs jours à admirer ces
tableaux d'une nature encore dans toute sa sauvage et pri-
mitive fraîcheur. Je ne pouvais me lasser de contempler
ces masses gigantesques de forêts, dont les cimes supé-
rieures s'élevaient comme les dômes d'une immense ville
de verdure. J'aimais à suivre les ombres géantes qui
jouaient sur le revers de la chaîne quand le soleil couchant
jetait ses rayons obliques dans l'air diaphane du soir.
.Quel plaisir de s'égarer avec ses rêveries dans ces solitu-
des vierges où le règne du silence n'est troublé que par le
bourdonnement d'une source d'eau vive, par la note
musicale d'un oiseau invisible, ou par ces murmures que
Milton appelle des langues aériennes , épelant des mots
inconnus à l'homme. On pourra aisément concevoir la
nouveauté et la fraîcheur des sensations que ce spectacle
éveillait dans mon ame , si j'ajoute que depuis plusieurs
mois je m'étais vu emprisonné dans l'étroite enceinte de
la capitale de la Nouvelle-Angleterre, n'apercevant de ma
croisée que des pavés et des murs de briques. J'aurais
voulu ne plus quitter ces grandes et magnifiques scènes ,
tant les premières impressions que j'éprouvai furent vi-
ves, suaves et profondes.
Quoique je ne sois pas un chasseur émérite, j'aime ce-
pendant ce noble exercice 5 je me plais à poursuivre le
gibier , à le harceler dans sa course , à le forcer dans sa
retraite. Je puis prendre à témoin de mes exploits les en'-
virons de Boston et de Nantuckett , où les canards et les.
DANS LES MONTAGNES I)C VERMONT. ^^
pluviers sont tombés par centaines criblés de mon plomb
meurtrier , et les bois de Roxburg et de Delliam que j'ai
presque dépeuplés de leurs écureuils gris. Les daims abon-
dent dans les forets des Montagnes Vertes, et je n'avais
jamais tué de daim î II faut au moins que je tue un daim,
me disais-je , avant de quitter le Yermont : ce motif me
décida à parcourir de nouveau ces forêts que j'avais na-
guère tant admirées. Ainsi , sans plus d'apprêt , j'em-
pruntai un fusil à mon hôte, et par une belle matinée,
je me dirigeai vers les régions supérieures : « Plus d'un
homme , dit Sancho Pança , sort pour chercher de la
laine qui s'en revient tondu. » Ce n'est pas encore le mo-
ment d'informer le lecteur jusqu'à quel point ce pro-
verbe m'est applicable.
La chasse du daim dans les forêts d'Amérique ne res-
semble en rien à celle qu'on fait en Angleterre. Ici on ne
galope pas pendant vingt milles et en rase campao'ne ;
c'est lentement et à la dérobée que le chasseur se fraie un
chemin à travers les futaies et les halliers 5 ou bien il se
poste en embuscade près de quelque éclaircie, attendant
immobile et en silence que le daim se présente. On ne
peut employer les chiens à cette chasse, le bruit de leurs
aboiemens et le froissement des buissons où ils cherchent
à pénétrer feraient lever l'animal avant que le chasseur
soit en état de l'atteindre. Je me résignai et partis seul,
à pied , mon fusil sur l'épaule.
La montagne que je me proposais de gravir était com-
posée d'une masse irrégulière de collines superposées
comme les gradins d'un immense amphithéâtre. Elle était
couverte de bois épais , à l'exception du pic de granit
qui en couronnait le sommet , et des ravins profonds où
les pluies se réunissant en torrens écumeux entraînent
îout ce qui résiste à leur passage. Il y avait aussi à une
XV. 7
98 UNE AVENTCRE
certaine élévation quelques petits espaces découverts sur
la pente sud de la montagne; c'était là que les fermiers
menaient paître leur bétail , en suivant un chemin rabo-
teux pratiqué dans la forêt. Au-dessus règne un désert
aride, vaste panorama qui domine toute la contrée , mais
qui n'attire qu'un très-petit nombre de voyageurs et de
curieux.
Le soleil , qui venait de se lever, resta quelque tems
encore caché à l'orient de la chaîne dont les hardis con-
tours se dessinaient sur un ciel pur et lumineux. Il n'y
avait pas un nuage à l'horizon 5 mais seulement quelques
légères vapeurs déroulaient leurs masses floconneuses
dans l'air tiède du matin.
Je traversai les champs voisins du village, et m'enfon-
çai dans la foret par un sentier étroit et raboteux , bordé
de taillis touffus , et couvert d'un vaste dais de branches
entrelacées. Aucun être humain ne s'offrait à mes yeux.
Les écureuils sautillaient de branche en branche, et me
regardaient avec étonnement. Le hibou, du fond de son
arbre creux, poussait un cri lugubre en se voyant trou-
blé dans son empire solitaire. La bécasse et le coq de
bruyère agitaient leurs ailes bruissantes et s'envolaient à
dix ou vingt pas plus loin-. Le renard se tapissait der-
rière les touffes de buissons 5 tandis que les cris de la
grive, lents et solennels, venaient interrompre par in-
tervalles le profond silence du désert. Quelquefois aussi
le hurlement lointain des loups, le grognement des ours
dans leur bauge invisible , ou le clapissement d'un aigle
perché au-dessus de ma tête ajoutaient à ce cri monotone
leurs discordantes notes. J'étais ému , mais non effrayé.
Les daims ne se montraient pas encore.
La journée n'était pas très-avancée; je résolus de pour-
suivre mon exploration. Traversant de nouveau le ravin,
DANS LES MONTAGNES DU VERMONT. 99
je trouvai la pente de plus en plus escar|)ée et raboteuse.
La forêt de grands chênes, de hêtres et d'érables, qui
couvrait la lisière et le milieu de la nioulaj^ne, disparais-
sait maiiilcnanl, et l'on ne voyait plus que des roches ef-
flanquées et saillantes , couronnées d'épaisses touffes de
pins , de bouleaux et de petits sapins. Je me frayai une
route en hésitant plus d'une fois, comme le marin cpii va
côtoyant de promontoire en promontoire. A cette grande
élévation , aucun animal , aucun oiseau ne s'offrait à moi ^
les arbres, à mesure que j'avançais, n'étaient plus que
des arbustes nains. Le sol , stérile et rocai lieux, finissait
par ne plus rien présenter qui ressemblât à de la végéta-
tion, si ce n'est quelques gramens desséchés et des touffes
de mousse jaune. J'atteignis enfin le point culminant
de la chaîne, et je pus m'asseoir contre un bloc de
granit grisâtre, qui s'élevait au milieu de ce petit pla-
teau .
Quel magnifique panorama se déroula alors à mes pieds !
C'était l'une des plus brillantes journées de la belle sai-
son. La limpidité transparente de l'air laissait distinguer
toutes les formes et toutes les nuances du paysage. J'ar-
rêtai d'abord les yeux sur la vaste montagne avec ses
collines amoncelées, ses rians vallons et ses forêts sour-
cilleuses aux mille teintes de verdure. J'apercevais dis-
tinctement le petit hameau d'où j'étais parti le matin
Au-delà, le pays était entrecoupé de vallées profondes ,
où l'on découvrait quelques carrés de terres cultivées ;
les ruisseaux qui s'égaraient en serpentant reluisaient
comme des filets d'argent au milieu des masses ténébreu-
ses de la forêt , et bien loin à l'occident, la large et bril-
lante nappe du lac Champlain se déroulait du nord au
sud aussi loin que l'œil pouvait atteindre. A l'extrémité
de l'horizon , au-delà du lac , se détachaient les crêtes
JÔO VNE AVENTURE
onduleuses des monts Shawangunk , revêtus d'un brouil-
lard bleuâtre.
Ému de la grandeur de celte scène, j'étais depuis quel-
que tems plongé dans la contemplation , quand le déclin
du soleil m'avertit de regagner mon gîte. Comme je des-
cendais le pic, je fus étonné d'apercevoir un léger nuage
blanc , qui commençait à se dessiner dans la partie supé-
rieure de la montagne. Avec plus d'attention, je le vis se
dérouler rapidement , se condenser, se rembrunir et vo-
fruer directement vers moi. Je me hàlai de descendre 5 mais
comme j'atteignais la région boisée, le nuage m'avait déjà
devancé, et le flanc tout entier de la montagne se
trouva enveloppé d'une épaisse vapeur. En deux minutes
j'eus complètement perdu ma roule ^ on ne pouvait rien
voir à dix pas-, tout ce qui me restait à faire fut de mar-
cher à tâtons à travers les touffes des buissons , et de sui-
vre machinalement une trouée , que je pris d'abord pour
un chemin , mais qui n'élait au fond que le lit d'un tor-
rent qui devait aboutir à quelque précipice. Je voulus
retourner sur mes pas, mais le brouillard s'épaississait
de plus en plus , et je ne fis fjue m' égarer davanlagc 5 il
me fut bientôt impossible de m'apercevoir si je descen-
dais à l'orient ou à l'occident de la montagne. Je gravis-
sais toutes les roches saillantes que je rencontrais, espé-
rant distinguer quelque signe connu qui me guidât dans
ce labyrinthe ; peine inutile.
Ma situation devenait critique , j'étais pour le moins
menacé de passer la nuit là où la faligue suspendrait ma
marche. J'étais légèrement vêtu, et une nuit sur les rochers
ne laisse pas que d'être froide 5 je me sentais d'ailleurs
un appétit que l'air vif de cette région élevée ne tendait
qu'à augmenter. «Hélas! me disais-je, autant que je puis
le prévoir, s'il y a quelqu'un qui soupe aujourd'hui , ce
DANS I.F.S M0.NTA(-.\1'S 1)1) VF.nMOXT. 101
ne sera pas moi , el si je mcnclois , je me rt'vcillerai sans
doule dans les embrassemens d'un ours. » Triste perspec-
tive ! Je résolus néanmoins de pousser plus avanl , espé-
rant que le nnaj^e se dissiperait , mais je fus complète-
ment déçu dans mon attente. L'horizon se rembrunissait
davanlafje, et çà et là les étoiles commençaient à scin-
tiller. Je compris qu'il fallait renoncer à tout espoir de
retour et choisir quelque retraite propice pour y reposer
jusqu au matin. Je sonj^eai d'abord à grimper sur un ar-
bre pour me garantir des bêtes sauvages , mais le vent
froid qui commençait à souffler me conseillait un gile plus
confortable. Je découvris enfin une crevasse étroite, as-
sez profonde pour m'abriter, et dont les parois étaient
tapissées d'une mousse verte et épaisse qui abonde sur
toutes les parties de ces montagnes.
A l'aide de mon fusil , je réussis à allumer un amas de
feuilles sèches et de branches de pins ; la brillante co-
lonne de flammes qui s'éleva de ce foyer à travers le
brouillard me rassura contre la visite que je redoutais le
plus. Le soleil était couché , la teinte sombre du crépus-
cule augmentait , et la lune , apparaissant un peu au-
-dessus de l'horizon occidental, ne jetait que par interval-
les une clarté douteuse. Cependant à mesure que la brise
fraîchissait , le brouillard semblait se dissiper et je fus
étonné de voir se former autour du disque lunaire une
auréole de vapeurs transparentes, riche de toutes les cou-
leurs de l'arc-en-ciel. Peu à peu ce phénomène s'effaça 5
la lune descendit, le ciel devint noir, et l'obscurité pro-
fonde de la forêt ne fut plus relevée que par les flammes
rougeàtres de mon bûcher pétillant.
Malgré les fatigues de la journée, je fus long-tems avant
d'éprouver le besoin de dormir. Le feu qui flamboyait et
mon fusil chargé me garantissaient des inquiétudes de la
lOft tNÈ AVEfJÏOR»
peur. Insensiblement mon ame se livrait à toute la poésie
du lieu , aux impressions de la nuit , de la solitude et du
désert. Je prêtais l'oreille aux soupirs de la brise dont le
feuillage froissé enflait la voix, et je m'imaginais parfois
distinguer les hurlemens des loups dans le murmure loin-
tain des vents; mais jusqu'ici aucun habitant de la forêt
n'avait osé troubler ma solitude. Je résolus enfin de ne
pas résister plus long-tems au sommeil. J'entassai sur mon
foyer une quan'iié de bois suffisante pour plusieurs heu-
res, et m'étendant sur le roc couvert de mousse dans le
fond de la crevasse , les pieds tournés vers le feu , je fus
bientôt profondément endormi. En pareille circonstance
on ne peut manquer d'être visité par des songes. Quand
mes paupières commencèrent à s'appesantir , j'étais oc-
cupé à contempler les ombres flottantes que les tourbil-
lons de fumée projetaient sur la forêt , et comme mes
sensations devenaient de plus en plus confuses , il me
semblait voir je ne sais combien d'ours noirs monstrueux
gambadant sur les voûtes des feuilles avec leurs oursons
géans. Je croyais ensuite errer au milieu des bois *, des
chats-pards étaient tapis derrière chaque arbre, et mon
fusil , comme il arrive dans les songes , ratait toutes les
fois que je voulais m'en servir 5 j'essayais alors de gravir
la montagne et je glissais à chaque pas-, puis quand je me
trouvais au sommet, un nuage fantastique venait tout-
à -coup m'enlever-, me transportait à travers les airs,
comme dans un ballon ou sur l'hippogriffe d'Astolphe ,
s'ouvrait brusquement et me faisait faire un plongeon
dans le lac Champlain,
Je m'éveillai en cet instant; ma première sensation
fut de lutter contre quelque chose qui m'avait réelle-
ment saisi. En un clin-d'œil , je me sentis violemment
emporté , et l'instant d'après j'éprouvai un choc qui
bÀNS LES MONTAGNES DU VERMONT. 103
faillit ra'étourdir -, je croyais rêver encore , je regardai
autour de moi : partout les plus profondes ténèbres-, seu-
lement au-dessus de ma tété un étrange rayon de lumière,
on aurait dit une ouverture dans le ciel , à travers la-
quelle une faible lueur rouge se reflétait par intervalles.
Je me levai sur mes pieds et tentai d'avancer ; hé-
las ! je rencontrai devant moi un mur perpendicu-
laire de rochers! je regardai de nouveau ; et je décou-
vris enfin que j'étais au fond d'une profonde crevasse
et que la lumière d'en haut provenait d'une ouverture
qui existait au sommet de la caverne , et par laquelle ma
brusque descente s'était opérée. Ainsi cette lueur rouge
et flambovante que j'apercevais ne pouvait être que celle
du feu de mon bivouac. Quelques meurtrissures et l'é-
troit espace dans lequel je me trouvais enfermé me con-
vainquirent que ma position actuelle n'était pas un
rêve.
Il y a dans les Montagnes Vertes beaucoup de cavités
semblables ; le voyageur marche sur un tapis de mousse
qui, s'étendant d'un rocher à l'autre, le soutient seul au-
dessus des profondeurs de l'abime. C'était précisément au-
dessus d'un lieu pareil que j'avais allumé mon feu et que
je m'étais couché pour dormir, sans soupçonner que ma
couche elle-même fût un piège perfide. Le feu avait-il
pénétré sous la mousse et attaqué les branches sèches qui
servaient de charpente à ce toit de végétation ? ou bien
la mousse avait -elle cédé par degrés sous mon propre
poids? c'est ce dont je n'ai jamais pu me rendre compte.
Je me frottai de nouveau les yeux ; je n'avais pas de
blessure, mais plusieurs contusions douloureuses. Le fond
de la caverne était garni de feuilles mortes, de terre ébou-
lée et de branchages, qui avaient amorti ma chute et
protégé ma tête contre les aspérités du rocher, car j'étais
104 UNE AVENTURE
tombé de quinze à vingt pieds au moins. Je tâtonnai à
droite et à gauche , et je m'aperçus qu'en étendant les
bras je pouvais toucher à la fois les deux murs de la ca-
verne. Au milieu d'une obscurité complète , j'avançai
dans cet étroit passage ^ mais les murs étaient perpendi-
culaires, et ma main ne put rien saisir qui m'aidât à
m'exhausser au-dessus du sol. Lorsque j'eus reconnu que
les deux pans de rocher étaient soudés l'un à l'autre,
et que je ne pouvais avancer plus loin , je me retournai
pour explorer l'autre extrémité de la caverne. Les parois
étaient partout trop raides et trop glissantes pour me lais-
ser le moindre espoir de parvenir à m'v cramponner. Que
faire .-^ étais -je condamné à demeurer éternellement em-
prisonné dans cette caverne.'^ Attendons jusqu'au jourr
pensai-je, avant de nous abandonner au désespoir. Peut-
être ces profondes ténèbres me cachent-elles quelque is-
sue propice? Tout-à-coup je fus alarmé par le bruit d'un
corps qui s'agitait au fond de la caverne. L'instant d'a-
près deux veux brillans étaient fixés sur moi. Un frisson
parcourt tous mes membres, mes cheveux se hérissent,
une sueur glacée découle de mon front , et je demeure
pétrifié d'horreur. J'aurais donné un empire en ce mo-
ment pour le plus faible espoir de salut. J'étais dans
le repaire d'un loup , seul à seul avec l hôte terrible de
cette caverne , sans aucun moyen de fuite ou de dé-
fense.
Nous continuâmes , le loup et moi , à nous observer
l'un l'autre, mais heureusement il ne bougea pas. Je re-
trouvai bientôt quelque présence d'esprit , et je compris
la nécessité de prendre une résolution hardie ou de me
résigner à être dévoré.
Je n'avais qu'un large couteau pointu , dont je m'étais
muni pour couper les branches et les buissons. Je le ti-
n\Xs LES MONTaCNF.S CL" VF.r.MOXT. lO;»
rai de ma poche , et l'assurant dans ma main droite , je
me préparai à fondre sur l'animal. C'était un acte de dé-
sespoir, mais une nouvelle réflexion m'arrêta. Mon fa-
roucîîc ennemi demeurait tapi silencieusement à l'extré-
mité de la caverne. Il y avait quelques minutes aLi moins
que j'étais en son pouvoir, et tout ce qu'il avait fait , c'é-
tait de fixer sur moi ses veux terribles. Resterait-il long-
tems encore dans la même inaction .^ Je me souvins alors
que le loup , tout sauvage et tout farouche qu'il est par
fois , n'en est pas moins un poltron avéré. Puisqu'il a
tant tardé à m'attaquer, me dis-je , il a peut-être peur ^
et je le surveillai avec la confiance du courage renais-
sant. Ses yeux reluisaient encore dans les ténèbres, mais
je crus démêler dans le clignotement de leurs prunelles
vertes les signes de Thésitation. Je me tins néanmoins
sur mes gardes, résolu , s'il montrait quelque disposition
hostile, à lui épargner la moitié du chemin.
IVîes conjectures ne me trompèrent pas : il est proba-
ble que le loup dormait profondément quand je tombai
dans la caverne. Imaginez la terreur que dut lui causer
celle visite inattendue 5 car, autant que je puis m'expli-
quer cette rencontre , il devait se trouver en ce moment-
là juste au-dessous de la crevasse , et c'était précisément
sur lui que j'étais tombé. J'avais en outre un souvenir
confus d'avoir lutté contre quelque chose de mouvant
dans le premier instant où ma chute m'avait éveillé. Sans
doute le loup surpris s'était immédiatement retiré dans
le coin le plus reculé de l'antre, et s'v était blotti, cédant
à l'instinct invincible de la peur.
Les heures succédaient aux heures, et je guettais tou-
jours mon hôte, craignant qu'il ne surmontât son alarme
et ne redevint le loup féroce que j'avais d'abord redouté.
Mais ses dispositions restèrent pacifiques , et quand les
106 tm AVENTURÉ
premiers rayons du matin pénélrèrent dans la caverne, je
vis mon loup toujours blotti dans son poste d'observa-
tion, et tremblant plus que moi. Hélas ! le retour de la
lumière vint accroître mon anxiété. Partout des roches
impénétrables ^ fuir était chose impossible. Une seule is-
sue était ouverte à l'une des extrémités de la caverne,
celle par où le loup rentrait et sortait en rampant tous
les jours. Si l'animal à la première alarme s'était dirigé
de ce côté , il se serait sauvé immédiatement ; mais dans
sa panique , il avait plutôt songé à se cacher qu'à fuir,
et n'osait plus me disputer le passage. Il fallait donc ima-
giner quelque expédient pour me tirer d'affaire moi-
même, car je ne pouvais espérer qu'aucun être humain
vint à mon secours dans ce désert ignoré. Pouvais -je
percer les murs de ma prison ou creuser sous ses fonde-
mens , lorsque le rocher m'opposait à droite, à gauche,
partout, son infranchisi-able rempart i' Une petite bande
de ciel bleu se laissait voir à vingt pieds au-dessus de ma
tête. Combien de fois je levai les yeux de ce côté pour ap-
peler un ange sauveur : avec quelle dévotion je me sou-
vins de Daniel tiré miraculeusement de la fosse aux lions !
vœux inutiles!
Le loup semblait tout aussi embarrassé que moi. Dans
cette position singulière , je n'avais d'autre perspective
que de mourir de faim , à moins que l'animal n'aimât
mieux me dévorer aussitôt que sa peur serait surmontée
par son appétit. Cependant les heures s'écoulaient. Je
jugeai qu'il devait être midi aux rayons du soleil qui
pénétraient dans le caveau. J'éprouvais une sorte de ver-
lige causé par mon anxiété et le besoin d'alimens. Je
m'assis, presque résigné à mon destin , et songeant aux
conjectures étranges que ferait naître au bout d'un laps
d'années la découverte de mes os au milieu de ces ro»
bAîJS LES MONTAGNES DU VERMONT. iÙ'/
chers. Tout- à -coup un f;émissement sourd interrompit
ma rèverio. Je m'imaginai d'abord que l'instinct du loup
affamé réveillait enfin son courage , et qu'il se préparait
à s'élancer sur moi. Je me recommandai à Dieu 5 car j'é-
tais trop faible pour opposer la moindre résistance; mais
bientôt les aboiemens d'un chien tinrent frapper mon
oreille. Comment décrire les sensations délicieuses éveil-
lées dans mon ame par celle voix, qui m'annonçait qu'on
venait à mon secours et que j'allais être arraché à l'hor-
rible destinée d'être dévoré par un animal féroce ou en-
seveli vivant! Les aboiemens se rapprochaient; je ne
pouvais douter que mes amis ne fussent à ma recherche
et qu'ils n'eussent trouvé mes traces. Ce qui me rendait
enfin l'espoir et mes forces semblait redoubler l'effroi du
loup. Il s'accroupit, de plus en plus tremblant , contre
le roc; à chaque jappement du chien , il répondait par
un murmure plaintif. Son oreille , plus exerc^^e , avait
perçu et distingué les sons avant la mienne. En quelques
minutes, des voix d'hommes se firent entendre au-dessus
de ma tète , et le long cri que je poussai les amena immé-
diatement au bord de la crevasse. On peut s'imaginer leur
étonnement de me trouver au fond de ce noir abime.
Aussitôt ils nouèrent ensemble des branches d'arbres , et
finirent par construire une échelle à l'aide de laquelle je
regagnai les régions de l'air.
Ils m'apprirent que le miracle de ma délivrance
était du à mon fidèle chien , qui avait suivi ma piste
malgré tous mes détours sur la montagne. Quant à l'hôte
sauvage dont j'avais ainsi forcé l'hospitalité , il s'élança
par son trou accoutumé aussilôt qu'il se vit délivré de ma
présence ; mais il fut tué par les fils du fermier avant
d'avoir fait deux (;ents pas.
Mes cheveux n'ont pas blanchi pendant cette aven-
108 IIXR AVENTURE DANS LES MOXfAGNF.â DU YEP.MONT.
ture-, mais c'est un souvenir qui ne me quittera jamais.
Combien de fois depuis lors j'ai revu dans des songes ef-
frayans deux yeux de feu dardés sur moi au milieu des
ténèbres ! combien de fois se sont renouvelées toutes les
terreurs d'une nuit passée tète à tète avec un loup dans
son propre repaire !
{New Monthly Magazine. )
MÉMOIRES AUTOBIOGRAPHIQUES
DE JOHN KETCH (i).
N" I.
L'Angleterre n'a pas entièrement oublié le moyen-àge;
elle a gardé la vénération des symboles ; elle a des sobri-
quets expressifs que le reste de l'Europe a rejetés 5 elle
tient encore à sa métaphore de John Bull , tvpe de la
bourgeoisie anglaise 5 à son Cocljiey, fils de la Tamise
et du pont de Londres; à son Old Nick , représentant
du diable. Elle a des titres familiers et symboliques aux-
quels elle ne renonce pas; pour elle, tout homme que
la loi charge de l'exécution des hautes-œuvres s'appellera
Ketch. John Ketch vivait il y a deux cents ans, il n'est
pas mort, et selon toute apparence il ne mourra jamais ;
les révolutions politiques ne le détruiront pas. John Ketch
(1) Note dc Tr. Nous n'aurions point donné place dans nos pages
à la narration triviale qui va suivre , et qui a pour auteur réel ou
supposé le bourreau de Londres, si elle ne renfermait la peinture phi-
losophique, dans sa bassesse, de ces parties souterraines de la société
où personne ne daigne plonger ses regards , et qui cependant influent
d'une manière puissante , continue , désastreuse , sur cette société
aveugle. L'économiste et le philosophe vcn'ont ici quelle est, pour
une portion notable de la population, la signification des mots con-
science, vertu , justice; ils reconnaîtront combien, sans une moralité
qui réforme les âmes , les lois sont impuissantes à réformer les mœurs.
On trouvera aussi indicpiée dans ce récit dont les matériaux sont
ignobles , mais dont la portée est peu commune , Talliance constante
des agens inférieurs de la justice et de» coupables ; comme si les
110 MÉMOIRES AUTOBIOGRAPHIQUES
est le titre populaire de ce représentant de la fatalité ^
c'est lui qui vous attrape (catches) quand vous avez eu
le malheur de ne pas satisfaire la loi humaine.
Ce personnage providentiel va parler. Nous publions
ses Mémoires après en avoir toutefois corrigé l'orthogra-
phe qui n'est pas entièrement conforme à la nôtre;
nous avons cru aussi devoir ramener la bizarrerie de la
syntaxe à une forme plus régulière et plus facile. Il nous
a semblé que l' ambiguïté de la narration et la prolixité
des détails demandaient quelques corrections légères ; que
dans sa manière de poser les dialogues , de placer les ils et
les elles, John Ketch laissait à désirer un peu de clarté;
et qu'enfin sa connaissance approfondie de l'argot l'en-
trainait trop souvent dans une phraséologie ténébreuse
pour les gens du monde. Toutes ces particularités ont été
sinon corrigées par nous, du moins soumises à un travail
qui s'est borné , comme disent les érudits , à une simple
élucidation. Quant aux faits, aux détails, même au fond
des idées, nous avons respecté le texte original : le nom
de famille a fait place à ce nom populaire, respectable ,
bien connu, de John Ketch.
Le motif qui a porté John Ketch à écrire ses Mémoires
espions et les \oleurs ne formaient qu'une seule famille. ]\ous avons
conservé jusqu'au dictionnaire d'argot, langue spéciale qui , en An-
gleterre comme en France , ne manque ni d'énergie ni de richesse ,
mais qui , en Angleterre , s'adresse surtout à 1 imagination, en France,
à la moquerie. Enfin l'ouvrage singulier auquel nous avons fait cet
emprunt nous semble curieux sous un dernier rapport : l'auteur s est
placé, chose rare, précisément au point de vue du personnage odieux
'qu'il représente. Les législateurs feraient moins de fautes s'ils savaient
mieux ce que pensent, ce que disent, ce que souffrent et osent les
classes inférieures et criminelles, quel est leur code spécial, et à
quelle atmosphère d'idées elles puiseut leur indifférence pour la vertu
et leur résistance à la loi.
DE JOHN KETCH, 111
est assez curieux pour être expliqué. Dans le cours d'une
vie orageuse, peu noble et souvent besogneuse. Ketch
avait eu Toccasion de voir fréquemment un pauvre maître
d'école , sous la loi duquel il avait été placé dans sa jeu-
nesse, lorsqu'il fréquentait les écoles de charité. Le bon-
homme qui a cessé de vivre aujourd'hui , et que j'ai
connu , se nommait BroUyard. Son éducation classique
et sa parfaite probité ne l'avaient point tiré de la misère;
son père , ruiné par une banqueroute, ne lui avait laissé
pour perspective, à vingt ans, qu'une vie de labeur et
d'angoisse -, désappointé dans l'espérance d'un mariage
qu'il avait ardemment désiré, le professeur perdit courage
dès sa jeunesse , essaya de noyer son chagrin dans le
porter et dans le gin, et retrouva son ancien élève Ketch
dans une de ces tavernes de bas étage qui servent de
point de réunion aux hommes du genre de Ketch.
C'était un honnête savant que Brollyard ; il n'v avait
pas chez lui l'éloffe d'un vice complet. Il s'abaissa sans
se dépraver ; et la protection d'un ami de son père lui
avant procuré ensuite une éducation particulière , le re-
mit à peu près de niveau avec le monde supérieur pour
lequel il était né , sans lui donner jamais cette sagacité
applicable et cette énergie active qui lui manquaient ab-
solument. Notre Ketch alla bien vite à la découverte
d'un homme qui lui avait montré de l'intérêt; il eut soin
de multiplier ses visites et de lui demander quelques schel-
lings tantôt pour sa femme malade, tantôt pour paver son
lover ; Brollyard prêtait à ces contes une oreille béné-
volement crédule, et servait notre fripon en pensant
faire une généreuse aumône. Fidèle à ses goûts littéraires,
en apprenant le nouvel emploi de notre héros , il promit
à ce dernier une certaine somme , si Ketch . nommé titu-
laire du poste qu'il occupe aujourd'hui , voulait écrire
112 MÉMOIRES AUTOlilOGRAPHIQUKS
fidèlement sa biographie. Vingt livres sterling pour quel-
ques feuilles de papier salies et tachées d'encre ! Ketch
n'était .pas homme à laisser échapper une si belle occa-
sion. Je le vois d'ici tout joyeux , écrivant ses Mémoires
d'une main avide, et exploitant la bonté de Brollyard.
L'œuvre informe de Ketch a été trouvée, ainsi que la
correspondance qui l'expliquait , dans les papiers du
professeur , décédé l'année dernière. Si Brollyard ne l'a
pas publiée, c'est que sans doute, très-attaché aux inté-
rêts et aux droits de la grammaire, il avait reculé devant
l'orthographe toujours variable d' un-homme qui écrivait
tour à tour : ge siiys , jeu suie, je suy , et geu seul.
Nous avons eu plus de courage ^ nous avons marché bra-
vement à travers l'indéchiffrable manuscrit de notre hé-
ros, et nous croyons que le lecteur sera comme nous sa-
tisfait du résultat.
Maintenant John Kelch va parler lui-même :
Puisque l'on veut que j'écrive ma vie (je ne sais trop
en vérité pourquoi), je prends la plume d'une main peu
accoutumée à ce travail, et qui tout au plus a su tracer
sur les murs de la taverne les caractères nécessaires pour
indiquer le nombre des pots de bière que j'avais bus.
Avant de dire mes actions, ne sera-t-il pas bien de don-
ner mon portrait-, c'est à peu près ce que j'ai de mieux.
Je suis grand, j'ai la figure longue, pas de front, les yeux
enfoncés, les cheveux plats et tombant sur les sourcils,
le nez bien fait, long, plat et ne ressortant presque pas
du visage , la bouche tombant des deux côtés, et laissant
voir deux dents canines d'une complète blancheur. Ma
mère était ainsi-, c'est le signe de la famille. Je suis pâle
et blanc , avec des iavoris roux et assez fournis , les na-
rines pour ainsi dire enfoncées dans les joues, une phy-
sionomie qui semble dire aux gens : « Ne vous attaquez
DE JOHN KETCH. 113
à moi ni par force ni par ruse^ vous trouveriez à qui
parler. »
Je naquis, il y a un peu moins de quarante ans , dans
une petite maison qu'il n'est pas facile de découvrir.
En face de l'extrémité nord de la prison de Newgate,
dans le quartier le plus sale et le plus peuplé de Londres,
s'ouvre une petite allée obscure ; descendez une dou-
zaine de marches : vous trouvez un petit emplacemeut
ténébreux , espèce de puits autour duquel sont distribuées
irrégulièrement des maisons de briques noires qui avan-
cent et qui reculent avec un caprice assez drôle. On ap-
pelle ce petit sanctuaire Cour de la Rose et de la Cou-
ronne. Pour atteindre le rez-de-chaussée de presque
toutes ces maisons , il faut descendre encore au-dessous
du niveau de la rue : et la lumière du jour a quelque
peine à pénétrer dans les caves que les habitans appellent
leur parloir ; en général , ce sont gens qui n'aiment pas le
soleil, pigeons de basse volée, qui préfèrent l'obscurité
au plein'midi. Ils aperçoivent en face la prison destinée
à leur servir de domicile quelque jour. S'étonne-t-on
qu'ils aient choisi une pareille perspective , un voisinage
si menaçant? Rien de plus naturel. Le papillon voltige
toujours auprès de la flamme ; le banqueroutier ne man-
que pas de lire la gazette où son nom se trouve flétri ; et
si vous êtes tombé dans un précipice, il y a vingt à pa-
rier contre un que vous vous dirigerez de nouveau vers
l'abime pour en contempler la profondeur. Ces réflexions,
au surplus, ne sont pas de moi, mais du vénérable
M. Rrollyard qui me les a dictées.
Rien maladroits sont les voleurs qui n'ont que cet
unique métier. Mon père était plus habile, il avait eu
soin de choisir une autre profession ostensible qui servît
de couverture à son occupation favorite^ il était garçon de
XV. 8
114 MÉMOIRES AUTOBIOGRAPHIQUES
service et prêtait son utile secours dans les grands repas,
dans les fêtes , dans les noces où il se montrait fort as-
sidu ; il desservait avec une dextérité parfaite , et il ou-
bliait souvent de remettre bien des objets à leur place 5 la
cuillère d'argent , au lieu de descendre dans le buffet,
descendait dans le tablier 5 en débouchant une bouteille,
il soulageait la poche du voisin , et défrusquinait pro-
prement une table couverte de ses serviettes. Le blan-
chissage offrait à ma vénérable mère précisément la même
ressource-, elle entrait dans la maison son panier à la
main , et tout ce qu'elle pouvait grejjir elle se l'appro-
priait lestement. Ces deux batteries masquées , ces deux
professions factices ne laissaient pas que de servir aux
projets de mes parens 5 le tour du bâton , comme on dit,
leur rapportait plus que la profession elle-même. Mais
tout s'use ; on s'aperçut que ma mère nettoyait les poches
mieux que les mouchoirs , et que mon père commençait
par se servir lui-même. Tous les soirs , dans le petit
asile infect que nous occupions , je voyais sortir des
poches paternelles une foule d'objets qui n'avaient au-
cune ressemblance entre eux et que ses mains avaient
harponnés pendant la journée. Ma mère ne se condui-
sait pas moins habilement^ au babil d'une pie elle joi-
gnait les autres qualités de cet animal spirituel et fin j
chaque soir elle prouvait par l'exhibition inattendue d'une
multitude d'objets qu'elle avait mis le tems à profit , et
qu'elle était digne de son époux.
Mon éducation n'était pas négligée : outre les bons
exemples que l'on me donnait , on mettait souvent ma
dextérité à l'épreuve. Ma mère , curieuse de connaître
mon sort futur , cherchait dans le marc de café et dans
plusieurs autres expériences symboliques très -connues
l'explication probable de ma destinée 5 elle prétendait que
DE JOHN KETCH. 115
mon cou n'était pas fait pour être pendu ; mais une verrue
placée derrière l'oreille Cjauche est signe certain , selon
toutes les sibylles , que l'on apj)rocliera du gibet; et ce
signe que je portais étonnait beaucoup ma mère. Com-
ment, se demandait-elle, concilier ce double symbole?
Ma situation actuelle l'explique admirablement; personne
n'est plus éloigné du gibet que moi , et personne ne s'en
rapproche davantage.
Mon père fit par degrés connaissance avec les hommes
de police et les magistrats ; il sortit peu à peu de l'obscu-
rité ; puis il s'éleva jusqu'à la dignité de ce qu'on ap-
pelle en France un grmche de la haute pcgi'e, et en An-
gleterre un flash ; enfin un jour un officier de justice
vint annoncer à ma mère que son mari, ayant eu le mal-
heur de rencontrer la propriété d'autrui dans sa poche,
se trouvait clos et enfermé dans la maison du roi. Elle
commença par s'étonner de ce que nul avertissement
prophétique ne lui eût annoncé ce malheur : en pareil
cas le nez vous démange toujours ; ou bien le feu brûle
d'un côté du foyer et s'éteint de l'autre. Rien de tout cela
n'était arrivé. Mais que faire? Ma mère était philosophe,
elle prévit l'inutilité d'un mari qui s'était laissé prendre;
sa bouteille de gin la consola, et tout fut dit.
La dernière affaire tourna mal ; et la dénonciation d'un
camarade ayant prouvé qu'il y avait eu effraction , le lacet
que l'on nomme ordinairement funeste, et que je trouve,
moi, dans la nature des choses les plus communes, joua
son rôle. Ma mère tira bon parti des deux mois qui res-
taient à mon père : c'était une femme très-remarquable
en politique ; elle ne cessait de battre* l'estrade , faisant
sa tournée chez ses voisins , voisines , parens et connais-
sances , et prélevant sur chacun des contributions appli-
cables (mais non appliquées) au soulagement de son mari.
116 MÉMOIRES AUTOBIOGRAPHIQUES
Pauvre prisonnier ! elle faisait de lui , comme me l'a dit
le maître d'école Brollyard, une espèce d'autel symbolique
devant lequel elle entassait toutes les offrandes qu'elle
pouvait obtenir. Quoique l'heure de sa mort n'eût pas
sonné, l'aiguille l'indiquait déjà sur le cadran. Ma mère
eut donc raison de consacrer au soutien de sa propre vie
ce qui n'aurait été d'aucune utilité à un homme réelle-
ment mort. Le jour fatal approchait.
Je ne puis pas dire que le décès de mon respectable
père m'inspirât beaucoup de mélancolie-, toutes les fois
que ses expéditions n'avaient pas de succès , j'étais sûr
d'être battu, et si les sonnettes qui font marcher le monde
manquaient à la maison , il m'ouvrait la porte de la rue
et me priait d'aller chercher pâture dans la grande ville.
Cependant je fus le voir en prison. « Mon fils, me dit-
il , en étendant sur ma tête cinq doigts d'une excessive
longueur, qui méritaient bien le titre de harpons, de-
main matin je dois être pendu. )> J'aurais voulu pleurer 5
je ne le pus pas. L'auteur de mes jours reprit d'un ton
solennel :
« Mon pauvre garçon , tiens-toi dans les termes de la
loi, entends-tu j il ne t'arrivera jamais de mal. Quant au
monde, vois-tu...^) (En disant ces mots , mon père plaça
le bout de son pouce sur le bout de son nez , étendit le
reste de sa main et imita le mouvement d'une voile qui
se déploie) : Quant au monde , je n'en donnerais pas
cela!... et le mouvement de sa main devenait convulsif
et rapide. Il paraît que ce mouvement télégraphique em-
porte dans tous les pays civilisés la même signification
de moquerie amère 5 j'ai vu l'escroc parisien , italien ,
anglais et allemand employer absolument le même geste
pour exprimer le même sentiment 4^ supériorité et de
mystification. Ensuite mon père çut 1,'air ennuyé, mé-*
DE JOHX KETCH. 117
content, inquiet. Enfin son pied me congédia sans façon :
ce fut sa dernière tendresse. La porte s'ouvrit, et le mi-
nistre qu'on appelle V Ordinaire vint préparer mon père
à son voyage. Je crois qu'il n'y réussit que médiocrement.
Mon père partit à regret, et les cliirurgiens du roi le
soumirent à leurs observations scientifiques pendant que
toutes les commères du quartier venaient former chez ma
mère un sénat consultatif sur ma future destinée.
Je n'ai pas donné le portrait de ma mère ; elle mérite
pourtant d'être dépeinte. Imaginez une figure presque sans
nez ; et le peu qu'elle en avait était cassé vers le milieu.
Son œil était gris^, caché sous un sourcil épais , rond et
plus perçant que celui de mon père ; quelques cheveux
noirs et mal peignés sortaient négligemment de dessous
un bonnet qu'une de ses pratiques lui avait involontaire-
ment légué. La particularité du visage de ma mère , c'é-
tait l'énorme distance de son nez à son menton, et le tout
petit espace qui se trouvait de son sourcil à ses narines :
à proprement parler, il n'y avait dans cette phvsionomie
rien qu'un nez et un menton. Le gin placé sur la table
animait et inspirait les méditations de toutes ces vieilles
femmes réunies -, chacune avait son plan qu'elle soumet-
tait à ses compagnes , et plus les vieilles cervelles des
com.mères s'imbibaient de la délectable liqueur, plus leur
imagination se plaisait à créer des monstres. M"^ Nim-
blegaw, la plus décrépite des sorcières, avait fait descen-
dre dans le gouffre de son estomac cinq à six verres de la
liqueur ardente, quand elle prit la parole :
« On n a qu'à lancer un enfant dans le monde , com-
mère Ketch ! 11 y a une quantité de petits profits qui vien-
nent tout naturellement, voyez-vous ! Cela arrive de bric
et de broc : vous vous rappelez bien ce pauvre Jemmv. »
Et elle avala un nouveau verre de ain.
118 MÉMOIRES AUTOBIOGRAPHIQUES
« Ail ! oui , reprit une autre voix caverneuse de petite
vieille édentée ; le petit qui est parti pour l'autre pays ?
— Sans doute, reprit la tendre matrone en portant à
sa paupière sèche et ridée un tablier de serpilière noire
dont elle paraissait essuyer des larmes qui ne voulaient
pas couler. Il doit être arrivé maintenant à Botany-Bay,
le pauvre garçon ! Il a douze grandes longes à tirer avant
de revenir. Quand il était apprenti chez l'apothicaire
Turluby, oh! qu'il m'apportait de jolies petites choses:
des bijoux , de vrais bijoux , quoi ?. . . et le pharmacien n'a-
vait pas même envie de poursuivre -, c'est un de ses con-
frères qui l'y a presque forcé. O mes amies! j'ai fait là
une bien grande perte ! »
Toutes les commères déplorèrent ensemble et d'un ton
pathétique le destin du voleur, arrêté dans son premier es-
sor. Je m'élevais ainsi , je grandissais et prospérais sous
la protection de ces femmes qui n'étaient pas des anges
gardiens, et sous la crainte des tribunaux et des shérifs.
J'étais fort jeune , mon adresse trouvait encore peu d'oc-
casions de s'exercer. J'allais cependant à la picorée, se-
lon mes petites forces^ j'escamotais les pommes vertes de
la fruitière , qui une fois volées se vengeaient de mon es-
tomac et des petits gâteaux que j'escroquais aux enfans
de mon âge. A l'école de charité, le pupitre et la poche
du docteur Brollyard servaient aussi de but à mes expé-
riences. Pendant que tous mes graves et stupides cama-
rades se rangeaient en bataille devant la figure longue,
maigre, sèche, mais vénérable, de notre maître, je tour-
nais à pas de loup autour de la table et je cherchais à
plonger dans les profondeurs de sa poche qui devenait
pour moi un mannequin expérimental. Quand M. Brol-
lyard lira ces lignes que je n'écris que pour lui, il par-
donnera ces tours de jeunesse , l'usage que j'ai fait de son
bË lOÎIN KETCH. 119
haisit noir et les nombreuses tabatières dont il déplorait
si amèrement la perte le lendemain.
Quant à mes progrès intellectuels , ils avançaient d'au-
tant plus lentement, que Brollyard était peu fait pour le
métier rempli par lui. Il fallait voir sa tcle maigre, dépas-
sant toutes nos tètes , placée au fond de la grande salle
nue et déserte et nous indiquant du doigt la route des
racines grecques et du rudiment latin que nous suivions
assez mal. Il dormait comme nous et s'ennuyait comme
nous. Au bout d'un an cette route me fatigua. Par une
tyrannie que les enfans de charité subissent seuls , on me
forçait , le dimanche , de monter dans l'orgue et de faire
agir le soufflet qui servait d'ame à la machine musicale.
Absurde nécessité ! Psalmodier des hymnes ! Se pendre à
un cordon de soufflet et entendre autour de soi le gronde-
ment, le frémissement, le sifflement, la souffrance gigan-
tesque de ce vaste corps harmonique ! Puis recevoir, en
guise d'avertissement, si l'on fait une faute , si l'on tourne
seulement la tête, un coup asséné par le bedeau en sur-
veillance ! Je saisis un jour la minute précise où il était
fort occupé, et où le service se faisait en présence d'une
nombreuse assemblée , pour faire de son mollet gauche
une pelotte de nouvelle espèce. L'épingle aiguë que j'a-
vais arlistement adaptée à une petite et longue baguette
pénétra dans les chairs et fit jaillir de sa poitrine un
hurlement si peu musical , si parfaitement semblable à
la voix aiguë des petits chats ai)andonnés , que toutes
les têtes se levèrent , et la cérémonie fut troublée. Non
seulement je fus chassé de l'église, mais les autorités de
la paroisse , se souvenant que plusieurs objets appartenant
à l'école ou à mes camarades avaient subi, par l'effet de
ma seule volonté, une opération de transfert qui ne leur
semblait pas légitime, m'ouvrirent les portes de leur em-
120 MÉMOIRES AUTOBIOGRAPHIQUES
pire et me renvoyèrenl à ma bonne et vénérable mère.
Cette dernière ne tarda pas à être dirigée sur Botany-Bay.
Me voilà seul, tout seul, sur la grande scène du monde.
Que faire , où aller ? Je me souvins que j'avais un oncle,
M. Jonathan Ketch , qui depuis ma première jeunesse
m'avait vu d'un œil bienveillant : je m'acheminai vers sa
maison les mains dans mes poches et sans penser à l'a-
venir.
Ici commence, à proprement parler, ma vie réelle.
M. Jonathan Ketch , dont le toit hospitalier allait abriter
mon adolescence, remplissait depuis plusieurs années les
importantes fonctions d'exécuteur des hautes œuvres dans
la métropole. C'était lui qui délivrait les malheureux de
toutes les inquiétudes, de toutes les anxiétés, de toutes les
douleurs auxquelles notre vie est en proie. Persuadé ,
comme certain philosophe français dont m'a parlé le doc-
teur , que son rôle était providentiel, il se croyait volé
par tous ceux qu'il ne pendait pas. L'espèce humaine,
entachée de tant de fautes , lui semblait sa propriété na-
turelle et son patrimoine nécessaire. Il se regardait comme
un propriétaire à bail emphytéotique; ses localaiies ou-
blient qu'il existe 5 mais au bout d'une certaine époque,
il faut payer sa dette et partir. Combien de fois arrivait-il
à mon cher oncle de me dire en riant : « Tu seras
pendu. » J'ai eu grand soin de le faire mentir.
Son extérieur était singulier. Il avait les jambes torses
et bizarrement accidentées, la face carrée, les yeux ef-
farés, le nez triangulaire comme le gnomon d'un cadran
solaire , les oreilles placées si haut que la nature semblait
s'en être servi comme de deux anses pour poser cette tête
extravagante sur un corps extravagant et bossu. Une ame
très-bonne, ou, si l'on veut, une ame de bonhomme, lo-
geait dans cet étrange corps. C'est à moi de rendre justice
J
T)F JOriN KETCII. 121
à mon excellent oncle : quel caractère pacifique ! ni les
chiens qui passaient sans se gêner sous l'arcade de ses
deux jambes, ni les patiens incurables dont sa main de-
vait opérer la guérison, n'avaient eu à se plaindre de lui.
Jamais homme n'extirpa avec une légèreté et une adresse
plus gracieuse le durillon qu'on appelle la vie. Pendant
la majeure partie de l'année, il dormait comme une mar-
motte, accoudé sur une table chargée d'ale et de gin. 11 ne
se réveillait guère que lorsque l'ouverture des sessions
rouvrait pour lui la carrière de l'activité : alors la sur-
veillance des charpentes nécessaires à son état , la dispo-
sition des détails , l'organisation de l'ensemble , tout ce
qui se rapportait au sacrifice dont il était le grand-prétre,-
l'occupait et l'absorbait profondément. Ma vie était douce
chez lui , et je n'aurais pas songé à un autre asile si mon
génie naturel n'avait senti le besoin de la liberté , et si ce
cher oncle n'avait eu la détestable habitude de raconter
aux gens de police ses observations morales, philosophi-
ques et autres , lesquelles se transformaient pour lui en
argent comptant.
Je ne cherche pas à faire de petits saints de mon oncle, de
mon père et de toute ma famille. Il est vrai que de bonne
heure les idées de la propriété, celles du juste et de l'in-
juste n'avaient pas un sens très-arrété pour moi 5 et que j'é-
tais , d'une part , fort effrayé de la punition , mais d'une
autre, fort tenté de la mériter. Je dois rendre justice à Jo-
nathan avec la même franchise. Mon pauvre oncle , que
sa bosse et sa somnolence écartaient de la société humaine,
était, malgré ce qu'il y avait d'un peu effrayant dans son
titre officiel , un vrai mouton dans son ménage. A sa re-
doutable femme il ne répondait que par d'excessives com-
plaisances et des prières vraiment pathétiques. S'il exécu-
tait les œuvres de la justice humaine , M""! Jonathan
122 MÉMOIRES AUTOBIOGRAPHIQUES
exécutait sur lui , je ne sais quel jugement de Dieu ; la su-
rabondance d'énergie dont elle élait douée se changeait
en fléau terrible; il n'y avait pas de jour où la chère
femme ne mit la maison sens dessus dessous 5 alors chaises
de voler , tables de tomber , ustensiles de se briser ; du
rez-de-chaussée elle passait au premier étage , renversant
tout sur sa route 5 sous son bras puissant les rideaux du
lit gémissaient , le lit qu'elle bouleversait semblait se
plaindre. Mon oncle se trouvait-il là? Il était écrasé sous
le triple rapport de l'éloquence, de l'intelligence et de la
force physique. Il fallait la voir , comme dit le peuple ,
bousculer ses argumens, le soulever par les deux oreilles,
et noyer la faconde maritale sous ses hurlemens fémi-
nins ! S'il m' arrivait de prendre parti en faveur de l'in-
nocence avonculaire, j'étais soulevé comme un brin de
paille, jeté dans une armoire ou dans un cabinet, livré à
mes méditations, ou même, si je me montrais un peu
mutin , lancé dans le réceptacle du charbon de terre , où
je pouvais à loisir supputer la position respective de tous
les morceaux de charbon que le hasard y avait éparpillés.
Mon oncle, qui n'avait pas le courage de l'attaquer de
front, m'encourageait dans les escarmouches que ma ma-
lice pouvait lui livrer. Si je déplaçais sa tabatière, si la
bouteille de gin se trouvait mêlée d'eau, mon brave oncle
souriait ironiquement, et me faisait des signes approba-
tifs ; mais son visage reprenait un calme impassible dès
que la terrible mégère tournait la tête vers li^i. Alors ses
muscles redevenaient fixes : il n'osait bouger, il tremblait.
Un jour que mon oncle, de meilleure humeur qu'à l'or-
dinaire, buvait tranquillement au coin de la cheminée
son aie favorite, nous entendîmes la voix de cette terrible
femme. Le cerveau de mon oncle était un peu exalté : or-
dinairement silencieux et tranquille au plus fort des bour-
m JOHN KETCH. 123
rasques conjugales , cette fois il trouva de la voix et du
courage :
« Vraiment! s'écria -t -il. C est une vie de chameau
qu'elle n^e f^it mener, cette femme!
— Oui, repris-je, mon oncle, en frappant sur sa bosse.
— Laisse ma bosse tranquille ! C'est une horreur que
cette femme , je ne serais pas fâché , morbleu de la tenir
sous ma main. »
Et il faisait le signe de l'homme qui tire et qui assure
un nœud.
« Ah ! tu serais bien aise , ah ! tu serais bien aise ,
tonna une voix épouvantable; je t'apprendrai, mon maî-
tre î »
Le nez du pauvre homme, torturé par les doigts en
écrou de son bourreau femelle, semblait prêt à se déta-
cher de son visage ; quand je vis l'intensité excessive de
ce paroxisme, je me saisis du poker et j'attendis. La par-
faite résignation de mon oncle semblait désarmer notre
persécutrice. Sa rage se tourna vers moi ; je ne trouvai
pas nécessaire de l'attendre patiemment, et un coup assez
solide, communiqué par la pointe de mon poker à l'en-
trecôte de la dame, et suivi d'un second avertissement
sur le sommet de la tète , la réduisit au silence et à l'im-
mobilité. Quand mon oncle vit son ennemie étendue à
terre , un sourire rayonna sous ses larmes.
— Tu t'es donc chargé de cela! s'écria-t-il.
Le voisinage , attiré par le bruit , entra en foule dans
la chambre, et chacun, selon son caractère et son goût,
prit parti pour l'un des acteurs. Il fallut porter la dame
Ketch dans son lit, et attendre le médecin. Cependant
nous restions immobiles en face l'un de l'autre, lorsque
nous fûmes tirés de cette stupeur par l'arrivée d'un nou-
veau personnage.
124 MÉMOIRES AUTOBIOGRAPHIQUES
C'était un petit homme bien mince , vêtu de noir ou à
peu près -, la face en lame de couteau , le nez aigu^'pâle
comme un rayon de lune , affable comme un huissier
dont on vient de payer les frais ^ parlant bas , mais d'un
ton rauque et sourd : attentif dans tous ses mouvemens,
regardant en dessous et marchant obliquement. Il essuya
curieusement le fauteuil de canne sur lequel il allait s'as-
seoir, retroussa les basques de son habit pour que le poids
de son corps n'en flétrit pas l'arrangement, et nous adressa
la parole.
Il s'appelait Jabel Snavez : sa profession était celle
d'attorney, c'est-à-dire d'avoué , d'avocat et d'huissier
tout à la fois. Il venait souvent chez mon oncle, comme
un chasseur se promène volontiers dans la forèl. Leurs
professions étaient limitrophes : l'un et l'autre ne vi-
vaient que des fautes humaines , et quiconque aurait sup-
primé la grincherie les aurait supprimés tous les deux.
Jabel défendait surtout les accusés dont la vie courait
quelque risque; mon oncle lui indiquait souvent d'excel-
lens malades de cette espèce, ainsi s'était établie leur
intimité, a Quand on enfreint la loi, disait Jabel, c'est à
la loi qu'il faut avoir recours pour prouver qu'elle n'est
pas enfreinte -, les poisons se combattent par les poi-
sons ; il n'v a pas de meilleur espion qu'un vieux voleur ,
ni d'homme plus savant dans l'art de promener ses
créanciers qu'un huissier : aussi n'v a-t-il pas de meil-
leur défenseur que moi en matière criminelle. Je m'ar-
range toujours de manière à satisfaire la justice et moi-
même : mon client est pendu et mes honoraires sont
payés. ))
Cette méthode , peu favorable à la population , avait
conduit Jabel jusqu'à sa quarante-cinquième année, tou-
jours suspendu entre la faim et la soif. Jabel admirait
DE JOHN KETCH. 125
l'adresse de mon oncle , et mon oncle admirait la finesse
de Jabel 5 Tun et l'autre se communiquaient mutuelle-
ment de petits profits , aux dépens de ceux que la justice
ou l'injustice avaient lancés sur leur chemin. Je ne crois
pas que le pelit homme connût l'envie, la haine et l'am-
bition. Il laissait les autres agir à leur guise et prenait
aux autres tout ce qu'on lui laissait prendre. Les philo-
sophes nous parlent de remords : on aurait fort étonné
M. Jabel, si l'on eut prononcé ce mot devant lui. Après
avoir tiré de sa poche une de ces petites boîtes de bois
blanc qui servent de tabatière aux hommes simples , et
savouré sa prise de tabac :
« Eh bien , avons-nous un peu d'ouvrage ? Sommes-
nous conlens.'^ Médiocrement, n'est-il pas vrai.^ Les af-
faires ne vont pas ! De pauvres petits vols ! des qaisères !
Ah ça, vous n'avez pas l'air de m'écouter; que veut dire
ce visage décomposé .? que vous est-il arrivé.^ Santé ex-
cellente, bonne place : que diable voulez-vous de plus.f^ Et
cependant, vous avez l'air d'un pendu.
M. Jabel venait d'accomplir un atroce calembour"-,
ce qui lui arrivait de tems à autre. Il me regarda d'un
air satisfait, et je lui répondis par une espèce de sourire.
Mon oncle était rassis, il essaya de sourire à son tour.
J'expliquai de mon mieux ce qui venait d'arriver , et
l'ami de la maison se chargea d'arranger l'affaire. Il
monta chez la malade, qui avait toujours eu beaucoup de
considération pour lui-, et redescendit bientôt après , ap-
portant la nouvelle que AI""" Ketch exigeait mon départ
à l'instant même -, mais que lui Jabel m'emmèneVait dans
son étude, me nourrirait, me logerait jusqu'à nouvel
ordre 5 peut-être même , ajouta-t-il, un tems viendra où
l'activité du petit John lui vaudra de bons appointemens,
« Vraiment? s'écria mon oncle tout étonné. Snavez,
126 MÉMOIRES AUTOBIOGRAPHIQUES
VOUS n'y perdrez rien. John est un fin matois, et qui
sait s'y prendre. On ne fait pas tout ce qu'on veut de lui,
mais le petit coquin promet beaucoup 5 n'est-ce pas ? mon
petit pigeon.
Il accompagna ces mots d'un petit coup sur mes joues.
Plusieurs verres de grog terminèrent la stipulation du
traité, et le lendemain matin je m'apprêtai à quitter
cette habitation, qui m'était devenue chère, dont j'ai-
mais les vieux fauteuils brisés et l'ameublement peu gran-
diose ; mais les faiblesses de cette nature ne sont pas
durables chez moi. Je descendis, cirai mes souliers, et
d'un pas ferme je me rendis chez M. Jabel.
Cet honorable membre de la justice militante demeu-
rait dans le quartier de Cheapside; une de ces petites
rues , qui ressemblent à des fissures de roc , et qui ser-
pentent à travers la masse épaisse des autres bâtimens,
cachait à tous les yeux son étude obscure. Lorsque j'y mis
le pied , un grand jeune homme maigre , au dos penché , à
la poitrine étroite , à l'œil noir brillant sur un visage
exténué 5 me demanda ce que je désirais.
uParler à M. Jabel, )> répondis-je, craignant d'annoncer
au jeune homme que j'allais partager son empire , et conti-
nuant en même tems l'inspection que j'avais commencée.
J'admirais cette petite cravate étriquée, jaunie, nouée
comme une corde autour du cou du patient , et cet habit
boutonné jusqu'au menton, et ce gilet jaune beaucoup
trop long pour l'habit , et ces manches , qui, soit dédain ,
soit caprice , ne descendaient pas jusqu'aux poignets.
L'examen terminé , je tournai l'un autour de l'autre mes
doigts placés entre mes genoux, comme c'est l'usage de-
puis un tems immémorial; et je regardai le plafond. Le
jeune homme, dont la plume s'était arrêtée, semblait
avoir d'autant plus envie de causer que je reculais plus
DE JOHN KËTCH. 127
obstinément devant la conversation qu'il engajTjeait. Il
quitta son pupitre et sa grande chaise , et vint attiser le
pauvre feu qui , végétant dans un coin de la cheminée ,
se laissait à peine apercevoir. Il se composait de deux frag-
mens de charbon consumés , qui répondirent aux efforts
du poker par un sifflement et une étincelle ironiques.
« Est-ce très-important , ce que vous avez à dire à
M. Jabel ? me demanda-t-il en replaçant le petit instru-
ment de fer rouillé qu'il avait insinué si dextrement dans
la grille du foyer ? »
Je dis mon nom et ce qui m'amenait.
« Connaissez-vous le vieux Jabel ? reprit le commis
d'un ton brusque.
— Très-peu , monsieur.
— Pas de monsieur entre nous , s'il vous plaît. Je suis
Wisp, vous êtes John Ketch, et que tout soit dit! Que
diable veut-il faire de vous, ce vieux Jabel ? Il n'a pas d'ou-
vrage pour un commis 5 où en trouvera-t-il pour deux ?...
Mais avez-vous de l'argent sur vous,
— Dix-huit pences , que mon oncle m'a donnés avant
mon départ.
— Ce n'est pas que j'en aie besoin , sur l'honneur !
Mais , avant l'arrivée du patron , si nous nous régalions
un peu ; chargez-vous du fromage et de la bière ^ j'ai là
dans mon pupitre quelques croûtes de pain que nous
mettrons à profit. »
Acquérir à si bon marché un ami précieux , qui allait
m'initier à tous les mystères de la maison , c'était char-
mant. En deux minutes , je fus de retour avec les élémens
du repas que je fournissais.
— A la bonne heure, parlez-moi d'un aimable garçon
comme celui-ci , s'écria Wisp ! Diable ! plus de charbon
de terre j et le fruitier aimerait mieux nous faire pendre
128 MÉMOIRES AUTOBIOGRAPHIQUES
tous que de nous faire crédit. En avant les vieux dossiers!
ces paperasses qui ne servent plus à rien nous chaufferont
un peu du moins. Jabel ne reviendra que dans une heure
ou à peu près : mettons-nous à l'aise. Voyez-vous, conti-
nua-t-il ? Il n'y a pas de poisson frit qui ne soit plus riche
en billets de banque et en argent monnoyé que ce vieux
scélérat ! Quatre années bientôt que je suis ici ! Et du
diable si j'ai jamais gagné plus de quinze schellings par
semaine 5 pas assez de poussier pour faire de bon feu.,
n'est-ce pas ? Je voulais m'engager chez le vieux Racouny,
mais il n'y a pas deux mois que sa sorbonne a donné dans
le lacet ! »
Tout cela ne m'inspirait pas une grande confiance
dans la bourse et la générosité de l'ami Jabel ^ mon com-
pagnon vit mon anxiété.
« Pas de désespoir, mon cher! Pour peu que vous ayez
la constitution bonne et le tempérament fort, vous y ré-
sisterez 5 vous avez l'air mieux bâti que le pauvre petit
Billy. Ma foi , enfoncé ! celui-là ! il a passé comme cette
porgée de bière. C'était là qu'il couchait , sous le pupitre,
là où vous coucherez ce soir. Eh ! votre figure devient
longue comme un jour sans pain ; vous souriez d'un air
mortuaire qui fait mal à voir. Snavez n'ira pas long-tems
comme cela ; en attendant mieux , vous aurez ma conver-
sation qui en vaut bien une autre -, ce trou pour vous cou-
cher 5 un matelas d'une dimension superbe, mais sec
comme une galette... Chut, le voici. »
Il sauta sur son escabeau comme un chat s'élance sur
un toit; en un clin-d'œil le pot de bière vide fut ense-
veli dans le pupitre,- on entendit la plume active de mon
confrère courir sur le papier avec une rapidité merveil-
leuse : et Snavez entra suivi d'un homme grand, vêtu de
noir, et d'un âge déjà mûr.
DE JOHN KETCH. 129
« Wisp , dit Jfjbel de sa voix mielleuse et de son ton
rauque : il faut aonnei* de Touvrage à ce jeune homme;
son oncle, M. Jonathan Ketch , mon ami , veut faire de
lui un avocat.
— A l'instant même, répondit AVisp, d'un air respec-
tueux et d'un ton soumis, »
Les deux personnes entrèrent dans le cabinet particu-
lier de l'avoué; Wisp contractant ses sourcils , ouvrant
obliquement sa bouche et tirant la langue, leur fit, aus-
sitôt qu'ils eurent le dos tourné , une de ces grimaces
dont on n'a pas d'idée quand on n'a pas vu les commis
d'un huissier ou d'un avoué dans leurs ébats.
<( Dites-donc, Ketch, reprit-il pendant que ma plume
servile copiait lentement le griffonnage d'une assigna-
tion ! Vous voyez bien celui qui vient d'entrer avec
Jabel? C'est notre unique et seul client; brave homme ,
ma foi! Je ne compte pas les autres , gibiers de potence
qui nous paient en vieux habits. Mais celui-là a été mili-
taire ; je ne sais pas comment Jabel a mis le grapin sur
lui; une fois l'affaire arrangée , il y gagnera une bonne
somme , sur mon honneur. »
Jabel et son unique client sortent du cabinet, et Wisp
redevient silencieux comme un trappiste.
« Wisp , lui dit Jabel avec la même inflexion de voix
que j'ai déjà signalée , je sors. Il est probable que les af-
faires de M. Wilmot m'occuperont jusqu'à la nuit. Prenez
soin de ce jeune homme , mon garçon, et faites en sorte
qu'il se trouve bien chez moi ! »
a Faîtes en sorte l Yienx/Ioueur (1)1 l'avez-vous bien
(1) Il est singulier que cette n^prcssiou ignoble, tpie notre res»
pect pour la vérité nous force d admettre dans le texte, soit parfaite-
ment identique à un mot anglais que le bon ton ne répudie pas et
XV. 9
130 MÉMOIRES AUTOBIOGRAPHIQUES
entendu! il décampe, lui -, cela lui est égal. Il n'y a ici ni
chandelle, ni bois, ni eau, ni vin, ni charbon-^ faites en
sorte 1 Estimable vieillard, va !... John ! l'heure du diner
sonne; ma foi, je vais diner 5 dans deux heures nous
nous retrouverons ici; » et il décrocha le débris informe
de chapeau qui menaçait ruine. J'allai demander conseil
et charité à mon cher oncle. De reiour à l'étude, j'y
trouvai Wisp qui me proposa de l'accompagner à la ta-
verne de la Bouteille et de la Pie , une de ces petites
cavernes où se donnent rendez-vous les gens qui ne sont
pas avec la société sur un pied parfaitement amical. L'en-
seipne délabrée pendillait au souffle du vent , dans unç
petite rue voisine de Drury-Lane.
C'étaient plutôt les ruines d'une taverne qu'une ta-
verne; un faible rayon laissait passer sa lueur à travers
les vitres de bols el de papier gris qui avaient remplacé
les verres de Bohème. Aucune magnificence extérieure
n'était destinée à séduire des chalands qu'on n'attendait
plus, et les vieux volets étaient à demi-fermés. Mislriss
Malking, la propriétaire, continuait cependant à hanter
ces ruines, visitées par quelques personnages à peu près
aussi pauvres et aussi démantelés que la maison. Les
toiles d'araignée étaient les seules draperies de l'antique
parloir. Près du comptoir une vieille femme d'un embon-
point prononcé , une fourchelle de fer à la main et l'œil
fixé sur une terrine remplie de légumes, achevait son
frugal repas.
V Eh bien, mère Malking, lui dit Wisp, comment cela
va-t-il ?
— Mal, mal, le rhumatisme m'étouffe et ne me laisse
pas d'appétit. »
qui a la même sigmûcatiou : to flout, qui se prononce flaout, signiiie
tromper, duper t mystifier,
DE JOHN KETCH. 131
Et elle continua son opération.
Wisp salua successivement un personnage trapu , aux
larges épaules , et qui fumait sa pipe au coin du feu ; miss
Suzanne , la (ille ainée qui partageait le festin maternel ^
miss Betzy, la cadette, à la chevelure rouge, dont le peigne
avait respecté la virginité j un petit homme tout rond et
tout frisé, occupé à boire du gin ; et enfin mon respectable
maitre , le docteur Brollyard, que je reconnus à l'inslant
et que sa mauvaise fortune avait jeté là. Pas un habit
qui ne fût râpé , jaune et sale^ pas une chemise qui ne re-
produisit une des teintes du prisme , la nuance blanche
exceptée; pas un verre qui ne fût ébréché ; pas un chan-
delier d'étain qui ne portât les traces graisseuses d'un
service prolongé ^ les vieux bancs qui avaient servi au-
trefois et sur lesquels personne ne s'asseyait plus étaient
redressés et appuyés sur la muraille, couverte d'hiérogly-
phes.
Mon éducation, commencée chez ma tendre mère avant
sa déportation à Botany-Bay, n'avait pas fait beaucoup de
progrès chez, mon oncle; la taverne devait donner le der-
nier poli à mon instruction , à mes manières, à mes ta-
lens; ce fut là que j'appris l'idiome en usage dans les
tavernes de la société : science très-utile et dont aujour-
d'hui même les fruits me sont profitables. Ne croyez
pas, vous qui vivez dans le monde supérieur, que la con-
versation des gibiers de potence soit bien effrayante. Ce-
lui que vous nommez brigand est gai, jovial , tourne bien
le calembourg , fait la chanson à boire : il est galant ; si je
répétais quelques-unes de nos conversations on s'éton-
nerait de notre bonne humeur et de la tournure naïve
que prenaient les choses. Un pendu avait éproiwé un
accident ,• nous appelions aussi cela le mal de gorge ^ l'ex-
porté à Botany-Bay , c'était tout bonnement le vojageur.
132 MÉMOIRES AUTOBIOGl\APIlIQt'ES
Grimes, qui ne faisait pas grand cas de la vie d'un homme
et qui en avait abattu dans sa vie autant qu'un bûcheron
abat de chênes, était intarissable en calembourgs. Brol-
Ivard voulait recueillir ces bons mots et en faire ce qu'il
appelait des nuits attiques , il n'avait pas tort. Mais re-
venons à mon récit.
J'étais jeune , j'avais le sommeil facile et dur ; le mate-
las de fer sur lequel je m'étendis me sembla doux comme
de l'édredon; et le réceptacle bizarre que l'on m'assi-
gnait pour dortoir me parut un asile délicieux. Pen-
dant près de deux mois , je me contentai philosophique-
ment de cette couche ; la causerie de Wisp , les soirées
passées à la taverne et quelques visites rendues à mon
oncle occupaient mon tems et formaient mon esprit et
mon cœur ^ tout au plus avais-je essayé le larcin le plus
véniel , par exemple un almanach des tribunaux dérobé
à Snàvez , ou quelques feuilles de papier furtivement en-
levées à mon camarade.
Jabel s'était occupé sans relâche de l'afFaire importante
que son unique client lui avait confiée. Cet homme
exemplaire , aidé sans doute par les avocats Sly et Sharp,
par le chancelier qui connaissait un peu notre client, et
soutenu par une invincible persévérance , avait enfin ob-
tenu jugement-, une somme de 2,993 liv. st., 16 sch.
3 deniers, allait lui être comptée au nom de M. Henri
Wilmot, colonel en retraite. Le colonel en retraite avait
grand besoin de ce retour de fortune ; ses habits se déla-
braient cruellement, et de larges ouvertures aux coudes,
réunies tant bien que mal par un fil grossier, annonçaient
la détresse et la misère de ces fidèles et anciens servi-
teurs.
Qu'un homme se trouve sur le point d'échanger son
vieil habit contre un habit neuf , sa chemise trouée con-
DE JOHN KETCH. 133
tre une chemise de batiste, la métamorphose qui s'opère
clans sa personne a quelque chose de merveilleux. On
prend intérêt à lui, on ne le considère plus comme étran-
ger. Quand même on ne {gagnerait rien à son changement
de situation , on l'aime davantage 5 on l'estime • on a sa
prospérité à cœur. On l'appelait autrefois Jacques tout
court, ou même le bonhomme Jacques : il devient M. le
comte Jacques. Ne crovez pas que ce soit flatterie : non, la
valeur qu'on attribue à l'homme enrichi , on la croit très-
réelle 5 c'est un homme transformé. Nous avions raillé
sans pitié Wilmot et sa redingote râpée , nous commen-
cions à le voir avec respect. Notre patron attendait avec
une anxiété nerveuse très-visible l'arrangement définitif.
Sa politesse envers nous et les douceurs dont il nous gra-
tifiait nous étonnaient considérablement. Comme j'en par-
lais à mon camarade , je le vis cligner de l'œil , et posant
d'un air plein de sagacité le bout de son index sur sa
bosse frontale :
« Il V a anguille sous roche 5 je connais mieux que
vous, mon petit Ketch , les détours , les sinuosités et
les profondeurs de ce qu'on appelle le monde. Il faut avoir
l'œil au guet, et ne pas perdre la piste. Ne m'en demandez
pas davantage !... Vous verrez si je me trompe. »
Wisp ne se trompait pas.
Le jour du grand paiement, nous n'avions aperçu Jabel
qu'un seul moment, le matin. Quel jour î Wilmot, Jabel»
Wisp et moi nous étions affamés. Wilmot attendait sa
fortune^ Jabel, le règlement de son compte,' Wisp, ses
appoinlemens arriérés ; moi , une petite gratification :
toutes les bouches étaient béantes. Voici midi, deux heu-
res , cinq heures, point de nouvelles : Wilmot était depuis
le matin assis dans notre étude, et la suavité accoutumée
de ses manières commençait à faire place à une grande
134 MÉMOIRES AUTOBIOGRAPHIQUES
agitation. Nous robservions. Il conserva son sang-froid
jusqu'à cinq heures 5 puis il tira sa montre, se promena
de long en large dans la chambre; le bien-être si long-
tems attendu était là sous sa main et n'arrivait pas : son
cœur d'homme commençait à faiblir. Les gouttes de sueur
s'amassaient sur son front pâle : il les essuyait d'une main
languissante.
« Monsievir Snavez ne rentrera-t-il jamais, s'écria-t-il
enfin. Quel retard a-t-il pu éprouver ? la soirée avance.
— C'est vrai, dit Wisp d'un ton non moins ému, il se
fait lard.
— ' Je puis vous avouer , reprit Wilmot ; je puis vous
avouer, monsieur , ce que je n'aurais dit à personne il y
a un moisj c'est que j'ai compté sur cet argent pour sor-
tir de la misère la plus profonde et de la situation la plus
douloureuse , où la perfidie , la bassesse et l'ingratitude
puissent plonger un homme.
— Vraiment , monsieur ? interrompit Wisp d'un air
distrait.
— C'est incroyable , incroyable ! s'écria de nouveau
le patient 5 pas encore de retour. Il est huit heures,
et le bout de sa botte battait fortement sur le parquet
cette mesure précipitée que nous appelons en Angleterre
la sarabande du diable.
— Je crois que vous feriez bien , reprit Wisp , de ne
pas attendre M. Snavez. Je crains qu'il ne rentre pas;
sans doute il n'aura pas encore touché la somme , ou
peut-être ses affaires l'occupent.-elles : si aous repassiez
demain matin ?
— J'attendrai jusqu'à minuit s'il le faut. »
Puis après un moment de triste silence :
«Non, c'est inutile, ta fatalité le veut, pourquoi ré-
sister? Mon calendrier de misère n'est pas au bout; c'est
DE JOHN KETCH. 135
un jour de plus!... Dites à M. Snavez, s'il rentre ce soir,
que je le prie de passer chez moi : il m'obligera beau-
coup. »
Notre unique client s'en alla, après nous avoir salué
avec une politesse qui ne le quittait jamais. Wisp laissa
tomber sa tète sur sa poitrine et garda un long silence.
« Au diable ! s'écria-t-il enfin , au diable le vieux
forçat !
— Qu'avez-vous contre ce pauvre homme ?
— Je ne parle pas de Wilmot, oonlinua-t-il en déca-
pitant avec colère les deux chandelles dont les lumignons
gigantesques attestaient notre longue incurie. Je parle de
Jabel : il nous (iffuve dans ce moment-ci ! Il se donne
déjà de Vairl Mais chut , le voici : silence! à nos postes!
— Wilmot est-il ici, mes bons amis? murmura une
voix tremblante qui se frayait passage à travers la porte de
la rue, et que nous reconnûmes pour celle de M. Jabel
Snavez lui-même.
— Non, monsieur, dit Wisp : mais il sort d'ici, et il
vous prie de passer chez lui.
— C'est bien , c'est bien ! »
On voyait que la visite chez le client était la dernière
pensée de l'avoué.
u Voulez-vous avoir la bonté, monsieur AVisp, lui dit-
il d'un ton patelin, de porter la lumière dans mon ca-
binet? Je compte y passer près d'une demi-heure. Et
vous, John , vous pouvez vous retirer si vous voulez, je
n'ai plus besoin de personne !
— Et la signification du jugement dans l'affaire Pinck-
ney ! Vous n'y pensez pas ! Elle est attendue pour demain
matin ; une affaire très-urgente !
— Va pour l'affaire urgente , » s'écria Snavez avec une
verve que je ne lui avais jamais vue.
136 MÉMOIRES AUTOBIOGRAPHIQUES
Le patron s'était retiré dans son petit cabinet , espèce
de second antre et de-caverne intérieure, dont la serrure
laissait parvenir jusqu'à nous un rayon lumineux. Wisp
tremblait des pieds à la tète, il était pâle.
a John, me dit-il, ne trouvez-vous pas qu'il fait froid.'^
moi, j'ai froid. Allons, voici le grand moment! Approchez
donc un peu , et regardez par le trou de la serrure à quoi
ce vieux drille peut être occupé !
— Il compte et recompte;.... des billets de banque,
ma foi I
— Les billets de banque de Wilmot ! c'est certain !...
Fais-moi place, mon petit John! Lunettes sur le
nez ,... oui 5... un , deux , trois, quatre , cinq... dix...
vingt Il additionne Agréable opération ! Ce cher
Snavez ! Où va-t-il les evjlaquer ? le drôle qu'il est. »
Wisp me poussa ^ la clef tourna légèrement dans la ser-
rure -, j'aperçus l'avoué qui se hâtait de serrer tous les
billets dans un portefeuille. Wisp et moi nous fîmes deux
enjambées énormes qui nous reportèrent d'un seul élan
à nos places respectives. Le patron se montra presque
aussitôt, le chapeau sur les yeux , le front caché, la re-
dingote hermétiquement boutonnée.
« Allons , messieurs, nous nous reverrons demain ; je
serai ici de très-bonne heure... Mais , qu'est-ce que cela
veut dire , Wisp ? la porte de la rue est fermée î
— La porte de la rue est fermée , répéta Wisp comme
un écho enroué.
— Pourquoi cela , monsieur ^
— Mais , monsieur, il y a long-tems que nos appoin-
temens courent! Ils courent si bien que nous ne les
attrapons pas ; et nous avons besoin , vraiment besoin I
— Ah! vos appointemensT c'est là ce que vous vou-
lez ? Et le petit John , est-il de la conspiration ?»
DE JOHN KETCH. 137
Je murmurai je ne sais quelles inintelligibles phrases ,
dans le sens de la révolte.
« Très - bien ! deux polissons qui veulent me faire la
loi ! Je vous paierai demain , maître Wisp ^ demain , en-
tendez-vous ? et jamais vous ne remettrez le pied ici.
— Vous me paierez ce soir, M. Jabel Snavez , s'il vous
plait. Je ne peux plus attendre.
— Vous ne pouvez pas ?
— Non , non , je ne peux pas ! (Et le commis s'avança
résolument vers le patron.) J'ai un petit mot à vous dire.
L'argent de Wilmot est dans votre poche.
— Quand cela serait!... Mais cela n'est pas !
— Bah! M. Snavez ! pas de couleurs, si vous voulez
bien ! J'ai tout vu par le trou de la serrure.
— Voilà une conduite bien extraordinaire Que pré-
tendez-vous ?... que voulez-vous !... Je vais porter cet ar-
gent chez Wilmot.
— Oui da ! chez "W ilmot ! »
Et le rusé Wisp , qui n'ignorait ni la langue ni la pan-
tomime de Newgate , indiquait par un gesle expressif,
en lançant sa main par-dessus son épaule, sa parfaite in-
crédulité.
« On peut s'entendre , après tout ( reprit Snavez , ti-
rant de sa poche une bourse dont le poids et le son char-
maient l'oreille et les yeux). Vous voulez vos appointe-
mens , Wisp^ vous les aurez. »
Wisp s'était levé 5 il avait tourné le dos à la cheminée,
levé sa jambe d'un air nonchalant , chauffé la semelle de
sa botte trouée, et attendu l'effet de son attaque.
<c Cela ne suffit pas ! s'écria- 1-11.
— Cela ne suffit pas? rugit l'avoué.
— Non , cela ne suffit pas , » répéta l'autre en con-
trefaisant le patron ; et , s'approchant de lui , plaçant son
138 MÉMOinES AUTOBIOGRAPHIQUES
visage sur une ligne absolument parallèle à l'autre visage
étonné: «Tenez , Snavez, en deux mots 5 vous avez Tar-
gent de Wilmot, et vous allez happer le taillis. Voilà
l'histoire. C'est drôle, n'est-ce pas ? »
Je n'ai jamais vu d'homme ressembler à une pierre
autant que M. Snavez dans le moment dont je parle. Il
s'assit ; il lui fallut une ou deux minutes pour se remettre.
« Mais, mon cher Wisp (il s'essuyait le front), que
venez-vous me dire là? Vos paroles sont d'un vague ef-
frayant. Je n'ai pas ces intentions ; et si je les avais, cela
ne vous regarderait nullement. Demain matin , mon bon
ami , nous arrangerons cette affaire.
— Oh! pour cela, n'y comptez pas. John! va chez
Wilmot, lui dire
— Wisp ! Wisp î interrompit l'avoué d'un ton sup-
pliant qui faisait pitié 5 soyez bon enfant-, que voulez-vous,
après tout.^
— Deux cents livres sterling .' »
Jabel répéta ces mots d'une voix sifflante et rauque .
« Oui ! continua Wisp 5 à l'instant même , s'il vous
plait ! Je ne suis pas d'humeur à vous attendre , entendez-
vous ?
— Jamais !
— Eh bien , choisissez ! Vous perdrez deux cents li-
vres, ou vous rendrez tout à Wilmot.
— Allons ! s'écria Snavez d'un air décidé 5 voilà les
deux cents livres ^ signez un reçu, ils sont à vous !
— Très-volontiers : Reçu de M. Jabel deux cents li-
vres sterling , sur les deux mille et quelques livres ap-
partenant à M. Wilmot. Montrerez-vous ce beau pa-
pier ? »
Snavez poussa un long et triste soupir, et remit à Wisp
les deux cents livres ^ Wisp ouvrit la porte.
DE JOHN KETCH. 139
« Que le diable vous conduise, dit le patron qui se
hâtait de fuir !
— Qu'il vous étoufle! répondit Wisp en refermant la
porte. Eh bien ! mon petit John , qu'en dis-tu.^ N'est-ce
pas là une belle action ? Ne te fais-je pas commencer
chenuement la vie ? Tu auras cinquante livres sterling à
dépenser , petit pègre que tu es ! Pas un mot chez ton
oncle, ni à la taverne, en tends -tu ? m
J'étais ravi de ce dénouement , qui me lançait dans le
monde d'une manière un peu honorable. Le profit m'était
arrivé de seconde main -, je n'avais pas même pris part à
la transaction 5 'mais si jamais une pensée du juste et de
l'injuste était née dans mon cerveau, ce premier événe-
ment l'avait complètement éteinte. Grâce au gain que me
procurait mon ami Wisp et à celui qu'il s'était attribué ,
nous reparûmes brillans à l'auberge de la Bouteille et de
la Pie. Un nouveau logement nous reçut tous deux, et
nous dimes adieu pour jamais à l'étude enfumée de Jabel.
Ingrats que nous étions ! Cette étude ne nous avait-elle
pas donné les premiers élémens de notre force future?
Jabel, qui avait pris ses précautions , ne reparut oncques
dans les enviroHsde son repaire, et la douleur de Wilmot
fut égale à l'ardeur de l'espérance qui Tavait déçu. Me de-
raandera-t-on si je n'eus pas pitié de la destinée du pauvre
homme ? J'avoue ingénuement que je n'y pensai pas : les
cinquante livres sterling et l'exemple de Wisp m'absor-
baient. Je n'ai jamais vu grande nécessité à s'occuper des
affaires d' autrui. Chacun s'arrange comme il peut.
Mon oncle avait toujours pensé de même. Mais quelle
fut ma surprise d'apprendre que la vive compagne de ce
fonctionnaire public était partie avec l'avoué Jabel ? Depuis
long-tems , ce dernier était fort intime avec M"""" Jack
Ketch, et il ne m'avait accueilli dans son étude que pour
140 MÉMOIRES AUTOBIOGRAPHIQUES DE JOHN KETCH.
faire disparaître un surveillant incommode. Mon oncle
redevenu libre me tendit et me serra la main avec une
vivacité qui m'étonna :
« Ah I s'écria-t-il ! Jabel ! Jabel ! je ne l'oublierai ja-
mais ! »
C'était la reconnaissance et non la douleur qui parlait.
Comment ai-je frayé ma route, une route si bien frayée.'*
Comment , toujours mêlé à des entreprises de la nature
de celle que je viens de décrire , ai-je fini par obtenir la
place que j'occupe? Comment enfin le premier objet de
mes soins officiels a-t-il été ce Wilmot , dont les guinées
m'avaient donné la première leçon d^adresse.'* comment
après avoir été complice de ceux qui le débarrassèrent de
sa fortune , fus-je destiné à le débarrasser d'une vie im-
portune? Peut-être récrirai-je quelque jour.
( Ketch! s ^ utobiogrnphj .)
ADMINISTRATION D'UNE FERME,
SES DLPE^'SES ET SES REVENUS (t).
Il y a beaucoup d'agriculteurs qui pensent que le bé-
néfice d une exploitation rurale est proportionné à l'é-
tendue des terres dont elle se compose : c'est une erreur,
la terre ne donne des profits qu'autant qu'elle est culti-
vée d'une manière convenable. Le meilleur sol , mal ex-
ploité , peut rester improductif, comme à force de soins
on peut tirer parti du terrain le plus ingrat. Partons d'a-
bord de ce principe , qu'on ne peut bien cultiver si l'on
ne possède les capitaux nécessaires. Sans contredit , il
n'y a point de spéculation qui offre un placement plus
assuré qu'une exploitation rurale- mais il faut que les
fonds y soient versés largement et avec discernement.
Avec une gestion sage et éclairée , il est prouvé que l'in-
térêt de la mise de fonds est toujours proportionné à l'im-
portance du capital. Ainsi , un fermier intelligent doit
(1) Note du tr. Les données positives et les observations judi-
cieuses contenues dans cet article nous ont paru duu intérct assez
général pour être reproduites dans noire recueil. C'est à une Revue
spéciale justement estimée en Angleterre que nous les avons em-
pruntés
142 ADMINISTRATION »'t3NE FERME
être liès-circonspect relativement à la quantité de terres
qu'il afferme. Tel s'est ruiné dans une grande exploita-
tion, qui aurait fait ses affaires dans une entreprise moins
considérable.
Depuis l'introduction du système de l'alternat, l'agri-
culture exige beaucoup plus de capitaux qu'autrefois.
Avec le système des jachères , les dépenses se bornaient
aux seuls frais de labour. Maintenant, au contraire, une
ferme , où il ne se trouve pas un acre de pâturage, entre-
tient un troupeau de vaches dont la nourriture coûte plus
cher que tous les frais de culture à la fois. Mais aussi
le produit est proportionné à la dépense. Dans les mauvais
terrains de Norfolk , où l'alternat est en vigueur, on ob-
tient plus de grain et de viande de boucherie que dans
les bons terrains des autres comtés où l'agriculture est
moins avancée. Règle générale, plus on peut nourrir de
bétail sur un terrain donné , mieux ce terrain sera fumé ,
et mieux il sera fumé, plus il produira. Par conséquent,
de deux fermiers ensemençant en grain la même étendue
de terre , celui qui possède le troupeau le plus nombreux
récoltera le plus de grain, indépendamment des autres
profits que procure le bétail. liqfi')
Quelle est l'étendue qu'une ferme doit raisonnablement
avoir ? c'est un point sur lequel les économistes ne sont
pas d'accord. Il est certain que plus le champ ouvert
à l'industrie est vaste , plus elle a le moyen de s'y déve-
lopper 5 c'est ce qui a fait que pendant les dernières guer-
res, lorsque les capitaux refluaient vers l'agriculture,
beaucoup de propriétaires avaient réuni plusieurs fermes
en une seule. Aujourd'hui, on revient de cet engoue-
ment, et dans plusieurs districts, un grand nombre de
familles trouvent à vivre avec aisance sur le produit de
quelques acres seulement.
SES DÉPENSES ET SES REVENUS, 143
Quoique en règle générale il soit reconnu que chacun
a le droit de donner à son industrie tout le développe-
ment qu'il désire , cependant les économistes ont pensé
qu'un agriculteur expérimenté avait assez à faire de cul-
tiver par lui-même trois à quatre cents acres de terre.
Ils ont considéré que dans une ferme d'une plus grande
étendue, les terres placées hors d'un certain rayon de-
vaient, en échappant à la surveillance du fermier , lui
occasioner des pertes de tems et de travail sans profits re-
latifs. Par amhition et par vanilé , beaucoup de cultiva-
teurs visent à prendre des fermes disproportionnées à
leurs moyens. Celle faute a les plus graves conséquences.
Le fermier qui ne se charge juste que du nombre cVacres
qu'il croit pouvoir cultiver convenablement, sauf à l'aug-
menter par la suite , en tire tout le parti qu'il est possible
d'en tirer. Ses engagemens ne l'écrasent pas 5 il conserve
sa tranquillité d'esprit , et jette en même tems les fonde-
mens de sa fortune future.
Les procédés agricoles varient tellement, selon les loca-
lités, qu'il serait futile d'entrer dans des calculs de détail
pour établir la somme nécessaire à l'exploitation d'une
ferme , ainsi que les dépenses qu'elle occasione^ nous ne
donnerons ici que des généralités. En prenant pour base
une terre de moyenne qualité, soumise à un système de
culture ordinaire, et en supposant tout le matériel en bon
état, il faut calculer sur une mise de fonds de 7 à 10
liv. st. par acre. Peut-être avec moins pourrait-on se tirer
d'affaire en développant de grands moyens d'industrie;
mais il est certain que cette somme est nécessaire pour
mettre le fermier en état de donner à la propriété tous
les amendemens que son intérêt exige.
Voici comment un ouvrage très-estimé établit les pre-
miers frais de mise en exploitation d'une ferme de 150
1 44 ADMINISTRATION d'uNE FERME
acres, dont un tiers en prairies ou pâturages, elle reste
en terres de labour.
Liv. st.
à chevaux de chaiTue à 30 liv. st 120 3,000
1 de trait 30 750
CLarrues et harnais 40 1, 000
Voitures et ustensiles divers 200 5,000
10 vaches à 17 liv 170 A, 250
1 taureau 18 450
50 moutons à ZiO sh 100 2,500
1 bélier 5 100
Porcs et leur nounûture 10 200 '
2 garçons de charrue (gages pour un an). . . . 72 1,800
1 gardien pour les vaches — .... 30 750
2 hommes de peine — .... 50 1,250
1 enfant — .... 3 75
2 femmes — .... 12 300
(îrains de diverses qualités pour semailles. ... 50 1,250
Frais de moisson et de rentrée 55 1,875
Frais d'entretien de 5 chevaux 100 2,500
Fermage des 6 premiers mois 112 2 ,875
Frais de nourriture pendant un an 100 2,500
Noiu-riture du bétail pendant un an 150 3 ,750
Total 1,427 35,600
Le revenu qu'on peut retirer d'un semblable établis-
sement et d'un tel capital dépend de tant de circonstan-
ces , qu'il est impossible de préciser un chiffre. L'intel-
ligence du fermier, la plus ou moins grande proximité
d'un marché, d'un port de mer, d'une grande ville, les
différentes espèces de denrées consommées dans le pays,
et mille autres considérations, influent tellement sur la
somme des revenus, qu'ils varient depuis 5 jusqu'à 15
p. Vc
L'époque et le mode d'entrée en jouissance d'une ferme
sont pour le fermier des considérations de la plus haute
importance. En Ecosse , où généralement on comprend
fort bien tout ce qui a rapport aux conventions de cette
SCS DÉPENSES ET SES nEVEKLS. 145
nature, l'époque fixée ordinairement pour l'entrée en
jouissance des bàlimens, des terres en jachères et des pâ-
turages permanens , est la Pentecôte. Le fermier sortant
reste en possession des terres labourées jusqu'à l'enlève-
ment de la récolte. Dans le nord de l'Angleterre on a
adopté la même époque, ou bien le 1*' mai. Dans le midi,
où Ton s'occupe beaucoup plus de l'élève des bestiaux ,
l'époque généralement choisie pour l'entrée en jouissance
est la Saint-Michel ou la Chandeleur.
Dans les pavs où prévaut le système des jachères, l'é-
poque de la Pentecôte est la plus convenable. Car le suc-
cès de la récolte à venir dépend en grande partie de la
manière dont la préparation des terres aura été faite.
Le fermier sortant , n'ayant d'autre intérêt que celui de
rentrer dans ses déboursés , peut ne pas y mettre tous
les soins convenables. Il est donc essentiel que le fermier
entrant soit mis en possession des terres en jachères as-
sez à tems pour les préparer lui-même. Il ne peut en cela
faire aucun tort à son devancier ; mais il n'en serait pas
ainsi s'il entrait en même tems en jouissance des pâ-
turages : il pourrait alors mettre le fermier sortant dans
la nécessité de se défaire de son bétail dans un moment
défavorable.
Dans les districts où le sol est léger, et où, par consé-
quent , la facilité de semer en prairies dispense de mettre
régulièrement une partie des terres en jachères , l'époque
de la Saint -Michel offre l'avantage d'établir une démar-
cation bien tranchée entre les intérêts du fermier entrant
et ceux du fermier sortant, qui en général sont assez mal
intentionnés l'un pour l'autre. Cette délimitation s'opère
encore mieux depuis qu'on a adopté l'usage d'acheter la
récolte d'avance par évaluation. Dans ce cas le fermier
acheteur a des facilités pour le paiement en donnant des
XV. 10
146 ADMINISTHATION d'une FERME,
garanties. Si les deux fermiers ne peuvent s'entendre à
cet épard, le sortant conserve la disposition des granges
jusqu'au mois de mai suivant.
Dans les pays à pâturages , l'époque de la Chandeleur
est évidemment préférable. Mais on ne pourrait l'adop-
ter sans de graves inconvéniens pour les terres de la])our.
Ainsi, chacune de ces époques a ses avantages et ses
inconvéniens. Le fermier doit prendie son parti là-dessus 5
car il est rare cju'il .soit maître de choisir le moment de
la prise en possession. Cela dépend en général de l'expi-
ration du bail; mais une chose très-importante pour lui,
c'est de bien stipuler les clauses de son contrat.
En Ecosse, la paille et le fumier sont considérés comme
tenant au sol 5 par conséquent ils appartiennent sans in-
demnité au fermier entrant. Cet usage existe aussi dans
plusieurs comtés d'Angleterre. Au premier abord , cet
usa^e parait également avantageux aux deux parties : cela
est vrai , quant à !a paille. Le fermier entrant y trouve
un bénéfice, et le sortant n'y perd rien, pulsqu'à son
entrée il a joui de la même faveur. Il n'en est pas de
même pour le fumier. Le fermier sortant n'a point inté-
rêt à diminuer la quanlilé de la paille, puisque le grain
y est adhéient j mais il n'est point intéressé à conserver
le fumier. Or, comme l'engrais est d'une grande impor-
tance, il vaut mieux en trouver une quantité considé-
rable en bon état, à un prix raisonnable, que d'avoir
pour rien les miséraîiles balayures des cours ei des é ta-
bles. La meilleure méthode serait donc de stipuler que
les fumiers seront laissés au fermier entrant à prix dé-
battu.
En Irlande , il n'y a point d'usages établis pour l'en-
trée en jouissance. Lors même que les baux contiennent
à cet é^^ard des clauses particulières , elles sont rarement
SES DÉPENSES ET SES REVENUS, 1 47
observées. En général, le fermier sortant épuise les ter-
res pendant les dernières années de son bail , et enlève
tout ce qui peut avoir quelque valeur. Il ne demande
rien à son successeur, mais aussi il ne lui laisse rien, pas
même quelquefois les bàtiraens de la ferme. Il n'est pas
rare de voir dans ce pays des baux passés pour trois gé-
nérations. Alors il est d'usage que le fermier conslruise
pour lui-même les bàtimens nécessaires à son logement et
à l'exploitation de la ferme. Mais rien ne règle la somme
qui doit être employée à ces constructions : et comme les
capitaux sont rares en Irlande, il se contente d'élever des
espèces de chenils propres tout au plus à le mettre à cou-
Tcrt lui et ses bestiaux. A fin de bail , il les abandonne
dans un état complet de dilapidation.
Dans la plupart des (*omtés d'Angleterre , le labour, le
demi-labour, les engrais et les semailles se cèdent du fer-
mier sortant au fermier entrant à prix débattu. Ces es-
timations se font par deux personnes choisies par les par-
ties. En cas de contestation , ces expert* en choisissent
un troisième qui les met d'accord. Ces précautions sem-
bleraient devoir offrir toute sécurité au preneur ^ cepen-
dant il faut qu'il veille bien à ses intérêts, s'il ne veut,
dès son entrée en possession, se voir imposer des charges
qui peuvent influer d'une manière funeste sur la suite de
ses opérations.
On a long-tems cherché à établir, d'une manière pré-
cise, quel devait être le montant de la rente à laquelle a
droit le propriétaire du sol. Les premières allusions rela-
tives à cet objet sont dans l'Ecriture- Sainte, le droit du
propriétaire y est fixé au cinquième de la récolte. Dans
les lems féodaux , le fermage se composait du paiement
en nature d'une certaine, portion des produits de la terre
et de quelques services personnels imposés aux fermiers.
148 ADMINISTRATION D^UNE FERME,
On trouve encore des traces de ces usages dans les mon-
tagnes de l'Ecosse et en Irlande , où les petits fermiers
ou sous-fermiers paient souvent leur fermage en corvées.
Lorsqu'on établit en Angleterre le fermage en argent , on
l'évalua à un tiers environ de la valeur du produit. Tant
que le labour fut le seul procédé employé à la produc-
tion , et que l'élève des bestiaux se borna à la consom-
mation du fourrage produit par les localités , ce calcul
fut facile à établir^ mais à mesure que le système d'ex-
ploitation s'est agrandi, il est devenu plus difficile d'éla-
blir et d'appliquer les proportions. Le docteur Anderson,
sir Edouard West et Malthus, sont les premiers écrivains
qui ont établi les bases de la théorie de la rente de la
terre. Ricardo, Mac-Culloch et Torrens, disent que la
rente doit être cette partie du produit agricole qui reste
après que les frais de la production ont été prélevés. Cette
définition n'est pas assez explicite. En bonne justice, le
montant de la rente due au propriétaire doit être ce qui
reste de bénéfice , toutes charges payées et prélèvement
fait de ce qui appartient au fermier tant pour ses soins
ei peines que pour l'indemnité de ses risques et l'intérêt
de son capital. Mais il est clair que le revenu du pro-
priétaire doit être calculé sur le surplus du bénéfice pro-
duit par les procédés de culture généralement en usage
dans le pays. Il ne peut avoir aucun droit sur les profils
additionnels qui résulteront de l'intelligence supérieure
ou des capitaux du fermier. S'il élevait des prétentions
de cette nature , elles seraient absurdes et injustes; si elles
étaient admises elles auraient pour résultat d'empêcher
toute espèce d'amélioration.
Le taux du fermage ne peut et ne doit donc être
que l'objet de conventions particulières où chacune des
parties cherche à se procurer un avantage sur l'autre ,
SES DÉPENSES ET SES REVENl'S. 1 49
mais la plupart du tems sans y réussir d'une manière
bien sensible , car la valeur d'une terre est toujours
connue à peu de chose près par l'expérience et par les
observations des voisins.
Au mode de fermajO[e en argent établi d'une manière
fixe , on en a substitué un autre, variable selon le cours
des grains , et qui , bien que payable en argent , se
nomme fermage en blé. Cette métbode présente aussi
des inconvéniens. Il est évident que le fermage doit se
prélever sur les profits de l'exploitation : or , d'après le
système dont nous parlons , il ne peut être en proportion
constante avec ces profits. Supposons, par exemple, que
100 acres de terre soient affermés à 24 schel. l'acre , ou
120 liv. par an 5 que le prix du blé soit fixé à 60 schel.
le quarter, et que le fermage augmente ou diminue de
2 schel. par acre pour chaque augmentation ou dimi-
nution de 5 schel. dans le prix du grain -, supposons en-
core que la terre produise, année commune, 24 boisseaux
par acre. Comme le prix du grain dépend nécessairement
de la récolte générale du royaume , et que les produits
d'une ferme doivent nécessairement être en rapport direct
avec ceux de la totalité des terres du pays, il s'ensuit que
si le blé s'élève à 65 schel., la quantité produite ne sera
que de 22 boisseaux qui donneront au fermier un peu
moins que les 24 boisseaux des années ordinaires. Il n'en
devra pas moins payer un fermage de 130 liv. au lieu de
120 liv. Prenons l'inverse. Le blé descend à 55 schel.,
mais le produit s'élève alors à 26 boisseaux , ce qui met
le bénéfice du fermier au niveau de celui des années ordi-
naires -, et pourtant il n'aura à payer qu'un fermage de
100 liv. Il peut se présenter des inconvéniens plus graves
encore. Dans une ferme conduite d'après le système raixle,^
lÔO ADMINISTRATION d'uNE FERME ,
le prix du grain et celui du bétail se trouveront souvent,
l'un très-élevé , l'autre très^bas. Ce n'est pas seulement
avec le blé qu'on paie le fermage. Le fermier, dans ce cas,
verra ses intérêts gravement compronlis-, car il doit payer
un fermage calculé sur le prix d'un article exorbitam-
ment élevé , avec le produit d'un article réduit à une dé-
préciation proportionnée. On objectera que l'état géné-
ral des marchés tend à égaliser le prix des divers produits
des fermes , et que le cas signalé est excessivement rare.
Mais il suffit qu'il puisse se présenter 5 aussi est-il d'usage
dans les contrats de cette nature de fixer au prix du fer-
mage un maximum et un minimum qui ne peut être dé-
passé. Cette mesure peut prévenir des abus 5 mais, selon
nous, la méthode la plus convenable est de convenijr une
fois pour toutes d'une somme fixe.
Un point sur lequel les économistes n'ont pu réussir à
se mettre d'accord, c'est la durée que l'on doit donner
aux baux à fermes. Il y a beaucoup de propriétaires qui
refusent d'affermer leurs terres pour plus d'une année.
Cela a lieu surtout dans un grand nombre de terres sei-
gneuriales ; et cependant on y 'voit des fermiers , nom-
més alors feniiiers à Vannée , qui exploitent de père en
fils depuis plusieurs générations. Ces fermiers considèrent
leurs droits comme tellement assurés , qu'ils n'hésitent
pas à placer dans leur exploitation des capitaux considé-
rables : et, en général, ces sortes de fermes sont cultivées
d'une manière admirable. Toutefois , on doit considérer
ces cas comme des exceptions à la règle générale , et
non comme des exemples à suivre. Quelle que soit la con-
fiance qu'ait un fermier dans la parole de son proprié-
taire , la loi lui accorde des .o-aranlJes plus assurées , sur-
tout en cas de décès de ce dernier. Les améliorations qui
SES DÉPENSES ET SES REVENUS. 151
ont rendu Norfolk célèbre par son agricuUure ne datent
que de Tépoque où l'on y a introduit les baux de vinj^t-
et un ans. C'est aussi à l'établissement des baux à long
cours que l'Ecosse doit les progrès de son agriculture.
Nous avons entendu citer comme une injustice l'usage
généralement suivi par les propriétaires, d'augmenter le
fermage à l'expiration du bail, en proportion des amé-
liorations que le fermier a établies. Nous serions de cet
avis si le fermier n'avait pas profité le premier de ces
améliorations. Mais il faut considérer qu'il a travaillé
avec les capitaux du propriétaire en même tems qu'avec
les siens propres , et du moment qu'il a obtenu les résul-
tats qu'il se proposait , il ne doit pas plus regretter les pro-
fits du maître, qu'il ne regrette ceux du meunier et ceux
du filateur de laine. On voit pourtant tous les jours des
fermiers reculer devant une amélioration qui leur procu-
rerait un avantage immédiat 5 et cela dans la crainte que
ce soit par la suite une cause d'augmentation de bail.
Il est clair qu'au fond le propriétaire et le fermier ont
un intérêt commun : mais ils l'envisaffent sous des faces
ï o
opposées -, de là vient qu'au lieu de s'assister, ils se con-
trecarrent mutuellement. L'un désire tirer de ses terres
le plus possible, et l'autre paver le moins possible. Or
pour rendre moins sensible les collisions d'intérêts, le
bail doit avoir une certaine durée qui permette au fermier
de retirer les prémices de ses améliorations. L'intérêt du
propriétaire est donc de donner au fermier un bail dont
la durée l'engage à faire des sacrifices dont ils recueille-
ront le fruit tous les deux à une époque donnée. Mais ce
n'est point ainsi que raisonnent des propriétaires à vues
étroites. Jaloux de tirer de leurs terres un produit que
souvent ils exagèrent dans leur imagination , ils limitent
152 ADMIMSTRATION d'uNE FEUME,
la durée de leurs baux dans l'espérance de pouvoir les
augmenter plus fréquemment. De son côté, le fermier se
garde bien de rien faire qui augmente la valeur de la pro-
priété 5 et tout le monde y perd.
Tels qu'ils sont maintenant les baux à fermes contien-
nent encore des clauses absurdes fondées sur des systè-
mes d'agriculture surannés. Gela provient en général
de ce que le propriétaire ou son agent n'entendent rien à
la culture des terres, et trouvent plus commode d'adbé-
rer à de vieux usages , et de suivre un plan tout tracé.
C'est ainsi que les habitudes vicieuses se propagent. Le
premier honnête homme venu peut être régisseur d'une
propriété ; et tout homme d'affaires peut rédiger un bail
quand les clauses principales ont été arrêtées ; mais il
faudrait que ces clauses fussent adaptées à chaque ferme
en particulier , et qu'on se livrât un peu plus à la discré-
tion du fermier lorsqu'il offre des garanties. Loin de nous
de conseiller aux propriétaires une confiance illimitée ;
nous disons seulement que , tout en mettant le fermier
dans l'impossibilité de faire mal , il ne faut pas le mettre
dans l'impuissance de faire bien.
Voici quelles sont en général les clauses d'un bail à
ferme : nous ne parlons point de celles qui règlent la ma-
nière dont les cultures seront alternées.
Le contrat précise la grandeur et les détails de la ferme,
l'époque de l'entrée et la durée du bail. Le propriétaire
se réserve tous les minéraux qui peuvent être enfouis sous
le sol , et les arbres plantés ou à croître à la surface, avec
le droit de creuser et d'abattre en cas d'exploitation des
uns et des autres, sauf dédommagement convenable. Il
stipule le droit de reprendre telle ou telle portion de terre
qu'il voudrait mettre en bois, en avertissant le fermier
SES DÉPENSES ET SES REVENUS. 153
un an d'avance. Il se réserve le droit de chasse pour lui
et ses amis , et s'oblige à poursuivre à ses frais les délits
de braconnaffe commis sur la propriété.
De son côté le fermier s'oblige :
1" A payer le fermage d'année en année à des délais
fixés ^ à défaut de quoi le bail peut être résilié^ à acquit-
ter les taxes , et à ne rien sous-louer sans autorisation.
2" A protéger le gibier.
3" A tenir les bàtimens en bon état de réparation ( le
propriétaire fournit les pierres et la chaux). Cette clause
ne comprend point les grosses charpentes ni les murailles.
Les risques d'incendie en sont aussi exceptés.
4° A conserver les futaies , et à ne rien couper dans les
bois sans autorisation.
5° A tenir en bon état les chemins ainsi que les fossés
et les tranchées de dessèchement.
6° A faire de nouvelles tranchées dans certaines por-
tions de terres, à prix débattu.
7° A remplacer les pâtures qu'il voudra mettre en la-
bour, et à ne point dénaturer les pâtures permanentes.
8° A faire consommer le fourrage sur place , ou, s'il
l'enlève, à faire apporter sur les lieux une certaine quan-
tité d'engrais.
9" A fumer et donner la première façon d'une manière
franche et loyale avant l'expiration du bail , sauf les in-
demnités d'usage.
10° A mettre à part dans la dernière année du bail , et
à conserver soigneusement le fumier et la paille non em-
ployés pour être remis au fermier entrant.
11" A entretenir un certain nombre de moutons, et à
les parquer dans l'étendue de la ferme, etc., etc.
Il nous reste à parler des taxes auxquelles le fermier se
154 ADMINISTRATION d'uKE FERME ,
soumet en contractant. La première est la dime ; la se-
conde , la taxe des chemins ,• la troisième , la taxe des
pauvres.
La dime est la plus importante de ces taxes , et la plus
incommode , surtout en raison de la manière dont elle
est perçue. Lorsque le prélèvement a lieu en nature, elle
cause au propriétaire et au fermier un préjudice bien
plus {]Tand que la valeur intrinsèque de l'impôt , puis-
qu'elle prive le sol de la dixième partie de ses en.orais, et
qu'ainsi elle diminue la valeur de la propriété en même
tems que les moyens d'exploitation.
Dans quelques paroisses, les terres sont Tranches de la
dime, ou, en d'autres termes, la dime est réglée selon
d'anciens usages par un tarif appelé niodiis , ce qui l'as-
simile à une rente fixe. De quelque manière qu'elle soit
prélevée, il est du plus grand intérêt pour le fermier en-
trant de s'informer des usages du pays à cet égard.
La dime se divise en trois classes : personnelle, pré-
diale et mixte. La première étant tombée en désuétude,
nous ne parlerons que des deux dernières. La dime pré-
diale , ainsi nommée de prœdium , propriété foncière, se
prélève sur tous les produits de la terre 5 elle est exigible
lorsque la récoite a eu lieu. La dime mixte se prélève sur
tous les animaux à quelques exceptions près, nourris
dans la ferme , ainsi que sur leur produit. Tous ces ob-
jets sont compris dans deux catégories générales nommées
grande dime et petite dime. La grande dime comprend
le blé, les légumes, les foins et le menu bois, en un mot
tous les objets qui sont susceptibles d'être liés; aussi
dans les lois canoniques on l'appelle le dixième des ger-
bes, decimœ garbarum. La petite dime se compose des
articles qui échappent à la grande comme l'herbe qui
SES DÉPENSES ET SES JIEVENUS. 155
est destinée à être broutée, les fruits , les animaux do-
mestiques , la cire et le miel. Toutes deux sont régies
par les mémos principes.
Les réglemens qui ont établi la Laxe des chemins por-
tent que toute personne possédant un waggon, un cbariot
ou un tombereau, avec trois chevaux de trait au moins ,
et faisant valoir dans la paroisse des terres produisant au
moins une valeur annuelle de 50 liv. st., devra, chaque
année, pendant six jours, à la réquisition des ingénieurs
civils, signifiée quatre jours d'avance , envoyer un cha-
riot attelé , avec tous les ustensiles convenables et deux
hommes valides , pour travailler à entretenir les roules
de la paroisse. Les personnes possédant un revenu de
plus de 50 liv. st. fournissent autant de chariots addi-
tionnels que leur revenu égale de fois cette somme.
Les personnes qui nourrissent trois chevaux, mais dont
le revenu n'est que de 30 liv. st. , ne sont tenus d'en-
voyer qu'un homme de peine.
Les chevaux d'une ferme peuvent encore être requis
pour le transport des troupes , mais cela arrive très-ra-
rement.
La taxe des^pauvres qui , sous la dénomination de
/)007' rate , pèse d'une manière si exorbitante sur la pro-
priété territoriale d'Angleterre, date delà dissolution des
monastères sous le règne de Henri VÏÏL Une foule de
personnes âgées et infirmes qui étaient à la charge de ces
établissemens se trouvèrent sans moyen de subsistance,
et il fallut que la charité publique prit soin de les nour-
rir. Sous le règne d'Elisabeth, une loi ordonna que dans
chaque paroisse il serait levé, chaque semaine, ou autre-
ment, sur tout habitant possédant des terres , des mai-
sons, des bois, des mines de charbon, etc. , une somme
d'argent qui serait consacrée à cicheter de la filasse , de la
156 AD>fIi\rSTRATION D UNE FERME , ETC.
laine, etc., pour fournir du travail aux pauvres, et pour
nourrir ceux que leur à^^e et leurs infirmités rendraient
incapables de travailler.
En conséquence de cette loi , dont les principales dis-
positions sont encore en vigueur , toutes les propriétés
sont assujéties à la taxe des pauvres. Si quelqu'un trouve
qu'il a été imposé trop haut, il a le droit de réclamer de-
vant la justice de la paroisse-, mais il doit provisoire-
ment payer la taxe 5 à défaut de paiement les magistrats
compétens ont le droit de faire saisir ses meubles.
Cette dernière taxe, contre laquelle tant de réclama-
tions se sont élevées , est une des plaies du pays ; et
comme tant d'autres institutions utiles mais détournées
de leur but primitif, il est à craindre qu'elle n'augmente
et n'envenime le mal qu'elle était destinée à guérir.
Il nous resterait maintenant à parler du mode de ré-
partition de l'impôt territorial , et à indiquer comment il
affecte le propriétaire et le fermier. Mais cette question ,
encore si mal comprise, pour être traitée d'une manière
convenable , demanderait trop de développemens , et sor-
tirait du cadre de cet article.
(Oiiat'terlj Journal of y^ g i {culture.)
^s\^h((ÎUn<($.
PRÊTEURS ET E3IPRI i>TEURS.
Je ne connais que deux races d'hommes. Que l'angle
facial soit aigu ou obtus, que rëbène ou l'albâtre brillent
sur le visage, peu importe; toutes ces distinctions s'effa-
cent. Lessavans n'ont pas le sens commun, lorsqu'ils s'a-
musent à classer les hommes en races gothiques , celti-
ques , Scandinaves , hindo-germaniques : classifications
impertinentes qui se réduisent toutes à une grande dis-
tinction élémentaire, et retombent dans deux classes uni-
ques , séparées par une ligne de démarcation infranchis-
sable. Le doigt de Dieu a tracé cette ligne , la société a
reconnu cette distinction. Historiens et philosophes, soyez
attentifs. L'homme qui emprunte se place à droite, et
l'homme qui prête, à gauche ; c'est ainsi que l'humanité
se présentera au jour du jugement, dans la grande vallée
de Josaphat.
La race qui emprunte est la race noble , la race par
excellence. Une supériorité native , une sorte de souve-
raineté d'instinct se laissent apercevoir sur ses traits, dans
son regard , dans son attitude. La race qui prête est dé-
gradée. Contemplez-la : on croit lire sur son front triste
et pensif la nécessité du servage, la condition de l'obéis-
sance. Née pour être utile , et non pour dominer ; faite
pour être exploitée et non pour exploiter , elle a quel-
158 PRÊTEURS ET EMPRUNTEURS.
que chose de soupçonneux, d'humble, de triste, qui
contraste avec l'air ouvert et sans façon, l'air de confiance
et de conquête, la bonne humeur constante, l'aimable
audace, la généreuse naïveté de l'emprunteur. A la race
des préteurs appartiennent tous les juifs que leur usure
a flétris. A la race noble des emprunteurs viennent se
rattacher tous les noms honorables , noms de rois et de
princes, de ministres et d'hommes de génie, d'humoristes
et de femmes brillantes : voici Alcibiade 5 plus loin le
joyeux Falstaff-, plus loin encore le spirituel Dufresny, le
brillant Richard Steele , l'éloquent Mirabeau , l'admira-
ble Shéridan ^ la crème et la fleur de l'humanité : su-
blime famille d'emprunteurs qui n'ont pas cessé jusqu'à
leur dernier soupir de prélever sur le monde l'impôt diî
à leur génie , et qui n'ont pas même laissé de quoi suffire
à leurs frais de funérailles.
La santé brille sur le front de l'emprunteur, le sourire
épanouit sa lèvre rose 5 quel air d'heureuse et charmante
insouciance dislingue ce favori de la nature ! comme il
est radieux ! quelle douce confiance dans la Providence
et le sort ! Le tien et le mien , ces deux sources de toutes
les guerres , de toutes les disputes , de toutes les misères
humaines , s'effacent et se confondent à ses yeux ! quel mé-
pris pour le vil métal dont l'éclat séduit les hommes! L'a-
venir ne l'effraie pas , le passé n'a point de terreur pour
lui, le présent ne l'inquiète jamais; il vit tranquille ,
comme le lis des champs , comme la fleur des monta-
gnes. Jamais grammairien n'a réduit le langage à ce point
de simplicité primitive. Tous les dictionnaires, selon lui,
se réduisent à deux ou trois mots ; tout est à moi l ïl voit
clairement les bases du contrat social , et détruisant
les vaines distinctions inventées par les législateurs , il a
pour principe fondamental la communauté originelle des
PRÉTEURS ET EMPP.UNTEUUS. 159
biens. \'i\e remprunteur ! il n'y a que lui qui sache user
(le la vie ; c'est le seul aristocrate de l'univers.
Je n'aime pas en général le système de nos im-
pôts. Est-il rien de plus dur et de plus sévère qu'un
percepteur de contributions? un employé de l'octroi?
rien de plus chagrinant que de voir son revenu écorné
par un homme dont le visage est une menace , et
(jue les recors suivent de près ? L'emprunteur est le seul
qui sache asseoir le système de l'impôt. Grâce à lui, la
taxe que nous payons est volontaire -, il fait disparaître
toutes les traces de supériorité qui nous affligeraient , il
éloigne de nous toute idée d'humiliation ; et bien que l'es-
pace qui vous sépare de lui soit plus vaste que celui qui
séparait le trône d'un empereur romain et la pauvre
femme juive condamnée à payer l'obole , il nous réserve
une jouissance d'orgueil , et trouve moyen de nous con-
vaincre de notre supériorité. Son exaction prend la tour-
nure d'une prière ^ la douce violence de sa parole est une
jouissance pour nous ; les cordons de notre bourse se dé-
tachent d'eux-mêmes, elle s'ouvre sans eiFort, elle cède à
la chaleur embaumée de son éloquence , comme le man-
teau d'un voyageur s'entrouvre aux rayons du soleil
d'été. Oh ! quelle différence entre lui et ces bourreaux de
notre caisse, ces valets de l'écriloire ministériel, ces
exécuteurs des hautes œuvres financières qui viennent
d'un air si rogue réclamer le droit du seigneur ! Il n'a pas
besoin de reçu, il ne prend point de terme, il vous
paiera un jour, il ne sait quand , lorsqu'il plaira à Dieu ,
à Pâques ou à la Trinité , à la première époque que son
imagination lui fournit, ou qui lui vient à la bouche. Les
nobles économistes, Malthus, Ricardo , Say, ou Mac-
culloch, ont-ils jamais atteint cette perfection idéale?
L'emprunteur n'est pas de ces esprits rigides et méti-
160 PRÊTEURS ET EMPRUNTEURS.
culeux, de ces critiques sévères qui y regardent de bien
près lorsqu'on leur fait une proposition ou une offre. L'em-
prunteur est facile de commerce , indulgent pour le pro-
chain : il ne chicane pas , il ne refuse rien , il accepte
toujours. Le flux qui entre dans sa bourse n'a jamais de
reflux ^ il reçoit toutes les offrandes , divinité propice
et favorable aux mortels. En vain l'homme auquel il a
résolu de faire honneur voudrait lutter contre sa destinée,
le sort en est jeté , le filet va se refermer sur sa proie ^
n'essayez pas de vaincre le sort , 6 vous que Dieu a faits
pour prêter ! allez au-devant de la fatalité qui vous ap-
pelle, sachez la rencontrer à moitié chemin et lui faire
bon visage. Point de façons , pas de scrupules j allez tou-
jours, laissez-vous faire. Voyez-le, lui , comme il est pai-
sible et à son aise 5 prenez modèle sur cette noble assu-
rance de l'emprunteur. Un si généreux instrument de la
destinée vous fait-il peur ? Et n'auriez-vous pas honte de
rester en arrière de l'exemple qu'il vous donne ?
Voilà les réflexions que m'a suggérées la mort récente
de mon vieil ami. Ralph Wakeman, décédé mercredi der-
nier au matin, était un vrai modèle, un type. Fils d'une
noble famille et fier d'un nom qui se perd dans la nuit des
souvenirs héroïques de l'Europe, il est mort digne de ses
ancêtres, sans penser à rien , précisément comme il avait
vécu ; car tout bon gentilhomme est de la race des em-
prunteurs. Jamais ses actions et ses sentimens ne furent
indignes de ses pères , jamais il ne s'est abaissé jusqu à
prêter 5 il n'a daigné emprunter qu'aux personnages les
plus nobles et les plus distingués du royaume. De très-
bonne heure , il s'est trouvé maitre d'un revenu considé-
rable. C'était un embarras pour lui 5 et s'il n'y avait pris
garde , il aurait pu tomber naturellement dans la classe
roturière des prêteurs. Loin de lui cette avilissante idéej
PRÉTEURS ET EMPRUNTEURS. 161
avec un beau désintéressement , il a rejeté cet embarras ;
il s'est défait des liens qui l'attachaient au monde.
Il s'est fait libre. Le premier emploi de son intelli-
gence a été de prendre les mesures nécessaires pour
anéantir ce fatal patrimoine , pour se délivrer de ce pe-
sant et triste fardeau. N'est-ce pas chose contraire à tout
ce que la philosophie a de plus sacré, de voir un homme
privé conserver un trésor et des fonds secrets , comme
s'il était roi ou ministre ? Wakeman avait l'ame plus large
et plus grande. Une fois délivré de ce poids terrible , il
marcha dans sa force et dans sa liberté ; rien ne l'arrêta.
Sa carrière s'ouvrit 5 athlète formidable, il commença la
noble vie qui seule lui convenait 5 il fut le roi des em-
prunteurs.
On l'a vu tour à tour à Dublin, à Edimbourg, dans les
montagnes d'Ecosse , autour des lacs du Cumberland : ce
fut une véritable périégèse comme disaient les anciens ,
une tournée triomphale. D'après je ne sais quel calcul ,
que je regarde comme exagéré , un de ses amis affirme
qu'il a soumis à sa dime voyageuse la vingtième partie
deà habitans des Trois-Royaumes. Toujours on prèle aux
riches , toujours on prête aux héros des traits d'hé-
roïsme qui réellement ne leur appartiennent pas. Hercule
n'a pas été aussi vigoureux, ni Achille aussi brave qu'on
Ta supposé. Mais comme j'ai eu l'honneur d'accompagner
mon ami dans quelques-unes de ses promenades triom-
phales , je dois convenir que le nombre de personnes qui
reconnaissaient en lui une supériorité incroyable et lui
payaient tribut sans se plaindre m'a réellement étonné :
ce nombre était prodigieux. Un autre aurait pu s'efFraver
de cette troupe créancière. Pour lui , c'était une p^loire.
11 en faisait orgueilleusement la liste. C'étaient eux qui
alimentaient sa caisse et remplissaient son échiquier.
XV. 11
16^ PRÊTEURS ET EMPRUNTEURS.
Eh bien ! avec tant de ressources , chose merveilleuse !
Wackeman trouvait moyen d'entretenir dans sa caisse
un vide perpétuel. Il était d'une opinion contraire à ces
philosophes qui ont horreur du néant et qui attribuent
à la nature leurs opinions personnelles. « Garder de
l'argent trois jours, s'écriait -il souvent j cet argent
va moisir ! » Contemplez ce large front , cet œil assuré ,
cette face riante , cette tête rejetée en arrière , ce
calme et cette noblesse de physionomie, ce crâne dé-
pouillé de ses plus noirs cheveux et couronné d'une au-
réole grisâtre. Voilà ce que les anciens nommaient cana
Jides, la loyauté blanchie. Point d'excuse à lui offrir ; il
n'en attend pas , il n'en veut pas 5 il n'en recevra aucune.
Lui dire non est aussi impossible qu'il est impossible de
dire oui à ce pauvre personnage , maigre, souffrant, dé-
bile , craintif, à l'œil morne , au sourcil froncé , à la voix
tremblante-, emprunteur bâtard^ ignoble rejeton d'une
grande famille 5 pleureur misérable , qui semble vous
dire : « Maltraitez-moi, je n'ai droit à rien de mieux I »
Admettez la pétition de l'un, annulez celle de l'autre,
vous ne faites que répondre à l'opinion qu'ils ont d'eux-
mêmes 5 c'est les satisfaire tous deux.
Ah ! je n'ai jamais retrouvé d'homme semblable à
mon grand modèle, Wakeman l'emprunteur! Jamais
ce beau type ne renaîtra dans une magnificence aussi
éclatante. Que je regrette ce large cœur ! cette sensibi-
lité expansive! cette idéalité complète! cette su[)ériorité
qui planait au-dessus de tous les intérêts matériels ! Je
n'ai rien retrouvé de comparable parmi vous, race dégé-
nérée , au milieu de hujuelle je suis obligé de vivre, pré-
teurs des tems modernes.
Un tel homme doit posséder avant tout le talent de dé-
penser ; comme il s'y prenait bien, en effet ! quelle mer-
PRÉTEURS KT EMPRCNTKURS. 163
veilleuse facilité à semer rar{';ent ! comme les schellings
s'en allaient , comme les puinées disparaissaient! comme
les bank-notes s'évanouissaient! Je crois qu'il découvrait
des antres inconnus, des cavernes mvstérieuses, au sein
desquelles il faisait disparaître ses trésors. C'est le fond
d'un tonneau^ d'une cuve, d'une houleille, d'une table de
jeu; c'est aussi la poche d'un ami -, c'est un caprice ; c'est
une fantaisie poétique; souvent ce n'est rien; et Taraient
tombe et s'enyloutit au sein d'une fosse magique , sans
que personne puisse deviner comment et pourquoi cet
évanouissement extraordinaire s'est opéré.
Pourquoi en effet notre homme concevrait-il la plus
légère inquiétude.^ le premier venu n'est-il pas son tri-
butaire ?
Je ne connais, moi, qu'une sorte d'emprunteur que
je redoute. Je place mes richesses sous la couverture d'un
livre bien plutôt que dans une caisse de bronze ; et ceux
qui ne respectent pas la propriété des in-octavo et des
in-douze (classe très-commune par parenthèse) , me sem-
blent les plus dangereux de tous les mortels. O mulila-
teurs effrénés des collections que nous avons formées avec
tant de peine, conservées avec tant d'amour! 6 des-
tructeurs de la symétrie de nos rayons ! créateurs de
tomes dépareillés, que la malédiction tombe sur vous et
vous écrase! Allez, allez, sovez analhèmes! Jamais on
ne me réconciliera avec Comî.erbatch. Il a un volume de
mon Beaumont et Fleîcher; il a fait dans mon édition de
Pluîarque un hiatus formidable ; c'est le roi de cette es-
pèce de lecteurs qui ne croient pas à l'utilité des cabi-
nets de lecture , et qui composent leurs bibliothèques de
fragmens empruntés à toutes les paroisses. Leur opinion
dangereuse n'a fait que trop de progrès dans le public.
Plusieurs de mes amis sont persuadés, mais intimement
persuadés, que l'emprunt d'un ouvrage n'est pas un era-
164 PRÈÎEUUS ET EMPnUNTEURS.
prunt , que l'on en peut faire ce que l'on veut , en user à
sa guise , et que rien n'est plus naturel , plus simple , plus
nécessaire au bon ordre de la société que de déranger nos
bibliothèques et de les détruire.
Vous vovez cet espace vide, dans ma petite et mo-
deste bibliothèque ; là reposait autrefois , escorté de
Saint-Thomas cV Aquin et des Lettres latines (ïHéloïse,
un gros volume favori de mes méditations et de mes veil-
les : Opéra Bonavenlurœ , les OEuvres de Bonaven-
tiire. Que faisais-je, demandez -vous, des OEuvres de
BonavenlLire ? c'est précisément ce que m'a demandé
mon ami Gomberbatch , lorsque dans son extase , en face
du volume qu'il convoitait, il me faisait observer que mes
goûts ne s'accordaient pas avec la lecture de cet ascéti-
que , et qu'un tel contraste avait quelque chose de ridi-
cule. D'ailleurs , ajoutait-il gravement , le droit que nous
pouvons avoir sur les livres dépend uniquement de la ca-
pacité que nous apportons à les comprendre ; or, comme
il ne doute pas de sa supériorité intellectuelle, ce droit de
conquête lui donne une très-grande facilité pour dégar-
nir les rayons de ma bibliothèque et pour peupler son pro-
pre cabinet des dépouilles du mien. Ainsi ont disparu suc-
cessivement , hélas ! mes auteurs favoris : un tout petit
volume de cet étrange Thomas Brown, qui n'écrivait ja-
mais avec plaisir que sur des sujets funéraires ; deux
volumes de mes chers auteurs dramatiques du seizième
siècle-, et enfin jusqu'à un volume de Shakspeare. Pau-
vres volumes dépareillés et veufs ! malheureux orphelins!
ceux qui survivent semblent. pleurer ceux qui sont par-
tis-, les lacunes laissées au milieu de mon bataillon litté-
raire , ces cadres dégarnis , ces témoignages de veuvage
et de deuil ont quelque chose de bien cruel et de bien
affligeant pour moi.
Rendons cependant justice à qui elle appartient j mou
PRÈTPrnS F,T EMPTlUNTElinS. 1 65
ami Comberlbach fail tout ce qu'il peut pour p;i\Tr ses
dettes; de tems en tems il aj)porle cîiez moi quelque pau-
vre enfant trouvé, recueilli dans ses voyages bibliothé-
caires. Tantôt un petit Elzevir doré sur tranche , tantôt
un gros volume d'Erasme. Il les oublie et les laisse
sur une table , avec la même négligence, avecle même
abandon et la même nonchalance qui lui font négliger
mes propres intérêts et réaliser les emprunts que je
serais tenté de nommer autrement. Les dons involontai-
res que m'ont fait cet insouciant Comberbatch et quel-
ques autres amis remplissent tout un rayon de mon
magasin littéraire. Là, ces pauvres orphelins se sont
naturalisés ; ils dorment paisibles , et de tems à au-
tre je m'amuse à secouer la poussière qui les couvre ;
saisissant au hasard un tome VI de Gozzi et un tome II
de sainte Thérèse ; les regardant tous comme mes enfans,
et professant une vénération , une piété spéciales pour
cette famille saint-simonienne. Je les héberge, d'ailleurs,
sans qu'il en coûte rien à personne ; et certes, il ne m'ar-
rivera jamais d'avoir recours à un commissaire-priseur ,
ni de chercher à m'indemniser par une vente publique
de la peine que ces chers volumes m'ont coûté. Jamais je
ne m'inquiète de leur généalogie. Tout cela est inutile et
dangereux *, jouir de leur présence me suffit , je n'en de-
mande pas davantage.
!N'allez pas croire que je voie tous les emprunteurs avec
la même indulgence ; celui-là vous vole, mais au moins
vous êtes sûr que son vol vous profite. Vous faites une
bonne action en vous laissant voler -, vous préparez une
jouissance à l'un de vos semblables. S'il ne peut pas ton
jours vous rendre compte de l'argenterie et de la vaisselle
qu'il vous emprunte , du moins il sait déguster, il est con-
naisseur, et sa reconnaissance est égale au plaisir qu'il
166 PRÊTEURS ET EMPRUNTEURS.
éprouve. Mais , ô mon cher Edmond Kean ! par quelle
perversité singulière , par quelle étourderie malfaisante
es-tu venu m'enlever un de mes plus chers trésors ? Qu'y
avait-il donc de commun entre toi et la bonne Margue-
rite , duchesse de Newcastle ? Enfant du théâtre, bercé
dans le manteau de Hamlet, toujours entouré de forêts de
carton et de cascades de fer-blanc , que pouvafs-tu donc
comprendre aux inspirations romantiques , aux élans bi-
zarres de notre duchesse? Et ta maitresse non moins sin-
gulière que toi , qui nous a dérobé un volume des ser-
mons du révérend père Maillard; n'était-ce pas là une
inexcusable fantaisie, un besoin de dérober que rien au
monde ne justifiait? Ne ressembles-tu pas à ces enfans,
heureux de piller ce qu'ils ne comprennent pas , ce qui
ne leur servira jamais à rien.
Une place spéciale parmi les emprunteurs de livres ap-
partient à l'homme de génie. Heureusement celle espèce
d'emprunteurs n'est pas très-commune. Ces gens-là vous
rendent avec usuj e ce que vous leur prêtez ; je bénis le jour
où Samuel ïaylor Coleridge reçut de moi l'emprunt de
quelques volumes. Comme il me les rendit embellis , en-
richis , et si j'ose le dire , diamantés ! A un volume d'al-
gèbre , il a joint des notes lyriques, à un volume de poé-
sie , un volume de métaphysique. Excellent Samuel !
Pourquoi tous les emprunteurs ne te ressemblent-ils pas?
Au surplus cette famille des emprunteurs est immense,
^t je n'espère pas en décrire seulement la plus petite par-
tie ; les rois , dans ces derniers tems, sont devenus em-
prunteurs , et les peuples en masse se sont mêlés du
même métier. Femmes , constitution , génie , ridicule et
travers , que n'emprunte-t-on pas ?
( LamVs Essays,)
I
NOUVELLES DES SCIENCES,
DE LA LITTÉKATL'RE, DES BEAUX-AUTS , DCCOMMEUCE, DES ARTS
IXDLSTUIELS , DE l' AGRICULTURE , ETC.
(§^ctence5 ^Jaturcfrc^.
Conjectures sur la formation de la houille. — Mal-
gré l'autorité de quelques noms en faveur de la théorie
qui allribue la formation du charbon de terre au règne
végétal , on n'a pas encore pu arriver à former un atome
de houille , quelque moyen que Ton ait employé. Lors-
qu'on attribue la formation de la houille à la submer-
sion , parce que le bois qui est resté long-tems sous
l'eau prend une apparence charbonneuse , on avance une
hypothèse qui offre peu de probabilités en sa faveur.
Cependant, nous trouvons une coïncidence bien remar-
quable entre le lac de poix de la Trinité (1) et les cou-
ches de houille , sous le rapport des débris de végétaux
que l'on rencontre si fréquemment dans ces dernières et
qui sont l'un des motifs les plus puissans que l'on fasse
valoir à l'appui de leur origine végétale. Les débris que Ton
rencontre dans les mines de houille appartiennent tous à
la végétation des climats chauds et des pays humides 5 ce
sont des fougères , des roseaux , des bambous, des pal-
miers. Tous ce; végétaux sont extrêmement abondans au-
tour du lac de. poix, et même ils croissent à sa surface. Si
nous supposons donc que la houille a la même origine
(l) Voyez notre dernier Numéro , page 398,
168 NOUVELLES DES SCIENCES ,
que cette poix , elle a dû se trouver dans les mêmes cir-
constances par rapport à la végétation, et alors il est facile
de s'expliquer comment elle contient tant de débris de
végétaux. Si les terrains de poix de la Trinité venaient à
être recouverts ou envahis par de nouvelles couches , ils
conserveraient les végétaux qu'ils contiennent déjà ou qui
sont à leur surface. Dans les parages de cette ile, il y a
sous la mer des bancs de poix qui sont assez mous pour
que l'ancre d'un navire puisse les pénétrer ; il ne serait
donc pas étonnant qu'ils continssent aussi des coquilles
d'origine marine. Les grandes crevasses qu'offre le lac de
poix sont remplies d'eau dans laquelle vivent des pois-
sons d'eau douce ; plus loin sont les poissons marins en
rapport aussi avec des masses de celle poix. Dès lors , il
est facile de comprendre comment on peut trouver dans
les mêmes espaces et à côté les uns des autres des objets
qui ordinairement ne se rencontrent qu'à de grandes dis-
tances. Ne peut-on pas supposer que les couches de houille
de nos contrées aient été à une certaine époque dans une
condition analogue à celle dans laquelle sont actuellement
les terrains de poix de la Trinité.^ Si ce fait était bien
examiné, on expliquerait une foule de phénomènes anor-
maux qui jusqu'ici n'ont pu l'élre d'une manière satisfai-
sante par aucune théorie. A notre avis les formations de
poix sont primitives et ne peuvent être le produit d'une
simple modification de la matière végétale. La botanique
de ces terrains, étudiée avec soin , pourrait répandre
quelques lumières sur les restes organiques que l'on ren-
contre dans les couches de houille, et l'on trouverait
probablement entre eux une conformilé étoiniante ; jus-
qu'à présent personne n'a pensé que le lac de poix fût le
produit de la végétation qui l'entoure.
DU COMHEnCE, DF L INDISTHIE , ETC. 1 60
Miel de Trêbisonde. — La saveur el la qualité du
miel varienl suivant les difTéicntes espèces de fleurs sur
lesquelles les abeilles ont été buliner. C'est au romarin,
au f^enel et au serpolet que le miel de Narbonne. des iles
Baléares et du mont Hymète doit son arôme; c'est à la
lavande que celui de Provence emprunte son goût' exquis
et c'est à la fleur d'oranger que celui de Valence et de
l'ile de Cuba doit sa délicieuse saveur. Bans les pavs au
contraire où croissent en abondance des plantes amères
et vénéneuses, le miel est d'un goût désagréable et quel-
quefois même pernicieux a la santé. Le miel que les
abeilles récoltent sur les fleurs du buis, du tabac, des
scrofulaires et du sarrazin , acquiert un goût très-désa-
gréable el peut être quelquefois d'un dangereux usage.
Dioscoride parle d'une certaine espèce de miel qui l'ài-
sait devenir fous ceux qui en mangeaient 5 Strabon rap-
porte qu'il existait dans les des de Négrepont une espèce
de miel qui rendait les gens slupides et mornes. Diodorc
de Sicile assure que la Colchide fournit une espèce de
miel qui plonge dans un abattement profond ceux qui
en mangent, et Xénophon prétend qu'un corps d'ar-
mée fut saisi d'un accès de folie , ou plutôt d'une
ivresse temporaire , pour avoir mangé quelques l'ayons
de miel qui se trouvaient sur le bord de la route.
(i On suppose , ajoute-t-il , que ce miel provenait des
fleurs de Vazalea pojitica, d'ovf les abeilles le forment,
parce que cette plante, qui exhale une odeur délicieuse,
croit en abondance dans cette contrée.» M. Keith-Abbotl,
dans une lettre écrite à la Société zoologique de Londres,
vient de confirmer l'assertion de Xénophon. a L'effet
que produit le miel que l'on récolte dans certaines con-
trées voisines de Trêbisonde sur ceux qui en mangent se
rapporte parfaitement , comme je m'en suis assuré moi-
1 70 NOUVELLES DES SCIENCES ^
môme, aux symptômes décrits par Xénophon . Quand on
le prend en petite quantité, il produit un violent mal de
tête et des vomissemens , et le malheureux qui s'en est
nourri ressemble à un homme ivre-, une plus grande
quantité le priverait de sa force et de sa raison pen-
/ dant plusieurs heures. »
Plantes aquatiques de V Amérique septentrionale >•■--
On trouve en Amérique, depuis la Nouvelle - Orléans
y, jusqu'au Canada , plusieurs plantes remarquables parmi
lesquelles nous citerons la sanacenia et une dianée , la
dionea muscipula. Cette dernière , transportée en Eu-
rope , est déjà bien connue des curieux et des natu-
ralistes. La sanacenia , dont on connaît six espèces ,
croit dans les terrains marécageux ^ ses feuilles ne sont
pas plates comme celles des autres plantes , mais tubu-
laires et évasées à leur sommet, de manière à former au-
tant de petits vases, dont Forifice est garni d'un rebord.
Ces feuilles se trouvent constamment à moitié pleines
d'eau. On ignore dans quel but la nature a pourvu ces
plantes de semblables réservoirs, qui ne paraissent pas
très-nécessaires à leur végétation , puisqu'elles croissent
dans les marais. Mais on a observé que des milliers d'in-
sectes, pour qui elles sont un appât trompeur, vont conti-
nuellement y chercher une mort à laquelle ils ne peu-
vent échapper , parce qu'aussitôt qu'ils sont entrés dans
le tube et descendus jusqu'à l'eau , la feuille se ferme et
il leur est impossible de remonter.
Etat actuel de la civilisation chez les Indiens du Ca-
nada, — Pendant que les Indiens Chippewais meurent à
DU COMMERCE, DE l'inDUSTRIE , ETC. 171
Londres, victimes de la cupidité de quelques charlatans
européens , occupons-nous des progrès réels que font ces
tribus dans leur pays natal.
Depuis que l'Angleterre a adopté une politique plus
humaine envers les Indiens qui se trouvent dans nos
possessions de l'Amérique septentrionale , on remarque
chez ces peuples des progrès assez sensibles dans la civi-
lisation. Nous emprunterons les détails qu'on va lire à
un rapport fort curieux sur la situation actuelle des tri-
bus indiennes dans l'Amérique anglaise, présenté au
parlement dans la dernière session.
Avant 1810, lorsque le gouvernement anglais ne cher-
chait qu'à exciter les Indiens, soit contre les Français ,
soit contre la confédération anglo-américaine , il ne dis-
tribuait pas moins de 150,000 liv. sterl. (3,375,000 f.)
par an aux différentes tribus qui habitaient ces contrées;
mais insensiblement celte somme a été réduite , et en
1830 , on ne leur a distribué que 20,000 livres sterling
(500,000 francs) , tant à litre de cadeaux , que comme
redevance des cessions de terres faites par elles. Voici
comment cette somme a été répartie entre les divers
membres de ces tribus : c'est en quelque sorte une sta-
tistique de la population indienne dans les possessions
anglaises de l'Amérique du nord.
Chefs de guemers qui ontprispaiii
pour les Anglais dans la guene
contre les Améiicains. . 178
Femmes ou veuves de ces
chefs de guerriers 184
Chefs actuels 321
Guerriers 4,9i8
Femmes de guerriers, ... 5,310
Enfans de 1 à 4 ans. ... i ,400
Enfans de 5 à 9 ans. . . . 1,101
Enfans de 10 à 15 ans. . . 1,226
Filles de l k II ans 1,102
Id. de 5 à 9 ans 1,011
Id. dé 10 à 14 ans 898
Total 18,709
C'est donc à peu près entre 1 9 et 20,000 individus que
17-2 NOUVELLKS DES SCIENCES,
cette somme a été distribuée , non en espèces , mais en
une multitude d'objets d'une utilité générale : des étofï^s,
des armes, de la coutellerie et mille autres variétés d'us-
tensiles. Pour mettre les Indiens en mesure , soit de se
débarrasser des animaux férocesqui pourraient leur nuire,
soit de se procurer les riches fourrures dont quelques qua-
drupèdes de ces contrées sont pourvus, on leur distribue
chaque année 60,000 liv. de poudre et 5 ou 600 fusils.
Cependant, malgré tous les soins du comité des In-
diens pour leur rendre plus facile la voie de la civilisa-
tion, ces peuples sont entourés de plusieurs obstacles qui
arrêtent leurs bonnes intentions et qui rendent parmi
eux les progrès de la civilisation lents et difficiles. Nous
signalerons cependant quelques faits qui démontreront
que les efforts que fait le gouvernement britannique
pour faire jouir les Indiens des avantages de la civilisa-
tion ne sont pas entièrement perdus.
Depuis quelques années la tribu des Mohawks a adopté
le costume européen et formé divers établissemens ru-
raux d'une assez grande importance. Les Chipewais , qui
sont au nombre de 500, ont exprimé un vif désir de se
convertir au christianisme et d'adopter les mœurs et les
coutumes des Européens. Les Missisiques , qui naguère
étaient adonnés à la paresse, à l'ivrognerie et à toute es-
pèce d'habitudes vicieuses, viennent de construire un
village qui se compose d'une trentaine de maisons et
d'une école oii quarante enfans apprennent à lire et à
écrire en anglais. Un jardin est annexé à chaque maison
du village, et en outre ils cultivent en commun quel-
ques champs semés de mais et de quelques autres cé-
léalès. Voici en peu de mois quelle est la richesse agri-
cole et immobilière de ces tribus : 416 maisons , 6872
acres de terres en culture, 738 chevaux, 869 vaches,
nu COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE , ETC. 173
613 bœufs, 200 moutons, 1630 porcs. Ainsi, quoique la
civilisation chez les Indiens du Canada n'ait pas fait des
progrès aussi remarquables que chez les Indiens Chero-
kees, cependant elle est déjà assez avancée pour que l'on
puisse espérer d'en obtenir bientôt de grands résultats,
tant dans l'intérêt de ces peuples que dans celui de la
société en général.
^Wl(i.|UC.
Composition du nouveau ministère -whiq. — Nous
avons toujours eu soin , à l'avènement de chaque nouveau
cabinet, défaire connaître à nos lecteurs le nom, les titres
et le caractère des principaux personnages placés à la tête
de l'administration de la Grande-Bretagne. Voici une
note qui remplit cet objet à l'égard du ministère d'avril.
Le Ticomte de Melbourivb , premier lord de la Trésorerie, vient
d'atteindre sa 56* année ; il est beau-frère du lord Duncaunon.
Il est \euf depuis 1828 et n"a qu'un fils. Le père de lord Melbourne
fut élevé à la pairie en 1770.
Le marquis de LAivsDOwrre , président du conseil , est le fds cadet du
célèbre comte de Slielburne , qui devint premier ministre à la mort
du marquis de Rockiugliam en 1782 , et qui fut i-envoyé du minis-
tèie par la coalition de Fox et Nortli. Le marquis de Ijansdovvne ,
n'étant cpie lord Henri l^ett^', pendant la vie de son frère aîné , rem-
plit la place de chancelier de l'échiquier, sous la passagère adminis-
tration des whigsen 1826. Sa seigneurie est dans sa 55" année, et a
épousé une fille du comte dllchester. Son fils aîné prend le titre de
comte de Kerry, et siège à la Chambre des' Communes comme repré-
sentant de Calne.
Lord Auckland , premier lord de l'amirauté, représente une branche
de l'ancienne famille d Eden. Il est fils aîné de W. Eden, autrefois
ambassadeur en France , et c{ui fut créé baron Auckland en 1793.
lord Auckland est cousin-germain de lady Bexley ; il est dans sa
51' année.
Lord HoLLA>D, chancelier du duché de Lancastre , est neveu du fa-
meux Charles-Jacques Fox, à qui il ressemble beaucoup. 11 est fils
1 74 NdUVELtES DES SCIENCES ,
unique de feu Stephen lord HoUand, et cousiu-gei'main de lady
Mary Fitzpatrick , fille du comte d'Upper - Ossoiy. Lord IloUand
est dans sa 60*^ année.
Lord DuivcA^nvoN , premier commissaire des bois et forets et du sceau
privé, est fils aîné du comte de Bcsborougli , cousin-germain de lord
Spencer, et beau-frère de lord Melbourne. La famille Ponsonby, que
ce noble lord représente , sétablit en lilande sous le protectorat de
Cromwell , et y a depuis conservé une très-grande influence. Lord
Duncannon est dans sa 52"^ année, et a épousé lady Maria Fane,
troisième fille du comte de Westmoreland.
Le très -honorable J. Spking IUce , cliancetier du L'échiquier, est le
représentant de deux anciennes familles établies en Irlande , sous le
règne d'Elisabeth (les Rice ofMount Frencliards et les Spring ofCast-
lemains). Il vient d atteindre sa i3* année, et a épousé lady Tlieo-
dosia Pery, seconde fille du comte de Limerick.
Sir John Cam Hobhouse , président du bureau de contrôle, est fils et
héritier de feu sir Benjamin Hobhouse, créé baron en 1812, Sir
John Hobhouse a /i9 ans ; il est connu dans le monde littéraire
comme l'ami intime et le compagnon de voyage de lord Byron , et
le héros historique de Cliilde Harold. Il épousa , en 1828 , lady Julia
Hay, la plus jeune des filles de l'eu le marquis de Iweeddale. Il est
veuf depuis deux mois.
Le très - honorable Charles PouLETT Thompson, président du coni'
merce , est fils aîné de J. Poulett Thompson d'Austin Friars , et frère
de M. Poulett Thompson Scrope , membre du Parlement pour
Stroud. Il fut d abord négociant à Londres ; mais ayant été nommé
ministre de la couronne , sous l'administration de lord Grey, il quitta
la carrière commerciale. On lui doit do fort bons discours sur le
commerce, lindustrie et les finances de la Grande-Bretagne.
Lord John Russell, secrétaire d'état au département de l'inté-
rieur, est le fils puîné du duc de Bedford , issu de son premier ma-
riage avec Georgina Elisabeth, fille de lord Tonington , et neveu
du duc Francis, ami de Fox. Lord John Uussell est dans sa 43' an-
née ; il vient d" épouser lady Ribblesdale, sœur de M. Lister, au-
teur de Granby , et fille de feu Thomas Lister.
Le vicomte Palmerston , secrétaire d'éiat aux affaires étrangè-
res, est né en 1784, et a hérité de son titre de pair d Irlande en
1802. Il appartient à une brandie des Temple de Stowe , représen-
tée aujoiird hui par sa grâce le dvic de Buckingham. Le frère de sa
seigneurie , Ihonorable William Temple , est ministre pléiûpoten-
tiaire près la cour de Naples.
Le ti'ès-honorable Charles Grant, secrétaire d'état pour les colonies,
est fils de C. Grant, autrefois président de la corn* des directeurs
DD COMMERCE, DE L INDUSTRIE, ETC. 175
des Indes- Oriental es, et frère du très-honorable Robert Grant , gou-
verneur de Bombay : il est sui- le point d'être créé pair.
Lord UowicK . secrétaire d'état au département de la guérite, est fils
et héritier do lord Grcy ; il est dans sa 33' année.
Frakcis BAIU^G. secrétaire-adjoint à la trésorerie , est fils aine de
sir Thomas Baring.et a épousé miss Grey, nièce de lord Grcy. Lim-
porlance de la famille Baring a été établie par sir Francis Baring ,
que lordErskiuc qualifia de premier marchand du monde. La famille
de Sir Francis est d'ongine allemande , et résida long-tems dans le
comté de Devon.
Sn Edward John Sta>xey . secrétaire adjoint d la trésorerie, repré-
sente une branche de la ' grande famille de Stanley originaire du
comté de Ghester. 11 est fils aine de F.-J. Stanley, baronet.
Slv Jouy CAyip^Eï,!,, procureur-général, est fils du Dr. Campbell,
ministre dans le comté de Five, et gendre de lord Abinger.
Robert Monset, Rolfe , écuyer , solliciteur général , est parent de
feu lord Pselson.
Le très-honorable Robert Cdtlar Ferglsson , yMg'c, avocat-général,
exerça d abord comme avocat dans 1 Inde et acquit une fortune con-
sidérable. Il possède la terre de Craigdaroch, dans le comté de Dumfries.
Sir Heset Para-ei.l , payeur général et trésorier de la marine, est
fils de feu sir John Paruell , baronet , chancelier de l'échiquier irlan»
dais ; il a épousé lady Coroline Dawson , fille du comte de Portar-
lington. Sir Henry est dans sa 59' année ; on lui doit de fort bons
ouvrages sm- les finances de l'Angleterre.
. lOii
Le marquis de Cont^giiam, directeur général des postes, a hérité des
dignités et des biens de sa famille en 1832. Sa seigneurie est dans sa
38* année. Il a épousé une fille du marquis d'Anglesea.
Sir RcFAXE SiiAWE DorîKTv , maître général de l'ordinaire , est fils de
feu le général Robert Doukin, oflicier f|ni se distingua dans la guerre
d Amérique , et gendre du comte do Minto.
Le comte de ^Illgrave, lord lieutenant d'Irlande, est auteur de
quelques romans à la mode; il y a précisément 12 5 ans que son an-
cêtre, su" Coustaiitin Phipps, était chancelier d'Irlande. Le comte
est âgé de 38 ans.
Lord Plumcet, lord-clinncclier d'Irlande, est le dernier fils de feu
révérend Thomas Pluukel, ministre de 1 église écossaise.
Lord ^loEPETH , secrétaire pour l'Irlande, est fils aiué du comte de
Ciirlisle, nevi-u du duc de Devoushire, et gendre du duc de Sulher-
land. Sa sei^ueuiie est née en 1802.
1 76 NOUVELLES DES SCIENCES .
Progrès, importance ^ commerce et industrie de la
'ville d'Odessa. — La ville d'Odessa est bâlie sur le côté
ouest d'une baie formée entre les embouchures des ri-
vières du Bug et du Dniester, par un bras de la mer
Noire, qui pénètre à une distance de 15 verstes dans
J'intérieur des terres. Cette ville est bornée au nord, au
sud et à Test , par des steppes élevées qui impriment à ses
environs un aspect triste et monotone , quoique les ha-
bitans, à force de soins, y aient introduit quelques planta-
lions. Le port est commode et abrité par deux môles qui
le garantissent des vents de l'ouest-, on estime qu'il peut
recevoir 300 navires. D'après des observations faites du-
rant plusieurs années, on a constaté que la navigation
du port d'Odessa n'est interrompue en hiver que pen-
dant trente-neuf jours. Ce chiffre n'est cependant qu'une
moyenne 5 car il arrive souvent que la glace se maintient
dans toute l'étendue du golfe pendant deux mois, tandis
que d'autres fois on n'aperçoit pas un seul glaçon flottant ,
même dans le mois de janvier.
Lorsqu'en 1792 , après la paix de Jassy , l'impératrice
Catherine jetait les premiers fondemens d'Odessa, ce
n'était pas une ville qu'elle prétendait bâtir, mais bien
un simple entrepôt pour le commerce de ses sujets dans
la mer Noire et la mer d'Azof. Quelques années après,
la sage et prévoyante administration du duc de Richelieu
vint féconder l'entreprise encore incertaine de Catherine.
En 1799, Odessa ne comptait pas moins de 4,800 ha-
bitans. Cinq ans après, ce chiffre avait triplé, et depuis
l'ukase impérial de 1817, qui a accordé la franchise au
port d'Odessa et exempté pendant trente ans les habilans
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE, ETC. 177
de cette ville de toute espèce de taxes, la population s'est
considérablement accrue. En 1 820, il y avait déjà 36,000
liabitans, et le recensement de 1833 constata la présence
de 50,300 personnes. A cette époque, on comptait à
Odessa 6,494 maisons, 17 é^jlises de diflférens rites, 3 in-
stitutions de charité, 546 magasins à blé , 900 boutiques
et 1535 entrepots de vins. L'industrie manufacturière est
encore dans l'enfance à Odessa , les divers établissemens
qu'on y a formés occupent à peine 350 ouvriers ; toutefois,
un mouvement progressif s'y fait sentir. En 1 823, la valeur
des produits manufacturés fut estimée à 895,200 roubles.
En 1832 , elle a été portée à 1,764,000 roubles. Dans
l'espace de ces dix années , leur importance s'était donc
accrue du double. Il n'en a pas été ainsi du commerce
maritime. Les difFérens événemens politiques dont le
Bosphore, la Propontide et l'Asie-Mineure ont été le
théâtre , ont imprimé aux relations commerciales de
cette ville de grandes fluctuations -, cependant on a cal-
culé que j de 1824 à 1832, la moyenne des exporta-
tions de ce port a été de 16,431,289 roubles (environ
65,725,156 fr.) et celle des importations de 8,117,341
(environ 32,469,364 fr. ). La quantité de blé qu'ex-
porte tous les ans Odessa peut être estimée à 2,500,000
liectolitres. Cet article fait avec les suifs la partie la plus
importante du commerce de cette ville. L'exportation
des laines s'accroît chaque jour et deviendra bientôt très-
considérable. Voilà quelle est la situation actuelle des
intérêts matériels d'Odessa. Jetons un coup-d'œil sur les
efforts qu'on y a tentés pour propager l'éducation et ?S»î2
les moyens d'instruction parmi les habitans de cette co-
lonie.
Odessa possède aujourd'hui 8 écoles publiques et 1 0
écoles particulières, où 1374 garçons et 397 filles re-
XV. 12
178 NOUVELLES DES SCIENCES,
çoivent les premiers élémens de l'instruction. Quant aux
adultes , ils ont à leur disposition 2 bibliothèques publi-
ques , un musée , 4 cabinets de lecture et 5 publications
périodiques rédigées en français et en langue russe. Mais
ce n'est pas tout , cette colonie demande aussi aux peu-
ples qui se trouvent placés à la tête de la civilisation en
Europe un grand nombre de leurs productions litté-
raires 5 c'est ainsi qu'eu 1831 , 25,000 volumes ont été
importés à Odessa, 40,000 en 1832 , et 47,000 en 1833.
Au reste, ce mouvement intellectuel que nous venons
d'indiquer pour Odessa se manifeste sur d'autres points
de l'empire russe. A Saint-Pétersbourg, à Moscou, le
commerce de la librairie prend chaque année un ac-
croissement considérable. Ces deux villes, malgré l'acti-
vité de leurs imprimeries, ont demandé à la France, en
1834, de 6 à 700,000 fr. de livres. A Pélersbourg, le
libraire Smirdinn, et à Moscou, Schiraieff, ont surtout
par d'habiles entreprises favorisé le développement de
la librairie : ouvrages originaux , traductions, journaux,
recueils périodiques, ils ont. tour à tour exploité ces di-
vers genres et toujours avec succès. Une Encyclopédie
à V usage des gens du monde , traduite ou rédigée en
russe, a obtenu un placement de 6,000 exemplaires; et
Moscou va bientôt imprimer un Pe/my Magazine , qui
est destiné, dit-on , à avoir un succès prodigieux. Le li-
braire Smirdinn a eu l'heureuse idée de publier à l'ins-
tar du livre des Cenl-et-Un , sous le titre de Novoceliè ,
un recueil à la rédaction duquel ont concouru toutes les
célébrités littéraires de l'empire russe j c'est un énorme
in-8° sur vélin , accompagné de portraits et qui a été tiré
à plus de 3,000 emplaires. La Bibliothcca dlia Tschtenia
( Bibliothèque de Lecture ) du même éditeur n'a pas eu
moins de succès. Elle compte déjà près de 4,000 sous-
DU COMMERCE, DE l' INDUSTRIE, ETC. 179
cripleurs. Cette espèce de revue paraît mensuellement par
cahier de 400 pages, et contient des articles originaux ,
ainsi que des traductions empruntées aux meilleurs ou-
vrages publiés en France, en Angleterre et en Allemagne.
h' élé^dnte Jieuiie Etî'angère , de MM. Bellizard et C ,
ne compte pas moins de 1,200 abonnés. On en attribue
4,000 à V Abeille du Nord.
Un trait de la vie de Charles Lamb. — Comme "Walter-
Scott, Charles Lamb avait son chien favori, Sparks. Sparks
était magnifique 5 quelles oreilles pendantes ! quel poil
admirable ! quelle robe soyeuse ! mais surtout quel carac-
tère ! Sparks n'était pas le chien , mais le maître de son
maître ^ et Lamb , le bon Lamb , était le chien de son
chien. Quoique la bonne Brigitte et son frère fussent tous
deux membres de cette confrérie célibataire qui a beau-
coup de faiblesse pour les animaux , l'un et l'autre dé-
testaient toute espèce de quadrupèdes , d'ovipares et de
bétes volatiles ou autres. Sparks seul avait trouvé grâce
auprès d'eux. Jamais chien ne fut plus spirituellement
taquin , plus coquet , plus ingénieux à tourmenter son
maître. L'un et l'autre se promenaient à peu près tous les
jours, dans les environs de Londres, ou plutôt Sparks
promenait Lamb. Ce dernier avait grand'peur de perdre
l'animal , qui était d'une race fort curieuse ; et Sparks
trouvait un plaisir exquis à engager le philosophe dans
les plus étroites allées, dans les rues les plus désertes
ou les plus immondes. Tantôt Sparks disparaissait pen-
dant vingt-cinq minutes, tantôt il livrait la guerre à une
couvée de canards et de poules d'Inde qui barbottaient
autour de notre héros. On était sûr de trouver Lamb
180 NODVELLES DES SCIENCES,
dans les endroits qu'il délestait, dans les sentiers qu'il
avait en horreur -, Sparks connaissait la faiblesse du
maître. Il en lirait avantage en véritable chien qu'il était.
Quand le pauvre Lamb avait attendu sous le soleil et
dans une grande agitation le retour de son chien , voilà
Sparks qui revenait haletant , gambadant et plein d'une
joie vierge qui aurait pu passer pour de l'ironie.
'<^m
c$.
Iles Cocos (le la ruer du Sud. — Dans notre livrai-
son du mois d'octobre 1833, nous avons fait pour la pre-
mière fois mention de ce nouvel archipel, qui est encore
très-peu connu des géographes , nous allons dans cette
notice en compléter la description.
Le groupe des îles Cocos est situé par les 12° 9' de la-
titude sud et 97° 5' longitude est , et s'étend depuis le
12° 3' jusqu'au 12° 14' de latitude sud. Quoique ce ne
soit que très-récemment que les navigateurs aient fait
mention de ce petit archipel , son apparition au-dessus
de l'Océan remonte sans contredit à une époque très-re-
culée. Les vagues ont profondément creusé les rochers
qui servent de ceinture à ces petites lies-, insensiblement
ils ont cédé à l'action continue de ces chocs, et leurs dé-
bris glissant au fond de la mer, puis s' amoncelant les uns
sur les autres, ont formé une multitude de petites criques
où le marin est toujours sûr de trouver un asile contre
la tempête. Le capitaine Horsburke, dans ses Directions
for Oriental Navigation .,di\e premier donné une descrip-
tion succincte des lies Cocos , qu'il appelle aussi îles de
Keeling^ mais les avantages que cet archipel offre aux
navigateurs sont restés totalement inconnus jusqu'à l'é-
DU COMMERCE, DE l' INDUSTRIE , ETC. l8l
poque où le capitaine Ross visita la partie méridionale
de ce f;roiipe , plus spécialement appelée îles Cocos.
C'est là qu'il trouva un havre excellent pour le radoub
de son navire , et c'est de là qu'il partit pour explorer et
esquisser les côtes, ainsi qu'une partie de l'intérieur du
pays. Quelque tems après, le capitaine Ross, attiré par la
beauté du climat, vint se fixer dans le havre qui lui avait
servi de refuge, et lui donna le nom de Pojt Albion^
puis il forma un peu plus loin vers le sud-est un nouvel
établissement qu'il appela New-Sebna.
Sa petite colonie se composa d'abord de sa famille, de
quelques domestiques , parmi lesquels se trouvaient un
maçon et un charpentier. Avec d'aussi faibles élémens
de succès, celte colonie grandit et prospère chaque jouri
et se renforce sans cesse par l'arrivée de nouveaux émi-
grans qui viennent de la Malaisie et des différentes îles
de la mer du Sud. Le port Albion se trouve placé sur la
route des navires qui passent le détroit de la Sonde, qui
fréquentent la côte orientale de Sumatra et qui vont de
l'Inde à l'Australie ; et comme la navigation de ces mers
est sans cesse arrêtée, soit par des vents du sud-est , soit
par de faux courans, il en est bien peu qui puissent se
dispenser de relâcher à Port-Albion ou à New-Selma.
Tous les marins qui fréquentent ces mers considèrent
l'établissement du capitaine Ross comme une oasis où ils
sont sûrs de trouver les moyens nécessaires pour réparer
leurs avaries , où ils peuvent se procurer des provisions
fraîches en abondance, de Teau délicieuse, des porcs, de
la volaille et des noix de cocos d'une saveur exquise.
p^oyages du missiominire Wol^. — Le révérend Jo-
seph WolfF, israélile de naissance , est un des voyageurs
modernes les plus remarquables, sinon par les résultats,
182 NOUVELLES DES SCIENCES,
de ses voyages, du moins par roriginalité de son carac-
tère. Converti au christianisme , il a parcouru une par-
tie de l'Asie dans l'espoir de ramener les infidèles à la foi
de Jésus , et de retrouver les traces des dix tribus juives.
Il quitte Malte en 1828 , se rend en Perse, traverse le
pays des Turcomans , atteint Balkh et Bokhara, pénètre
dans les montagnes de Kaboul , fait route à travers l'Inde
et le Cachemire, et arrive en Egypte par l'Arabie et la
mer Rouge. Dans cet immense voyage, il est soutenu par
un enthousiasme religieux qui doit exciter d'autant plus
l'admiration qu'il n'aboutit à aucun résultat , ne peut se
vanter d'aucune conquête, et que notre héros ne gagne
absolument rien , si ce n'est des coups de bâton , des in-
jures, et quelquefois une hospitalité franche et cordiale.
Tantôt les brigands de la Turcomanie le dépouillent de
tous ses habits , le forcent de monter sur un cheval sans
selle et sans bride , et de courir ainsi au grand galop à
travers d'immenses déserts^ tantôt d'autres voleurs vien-
nent combattre les voleurs primitifs , et leur enlever leur
prise. Le pauvre missionnaire , toujours battu , mais
toujours criant , au milieu des fanatiques sectateurs de
Mahomet , que Mahomet n'est pas le vrai prophète , est
évalué quinze tomans , vendu comme esclave , revendu
pour seize tomans. Puis les derniers voleurs ne savent
trop que faire de lui ; et poursuivis par une bande plus
forte que la leur, ils discutent en présence de Wolff la
grande question de savoir s'il n'est pas de leur intérêt de
le tuer sur la place.
Après toutes ces déconvenues et tous ces périls , il
échappe d'une manière miraculeuse, non à la bastonnade
perpétuelle qui l'accompagne sans cesse, mais à la mort
dont il est menacé. Le prince Abbas-Mirza entend parler
de lui et de la situation dans laquelle il se trouve ; il en-
DU COMMERCE, DE l' INDUSTRIE , ETC. 183
yoie (les soldais qui le mctlent en liberté. A Bokhara ,
où un gouvernement presque régulier se trouve établi ,
il fait une belle entrée solennelle, monté sur un cbeval
blanc , l'Evangile d'une main et la Bible de l'autre. Le
premier ministre de l'empire lui donne audience et le
Iraiteivcc corisidér ation : rien ne prouve mieux que le
discours suivant, adressé par le ministre au missionnaire
Wolff, la nécessité où se trouvera un jour l'Orient tout
entier de recevoir la loi de l'Europe. Déjà le gouverne-
ment britannique, la demi-civilisation anglaise de l'Inde,
la régularité de ses mouvemens et la puissance accor-
dée à la loi ont fait impression sur les imaginations orien-
tales : «Si tu vois le gouverneur anglais de l'Inde ou le
roi des îles Britanniques , dit à WolfF le premier minis-
tre Gouch-Bekhie , apprends -leur que le roi , les mol-
lahs et moi - même , nous désirons voir un ambassadeur
anglais venir s'établir ici avec sa femme. La loi de Bo-
khara veut que toute femme qui pénètre dans notre
royaume n'en sorte jamais, nous ferons une exception ,
et l'ambassadeur en partant pourra emmener sa femme.
Nous voudrions aussi quelques officiers qui nous ensei-
gnassent la discipline européenne. Si l'ambassadeur ap-
portait avec lui des montres et des horloges en présens
offerts au roi , ces présens seraient acceptés avec recon-
naissance. Le gouverneur d'Orenburg vous a envoyé der-
nièrement 700 manuscrits persans ; nous désirons aussi
qu'un médecin d'Europe s'établisse dans la Bokharie.
— Nous sommes bien déchus de ce que nous étions
autrefois , reprit un autre musulman qui assistait à cette
conversation ; notre pavs est divisé en plusieurs petites
seigneuries. Il nous faut un roi couronné. Nous ne som-
mes pas des voleurs comme les Turcomans , les habitans
du Balkan et de Naz.arah. Nous avons été un grand peu-
184 KOUVELLES DES SCIENCES,
pie. Que les Francs nous donnent un roi , et nous rede-
viendrons quelque chose. L'Inde nous a appartenu. Les
Francs ont conquis l'Inde , non par l'épée, mais par la
science et la justice. Nous les aimons eux et leurs fem-
mes. Yoyez leurs femmes à Bombay, a^ec leurs poitrines
blanches et semblables à des merveilles. »
C'est aux extrémités de l'Orient que les diplomates
parlent ainsi. Quant à WolfF, il y a peu de voyageurs
qui aient couru autant de dangers pour arriver à de si
médiocres i^ésultats 5 les paroles que nous avons citées
sont à peu près le seul extrait intéressant du récit qu'il
vient de publier à Malte.
De la longésnté des artistes dramatiques. — Dans
le siècle dernier, c'était un usage assez généralement
reçu chez les actrices de reconnaître, moyennant quelques
cadeaux , les en fans illégitimes des grandes dames de la
cour. On conçoit combien ces transactions devaient ,
d'une part, accroître la licence des mœurs des hautes
classes, et de l'autre, combien de perturbations elles
devaient occasioner au sein des artistes dramatiques. En
1692 , l'acteur 3îountford fut tué de sang froid à sa porte
par lord Mohun et le capitaine Hill. Les uns attribuèrent
cet assassinat à la jalousie de miss Bracegidle , d'autres
prétendirent que Mountford fut tué pour avoir trahi l'a-
mour de lady Mohun ou de toute autre grande dame, et
qu'un des enfans élevés par sa veuve comme le sien était
par le fait un des fruits de cette liaison fatale. Quoi qu'il
en soit, la filiation des acteurs a toujours été très-mys-
térieuse. Shultcr disait: u Je suppose que je suis le fils
de quelqu'un; mais je ne me souviens pas d'avoir jamais
BU COMMERCE, DE l'iNDUSTKIE , ETC. 185
appelé personne père, mère, oncle, tante ou cousin. »
M. Powell ne put jamais trouver une famille. Kean , en
mourant, nia que M" Carey, sa mère putative, eût aucun
droit à l'appeler son fils, et il répéta ce qui avait été la
pensée de toute sa vie, qu'il avait eu le duc de Norfolk
pour père. Quand le riche M. Bail épousa M"* Mercan-
dotti , il eut un moment d'inquiétude en voyant sa fiancée
embrasser un individu qui l'appelait sa fille-, il prétendit
n'avoir jamais mis dans ses calculs qu'elle fut la fille de
personne.
Si la parenté des comédiens est difficile à établir, il est
bien plus difficile encore de déterminer leur âge. La vie
aventurière de nos artistes durant les dix-septième et dix-
huitième siècles , leur existence orageuse , les excès de
tous genres auxquels ils se livraient , le peu de rapports
qu'ils avaient avec le reste de la société , ont fait supposer
de tout tems que la durée movenne de la vie était chez
les acteurs plus courte que chez les autres classes. C'est
une erreur. Prenons au hasard quelques artistes vivans ,
et, sans nous occuper de leur âge positif , supputons le
nombre d'années qu' ils on t passées sur la scène depuis leurs
débuts. Ce sera la meilleure manière d'éclairer le pro-
blème; car si l'on considère que la plupart des individus
que nous allons citer ne devaient pas avoir moins de
vingt à trente ans lorsqu'ils parurent pour la première fois
sur la scène, on se convaincra facilement qu'ils ont at-
teint un âge assez avancé, et on conviendra avec nous que
la Providence a tout autant de sollicitude pour l'existence
de ces pauvres âmes damnées que pour celle de nos mi-
nistres et de nos prélats. C'est aux Mémoires publiés par
un vétéran de la scène anglaise, par un homme qui j)os-
sède toutes les anecdotes dramatiques, qui sait toutes les
existences qui se sont succédé depuis cinquante ans sur
les théâtres de Londres , que nous empruntons ces don-
I
186
NOUVELLES DES SCIENCES
nées. On peut donc les considérer comme tout-à-fait au-
tlieiUiques.
Tableau présentant le nom des principaux acteurs vhans , avec
l iridîcntion du nombre des années qui se sont écoulées depuis
leur première apparition sur la scène.
NOMS ANNEES
des écoulées
acleuis. depuis le début.
MM, John Bannister 57
Grinialdi 53
Pope 50
Biaham Zi7
Fawcett /12
Ch. Kemble 40
Dowton 38
Malhews 31
Liston 30
Young Jones ....... 27
Wrench 25
Abbott 24
J. Wallack 24
Sinclair 23
Coopev 23
Barnetl 21
T. Cooke 21
NOMS
des
actrices.
ANNEES
écoulées
depuis le début.
M" Gibbs 5i
M" C. Kemble 48
M" Bland 45
Duchesse de St-Albans. . . . 41
M"Edviu 41
M" Glover 37
M" Davison 29
M" Bartley 29
Miss Kelly 27
M"Orger 26
Miss S. Booth 24
M" Egerton 24
M-"^ Vestiis 22
M"-' West 22
Miss Slephens 21
M" Faucit 21
M"M"Gibbon 21
NOMS. ANS.
Pliilipps mounit à 78
Voici le nom et l'âge de quelques acteurs et actrices
célèbres de l'ancienne école-, on verra qu'ils n'ont pas
été moins favorisés que ceux de l'époque actuelle.
NOMS. ANS.
Macklin mourut à 107
Yates, après avoir passé 70
ans sur la scène 97
Killigrew 88
Soulhern 86
Colley Cibber 86
Wycherly 80
Quick 80
Cumberland 79
King 78
Murphy,, 78
M" Siddons 78
riull 76
Garrick 75
M" Clive 75
Beard 75
Belterlou 75
Dibdin 74
Quin 73
Rich 70
Wilk? 68
DU COMMERCE, DE l' INDUSTRIE , ETC. 187
A cette nomenclature déjà assez longue, nous pourrions
ajouter ici les non-iS de quelques auteurs dramatiques qui
sont parvenus à un àjje très-avancé ; mais ce n'est pas
ici le cas, nous avons voulu seulement détruire un pré-
jugé par des faits ; et quoique la scène anglaise ait perdu
Kean à une époque où cet acteur n'était pas même par-
venu à la moitié de sa carrière , cet exemple isolé ne
saurait infirmer notre raisonnement : n'aurions-nous pas
d'ailleurs à lui opposer mille autre faits contraires? et
miss O'Neill et Byrnes, le chorégraphe, le père d'Oscar
Byrnes, et plusieurs autres clowns, qui florissaient il y
a cinquante ans , ne jouissent-ils pas encore d'une santé
parfaite?
Population de V empire de 3Iaroc. — La population
de Maroc se compose de quatre races bien distinctes. Les
^niazirgs , les Maures , les ylrahes et les Jidjs ; les
Amazirgs ou Mazirgs sont les descendans directs des plus
anciens habitans du nord de l'Afrique. On trouve le
nom de ce peuple chez les historiens de la Grèce et de
Rome , et leurs tribus principales , les Bérébères et les
Shelluhs, résident à Maghrih-el-^csa. On sait l'origine
des Maures ainsi que celle des Arabes. Les Juifs pour la
plupart viennent d'Europe, et sont le résultat de cette
grande émigration qui eut lieu dans les quatorzième et
quinzième siècles. Yoici, d'après M. Graberg, dans quelle
proportion ces différentes races entrent dans la popula-
tion générale de l'empire de Maroc.
Habitans. Il HaLItans.
Amazirgs bérébères. . 2,3 00,000 ^'ègres 120,000
Amaziigs slielluhs. . . 1,^50,000
Maures 3,550,000
Arabes de race pure. . 740,000
Juifs 340.000
Chréticus 300
Reuégats 2 00
Total 8,500,500
ÏS8 KOCVELLES DES SCIENCES,
M. Balbi, dans son Abrégé de Géographie, a réduit ce
chiffre à 6,000,000 d'habilans 5 cependant nous pensons
que les données de M. Graberg ne sont pas exagérées.
Le sol de l'empire de Maroc est excessivement fertile et
peut assurément fournir à cette population d'amples
moyens de subsistance. Lorsque l'empereur de Maroc
permit, il y a quelques années, l'exportation des grains ,
les seules plaines de Dar-el-Beida fournirent des char-
gemens à 253 navires du port de 150 à 700 tonneaux. Si
l'empire de Maroc , qui n'a pas moins de 130 milles car-
rés de superficie, était soumis à une administration moins
despotique , il pourrait avec ses grains approvisionner
une grande partie de l'Europe. En 1831, le mouvement
des ports de Maghrib a été de 9,700 tonneaux entrés et
sortis 5 le montant des importations s'est élevé à la même
époque à 4,000,000 de fr. , et celui des exportations cà
3,000,000 fr. Le revenu actuel du sultan de Maroc est
de 2,600,000 piastres, et l'on estime que ses dépenses
ne s'élèvent pas au-delà de 990,000 fr. L'organisation
militaire de cet empire se compose de 15 à 16,000 hom-
mes de troupes régulières, parmi lesquelles se trouvent
7 à 8,000 nègres ; mais ce nombre peut encore être ac-
cru par des levées extraordinaires et par la cavalerie ir-
régulière des Bédouins. L'armée de Sidi Mohammed en
1789 était composé de 32,000 hommes, et ses for-
ces navales de 10 frégates, 4 bricks, 14 schooners e'
19 sloops, le tout monté par 6,000 intrépides marins.
Mais depuis que la traite et la piraterie ont été vivement
poursuivies par les puissances de l'Europe , ces forces
ont été considérablement réduites et ne consistent au-
jourd'hui qu'en 3 bricks, armés ensemble de 40 canons,
et 13 sloops qui slalionjient à l'embouchure des princi-
pales rivières de l'empire.
I
DU COMMERCE, DÉ l' INDUSTRIE , ETC. ISÔ
accroissement de la marine marchande de la Grande-
Bretagne. — Il résulte d'un rapport fait à la Chambre
des Communes, que le nombre des vaisseaux anglais em-
ployés au commerce extérieur de 1834 à 1835 s'est accru
de 689 jaugeant 108,552 tonneaux, et représentant une
valeur de 1,411,336 liv. st. (35,283,900 f. ). Dans la
même période, le nombre des navires faisant le petit ca-
botage s'est accru de 5,574, jaugeant 474,369 tonneaux,
et représentant une valeur de 3,795,032 liv. sterl.
(94,878,300 f. ). Si maintenant nous cherchons à sa-
voir quelle a été la valeur des marchandises embarquées
sur les vaisseaux qui composent la marine marchande de
la Grande-Bretagne, de 1834 à 1835, nous trouverons
que 11,678 vaisseaux employés au commerce extérieur
et jaugeant 2,108,492 tonneaux, sont entrés dans nos
ports. Ainsi, en évaluant le montant de leurs cargaisons
à raison de 12 liv. st. le tonneau , nous aurons pour re-
présenter le capital embarqué 25,301,904 liv. sterl.
( 632,547,600 f. ). Dans la même période, 122,440 na-
vires jaugeant 9,874,715 tonneaux, et appartenant au
petit cabotage, sont entrés dans les divers ports des trois
royaumes , et comme leurs cargaisons peuvent être esti-
mées à 8 liv. st. le tonneau , le capital embarqué sur ces
navires a été de 78,997,720 liv. st. (1,974,943,000 fr.).
udpplication du gaz au chauffage et aux dii>ers usages
de V économie domestique. — Il est surprenant qu'on
* ^^ NOUVELLES DES SCIENCES ,
n'ait pas encore sérieusement songé à faire servir le gaz
aux différens usages de l'économie domestique. L'ex-
trême chaleur qu'il dégage, le peu d'espace qu'occupe-
raient les appareils, la grande facilité avec laquelle on
pourrait se procurer à chaque instant du jour la quantité
de calorique nécessaire, tout en un mot aurait dû vive-
ment solliciter les ingénieurs civils à faire tourner au
profit de l'économie domestique les nombreux avantages
que présente cet utile combustible, bien préférable assu-
rément à tous ceux qui ont été employés jusqu'à ce jour.
Le bois dégage moitié moins de calorique que la houille,
et le gaz hydrogène dégage quatre fois autant de calori-
que que de houille (1). Quelle que soit la siccité du bois
il contient toujours de l'eau interposée , dont la quantité
varie depuis 25 jusqu'à 42 p. % de son poids, et la fibre
ligneuse elle-même renferme en outre Ôo p. y„ d'eau, par-
tie intégrante de sa composition. Ainsi, sur 1000 kilogr.
de bois très-sec , il faut extraire : 1° les 25 p. y d'eau
interposée 5 2« les 50 p. y„ d'eau qui entrent dans la
constitution de la fibre ligneuse. On voit par là que les
1000 kilogrammes se trouvent réduits d'abord à 750, et
en dernière analyse à 375 kilogrammes véritablement
propres à la combustion. Cependant il ne faut pas croire
que ces 375 kilogrammes servent utilement au chauffage,
(1) Suivant Rumfort , un kilogramme de bois sec dégage en
moyonuc, 3,590 calories, et d'après M. Clément Désormes 3 660-
un lulogr. de houille dégage 6,000 calories; un kilogr de suif'
7 000; ua kilogr. d'huile, 8,000 et un kilogr. de ga^ hydrogènl
(13 mitres cubes) dégage 22,000 calories. Un kilogramme d'eau
a OO exige pour s'élever à 100 degrés 100 calories , et pour être com-
plètement vaporisée, 650 ; un kilogramme dair atmosphérique ( un
mètre cube) exige quatre fois moins de calories que l'eau pour s'él«-
ver a la même température.
DU COMMEUCE, DE l' INDUSTRIE, ETC. 191
car une portion notable doit être nécessairement em-
ployée à la vaporisation de l'eau interposée et de celle
qui est combinée avec la fibre lif,neuse. Au reste, ce qui
justifie pleinement notre assertion, ce sont les expé-
riences curieuses qui ont été faites pour déterminer le
pouvoir calorifique des différentes espèces de bois , ex-
périences qui ont démontré que les essences les moins
imprégnées d'humidité étaient celles qui fournissaient
une plus {grande quantité de calorique. Nous mettons sous
les yeux de nos lecteurs le résultat de ces épreuves.
Désignation Poids Valeur relative
des différentes d'une corde de la puissance
espèces de bois. de Lois sec calorique de
( 4 mètres cubes), chaque espèce.
Nojer à écorcc écailleuse 2,212 k. 100
CLène blanc 1,956 86
Frêne 1,707 77
Hêtre 1,601 65
Orme 1,282 58
Bouleau 1,172 48
Châtaignier 1,153 52
Charme 1,592 65
Pin 1,218 54
Peuplier d'Italie 877 40
La houille, n'étant presque entièrement composée que de
parties combustibles, a une supériorité très-marquée sur
le bois 5 mais la construction des appareils où elle brûle
exigeant une grande ventilation, il en résulte une perte
considérable de calorique 5 déficit que ne présentera ja-
mais l'emploi du gaz. Aussi Frédéric Windsor , qui fut
l'un des plus ardens propagateurs de l'éclairage par le gaz,
et qui connaissait sans doute la puissance calorifique des
différentes espèces de combustibles , s'élait-il empressé
de signaler dans un savant mémoire tout le parti qu'on
192 NOUVELLES DES SCIENCES , ETC.
pourrait tirer de Tapplication du gaz en l'adaptant aux di-
vers usages de l'économie domestique. La mort l'empêcha
de réaliser ses projets. M. Ricketts a été plus heureux que
Windsor- les appareils qu'il a conçus ont présenté les
résultats les plus avantageux ; il a fait établir à Saint-
Michel Burleigh Street, dans le Slrand, un calorifère de
vingt-deux pouces de diamètre, qui maintient constam-
ment dans l'intérieur de cette église une température de
57" Fahrenheit. Ce calorifère ne consomme que de 15 à
20 pieds cubes de gaz par jour, ce qui ne représente que
la faible dépense de 5 à 6 schellings (7 fr. 25 c. à 8 fr.
50 c. ). M. Ricketts ne s'est pas seulement borné à cons-
truire des calorifères ; il a aussi exposé dans la galène
nationale plusieurs modèles de fourneaux où l'on peut à
la fois mettre de l'eau en ébullition , confectionner des
ragoûts et faire cuire des rôtis. Les jets du gaz sont com-
binés avec tant de précision, les compensateurs agissent
avec tant d'exactitude, qu'on peut déterminer d'une ma-
nière presfjue mathématique l'heure à laquelle les divers
objets exposés à la cuisson seront prêts. Déjà plusieurs
propriélaires , dont les maisons sont éclairées par le gaz,
ont fait disposer dans leurs cuisines des appareils d'après
le système de M. Ricketts • mais c'est dans les arches du
Viaduc de Greenwich, dont quelques-unes seront conver-
ties en boutiques et en habitations , que ce nouveau sys-
tème sera appliqué sur une grande échelle. Alors , tout le
monde pourra se convaincre des avantages que présentent
les fourneaux de M. Ricketts.
JUIN 1833.
M>MM4«M>M>M>«<**<»}«MM4*»«»>»M«M««a«MaM>MM««M«MM3«)9«M«M«M«M«M4M«M>»>«M«M
REVUE
W\$t>nu.
DES PROCES D'ÉTAT
DES CONDAMNATIONS POLITIQUES,
EN ANGLETERRE.
Voulez-vous apprendre ce que valent les lois , et quels
résultats elles obtiennent? Parcourez l'histoire , ou plutôt
feuilletez avec attention les annales des tribunaux.
Phillips et Howell ont publié deux collections extrême-
ment curieuses, intitulées State-Trials : Procès d'É-
tat. L'une de ces collections comprend tous les procès
politiques antérieurs à la révolution de 1688 5 la seconde
va jusqu'à notre époque. Si vous avez le courage de jeter
les yeux sur ces soixante et quelques volumes , de leur
demander le sens intime et la moralité qu'ils renferment,
XV. 13
194 DES PROCÈS d'état
de les secouer pour ainsi dire dans tous les sens , et d'en
extraire la moelle et la quintessence , quel étonnement
sera le" -vôtre !
En vain la loi existe -, loi immuable , infranchissable ,
impérieuse. Au-dessus d'elle plane la société j les mœurs
et les idées du peuple font la loi à la loi elle-même. Les
statuts les plus clairs, les ordonnances les plus péremp-
toires , les antécédens les plus sacrés cèdent à l'autorité
toute-puissante des mœurs publiques. On altère , on mo-
difie, on bouleverse, on commente, on détruit, on re-
construit la législature. Les changemens les plus graves
s'introduisent sans que personne s'en étonne. Chacun pro-
teste hautement de son respect pour la légalité j et cette
légalité devient chose malléable , souple , flexible , facile
à plier et à détourner selon le vœu des intérêts les plus
contradictoires. Ainsi des révolutions immenses s'in-
troduisent parmi les peuples, et personne ne se doute du
moment précis où leur inauguration s'est faite en silence.
Les doctrines flottent au gré de l'enthousiasme , de la
passion , du caprice , de la vengeance ou de la peur 5 il
n'y a pas d'institution , pas de loi , qu'une interprétation
savante ne puisse détourner de son but. Tantôt on laisse
tomber en oubli , tantôt on élude ou l'on entrave les
maximes d'équité que Ton regardait comme inviolables 5
tour à tour chaque parti vainqueur profite de cette sou-
plesse de la justice , l'emploie comme un instrument de
ses desseins, comme l'outil sanglant de ses haines.
En 1688 , peu de changemens se sont opérés dans la
procédure , et spécialement dans celle qui rougit les pro-
cès politiques. A voir le faible mouvement qui a lieu à
cette époque dans les institutions anglaises, on est tenté
de croire que Guillaume III n'a été utile à rien , que ce
changement de couronne n'intéresse qu'une famille; et
EN ANGLETERRE. 195
que peu importe une révolution si paisible , si peu
bruyante dans ses effets. Observons les résultats.
Les procès politiques étaient conduits avec une fla-
(ijrantc iniquitc'î avant l'époque dont nous parlons. Tout
le monde convenait a:lors que le roi avait droit de se
venger ; qu'il pouvait le faire cruellement , durement ,
violemment 5 que toute la protection légale lui apparte-
nait. L'opinion publique se plaisait à investir le trône
d'une multitude de circonvallations et de remparts ; l'ac-
cusé était préjugé coupable : paraître à la barre d'un tri-
bunal sous le poids d'une accusation de haute trahison ,
c'était une tache flétrissante 5 nulle protection pour le
prévenu j l'autorité seule s'armait de toutes les garanties.
Mais à peine la légitimité de la naissance et le système
du droit divin cessent-ils de servir de bases à l'institution
sociale , tout change de face. Les sages maximes de l'an-
tique jurisprudence anglaise se réveillent de leur long
sommeil. La douceur du gouvernement , le calme pro-
gressif des habitudes populaires, l'influence toujours crois-
sante de l'opinion publique, ramènent la justice et ses or-
ganes au sentiment de la dignité et à celui de la raison.
Le contraste est frappant : depuis la révolution , les ac-
cusés semblent prendre la place des accusateurs 5 ce sont
eux que l'opinion protège , défend , porte sur le pavois.
Avant la révolution la balance penchait du côté de la
couronne. Exemple mémorable de l'influence des mœurs
sur les lois I étude curieuse pour ces hommes qui imagi-
nent follement que les lois font les mœurs.
Remontons seulement jusqu'au règne de Marie. Il est
plein de violences légales. Le juge ne cherche que les
moyens d'arracher à l'accusé la confession de son crime.
Tour à tour il le menace , le prie , ou emploie pour at-
teindre ce but les instrumens du supplice. Burleigh ,
196 DES PnOCÈS D ÉTAT
dans une déclaration publiée en 1584 , dit que c'est
la coutume d'appliquer les prévenus à la torture , mais
qu'il faut le faire en toute chanté chrétienne. Jac-
ques I" n'en permet l'emploi que dans les cas de haute
trahison. Souvent les juges se contentaient d'une tor-
ture morale ; et le pauvre prisonnier , suspendu par un
fil entre la vie et la mort , entendait le magistrat lui pro-
mettre sa grâce (promesse décevante , trahison infâme ) ,
pourvu qu'il avouât un crime souvent imaginaire , et
qu'il dénonçât ses complices. « Eh bien , sir Nicolas, dit
le sergent (1) Slaunfordau chevalier Throckmorton, dans
votre intérêt même, ne vaut-il pas mieux avouer .-^ L'af-
faire n'est pas douteuse, vous êtes un homme mort 5 aban-
donnez-vous à la pitié de la reine. » Le juge Bromley
reprenait ensuite : « Faites votre confession pleine et
entière : c'est le seul parti que vous ayez à prendre. »
L'accusé aima mieux se défendre : il fut acquitté.
Souvent les débats judiciaires dégénéraient en combats
d'invectives : devant un juge qui s'armait comme pour
le combattre , l'accusé devenait athlète 5 l'obstination et
l'audace du caractère anglais éclatent d'une manière ter-
rible dans ces luttes soutenues contre la loi si cruelle-
ment interprétée. Ce n'était que désordre et violence ;
l'accusateur public interrompait le prévenu , suspendait
le cours des débats , forçait les témoins à se taire , s'a-
dressait aux jurés : et l'accusé à son tour couvrait d'ana-
thèmes et d'opprobre celui qui le précipitait vers le bour-
reau. Shakspeare, ce grand observateur de l'humanité ,
a flétri d'une raillerie oblique , il est vrai, mais puissante.
(1) Serjeantat-Uave , ce grade, qui n'a point d'analogie dans la hié-
rarchie judiciaire de la France, ne se rapproche que de nos conseillers
de parlement et de nos anciens avocats aux enquêtes.
EN ANGLETEP.nE. ,197
le grand juge Coke, qui tutoyait Raleigli, accusé : « Tais-
toi , vipère ! monstre de sédition , tais-toi ! » Et le no-
ble Raleigh lui répondait avec calme : « Quand vous me
tutoieriez , sir Edouard , vous ne clum<^,eriez rien ni à
mon innocence, ni à l'infamie avec laquelle je suis traité.»
Le procès du comte d'Essex offre une scène de désordre
et de tumulte inexprimable. Le même Edouard Coke ne
craignit pas d'être à la fois témoin et accusateur. « Con-
fessez , confessez votre crime 5 ou je prouverai , moi ,
que vous seul avez entraîné le comte à sa perte. — Je
vous ai vu, ajouta le grand juge Popham , à travers le
trou de la serrure 5 vous et vos gens, vous vous teniez à
la porte de la grand'salle, armés d'arquebuses , et mèches
allumées. » L'un des prisonniers se nommait Cuffe (me-
notte) : « Allons, Cuffe, lui dit le juge, amoureux du
calembourg, avouez ! ou je me servirai de votre nom pour
rompre votre silence! »
Quelles mœurs ! quelle barbarie ! et qui pourrait croire
qu'il s'agit de l'Angleterre, du pays libre par excellence.
Le fameux procès des poudres offrit des scènes non moins
affligeantes : le roi lui-même assistait au procès ; il faut
lire dans les débats avec quel zèle , ou plutôt avec quel
acharnement, on pressa le pauvre Henri Garnet de dé-
poser contre lui-même. .
Non seulement, depuis la révolution, rien de tout cela
n'a eu lieu , mais on a cessé d'interroger les prisonniers ,
auxquels on a laissé le choix de leurs moyens, et le champ
de la plus libre défense. Ajoutons loulefois que cette cou-
tume , mise eu usage par quelques magistrats hommes
d'honneur, eut quelquefois pour but le salut des prison-
niers eux-mêmes, et que plus d'un juge s'en est servi
pour offrir aux accusés des chances de juslifîcalion. Mais
l'abus d'une telle coutume était facile : trop souvent
198 DES PROCÈS d'état
l'interrogation dégénérait en argumentation : trop sou-
vent l'amour-propre du juge se trouvait compromis , son
orgueil engagé 5 au lieu d'être un magistrat sévère , il
devenait malgré lui un adversaire dangereux. Benthani
croit que l'on a eu tort de laisser cet usage tomber en
désuétude. Nous sommes de l'avis du célèbre pbilosophe,
lorsqu'il dit qu'il est immoral de permettre à un homme
de s'accuser lui-même : mais il ne l'est pas moins de le
circonvenir et de lui extorquer le même aveu par des
moyens subreplices. La règle de toute justice généreuse,
c'est qu'avant d'être condamné, un prévenu doit être con-
sidéré comme innocent.
Avant la révolution , la déposition d'un témoin qui
n'avait pas prêté serment , celle d'un tiers , celle d'un
absent , étaient reçues comme preuves. On apportait dans
tout cela une négligence inouie : sous Elisabeth, Jac-
ques P' et Charles I" , on admettait , comme pièces à
charge , tout ce qui se présentait : lettres anonymes ,
notes secrètes ; l'accusateur public produisait et fai-
sait valoir à son gré , et comme il lui plaisait , les frag-
mens de correspondance qui inculpaient le prévenu. Une
déposition écrite de lord Cobham , qui aurait dû paraître
en personne , jeta Raleigh en prison , et le livra au bour-
reau. En 1571, dans le procès du duc de Norfolk , ce
furent des lettres , des dépositions écrites qui jouèrent
le principal rôle 5 les auteurs de ces lettres étaient vivans;
le duc demanda à être confronté avec eux 5 il ne put l'ob-
tenir. On fit valoir contre lui la confession d'un malheu-
reux mis à la torture. Dans l'affaire de sir Jervis Elves,
accusé du meurtre d'Overbury , on fit valoir contre lui la
confession écrite d'un nommé Franklin. Aujourd'hui il
faut que le témoin à charge ou à décharge paraisse lui-
même, qu'il prêle serment ; et si la moindre compulsion
EN ANGLETERRE. 199
était exercée sur lui , tout le monde regarderait sa dépo-
sition comme nulle.
Les prévisions de la loi anglaise étaient bienfaisantes ,
le despotisme et l'incurie les laissèrent tomber en désué-
tude. Un statut d'Edouard YI ordonnait qu'en matière
politique deux accusateurs se présentassent en personne.
On négligea de mettre à exécution ce statut , sous pré-
texte que les crimes de baute trabison ne méritaient au-
cune indulgence. Tbrockmorton en réclama le bénéfice,
mais ravocat-général , qui ne se sentait pas de force à sou-
tenir la discussion légale que le prévenu avait entamée,
se hâta de lui imposer silence. « Je n'ai jamais connu ,
disait-il, de prisonnier aussi incorrigible : et si les accusés
nous traitent ainsi, nous n'avons plus qu'à leur céder la
place. » Vers le milieu du dix-septième siècle , on revint
par degrés au statut d'Edouard , qui eut force de loi de-
puis cette époque.
Une autre doctrine, fort commode, s'établit peu à peu :
c'était la doctrine des ouï-dire apportés en témoignage.
Le prévenu avait dit une chose, qui, répétée à une
autre personne, était parvenue jusqu'à une troisième,
puis jusqu'à une quatrième , ainsi de suite 5 on essaya de
faire prévaloir quelques dangereux antécédens de cette
espèce. Dans les procès de Russell et d'Algernon , des
bruits vagues et populaires furent admis en témoignage.
Aujourd'hui l'illégalité d'un tel procédé est bien prouvée.
Il n'est pas moins inique de recevoir en preuve contre un
homme les paroles attribuées à ses amis ou à ses parens ,
et que souvent il n'a pas autorisées. Un Portugais avait
dit à Lisbonne que le roi d'Angleterre serait assassiné par
don Raleigh et don Cobham. Ce fut une preuve contre
Raleigh. Dans le procès de Strafiford , les paroles échap-
pées à deux amis du prévenu , Batcliffe et Wentworth,
200 DES PROCÈS d'état
furent mises à sa charge. Il a fallu deux siècles pour dé-
montrer l'injuslicc de celte extension donnée à la loi. On
ne revint à des principes justes à ce sujet qu'au milieu
du dix-huitième siècle 5 le juge Gilhert, qui écrivait
vers l'an 1610 , affirme qu'en matière de conspiration il
ne faut pas négliger les oui-dire dont on peut tirer les
inductions utiles. Doctrine fort dangereuse. On la mit
en pratique dans les procès du Rye-House et du complot
papiste : les témoins à charge purent divaguer , raconter
tout ce qu'ils avaient entendu dire , et commenter les
bruits populaires. La même chose arriva dans les procès
de Charnok , Rookwood et Lowick , accusés d'assassinat
sur la personne de Guillaume III. La loi s'est améliorée
sous tous ces rapports. Il faut aujourd'hui qu'une conspi-
ration soit prouvée, que tous les complices soient connus,
pour que les paroles et les actes attribués à chacun des
complices les inculpent en masse.
Pendant long-tems on s'est refusé à ce que les enfans
en bas âge prétassent serment. C'était très-raisonnable;
mais alors il n'aurait pas fallu recevoir leur déposition.
Telle était cependant l'incertitude de la justice à cet égard,
qu'il arrivait quelquefois aux magistrats d'aller contre Vn-
sage, et de demander serment aux enfans. C'est ce qui
arriva dans le procè|.d'Arrowsmith , qui n'avait pour ac-
cusatrices que deux petites filles. Jefferies poursuivait le
prévenu. En vain prouva-t-on que les deux petites filles
étaient restées enfermées dans la chambre du jury 5 ce qui
était illégal, et ce qui aujourd'hui suffirait pour frapper
de nullité tous les débats. A cette époque on n'était pas
difficile quand il s'agissait de conduire un homme à la
mort.
C'était par grâce spéciale que l'on permettait au pré-
venu d'appeler les témoins en sa faveur ; le tribunal était
EN ANGLETERRE. 201
considéré comme faisant partie de la maison du roi , et
oblif[é de défendre les intérêts de la couronne. Les dépo-
sitions des complices trahissant leurs anciens complices
et leurs amis étaient admises, ce qui n'aurait pas lieu au-
jourd'hui. De tous les témoignages , il n'en est pas un
dont on se défie à plus juste titre. Sir John Freind fut
condamné sur les dépositions de trois personnes, qui pré-
tendaient avoir été entraînées par lui dans un complot.
Il est facile de supposer le complot et de perdre un
homme. La société multipliait alors ses moyens de dé-
fense, même aux dépens de la justice et de la pitié ^ au-
jourd'hui elle multiplie les garanties données aux pré- •
venus, aux dépens de sa propre sécurité.
Suivons tous les résultats de la vieille doctrine ; nous
verrons toujours dominer ce principe : que l'intérêt de
la couronne est celui de la société, et qu'il ne faut point
ménager les prévenus. Pendant que des avocats éloquens,
zélés, animés par l'espoir de plaire à la cour et d'en
obtenir les faveurs , interpelaient le jury, excitaient les
passions , résumaient les charges , écrasaient le prévenu ,
il fallait que ce dernier se défendit seul , qu'il présentât
les faits à sa manière, qu'il les expliquait selon ses lu-
mières. On ne lui permettait d'être assisté d'un avocat, que
s'il se présentait un point de droit, une question légale.
C'était s'exposer que donner conseil à un prévenu de haute
trahison. Ainsi le prisonnier ne pouvait ni se préparer
ni se mettre en garde contre les embûches d'une juris-
prudence épineuse. En 1681 , Colledge, accusé de conspi-
ration , se plaignit de ce qu'on lui eût pris ses p^.picrs
qui devaient servir à sa défense. Il les réclama haute-
ment.
« Qui vous a remis des papiers, lui demanda le juge ?
qui l'a osé? Ne savez-vous pas qu'un accusé de haute
202 DES PROCÈS d'état
trahison ne peut communiquer avec personne , et qu'il
n'a point de conseil ni de défenseur, à moins que la cour
ne lui en acorde un ?
— Que Dieu ait pitié , reprit éloquemment Colledge,
de tout homme qui paraîtra devant vous sous le poids
d'une telle accusation? Si vous ne lui laissez pas les
moyens de se défendre , et que vous ne le permettiez pas
non plus à ses amis , que voulez-vous qu'il devienne?»
JefTeries se jeta au travers de celte conversation, et dit :
« Si vous avez un défenseur, M. Colledge, dites* ui qu'il
s'expose lui-même à être accusé de haute trahison. »
En effet, la justice de Jefferies suivit son cours , et le
défenseur, nommé Aaron Smith , fut appelé à la harre de
la cour , interrogé , censuré , renvoyé pour ;:"ecevoir son
jugement aux assises prochaines, et enfin mis au pilori.
Toutes les fois qu'un avocat était consulté dans ces occa-
sions , il sentait hien tout le danger qu'il courait. La fa-
mille de Russell , quand ce dernier fut conduit à la Tour,
consulta sir Robert Alkins , qui n'osa donner conseil au
prévenu que sous condition que sa lettre lui serait ren-
voyée immédiatement. Avant. 1688 (de cette époque
date la fin de tant d'iniquités) , presque toujours le pré-
venu commence par adresser aux juges et aux jurés une
supplication pathétique, à l'effet d'obtenir un défenseur;
la réponse du tribunal est toute prête, a Dès qu'il se
présentera une difficulté légale, nous verrons; et quant
au reste , la cour doit être considérée comme le défenseur
naturel du prévenu, n Voilà une belle consolation. Au-
tant vaudrait dire à l'homme qui fait naufrage : Vous
avez pour défenseurs naturels la voûte des cieux et le mi-
roir des flots.
Si la difficulté légale se présentait, si l'on consentait
enfin à donner un avocat au malheureux prisonnier,
EN ANGLETERRE. 203
cet avocat n'ayant pas entendu le commencement des dé-
bats, ne pouvait donner à son nouveau client qu'un se-
cours très-incomplet et très-peu utile. Lorsque Love ,
ministre presbvtéricn , parut, en 1G51, devant la haute
cour , son défenseur , appelé au milieu des débats , ne
connaissait rien de la cause. Il fallait donc que le pauvre
prévenu se défendit seul , combattit les argumens de
l'accusation , et luttât presque sans espérance contre tant
d'ennemis acharnés. On ne lui donnait même pas copie
de l'acte d'accusation ; il n'avait pas la liste des jurés ni
des témoins. Privé de défenseur, l'accusé pouvait bien
appeler ses amis -, mais leur présence, qui était pour les ju-
ges un sujet d'irritation , ne lui était utile en aucune ma-
nière : on les forçait de se tenir à distance du prévenu ,
de peur qu'ils ne lui donnassent conseil. Dans le procès
de lord StrafFord , le sergent Meynard s'écria que les amis
du prévenu étaient trop près de lui.
« Je vous assure, s'écria Strafford, que quant aux faits
je n'ai point besoin de conseil , et que je ne m'en servi-
rai pas.
— Faites reculer ces messieurs , reprirent Treby et
Layard.
— La loi leur défend de communiquer avec l'accusé ,
reprit avec douceur Strafford. Éloignez-les quand l'occa-
sion s'en présentera; mais vous voyez que mes amis se
conduisent très -bien. »
Ces cruels scrupules et cette barbarie prévoyante des
juges s'adressaient surtout aux hommes de loi dont l'ex-
périence et la capacité auraient pu embarrasser le tribu-
nal. Quelquefois, par grâce spéciale, on permettait au
prévenu de se faire assister d'un ami, d'un parent assez
dévoué pour lui prêter secours dans ces circonstances
pénibles , pour lui rappeler les dépositions des témoins à
204 DES PROCÈS d'état
char^oe, et les faits qui pouvaient servir à sa justifica-
tion. Il fallait se garder surtout d'éveiller la féroce sus-
ceptibilité des juges. Ce devoir sacré fut rempli dans de
grandes circonstances par des femmes, et elles déployèrent
un admirable dévouement , bien digne de ce sexe , qui ne
trouve toute sa grandeur, toute son énergie que lorsqu'il
Y a passion et danger.
Heureux le prisonnier qui avait un ami fidèle , prêt
à soutenir ses fatigues , à les partager , à les alléger , à
prononcer , au moment de l'angoisse et du désespoir , le
mot de consolation et d'espérance , à lui faire entendre
une voix sympathique dans ces momens où tout nous
abandonne et tout nous trahit , où nos ennemis prévoient
notre ruine et triomphent , où nos amis nous renient et
nous abandonnent. Quelques nobles cœurs ont rempli ce
sublime office ; mais ce sont les femmes , toujours grandes
au milieu des misères humaines , qui ont brillé du plus
vif éclat dans ces drames de vie et de mort. Sans parler
de la célèbre lady Russell , beaucoup d'autres femmes
anglaises ont comparu devant la barre ignominieuse avec
leur père, leur frère, leur mari : la pelile-fîlle de sir
Thomas Gascoygne accompagna et défendit son grand-
père, accusé de haute trahison à quatre-vingt-cinq ans;
la marquise de Winchesler , fille de lord Slrafford ,
prêta secours à son père dans le procès qu'il soutint ; le
fils et la fille de Bateman vinrent ensemble défendre leur
père accusé d'avoir pris part à la conspiration du Rye-
House; Fitz-Harris fut défendu par sa femme, qui, pen-
dant le cours du procès, ne cessa pas un seul instant de
conseiller son mari , de l'encourager, de contredire les
témoins, et de combattre les argumens de l'avocat du roi.
L'histoire d'Angleterre est féconde en scènes dé ce genre;
nous nous contenterons de rappeler celle où la fille de
EN ANGLETEURK. 205
Nicolas Jervis joue un si beau rôle. Ce malheureux était
injustement accusé de conspiration contre l'état ^ il y allait
(le sa vie , et Jefferies , le modèle des juges iniques , con-
naissait parfliitement bien et l'innocence du prévenu et
le prix que la cour attachait à sa condamnation. Après
avoir essayé vainement de réveiller dans cette ame mons-
trueuse quelques sentimens d'humanité, après avoir em-
prunté à la tendresse filiale les accens d'une éloquence
passionnée , la jeune fille inspira une telle crainte à ce
juge-bourreau, qu'on fut obligé de l'emporter de force,
malgré ses cris et ses protestations. « J'invoque contre
vous, s'écriait-elle, le jugement du Très-Haut! — Grâce
à Dieu ! reprenait cet homme endurci , je suis habitué
aux criailleries de ce genre 5 et rien ne m'empêchera de
faire mon devoir. »
Sous Guillaume III , un statut spécial bouleversa toute
cette législation infâme. On donna la liberté la plus am-
ple aux défenseurs du prévenu ; mais avec cette réserve,
qu'une fois la plaidoirie terminée, on ne lui permettait ni
d'examiner les témoins , ni de les questionner, ni de met-
tre en usage toutes les ressources auxquelles les accusés
actuels ne manquent pas d'avoir recours. En 1715, le duc
de Wintoun s'écriait encore : « Ferez-vous comme dans
les pays sauvages, où le métier de l'exécuteur se confond
avec celui du juge ? commencerez-vous par me pendre ,
sauf à me juger après ? » Peu à peu ces dernières restric-
tions s'effacent à leur tour 5 on ne promulgue aucun dé-
cret, l'usage s'établit de lui-même. Il serait difficile de
dire par quels degrés la théorie aujourd'hui reconnue et
avouée s'est transformée en pratique : le torrenl des mœurs
entraînait celui des lois : résister à ce mouvement était
impossible. La prépondérance accordée autrefois à la cou-
ronne passa du côté de l'accusé. Ce qui n'avait été éta-
206 DES PROCÈS d'état
bli régulièrement par aucun statut , fut réclamé par tous
les prévenus comme un droit inaliénable et imprescrip-
tible. On commença par faire quelques efforts pour res-
treindre cet empiétement sur l'ancienne jurisprudence,
et en 1724 , l'avocat de l'accusé Arnold ayant commencé
à plaider au fond , son droit fut contesté ; mais peu de
tems après , toute incertitude cessa à cet égard , et l'on
voit bientôt les défenseurs s'emparer de toutes leurs at-
tributions sans obstacle ^ leur ministère ne plus se borner
à la discussion de quelque point de droit -, et les juges
eux-mêmes donner des bornes à l'acharnement des accu-
sateurs publics et des avocats-généraux. La révolution
s'était faite d^ns les esprits , elle s'opéra de même dans les
lois , ou , ce qui est la même chose , dans l'application
des lois.
Dans le procès des geôliers Actom , Huggins et Bum-
bridge , l'avocat des prévenus montre une audace inouie
jusqu'alors dans les fastes judiciaires. En 1743 , dans le
procès de M. Chetwin, on reconnaît hautement le droit
que tous les accusés s'attribuent aujourd'hui de poser des
questions , d'interroger les témoins et de les contre-exa-
miner {cross-examining). Encore une usurpation, ou
plutôt une novation importante.
Toutes les coutumes judiciaires défavorables aux pri-
sonniers tombèrent l'une après l'autre. Sous Charles II,
dans le fameux procès des régicides , un avocat et un
avoué de la couronne se trouvaient au milieu des juges
pendant que ces derniers , dans leurs conférences préli-
minaires , débattaient et résolvaient d'avance toutes les
questions légales qui pourraient se présenter dans le cours
de l'aflaire. Usage odieux , contraire à l'institution du
jury , et qui se perpétua long-tems , même sous Guil-
laume III. Aujourd'hui , si une question légale est
EN ANGLETEWIE. 207
soulevée , c'est à l'avocat du prévenu qu'il appartient de
faire valoir cette difficulté. C'est lui qui défend la nou-
velle position qu'il occupe 5 tandis que le droit de lui ré-
pondte, de détruire son ar{i[umcnlation , ou du moins de
la combattre , est réservé à l'avocat du roi. Rien de plus
illé{][al que de voir des juges substituer arbitrairement
leur décision à liuis-clos à la discussion générale et publi-
que exigée par les lois anglaises. Mais, jusqu'en 1688,
l'institution du jury était ou bien mal comprise , ou sin-
gulièrement entravée dans son développement. Sous
Charles II, des jurés furent condamnés à la prisOn et à
l'amende , forcés de donner caution et menacés dans
l'exercice de leurs devoirs. Dès le règne de Richard II ,
un juge s'était écrié que si l'accusé absous ne se condui-
sait pas mieux à l'avenir , les jurés en répondraient : il
est vrai que ce ne fut qu'une menace. Sous Henri VIII,
un des chefs d'accusation contre Epsom portait qu'il avait
puni un juré d'emprisonnement : mais telle était l'incer-
titude de la jurisprudence à cet égard , que, sous le règne
de sa fille Elisabeth , la même chose eut lieu sans que
personne y trouvât à redire. Je n'ai pas besoin de rap-
peler les rigueurs de la chambre étoilée contre le jury
qui acquitta Throckraorton , ni la manière dont furent
traités les jurés qui acquittèrent Lilburne. On les cita
devant le grand conseil , et on les soumit à un interroga-
toire digne de l'inquisition. « Souvent les juges de paix
et autres juges , dit sir Mathieu Haie, se permettent de
punir les jurés 5 c'est un acte très - condamnable , et qui
a été l'objet d'un juste blâme. )) En 1670, on voulut
faire subir un châtiment grave à Rushell , qui avait re-
fusé de déclarer coupables Penn et ses associés. La cour
ne put y réussir, et à dater de cette époque , la liberté
du jury fut reconnue , à une seule exception près , celle
208 DLs PROCÈS d'état
des invectives, des exhortations, et quelquefois des me-
naces , que les juges se permirent de lui adresser. Ad-
mirez la 'enteur avec laquelle les plus bienfaisantes insti-
tutions atteignent leur point de maturité , et combien de
siècles il a fallu pour mettre à l'abri des iniquités du
pouvoir la fortune et la liberté des citoyens.
Il arrivait souvent qu'après l'audition des témoins , si
l'on ne regardait pas les chefs d'accusation comme assez
graves, ni la culpabilité comme assez évidente, le jury était
renvoyé et la cause remise. Ainsi deux jésuites impli-
qués dans le complot des papistes (Whitebread et Fen-
wick) , contre lesquels on ne croyait pas avoir de charges
suffisantes, furent renvoyés au milieu des débats, que l'on
reprit ensuite avec un nouveau jury, et qui aboutirent à
la condamnation. Ce que nous regarderions aujourd'hui
comme une illégalité flagrante^ passait alors pour la chose
du monde la plus commune. La dignité et l'autorité de
la couronne semblaient compromises , et dès lors on ne
croyait jamais pouvoir montrer assez de rigueur. Des ju-
ges honnêtes tombaient dans la même erreur où la reli-
gion précipite des inquisiteurs fanatiques. La science de
la législation avait fait peu de progrès , et une grande la-
tilude était laissée aux caprices des magistrats. On ne
voyait pas alors comme aujourd'hui des avocats habiles
et ardens livrer un combat perpétuel à l'accusation , la
harceler sur tous les points , soulever sans cesse de nou-
veaux obstacles , et ouvrir à l'accusé toutes les voies du
salut. Au milieu de telles mœurs, le tribunal le plus in-
tègre courait risque de se laisser entraîner, non à une pi-
tié dangereuse, mais à une sévérité non moins fatale 5 au-
jourd'hui toutes les chances sont en faveur de l'accusé.
Des lois si élastiques et si commodes dans leur exten-
sion , des lois si obéissantes à toutes les volontés du pou-
EN ANGLETERRE. 209
voir , devaient , en des tems de révolution et de lutte
acharnée entre le trône et les citoyens , se transformer en
redoutables instrumens de tyrannie. Tous les procès po-
litiques du règne de Charles II en ofFrent la preuve fla-
grante. On emplova alors la loi comme une arme pour
la vengeance , et toute équité est mise en oubli. Sous Jac-
ques II , cet abus affreux se perpétue , les formes pro-
tectrices sont négligées , les tribunaux montrent une lé-
gèreté coupable , la passion s'assied sur le trône de la
justice. Toutes les règles de la procédure tombent peu à
peu dans le discrédit , et les affaires môme qui n'ont au-
cun rapport avec la politique sont traitées avec une égale
négligence. Pendant que d une part l'iniquité politique
enfantait des drames atroces , d'une autre, les propriétés
perdaient leur garantie, et la liberté des citoyens était
compromise à chaque instant. Les juges les plus éclairés
ne résistaient pas à l'exemple général , et sir Mathieu
Haie, dont nous avons déjà parlé , eut plus d'un reproche
à se faire.
Il faut que la procédure enchaîne le juge, qu'elle le
force d'être équitable malgré lui. Le mortel le plus sage
est trop faible pour qu'on abandonne à son caprice la vie
et l'honneur de ses semblables. A peine l'homme vertueux
est-il sûr de lui^ le tempérament , la passion, la santé, les
accidens de la vie arrachent une sentence inique au plus
juste d'entre nous. Quant à l'homme vicieux et passionné ,
à quels excès ne se livrera-t-il pas , si la loi n'est pas là
pour lui imposer sa contrainte? Pendant les règnes de
Charles II et de Jacques II , l'influence des haines poli-
tiques fut aussi sensible que fatale. Immédiatement après
la restauration , les tribunaux se remplirent de juges qui
avaient donné des gages à la monarchie, la plupart fort
honnêtes et fort instruits , mais enfiévrés de rovalisme ,
XV. 14
210 DES PROCÈS d'état
imbus de sentimens amers et de souvenirs poignans , et
prêts à tout sacrifier à leurs opinions. Comment attendre
de tels arbitres une justice complète ? Toutes les fois qu'il
s'aoissait de religion ou de politique , leur zèle s'enflam-
mait, l'équité était oubliée, ils n'exerçaient plus qu'une
■vengeance. La nation elle-même partageait ces idées. Pen-
dant le procès des régicides l'assemblée applaudissait aux
plus cruelles décisions, aux plus îyranniques caprices des
juges. On s'accoutuma à voir la passion présider les procès
politiques; le zèle furieux dont on avait fait preuve dans
cette circonstance survécut à l'occasion elle-même, et
dorénavant toute accusation de liaute trahison fut pour-
suivie avec une sévérité presque féroce , que l'on s'ac-
cordait à regarder comme une vertu. Je ne doute pas,
que les adversaires des royalistes n'eussent agi précisé-
ment de la même manière le cas échéant. Il y avait fré-
nésie de tous les côtés. Si une grande partie de la po-
pulation n'eût été contenue , elle se serait mise à courir
sus aux papistes comme les bourgeois de Paris au seizième
siècle couraient sus aux protestans. Examiner les accusa-
tions dont les catholiques étaient l'objet, c'était s'exposer
à tout le courroux populaire. On ne doutait pas que les
papistes n'eussent mis le feu à Londres, et l'on inscrivait
sur la pierre du monument ce gigantesque mensonge histo-
rique. Il n'aurait pas fallu révoquer en doute devant un
citoyen de Londres la réalité d'une Saint-Barthélémy pré-
parée de longue main par les ennemis du protestantisme.
Aussi , quand sir Edmundbury Godfrey fut assassiné ,
et que le faux témoin Titus Oates dénonça le prétendu
complot catholique , il aurait fallu qu'un juge fût quelque
chose de plus qu'un homme pour opposer sa conviction
au torrent de l'injustice populaire. C'était alors que l'on
portait dans les rues un énorme gourdin nommé lejléau
EN ANGLETERRE. 211
protestant, et destiné à assommer les papistes. Quelques
historiens modernes ont cru que les protestans eux-mê-
mes n'avaient pas été étrangers au meurtre de Godfrey 5
en effet, jamais crime n'a été plus utile à un parti , ja-
mais faction n'a tiré meilleur parti d'un crime. Buckin-
gham et Shaltesbury n'oublièrent rien pour impliquer le
duc d'York dans cette affaire. Juges et témoins parais-
saient se ranger à la fois et d'un commun accord au nom-
bre des accusateurs , et la haine publique fit la loi aux
tribunaux.
Malheureuse époque ! on ne rêvait que complots ca-
tholiques. Ils retentissaient dans tous les théâtres , dans
toutes les chaires , et remplissaient les débats du Parle-
ment. Rien de plus facile alors pour un juge que d'être
inique et populaire à la fois. Il n'avait qu'à se livrer corps
et ame à l'impulsion générale. On vit presque tous les
magistrats suivre cette route facile et misérable. La ten-
tation était forte. Il s'agissait à la fois de la vie du mo-
narque, que les catholiques avait attaquée à ce qu'on
affirmait , et de la haine populaire qui demandait à s'as-
souvir. Wildnorth , Pemberton , sir William Jones ,
sir Thomas Jones , Dolben , Atkyns , se signalèrent parmi
ces juges, qui d'ailleurs représentaient avec une malheu-
reuse fidélité l'état réel de la nation 5 ce fut parmi eux
que l'infâme Jefferies fit ses premières armes. La vanité,
l'intérêt personnel, la pusillanimité, l'entraînement, tout
les précipitait dans cette triste carrière. A leur tête se
montrait le chef de la justice, Scrogges, fils d'un boucher,
homme spirituel et brillant , improvisateur facile, doué
de plus d'imagination que de raison , de plus de chaleur
de tête que de sévérité de conscience. Ce fut lui qui di-
rigea les débats du complot papiste , et ils méritent d'être
212 DES PROCÈS d'état
signalés par nous comme ayant accumulé toutes les espèces
d'illégalités dont nous avons parlé plus haut. Dans ce
honteux procès, qui dura long-tems et dont plus d'un his-
torien a entrepris la défense, on accueillit tous les ouï-
dire , toutes les lettres anonymes, tous les témoignages
les plus suspects; les dépositions favorables à la couronne
furent commentées avec soin, écoutées avec respect 5 le
juge venait au secours du déposant et lui indiquait la
route qu'il avait à suivre. C'était l'iniquité la plus évi-
dente et la plus ingénieuse : les magistrats avaient mille
ressources pour tirer d'embarras les témoins, et l'on com-
mençait toujours par discréditer d'avance les témoins à
décharge. Au lieu de laisser au jury sa liberté , on lui
indiquait le degré de confiance que devaient lui inspirer
les déposans. On allait jusqu'à leur imputera crime les
circonstances de leurs dépositions, qui ne s'accordaient
pas avec celles des témoins à charge. Telle est la faiblesse
de l'humanité, que presque toute l'Angleterre applau-
dissait à l'injustice, et ne voyait pas quel odieux spec-
tacle offre un tribunal qui se fait vengeur au lieu de se
constituer juge.
Défions-nous donc toujours des passions populaires : en
général , dès que la masse est animée d'une violente émo-
tion , il y a injustice et violence. Un catholique romain
se présentait-il à la barre ? il lui suffisait de dire : Je suis
catholique, pour que les assistans éclatassent de rire. « Je
ne vous crois pas, disait Pemberton à un témoin , votre
religion permet des restrictions mentales, et vous pouvez
trahir la vérité en toute sûreté de conscience. — Je jure,
disait un autre témoin , que cela s'est passé ainsi , je l'ai
vu de mes propres yeux. — Votre religion, reprit le
juge, vous défend de voir par vos propres yeux. » On
EN ANGLETERRE. 213
alléguait contre les papistes que leurs dépositions ne pou-
vaient pas être vraies, parce que, disait-on, ils avaient
un trop grand intérêt à mentir, et l'on ne s'apercevait
pas que la même allégation eût pu être faite contre les
protestans. Au lieu d'écouter avec patience les prévenus,
on les insultait , on les harcelait à chaque mot prononcé
par eux dans l'intérêt de leur défense. Les paroles des
juges étaient un piège perpétuel; railleries, invectives ,
artifices, on n'ouhliait rien pour les mettre dans leur tort.
Les acclamations du peuple encourageaient ces odieux
procédés.
« Ne vous étonnez pas, disait le grand-juge Scrogges,
si le peuple vous maltraite ainsi. Vous vous êtes conduits
de manière à ce qu'un catholique soit un animal odieux
en Angleterre.» Alors les acclamations populaires recom-
mençaient. Une fois enflammées, les passions de la multi-
tude ne connaissent plus de bornes. Bientôt on menaça les
témoins et on les chargea de coups , ils n'osèrent plus se
montrer. Dans le procès de Langhorne, la violence du
peuple fut telle que les témoins à décharge se récusèrent
tous. Plus tard, le prêtre Marshall offrit d'appeler des té-
moins, mais sous la condition spéciale qu'ils ne seraient
ni frappés ni outragés. « Vous n'avez pas de conditions
à nous imposer, » s'écria le juge. En vain prouva-t-on
que les témoins à charge n'avaient pas cessé de se con-
tredire, que la plupart avaient reçu de l'argent, ou
qu'ils avaient un intérêt évident à déposer comme ils
le faisaient 5 nulle objection ne fut admise. Ne nous
étonnons pas qu'au milieu de débats si exlravagans et si
iniques, un jeune homme enthousiaste et indigné de tout
ce qui se passait autour de lui se soit écrié : « Puisque
mes juges naturels m'abandonnent, je m'en rapporte à la
Providence, je demande le jugement de Dieu! » Enfin,
214 DES PROCÈS d'état
pour couronner dignement un drame à la fois si curieux,
si instructif et si atroce, lorsque le juge Jefferies pro-
nonça la sentence de mort et dit que , selon les termes
de la loi , les coupables seraient pendus , écartelés et leurs
entrailles jetées au vent, la salle retentit d'applaudisse-
mens frénétiques.
Le résumé des avocats-généraux et de l'accusateur pu-
blic s'accordaient toujours par leur acharnement haineux
avec la conduite des débats. Si quelque chose peut servir
d'excuse à ces hommes , si la postérité peut accepter une
telle justification , ajoutons que l'exercice de leurs devoirs
n'eût pas été pour eux sans danger. La Chambre des Com-
munes réprimanda sévèrement ceux qui parlaient sans
respect de l'infâme docteur Oates. Scrogges fut accusé ,
non d'avoir fait pencher la balance en faveur du protes-
tantisme , mais d'avoir découragé et diffamé les témoins
protestans. En effet, malgré son ardeur pour la cause
populaire , il lui était arrivé une seule fois de céder à je
ne sais quel remords de conscience, et de laisser entrevoir
qu'un témoin pour la couronne n'avait pas dit toute la
vérité. On traitait avec une vénération qui approchait
de l'idolâtrie deux personnages exécrables, calomniateurs
salariés , Oates et Bedlow , qui , forts de l'approbation pu-
blique ,' se conduisaient en véritables tribuns du peuple.
« Votre seigneurie me permettra de lui faire observer ,
s'écriait insolemment Oates, que je ne suis pas obligé de
répondre à cette question , et qu'elle accorde beaucoup
trop de latitude au prévenu. — A quelle époque cela est-
il arrivé ? demanda le juge, quel jour ? — Vous êtes bien
heureux que je puisse vous dire le mois , répondait l'ar-
rogant témoin... Faites sortir ces papistes, continuait-il,
la salle en est pleine, elle en est empestée, et quel-
ques minutes plus tard toutes les épées des papistes vont
I
EN ANGLrrERRE. ^15
sortir du fourreau, je les vois étinceler. — Allons, al-
lons (interrompit le lord-maire qui voyait combien cette
plaisanterie était ridicule), vous êtes au milieu de bons
protestans, parlez, vous n'avez rien à craindre. — Mes-
sieurs les juges , dit encore Bedlow , il y a dans la galerie
une femme papiste qui prend des notes. — Laissez faire,
laissez faire, répondit Scrogges en riant, les notes d'une
femme comme la langue d'une femme ne tirent pas à con-
séquence. » Scrogges eut le sort de tous les hommes qui
se livrent aveuglément au service des passions publiques.
Dès qu'il s'arrêta ou se refroidit dans cette carrière de
violence, on l'accusa de tiédeur, de corruption, de trahi-
son , et on le poursuivit sans pitié. Il allait être traîné de-
vant un tribunal comme accusé d'avoir reçu de l'argent
des ennemis de l'état, lorsque le Parlement fut prorogé :
cette prorogation le sauva ^ leçon frappante pour tous ceux
qui se constituent les esclaves et les sycophantes du peuple.
Et quelle situation que celle du roi ! et comme le trône
que l'on affectait de respecter se trouvait humilié par son
abaissement réel! Le monarque n'avait aucune foi dans
cette conspiration prétendue 5 il voyait bien que cette chi-
mère inventée par les protestans l'environnait de périls, et
il fallait que ses proclamations encourageassent les témoins
calomnieux ; on le forçait d'acheter ces mensonges ab-
surdes et atroces 5 on l'obligeait à saper son autorité de
ses propres mains. Les victimes, qu'il savait innocentes,
il ne pouvait les sauver 5 s'il différait une exécution san-
glante , les Communes étaient là pour lui demander ven-
geance au nom de sa propre autorité et de son propre
salut : les magistrats muets n'avait pas d'autre courage
que de se taire , et de sanctionner par leur silence les
horribles iniquités qui se commettaieRit autour d eux. Il y
216 DES PROCÈS d'état
a des tems où les peuples se montrent injustes et méchans
comme un seul homme , et où Tespril de haine et de
fureur les domine entièrement. En vain quelques-uns des
prévenus alléguèrent-ils leurs services, leur long dévoue-
ment à la cause royale , la perte d'une partie de leur for-
tune et le sacrifice de leurs plus chers intérêts 5 on ne les
écouta pas 5 on voulait obtenir un aveu; il fallait prouver
le complot papiste. S'ils eussent confessé la conjuration
qui leur était imputée, peut-être quelques-uns d'entre
eux eussent reçu leur grâce. Ils aimèrent mieux marcher
à l'échafaud; et, jusqu'au dernier moment, ils protestè-
rent qu'on les avait injustement condamnés. Entourés de
bourreaux, d'officiers de justice, qui ne cessaient de les
exhorter à une confession impossible , ils moururent sans
se démentir .• il n'est pas d'historien impartial , pas
d'homme juste et instruit, qui ne convienne de leur inno-
cence. La conscience des nations réhabilite toujours les
victimes 5 mais cette tardive réhabilitation ne fleurit sur
les tombes que long-tems après la mort des victimes,
long-tems après l'affaissement des mauvaises passions qui
les ont immolées.
Il est triste que l'histoire de ces peuples libres ren-
ferme une telle série d'iniquités. A peine, en parcourant
les annales de la Grande-Bretagne , l'homme qui cherche
des traces de justice, de loyauté, de légalité, dans les
actes des tribunaux, et spécialement quand il s'agit de
vie et de mort dans les procès politiques , trouve-t-il où
poser le pied. A peine échappe -t-il à un de ces procès
atroces, qu'il en rencontre un autre dont l'humanité fré-
mit. Voici lord Slrafford qui, à soixante-huit ans, ma-
lade, l'esprit alfailili par de longs malheurs, est choisi
parmi les pairs catholiques et traîné devant le tribunal,
EN ANGLETERRE. 217
c'est-à-dire à l'échafaud; la multitude le sui». de ses ac-
clamations barharcs. Jamais le fanatisme politique ne se
montra plus exécrable. Après son injuste condamnation,
les shériffs soulevèrent la question de savoir s'il fallait
obéir aux décrets du roi , qui lui accordait comme grâce
spéciale d'èlre décapité et non pendu. La Chambre des
Pairs ordonna la décapitation, et la Chambre des Com-
munes voulut bien y consentir. Tels furent les termes de
sa délibération. Ce n'était pas tout : sur Téchafaud même,
le bourreau , devenu chicaneur à l'exemple des shériffs ,
réclama une addition de salaire. Il est fort remarquable
que plusieurs personnages dont les opinions étaient fort
libérales et dont le nom est justement vénéré, entre au-
tres le célèbre lord Russel , disputèrent au roi cette pré-
rogative de faire grâce dans le seul but d'entraver son
autorité et de servir leur parti.
Hélas! la réaction vint à son tour et ne fut pas moins
cruelle , car le malheur des iniquités c'est d'ehgendrer
des iniquités nouvelles. Ces hommes infâmes, qui avaient
solennellement chargé les catholiques , vinrent porter
témoignage contre les protestans. C'était toujours le même
métier , un métier de sang et d'infamie. On vit fleurir
de nouveau cette race des délateurs si bien peinte par
Tacite : « Toutes les fois qu'une profession est lucra-
tive , soyez sûr qu'elle ne manquera point d'adeptes. »
On tirait habilement parti des antécédens des témoins, et
l'on essayait de prouver qu'un homme qui s'était montré
si ardent à poursuivre les catholiques disait nécessaire-
ment la vérité lorsqu'il accusait les protestans. Au lieu
de reprocher aux prévenus la superstition romaine , on
se mofpiait de leurs doctrines calvinistes : « Vous fré-
quentez vraiment une jolie petite chapelle ! » disait le
grand-juge au prévenu Colledge, qui était dissident. La
218 DES PROCÈS d'état
barbarie et l'injustice avait changé de livrée, mais non
de principes et de conduite.
Les procès de Russel et de Sydney sont célèbres par
leur illégalité dans les annales de la jurisprudence an-
glaise. La condamnation de Sydney nous semble surtout
infâme , on ne peut alléguer contre lui qu'une seule
preuve, et quelle preuve! un pamphlet qu'il avait com-
posé sans le publier ni le répandre. La chanson popu-
laire composée à l'occasion de ce procès résume très-bien
toutes les charges de l'accusation : « C'est Algernon Syd-
ney, le terrible Algernon Sydney qui a voulu bouleverser
la nation anglaise , et qui , pour venir à bout de son des-
sein , a fait une œuvre démoniaque. Il a composé un li-
belle atroce... et l'a renfermé dans son pupitre! » Nous
voici arrivés à cette époque où le plus célèbre des mau-
vais juges, Jefferies, fut chargé de représenter la légalité
anglaise. De plus courageux que- nous le suivront dans
cette voie immonde et meurtrière, où sa bassesse n'a ja-
mais faibli , où il brille d'un éclat sans égal. Ce n'était
point un homme sans talent , mais une ame basse, capa-
ble de tout , et qui , voulant obtenir le pouvoir et la for-
tune pour se livrer à ses vices , ne se laisse arrêter par
aucun scrupule : homme d'un tempérament ardent et
d'un esprit souple , qui devait servir d'instrument com-
plaisant et commode à une tyrannie sans pudeur-, esclave
et oppresseur, deux qualités dont l'accord est fréquent 5
jamais son égoisme ne se dément , jamais il ne manque
une seule occasion de s'élever aux dépens des autres 5 ca-
ractère complet auquel rien ne manquerait en vérité, et
qui est devenu poétique dans son horreur. En 1678, il
mêle sa voix au cri furieux qui poursuit les catholiques.
Plus tard nous le trouvons grand inquisiteur de Jac-
ques II , roi catholique j ces changemens ne lui coûtent
IN ANGLETERRE. 219
rien ; il est fidèle à son caractère , fidèle à sa force ; fé-
roce et sans courage , il précipitait ses amis à travers les
dangers , et les abandonnait au moment de la crise. Mer-
cenaire autant que barbare, il fit ses célèbres campagnes
judiciaires avec un inexprimable bonheur : cette tournée
lui permettait à la fois de se gorger d'or et de sang. Un con-
temporain dit que sa figure n'était pas celle d'un homme,
et qu'on l'eût pris pour un de ces tyrans imaginaires : les
vieilles tapisseries lui prêtent un aspect de férocité idéale.
Le sourcil abaissé , les lèvres tremblantes de fureur ,
rouge de vin, maigri par la débauche, les vêtemens en
désordre, il n'ouvrait ses lèvres immondes, cette bou-
che , dont la forme hideuse semblait trahir toute la lai-
deur de son ame , que pour lancer sur les prévenus des
torrens d'invectives. On aurait peine à croire , si tous les
Mémoires contemporains ne l'attestaient , jusqu'à quel
degré d'insolence atroce ce monstre se laissait emporter.
Tous les jours se reproduisaient des scènes dont l'horreur
est vraiment idéale^ il était admirablement doué par la
nature pour ce triste et misérable office \ sa voix de tau-
reau épouvantait les prévenus , il avait une adresse in-
fernale pour les embarrasser dans des contradictions
subtiles, et pour donner à l'innocence elle-même l'appa-
rence du crime. Toute sa sagacité ( et il n'en manquait
pas) se tournait vers le mal. Déclamaleur intarissable,
improvisateur facile; couvrant de mois sonores et de pom-
peuses images la cruauté ignoble de ses actes , il osait
même prendre Dieu à témoin et invoquer la religion et
la morale , qu'il outrageait sans cesse. Le couronnement
et le dernier trait de ce caractère qui n'a pas son égal
dans l'histoire, c'est la plus complète insensibilité aux
maux qu'il causait , l'indifférence la plus inouie , enfin
220 BES PROCÈS d'état
l'ironie appliquée sans réserve et sans pilié aux victimes
de ses venjjeances judiciaires.
Il y eut dans la vie de Jefferies une scène étrangement
dramatique , une de ces admirables rencontres que les
poètes n'inventent jamais, et qui ressortent naturellement
des pages de l'histoire. Payé par son parti pour inventer
un complot papiste, pour y envelopper la plupart des
catholiques réputés dangereux , et pour affirmer sous
serment devant les tribunaux la vérité de ce roman
infâme , Titus Oates , le plus célèbre des délateurs an-
glais , devait recevoir , après la mort de Charles II , la
récompense de ses mauvaises actions j il espérait que
le zèle protestant lui offrirait un abri contre la ven-
geance du duc d'York, catholique qu'il avait osé ap-
peler traître pendant les débats du fameux procès où
il jouait le rôle principal ^ mais à peine Jacques fut-il
remonté sur le trône, la pension de Titus Oates lui fut
arrachée ; on le chassa de l'appartement qu'on lui avait
accordé, et on lui fit son procès, comme ayant porté
un faux témoignage dans l'afTaire à laquelle il devait sa
célébrité. Yoilà donc en face l'un de l'autre, d'une part,
Jefferies, qui avait joué un rôle important dans ce procès
infâme, et d'un autre, le principal instrument de cette
iniquité subalterne. Imaginez un brigand qui en condamne
un autre comme coupable d'un crime dont ils ont été
complices tous deux, rivaux d'arrogance, d'impudence
et de fureur -, les deux athlètes étaient dignes l'un de
l'autre. Tour à tour ils prenaient à témoin de leur inno-
cence. Dieu, la vérité, la vertu, qu'ils n'avaient pas cessé
d'outrager. Accablé des preuves les plus évidentes, Oates
déclara solennellement que toutes ses dépositions avaient
été conformes à la vérité : et Jefferies, reprenant aussitôt
I
EN ANGLETERRE. 221
la parole, pour se livrer à celte verve d'injures qui celte
fois avait un objet digne d'elle : « Tais-toi, monstre, lui
dit-il , impudent et misérable , tu es indigne de rester plus
long-tems sur la terre que Dieu a faite. Que Dieu soit
témoin que je ne voudrais pas avoir à rendre compte
d'une seule goutte de sang innocent; mais je jure aussi
que pas un mot de ce que lu viens de dire n'est la vé-
rité. » En effet , les témoignages contre Oates étaient ac-
cablans, et le juge Owitbeus prononça la sentence avec
une gaîlé railleuse faite pour en augmenter l'amertume.
Le malheureux fut conduit d'Aldgale à Newgate par le
bourreau qui frappait ses épaules nues. Après un jour
d'intervalle il fut conduit de la même manière de New-
gate à Tiburn ; il devait en outre , d'après le texte de la
loi , rester en prison pendant le reste de sa vie , et être
mis au pilori cinq fois par an. La portion la plus cruelle
de ce châtiment sauvage fut exécutée à la lettre. La révo-
lution de 1688 le fit sortir de son cachot; il reçut une
petite pension de la couronne; la Chambre des Pairs
adressa une supplique à Guillaume III à l'effet d'obtenir
son pardon; on voulut même faire annuler le jugement,
sous prétexte que les catholiques s'étaient vengés sur
l'homme qui avaient trahi leurs secrels et fait avorter
leurs desseins. Ce dernier point ne fut pas obtenu; mais
le délateur fut libre et presque honoré. Cependant ses
vices le poursuivirent encore et il mourut pauvre. En
1702, on le voit paraître devant la justice, accusé par
une M"* Eléonor James de l'avoir frappée avec sa canne
dans la salle d'audience. La veuve demandait que Titus
Oates fût condamné à une amende considérable , et que
sa canne fut brûlée par le bourreau ; il allégua sa pau-
vreté , il ne fut pas puni : tels furent les derniers jours
de cette vie si ignoble.
222 DES PROCÈS d'état
Pendant les vingt années qui précédèrent la révolution,
l'exercice de la justice n'avait été qu'une vengeance ; mais
tous les partis avaient trop soufFert , les coups mutuels
qu'ils s'étaient portés avaient laissé de trop graves blessures,
des plaies trop saignantes , pour que la nécessité d'une
justice plus équitable , plus calme , ne se fît pas sentir. Les
premiers actes de la révolution portent le caractère de
plainte et de douleur, presque de remords, inspiré par les
excès auxquels tout le monde avait pris part , du moins
en les approuvant. On défend les trop fortes amendes,
on blâme la violence des juges , les châtimens corporels
et les jugemens dictés par la colère. Un juge, homme de
bien, M. Holt, devient pour ainsi dire le représentant
de cette révolution bienfaisante^ le premier il sait pren-
dre l'attitude convenable à un chef de la justice 5 il se
montre calme, impassible, humain 5 au lieu d'inter-
rompre les accusés par d'indécentes violences , il les en-
courage , les écoute, les avertit du danger auquel une
parole imprudente peut les exposer; reprend vivement
ses confrères lorsque ces derniers, trop fidèles à l'ancienne
habitude, entravent la liberté de la défense. Enfin il se
montre digne des éloges que Steele lui a prodigués ,
éloges dont l'éloquence et l'enthousiasme ne sont pas
au-dessous des vertus qui les ont mérités. Hélas ! que
penser des vertus humaines I le nom de Holt est
obscur; toute l'Europe connaît Jefferies.
Holt occupa pendant vingt-deux ans cette position éle-
vée , qui non seulement lui permit de réformer le mode
des débats judiciaires , mais de faire des élèves , si l'on
peut parler ainsi. Sous ses yeux , et à son école se déve-
loppèrent plusieurs hommes dont les vertus et les talens
ont honoré la Grande-Bretagne, entre autres sir Mi-
chel Forster , un des juges les plus remarquables par
EN ANGLETERRE. 223
leur humanité, leur bon sens et leur bon esprit. Après
la révolution opérée spécialement dans les procès d'état
sous Guillaume III, ce ne fut plus contre le conspirateur
ou le rebelle que la société sembla s'armer , mais bien
le trône lui-même. Dans les affaires de haute trabiso*n ,
l'accusé se trouva jouir d'une protection spéciale. On
lui donna des garanties et des gages dont les autres ac-
cusés ne jouissent pas. Par une singularité qui n'éton-
nera personne, ce furent les jacobiles eux-mêmes, parti-
sans du pouvoir absolu, qui introduisirent ces actes si
importans dans la législation anglaise, et qui se servirent,
pour attaquer le pouvoir de Guillaume qu'ils n'aimaient
pas, de ces armes si dangereuses pour tous les pouvoirs.
Les juges regardaient si bien ces nouveaux statuts comme
attentatoires aux privilèges reconnus de la couronne, que
la veille même du jour où ils devai'Mit avoir force de loi,
Holt, l'intègre et noble juge Holt , refusa de se rendre
aux prières d'un accusé de haute trahison et de devancer
d'un seul jour l'action légale des statuts.
Il fallut beaucoup de tems aux avocats pour s'accou-
tumer à plaider sans crainte la cause des accusés de haute
trahison 5 les premiers qui se soient chargés de cet office,
Philipps et sir Barthélémy Shaver, eurent soin de pré-
venir les juges que l'on ne devait nullement confondre
leurs sentimens personnels avec les sentimens de leurs
cliens, et qu'ils étaient fort éloignés de défendre aucune
thèse semblable ; leur défense fut timide , tremblante ,
incertaine. Ce;ie fut qu'en 1722 que l'avocat Hungerford
osa élever en faveur de son client Laver une voix plus
courageuse : encore fut-il sévèrement réprimandé par le
juge sir James Spratt. 11 était souvent arrivé aux avocats,
avant cette époque , de protester de leurs bonnes inten-
tions , de leur loyauté , de leur amour pour le roi , de
224 DES PROCÈS d'état
leur attachement pour le gouvernement. Peu à peu ces
vieilles traces de crainte s'effacèrent et disparurent : Top-
position vint s'asseoir en face des juges. Lord Erskine ,
hopime éloquent, habile, orateur hardi , profila de ce
nouveau mouvement pour s'élever à une hauteur et une
énergie de pensée et de diction que le barreau anglais
n'avait pas connues. Quiconque l'a vu et entendu ne l'ou-
bliera jamais. La violence de ses attaques contre le gou-
vernement se trouvait adoucie et tempérée par le calme
extérieur de son attitude et la grâce de son langage. 11 ne
semblait pas un avocat payé pour plaider, mais un homme
du monde, quelquefois un arbitre désintéressé-, il en ap-
pelait à la svmpalhie générale, il semblait se défaire de
toute partialité, de toute habitude de plaidoirie 5 l'audi-
toire et les juges se trouvaient , pour ainsi dire, de ni-
veau avec lui ; et cette familiarité heureuse lui permet-
tait de tout dire sans crainte. Cette liberté même , inouie
jusqu'alors dans les fastes judiciaires de la Grande-Bre-
tagne , était pour Erskine un texte fécond en mouvemens
d'éloquence; il en tirait vanité pour l'Angleterre, et il
augmentait cette liberté même en l'exaltant.
« Ici , messieurs , disait-il dans son plaidoyer pour le
prévenu Hardy, accusé de haute trahison , je sens avec
orgueil , avec bonheur, que l'administration de la justice
est libre en Angleterre. Je n'ai plus , comme autrefois ,
de réclamations discrètes, mystérieuses, à faire à mes
juges 5 plus de réclamations écrites sur parchemin , col-
lationnées par un greffier , scellées d'un grand sceau , et
qui peuvent aller s'ensevelir et se perdre dans un tiroir :
c'était la marche de la justice ancienne:^ moi j'ai le
privilège, j'ai le droit admirable d'en appeler hautement,
sans crainte , sans scrupule , à une assemblée éclairée ,
pleine d'yeux et d'oreilles, pleine d'intelligence et de
EN ANGLETERRE. 225
loyauté. Je sais que parler à un jury, c'est parler à la na-
tion entière , c'est se réfu^jier dans le sanctuaire de la jus-
tice nationale. »
Depuis l'accession de la maison de Hanovre, les procès
politiques reçoivent une direction bien différente. Les
accusations de ministres sont des amusemens populaires
dont les ministres ne s'inquiètent jamais. Walpole lui-
même, a])rès avoir déshonoré tout le Parlement d'Angle-
terre par un système de corruption à la fois voué et dé-
gradant, vit sans crainte ses ennemis lire devant les deux
chambres l'acte qui le menaçait de la mort. Il savait que
l'époque élait passée où les vengeances politiques vou-
laient du sang. Lord Norlh, au milieu du mécontente-
ment que des défaites multipliées et la scission des co-
lonies américaines devaient causer à l'Angleterre , ne
quitta pas son poste, ne s'ébranla et ne s'épouvanta
pas. En vain la voix tonnante de Fox lui montrait sans
cesse la colère du peuple suspendue sur sa tête , l'écha-
faud dressé , le bourreau tout prêt , les votes du Parle-
ment armant la justice de sa hache fatale, North conti-
nuait à payer ses favoris , à solder les transfuges qu'il
arrachait au parti contraire, et à soutenir les mesures im-
populaires que le roi lui commandait. Le tems n'était
plus où Strafford payait de sa vie une loyauté du même
genre. Tout s'était adouci. Cependant la Grande-Breta-
gne aurait pu se justifier aux yeux de l'histoire , si elle
eût traité avec sévérité ce ministre complaisant pour le
monarque, oublieux de ses concitoyens. Elle venait de
perdre treize provinces fécondes et pleines d'avenir ; le
sang et les trésors de l'Angleterre avaient coulé à grands
flots-, le pavillon britannique était flétri et le trésor vide.
North se relira sans rien craindre 5 et comme Walpole son
prédécesseur , il vécut vieux au milieu de ses adversaires
XV. 15
226 DES PROCÈS d'état
politiques; qui lui tendirent la main en riant, et profes-
sèrent pour lui autant d'amitié que d'estime.
Les ministres au surplus ne faisaient que profiter du
bénéfice universel. Tous les intérêts politiques subsis-
taient ; mais toutes les passions politiques s'étaient amor-
ties : il n'en restait plus que l'ombre. Innocentes et im-
puissantes, malgré leurs cris, malgré leurs apparentes
fureurs , elles perdaient en éternelles arguties , en dis-
cussions sans fin , la sève qu'elles auraient autrefois em-
ployée dans de barbares et violentes actions. Les der-
nières traces de violence politique que le dix-huitième
siècle de l'ère banovrienne proposait à l'observateur, se
trouvent dans les procès relatifs aux conjurations qui de-
vaient ramener les Stuarts. Le trône était attaqué 5 il se
montrait sévère; tous ceux qui avaient soutenu l'usur-
pation craignaient pour leurs têtes , et le bourreau rede-
venait alors un instrument de la politique. Même dans
ces circonstances cependant, on ne peut reprocher aux
juges aucune sévérité injuste, aucune atteinte portée à la
loi, aucune violence; ils appliquèrent seulement la loi ,
sans en exagérer le sens , sans lui donner une interpréta-
tion fausse.
Sous Jacques II , le malheureux Monmouth avait reçu
de la bouche du roi la promesse d'un pardon complet, s'il
avouait et dénonçait ses complices. Chargé de fers, plongé
dans un cachot, en vain s' abaissa-t-il jusqu'à verser des
larmes devant le roi qu'il avait essayé de détrôner : Jac-
ques,, infidèle à sa parole, l'envoya à l'échafaud. Tous
ceux qui passaient pour ses adhérens furent pendus ou
décapités, sans que les alroces juges de Jacques II exami-
nassent avec beaucoup d'attention la vérité de l'accusa-
tion qui pesait sur eux. On ne peut point reprocher de
tels actes à Guillaume III, ni aux administrations succès-
EN ANGLETERRE. 227
sives de la reine Anne et des trois Georges. Même en
défendant leurs couronnes, ils furent équitables et dé-
mens.
Comment, par exemple, oserait-on condamner les ']ur>;es
qui envoyèrent à la mort lord Lovât, le Sinon moderne,
traître à ses amis comme à ses ennemis, trois fois apostat,
auquel Guillaume fit deux fois grâce, qui passa du jésui-
tisme au calvinisme, et qui marqua par des crimes atroces
plus de soixante années de sa vie que le bourreau termina
à quatre-vingts ans. Plusieurs personnes de distinction
qui avaient pris les armes pour le prétendant , et qui de-
vaient s'attendre à la mort, s'échappèrent de Newgale 5
d'autres que l'on aurait pu arrêter s'enfuirent sur le con-
tinent. Le brigadier Mackintosh et Jean Forster trompè-
rent leurs geôliers , qui sans doute n'avaient pas reçu des
ordres très-sévères. Balmerino et Kilmarnock , pris les
armes à la main, n'eurent pas un long procès à soutenir :
les faits étaient prouvés et incontestables. Une difficulté
judiciaire et de peu d'importance s'éleva tout-à-coup , et
retarda le procès. Sous Charles II et Jacques II on ne se
serait même pas arrêté à cette minutie. Ils moururent
avec courage , et T héroïsme de leurs derniers momens fit
plus de tort à la cour que leurs épées n'avaient pu lui en
faire. La cour ne l'ignorait pas , et sa clémence pouvait
passer quelquefois pour de la politique. On accordait leur
grâce à la plupart de ceux qui la demandaient; et Georges
Setoun, comte de Wintoun, qui ne la demanda pas,
trouva toutes les facilités pour s'évader et se réfugier en
Italie. La même chose arriva au vicomte de Strashallan
et à plusieurs autres. Lord Widdington reçut sa grâce : le
comte de Tsithisdale quitta furtivement la Tour.
A mesure que les principes de la liberté acquirent de
la force dans le cours du dix-huitièrae siècle , la position
228 DES PROCÈS d'état
des accusateurs et des accusés changea. Chaque procès
politique fut un embarras, non pour le peuple, mais pour
le pouvoir. On alla jusqu'à susciter des procès à la cou-
ronne -, on savait bien que chacun d'eux serait un objet
de scandale, et que les partis s'empresseraient de l'ex-
ploiter. La vie de tous les agitateurs politiques est rem-
plie de CCS procès où la couronne semble accuser, et où
dans le fait c'est elle qui se défend. Burdett , Wilber-
force , Junius , Wilkes, Cobbett , ont été les véritables
triomphateurs des procès que l'autorité leur a suscités. Il
n'y a pas un de ces hommes politiques dont la liberté
n'eût été gravement compromise et qui n'eût été attaché
au pilori pendant quelques heures, s'il eût vécu du même
tems que ce malheureux Defoë , qui pour avoir écrit un
pamphlet très-innocent , fut exposé , dans les premières
années du règne d'Anne , aux outrages d'une abjecte mul-
titude.
Wilkes ne cessa de harceler le gouvernement. Le 23
avril 1763 , arrêté comme coupable d'avoir, dans le nu-
méro 45 de son Breton du Nord , journal politique , in-
sulté le roi et le gouvernement , il refusa dé répondre à
son interrogateur parce t[ue le mandat d'amener qui le
frappait était général et non spécial. Le procès qu'il sou-
tint à propos de cet incident tourna en sa faveur, et les
mandats d'amener généraux furent abolis. Poursuivi en-
suite par le ministère qu'il inquiétait toujours , il ne dut
à sa condamnation qu'un accroissement de popularité ,
et le gain de sommes considérables nécessaires pour ré-
tablir sa fortune délabrée. On paya ses dettes , une sous-
cription subvint à tous ses besoins , son image se repro-
duisit partout , dans les rues , dans les tavernes , sur les
enseignes. C'est à ce propos qu'une vieille dame disait
spirituellement : « Je le vois pendu partout , excepté là
EN ANGI.ETEnr.E. 2i29
où il devrait être pendu. » Trois fois chassé du Parle-
ment, il prolongea si bien cette lutte et se joua si complè-
tement des atteintes du pouvoir qu'il insultait sans cesse,
qu'il finit par être nommé lord -maire, et enfin cham-
bellan de la cité de Londres , place lucrative qu'il occupa
jusqu'à sa mort. Voilà où cet homme sans principes et
sans mœurs auquel personne ne se fiait , fut conduit par
des procès politiques dont le moindre eut envoyé ses pré-
décesseurs à Tyburn ou à Botany-Bay. Horne-Tooke dut
sa célébrité aux mêmes movens , et sa bourse dégarnie fut
subventionnée par les souscriptions bénévoles de ses con-
citoyens. En vain le libraire Woodfall fut-il condamné à
la place de .lunius , la gloire de ce dernier, soutenue par
un admirable talent , plana bientôt sur l'Europe , et me-
naça le trône. Francis Burdett , dont les vues étaient
plus pures , et qui n'avait que le tort de rêver une répu-
blique chimérique, n'entra dans la prison de la Tour que
pour en sortir avec une pompe triomphale. Le peuple
détela les chevaux de sa voiture , et le traîna jusqu'à son
domicile sans que l'autorité ait osé élever la voix contre
ces actes. Toutes les chances des probabilités sont main-
tenant contre le pouvoir qui attaque, et pour qu'un jury
prononce une condamnation en matière politique , il faut
que la culpabilité soit mille fois prouvée.
La loi anglaise ne renferme aucune clause précisément
applicable au régicide. Il a fallu , pour trouver des
moyens d'attaque contre ce crime , détourner la loi de son
vrai sens, ou plutôt l'interpréter d'une manière forcée et
peu naturelle. Cette indulgence et cet oubli de la législa-
tion sont devenus funestes aux accusés 5 voici comment :
l'interprétation une fois introduite dans cette partie de la
procédure , n'a pas tardé d'en occuper toutes les avenues,
d'en embrasser toutes les parties; on a fini par admettre
230 DES PROCÈS d'état
les commentaires les plus absurdes. Non seulement celui
qui s'armait contre le roi d'un poignard ou d'un pistolet
se trouvait coupable , selon les termes du statut , d'avoir
mis en péril les jours de Sa Majesté 5 mais prendre part à
une émeute , mais démolir une maison sans avertissement
préalable , étaient des crimes rangés dans la même catégo-
rie. Sous Charles II, les apprentis de Londres s'étant réunis
pour détruire quelques maisons de mauvaise renommée,
furent condamnés à mort comme coupables de haute trahi-
son. Sous la reine Anne, Dommarcee et Palgrave subirent
la même peine pour avoir démoli des chapelles puritaines.
L'arrêt qui condamna ces malheureux portait qu'en se
permettant de détruire les propriétés des sujets du roi,
ils avaient attenté aux propriétés du roi même et mis ses
jours en péril. Les lois de la société moderne ne nous
permettraient plus d'admettre une telle accusation , ni de
porter une sentence de ce genre. Les émeutes, effractions,
incendies , seraient punis de l'amende et de la prison ,
mais ne se trouveraient pas confondus avec les crimes de
haute trahison proprement dits.
On ne verra jamais se renouveler parmi nous ces scan-
daleux procès politiques, destinés à détruire un adver-
saire, à écraser un parti ou à l'exiler. Le procès de Char-
les l" a offert le modèle complet de ces affaires hideuses
que tous les hommes honnêtes déplorent et détestent,
et auxquels il est difficile de faire renoncer les partis.
Quelle moquerie et quelle insulte qu'un procès d'où l'ac-
cusé ne doit sortir que condamné ! Charles l" pouvait-il
être acquitté par ses juges.f* Non, certes 5 ils n'étaient ses
juges qu'en présupposant sa culpabilité. Le Parlement,
devenu cour de justice, disait à son roi : « Tu es coupa-
ble : donc nous avons le droit de te juger. Tu as des juges,
donc tu dois te croire traité avec justice et avec huma-
EN ANGLETERRE. 231
nité. Meurs et remercie-nous. » Jamais vengeance ne fut
exécutée avec une étiquette plus cérémonieuse ; jamais
mystification ne fut plus sanglante.
L'exemple était donné. Dans tous les procès politiques,
on se contenta d'inductions vagues, arbitraires, de fausses
preuves accumulées au hasard , de conjectures , de so-
phismes, arsenal dont 'on tira grand parti. On intentait
des procès politiques avec une inconcevable et malheu-
reuse facilité. Il suffisait que vous eussiez porté un toast
prétendu séditieux pour que votre vie fût en danger :
après l'expulsion des Stuarts, plus d'un joyeux convive
se repentit d'avoir bu à la santé du prétendant. En 1619 ,
comme on portait chez un bourgeois de la Cité la santé
du roi Georges , un des assistans répondit qu'il ne con-
naissait pas cet homme -là. On lui fit son procès, et le
juge Powys s'écria : « Les cent livres sterling que vous
allez paver au roi Georges vous apprendront peut-être
qu'il existe.)) On portait aussi des toasts à la mémoire des
condamnés politiques : nouvelles occasions d'amendes :
beaucoup de citovens furent mis en jugement pour avoir
bu à la santé de Colledge. Les toasts se rattachaient à la
politique d'une manière intime. On ne se contentait pas
de boire à la santé de ses amis 5 on buvait encore à la
ruine de ses ennemis : cela s'appelait boire des confu"
sions. Un pauvre écossais, nommé Stanfield , fut accusé
de parricide pour avoir bu un pot d'ale à la confusion du
pape , du roi et de l'antéchrist. Un autre , nommé Fal-
coner, fut condamné au pilori pour avoir bu à la santé
du diable.
Dans les premières années du règne de Georges l", un
prédicateur nommé Hendly, soupçonné de jacobitisme ,
prononça dans un petit village un sermon très-innocent,
destiné à éveiller la charité bienfaisante des paroissiens
232 DFS PROCÈS d'état
et à fonder une école de charilé. Ses ennemis prétendi-
rent que c'était le cardinal Albéroni qui payait le mi-
nistre, et que les fonds de l'école de charilé serviraient
à solder les intrigans politiques. Sur ce ridicule prétexte,
le prédicateur et le fondateur de l'école furent condamnés
à l'amende.
C'est en face des tribunaux que- les caractères se dessi-
nent , que les hommes se montrent sous leur véritable
jour : tout l'art des romanciers n'atteint pas la vie saisis-
sante et le pathétique de la réalité. En 1 649 , le Parlement
delà république accusa de haute trahison le colonel Moris,
qui avait défendu , pour le roi , contre les troupes républi-
caines, le château de Pomfret : la conduite de cet officier
fut plus noble , plus simple et plus héroïque que celle de
tous les héros de Dryden dans les drames de ce poète-, il
demanda à être jugé par une cour martiale 5 ce qui lui
fut refusé. Il répondit simplement qu'il avait fait son de-
voir d'officier , obéi à son serment, et que nul honnête
homme ne pouvait lui reprocher cette fidélité : « Je sais
bien , dit-il en terminant , qu'aujourd'hui un nuage épais
couvre notre destinée 5 mais l'avenir nous reste , et j'at-
tends tout de lui. « Monsieur le schériff, pas de menottes,
s'il vous plaît 5 des gardes , si vous voulez : je les paierai
même. Un soldat aime mieux donner sa vie que d'être
enchaîné. » On prit sa vie et on l'enchaina.
En 1651, Christophe Love , fameux prédicateur pres-
bytérien, fut accusé d'avoir tramé une conspiration ten-
dant à ramener Charles Stuart sur le trône. Tous les
débats du procès furent étrangement caractéristiques.
L'accusateur public commença par dire au prévenu de
glorifier Dieu en confessant ses crimes. Le prisonnier
prit la parole , et se compara tour à tour à Jérémie et à
Tobie. Quant aux témoins, ils furent comparés à tous les
EN ANGLETERRE. 233
personnages bibliques. Un des témoins s'écria : «Je mets
la main sur mes boutons comme (ont ceux qui jurent 5
mais je ne jure pas , parce que je crois que c'est une cbose
désagréable à Dieu. » Ln autre témoin se leva, et dit :
« Mon ame est troublée et émue, et certainement quoique
je sache des choses qui pourraient nuire au prévenu , je
le crois trop précieux aux yeux de Dieu pour oser parler
contre lui ! »
Non seulement les procès politiques, mais les procès
relatifs aux affaires de la vie privée devraient être étudiés
avec soin par les historiens. Après la restauration , on
n'entend parler cjue d'assassinats dans les rues et de duels
dans les tavernes. Dix ou douze gentilshommes , après
une dispute de mauvais lieu, se retirent dans leur chaise-
à-porteur , s'arrêtent à Leicesterfields , tirent leurs épées,
et se battent devant les porteurs qui allument leurs pipes.
Deux d'entre eux sont tués avant que les pipes ne soient
allumées , et les porteurs refusent de placer les cadavres
dans leurs chaises, dont le velours serait, disent -ils,
souillé par le sang qui coule. Lord Mohun et le capitaine
Hill font apporter dans la rue habitée par l'acteur Mount-
ford, des épées, des verres et du vin 5 ils passent la nuit
à l'attendre, et l'assassinent à son retour : son seul crime
était d être aimé de M"'" Bracegirdle , actrice célèbre de
l'époque. Qui croirait que lord Mohun fut acquitté ? Quel-
quefois ces aventures prenaient une tournure plus comi-
que. Un samedi matin, M. William Golepepper est atta-
qué par un de ces braves armés d'une canne à épée ; il
commence par lui jeter sa perruque à la tête , puis ses
gants , puis son chapeau , profite de l'espèce d'étonne-
ment et de désordre où cette attaque imprévue jette son
adversaire , le rosse de main de maître , et reçoit les ap-
plaudissemens de la foule, qu'il a bien mérités.
234 DES PROCÈS d'état en ANGLETERRE.
A l'époque même où vivait David Hume , les préjugés
religieux avaient tant de force, que si une pauvre vieille
femme était accusée de sorcellerie , un juge éclairé ne
pouvait la sauver qu'en feignant de partager les erreurs
populaires. Souvent des prévenus innocens peut-être,
et dont tout au moins la criminalité n'était pas prouvée ,
ont été sacrifiés à ce préjugé. D'après une vieille tra-
dition , les plaies de l'homme assassiné saignent toujours
lorsque l'assassin s'approche du cadavre. En 1687, sir
James Standsfield , qui demeurait auprès d'Edinbourg ,
fut trouvé mort dans une rivière voisine. Il était probable
que cette mort était le résultat d'un suicide-, les chirur-
giens avaient pratiqué une incision dans le côté droit du
cadavre. Le fils, jeune dissipateur, et qui d'ailleurs avait
encouru la haine publique, fut soupçonné d'avoir commis
le crime. Dès que son doigt toucha le côté où l'incision
avait été pratiquée , le sang coula. Cet indice si équi-
voque fut regardé comme une preuve irrécusable : et le
fils fut condamné à mort comme parricide.
Tout a changé : ces traces de barbarie se sont effacées
par degrés. Dans les procès politiques , c'est aujourd'hui
la couronne qui se défend plutôt qu'elle n'attaque. Dans
les affaires particulières , la fortune et la vie des hommes
sont protégées. Nobles et magnifiques conquêtes. Elles
compensent le sang versé sur tant de champs de bataille ,
les douleurs et les atrocités de tant de révolutions, les
malheurs de tant de générations militantes.
( Quarterlj ItewieW')
^cottomi^ ^^0nti()tt^
PROGRÈS COMMERCIAL ET INDUSTRIEL
DE LA PRUSSE
ET DE LA CONFÉDÉRATION GERMANIQUE (i]
Comment s'est agrandie cette principauté de Brande-
bourg, qui en' 1648 ne figurait même pas au nombre des
états de l'Europe ? à travers quelle série d'événemens et
de combinaisons politiques ce simple margraviat , placé
sous la protection de la Pologne , environné de toutes
parts d'écueils menaçans, a-t-il frayé sa route? comment ,
à force de louvoyer, a-t-il écarté les obstacles qui gênaient
son développement, et est-il parvenu, au milieu de tant
d'élémens de destruction, à devenir l'une des puissances
les plus importantes de notre époque ? Telles sont les
questions qu'on s'adresse en examinant les phases éton-
nantes de la monarchie prussienne. L'histoire de ce la-
borieux enfantement, de cette assimilation lente mais
successive , de ces conquêtes tour à tour obtenues par la
voie des armes et de la diplomatie , est sans contredit l'un
des faits les plus intéressans des tems modernes. Sans
(1) Voyez, dans les 18* et 20" livraisons de cette troisième série,
les articles que nous avons publiés sxu" la Prusse et l'Autriche.
236 PROGHÈS COMMERCIAL ET INDUSTRIEL DE LA PRUSSE
doute la justice, la bonne foi, la générosité, n'ont pas
consacré toutes les acquisitions de la Prusse ; mais les
grandes fortunes politiques ne sont pas le prix de ces ver-
tus vulgaires. Toutefois , il faut le dire, la bonne admi-
nistration des cinq Frédéric (l), leur habileté à profiter
des moindres circonstances, le courage persévérant de
leurs soldats , et plus encore peut-être les grandes crises
qui depuis le dix-huitième siècle ont tant de fois changé
la face de l'Europe, ont puissamment concouru au mou-
vement ascendant de cet empire.
La Prusse ducale n'était encore en 1701 qu'un désert;
l'empereuf Léopold , qui s'était arrogé la prérogaiive de
créer des rois , voulut en faire un royaume héréditaire,
et lui adjoignit une partie de la Pologne 5 c'est de là seu-
lement que datent les annales de la monarchie prus-
sienne. Depuis cette époque, les souverains de l'Europe
ne font pas une seule faute sans que la Prusse en tire
parti ; la témérité de Charles XII, les vues ambitieuses de
Catherine, les embarras de l'Autriche, la politique incer-
taine de la France, lui fournissent de nombreuses occa-
sions d'agrandir son territoire. Ennemie ou alliée de ces
différentes puissances , elle en obtient toujours des con-
cessions. La défaite de Charles XII à Pultava lui donne la
Poméranie ; le traité d'Hubertsbourg lui assure la pos-
(1) Succession des rois de Prusse : Frt'dérîc I" , né à Kœnigsberg ,
en 1657 , couronné au commencement de 1701, mort en 1713. —
Frédéric-Guillaume I"^, né eu 1688 , succède à son père le 25 février
1713 , meurt le 31 mai 1740. — Frédéric II , surnommé le Grand, né
le 24 janvier 1712. troisième fils du précédent , auquel il succéda
immédiatement : mort le 17 août 1786. — Frédéric-GuUlaume II , ne-
veu du Grand Frédéric, né le 25 septembre 1744, mort le 16 no-
vembre 1797. — Frédéric-Guillaume III, fils du précédent, né le 3 août
1770 , règne depuis 1797.
ET DE LA COiNFÉDÉRATION GERMANIQUE. 237
session de la Silésie. Lors du premier partage de la Polo-
gne en 1772, elle obtient toute la Pologne prussienne. Les
démenibremens de 1792 et, 1793 lui valent les villes
de Dantzick , de Thorn , et toute la partie de la Grande-
Pologne qui borde la Silésie. La cession momentanée du
Hanovre en 1805 lui livre toute la côte septentrionale
de l'Europe centrale, et en fait une puissance mari-
time qui se serait étendue depuis les bouches du Weser
jusqu'à celles du Niémen , si le traité de Tilsitt l'eût
laissée jouir de cette nouvelle acquisition , et ne lui eût
pas enlevé ses plus anciennes provinces.
Cette fois , abattue par une main géante, la Prusse resta
quelques années à se reconnaître : tout tremblait devant
les armes de Napoléon , et elle aussi partageait ces crain-
tes, sans désespérer du salut de la patrie. Ce fut la Prusse
qui la première fit entendre ce long cri de guerre qui eut
tant de retentissement en Allemagne. L'enthousiasme, le
dévouement des Prussiens, subjugués mais non soumis ,
révedlèrent de leur léthargie toutes les nations du Nord.
Frédéric -Guillaume fut considéré comme le principal
appui de la coalition , et les troupes du feld-maréchal Blù-
cher devinrent l'avant-garde des armées alliées. Pour prix
de ses efforts , le congrès de Vienne accorda à la Prusse
le grand-duché de Posen, le cercle de Cottbus, la Vieille-
Marche, la ville de Dantzick , la principauté de Halbers-
tadt , les villes de Quedlembourg , Erfurt , Nordliausen ,
Mulhausen , Cappenberg , le bailliage de Vandersleben ,
le territoire du duché de Clèves , les chapitres séculaires
d'Erfurt et de Hellen , etc., et le roi de Prusse acquit
enfin, sous le titre de duc de Saxe, la majeure partie
des états du roi de Saxe. Ainsi s'est agrandie , par le suc-
cès de ses armes et de sa politique , la monarchie prus-
sienne ; aujourd'hui elle touche à la France d'un côté et à
238 PROGRÈS COMMERCIAL ET INDUSTRIEL DE LA PRUSSE
la Russie de l'autre. Elle s'étend sur une surface de
80,450 milles , et le développement de ses frontières a
plus de 600 milles ; royaume bizarre dont le territoire
étroit et sinueux est sans la moindre cohésion entre ses
parties, disjoint à son centre par le Hanovre et le duché
de Brunswick 5 assemblage monstrueux de pièces de rap-
port que la conquête a réunies par hasard, et que la paix
ainsi que les intérêts matériels parviendront peut-être à
assimiler.
On chercherait en vain dans l'histoire des peuples mo-
dernes un fait analogue à ce phénomène. Quelques années
suffisent pour doubler et même tripler le territoire et la
population de la Prusse. Un point inaperçu de l'empire
germanique apparaît tout-à-coup, puis s'étend, s'agran-
dit, s'affermit 5 les trônes puissans qui l'environnent ne
peuvent s'opposer à ses progrès 5 peut-être même leur ri-
valité est -elle favorable à la nouvelle monarchie au ber-
ceau 5 à peine formée , elle devient envahissante. Elle se
fait centre , et tout ce qui l'environne s'assimile à elle.
Essentiellement guerrière , elle ne néglige pas Tindus-
trie ', elle s'arme à la fois de la puissance des arts , de
celle du commerce et de la politique. Enfin la voilà de
nos jours , cette faible portion de la vieille Allemagne ,
la voilà rivale de l'Autriche, forçant tous les rois d'Eu-
rope de compter avec elle et de la respecter. Merveil-
leux progrès ! Et ne serait-on pas tenté de comparer ce
phénomène politique à l'un des plus curieux phénomènes
de la nature , à cette agrégation mystérieuse des zoophy-
tes, qui forment, par le travail de cent générations suc-
cessives, les archipels dont la mer du Sud se peuple en-
core aujourd'hui ? Le navigateur n'aperçoit rien d'abord
à la surface de la mer que son navire sillonne j quelques
années après un rescif l'arrête 5 un banc de madrépores
ET DE LA CONFÉDÉRATION GERMANIQUE. 239
est déjà formé. Bientôt de nouvelles couches se superpo-
sent 5 les insectes qui vivent et meurent sur le nouveau ro-
cher créé par leur race augmentent à la fois leur domaine
et leur tombeau ; les vagues passent et la tempête gronde
sans détruire cet édifice vivant, qui s'accroît de ses rui-
nes! Le souffle des vents , les marées , lui apportent la se-
mence des graines arrachées aux lointaines campagnes; il
se pare d'une végétation inattendue. Voici une terre nou-
velle ; et les matelots étonnés abordent sur une lie qui
manque à toutes les cartes, et que leurs pères n'ont ja-
mais vue. Telle a été la transformation successive des do-
maines de l'électeus de Brandebourg.
La paix de 1815 est venue ralentir cette tendance pro-
gressive; mais la Prusse , obéissant toujours à son instinct
d'agrandissement , n'en a pas moins poursuivi la roule
qu'elle avait commencé à parcourir. Elle a demandé au
commerce et à l'industrie de nouvelles conquêtes , plus la-
borieuses sans doute , mais aussi plus durables. La Prusse
a profité plus qu'aucun autre pays des avantages de la
paix 5 elle a réduit sa dette de 600,000,000 de thalers à
170,000,000 ; elle a diminué de moitié quelques-uns de
ses impôts. Plus de 3,000 milles (1,000 lieues) de routes
ont été tracés et complétés 5 plusieurs rivières ont été
rendues navigables 5 des canaux et des havres ont été
creusés ; une académie royale d'agriculture a été fondée
à Mogelin; on a planté de nouvelles forêts, transformé en
terres de culture des landes stériles , construit une mul-
titude de manufactures, de villages, d'établissemens pu-
blics. Ce royaume guerrier , qui naguère soutenait le
trône de son roi despotique sur les baïonnettes de ses sol-
dats , est devenu un état commercial et agricole. Sans
colonies , sans marine , la Prusse s'est faite la métropole
du commerce et de l'industrie en l'Allemagne. Elle a
240 PROGRÈS COMMERCIAL ET INDUSTRIEL DE LA PRUSSE
conclu des traités d'alliance commerciale avec le Dane-
marck , avec l'Angleterre et ses colonies , avec la Suède
et laNorwége, avec les villes de Hambourg, de Brème et
de Lubeck , avec le Brésil et l'Amérique du Nord (1). Les
capitaux concentrés à Elberfeld ont rendu cette ville le
siège de la Société pour V exploitation des mines du
(1) Note ru Tr. L'absence d'un traité de commerce sur le pied
de léciprocité , entre la France et la Prusse , ferme les ports fran-
çais aux vaisseaux prussiens , et nuit également au commerce que
seraient tentés de faire les navires français dans les ports de la
Prusse. Pourrail-il en être autrement ? Un navire prussien du port
de 100 charges {lasten) ou de 200 tonneaux mesure française, doit
payer à son entrée dans un port de France des droits qui s'élèvent à
1,504 fr. 85 c. De la mer Balticjue jusqu'à son arrivée au Havre,
par exemple, il doit compter au moins 5,000 fr. de fret. Si à ces
frais l'on ajoute l'équipement , le paiement de l'équipage , le passage
du Sund, que reste-t-il au propriétaire du navire; si, comme on
doit facilement le penser, les armateurs et les négocians prussiens
évitent les ports français comme trop coûteux , les Français peuvent
aussi difûcilement fréquenter les ports prussiens , où l'on exerce
contre eux des droits de représailles. Cet état de choses , préjudicia-
ble aux deux nations , durera malheureusement jusqu'à ce qu'il soit
intervenu un traité de réciprocité. En effet , un navire français , à
son entrée dans un port prussien , ne doit pas seulement acquitter
au double tous les droits de port et de navigation auxquels est soumis
un navire prussien ou anglais , il doit encore , s'il est du port de
200 tonneaux, par exemple , pajer extraordinaircment 300 thalers
(1,125 fr.) de droit de pavillon {flaggen-abgabe). Qu'en est-il résulté?
C'est que durant ces vingt dernières années, tandis que l'Angleterre
a expédié plus de 50,000 navires dans les ports de la Prusse, la
France n'en a pas envoyé mille. L'Angleterre , dont les ports et les
colonies sont ouverts aux Prussiens comme aux Anglais eux-mêmes ,
vend annuellement à la Prusse , terme moyen, pour 112,500,000 fr.
de marchandises de toute espèce , tandis que la France n'exporte ,
pendant le même espace de tems , vers les états prussiens que pouy
6,200,000 £r.
ET DE LA CONFÉDÉHATION GERMANIQUE. 241
Mexique et de la Compagnie Rhénane des Indes-Occi-
dentales, compagnies qui ne bornent pas leurs expédi-
tions à l'Amérique , mais qui envoient aussi leurs na-
•vires dans l'Inde, en Chine et dans la Malaisie; tandis
que Cologne , par sa position , devenait le siège de la
Compagnie de navigation à vapeur du Bas-Rhin, vaste
entreprise qu^établit une ligne de communication entre
Kehl , Strasbourg et Rotterdam , en attendant qu'un che-
min de fer relie sur ce point la Prusse à la Belgique.
Mais ce n'était pas assez pour la Prusse que son com-
merce extérieur s'accrût • elle voulait surtout acquérir
une grande prépondérance à l'intérieur, et placer l'Alle-
magne sous son protectorat. Aussi, profitant des tenta-
tives faites sans succès par plusieurs états pour s'accor-
der réciproquement des privilèges et des secours néces-
saires à leur commerce et à leur industrie , elle a conçu
un vaste projet d'association commerciale, par lequel
toute la confédération germanique , ne reconnaissant d'au-
tres limites que l'Océan du nord , la Russie , la mer Bal-
tique au nord, la Pologne à l'est, l'empire d'Autriche et
la Suisse au midi, la France , la Belgique et la Hollande
à l'ouest, reporterait ses douanes sur ces points extrêmes,
et ferait disparaître les lignes qui gênent la circulation
intérieure. Ce grand projet, auquel se rattachent les in-
térêts matériels et politiques de l'Allemagne médiatisée ,
simple en apparence, présente cependant de grandes dif-
ficultés dans l'exécution. Voici bientôt cinq ans que la
Prusse travaille à le réaliser , et elle n'en est encore qu'à
l'ébauche. Chaque nouvelle adhésion signale dans cet acte
une omission , un vice ou une lacune. Quoi qu'il en soit ,
avant de faire connaître les principales bases de ce traité,
auquel ont déjà adhéré la Saxe, la Bavière, Bade, les
XV. 16
242 PROGRÈS COMMERCIAL ET INDUSTRIEL DE LA PRUSSE
deux Hesse et le Wurtemberg, jetons un coup-d'œil sur
l'état actuel de l'industrie en Prusse et en Allemagne.
C'est à l'influence française qu'il faut attribuer le mou-
vement industriel qui , dès le dix-septième siècle , com-
mença à s'opérer dans les états de Frédéric-Guillaume.
Quelque bien conçus que fussent les projets de ce prince
pour développer l'industrie de son pays , il ne pouvait
espérer de prompts résultats : les moyens d'exécution lui
manquaient. Une grande faute que commit Louis XIV
vint heureusement le tirer d'embarras. Nous laisserons à
un prince de la maison de Brandebourg le soin de cons-
tater cette influence.
« La révocation de l'édit de Nantes , dit-il , avança con-
sidérablement les projets du grand-électeur 5 quatre cent
mille Français quittèrent alors leurs foyers-, les plus riches
passèrent en Angleterre ou en Hollande 5 les plus pauvres,
mais les plus industrieux , se réfugièrent dans le Brande-
bourg au nombre de vingt mille environ 5 ils aidèrent à
repeupler nos villes désertes, et nous donnèrent toutes
les manufactures qui nous manquaient. A l'avènement
de Frédéric-Guillaume à la régence, on ne faisait dans
ce pays ni chapeaux , ni bas , ni serges , ni aucune étoffe
de laine; l'industrie des Français nous enrichit de toutes
ces manufactures. Ils établirent des fabriques de draps ,
de serges, d'étamines, de petites étoffes, de droguets , de
grisettes , de crépon , de bonnets et de bas tissés sur des
métiers, de chapeaux de castor, de poil de chèvre et de
lapin , de teintures de toutes les espèces. Quelques-uns
de ces réfugiés se firent marchands et débitèrent en détail
l'industrie des autres. Berlin eut des orfèvres, des bijou-
tiers, des horlogers, des sculpteurs 5 et les Français qui
s'établirent dans le plat pays y cultivèrent le tabac , et
ET DE LA CONFKDÉRATION GERMANIQUE. 243
firent venir des fruits et des légumes excellens dans les
contrées sablonneuses, qui, par leurs soins, devinrent
des potagers admirables. »
Sous le règne de Frédéric-Guillaume des défrichemens
furent entrepris sur une grande échelle. Des laboureurs
vinrent de la Souabe et de la Franconie , et plus de
25,000,000 de fr. furent consacrés à développer l'agricul-
ture. A cette époque on croyait généralement que la culture
des mûriers et Téducation des vers à soie étaient impos-
sibles dans les pays septentrionaux. Plus tard, Frédéric-
le-Grand voulut prouver le contraire : il fit planter des
mûriers dans tout le pays, encouragea leur culture par
des prix et des récompenses, fit, à ses frais, construire
des moulins et venir des ouvriers du Piémont, pour for-
mer des élèves dans l'art de filer et de mouliner la soie.
En 1748 , on recueillit dans le pays de Brandebourg 698
livres de sole 5 en 1751, 1,200 livres; en 1754, 2,637
livres. La guerre qui survint arrêta les développemens de
cette culture-, mais, après la paix de 1763 , Frédéric s'en
occupa de nouveau et la ranima. En 1773, la Prusse ré-
colta 6,206 livres de soie, et, à celle époque, on comp-
tait à Berlin 1,332 métiers occupés à tisser la soie. Au-
jourd'hui la culture du mûrier s'est ralentie. Les manu-
factures de soieries ont seules acquis un plus grand dé-
veloppement 5 et le bas prix de la main-d'œuvre a permis
aux tisseurs de soie prussiens de rivaliser avec ceux de
Lyon et de Spilalfields. Mais portons nos regards au-delà
du cercle de Brandebourg.
Sur les rives du Rhin régnent des contrées fertiles où
l'homme s'est toujours montré énergique et actif Pen-
dant le mouvement de civilisation qui entraîne l'Europe
depuis six siècles , cette partie des domaines que la Prusse
a conquise n'a pas été oisive. Elle a brillé au moven-âgc
244 PROGRÉS COMMERCIAL ET INDUSTRIEL DE LA PRUSSE
et ne s'est pas éteinte dans les tems plus modernes. En
1171, les manufactures de laine d'Aix-la-Chapelle étaient
si célèbres qu'elles ne pouvaient fournir à toutes les de-
mandes. Aujourd'hui cette ville ainsi que Borcette livrent
tous les ans au commerce pour plus de 3,000,000 de thaï,
de serge, de draps, d'indienne , d'horlogerie, que fabri-
quent 0,000 ouvriers, tandis que Cologne, ville d'en-
trepôt et d'industrie, jette dans la circulation plus de
1,000,000 de thalers de tissus de soie. Le grand-duché
de Berg a toujours été cité comme un district manufac-
turier très-important 5 il produit des quantités considéra-
bles d'étoffes de coton , de quincaillerie , et en exporte
tous les ans pour plus de 3,000,000 de thalers.
L'industrie de Grefeld , petite ville du comté de Meurs ,
date du seizième siècle. Cette ville, comme tant d'autres,
la doit à des hommes qui fuyaient les persécutions reli-
gieuses. Ce fut Adolphe Vander-Leyen , réfugié du pays de
Berg, qui importa l'industrie de la soie, que ses descen-
dans ont toujours exercée et exercent encore avec hon-
neur. Crefeld compte aujourd'hui de 3 à 4,000 métiers en
activité. Barmen , Elberfeld et Solingen, qui toutes trois
appartiennent à la Prusse méridionale, sont des centres
très-actifs de l'industrie métallurgique et livrent chaque
année au commerce plus de 60,000,000 fr. de produits.
Dans un rayon de moins de sept milles on y compte qua-
rante à cinquante martinets occupés à forger des enclu-
mes , des limes, des étaux ainsi que les nervures desti-
nées à la construction des navires, etc. Chaque année ces
établissemens consomment quinze millions de livres d'a-
cier , et vingt-quatre millions de livres de fer. Ces trois
villes fournissent en outre plus de 800 espèces différentes
d'instrumens Iranchans , des serrures , des étaux et des
patins ; la quincaillerie comprend à elle seule près de
ET DE 1,.\ CONEËDËIIATION GEP.MAMQCE. 245
2,000 articles. Solingen fabrique annuellement 30,000
lames d'épées, 500,000 douzaines de couteaux, et 200,000
douzaines de ciseaux. Tous ces produits se répandent en-
suite en Allemagne ou sont exportes dans les différentes
parties du monde. La Silésie, quoique enclavée entre la
Pologne et la Bohème, et n'ayant que l'Oder pour ex-
porter ses produits , fabrique cependant des quantités
considérables d'étoffes de lin et de laine. On estime l'im-
portance de cette fabrication à 14,000,000 de thalers;
cette province livre encore à la consommation environ
2,500 marcs d'argent, 10,000 tonneaux de fer qui sont
mis en œuvre principalement par les forges de Malapane ,
Gleiwitz et Kreuzbùrger.
Nous arrêterons là cette nomenclature pour présenter
dans un seul tableau les principales productions de la Prus-
se. La superficie de la Prusse est de 107,765,000 acres de
Magdebourg. Si l'on extrait de ce chiffre 18,322,000 acres
pour les terres incultes, les rochers, les canaux et riviè-
res, les routes, il reste 89,443,000 acres, dont la pro-
duction est estimée comme suit :
VALEUR VALEU»
en tlialers. en francs.
Terres labourées , 50,656,000 190, 466, 560
Jardins 2,782,000 10,460,320
Vignobles 300,000 1,128,000
Pâturages 19,652,000 72,891,520
Forêts 6,500,000 24./î/i0,000
Gibier 745.000 2.801,200
Pêche 749,000 2,816,240
Mines ? ?
En 1805, les produits des manufactures prussiennes
furent estimés à 85,000,000 de tlialers (319,000,000 f.).
En 1833 , on portait leur valeur à 210,000,000 thalers
246 PROGRÈS COMMERCIAL ET INDUSTRIEL DE LA PRUSSE
(789,000,000 fr.). La fabrication des étoffes de laine a
produit 120,000,000 de fr. 5 celle des tissus de coton
110,000,000 fr., et celle des soieries 28,000,000 fr. Au-
jourd'hui la Prusse entre pour l/7* dans le commerce
extérieur de l'Europe, et sa population double tous les
vingt-six ans.
Ainsi la Prusse , sans être essentiellement agricole ni
manufacturière, sans ports, mais située entre les grands
débouchés de la mer du Nord et les pays de production ^
placée en outre à cheval sur les grands fleuves qui traver-
sent l'intérieur de l'Allemagne , se trouvait dans les con-
ditions les plus favorables pour être l'ame de celle as-
sociation commerciale des pays germaniques. Aux états
manufacturiers plus avancés qu'elle, elle offre des mar-
chés considérables ; aux états agricoles , elle livre à bas
prix des produits manutacturés avec soin 5 elle élargit
pour tous les limites de la circulation , et leur rend plus
faciles les voies de l'imporlalion et celles de l'exportation.
Admirable combinaison que celle qui , servant les vérita-
bles intérêts des peuples, satisfait les vues ambitieuses
d'une grande puissance -, car, il ne faut pas se le dissimu-
ler , la Prusse n'a pas eu seulement pour but l'extension
du commerce de la Confédération germanique. En éta-
blissant une solidarité des intérêts matériels entre tous
ces petits états 5 en isolant l'Autriche de l'Allemagne 5 en
imposant à celle-ci la législation de ses douanes et de
son commerce , elle a voulu dominer l'unité allemande ,
s'emparer de la souveraineté fédérale. En effet, que de-
viendront et la Saxe , et la Bavière , et le Wurtemberg ,
si, après avoir fait tomber leurs barrières, après s'être
habitués aux marchés de la Prusse , aux faciles débou-
chés qu'elle aura ouverts à leurs produits , une ligne de
douanes s'élevait abruptement? ne se trouveraient-ils pas
ET DE LA. CONFÉDÉRATION GERMANIQUE. 247
réduits à la siluation précaire de la Belgique , produi-
sant plus qu'elle ne peut consommer, et cherchant de
toutes parts les déhouchés qui lui manquent? Ainsi, par
le seul l'ait de leur adhésion , tous les petits étals de la
Confédération se trouveront placés sous la dépendance de
la Prusse. Une nouvelle barrière , un péage , le tarif des
douanes élevé de quelques pfennings , des lignes de par-
cours moins directes, suffiraient pour paralyser l'industrie
de ces pays qui se serait accoutumée à marcher sans en-
traves.
Au reste , quelles que soient les secrètes pensées qui
ont dicté cette alliance commerciale, il est bien évident
qu'elle doit tourner au profit de, l'Allemagne. Cette plus
grande circulation accordée à ses produits matériels ren-
dra nécessairement plus facile l'échange des idées, et l'Al-
lemagne pourra ainsi plus facilement et plus tôt recon-
quérir cette liberté politique et intellectuelle dont elle se
montre avec raison si jalouse. D'ailleurs n'est-il pas ur-
gent pour l'Allemagne de mettre un terme au triste mor-
cellement dont elle est victime, de faire cesser les rivali-
tés intérieures , de donner une nouvelle vie à son com-
merce paralysé , de relever une industrie dont l'absence
de grands marchés comprime l'essor , et de remédier en-
fin à la misère dont les budgets et les listes civiles de ses
trente-neuf états souverains menacent ses villes et ses cam-
pagnes. Prenez une carte de l'Europe, passez en revue
les états qui la composent 5 en vain vous chercherez l'Al-
lemagne. A l'endroit où elle fut, vous ne trouverez plus
qu'un assemblage confus de petites principautés hostiles
les unes aux autres , sans code national , sans unité de
poids et mesures, sans frontières communes, égarées dans
un dédale inextricable de lois et d'usages, d'éternelles
douanes , des employés par myriades , une diplomatie à
248 PROGRÈS COMMERCIAL ET INDUSTRIEL DE LA PRUSSE
cent tètes, et des assemblées représentatives ayant cha-
cune un but différent à poursuivre. Dans cet état, l'Al-
lemagne, tiraillée par tant de petites volontés, est sans
force et sans consistance; et pourtant c'est une terre riche-
ment dotée par la nature, une terre fécondée par les tra-
vaux d'une population aussi industrieuse qu'intelligente.
La réputation industrielle de la Saxe , petit pays qui
compte à peine quatorze cent mille habitans , s'est , de-
puis quelques années, répandue en Europe et dans les
Amériques. A la chute du système continental ,qui sem-
blait seul soutenir les modestes fabriques de la Saxe , on
crut un moment qu'elles seraient anéanties pour tou-
jours ; car les fabriques anglaises , dont les produits inon-
dèrent alors tous les marchés d'Allemagne, avaient acquis
une supériorité incontestable. Cependant , telle était la
vocation naturelle de la Saxe pour l'industrie manufactu-
rière, que, peu à peu et sans protection , ses fabriques se
relevèrent, et prirent un essor qui a surpassé toutes les
prévisions. Aujourd'hui, la Saxe est un des pays les plus
civilisés de l'Europe. Leipsick est le grand centre du
commerce intérieur de l'Allemagne ; c'est la ville d'affai-
res et d'activité par excellence. Là, toutes les nations
envoient des représentans : la Russie, l'Angleterre, la
France , la Pologne et la Turquie. Deux fois par an , on y
apporte, pour être échangés, vendus, disséminés, tous
les produits du savoir et de l'industrie. Chaque foire y
réunit 30 à 40,000 étrangers , et il s'y fait des affaires
pour près de 20,000,000 de thalers (80,000,000 de fr.
environ).
Les fabriques de soieries de la Saxe ne datent que de
quelques années, et leurs produits prouvent qu'elles pour-
ront facilement acquérir l'importance qui leur manque
encore. Elles sont d'ailleurs dans les circonstances les
ET DE LA CONFÉDltP.ATIOX GETIMANIQUE. 249
])lus favorables à leur développement. Siluôes dans les
monla{;nes, au milieu d'une jiopnlation laborieuse, éco-
nome et sobre, elles recrutent leurs ouvriers parmi les
meilleurs tisserands de toile et de colon. Car c'est là que
se fabriquent les calicots , les bas , les franges, les den-
telles, les draps, le mérinos, le linge de table, la toile,
et tant d'au 1res articles auxquels leur bas prix ouvre
tous les marcbés du monde.
La Saxe surpasse tout le reste de l'Allemagne en indus-
trie : les trois cinquièmes de la population de cet état
sont occupés aux travaux des manufactures. Ses trou-
peaux, considérablement am(-liorés parle croisement des
mérinos, produisent de la laine très-recherchée, qui ali-
mente principalement les manufactures saxonnes, dont
le produit peut s'élever à 20,000,000 de thalers. Erzge-
birge, où Werner a fondé sa célèbre école de minéralo-
gie, est aussi devenue le centre d'une grande exploita-
lion métallurgique. L"s mines de la Saxe fournissent
annuellement de 40 à 50,000 marcs d'argent, 12,000
quintaux de plomb et de cobalt, 2,500 quintaux d'élain ,
6 à 700 quintaux de cuivre et 24,000 tonneaux de fer.
La Bavière , cette jeune monarchie qui daté à peine de
1806, avec ses 3,800 lieues carrées et ses 4,000,000
d'habitans, est à la fois artiste, industrielle et agricole.
Elle élève près de 2,000,000 de bêtes à laine, et produit
7 à 800,000 eimers de vin d'une qualité exquise; elle
fournit du sel et des bois de construction à une grande
partie de l'Allemagne. Le produit de ses mines de fer ali-
mente aussi plusieurs forges et hauts - fourneaux , tandis
que Munich, Nuremberg, Hoff, Tussen et Nordlingen ,
avec leurs étoffes, leurs tapis, leur passementerie, leurs
instrumens de musique et d'optique , et leurs menus ou-
250 PROGRÉS COMMERCIAL ET INDUSTRIEL DE LA PRUSSE
vrages de quincaillerie, prélèvent sur rA.llemagne et sur
l'Europe un tribut de plus de 75,000,000 fr. Le AVur-
temberg est parsemé de petites villes et de beaux villages
remarquables par leur industrie, leur aisance, et où se
presse une population manufacturière de 110,000 habi-
tans. Dans les montagnes sont des fabriques d'horlogerie j
dans les sinuosités des vallées , des forges et des usines ;
partout la force , partout la fécondité. Le Wurtemberg
possède 1,850,000 acres de terres labourables, qui pro-
duisent 6,000,000 de boisseaux de céréales ^ 620,477 acres
en pâturages, 1,730,000 en forets, et 80,000 acres de
vignobles, qui donnent tous les ans 160,000 eimers de
vin.
Tels sont les principaux élémens sur lesquels l'Allema-
gne a fondé le succès de la grande réforme commerciale
et industrielle qu'elle va tenter. C'est en réunissant dans
un centre commun tous ses intérêts matériels , c'est en
ôtant à son industrie toutes les entraves qui en gênaient
l'essor, qu'elle se prépare à entrer dans une nouvelle voie,
et à soutenir la concurrence des nations les plus avancées
dans le commerce et l'industrie : noble lutte, dont il est
difficile de prévoir tous les résultats. D'un côté, des hom-
mes paliens , sobres^ énergiques, laborieux, économes;
de l'autre, une population fatiguée, usée par une longue
exertion de travail, nécessiteuse par les besoins factices
qu'elle s'est créés. Yoilà les deux termes de la question.
De quel côté sera la victoire? Si des machines puissantes,
mues par la vapeur, ne fonctionnent pas dans les ateliers
de l'Allemagne en aussi grand nombre que dans les nô-
tres, elle peut nous opposer une main-d'œuvre aussi in-
telligente et moins chère. Les grands foyers d'industrie,
en Allemagne, tendent à se dissoudre; les ateliers s'iso-
ET 1)E LA CONFÉDÉRATION" GERMANIQUE. 251
lent et gagnent les montagnes. Là on trouve des mo-
teurs simples et peu coûteux -, les moyens d'existence y
sont abondans et faciles, les maladies rares, les besoins
peu nombreux. Aussi, au lieu de cette population hâve,
racbitique, rongée de vices, qui circule dans nos villes
manufacturières , vous n'y rencontrez que des hommes
bien portans, forts et robustes, et pleins de moralité. De-
puis long-tems les produits industriels ainsi que les pro-
ductions intellectuelles de l'Allemagne se recommandent
par le soin consciencieux avec lequel ils sont élaborés.
Comment donc feront nos manufacturiers de Birmin-
gham , de Leeds , de Manchester , pour entrer dans ce
nouveau système , eux qui possèdent de si grandes masses
de capitaux réunis sur un seul point? Nous objectera-t-
on que celle concurrence n'est pas sérieuse, nous leur
répondrons que, naguère encore, Lyon voyait avec un
air de dédain s'élever des manufactures de soie dans la
Suisse allemande. Eh bien! qu'en est- il résulté? Au-
jourd'hui les manufactures de Zurich sont devenues
des rivales redoutables pour Lyon, et lui disputent les
marchés sur tous les points. C'est que l'ouvrier suisse
vit à la campagne , qu'il est propriétaire de la chaumière
qu'il habile et du champ qu'il cultive, et que ce champ
subvient à ses premiers besoins. Cultivateur et tisserand ,
il supporte sans préjudice, et les mortes saisons, et les
oscillations des commandes , et la réduction du prix des
façons. En outre, les besoins étant moins impérieux, la
moralité est plus grande, et les agens de surveillance de-
viennent moins nécessaires. Aussi , pour diriger et em-
ployer les neuf à dix mille métiers du canton de Zurich ,
il y a tout au plus vingt-cinq fabricans 5 pour un nombre
égal de métiers, il y en aurait à Lyon une centaine. Ainsi,
les frais généraux qui pèsent sur les marchandises se trou-
252 PROGRÈS COMMERCIAL ET INDUSTRIEL DE LA PRUSSE
vent considérablement réduits (1). Berlin commence à se
- dégarnir de ses métiers ; Vienne , qui est aussi allemande
de ce côté, envoie dans la Bohème les fabricans de schalls
qui encombraient ses faubourgs ; et dans les forêts de la
Souabe et de la Franconie vous rencontrez des artistes et
des mécaniciens qui ne seraient déplacés ni à Londres ni
à Paris.
Et que sera-ce, lorsque tous ces produits, fabriqués avec
tant d'économie, pourront circuler sans entraves; lors-
que de nouveaux moyens de communication , plus directs
et moins coûteux, seront ouverts; lorsqu'un large système
de canaux rattachera entre eux les grands fleuves qui
sillonnent l'Allemagne; lorsque des chemins de fer s'é-
tendront de Bàle à Hambourg, de Francfort à Brème, de
Berlin à Cologne , et que le Bhin réuni au Danube four-
Ci) ISoTE DU Th. Parmi les avantages de Imduslrie de Zurich , dit
M. Dufour, il faut faire entrer en ligne de compte l'absence du pi-
</uage d'onces (vol des soies). Soit que la moralité de ses agens soit plus
grande, soit que l'organisation industrielle et sociale du pays les expose
h moins de besoins, à moins de tentations, et rende aussi plus difGcile
les moyens de les satisfaire iUicitement, toujours est-il que cette plaie
honteuse qui , depuis des siècles , ronge sourdement l'industrie lyon-
naise, est, pour ainsi dire, inconnue aux fabriques suisses.— Il existe
en France 8/1, 6/iO métiers en soie , qui produisent par année une
valeur de 211,550.000 fr. ; savoir : 130,623,330 pour la valeur des
soies employées , et 71.926,670 pour la main-d'œuvre et l'intérêt des
capitaux engagés. Sur ce nombre de métiers, Lyon en occupe
/iO,000, qui produisent 100,000,000 fr. Chaque métier emploie ordi-
nairement deux individus; c'est donc 80,000 ouvriers occupés par
la fabrique de Lyon , et probablement plus de 160,000 par tous les
métiers de soieries de France. Ou peut hardiment doubler ce chif-
fre, si l'on évalue le nombre d'ouvriers dont les diverses professions
se rattachent directement ou indirectement à la fabrication-de la
soie : cette branche d'industrie occupe donc la centième partie de la
population du royaume.
ET DE LA CONFÉDÉRATION GERMAXIQUE. 253
nlra, au moyen de la vapeur, une navigation rapide et sûre
entre la mer Noire et celle du Nord, entre Hambourg et
Trébisonde, entre Cologne et Odessa? Car tous ces projets
se préparent, et sont les conséquences nécessaires du pro-
grès commercial et industriel qui s'opère en Allemagne.
Ce n'est pas la Prusse qui la première a conçu l'idée
de cette alliance commerciale, ainsi (|ue plusieurs écri-
vains lui en ont fait l'honneur. Déjà, en 1815 , les étals
confédérés avaient senti la nécessité de remédier aux en-
traves que devrait occasioner pour leur commerce cette
multiplicité de lignes de douanes : car chaque état avait
les siennes. L'article 19 de l'acte de fédération porte que
les états confédérés se réservent de délibérer à cet égard
dès la première réunion de la diète à Francfort. Le régime
rigoureusement exclusif que la France avait alors adopté
envers l'Allemagne rendait encore plus impérieuse cette
fusion. En 1820, la Bavière, le Wurtemberg, Bade,
Nassau, la Saxe, ouvrirent des négociations à ce sujet ,
mais sans résultat. Le Wurtemberg et la Bavière se réu-
nirent en 1827, et supprimèrent leurs lignes respectives
de douanes. Dès ce moment, la Prusse comprit l'impor-
tance qu'elle pourrait acquérir si elle parvenait à porter
toutes les lignes de douanes des états germaniques sur ses
propres frontières, et à faire prévaloir son tarif, ses poids
et mesures et son unité monétaire. En conséquence, elle
fit des ouvertures aux états du centre^ mais ceux-ci, crai-
gnant d'être absorbés par un aussi grand corps, loin d'ac-
céder aux propositions de la Prusse, se liguèrent en quel-
que sorte contre elle. Le grand-duché de Hesse fut le seul
qui consentit à cette alliance , tandis que de- leur côté le
Hanovre, l'électorat de Hesse, le royaume et le duché
de Saxe, les duchés de Brunswick et de Nassau, les prin-
cipautés de Reuss et de Schwartzbourg se réunissaient
254 PROGRÈS COMMERCIAL ET INDUSTRIEL DE LA PRUSSE
en haine contre la Prusse. Ainsi, en 1828, T Allemagne
se trouvait divisée en trois associations bien distinctes :
au midi, la Bavière et le Wurtemberg 5 au nord, la Prusse
et la Hesse ducale 5 au centre, la Saxe et les petits états
adjacens. La levée des entraves commençait donc à se
réaliser-, mais la grande unité germanique, rêvée par la
Prusse, était loin encore de s'accomplir.
Fidèle à ses principes, la Prusse ne voulut pas se retirer
vaincue -, elle poursuivit ses projets. Le chiffre de sa po-
pulation, ses traités de commerce avec les villes hanséati-
ques, l'étendue de son territoire, ses propres débouchés
sur la Baltique , devaient lui donner une grande prépon-
dérance sur tous les états méditerranéens. A cette excel-
lente position, elle ajouta encore une séduction nouvelle 5
elle modifia son tarif, et vint offrir son alliance à la Saxe,
pays éminemment manufacturier. Cette puissance voyait
ainsi s'ouvrir devant elle les marchés de la Silésie , ceux
de la Prusse orientale et de la Poméranie. La Saxe n'é-
coutant que son propre intérêt, rompit avec ses alliés, et
se jeta dans les bras de la Prusse. Cette défection désor-
ganisa complètement l'association des étals du centre,
qui, privés de leur principal appui, n'eurent d'autre parti
à prendre que d'accepter les propositions de la Prusse.
Le 22 mars 1833, l'association entière du midi se réunit
également à la Prusse, et le grand-duché de Bade, mal-
gré sa position excentrique, est aujourd'hui sur le point
de se rallier à elle. La Prusse poursuit en outre avec acti-
vité, auprès des élats dissidens, les accessions qui lui
manquent, et demande même à l'Angleterre son consen-
tement pour le Hanovre, et au Dancmarck pour le Hol-
stein. Telle est l'histoire, telle est la situation actuelle de
cette grande association commerciale, qui s'étendra bien-
tôt sur toute l'Allemagne, et qui n'aura pas moins d'in-
ET DE LA CONFÉDÉnATION GERMANIQUE. 255
fluence pour sa prospérité commerciale et industrielle ,
qu'en eut la ligue hanséatique au treizième siècle.
La confédération {^eïmanique se compose de trente-neuf
états, et douze seulement sont alliés au nouveau système ;
mais si l'on tient compte de leur position géographique ,
de leur étendue territoriale, de leur richesse, de leurs
forces productives et de leur population , on verra que
ces étals représentent les trois cinquièmes de l'Allemagne,
et que, par le fait , l'association est plus avancée dans son
développement qu'on pourrait d'abord le supposer. Mais
c'est en jetant les yeux sur la carte qu'on sent mieux l'in-
fluence que doit exercer déjà l'association sur le reste de
l'Allemagne; elle enveloppe tous les états du centre dans
ses lignes , et peut , pour ainsi dire , les forcer à adhérer,
quand bien même leur intérêt propre ne les y entraîne-
rait pas. Chose digne de remarque, l'esprit utilitaire du
dix-neuvième siècle fera plus pour l'unité germanique
que tout ce qui a été tenté depuis la dislocation de l'em-
pire de Charlemagne. Ce système commun de douanes
introduira nécessairement dans les états associés l'unifor-
mité des comptes, de la monnaie, des poids et mesures ;
il modifiera les législations vicieuses qui règlent la viabi-
lité; il rendra plus grande la liberté individuelle, tandis
que les rapports fréquens qui existeront entre les dififérens
gouvernemens , à l'occasion du partage des produits des
douanes , tendront à harmoniser leur système adminis-
tratif. Eh ! qu'on y prenne bien garde , l'administration
et la politique d'un gouvernement sont étroitement liées
entre elles; c'est l'esprit et le corps : on ne peut modifier
l'un , sans que les modifications qu'il éprouve ne réapis-
sent sensiblement sur l'autre. Ainsi , de progrès en pro-
grès, de réforme en réforme, et, pour ainsi dire, à l'insu
de ceux qui y coopèrent, l'Allemagne atteindra les
256 PROGRÈS COMMERCIAL ET INDUSTRIEL DE LA PRUSSE
grandes destinées qu'elle est appelée à accomplir. Le grand
pas est fait : tout le reste découle naturellement de ce pre-
mier progrès-, car dans cet acte encore mal ébauché se
trouvent tous les germes des prospérités futures de TAlle-
magne. Citons quelques-uns des principaux articles de ce
traité : •
Art. XIV. Les gouvernemens contractans veulent unir leurs
efforts pour qu'un système égal de monnaies, poids et me-
sures , soit introduit dans leurs états ; ils veulent sans délai
faire ouvrir des négociations particulières pour cet effet , et
ils dirigeront ensuite leurs soins vers l'adoption d'un poids de
douanes commun. Les états contractans veulent entrer sans
délai en ne'gociation pour ce cjui regarde en particulier la
navigation sur le Rhin et les fleupes voisins , afin d'arriver à un
arrangement par suite duquel l'importation, l'exportation et
le transit des produits de tous les états de la réunion sur les-
dits fleuves soient, sinon tout-à-fait libérés, au moins sou-
lagés autant que possible dans les droits de navigation.
Art. XVIII. Les états contractans veulent également conti-
nuer leurs efforts communs pour que l'industrie soit encou-
ragée par l'adoption de principes uniformes , et que les sujets
d'un état jouissent d'une manière aussi étendue que possible
de la faculté de chercher du travail et de l'occupation dans
les autres états.
Art. XIX. Les ports de mer prussiens seront ouverts au.
commerce des sujets de tous les états de la réunion contre
paiement de droits parfaitement égaux à ceux que paient les
sujets prussiens ; et les consuls de l'un ou de l'autre des états
contractans dans les ports de mer ou places de commerce
étrangères seront chargés d'assister de leurs conseils et de
fait les sujets des autres états, quand l'occasion l'exigera.
Art. XXI. La communauté des recettes des états contractans
qui aura lieu par suite du présent traité se compose du pro-
duit des droits d'entrée , de sortie et de transit. Sont exclus
ET DE LA CONFÉDÉRATION GERMANIQUE. 257
de la communauté et demeurent i-éservés à la jouissance par-
ticulière des gouvernemens respectifs : l°les impôts qui sont
perçus dans l'intérieur de chaque état sur des produits indi-
gènes ; 2° les péages des rivières; 3° les péages, droits de
chaussée , pontenage , droits de canaux , d'écluse et de ports ,
et frais de pesage et d'emmagasinage , ou des perceptions de
même nature, quel que soit leur nom.
Art. XXII. Le produit des droits qui entrent dans la com-
munauté , déduction faite , est réparti parmi les états réunis
dans la proportion de la population pour lacpielle il se trouvera
dans la réunion. La population des états de la réunion sera
estimée tous les trois ans et les états s'en communiqueront le
tableau.
Aux yeux de certains économistes , cette association
commerciale semble une monstruosité , une espèce de
croisade anti-industrielle des peuples du nord contre
l'Europe occidentale j car le tarif prussien , modéré, en
général , pour les matières premières , est exorbitant
pour tous les objets manufacturés , et principalement
pour les étoffes de soie et de coton , le fer ouvré et les
étoffes de laine (1). Mais ne sait-on pas que les peuples ne
se dégagent qu'un à un des langes qui les enveloppent.^ Et
la France et l'Angleterre, qui conservent encore les an-
ciens erremens de leur système d'exclusion et de protec-
tion, peuvent-elles trouver mauvais que la Prusse et la
confédération germanique retranchent leur commerce
et leur industrie derrière ces barrières vermoulues. Le
droit d'entrée de cinquante écus par quintal dont le
tarif prussien grève les tissus étrangers a paralysé l'ar-
rivage des étoffes grossières , mais son actionne s'est
pas encore fait sentir sur les tissus fins. Quoi qu'il en
(1) Voyez les tarifs comparés des différentes puissances commer-
ciales, dans les Archiva du commerce que publie M. Henrichs.
%\. 17
258 PROGRÈS COMMERCIAL ET INDUSTRIEL DE LA PRUSSE
soit, il est résulté de cette alliance un avantage qu'on ne
peut contester : la disparition des entraves qui gênaient
les transactions d'état à état. Désormais , à la frontière de
l'association, expéditeurs, rouliers, voyageurs, font leur
déclaration à la douane 5 leurs colis sont soigneusement
visités. Cette première visite subit à peu de distance , le
contrôle d'une seconde ligne 5 après quoi la circulation
est libre dans tous les pays associés. Le plombage peut
même dispenser de toute visite à l'entrée : elle n'a lieu ,
dans ce cas, qu'à l'entrepôt de destination.
En général , l'accession au système des douanes prus-
siennes a accru comme on le prévovait l'importance de
tous les pays producteurs , et a donné surtout plus de
consistance aux marchés de la Saxe , en y faisant affluer
sans paiement de droits les laines des états voisins. On
évalue aujourd'hui l'apport sur les marchés saxons à 20
ou 22,000 quintaux de laine , valant environ 280,000
liv. sterl. ( 7,000,000 f . ) , dont 1/5" pour Leipsik. Au-
trefois, les Anglais réglaient à peu près le prix des laines
sur les grands marchés de l'Allemagne 5 aujourd'hui leur
influence est contrebalancée par la concurrence des fa-
briques allemandes.
Cependant, comme nous l'avons déjà fait observer, cet
acte est loin de concilier tous les intérêts 5 mais ce sont
précisément ces imperfections qui, soulevant une foule
de questions inattendues , contribueront à fonder l'unité
allemande. Chaque état a le droit d'entretenir sur la li-
gne frontière des agens spéciaux chargés de surveiller la
perception et d'observer l'économie du traité, observa-
tions qui sont ensuite disculées dans une assemblée géné-
rale. Les états associés sont donc forcément obligés d'é-
tudier avec soin le mouvement de la population , l'accrois-
sement de la richesse , les progrès de la consomma lion ,
ET DE LA CONFÉDÉRATION GERMANIQUE. 259
dans leurs limites respectives , au risque d'être privés
d'une partie de leurs revenus légitimes. Ainsi , la répar-
tition du produit des douanes, qui d'abord s'était faite d'a-
près le chiffre de la population , va devenir incessamment
l'objet d'une discussion sérieuse. La république de Franc-
fort, avec ses 60,000 habitans, tous riches, et qui tire
de ses douanes un revenu considérable, avant d'accéder,
veut faire entrer dans le système de répartition l'élé-
ment de la richesse , combiné avec le chiffre de la popu-
lation , et certes elle est dans le droit. Car il est bien évi-
dent qu'une population aisée consomme plus de denrées
coloniales ou exotiques qu'une population pauvre quoi-
que relativement plus nombreuse. Londres consomme
plus de denrées étrangères que tout le Pays-de-Galles , et
la seule ville de Paris acquitte plus du 1/5^ des droits
de douanes de la France. La répartition du produit des
douanes au prorata de la population était donc une mons-
truosité. Eh bien, ce sont toutes ces erreurs qui, élucidées,
amèneront l'Allemagne à faire un retour sur elle-même,
à n'écouter que ses véritables intérêts, et à examiner* si
un budget unique, une administration centrale ne seraient
pas préférables à quarante budgets et à quarante adminis-
trations isolées. Occupons-nous maintenant de l'influence
qu'a exercée l'association sur le commerce des villes han-
séatiques, qui par leur position maritime sont l'entrepôt
naturel de toute l'Allemagne,
Depuis le retour de la paix, le commerce des villes han-
séatiques , redevenues libres , a pris un grand dévelop-
pement ; toutefois, il n'avait jamais été aussi actif que
dans les six dernières années. Dès 1818 , les droits de
transit, établis par les Pays-Bas, firent porter sur Brème
et Hambourg une grande partie des expéditions qui sui-
vaient habituellement la route de la Hollande. C'est de
260 PnOGRÈS COMMEnCIAL ET INDUSTRIEL BE LA PRUSSE
cette époque que date pour Brème l'extension du com-
merce du tabac ; pour Hambourg , celui des denrées co-
loniales. En 1831 , l'apparition du choléra -morbus, en
paralysant tout d'abord la circulation au sein de l'Alle-
magne, jeta un moment le trouble dans les relations des
villes hanséatiques avec cette contrée : mais bientôt la
certitude de l'inutilité des mesures sanitaires, et, il faut le
dire aussi , l'adhésion de plusieurs états importans de la
confédération germanique au système prussien , donnè-
rent au mouvement commercial de ces villes une activité
surprenante. Les demandes affluaient de toutes parts 5 les
approvisionnemens existans et les arrivages purent à
peine y suffire. De là, les immenses affaires de 1832. Ce
mouvement fut encore accéléré par l'influence de la ré-
volution belge , du siège d'Anvers, du blocus de la Hol-
lande, qui rejetèrent sur Brème et Hambourg une foule
de navires destinés pour les ports néerlandais.
L'Angleterre demande à l'Allemagne une bonne partie
des matières premières qu'emploient ses manufactures.
Hambourg , placée sur la route que suivent les expédi-
tions allemandes, a , dans le cours de 1833 , embarqué
pour les ports anglais une masse de laine qu'on évalue à
plus de 43,000,000 fr. Par Hambourg passent les pro-
duits de l'industrie anglaise, ou les produits coloniaux
que l'Angleterre envoie à l'Allemagne : tissus de coton ,
tissus de laine , quincaillerie , coton filé , coton en laine ,
café , sucre, indigo 5 en un mot une énorme quantité de
marchandises de toute espèce, qui s'élève de 150 à
160,000,000 de fr. Le double mouvement d'importation
et d'exportation qui s'opère dans le port de Hambourg
peut être évalué de 14 à 15,000,000 livres sterling
(350 à 375,000,000 francs), et les cotons filés anglais
entrent seuls dans celte somme pour une valeur de
ET DE LA CONFÉDliRATION GERMANIQUE. 261
2,000,000 liv. st. (50,000,000 fr.). L'exportation totale
de rAngleterrc en fil de coton pour 1833 s'est élevée à
69,000,000 livr. Les villes hanséatiques en ont demandé
23,500,000 livres. En 1833 , rAn{;lclerre a exporté en
calicots , mousselines, perkales, velours de coton , nan-
kins, etc. , 182,200,000 yards; les villes hanséatiques
en ont absorbé 54,600,000. Dans la même année l'Angle-
terre a exporté en dentelles de coton et tulles, 79,000,000
yards. Les villes hanséatiques en ont reçu plus de la moitié
soit 43,400,000 yards. Pour ces divers articles, l'Angle-
terre reste complètement maîtresse d'un marché où tous
les autres produits rencontrent dans l'industrie allemande
une concurrence très-redoutable par le bas prix de la
main-d'œuvre et par la proximité des matières premières
qui n'arrivent aux fabriques anglaises que grevées de frais
considérables.
Hambourg est devenu l'entrepôt de cet immense com-
merce de tissus de lin et de chanvre, que faisait au-
trefois la France d'une manière presque exclusive. Des
montagnes de la Silésie où la fabrication des toiles alle-
mandes était d'abord concentrée , cette industrie s'est
répandue aujourd'hui dans toute l'Allemagne; et c'est
par Hambourg que s'expédient les tissus que la Saxe, la
Bohème , la Westphalie , l'ancien duché de Berg , le
Hanovre , envoient à l'Angleterre , à l'Espagne , au Por-
tugal, aux Indes, dans les deux Amériques. Les ma-
gasins de Hambourg reçoivent annuellement pour 70 à
75,000,000 francs de toiles. Les bénéfices du commerce
hambourgeois sur cette branche d'industrie sont im-
menses.
L'Amérique surtout est devenue pour les villes hanséati-
ques, et plus particulièrement pour Hambourg et Brème,
un foyer d'opérations de plus en plus considérables, dont k
262 PROGRÈS COMMERCIAL ET INDUSTRIEL DE LA PRUSSE
, durée est d'ailleurs garantie parles traités qu'elles ont con-
clus en 1825 avec les Élats-Unis, le Mexique et le Brésil.
Ces deux villes ont expédié pour l'Amérique du Sud en
1833, trente-deux navires j en 1834, trente-six, la ma-
jeure partie chargés de tissus de coton et de fil de Saxe
et de Suisse , de tissus de Crefeld, de quincaillerie , de
verrerie allemande. En 1832, les ports du Brésil avaient
reçu de Hambourg seul vingt-quatre navires. Dans cette
même année, quarante- cinq bàtimens ont apporté du
Brésil à Hambourg , entre autres marchandises , pour
15,000,000 fr. de café. En 1833, l'importation du café
a encore été évaluée à 7,500,000 fr.; celle du sucre ,
à 19,000,000 fr. L'importation extraordinaire du café,
qui de Hambourg reflue sur tout l'intérieur de l'Allema-
gne, doit être , comme celle de toutes les autres denrées
coloniales , attribuée à la baisse progressive des prix qui
les a mises à la portée même des classes inférieures. Les
denrées coloniales sont aujourd'hui considérées en Alle-
magne comme des objets de première nécessité , on peut
en juger par ce fait : la Silésie prussienne, qui en 1770
ne consommait que 721,000 livres de café, en a con-
sommé, en 1829, plus de 2,000,000 livres.
Pendant que Hambourg et Brème, dans des propor-
tions du reste fort différentes , dirigent principalement
leurs relations vers le Nouveau-Monde, presque toutes
celles de Lubeck se portent vers la Suède, la Russie et en
(1) Malgré le grand mouvement imprimé au commerce des ville»
hanséatiques , l'effectif de leur marine n'est pas considérable. Ham-
bourg compte au plus 80 à 90 navires de 2 00 à 300 tonneaux ; 200
autres d'un faible tonnage , quelle emploie à ses transports , sont
plutôt danois qu'hambourgeois ; seulement le commerce hambour-
geois y possède le plus grand nombre de parts. Bi'ême a environ 50
navire de 100 à 200 tonneaux-, Lubeck, à peu près 200.
ET DE LA CONFÉDÉRATION GERMANIQUE. 263
général sur les côtes de la Baltique. C'est par Lubeck que
passent en grande partie les envois que font la France et
l'Allemagne dans ces contrées : c'est par Lubeck que pas-
sent les retours qu'elles en reçoivent : Hambourg n'est
qu'un point intermédiaire occasionel ; mais les commu-
nications , si fréquentes entre ces deux villes , vont être
rendues plus actives encore par îa construction d'une
chaussée nouvelle , qui passera par Odesloë.
Ainsi , l'association n'a pas eu pour l'Allemagne les
résultats désastreux qu'on affectait de craindre. Une
prospérité croissante se répand dans toutes ses parties ,
et sans doute les modifications qui seront apportées au
traité le rendront encore plus efficace. L'union est au-
jourd'hui vivement sollicitée par l'Allemagne j elle se pré-
pare à fondre en un centre commun tous ses intérêts; la
propriété littéraire a été déjà reconnue par tous les états
comme s'ils ne formaient qu'un seul royaume. Mais
quelle est la puissance destinée à être la clef de ce nouvel
édifice politique ? quel sera le pouvoir absorbant? D'après
tout ce qui précède, ce rôle semble appartenir à la Prusse.
Depuis que l'Autriche s'est agrandie vers le sud, que
Milan reconnaît son autorité, que les Dalmates lui obéis-
sent, que Presbourg est la résidence d'un palatin de la
maison d'Habsbourg, l'Autriche est devenue étrangère à
l'Allemagne. A qui donc pourrait être dévolu le protec-
torat, si ce n'est à la Prusse, qui compte déjà sur la rati-
fication de la Russie.
( Foieign and Continental Review.)
^^IjirosopÇtc.
HISTOIRE NATURELLE BES ANIMAUX APOCRYPHES.
Un savant étranger s'occupe, dit-on, d'une histoire na-
turelle des animaux apocryphes. Si l'auteur justifie con-
sciencieusement son titre , il produira un ouvrage cu-
rieux. Nous avions eu nous -même l'idée d'un travail
analogue , et nous nous souvenons que chaque nouvelle
recherche nous ouvrait l'accès d'un monde inconnu. Ce
n'était pas seulement aux sources diverses de la supersti-
tion populaire, de l'invention poétique des mythologues
anciens ou des légendaires du moyen-àge, de la peinture
symbolique ou du blason féodal , que nous prétendions
puiser nos documens. L'histoire naturelle devait nous
révéler aussi la véritable origine de quelques-uns de ces
êtres qui n'étaient devenus fabuleux que par l'extinction
totale de leur race , mais dont un savant anatomiste
a su exhumer et reconstruire les squelettes authen-
tiques , rendant à la tradition et à la science ce que
l'imagination seule semblait avoir créé. Ainsi, par exem-
ple, on avait relégué dans la classe des animaux fantas-
tiques cet être extraordinaire que les poètes anciens,
comme les modernes , les scaldes du nord comme les
trouvères et les troubadours du midi, représentent doué à
la fois des attributs de l'aigle et de ceux du lion , rep-
tile gigantesque à face humaine , tantôt adoré comme un
dieu, tantôt redouté comme un ennemi impitoyable , at-
niSTOlr.E NATLT.ELLE DES ANIMACK APOCr.YPnES. 2GS
lelc" au char d'une fée ou à celui d'un nt'j;ioauiH , et dont
le bras puissant d'un chevalier ou rinlervenlion pieuse
d'une jeune sainte pouvaient seuls délivrer la terre. Eh
bien! le dra;';on n'est-il pas réalisé aujourd'hui dans les
débris bien conservés de cet animal singulier découvert
vers la fin du dernier siècle dans les schistes calcaires du
comté de Pappenheim , et c|ue le grand naturaliste de la
France a nommé le j)iérodactvle? Reptile, mammifère,
oiseau, etc., le ptérodactyle offrait dans son ostéologie ,
dans ses tégumens , tous les caractères classiques ou ro-
mantiques du dragon; il en avait les écailles, les griffes ,
la queue , les ailes vigoureuses attachées au corps d'un
serpent , et sa gueule terrible était garnie de soixante
dents couvertes par un bec crochu. Comment ne pas
reconnaître de même, dans le megalosaurus (1) , lézard
gigantesque de trente pieds de long pour le moins, la
tarasque du Rhône domptée par sainte Marthe , et ce
reptile des marécages de Rhodes, qui dévasta l'ile jus-
qu'au jour où le chevalier Gozon eut dressé ses chiens k
le combattre en les familiarisant avec la forme horrible
du monstre par un mannequin de carton fait à sa res-
semblance ?
On peut s'étonner que la science proprement dite, qui
(l) Note du Tr. C'est M. CuTierqui a nommé megalosauruslc reptile
dont les débris ont été trouvés dans une caverne à ossemens fossiles
des environs dOxfoid. pai" le savant naturaliste anglais M. Buckland.
L'énorniité des os qui restent du megalosaurus indique une longueur
de quarante à cinquante pieds pour la totalité de son corps. Quel-
ques débris feraient même soupçonner de plus grands animaux de
cette espèce, h auteur de l'article aurait pu citer aussi ViclitYOsaurus ,
reptile à long museau jjointu , avec deux yeux énormes qui devaient
lui faciliter la vision pendant la nuit ; le nitsosaurus et le plesiosaurus,
lézards antédiluviens qui n'étaient guère moins volumineux que 1 é-
léphant.
366 HISTOIRE NATURELLE
a si bien réussi à recomposer exactement la figure des
monstres antédiluviens et de ceux qui avaient survécu,
en petit nombre peut-être , aux derniers cataclysmes de
notre globe, oppose quelquefois un scepticisme si dédai-
gneux à certains récits de cette tradition dont elle n'a fait
souvent, dans ses découvertes , que vérifier et confirmer
les souvenirs fidèles. L'historien des animaux apocryphes
aura besoin d'étudier , avec la même impartialité , la
tradition et la science , pour faire la part de chacun et
être à son tour consulté par les érudits et les lecteurs
plus frivoles. Adopterait-il même un plan scientifique
conforme aux systèmes et aux classifications modernes,
ce qui est très-praticable, il devra se défier de la mé-
thode d'exclusion s'il tient à être complet; ainsi, libre
à lui de diviser son règne animal fantastique en mam-
mifères , oiseaux , reptiles , crustacés , poissons , mol-
lusques , etc. , pourvu qu'au premier rang de l'échelle
nous trouvions l'exagération de la stature humaine et sa
capricieuse dépression représentées par le géant et par le
pygmée, par l'ogre et par le nain ; pourvu que dans ses
quadrupèdes, bipèdes, oiseaux, reptiles, poissons, etc.,
figurent avec honneur le lion royal des romans de che-
valerie à qui son instinct faisait reconnaître et respecter
un fils de roi (1) , le loup-garou des contes de nourrice,
la licorne et l'hippogriffe, le chien des Sept-Dormans, le
(1) « Il est vray que le lyon est sire et roy de toutes les Lestes du
monde , et est de si franche nature et de si haulte , que s'il trouvoit
filz de roy de loyal père et de loyalle mère, ja nul mal ne luy feroit. »
{Lanceiot du Lac, p. 2 , £f. 127). Cette curieuse expérience fut faite
sur Leuvalles, fils du roi Eliézer , lorsqu'il n'avait que trois jours.
Beaumont et Fletcher ont fait usage de cefte idée dans l\Amant
en démence. Lorsque Memnon perd la tête par amour pour une
princesse , on cherche à la remplacer auprès de lui par une autre
DES ANIMAUX APOCRYPHES. ' 267
cheval Pardalo (1) , le perroquet de la reine de Saba, etc.,
le roc des Mille-et-Une-Nuiis , le dragon de Daniel et
celui du roi Tiédéric , la baleine de Jonas, qui n'était
probablement pas une baleine , le ver de Lamblon, la
tarasque , laguivre, et autres animaux dont les origines
allégoriques ou historiques méritent d'être éclaircies et
décrites pour notre instruction ou pour notre amu-
sement.
Renonçant pour notre compte à donner suite au projet
d'ouvrage que nous avions conçu , nous consignerons
ici quelques recherches sur deux anima^ux gigantesques
encore niés par quelques sceptiques, et dont nous croyons
l'existence pleinement démontrée : le kraken et le grand
serpent de la mer Glaciale. In mare multa latent , dit
Oppien; qui nous dira les mvstères de la mer.^ elle seule
a les secrets des diverses phases de notre globe, car éternel
agent de toutes les révolutions qui l'ont bouleversé , elle
ne nous a laissé connaître les divers aspects qu'il offrit suc-
cessivement que par les débris qu'elle a dédaigné d'empor-
ter dans son lit actuel. C'est par l'inondation de ses flots
qu'ont péri les races de géans terrestres, soit parmi les
hommes contemporains de Noé, soit parmi les animaux
antérieurs au dernier déluge , lorsque le mastodonte et
l'éléphant, relégués aujourd'hui en Asie, paissaient com-
femme d'un tout autre caractère , qui commence par lui donner un
baiser. Memnon, qui se croit déjà très-honoré de toucher sa main
royale, conçoit des soupçons sur l'identité de sa maîtresse, et s'écrie :
« Amenez-moi le lion numide que j'ai acheté. Si elle est de sang royal,
le lion la respectera ; mais autrement. . . il la mettra en pièces. — La
î'emme. Je supplie Votre Seigneurie. . .
(1) Grâce à linquisition sans doute , la mythologie romantique de
l'Espagne n'est pas aussi riche que celle des peuples du nord. Le
che"val Pardalo est un des rares animaux apocryphes de cette contrée
268 HISTOIRE NATURELLE
munément sur le continent européen (1). La mer seule a
conservé dans son empire , toujours le même , ses géans
primitifs, le behemoth et leléviathan que l'Écriture prend
pour termes de comparaison quand elle veut évoquer des
images colossales. Le kraken appartient à cette famille de
monstres qui n'ont pu se perpétuer que dans l'élément
dont les limites et la profondeur échappent encore aux
calculs de cette intelligence humaine parvenue à dénom-
brer les astres et à prédire le retour des comètes.
C'est une tradition répandue dans les mers du nord et
sur les côtes de Norwège, qu'on voit souvent des îles
flottantes surgir du sein des vagues avec des arbres tout
formés aux rameaux desquels pendent des coquillages au
lieu de feuilles, mais qui disparaissent après quelques
heures. Deber y fait allusion dans son livre intitulé :
Feroa Reserala ; Harpelius , dans son Mundus mirabi-
lis ;Tor(œus, dans, son Histoire de Norwège. Les gens
du peuple et les matelots regardent ces îles comme les
chevaleresque et superstitieuse. Ce cheval habitait les cohtrées les
plus désertes de la Biscaye. Quand le chevalier don Diego Lopez eut
perdu la fée Pied-de-Biche qu'il avait épousée , et qu'il devint pri-
sonnier des jNIaures , la fée Piedde-Biche mit à la disposition de ses
enfans , pour aUer le délivrer , le cheval Pardalo , « qui , dit la lé-
gende, ne pouvait souffrir ni bride, ni selle, ni sangle, ni étrier ,
ni fers, mais conduisait son cavalier tout d'une traite et en une heure
d'un bout de l'Espagne à l'autre, de Pampelune à Cadix.
(1) Le mastodonte . animal aujourd'hui perdu, était contemporain
de 1 éléphant fossile. Ses ossemens se trouvent avec ceux de l'élé-
phanl dans les deux continens , mais plus souvent dans l'Amérique
septentrionale. Le grand mastodonte avait la taille et la forme géné-
rale de l'éléphant, sauf quelques légères différences; mais son corps
devait être plus allongé et ses membres plus épais. Le mastodonte
se distingue surtout de l'éléphant par la forme de ses dents mache-
lières, d'où lui est veau son nom.
DES ANIMADX APOCRYPHES. 269
habitations sous-marines d'esprits malins qui ne les font
ainsi surnager que pour railler les navigateurs, confon-
dre leurs calculs et multiplier les embarras de leur
voyage. Le géographe Burœus avait placé sur sa carte
une de ces iles merveilleuses qu'on appelait Gumnier's-
Ore, et qui apparaît parmi les récifs, en vue de Stockholm.
Le baron Charles de Grippenheira raconte qu'il avait
vainement cherché celte ile en sondant la côte, lorsqu'un
jour , tournant la tète par hasard , il distingua comme
trois pointes de terre qui s'étaient tout-à-coup élevées
sur la surface des flots : « Voilà sans doute la Gummer's-
Ore de Buraeus, demanda-t-il au pilote qui gouvernait sa
chaloupe ? — Je ne sais , répondit celui-ci , mais soyez
certain que ce que nous voyons pronostique une tempête
ou une grande abondance de poissons. Gummer's-Ore
n'est qu'un amas de récifs à fleur d'eau, oîi se tient vo-
lontiers le soe-trolden, ou plutôt c'est le soe-trolden lui-
même (1). »
En citant cette conversation , le savant baron ajoute
que l'opinion du pilote lui parut plus vraisemblable
que celle du géographe, et il l'adopte. Les pécheurs nor-
wégiens, dit Pontoppidan , affirment tous, et sans la
moindre contradiction dans leurs récits, que lorsqu'ils
poussent au large à plusieurs milles, particulièrement
pendant les jours les plus chauds de l'été, la mer sem-
ble tout-à-coup diminuer sous leurs barques; et s'ils
jettent la sonde , au lieu de trouver quatre-vingts ou
cent brasses de profondeur, il arrive souvent qu'ils en
mesurent à peine trente : c'est un kraken qui s'inter-
pose entre les bas-fonds et l'onde supérieure. Accoutu-
més à ce phénomène, les pécheurs disposent leurs lignes,
(1) Soe-troldon (llcau de mer), est le nom populake du kraken
dans ces parages.
270 HISTOIRE NAtURELLE
certains que là abonde le poisson , surtout la morue et la
lingue, et ils les retirent richement chargées; mais si la
profondeur de l'eau va toujours diminuant , si ce bas-
fond accidentel et mobile remonte, les pécheurs n'ont
pas de tems à perdre-, c'est le kraken qui se réveille, qui
se meut , qui vient respirer l'air et étendre ses large bras
au soleil. Les pêcheurs font alors force de rames, et quand,
à une distance raisonnable, ils peuvent enfin se reposer
en sécurité, ils voient en effet le monstre qui couvre un
espace d'un mille et demi de la partie supérieure de son
dos. Les poissons surpris par son ascension sautillent un
moment dans les creux humides formés par les protubé-
rances inégales de son enveloppe extérieure ; puis de cette
masse flottante sortent des espèces de pointes ou de
cornes luisantes qui se déploient et se dressent sembla-
bles à des mâts armés de leurs vergues -, ce sont les bras
du kraken , et telle est leur vigueur , que s'ils saisis-
saient les cordages d'un vaisseau de ligne , ils le feraient
infailliblement sombrer. Après être demeuré quelques
instans sur les flots, le kraken redescend avec la même
lenteur, et le danger n'est guère moindre pour le navire
qui serait à sa portée, car en s'affaissant, il déplace un tel
volume d'eau, qu'il occasionne des tourbillons et des cou-
rans aussi terribles que ceux de la fameuse rivière Maie.
C'est évidemment du kraken que parle Olaùs Wormius,,
sous le nom de hafguje. Cet auteur dit, lui aussi, que
son apparition sur l'eau ressemble plutôt à celle d'une
ile qu'à celle d'un animal : Similiorem insiilœ quam
bestiœ , et il ajoute qu'on n'a jamais trouvé son cadavre,
parce que le kraken doit vivre aussi long-tems que le
monde, et qu'il n'est pas probable qu'aucun pouvoir ou
instrument de destruction soit capable d'abréger vio-
lemment la vie d'un animal si monstrueux.
DES ANIMAUX APOCRYPHES. 271
Cependant, en 1680, mal{^ré l'assertion de Wormius,
on trouva enfin le cadavre d'un de ces monstres échoué
sur la cote de Norwège-, c'était un jeune kraken qui vint
étourdiment s'égarer dans les eaux qui courent entre les
récifs d'Alslahong5 ses longs bras ou antennes s'enga-
gèrent dans quelques arbres qui croissaient sur le rivage 5
il aurait pu facilement les déraciner , mais il se trouva
pris en même tems par les extrémités inférieures dans
les rochers , et il périt malheureusement. Quand la
putréfaction s'empara de ce corps immense qui rem-
plissait à peu près tout le chenal , ce fut une telle infec-
tion qu'on craignit long-tems qu'une peste s'ensuivît.
Les flots finirent par le dépecer et l'engloutir lambeau
par lambeau. Le rapport de cet événement fut dressé par
M. Friis, assesseur consistorial de Bodoen , dans le No-
roland, et vicaire du collège institué pour la propagation
du christianisme.
Olaùs Magnus, dans son ouvrage de Piscibus mons-
truosis -, Paulinus , dans ses Ephémérides des cuiiosilés
de la Nature ; et Bartholinus , dans son Histoire anato-
mique, admettent également l'existence du kraken , et le
décrivent à peu près dans les mêmes termes que Wor-
mius. Bartholinus ajoute que l'évêque de Nidros, voyant
celte lie Flottante apparaître sur les flots, eut la pieuse
idée de la consacrer immédiatement à Dieu , en y célé-
brant le sacrifice de la messe : il y fît transporter et dres-
ser un autel, et oflicia lui-même. Soit hasard, soit miracle,
le kraken resta immobile au soleil tout le tems que dura
la sainte cérémonie 5 mais à peine l'évêque eut-il rega-
gné le rivage, on vit Vile supposée se submerger elle-
même et disparaître (1). Selon le même Bartholinus il
(1) La même chose a été racontée d'une baleine ou autre monstre
mariu dans la légende de saint Brandan -Qui in hujus buUua dorto
272 HISTOIRE NATURELLE
n'y aurait que deux krakens qui dateraient du commen-
cement du monde, et ne pourraient se multiplier. De
peur que l'eau, la nourriture et l'espace ne vinssent à
manquer à une race de pareils géans , Dieu , dans sa pré-
voyance, aurait mesuré avec une sage lenteur tous les
mouvemens du kraken, qui n'éprouverait le sentiment
de la faim qu'une fois dans l'année. Sa digestion ache-
vée, le monstre, dit encore Bartholinus, laisse échapper
ses excrémens qui répandent une odeur si suave que les
poissons accourent pour s'en repaitre , mais lui, ouvrant
son effroyable gueule semblable à un golfe ou détroit,
instar sinus aut Ji'eti, il y aspire tous les malheureux
poissons affriandés et pris au piège. •
Il serait facile de déployer ici un grand étalage d'éru-
dition en citant successivement tous les naturalistes qui
ont parlé du kraken avec plus ou moins de détail, depuis
Pline et Fulgosus jusqu'à Pennant et Shaw. Dans cette
énumération d'auteurs, nous ne pourrions oublier ni le
poêle Dass ni les légendaires et les chroniqueurs Scan-
dinaves, y compris Eric Falkendorff, évèque de Nidros,
qui écrivit au pape Léon, en 1520, une longue lettre
sur le kraken consignée dans Y Histoire anatomique de
Bartholinus, et dans le livre d'Olaùs Magnus, de Piscibus
monslruosls. Mais nous nous contenterons de rapporter le
curieux récit de l'aventure du capitaine Dens et de son
équipage, tel qu'on le trouve dans V Histoire Naturelle
des Mollusques, par M. Denys de Montfort, et auquel le
naturaliste Shaw fait aussi allusion sans eu révoquer l'au-
thenticité.
« Le capitaine Jean Magnus Dens, homme respecta-
tabernam fixit , viissa7n celebravlt , et nonmulto post hœc, ut putabant
insuLa subiwrsa e$t>
DES ANIMAUX APOCRYPHES. 273
ble et véridique, après avoir fait quelques voyajjjes à la
Chine pour la compagnie de Gothembourg , était enfin
venu se reposer de ses expéditions maritimes à Dunkerque,
où il demeurait, et où il est mort depuis peu d'années,
dans un âge très-avancé 5 il m'a raconté que dans un de
ses voyages , étant par les quinze degrés de latitude sud,
à une certaine distance de la côte d'Afrique, par le tra-
vers de l'ile Sainte-Hélène et du cap Negro, il y fut pris
d'un calme qui, durant depuis quelques jours, le décida
à en profiter pour nettoyer son bâtiment et le faire ap-
proprier et gratter en dehors. En conséquence , on des-
cendit, le long du bord , quelques planches suspendues
sur lesquelles les matelots se placèrent pour gratter et
nettoyer le vaisseau. Ces marins se livraient à leurs tra-
vaux , lorsque subitement un de ces encornais^ nommé
en danois anchertroll, s'éleva du fond de la mer , et jeta
un de ses bras autour du corps de deux matelots , qu'il
arracha tout d'un coup avec leur échafaudage, et les
plongea dans la mer ; il lança ensuite un second de ses
bras sur un autre homme de l'équipage , qui se préparait
à monter aux mâts et qui était déjà sur les premiers
échelons des haubans. Mais comme le poulpe avait saisi
en même tems les fortes cordes des haubans , et qu'il
s'était entortillé dans leurs enfléchures , il ne put en ar-
racher cette troisième victime qui se mit à pousser des
hurlemens pitoyables. Tout l'équipage courut à son se-
cours^ quelques-uns, sautant sur les harpons et les foua-
nes , les lancèrent dans le corps de l'animal , qu'ils péné-
trèrent profondément, pendant que les autres, avec leurs
couteaux et des herminettes ou petites haches, coupèrent
le bras qui tenait lié le malheureux matelot , qu'il fallut
retenir de crainte qu'il ne tombât à l'eau , car il avait
entièrement perdu connaissance.
XV. 18
274 HISTOIRE NATURELLE
» Ainsi mutilé et frappé dans le corps de cinq har-
pons, dont quelques-uns , faits en lance et roulant sur
une charnière, se développaient quand ils étaient lancés,
de façon à prendre une position horizontale et à s'accro-
cher ainsi par deux pointes et par un épanouissement
dans le corps de l'animal qui en était atteint, ce terrible
poulpe, saisi de deux hommes , chercha à regagner le
fond de la mer par la puissance seule de son énorme
poids. Le capitaine Dens , ne désespérant pas encore de
ravoir ses hommes , fit filer les lignes qui étaient atta-
chées aux harpons ; il en tenait une lui-même , et lâchait
de la corde à mesure qu'il sentait du tiraillement; mais,
quand il fut presque arrivé au bout des lignes, il ordonna
de les retirer à bord, manœuvre qui réussit pendant un
instant, le poulpe se laissant remonter; ils avaient déjà
embarqué ainsi une cinquantaine de brasses, lorsque cet
animal lui ôta toute espérance en pesant de nouveau sur
les lignes qu'il força de filer encore une fois. Ils pri-
rent cependant la précaution de les amarrer et de les at-
tacher fortement à leur bout. Arrivées à ce point, quatre
de ces lignes se rompirent ; le harpon de la cinquième
quitta prise , et sortit du. corps de l'animal en faisant
éprouver une secousse très-sensible au vaisseau. C'est
ainsi que ce brave et honnête capitaine eut à regretter
d'abord ces deux hommes , qui devinrent la proie d'un
mollusque dont souvent il avait entendu parler dans le
nord, que cependant, jusqu'à cette époque , il avait en-
tièrement regardé comme fabuleux , et à l'existence du-
quel il fut forcé de croire par cette triste aventure.
Quant à l'homme qui avait été serré dans les replis d'un
des bras du monstre et auquel le chirurgien du navire
prodigua, dès le premier instant, tous les secours possi-
bles , il rouvrit les yeux et recouvra la parole ; mais ,
DES ANIMAUX APOCRYPHES. 275
ayant été presque étouffé et écrasé, il souffrait horrible-
ment 5 la frayeur avait aliéné ses sens; il mourut la nuit
suivante dans le délire. La partie du bras qui avait été
tranchée du corps du poulpe, et qui était restée enga-
gée dans les cnfléchures des haubans, était aussi {jrosse à
sa base qu'une vergue du mât de misaine, terminée en
pointe très-aiguë , garnie de cupules ou ventouses larges
comme une cuiller à pot ; elle avait encore cinq brasses
ou vingt-cinq pieds de long -, et comme le bras n'avait
pas été tranché à sa base , parce que le monstre n'avait
pas même montré sa tête hors de l'eau , ce capitaine es-
timait que le bras entier aurait pu avoir trente-cinq à
quarante pieds de long. )>
Denys de Montfort nous apprend dans le même ou-
vrage qu'à Saint-Malo , dans la chapelle de Saint-Tho-
mas, on voit un ex-uoto, ou tableau votif, placé là par
l'équipage d'un navire, en commémoration de sa déli-
vrance merveilleuse d'un monstre semblable à celui qui
fut si fatal aux matelots du capitaine Dens. « Ce navire
fut attaqué par un kraken ou poulpe énorme , en vue de
la côte d'Angola. Le monstre jeta soudainement ses bras
sur les agrès, et il était au moment d'entraîner le navire
au fond de la mer, lorsque les matelots s' armant de sabres
et de haches, réussirent à trancher ses tentacules. Ce fut
pendant la crise la plus horrible de leur danger qu'ils
s'avisèrent d'invoquer leur patron saint Thomas , lui
vouant un pèlerinage si par son intercession ils parve-
naient à sortir sains et saufs de cette rencontre. La con-
fiance que leur donna l'espoir d'un secours céleste dou-
bla la force de leurs bras , et ils se dégagèrent heureuse-
ment des atteintes de leur redoutable ennemi. A leur
retour en France, avant de rentrer dans leurs familles et
d'aller revoir leurs proches , ils se rendirent en procès-
276 HISTOIRE NATURELLE
sioii à la chapelle de Saint-Thomas et lui offrirent leurs
reconnaissantes prières.
(( Non contens de ce premier et solennel vœu, ces ma-
rins voulurent encore transmettre d'un commun accord
à la postérité la preuve de leur gratitude envers saint
Thomas, en chargeant un peintre de représenter , autant
qu'il lui serait possible, sur la toile , leur combat terrible
et le pressant danger qui les avait menacés dans ce dé-
sastreux moment , où ils crurent se voir arrivés au terme
de leur existence. C'est à cette ferveur et à cette fidélité
religieuse ([ue nous devons la tradition et la représenta-
lion de ce fait , dont nous nous emparons à notre tour ,
parce qu'offrant une chose constatée , il rentre dans les
attributions de l'histoire naturelle qui se sert de tous les
matériaux dont on ne peut contester l'authenticité et l'é-
vidence ; et certes , les naturalistes seraient trop heureux
si tous les faits qu'ils consignent dans leurs écrits pou-
vaient tous être constatés par une cinquantaine de té-
moins oculaires , tous compagnons de la même fortune,
qui viendraient unanimement attester et déclarer que ce
qu'ils ont vu est conforme à la plus sévère véracité. Nous
citons donc avec une entière confiance ce fait , qui ne
peut appartenir qu'au poulpe colossal ; dans cette occa-
sion ce gros mollusque faillit faire couler bas un vais-
seau ; il y serait parvenu sans la ferme et vigoureuse dé-
fense de l'équipage qui le montait. »
Maintenant, si en rabattant quelque chose de l'exagé-
ration des auteurs, l'existence du kraken était enfin prou-
vée , il resterait à le classer dans la famille d'animaux à
laquelle il appartient par sa conformation générale. Le
kraken de la mer du Nord et celui de la mer des Indes
sont étroitement alliés à ces mollusques appelés poulpes
et polypes, qui comme eux sont armés de longs bras avec
I
DES ANIMAUX APOCRYPHES. 277
des appendices lentaculaircs très-considéial)Ies garnis
d'un ou deux rangs de ventouses. Les poulpes ordinaires,
parvenus à leur entier développement, ne sont pas déjà
des ennemis à dédaiffner. Ces animaux ont la vie très-
dure et résistent à des blessures extrêmement j^raves,
pouvant être traversés plusieurs fois par le fer sans mou-
rir, doués d'ailleurs d'une vertu de reproduction dans
chacune de leurs tentacules, comme l'hydre de Lerne ,
qui n'était peut-être qu'une variété du kraken. On a dit
que les bras des poulpes leur servaient pour sortir de
l'eau, venir à terre et grimper sur les arbres. L'action la
plus commune de ces grapins est aisée à concevoir ; c'est
une arme terrible pour enlacer une proie. Chaque ma-
melon des appendices tentaculaires agit comme une ven-
touse, son bord étant fixé et le vide pouvant être produit
par la contraction des fibres longitudinales de son fond.
Au moyen de ces cupules, dont le nombre va à plusieurs
centaines, Tadhérence des poulpes au corps qu'ils en-
lacent est si forte, qu'il est presque impossible de les en
arracher autrement qu'en leur coupant les bras, et même
adhèrent-ils encore pendant quelque tems après la mort.
Les poulpes sont des animaux extrêmement carnassiers,
dit M. de Blainville , et qui vivent surtout dans les an-
fractuosités des rochers où ils se mettent en embuscade,
cachant leurs corps et ne laissant sortir que leurs bras,
pour atteindre leur proie au passage. Belon dit avoir vu
un poulpe se battre pendant plus d'une heure avec un
crabe dans le port de Corcyie. On ignore la taille à la-
quelle les poulpes peuvent alleindre; mais parmi ceux-là
même qui nient ce mollusque extraordinaire , il est des
naturalistes qui admettent le poulpe de Pline.
Ce poulpe ou polype avait une tête de la grandeur d'un
baril de quinze amphores, et ses appendices tentaculaires,
278 HISTOIRE NATURELLE
qui furent, ainsi que la tête, présentés à Lucullus, avaient
trente pieds de long , étaient noueux comme des massues,
et si gros qu'à peine un homme pouvait-il les embrasser 5
les suçoirs ressemblaient à des bassins , et les dents étaient
proportionnelles. Ce qui fut conservé du corps pesait
sept cents livres. Ce poulpe , pour rendre son histoire en-
core plus curieuse , observé à Gastera , dans la Bélique ,
avait coutume de sortir de la mer pour venir dans
les réservoirs y manger les salaisons. La continuité de
ses larcins éveilla la colère des gardiens : ils établirent
des palissades fort élevées, mais vainement 5 le polype
réussit à les franchir en se servant d'un arbre voisin, en
sorte qu'il ne put être pris que par la sagacité des chiens
qui, l'ayant éventé une nuit qu'il retournait à la mer,
firent accourir les gardiens que la nouveauté d'un tel
spectacle effraya. En effet, l'animal était d'une grandeur
démesurée ; sa couleur était changée par l'action de la
saumure, et il répandait une odeur atroce. Cependant,
après un combat acharné des chiens, que Pline rend avec
toute la vigueur de son style poétique, et à l'aide des
efforts d'hommes armés de tridens , on parvint à le tuer,
et on en apporta la tête à Lucullus.
Elien raconte aussi qu'avec le tems les polypes de-
viennent d'une grandeur démesurée, au point d'égaler
en grandeur les cétacées , et à ce sujet il expose une his-
toire, à peu près semblable à celle de Pline , d'un poulpe
qui, ayant dévasté les magasins des marchands ibériens,
fut assiégé par un grand nombre de personnes, et taillé
en morceaux à coups de hache , absolument comme des
bûcherons coupent les grosses branches des arbres. Nous
passerons maintenant sans transition à l'histoire du grand
serpent de mer.
Il n'est aucune religion et aucune mythologie où le
DES ANIMAUX APOCRYPHES. 270
serpent ne joue un rôle merveilleux. Il y aurait tout un
volume à écrire sur les transformations et les attributs
contradictoires dont l'a doué l'imagination de tous les
peuples qui en ont fait tour à tour le symbole de la ruse,
de la timidité , de la force, de la vitesse , de la sagesse ,
de l'envie , de Tavarice , etc. , etc. ; mais nous ne par-
lerons aujourd'hui ni du serpent de la Genèse, qui nous
a chassés du paradis terrestre , ni de celui de l'Edda qui
entoure le monde dans le cercle de ses anneaux , ni du
serpent Python qui engendra la peste, ni de celui d'Es-
culape qui présidait à la santé , ni du serpent charmé par
les Psylles, ni de la couleuvre dont les jongleurs se font
d'innocens colliers, ni du serpent à sonnettes que M. de
Chateaubriand a vu danser au son de la flûte d'un Indien ;
nous voudrions seulement enlever à l'histoire des ani-
maux apocryphes le fameux serpent marin , et le rendre
comme le kraken à l'étude des naturalistes.
C'est dans la Bible que nous trouvons la première men-
tion qui ait été faite du grand serpent de mer , sous le
nom de Leviathan. Nous savons bien que plusieurs com-
mentateurs considèrent le Leviathan de l'Ecriture comme
une baleine, mais une analyse raisonnéedes passages où
il en est question nous semble devoir conduire à une
conclusion différente. Ainsi, dans Isaïe , chapitre 27,
verset 1 ", il est dit : In die illa 'visitabit Doininus in gla-
dio suo duro et grandi et forti , super Leviathan ser-
pentem 'vectem et super Leviathan serpente ni tortuoswn
et occidet cetuin qui in mari est. « En ce tems-là le Sei-
» gneur avec son glaive dur, grand et fort, châtiera Le-
» viathan le serpent perçant , Leviathan le serpent tor-
» lueux , et il immolera la baleine qui est dans la mer. »
Aussi dans Job^ chapitre 26, versets 12 et 14 : Infor-
titudine illius repente maria congregata sunt et pru-
280 HISTOIRE NATURELLE
dentia ejus percussit superbum : spiritiis ejiis ornavit
cœlos et obstitricanle manu ejus , eductus est coluber
tortuosus. « Dans sa force il divisa aussitôt les mers, et
» sa prudence frappa les superbes. Son esprit orna les
» cieux, et de sa main il forma le serpent tortueux. »
Dans le premier de ces passages , il y a évidemment
une distinction entre Le^^iathan et cetuni (la baleine).
L'épitbète tortuosus le dit assez ; Le\^iathan tortuosus ,
le Leviatban tortueux, est donc un serpent dans Isaïe ,
comme le coluber tortuosus dans Job. Chaque fois qu'il
s'agitde la baleine, l'Écriture l'appelle de son nom. Les au-
teurs de l'antiquité profane semblent n'avoir connu que
le grand serpent amphibie dont les mœurs ont plus d'ana-
logie avec celles du dragon qu'avec les mœurs du grand
serpent de mer , mais qui est connu aussi dans le nord.
Tel est le reptile dont parle Tite-Live dans le premier li-
vre de la Guerre Punique et qui frappa d'une si grande
terreur l'armée de Régulus sur les bords du fleuve Ba-
grada. Pline et Valère- Maxime en font également men-
tion. Ce reptile avait cent vingt pieds de long, il tua plu-
sieurs hommes et il était presque invulnérable. Diodore
de Sicile parle d'un serpent d'Egvple qui fut apporté
vivant à Alexandrie, et offert en présent à Ptolémée II.
Ce serpent sortait tous les jours de l'eau pour faire irrup-
tion sur les troupeaux des fermiers voisins de son re-
paire. Après plusieurs attaques sans succès dans les-
quelles plusieurs hommes perdirent la vie , il fut enfin
surpris dans un défilé étroit au moyen d'un filet en cordes,
et porté vivant à Ptolémée.
Dans les tems modernes le serpent marin a les mers
du nord pour demeure. Poutoppidan dit que l'on croit
si fermement à l'existence du grand serpent marin en
Norwége , que toutes les fois que , dans le manoir de
DES ANIMAUX APOCRYPHES. 281
Norland , il s'avisait d'en parler dubitativement , il fai-
sait sourire , comme s'il eût douté de l'existence de l'an-
guille ou de tout autre poisson vulgaire. Sur les cotes de
la Norwége, on le connaît sous les noms de soe-amien
et (ïale-liist. C'est le premier de ces noms que lui donne
le poète Pierre Dass qui en a fait une description populaire :
Om soe-armcn veed jeg ey nogon beskced.
Les écrivains Scandinaves lui attribuent cent toises ou
six cents pieds de long , avec une tète qui ressemble beau-
coup à celle du cheval, des yeux noirs, et une espèce de
crinière blanche ; on ne le rencontre (jue dans l'Océan,
où il se dresse tout-à-coup comme un mat de vaisseau de
ligne , et pousse des sifflemens qui effraient comme le cri
d'une tempête 5 c'est là le serpent de mer proprement
dit. Mais les Norwégiens connaissent aussi le serpent
amphibie de Pline et de Valère-Maxime -, quelques-uns
prétendent que ce serpent de mer naît sur la terre-ferme
et qu'il ne se rend à la mer que lorsqu'il est souvent trop
gros pour se mouvoir facilement ailleurs que dans l'élé-
ment où il prend sa croissance. A l'appui de cette tradi-
tion , nous citerons un passage du Munclus Mirabilis
d'Happelius :
a Nicolas Gramius, ministre de l'Évangile à Londen en
Norwége , raconte à la date du 6 janvier 1656, d'après
le rapport de Gulbrandi Hougsrud et d'Olaùs Ander-
son , qu'ils avaient vu dans la dernière inondation un
gros serpent d'eau se rendre à la mer , qui avait vécu
jusque-là dans les rivières Mios et Banz. Du rivage de
celte dernière rivière il traversa les champs. On le vit
s'avancer tel qu'un long màt de navire , renversant tout
ce qui se rencontrait sur son passage , même les arbres
et les cabanes. Ses sifflemens ou plutôt ses hurlemens fai-
282 HISTOIRE NATURELLE
saient frissonner tous ceux qui les entendaient ; presque
tous les poissons disparurent des parages de cette côte ,
dévorés ou chassés par le monstre. Les habitans d'Odale
furent si effrayés , qu'ils renoncèrent pendant quelques
tems à continuer leur métier de pêcheurs , et que per-
sonne n'osait plus même aller se promener sur la grève.
A la fin de l'automne , avant que les eaux de l'inondation
fussent gelées , on aperçut ce serpent énorme à distance,
et son apparition surprit tout le monde. Sa tête était aussi
grosse qu'un tonneau et son corps taillé en proportion
s'élevait au-dessus des ondes à une hauteur considérable
qu'on calcula équivaloir à trois pieds de Norwége, pour
le moins, n
Olaùs Magnus décrit aussi un serpent amphibie en ces
termes :
tt Ceux qui visitent les côtes de Norwége ont pu y être
témoin s d'un phénomène étrange. Il existe dans ces parages
un serpent de deux cents pieds de long et de vingt pieds
de circonférence qui vit dans les creux des rochers aux
environs de Bergen , et sort de son repaire la nuit , au
clair de la lune , pour dévorer les veaux , les moutons ,
les porcs , ou se rend à la mer pour s'y nourrir de cra-
bes , etc. Ce serpent a une crinière de deux pieds de
long ; il est couvert d'écaillés et ses yeux brillent comme
deux flammes : il attaque quelquefois un navire, dres-
sant sa tête comme un mat et saisissant les matelots sur
le tillac. ))
Qu'il existe des serpens amphibies , on le conçoit, mais
il est difficile d'admettre sans discussion le fait de la dou-
ble existence attribuée au serpent de mer qui vivrait d'a-
bord à terre et se développerait dans l'Océan. Ce chan-
gement de lieu ne pourrait se faire qu'avec une altération
dans les principaux organes et les fonctions animales du
DES ANIMAUX APOCRYPHES. 283
jeune reptile. Il est encore très-possible que le serpent
de mer fasse de courtes irruptions sur le riva{i;e, qu'il
soit entraîné d'un fleuve à la mer et de la mer à un fleuve
par des inondations générales ou de fortes marées , et
qu'il vive même dans des terrains marécageux ou dans
les rochers d'une plage momentanément désertée par les
flots. Petrus Undalinus parle aussi de serpens énormes qui
habitent certains lacs de Norwége. Occupons-nous d'a-
bord des relations qui attestent l'existence du serpent de
mer dans son élément naturel. L'animal que dit «V*oir
vu Paul Egède pendant son second voyage au Groenland
pourrait bien être un serpent de mer :
« Le 6 juillet , nous aperçûmes un monstre hideux qui
se dressa si haut sur les vagues , que sa tète atteignait la
voile de notre grand mât. Il avait un long museau pointu
et rejetait l'eau en gerbe comme une baleine. Au lieu de
nageoires il avait de grandes oreilles pendantes comme
des ailes ; des écailles lui couvraient tout le corps qui se
terminait comme celui d'un serpent : lorsqu'il se replon-
geait dans l'eau, il s'y jetait en arrière, et dans cette sorte
de culbute il relevait sa queue de toute la longueur du
navire. »
Si ce monstre était un serpent de mer , ce serait le
seul dont on aurait dit qu'il rejetât l'eau comme la ba-
leine. Ce phénomène est assez remarquable pour faire
supposer deux espèces de serpens de mer d'une organi-
sation différente. Le monstre des îles Orcades , dont il
sera question ci-après , semble avoir été pourvu de ces
éverds (1) avec un long cou et par conséquent des orga-
nes respiratoires à la manière des baleines et des autres
cétacées qui rejettent l'eau par une ouverture spéciale.
(1) Note du Tr. On appelle évents les ouvertures par lesquelles les
cétacées rejettent l'eau qui entre dans leur bouche avec leivr proie.
284 HISTOIRE NXTDRELLE
On a dit aussi que le serpent de mer changeait de peau
annuellement comme le serpent de terre, et que son ap-
proche causait dans l'eau une grande agitation qui la fait
houillonner quelquefois comme le courant d'un moulin.
On rapporte même qu'à Kopperwiig en Norwége on avait
fait un tapis de table avec une de ces peaux. Ce fait ex-
cita la curiosité de Pontoppidan qui écrivit en consé-
quence sur les lieux pour s'assurer de la vérité ; mais les
informations lui manquèrent. On lui apprit cependant
qii'e» 1720 , un serpent de mer avait séjourné quelque
lems dans une crique près de Kopperwiig : il était venu
là par une haute marée à travers un chenal très-étroit :
il y avait vt^cu toute une semaine, et en s'en allant il
laissa une peau qu'avait vue et touchée le correspondant
de Pontoppidan, nommé Korlack-Rorlacksen. Une partie
de cette peau étant restée engagée dans le chenal, puis
emportée, il avait été difficile d'en déterminer la longueur
exacte : ce qu'on voyait flotter sur le chenal pouvait bien
couvrir plusieurs toises. D'après certaines relations, cette
peau est d'une consistance douce et limoneuse comme
le corps de l'animal lui-même 5 en effet , des matelots
ayant tué un de ces serpens encore jeune , le laissèrent
sur le pont du navire où il resta jusqu'à ce qu'ils fussent
forcés de le jeter à la mer à cause de l'insupportable odeur
qu'exhalait un limon visqueux dans lequel tout le corps
s'était peu à peu transformé.
Ce jeune serpent était peut-être delà même nature que
celui qui fut pris en mer par l'équipage du navire où se
« Cette eau passe , dit M. Cuvier , dans les narines au moyen d'une
disposition particulière des voies du palais, et s'anaasse dans un sac
placé à rorifice extérieur de la cavité du nez , d'où elle est chassée
■ avec -violence par la compression de muscles pxiissans , au travers
d'uue ouvcrliue fort étroite percée au-dessus de la tête. »
DES AM.MAUX APOCRYPHES. 285
trouvait le père Labat , et qui avait quatre pieds de long.
« Nous l'atlaclKimes, dit le père Labat, au màt du vais-
seau après l'avoir assommé pour voir quelle figure il au-
rait le lendemain. Nous connûmes combien notre bon-
heur avait été grand de n'avoir point touché à ce pois-
son qui sans doute nous aurait tous empoisonnés ; car
nous trouvâmes le matin qu'il s'était entièrement dissous
en une eau verdàtre et puante qui avait coulé sur le pont
sans qu'il restât presque autre chose que la peau , quoi-
qu'il nous eût paru le soir très-ferme et fort bon. Nous
conclûmes, ou que ce poisson était empoisonné par ac-
cident, ou que de sa nature il n'était qu'un composé de
venin. Je crois que c'était quelque vipère marine. J'en
ai parlé à plusieurs pêcheurs et bonnes gens de mer sans
avoir jamais pu être bien éclairci de ce que je voulais sa-
voir touchant ce poisson (1). »
Toutes les relations qui parlent du grand serpent de
mer s'accordent à dire que la moindre bouffée de Aent
oblige immédiatement cet animal à plonger au fond de
la mer 5 on conçoit avec quelle force un grain frapperait,
sur un corps d'une taille si haute et comparativement si
frêle. On en cite quelques-uns qui ont fait naufrage et
péri dans les rochers , un entre autres à Amunds-Vaagen
dans le Norfiord, où sa carcasse putréfiée empoisonna l'air
pendant plusieurs mois. Selon Ponloppidan , la même
chose arriva dans l'ile de Karmen. Le serpent de mer est
doué d'un odorat très-subtil et très-susceptible : on a ob-
servé qu'il redoutait l'odeur du musc. C'est pourquoi les
pécheurs norwégiens ne se mettent en mer pendant les
mois calmes et chauds de l'été que pourvus de ce parfum
(1) Nouveaux Foyages aux Ues françaises de l'Amérique , tom. V
chap, XIV, pag. 335.
286 HISTOIRE NATURELLE
dont ils arrosent leurs barques lorsque quelque signe par-
ticulier semble indiquer l'approche du monstre. Debos
nous apprend que les marins des iles Feroë se défendent
par le même préservatif des attaques d'une espèce de ba-
leine ( trodwhale ) qui a aussi en aversion la sciure du
bois de genévrier.
L'évéque de Bergen dit avoir appris des matelots des
mers septentrionales que le grand serpent de mer se jette
quelquefois en travers d'un navire, de manière à le faire
sombrer par son poids. Le savant prélat raconte aussi
comment ce formidable reptile se dresse tout-à-coup sur
un navire et y choisit sa proie parmi les marins ou les pas-
sagers 5 mais il n'aflirme pas ce fait, car il doute que le
serpent de mer soit un poisson de proie. Cependant, quoi-
que l'évéque n'y ait pas songé, ce pourrait bien être au
serpent de mer que fait allusion le prophète Amos
( chapitre ix , verset 3 ) , lorsqu'il dit : Si absconditi
fuerint in vertice Canneli , indè scrutans auferain eos :
et si celai^erint se ab oculis meis in profimdo maris , ibi
rnandabo serpenti el mordebit eos. « S'ils se cachent sur
le sommet du Garmel, j'irai les y chercher et les en chas-
serai , et s'ils voulaient se dérober à ma vue dans le fond
de la mer , j'y enverrai le serpent qui les mordra. »
La marche du serpent de mer est très-rapide , les poè-
tes norwégiens la comparent au vol d'une flèche. Lors-
que les pêcheurs l'aperçoivent, ils rament en général dans
la direction du soleil , le monstre ne pouvant les voir
lorsque sa tête est tournée vers cet astre. On dit qu'il se
jette quelquefois en cercle autour d'une barque , et que
l'équipage se trouve ainsi enveloppé de tous cotés. L'ex-
périence a appris aux marins surpris par son apparition
à ne pas se diriger vers les vides que laissent sur l'eau
l'alternative de ses plis et replis , de peur qu'il ne se re-
bliS ANIMAUX APOCRYPHES. 287
dresse et ne fasse renverser le bateau. Il est plus sûr de
gouverner droit sur la tète , car il est probable que l'ani-
mal plonge et disparait , surtout si on a pu répandre sur
le pont de l'essence de musc. C est ainsi que font les ba-
teaux qui ne peuvent l'éviter ; mais ceux qui le décou-
vrent à distance, se hâtent de faire force de rames vers le
rivage ou du côté de quelque crique inaccessible à ce for-
midable ennemi. Voici quelques relations qui semblent
fournir des preuves positives de l'existence encore con-
testée du serpent de mer. La première est une lettre du
capitaine Laurent de Ferry de Bergen.
A la fin du mois d'août 1746, je revenais d'un voyage à
Trundliin, par un tems calme et cbaud. J'avais rintetitlon de
relâcher à Molde , lorsqu'à trois lieues de ce port , mi moment
où j'étais à lire je ne sais plus quel volume , j'entendis comme
murmurer les huit hommes qui tenaient les rames , et j'ob-
servai que celui qui était au gouvernail s'écartait de la terre.
A ma question , il fut répondu qu'on apercevait un serpent
de mer devant nous. J'ordonnai alors au pilote de se diriger
de nouveau sur la côte et d'approcher cette créature singu-
lière, dont j'avais oui faire tant de contes. Blalgré leurs vives
alarmes , nos matelots furent forcés d'obéir. Mais en peu de
tems le serpent de mer nagea dans la même direction que
nous , et malgré tous nos efforts , il nous eut bientôt dépas-
sés ; je pris mon fusil, qui était chargé, et tirai sur lui. Il
plongea presque au même instant , ne reparut plus , et nous
vîmes que je l'avais atteint de quelques plombs , car l'eau
resta rougeâtre pendant une ou deux minutes à l'endroit où
le serpent avait plongé. Sa tète , qui s'élevait à plus de deux
pieds au-dessus des vagues les plus hautes , ressemblait à celle
d'un cheval. Il était de couleur grise , avec la bouche très-
brune , les yeux noirs , et une longue crinière qui flottait sur
son cou. Outre la tête de ce reptile , nous pûmes distinguer
sept à huit de ses replis qui étaient très-gros et renaissaient à
288 niSTOIRE NATURELLE
une toise l'un de Tauti'e. Ayant raconté cette aventure devant
une personne qui en désira la relation authentique , je la ré-
digeai et la lui remis avec les signatures des deux matelots,
témoins oculaires , Nicolas Peverson Kopper et Nicolas JNi-
colson Angleweven , qui sont prêts à attester sous serment la
description que j'en ai faite.
L. DE Ferry.
Bergen, 21 févi-ier 1751.
Mais il nous semble nécessaire de citer une relation
plus récente : divers journaux d'Ecosse et d'Angleterre
ont publié , il y a neuf ans , la lettre suivante , adressée
par le révérend M. Maclean des îles Hébrides au secré-
taire de la société wernérienne d'histoire naturelle.
J'ai reçu, monsieur, votre lettre du 1""" du courant, et j'y
aurais répondu plus tôt si je n'avais tenu à multiplier les ren-
seignemens relatifs à l'animal dont vous me demandez la des-
cription. Si ma mémoire est fidèle , je l'aperçus en juin 1808,
non svu- la côte d'Eigg, mais sur celle de Coll. Je me prome-
nais dans un bateau, lorsque je remarquai, à un demi-mille
de distance , un objet qui excita peu à peu ma surprise. A
première vue, il m'avait paru comme un petit rocher. Sachant
qu'il n'y avait pas de rocher dans cette situation , je l'exami-
nai attentivement. Je vis alors qu'il s'élevait considérablement
au-dessus du niveau de la mer ; et après un lent mouvement,
je distinguai un de ses yeux. Alarmé de l'aspect extraordinaire
et de la taille énorme de cet animal , je dirigeais le gouvernail
de ma barque de manière à ne pas trop m'éloigner du rivage ,
lorsque tout-à-coup nous vîmes le monstre plonger de notre
côté. Persuadés qu'il nous poursuivait , nous fîmes force de
rames. Juste au moment où nous venions de nous élancer sur
un rocher, où nous montâmes le plus haut que nous pûmes ,
nous le vîmes se glisser rapidement à flem* d'eau vers notre
proue. A quelques toises de la bai'que , trouvant l'eau peu
profonde , il redressa son horrible tête , et faisant un détour,
DES ANIMAUX APOCRYPHES. 289
il parut évidemment embarrassé pour se dégager de la crique.
jNous l'aperçûmes encore pendant l'espace d'un demi-mille.
Sa tète était grosse et d'une forme ovale , portée sur im cou
plus effilé que le reste du corps. Ses épaules, si je puis les ap-
peler ainsi , n'avaient aucune nageoire , et le corps allait en
s'amincissant jusqu'à la queue , dont il était difficile de bien
voir la forme , parce qu'il la tenait continuellement basse. Il
pai-aissait se mouvoir par ondulations progressives du haut en
bas. Sa longueur pouvait être de soixante-dix à quatre-vingts
pieds. II s'avançait ou s'éloignait plus lentement chaque fois
que sa tète était hors de l'eau ; et lorsqu'il la redressait au-
dessus de la mer, il semblait évidemment chercher à distin-
guer les objets lointains.
A la même époque où je vis ce serpent marin , il fut aperçu
dans les parages de File de Canna. Les équipages de treize ba-
teaux de pèche éprouvèrent une telle peur de son apparition ,
que , d'un commim accord , ils se réfugièrent tous dans la cri-
que la plus proche. Entre Rum et Canna , une barque le vit
venir sur elle, la tête hors de l'eau. Un des hommes de cette
barque déclara que sa tète était aussi grosse qu'im petit ba-
teau et ses yeux larges comme ime assiette. Du reste, je n'ai
pu obtenir d'aucun de ceux cjui l'ont rencontré aucune parti-
culai'ité plus intéressante que celle de ma propre relation.
Donald Maclean. j
Quelques mois après l'apparilion de cet animal en vue
des îles de Coll et de Canna , le corps monstrueux d'un
serpent mort échoua sur la plage de Stronsa , une des îles
Orcades. Il avait cinquante-cinq pieds de longueur et
environ dix pieds de circonférence ; une sorte de crinière
hérissée s'étendait depuis le renflement qui succédait au
cou jusqu'à trois pieds environ de la queue. Ces soies ,
lorsqu'elles étaient humides, devenaient lumineuses dans
robscurité. Il était pourvu de nageoires qui mesuraient
quatre pieds et demi de longueur , et ne ressemblaient
XV. 19
290 HISTOIRE NATURELLE
pas mal aux ailes déplumées d'une oie. On remarquera
cette analogie avec le grand serpent marin de Paul Égède.
Ce monstre, vu et examiné par un grand nombre de per-
sonnes, a été décrit dans des rapports constatés par-
devant les juges de paix du pays et des savans tels que le
docteur Barclay. Sir Everard Home voulut le classer
narrai les poissons de l'espèce du squalus maximus , mais
cette opinion n'a pas été admise par les naturalistes de
l'Ecosse. Enfin une des dernières apparitions du grand
serpent marin eut lieu il y a à peine dix ans en vue des
côtes d'Amérique. Un comité fut désigné par la Société
Linnéenne des États-Unis pour faire un rapport sur cet
étrange animal -, nous allons en analyser les principales
observations.
Ce fut au mois d'août 1817 qu'on annonça qu'un ani-
mal prodigieux avait été signalé plusieurs fois dans la
baie de Glocester, au cap Anne, à environ trente milles de
Boston. L'aspect général de son corps ressemblait, disait-
on, à celui d'un serpent; il se mouvait dans l'eau avec
une étonnante rapidité , n'était visible que par un tems
calme , avec un beau soleil , et flottait sur la mer à peu
près comme une série de bouées ou de tonneaux , se sac-
cadant de distance en distance. Le lecteur n'aura pas de
peine à saisir la coïncidence frappante de cette description
."■énérale avec les relations norvégiennes.
11 est curieux de rapproclier aussi quelques-unes des
dépositions, parce qu'elles s'accordent toutes sur l'énorme
taille de V animal prodigieux et sa forme de serpent,
quoiqu'elles varient un peu quant à certains détails. La
première de ces dépositions est celle d'un individu qui vit
le serpent marin pendant une demi-heure à une distance
de 250 à 280 toises. A cette distance le témoin ne pou-
vait saisir tout l'ensemble de son corps dans l'horizon de
DES-ANIMALX APOCRYPHES. 291
sa lunette. Il voyait huit différentes fractions qu'il con-
sidéra comme causées par le mouyement vertical du ser-
pent. Le second témoin dépose que le 10 août il observa
un étrange animal marin qu'il crut être un serpent; le
reptile glissait au travers de l'eau avec une grande vitesse,
fdant un mille toutes les deux ou trois minutes; cepen-
dant on put l'examiner pendant une heure et demie. Il
l'observa encore le 23. Le serpent, d'une couleur brun
foncé, était alors parfaitement tranquille, étendu sur l'eau
et montrant 50 pieds de son corps. Le troisième témoin
le vit au même endroit et estima qu'il pouvait avoir 90 à
100 pieds de long avec une tête semblable à celle d'un
serpent à sonnettes, mais aussi grosse que celle d'un cheval.
Quand le serpent, se mouvait à la surface de la mer,
c'était lentement; tantôt il décrivait des cercles, tantôt il
nageait en ligne droite. Le quatrième témoin l'aperçut le
14 août ; en le regardant à travers sa lunette, il lui vit
ouvrir la gueule qui ressemblait à celle d'un serpent ter-
restre. Les cinquième et sixième témoins le virent aussi le
même jour et celui-ci à une distance de trente pieds. Il
lui tira un coup de fusil , et dit qu'il croyait l'avoir at-
teint ; mais le monstre ne parut pas être intimidé ; il se
retourna sur lui-même , comme s'il eût voulu s'élancer
sur son agresseur, puis il plongea, et passant directement
sous la barque , il alla se montrer de nouveau à cent
toises de l'endroit où il avait disparu. Le septième témoin
l'observa le 27 étendu sur l'eau ayant sa tête élevée d'un
pied au-dessus de la surface. Il resta ainsi tranquille pen-
dant quelque teras , puis il partit tout-à-coup avec une
grande vélocité. Le huitième témoin le vit le 27 au soir.
Il s'approcha du reptile à deux longueurs de rame, mais
le jour lui manquait pour qu'il pût le bien voir et le dé-
crire. Il lui parut long au moins de 50 pieds. Le neuvième
292 histoihe naturelle des animaux apocrvi-hes.
témoin qui le vit le lendemain se trouvait en pleine mer
lorsque le serpent sortit d'une espèce de caverne du ri-
vage , et vint ensuite passer sous la quille du bâtiment 5
il se retourna sur lui-même et repassa près de la proue.
On lui tira un coup de fusil , et on conjectura que le
plomb l'avait atteint, car il se tint à l'écart. Il paraissait
avoir 70 pieds de long ; sa tète et sa queue se rappro-
chaient quelquefois de manière à décrire une courbe ,
puis se séparaient et s'agitaient dans une direction con-
traire, etc. Le bruit de cette apparition, la publicité
donnée à l'enquête et aux rapports qui en furent la suite,
réveillèrent les souvenirs de plusieurs personnes qui at-
testèrent avoir vu un monstre semblable quelques années
auparavant : Elkannah Finey de Plymouth assura avoir
vu un serpent marin à Warren's-Cove en 1815 5 et le
révérend M. Abraham Gummings déclara qu'un serpent
marin s'était fréquemment montré pendant trente ans
dans la baie de Penobscot , etc.
Maintenant s'il s'agissait de tirer une conclusion rai-
sonnée de tous ces rapports , nous ferions remarquer qu'il
serait bien singulier que les pêcheurs norwégiens et les
pêcheurs américains eussent revêtu de la même forme un
monstre imaginaire -, quant à ceux qui douteraient encore
de l'existence du kraken ou de celle du serpent marin ,
nous leur dirons avec Shakspeare : « Crois-moi, Horatio ,
il y a dans le ciel et sur la terre un plus grand nombre
de choses que n'en peut inventer toute notre science
philosophique. «
(^ReLrospecùve Review.)
,|o.îf (^rature.
DERNIERS ÎMOMENS DE ]\I" FELICIA HEMANS,
SA VIE ET SES OUVRAGES (1).
L'Angleterre vient de perdre sa femme poète par ex-
cellence, celle dont toutes les revues à la mode se dispu-
taient les fragmens, Félicia ïïenians , génie tendre et
délicat dont l'inspiration douce plane encore aujourd'hui
sur toute la poésie de l'Amérique septentrionale. Elle
était restée pure de toutes les influences qui depuis vingt
ans corrompent la poésie anglaise, elle n'avait ni respiré
l'atmosphère des salons comme miss Norlhon et miss
Landon, ni choisi, comme Marie Howilt, les doctrines
du quakerisme. Elle s'était maintenue dans une sphère
idéale : les affections, et surtout les affections tendres et
féminines, avaient pour ainsi dire envahi sa poésie. Sa
modeste résidence à Wavertree, près deLiverpool, était
un but de pèlerinage pour tous ceux dont le cœur est en-
core sensible aux accens de la muse. Elle avait trouvé
peu de pro lecteurs et peu d'amis dans cette grande ville
commerciale dont les clubs littéraires étaient placés sous
la dépendance un peu pédantesque de Currie et de Ros-
(1) Nous avons déjà publié dans notre galerie des Puissances intel-
lectuelles de notre âge une notice sur cette femme célèbre , qui vient
de mourir récemment à Diiblin. Voyez la 60' livi-aisou de la 1" série.
294 FÉLICIA HEMANS ,
coe. Cette femme , naïvement enthousiaste , avait peu de
succès auprès d'eux : et quant aux gros négocians de la
cité marchande, à peine dissimulaient-ils le mépris que
leur inspirait la femme-poète.
Les Américains , dont la poésie, comme je l'ai dit plus
haut , s'est modelée sur le type de M" Hemans , af-
fluaient chez elle : et ils étaient assez étonnés de ne
trouver qu'une petite maison d'apparence assez vul-
gaire, divisée en chambres très - étroites , très-obscures
et très-mal meublées : dans cette maison résidait la femme-
poète, ni jeune ni vieille, ni grande ni petite , ni laide
ni jolie- simple , réservée, modeste dans son maintien,
et remarquable seulement par la beauté de sa chevelure,
dont la nuance brune se mêlait de cette teinte noisette
(auburn) si estimée en Angleterre. Les dames s'en allaient
en disant que c'était une personne assez commune , et ne
manquaient pas de se moquer du désordre qui régnait
dans sa chambre, et du grand voile noir qu'elle avait cou-
tume de jeter sur sa tête. Les dames de Liverpool , mé-
disantes comme des provinciales , n'ont jamais pu lui
pardonner ce voile noir , dont elle riait elle-même. Ce-
pendant elles l'assiégeaient de requêtes et de flatteries
dont l'exagération ridicule l'amusait beaucoup. Pres-
que toujours la dame visiteuse était accompagnée d'un
énorme album sur lequel il fallait , de gré ou de force,
inscrire quelque nouvelle élucubration. «Ouest le tems,
m'écrivait-elle, où j'étais petite fille et grimpais sur les ar-
bres au moyen d'une échelle ! alors je n'étais pas alhiimisée
jusqu'à la mort! Maintenant toutes mes journées sont dé-
vorées par les albums , et j'avais hier grande envie d'ins-
crire sur un de ces registres funestes un analhème en vers
contre leur inventeur. Toutes les caricatures vivantes de
l'Europe et de l'Amérique me font l'honneur de venir me
SA VIE ET SliS OUVRAGES. 295
voir un album à la main. — « Madame (me disait l'autre
jour une petite dame américaine après m'avoir beaucoup
parlé de ma gloire), vous me permettrez de vous présen-
ter un gentilliomme de mon pays, que je vous donne pour
un homme sûr , un parfait bâton d'amitié. » — Un peu
surprise de cette expression biblique , je consentis à voir
le bdlon d'aviiliê, et je le trouvai si long, si frêle , si
mince, que le mot me sembla exlraordinaircment juste.
Une autre fois j'allais visiter en Ecosse les ruines poéti-
ques de l'abbaye de Melrose : je m'étais assise sur une des
dernières pierres qui couronnent ces vénérables débris ,
et la lune , qui se levait lentement, éclairait cette admi-
rable scène qui réveillait en moi mille souvenirs du passé.
J'étais fort tranquille, et dans cet état de concentration
solennelle qui accompagne toutes les grandes impressions ,
lorsque des pas un peu lourds se firent entendre et se rap-
prochèrent de moi en montant un escalier à vis renfermé
dans la tourelle ; tout-à-coup sortit à mes yeux , d'une
espèce de trou ou de chausse-trappe qui conduisait à la
plate-forme, une tète grisonnante, longue , triste et hum-
ble , suivie d'un corps dégingandé , que supportait une
jambe de bois. C'était le maître d'école du village, qui,
amateur des belles-lettres et des beaux-arts , avait appris
que je visitais Melrose, et qui m'adressa les paroles sui-
vantes, après avoir toussé : — « Madame! heureux ,
mille fois heureux, je m'estime moi-même , puisque Dieu
me permet de ressentir l'inspiration de votre poétique
présence , dans un moment et dans un Heu tels que ceux-
ci ! » — J'eus grand'pelne à ne pas partir d'un éclat de
rire , et toutes mes idées solennelles, majestueuses et mé-
lancoliques s'envolèrent à la fois. Voyez un peu quelle
contrariété c'est pour une femme-poète d'être forcée de
rire dans une circonstance pareille , au milieu des ruines
296 FÉLICIA HEMANS ,
et SOUS le clair de lune ! Je descendis gaîment avec le
bonhomme, qui me prodigua les fleurs de sa rhétorique
jusqu'au moment où nous nous séparâmes. »
Cette raillerie douce et fine , cet esprit d'observation
sans causticité caractérisent bien le talent de Félicia He-
mans , et font connaître cette ame excellente , si digne
d'amour et d'estime. Peu d'orages intérieurs troublèrent
sa vie, qui cependant ne fut pas heureuse ; le vrai mal-
heur, le malheur le plus profond jaillit du cœur même,
émane des profondeurs de notre organisation 5 c'est là que
se trouvent les tempêtes et les foudres -, c'est là que se
préparent nos tortures les plus cruelles, nos plus doulou-
reux supplices. Plus rêveuse que passionnée, d'un génie
plus tendre que tragique ; femme timide et amoureuse de
la solitude; elle n'a pas brigué la gloire. La gloire est ve-
nue la chercher. Ses inspirations ne sont peut-être pas
très - ardentes , mais du moins elles sont naïves. On re-
connaît , à toutes les pages , le cœur d'une femme qui ne
s'est point laissé dominer et dévorer par le souffle fatal
des émotions violentes, mais qui a réglé sa conduite, im-
posé silence à ses passions , bercé son ame dans une douce
et consolante rêverie , et nourri son intelligence de lec-
tures variées et bien comprises. Les grâces artificielles
des salons, les fausses et mensongères beautés de la poésie
à la mode ne l'ont jamais séduite : elle n'a pas orné sa
muse de paillettes brillantes 5 elle a toujours écouté la
voix intime de sa pensée et de ses émotions pures.
Sa mère était allemande , comme l'indique le nom de
sa famille maternelle ( TFagner) ; et l'on peut aisément
reconnaître dans son génie la trace de l'inspiration ger-
manique : son père élait irlandais. Félicia Dorothea
Browne naquit à Liverpool en 1786 5 la maison habitée
par sa famille se faisait remarquer au milieu des construc-
SA VIE ET SES OUVRAGES. 297
lions modernes par la singularilé de ses ornemcns et l'an-
tique bizarrerie des sculptures gothiques qui l'ornaient.
Elle était fort jeune lorsque son père alla établir sa rési-
dence dans le voisinage de Saint -Asaph, dans le comté
de Galles ; peu de tems après , elle se maria. Elle avait à
peine dix-neuf ans. Son mari l'abandonna après six ans
de mariage ; elle lui avait donné cinq enfans. Cette cala-
mité , la plus grande de toutes celles qui pussent accabler
une femme , la condamnait à la fois à l'isolement et à la
misère; elle ne succomba point à un coup si terrible 5 sa
mère et elle habitèrent le même logement : après la mort
de cette dernière , elle choisit pour lieu de sa retraite
Wavertree, près de Liverpool.
Dès l'âge de treize ans elle avait composé des vers; l'é-
vêque Héber, lord Byron , Shellev (qui dans plusieurs
épitres essaya de la convertir à son panthéisme favori) ,
encouragèrent ses essais. Quand les circonstances que
nous venons d'indiquer, et sur lesquelles nous donnerons
peu de détails par égard pour des personnes vivantes, la
contraignirent à chercher une ressource pécuniaire dans
la poésie , qui n'avait été pour elle qu'un délassement et
une distraction , plusieurs éditeurs de Magasins et de
Revues lui ouvrirent leurs colonnes et s'empressèrent
de contribuer au rétablissement de sa fortune et à l'a-
grandissement de sa réputation. C'est un fait digne de
remarque, que l'Angleterre , la patrie de la politique et
du commerce, le pays des affaires, n'a jamais pu se pas-
ser de poésie. Un économiste politique fort distingué avait
raison de faire observer récemment , dans son Traité des
rapports qui existent entre les Arts et la production des
richesses chez les différen s peuples , que pas un ouvrage
périodique anglais ne prétend à la popularité sans s'oc-
cuper spécialement de poésie, soit en mettant à contri-
298 FÉLICIA HEMANS,
bution les grands poêles contemporains , soit en consa-
crant à leurs œuvres des jugemens critiques beaucoup
plus détaillés que ceux qui leur sont consacrés par les
journaux de France et d'Allemagne. Preuve irrécusable
du penchant poétique dont la nation anglaise n'a jamais
abjuré le pouvoir. En effet , depuis que les races nor-
mande , saxonne , celtique, danoise, se sont confondues ,
depuis que cette fusion si difficilement obtenue et ache-
tée au prix de tant de sang a constitué la masse anglaise
proprement dite, l'idiome de la poésie anglaise a toujours
formé un dialecte séparé j il y a toujours eu une langue à
part , une sphère réservée aux poètes -, et notez bien que
cet idiome dont je parle , tout distinct qu'il soit de la
phraséologie et de l'idiome prosaïques (réservé à la con-
versation et aux discussions d'afl'aires) , n'en a pas moins
été populaire et national. Jamais , même sous la plume
de Mil ton , la poésie n'a été purement savante et érudite.
La poésie s'est mêlée aux mouvemens populaires 5 dès l'o-
rigine de la révolte religieuse , Pierce Pennyless a écrit en
vers pleins d'énergie les réclamations du peuple; Shaks-
peare , qui a tant inventé sous ce rapport, et qui s'est
pour ainsi dire créé une langue toute shakspearienne , n'a
pas écrit pour les savans j et de nos jours , le poète le plus
puissant de pensée et de style qui ait succédé à lord By-
ron , c'est Ebene/.er Elliott , l'auteur des Chants sur la
loi des Céréales , et de tant d'autres ouvrages dictés par
les émotions populaires.
Voici bientôt huit ans que les revues anglaises s'enri-
chissent des fragmens que M'* Hemans leur a confiés.
Ces trésors poétiques se trouvent épars dans le Ma-
gasin de Blackwood , dans le New - Monthly , dans le
Frazer. On trouve dans ces morceaux de peu d'étendue,
une grâce, une verve douce et facile, une profondeur et
SA VIE ET SES OUVRAGES. 299
une ingénuité de sentimens qui justifient la renommée
européenne de Félicia Hemans. Elle a beaucoup écrit;
et peu de poètes ont produit un aussi petit nombre de
morceaux ("aibles par la pensée et pour le style. Le public,
saturé d'émotions violentes , acceptait avec bonheur ces
images gracieuses et naïves , cette simplicité cordiale ,
cette rêverie facile et harmonieuse ; il y avait dans cette
nouvelle poésie une fraicheur et une suavité qui rafraî-
chissaient pour ainsi dire les intelligences et les âmes.
C'étaient des souvenirs historiques émanés des nombreuses
lectures de M'' Hemans ; la nationalité allemande se fai-
sait jour à travers la plupart de ces inspirations ; sou-
vent l'érudition se mêlait aux émotions les plus vraies. Les
Chants populaires de Herder lui inspirèrent ses Chan-
sons de nations diverses ÇLajs of many lands ). On re-
connaît là cette volupté singulière avec laquelle l'imagi-
nation germanique aime à revêtir diverses formes, à s'im-
prégner des génies étrangers , à se parer de leurs cou-
leurs, à leur emprunter leur ame. Disciple non seulement
de Herder, mais de Gœthe , de Burger et de Schiller ,
elle fut tour à tour panthéiste et hellénique dans ses poè-
mes de la Grèce moderne et du Sceptique ,• castillane
dans son Siège de Kalence ,• chevaleresque dans ses
Chants du Cid; italienne dans son poème sur les Arts en
Italie : puritaine dans son Sanctuaire de la forêt. C'est
celle facilité de transfiguration , celte métamorphose de
l'ame poétique, que nous serions tentés de nommer l'ins-
piration germanique : c'est là l'originalité de Félicia
Hemans et son caractère propre. Elle n'a rien d'exclusif 5
elle n'est pas comme lord Byron ou Waller Scott , vouée
soit aux pensées philosophiques et profondes , soit aux
souvenirs féodaux et chevaleresques. La même voix qui
vient de chanter l'^p'e Maria des Catholiques ., chante
300 FÉLICIA IIEMAKS,
V Adieu du Protestant à son vieux manoir. Ce petit
poème , inséré dans le Blackwood, est un des derniers
que 31" Hemans ait composé : nous l'insérons ici.
l'adieu du gentilhommk protestant.
Voici le cliâteau de mes aïeux ! Je me tiens debout sur le
seuil de la porte antique. Le murmure qui bruit à mon
oreille est celui de ma rivière natale. Mes vieilles forêts héré-
ditaires se couvrent de l'ombre nocturne.
J'ai joué tout enfant dans cette vallée que les ténèbres en-
vironnent. Il me semble que les voix des anciens jours reten-
tissent dans le gémissement du vent qui siffle et s'engouffre
dans mes tourelles.
Silence , silence , ô mon cœur ! ne te gonfle pas ! Tais-toi I
Il faut que je parte. Yoici l'étoile matinale qui brille à la
pointe grise du rocher, près de l'aire du vieil aigle. C'est le
signal du départ. L'heure , hélas ! est venue.
L'épée de mon père est dans ma main. J'entends la voix
profonde du vieillard : « Souviens-toi, me dit-il, de mes com-
pagnons , noble troupe dont la gloire est inscrite sur ces
murailles.
» Ne souftVe pas, enfant, qu'xme taclie flétrisse la foi
pure et sainte c{ue je t'ai laissée! Ne le souffre pas! souftVe
tout , plutôt que d'abandonner la cause sacrée pour laquelle
nous avons ceint le baudrier. »
J'obéis. L'étranger marchera sur mes gazons ; l'étranger
vendra les portraits de mes pères ; leurs armures se rouille-
ront, leiu's bannières tomberont en poudre. Je n'emporte que
mon vieux nom , mon nom sans tache.
Je vais chercher asile dans les montagnes aux profondes
vallées, où l'on peut, libre, adorer Dieu; d'où la prière in-
dépendante monte vers le ciel; où la pensée et la vérité jail-
lissent de l'ame sans contrainte, comme le torrent, du roc
sauvage!
Adieu, «J vons, arlires sons lesquels s'asseyait ma mère!
SA VIE ET SES OUVRAGES. 301
Adieu , loyer que mou père aimait I adieu , mon viciuv châ-
teau , }iion asile sacré I Tombe; en ruine , tombe , puisque le
puissant injuste m'arrache à ma terre natale !
Péris , mon vieux chiîteau. Que le silence habite à jamais
tes ruines 1 Que le lierre et la mousse s'emparent de mes salles
désolées. Je vais dans les montagnes ; et je vais y trouver
Dieu I
M"^ Jameson a eu raison de dire que jamais homme
n'aurait pu écrire les poèmes de Félicia Hemans. Il y a
quelque chose d'essentiellement, de profondément fémi-
nin dans toutes les pensées , dans toutes les sensations ex-
primées par elle , et même dans son style , à la fois mo-
deste , flexible et harmonieux. Peu de poètes ont aussi
bien compris la situation spéciale de la femme, son rang
dans la vie , les devoirs qui lui sont imposés , le bonheur
et le malheur qui l'attendent. « Savez-vous , demande-t-
elle dans sa Piière du soir pour une pension de jeunes
JilleSy savez-vous quel est le lot réservé aux femmes ? elles
pleurent des larmes silencieuses. Elles soutfrent 5 et leur
sourire ne doit pas s'éteindre pendant les heures de l'an-
goisse 5 il faut que leur affection sincère, profonde, inépui-
sable, ardente , tombe , hélas ! sur des roseaux brisés, sur
de stériles terrains. Leur vie se passe à se créer des idoles ,
à reconnaître que l'idole est d'argile, et à pleurer leur
culte évanoui! » Cette sensibilité féminine s'est surtout
déployée avec une énergie et une grâce ineffable dans
le recueil intitulé : Chants des Ajj'ecdons , et dans le
dernier ouvrage de M" Hemans , intitulé : Scènes et
Hymnes. On peut reprocher à ses premières productions
de n'être pas assez animées, assez vivantes , assez dra-
matiques. Une imagination rêveuse y règne 5 une pensée
douce, triste et religieuse berce mollement l'esprit du
poète. Mais la vie réelle lui échappe j on cherche en vain
'^^^ lÉLIClA HEMANS ,
la trace des passions humaines, de leur bonheur passa-
ger , de leurs tortures cruelles, dans ces charmantes et
douces rêveries. Vers la fin de sa vie. M- Hemans s'est
aperçue de ce défaut ■ elle s'est éloignée par degrés de la
métaphysique allemande pour se rapprocher delà réalité
anglaise.
« Dans ma jeunesse , écrivait-elle à un de ses amis , j'é-
tais assez visionnaire , comme il arrive souvent à ceux
qui s'occupent d'art et d'études avec passion 5 les objets
positifs ne m'apparaissaient que sous des couleurs vagues
ou sous des formes élhérées. J'ai enfin échappé à c'^ette
fièvre lente de l'intelligence , dont on retrouve plus
d'une trace dans mes ouvrages. De grandes douleurs ,
de profondes affections ont imprimé à ma vie un cachet
solennel. Je sens que j'ai aujourd'hui une tâche plus haute
et plus noble à remplir; c'est là mon devoir; je ne com-
mettrai pas la faute de m'en détacher. Vous verrez com-
ment je cherche à élargir ma'sphère, et vous médirez
si mon but est imaginaire, si mon entreprise est trop au-
dacieuse , et si vous approuvez mes espérances. «
Walter Scott, qui lui-même se fait remarquer par une
pénétration bienveillante et une intime connaissance de
l'humanité, bien plus que par la force et l'élan de la pas-
sion, était devenu , pour Félicia Hemans , l'objet d'une
vénération profonde, d'une prédilection marquée. Voici
une lettre délicieuse, écrite par elle, et qui exprime bien
l'harmonie qui existait entre le grand romancier et la
femme-poète :
« Je ne puis écrire et parler que sur un sujet, un seul,
c'est Waher Scott. Nous venons de faire un délicieux
voyage dans le petit vallon nommé le Falloii du Rimeur,^
Dieu sait dans quel état celle traversée m'a mise! et de
quel œil ma domestique m'a vu rentrer; vous savez ce
SA VIE ET SES OUVUAGES. 303
visage extraordinaire et celte physionomie si comique
quand elle est lu{;ubre. Hélas! j'avais eu à lutter contre
tant de buissons de rosiers sauvages que ma pauvre robe
existait à peine , et les groseillers avaient taché mes
gants , et l'aubépine des bois, calamité plus terrible,
avait laissé sur ma joue une longue et sanglante trace !
Qu'importe , j'avais causé , j'avais marché avec Waller
Scott; il m'avait récité ses admirables Ballades Espa-
gnoles, et mon cœur s'était ému comme le cœur d'un
soldat au bruit de la trompette guerrière. Oui, ma chère,
je le vis avec fierté, il y a sympathie entre le grand in-
connu et votre modeste amie; je veux vous en donner
une preuve frappante : nous étions ensemble dans les
bois voisins d'Abbotsford 5 un petit banc rustique se pré-
sente et nous invite à nous asseoir. Vous savez que j'ai
le caractère mal fait-, au lieu d'accepter cette invitation,
me voilà qui m'assieds tout à mon aise sur le gazon et la
mousse. « Il me semble, dit le baronnet, que vous feriez
plus prudemment de vous asseoir là, sur ce banc. — Je
n'en doute pas le moins du monde, sir Walter , mais je
ne sais trop comment cela se fait, je ne puis m'empécher
de préférer le gazon. — Et moi aussi, dit le vieillard en
prenant place à côté de moi , et moi aussi. Il y a là de-
dans un peu de taquinerie et d'entêtement; mes bons
amis et voisins me répètent si souvent que cela me don-
nerait des rhumatismes. On m'avait souvent parlé de
la physionomie de Walter Scott, de son peu de distinction
apparente, voire même de sa laideur. J'ai été agréable-
ment surprise en le voyant , et je le trouve beaucoup
mieux que l'on ne dit. L'expression dominante de sa fi-
gure, c'est une malice sans méchanceté, mais pénétrante
et mêlée d'une bienveillance qui charme. »
Après avoir vécu dans ces termes de familiarité avec
304 FÉLICIA HEMANS ,
le célèbre Écossais , elle eut pour ami non moins intime
Wordsworth, le poète de Winandermere. Ses lettres,
écrites pendant sa résidence chez le philosophe mystique
et le chef de V École des Lacs, ne sont pas moins curieuses
ni moins amusantes que celle dont je viens de citer un
fragment. Il parait que Wordsworth lui avait inspiré une
sorte de respect filial et non une affection sympathique
dans le genre de celle que Walter Scott lui avait ins-
pirée.
« J'aime beaucoup, dit-elle, celte voix grave, sonore,
solennelle , qui est si complètement en harmonie avec la
nature qui l'environne. Il me lit des fragmens de ses ad-
mirables sonnets 5 il m'accompagne ; nous allons à che-
val ensemble , nous nous promenons ensemble dans les
bois et sur les lacs 5 j'aime sa vie, qui est d'accord avec
ses talens, simple et pure , noble et profonde comme ses
talens. Je l'imite autant que je peux , et je dois convenir
que ma manière d'exister est naturelle et primitive au-
tant que possible. Comme il n'y a pas d'horloge dans le
réduit que j'habite , je ne sais pas comment le tems s'é-
coule : il faut demander l'aumône d'un renseignement à
ceux qui me visitent et qui ont une montre dans leur
poche. Wordsworth vient me voir et veut lire Schiller
avec moi; pas de Schiller dans la maison 5 j'ai besoin
d'une tasse de chocolat, le chocolat n'est pas plus connu
que l'Alcoran ; mon pauvre spencer de soie , après avoir
couru le monde, a besoin de quelques amendemens pa-
ternels, rien de ce qui pourrait lui rendre Tame ne se
trouve ici. Quant au poète, il est profondément inca-
pable de m'ètre utile sous ces rapports ordinaires et mi-
sérables. Imaginez qu'il s'agissait il y peu de tems de faire
un cadeau de noces à la fille du poète Soulhey, ami de
Wordsworth , jeune personne à laquelle il s'intéresse
SA VIE ET SES OUVRAGES. 305
beaucoup 5 croyez-vous que le poète lui ait donné un col-
lier, une lyre, une harpe, une aigrette , un bracelet , un
anneau, une fleur? pas du tout; il lui a tout bonnement
apporté une grosse paire de balances , bien solidement
établies , dont le cuivre étincelle , dont les plateaux sont
admirablement organisés. « Madame , me disait-il grave-
ment, en me racontant ce bel exploit , rien n'est plus né-
cessaire; il faut qu'une maîtresse de maison pèse tout
elle-même. — Oh ! que j'eus de peine à me contraindre,
à sourire seulement et à ne pas éclater, lorsque je lui ré-
pondis : {( Rien n'est plus gracieux qu'une balance ; j'ai
envie de me faire peindre une paire de balances à la main.»
L'excellent homme est fait pour ses montagnes , pour ses
bois, pour ses lacs , pour ses longues et fécondes prome-
nades sous ces chênes où il a gravé son chiffre et celui de
sa femme; il me montrait l'un et l'autre avec joie, avec
orgueil, et ne manquant pas de me dire qu'il venait tous
les ans renouveler l'empreinte que le tems effaçait. Il est
né pour créer de belles œuvres , filles de celte solitude
enchantée, et non pour le monde où nous sommes. )>
« Les visiteurs américains m'accablent ; les lettres amé-
ricaines m'arrivent des limites du désert; un jeune plan-
teur qui habite je ne sais quel paradis situé au-delà des
Skanateles , des Kaiongas et des Oheidas , m'écrit qu'il a
pour moi un attachement intellectuel. Libre à lui, je n'y
vois pas grand danger. Ce qui me fatigue c'est d'être à
faire l'aimable de près, et de recevoir des visiteurs, ici
même , près de AVordsworth , sur les bords de Winan-
dermere. Hier au soir , j'ai trouvé trois cartes de visite
dans ma chaumière; trois cartes de visite! j'ai frémi
d'horreur. On m'envoie des livres de toutes les dimen-
sions , de tous les formats, que j'ai grand soin de ne pas
lire ; un Traité des Bosses Phrénologiques , et ( il n'y a
XV. 20
306 FËLICIA HEMANS ,
qu'un Américain capable d'un trait pareil) un Traité
complet des Petits Péchés. C'est une impertinence et
une insulte personnelle , moi qui passe ma vie dans les
petits péchés , moi , l'enfant gàlée par excellence , que
M""' de Genlis et miss Hannah More eussent tous les
jours condamnée au pain et à l'eau ! moi qui ne prends
une aiguille que pour la casser , et une paire de ciseaux
que pour la laisser cheoir; moi qui trouve moyen de
faire mon courrier si lestement , en ne répondant à per-
sonne, quand la correspondance m'ennuie, et qui écris
des lettres de huit pages à propos de rien , quand cela
m'amuse -, moi qui me lève toujours si tard , que je ne
sais plus s'il est matin, midi ou après-midi; moi, enfin,
dont l'existence se compose d'une immense série de pé-
chés fractionnaires , lesquels équivalent à un immense
péché total !
» Voici un de ces péchés que je veux vous raconter.
J'ai trouvé ma punition. On m'apporte un Annuaire
américain dans lequel je trouve un article intitulé :
Fausses citations de mistriss Hemans sur Voiigine et
l emploi du mot barbe ( cheval ) dans les anciens au-
teurs. Singulière rencontre pour vnie femme qui comme
moi professe un grand respect pour l'érudition sincère,
un grand mépris pour l'érudition fausse! Je me rappelai
enfin qu'un certain personnage , venu aussi d'Amérique,
m'avait, il y a deux ou trois ans, prié de lui trouver dans
les écrivains du XVP siècle plusieurs citations où le
mot barbe fût employé. C'était une tache si ennuyeuse,
et mon homme revint si souvent à la charge que je me
débarrassai de lui ( hélas ! voilà mon crime ! ) en lui
donnant une ou deux pages couvertes de mon écriture et
remplies de citations inventées à plaisir. Le brave homme
emporta celte feuille , glorieux , heureux , satisfait ; et
SA VIE ET SES OUVRAGES. 307
après m'avoir remerciée. La malheureuse feuille traversa
l'Atlantique, tomba entre les mains d'un professeur Amé-
ricain qui me reconnut pour faussaire , et fut enfin im-
primée avec le sli(imate scandaleux et la marque infa-
mante que je viens de vous rapporter. )>
Vers les derniers tems de sa vie , M'* Hemans fixa
son domicile à Dublin, où elle est morte le 15 mai 1835,
d'une maladie complexe, dont le fatal résultat était prévu
depuis long-tems. Sa mort a été calme et douce comme sa
vie. Jamais elle n'avait voulu céder aux prières réitérées
de ses amis qui la pressaient d'aller à Londres , où sa cé-
lébrité lui aurait ouvert les portes des maisons les plus
brillantes : sa timidité féminine, son exquise modestie
lui faisaient redouter les réunions bruyantes 5 et peut-être
sans les malheurs pécuniaires qu'elle eut à déplorer, ne
se serait-elle pas décidée à devenir auteur de profession.
Elle laisse par sa mort un grand vide dans la poésie an-
glaise , honorée aujourd'hui d'un si petit nombre de noms
vraiment illustres. Sans doute elle n'a pas reculé les bor-
nes de son art 5 mais elle a honoré son sexe , son pays ,
son époque, par la pureté , la chasteté, la noblesse et la fé-
condité de ses inspirations.
( Alhenœum.)
^^'o^ctcjes.
EXPLORATION
SDS COTES ORXENTAI.es DE I.<AFBI$UE.
Le peu de relations commerciales qui existent entre
l'Europe et les cotes orientales de l'Afrique nous a pen-
dant long-tems empêchés d'avoir des notions géographi-
ques exactes sur cette partie du littoral. Les Portugais ,
qui en ont fait les premiers la conquête , ont enfoui dans
leurs archives tous les documens qui y étaient relatifs 5 et
le peu que nous possédions renfermait des erreurs mani-
festes. En 1826, le gouvernement anglais résolut d'en-
voyer une expédition sur la côte orientale de l'Afrique,
dans le but de l'explorer complètement, ainsi que l'île
de Madagascar et les autres îles adjacentes. L'expédition
se composait des deux vaisseaux le Leven et le Bai ra-
conta. Le dernier de ces vaisseaux avait pour lieutenant
M. Boteler , auquel nous devons la narration du voyage.
Celte publication , dont nous allons extraire les passages
les plus intéressans , a été retardée par des circonstances
que le lecteur n'apprendra pas sans intérêt. Des quarante-
sept officiers partis d' Angleterre à bord des deux vais-
seaux , vingt-deux sont morts dans le cours de l'expédi-
tion, neuf autres ont été obligés, par le délabrement de
leur santé , de quitter le service. L'auteur lui-même , qui
avait échappé pendant ce voyage à la terrible influence
EXPLORATION DES COTES DE l' AFRIQUE. 309
du climat , a succombé lorsqu'il allait accomplir une
nouvelle mission scientifique; et il a fallu plusieurs an-
nées avant que la famille de notre infortuné compatriote
put accomplir la lâche que sa mort avait interrompue.
Nous ouvrons le journal de M. IJoteler à l'arrivée
de l'expédition sur la côte d'Afrique, au banc du Léo-
pard :
u Le banc du Léopard, dit M. Boteler, est une chaîne
de rescifs qui a reçu ce nom du naufrage d'un brick an-
{^lais. C'est dans les environs que les traditions locales
fixent l'emplacement de Melinda , autrefois si florissante.
Tout porterait à croire que le banc du Léopard formait
autrefois l'entrée de son port. Melinda n'existe plus. On
n'en trouve même aucune trace. Cependant certains
traités de géographie n'hésitent pas à la représenter dans
l'état brillant où elle était sans doute il y a plusieurs siè-
cles. On peut juger par là de l'exactitude des notions que
nous possédons sur les côtes orientales de l'Afrique.
» Après avoir quitté le banc du Léopard, nous arrivâmes
au célèbre port de Mombas 5 il est commandé par un vieux
château sur lequel flottait le pavillon rouge des Arabes.
Il était lard lorsque nous jetâmes l'ancre , et nous ne
pûmes ce soir-là communiquer avec la terre. Mais le
lendemain matin , le neveu du sheik ou sultan se ren-
dit à bord avec une suite de vingt-six personnes 5 il ve-
nait, au nom de son oncle et des habilans , offrir au ca-
pitaine Vidal de remettre la ville et son territoire au
pouvoir de Sa Majesté Britannique , et prier qu'on lui
permit d'arborer le pavillon anglais. Celle offre méritait
d'être examinée , et nous demandâmes jusqu'au lende-
main pour y répondre. Le lendemain, le capitaine Vidal
me chargea d'aller à terre rendre visite au sheik. En
abordant auprès du château, je fus environné d'une
310 EXPLORATION
foule d'hommes et d'enfans qui semblaient animés d'une
curiosité excessive. Mon épée , mon chapeau et chacun
de's objets que je portais fut l'objet de l'examen le plus
minutieux, tandis que j'attendais le neveu du sheik. En-
fin il vint à ma rencontre avec plusieurs Arabes pour me
conduire au château -, mais lorsque j'eus traversé le fossé
sur un pont formé d'une seule planche , il me pria d'at-
tendre que le sheik et son divan fussent prêts à me rece-
voir. Grâce à la lenteur ordinaire des Arabes, j'eus le lems
d'examiner tout ce qui m'entourait.
w Un massif de rochers, élevé de quelques pieds au-des-
sus de celui dont se compose la presque totalité de l'île,
forme les fondations du château , qui a été élevé par les
Portugais 5 on y a creusé un fossé profond , et les fortifi-
cations se marient tellement au roc qui leur sert de base,
qu'à une certaine distance on ne peut les distinguer. Le
tout présente à l'œil une masse indestructible. Le portail
qui sert d'entrée est d'une construction plus récente , et
date de 1635 j son aspect a quelque chose de majestueux -,
au-dessus de ses portes hérissées de pointes de fer, on
voit une inscription en vieux portugais ; elle contient la
date de l'année où fut érigé le monument , et le nom du
capitaine Francisco de Sexas de Cabra, son fondateur.
)) Je fus enfin introduit auprès du sheik, qui me répéta
l'offre que son neveu nous avait faite de sa part-, je lui
répondis, ainsi que j'en étais convenu avec le capitaine
Vidal, qu'une décision de cette importance était au-des-
sus de nos pouvoirs , et qu'à notre retour en Europe
nous en référerions à notre gouvernement. Il fallut qu'il
se contentât de cette réponse ; et il chercha à nous témoi-
gner sa bonne volonté en nous traitant avec toute la ma-
gnificence que comportait la pauvreté du gouvernement.
» Mombas était autrefois une ville importante, mais elle
DES COTES ORIENTALES DE l'aFUIQUE. 311
est complètement déchue. Vasco de Gama s'y arrêta en
allant aux Indes. Ses maisons étaient dès ce tems-là bâ-
ties en pierres, avec des terrasses et des croisées dans le
style espa(^nol; aussi les Européens, privés depuis long-
tems du spectacle de la vie civilisée, T aperçurent-ils avec
un vif sentiment de plaisir. Ils croyaient entrer dans un
port d'Espagne. Cette impression favorable s'accrut en-
core par les marques d'affection avec lesquelles ils furent
reçus. Plusieurs des principaux habitans vinrent au de-
vant d'eux et leur promirent tous les rafraichissemens
que la ville pourrait procurer 5 mais ils insistèrent pour
que, selon l'usage du pays, les vaisseaux entrassent dans
le port. Ces instances parurent suspectes à Gama; cepen-
dant, cédant à la nécessité et aux vœux de ses soldats , il
consentit à faire ce qu'ils demandaient. Les Mombasiens
avaient tramé contre lui un complot que le hasard seul
fit échouer. Les Portugais en tirèrent par la suite une
vengeance éclatante. Francisco de Alméda , un de leurs
amiraux, après avoir soumis Quiloa, attaqua Mombas et
la réduisit en cendres. Les habitans montrent aujour-
d'hui avec orgueil un massif de maçonnerie sous lequel
furent enterrés leurs compatriotes morts en défendant la
ville.
» Après avoir relevé la côte jusqu'à Quiloa, nous traver-
sâmes le canal de Mosambique, et commençâmes l'exa-
men des côtes de Madagascar. A notre arrivée, Radama,
le héros et le réformateur de ce pays, y régnait encore ;
il aimait les Anglais, et avait accueilli à Tannarive, capi-
tale de son royaume , un grand nombre de nos compa-
triotes , et entre autres plusieurs missionnaires qui y
avaient monté une presse.
» La population de Madagascar est d'environ cinq mil-
lions d' habitans qui semblent former deux races dis-
312 KXPLOnATION
tinctes. Les habilans des côtes sont d'une couleur très-
foncée 5 ils ont la chevelure laineuse et crépue , le nez
aplati et tous les attributs physiques de la race nègre.
Les habilans de l'intérieur du pays sont cuivrés, leur
chevelure est longue et soyeuse , leur figure a le carac-
tère européen 5 c'est à cette dernière classe qu'apparte-
nait le roi Radama. Sa supériorité sur la partie noire de
la population a été démontrée par des preuves positives.
Radama, que nous avions déjà aidé à former une puis-
sante armée, voulut , il y a quelque tems, se créer une
marine 5 il envoya, en conséquence, à la station du Cap,
douze jeunes Madecasses, dont six d'une couleur et six
de l'autre 5 ils furent placés à bord de V Ariane. On en
confia deux au charpentier , deux à l'armurier , deux au
voilier , en ayant soin qu'il y eût pour chaque état un
élève de chaque race. Les Madecasses cuivrés apprirent
les diverses professions qu'on leur enseignait avec au
moins autant d'aptitude qu'auraient pu le faire déjeunes
Anglais. Il n'en fut pas de même des Madecasses noirs ;
ils se laissèrent même surpasser par leurs compatriotes
dans les fonctions de matelots, bien que l'habitude de la
mer eût dû les y rendre plus propres.
Cette supériorité de la race caucasienne ou arabe ex-
plique la facilité avec laquelle Radama avait subjugué les
nombreux petits états qui se partageaient auparavant
Madagascar. Quoique sa mort soit venue arrêter l'exécu-
lion du plan qu'il avait formé , on peut prédire qu'avant
peu l'ile entière sera soumise à une seule domination. Ce
qui rend cet événement plus probable encore, c'est qu'on
y parle partout la même langue.
Lorsque je vis Radama, il avait une trentaine d'an-
nées, mais il paraissait plus jeune 5 sa taille était de cinq
pieds cinq pouces; ses Iraits étaient fins, élégans et gra-
DES COTES ORIENTALES DE l' AFRIQUE. 313
cieux. Cependant ses manières ne répondaient point à
ridée que nous nous étions formée de son caractère 5 sa
démarche annonçait un sentiment de défiance porté à
l'extrcme. Nous savions, à n'en pouvoir douter, que ce
chef possédait une ame ferme, cajiahle des plus grandes
entreprises^ et nous vîmes avec surprise un homme dont
les traits portaient l'expression d'une sorte d'apathie.
Tout le tems qu'il nous parla, il tint ses yeux baissés ; le
ton de sa voix était en général très-bas 5 ses paroles étaient
saccadées, tantôt lentes et embarrassées , tantôt pressées
et rapides.
)) Parmi plusieurs traits qu'on nous rapporta de ce
prince, j'en citerai un qui prouvera la sagacité et en même
tems la fermeté qu'il mettait à opérer les réformes qu'exi-
geait sa politique. D'après un usage immémorial, les Ma-
decasses portaient leurs cheveux très-longs, natés, liés et
enduits de graisse ou d'huile de coco-, Radama trouva
que cette parure avait de grands inconvéniens tant pour
la santé que pour les exercices militaires de ses sujets. Il
ne voulut pourtant point faire de cet objet une affaire
d'état, et eut recours à un autre expédient. Dans une re-
vue générale qu'il fit de son armée, il parut les cheveux
coupés à l'européenne : les jeunes guerriers, jaloux d'i-
miter leur roi dans toutes ses actions, s'échappèrent, de la
revue dès qu'ils le purent , et revinrent se présenter à
Radama avec la tête dans le même état que la sienne.
» Mais cette innovation si promptement adoptée par la
jeunesse trouva des récalcitrans chez les vieillards. Les
femmes de leur côté la reçurent avec indignation ; elles
avaient toujours eu le privilège d'arranger la chevelure
de leurs maris; c'était à qui s'acquitterait de ce soin
avec le plus de goût et de propreté. D'ailleurs cet usage
avait une foule de petits agrémens 5 que de querelles
314 EXPLORATION
de ménage s'assoupissaient, que de réconciliations s'opé-
raient grâce à lui ! Elles ne purent sans frémir se voir
dépouiller d'un droit aussi précieux. Elles allèrent en
corps trouver Radama , et lui demandèrent à grands
cris le rétablissement des longues chevelures 5 en vain le
prince leur expliqua les motifs de sa réforme ^ en vain à
leurs prières il opposa les plaisanteries. Les têtes étaient
montées , les langues en train ; Radama fut obligé d'a-
voir recours à d'autres moyens : il s'apercevait que les
argumens des femmes produisaient de l'effet sur la popu-
lace , une sédition devenait imminente 5 il appela ses gar-
des, et leur désignant quelques-unes des femmes les plus
exaspérées, il leur ordonna de les mener dans le bois voi-
sin, et de leur couper les cheveux de manière à ce qu'ils
ne repoussassent plus.
» Les gardes, arrivés dans le bois, se disposèrent à exé-
cuter leurs ordres 5 mais une difficulté se présentait ;
comment couper les cheveux de manière à les empêcher
de repousser? Après avoir mûrement considéré la chose,
ils crurent enfin avoir saisi l'intention de Radama ; ils
coupèrent la tête aux séditieuses. Cette mesure rigou-
reuse mit fin à tous les troubles. La titus devint à l'ordre
du jour, et il en fut de cette réforme comme de toutes les
autres-, elle fut poussée à l'extrême; l'ancienne coiffure
nationale est vouée maintenant au ridicule et au mé-
pris.
» Les Madecasses ont en général de l'aversion pour les
Français , et celte haine faillit avoir pour moi des consé-
quences funestes. Quelque tems avant notre arrivée, un
vaisseau français s'était emparé violemment de plusieurs
pêcheurs qu'il avait emmenés à l'ile Rourbon. Lorsque
nos vaisseaux arrivèrent , comme les chaloupes allaient
chaque jour examiner la côte pour compléter notre tra-
DES COTES ORIENTALES DE l'aFR1QU|;. 315
vail, les Madecasses supposèrent que nous étions Fran-
çais, et que nous venions encore dans des intentions hos-
tiles 5 ils résolurent de se venger. Deux officiers ayant été
détachés avec un cutter, pour faire des ohservations sur
un ilôt à deux pas du rivage, les naturels sortirent tout-
à-coup des rochers où ils s'étaient cachés et les tuèrent à
coups de pique 5 ils coururent ensuite après les matelots
qui montaient le cutter; mais ceux-ci eurent le tems
d'échapper et de regagner le Barraconta. Le hasard seul
fit que j'échappai à cette catastrophe; j'étais monté avec
les deux infortunés officiers dans le cutter qui les condui-
sit à terre lorsqu'on vint me chercher pour examiner le
corps d'un matelot qui venait de mourir d'une mala-
die de foie. C'est à cette circonstance que je dus la vie.
Après avoir relevé les côtes de Madagascar , l'expédi-
tion traversa de nouveau le canal de Mosambique, revint
sur les côtes d'Afrique en les examinant minutieusement
jusqu'au cap de Bonne-Espérance.
» Cet établissement est administré par un gouverneur
nommé par le'roi-, il est assisté par un conseil exécutif
composé du commandant des forces militaires , du pré-
sident du tribunal , de l'auditeur général et du trésorier.
Il y a un conseil législatif nommé par le gouvernement ,
et les membres en sont inamovibles. Les forces militaires
du Cap se composent de trois régimens d'infanterie, d'un
fort détachement de l'artillerie royale, d'un détachement
du génie et d'un corps de tirailleurs à cheval dont les
soldats et les sous-officiers sont presque tous Hottentots.
Les lois hollandaises régissent encore le Cap avec quelques
modifications. La torture a été abolie. Les peines infli-
gées sont la mort et le bannissement avec travaux forcés
dans l'ile Robben. Les affaires criminelles sont jugées par
316 EXPLORATION
le jury. La langue anglaise a remplacé presque entière-
ment le hollandais dans les procédures.
M L'éducation fait des progrès rapides au Cap- on y a
envoyé d'Angleterre un instituteur par chaque district,
pour aj)prendre gratis l'anglais aux indigènes. Il s'est
formé à Cape-Town une excellente institution nommée
Souih ajiican Collège, où des professeurs enseignent les
mathématiques, l'astronomie, les langues, le dessin, etc.
L'institution possède un muséum où sont classés tous les
règnes de l'hisloire naturelle de l'Afrique méridionale^
et plusieurs sociétés se sont formées en outre pour la pro-
pagation des sciences et des arts utiles. La liherté de la
presse a été élahlie au Cap en 1829. Il y a maintenant
plusieurs journaux quotidiens qui s'occupent de politique
et de littérature.
» En quittant le Cap, le capitaine Vidal résolut de faire,
sur les côtes occidentales du continent africain, des oh-
servations analogues à celles qui avaient été le hut de
notre voyage sur les côtes orientales. Après de fréquentes
et ennuyeuses stations sur des plages arides et désertes,
nous arrivâmes à la haie de Kahende, dans le Congo, où
nous finies un assez long séjour. Le pays était sous la do-
mination du prince Jack. Ce monarque nous reçut avec
cordialité, mais tout en reconnaissant ce hon accueil,
nous ne négligions rien pour entretenir nos amis nègres
dans le sentiment de noire supériorité et de nos forces,
précaution presque indispensahle avec ces peuplades
sauvages. Toutefois un incident nous mit à même de leur
inspirer pour long-tems une déférence salutaire.
)) Un des principaux personnages du pays, un viaff'uca,
jeune et de honne mine, venait souvent à hord; un jour,
dans la conversation, il nous fit entendre qu'il nous soup-
DES COTES UF.lE.MALES DE l'aIIUQLE. 317
connaît d'avoir des vues sur son pays ; mais il ajouta qu'il
s'inquiétait peu de nos projets , et que ses compatriotes
et lui sauraient bien au besoin nous en faire repentir.
)) Un de nos officiers, le lieutenant Hawkey, observant le
ton de jactance avec lequel ces paroles avaient été pro-
noncées , se mit à rire , et dit que les Anglais n'étaient
point assez simples pour chercher à s'emparer d'un pays
aussi misérable, mais que s'il leur en prenait l'envie,
toutes les forces des habitans ne les en empêcheraient
pas. A ces mots le maflfuca ne pouvant contenir son indi-
gnation demanda des armes : « Eh ! bien , reprit M. Haw-
key , voilà dix minutes que vous demandez un sabre -, si je
ne vous l'ai pas donné , c'est que vous n'avez pas la force
de le manier. Avec cette petite épée ( il montrait son
épée de parade ) , je ne vous craindrais pas vous et votre
sabre. » Le mafFuca , tout bouillant de colère, proposa
d'en venir aux preuves sur-le-champ.
» M. Hawkey avait été plusieurs années prisonnier en
France, et était devenu très -fort dans l'art de l'es-
crime. Pour punir l'arrogance du nègre, il accepta son
défi 5 on lui donna un sabre long et large avec lequel il
se mit à espadonner de toutes ses forces 5 mais à l'aide
du plus léger mouvement de poignet, M. Hawkey détour-
nait l'arme redoutable. Il semblait que son adversaire
eut perdu la justesse de son coup-d'œil et la vigueur de
son bras 5 l'Européen était calme et imposant , le nègre
était hors de lui , et ses movens s'épuisaient : ce fut le
triomphe de la tactique sur la force brutale. L'affaire se
termina par une légère piqûre faite à l'épaule du maffuca.
Celui-ci s'apercevant enfin de l'inutilité de ses efforts et de
la légèreté de sa conduite , remit le sabre dans le fourreau ,
tendit la main à M. Hawkev , et depuis ce tems il se
318 EXPLORATION
montra doux et poli envers tout le monde, ne cessant
d'exprimer son admiration^pour les Européens.
)) Notre première relâche fut ensuite au cap Lopez. Les
habilans de cette côte parlent presque tous Fanglais.
D'après le peu de relations que nous eûmes avec eux, ils
nous semblèrent doués de beaucoup d'intelligence ; mais
ces heureuses dispositions sont, comme chez toutes les au-
tres peuplades d'Afrique, obscurcies par les superstitions
les plus bizarres. Le pays était gouverné par un souverain
nommé le roi de Passol. Ce prince habitait un village situé
à quelque distance du bord de la mer , et nous admit plu-
sieurs fois près de sa personne ; aussi lui rendimes-nous po-
litesse pour politesse. Entre autres amusemens qu'il nous
procura, il nous fit assister un jour à une danse de fétiche. Il
avait cherché à nous inspirer d'avance une haute idée de
ce spectacle , en nous disant que nous ririons à mourir.
)) La danse commença comme celle que nous voyions
journellement j mais tout-à-coup , et sans que nous nous
y attendissions , il sortit du bois voisin une figure ex-
traordinaire. C'était un homme monté sur des échasses
hautes de six pieds. Il avait acquis une si grande habi-
tude dans cet exercice , qu'il n'était pas moins agile
que les autres danseurs. Ses évolutions étaient si rapides
qu'on ne pouvait suivre le mouvement de ses échasses.
Parfois, sans se servir d'aucun appui , il restait immobile
pendant deux ou trois minutes. Sa figure était bizarre-
ment peinte en blanc et à demi couverte d'un masque hi-
deux. Sur son front il portait une espèce de visière jaune,
bordée de petites sonnettes, et surmontée de touffes de
plumes, d'herbes et de poils d'éléphans. Ses épaules étaient
couvertes d'une peau de singe à laquelle était attachée
par un fil de fer une cloche d'une grosseur assez consi-
DES COTES OniENTALES DE l'aPHIQUE. 319
dérable. Sa tète et son cou étaient peints en vermillon , et
le reste de son corps en vert tendre ; il avait les jambes
et les bras entortillés de nattes, et il tenait dans ses mains
des dents d'alli^jators , des lézards desséchés, des plu-
mes, etc.
» Tant que dura la danse, le fétiche ne prononça pas
une seule parole. Lorsqu'il cessait de marcher il levait les
bras en l'air, et tournait la tète avec rapidité. Dès qu'il
recommençait à marcher , il les étendait avec force en
avant. Dans le premier mouvement , il semblait qu'il
montrât le ciel , en menaçant les spectateurs de la colère
divine ; dans le second, on eût dit qu'irrité de l'inutilité
de ses exhortations , il allait devenir lui-même l'exécu-
teur des vengeances célestes.
)) La danse dura plus d'une heure, sans que le fétiche
parût fatigué. Lorsqu'il fut retiré dans le bois d'où nous
l'avions vu sortir, j'exprimai au roi ma surprise de l'a-
gilité de ce danseur, et lui demandai quel était celui
de ses sujets qui remplissait ce rôle difficile. A cette
question il se montra surpris et piqué , et me répondit
que ce n'était point un homme , que c'était le diable. Je
m'adressai à plusieurs des spectateurs. Ils me répondi-
rent tous que le fétiche n'était point un homme, qu'il
ne mangeait pas , qu'il n'avait point de maison, qu'il ha-
bitait le bois d'où il était sorti. Quand je leur demandai
dans quel but avait eu lieu la cérémonie dont nous avions
été témoins , ils ne purent rien m'apprendre , sinon que
c'était l'usage du pays. Ce fut leur réponse banale à tout
ce qu'on leur demandait sur leurs coutumes religieuses ;
et je crois qu'il leur aurait été difficile d'en faire d'autres.
Privés de traditions écrites , ils ont perdu l'origine de
toutes les pratiques bizarres dont se compose leur culte.
»] Arrivés à la rivière de Caboun ,^nous envovâmes les
320 EXPLORATION
chaloupes pour la remonter à la distance de plusieurs mil-
les. Les bords de cette rivière sont habités par une race de
nègres très-supérieure pour le moral et le physique aux
autres peuples de cette contrée. Ils parlent anglais avec
une facilité remarquable. Nous eûmes plusieurs fois oc-
casion d'apprécier leur urbanité et la douceur de leur ca-
ractère. Ils portent un esprit d'humanité jusque dans
leurs guerres ; ils évitent autant que possible de répan-
dre le sang. Bien qu'ils connaissent l'usage de la lance ,
ils ne se servent guère que du mousquet 5 mais ce n'est
pas dans leurs mains une arme bien meurtrière. Il y avait
dans la rivière un brick anglais qui était à l'ancre depuis
plusieurs mois. Le capitaine avait été témoin de la der-
nière guerre entre le roi de ce pays et un roi voisin. Il
nous assura que dans la principale bataille qui avait duré
quatre heures , il n'y avait eu qu'un homme de tué.
Comme nous paraissions étonnés de cette assertion , les
naturels qui étaient présens furent eux-mêmes scandalisés
de noire doute. Ils nous dirent avec chaleur que leur
but dans un combat n'était pas de tuer des hommes ,
mais de faire du bruit pour effrayer l'ennemi. Voilà
comme ce peuple pacifique entend l'art de la guerre si
meurtrier en Europe! Encore n'est-il exercé chez lui que
par les dernières classes 5 les gens de qualité le regardent
comme au-dessous d'eux , et restent tranquilles auprès de
leurs femmes.
» Les habitans de Fernando-Po que nous visitâmes en-
suite, forment, pour les habitudes et le caractère, un con-
traste tranché avec ceux de la rivière de Gaboun. Ils sont
turbulens et belliqueux. La couleur de leur peau varie
beaucoup. Les uns sont d'un noir de jais, les autres ont
un teint cuivré ; mais tous ont la même physionomie.
Leur figure est large, leur œil vif et plein d'intelligence.
DES COTES ORIENTALES DE l' AFRIQUE. 321
» Leur costume a quelque cliose d'extrêmement bizarre.
La partie la plus remarquable est un cbapeau de paille à
bords étroits et à forme très-basse. C'est dans les orne-
mens de ce cbapeau qu'ils déploient tout leur goût. Ils y
atlacbent des crânes de singe, des mâchoires de chien ,
de petits os placés en sautoir, le tout ombragé de grosses
touffes de plumes noires qui produisent un effet lugubre.
Cette coiffure est maintenue sur la tète au moyen d'os
pointus fourrés dans leur épaisse chevelure. Leurs che-
veux, bien enduits de graisse rance et de terre rouge, for-
ment de grosses nattes qui pendent de chaque côté de la
figure comme de gros paquets de cigares. Cette disposi-
tion grotesque des cheveux fait paraître la tète d'une
grosseur monstrueuse qu'augmente encore l'étalage de la
coiffure. Leur corps est couvert d'ornemens non moins
extraordinaires. Presque tous portent autour de leurs bras
et autour des poignets des bracelets très-larges formés de
coquilles enfilées.
» L'aspect rebutant de ces naturels ne nous avait pas
prévenus en leur faveur , et nous nous tînmes conti-
nuellement sur nos gardes. En général , je ne saurais
trop recommander la même prudence aux navigateurs.
Soyez doux, soyez humains avec les peuplades sauvages,
considérez-les toujours comme des ennemis , et traitez-les
comme tels à la moindre marque d'hostilité. Les sauva-
ges ne peuvent pénétrer les motifs qui vous font apïr. Ils
attribuent votre douceur à la crainte et à la faiblesse :
mais si une fois ils sont bien convaincus de votre supé-
riorité sur eux , vous assurez par là le moven de les tenir
dans le devoir sans faire usage de vos forces.
)) De Fernando-Po nous allâmes visiter la rivière de
Bonny. Le peuple de ce pays , ainsi que son roi nommé
Peppel, ne nou,s virent pas arriver avec un grand plaisiri
xy. 21
322 EXPLORATION
Ils savaient bien que la présence d'un vaisseau de guerre
mettrait obstacle à un certain commerce dont ils tirent de
grands profits , c'est-à-dire à la traite des nègres. Ils se
mirent donc en devoir de réunir les provisions dont nous
avions besoin , afin de se débarrasser de nous le plus tôt
possible. Le commerce que les Anglais font à Bonny con-
siste en huile de palmier. Les naturels la vendent dans de
grandes calebasses qu'ils apportent dans les canots qui
descendent la rivière l'espace de plusieurs milles. Quel-
ques-uns même viennent de si loin , qu'on ne connaît ni
le nom de leur pays, ni sa situation. Pour donner une
idée de l'émulation mercantile qui règne dans ce pays, il
suffira de dire qu'il y a onze ans un vaisseau trouvait à
peine à Bonny sa charge d'huile de palmier , et qu'à pré-
sent on y en apporte chaque année de quoi charger huit à
dix bâtlmens.
» Plusieurs navires français et espagnols étaient mouillés
dans la rivière , occupés à la traite. La plupart avaient
déjà à bord une partie de leur chargement. Ils se croyaient
en parfaite sûreté, lorsqu'un jour à la marée montante
ils virent venir à eux les chaloupes de deux vaisseaux de
guerre anglais qui avaient mouillé à quelque distance.
Ces chaloupes étaient pleines de monde et portaient leur
pavillon déployé. En un instant les négriers donnèrent
l'alarme , et se disposèrent à faire une résistance désespé-
rée. Le plus grand des navires négriers était un schooner
espagnol très-fort d'équipage. Il était considéré comme
l'amiral, et c'était lui qui, copiant les usages de la marine
militaire, tirait le coup de canon matin et soir. Ce fut ce
navire qui ouvrit le feu sur les chaloupes anglaises, et les
autres l'imitèrent aussitôt. Malgré la rapidité que celles-
ci mirent à franchir la distance qui les séparait de leurs
ennemis, elles perdirent plusieurs hommes. Toutefois, les
BES COTES ORIENTALES DE l' AFRIQUE. 323
Anglais ne ripostèrent pas , certains de tirer des forbans
unevengeance plus sûre. Peppel et ses sujets , qui du ri-
vage étaient témoins de cette action , ne pouvaient reve-
nir de leur étoiinement. Ils regardaient les Anglais comme
des fous, surtout lorsqu'ils virent deux chaloupes seule-
ment aborder le grand schooner, tandis que les autres se
précipitaient sur le reste de la flottille. En moins de cinq
minutes les négriers furent tous enlevés. Les Anglais, exas-
pérés par la mort de leurs camarades, ne firent d'abord
aucun quartier, et les cris des vainqueurs étouffèrent un
instant les supplications des vaincus.
» Le grand schooner fut surtout le plus maltraité. Il ne
resta presque personne à bord. Ceux de l'équipage qui
avaient échappé à la mort cherchèrent à gagner la terre
à la nage-, mais dans le trajet plusieurs furent dévorés
par les requins dont la rivière est remplie. Le feu , la
confusion, le bruit de l'abordage, les cris des blessés qui
atteignaient le rivage, ceux des infortunés que les re-
quins déchiraient, tout contribua à jeter la consternation
parmi les noirs, et en peu d'insîans la ville fut déserte.
Les habitans se retirèrent dans les bois , et les patrons des
navires anglais eurent bien de la peine à les faire revenir.
•» Dès que nous eûmes jeté l'ancre, nous remontâmes la
rivière dans les chaloupes des vaisseaux , et nous nous
rendîmes à la ville où demeure le roi Peppel , sans nous
inquiéter d'un canot de guerre qui voulut nous arrêter.
Notre conduite irrita fort le monarque noir. Son mécon-
tentement s'accrut encore quand il vit que le comman-
dant de l'expédition n'était pas venu le visiter lui-même.
Il nous parla en termes très-amers de l'événement que
je viens de rapporter , et se plaignit beaucoup des pro-
cédés de son frère Georges (c'est ainsi qu'il nommait le
roi d'Angleterre).
324 EXPLORATION
M Le roi Peppel aime beaucoup l'ostentation, il déploya
autour de lui tout le faste que ses moyens lui permet-
taient. A la porte de son palais une table toujours dressée
pour traiter ceux qui viennent le voir. Lui-même donne
souvent de grands dîners, auxquels il invite les capitaines
des navires marchands, ainsi que les principaux de ses
sujets. Lorsque son ressentiment fut un peu calmé, il in-
sista pour que nous prissions des rafraîchissemens.
)) Quelques jours après, il nous fit la faveur de venir
visiter les vaisseaux. Nous vîmes à cette occasion que sa
superstition égalait sa vanité. Il arriva dans un grand
canot de guerre, et demanda d'abord si nous le saluerions
de nos gros canons. On lui répondit que c'était notre in-
tention , et il parut satisfait. Le salut terminé , il monta
à bord du Leven; mais auparavant il cassa un œuf sur
l'échelle du vaisseau , convaincu que l'accomplissement
de celte cérémonie le mettait en garde contre toute es-
pèce de trahison. H avait apporté un certain nombre de
plumes qu'il mit à table à côté de lui, ainsi qu'un os du
bras de son père qu'il avait pris à cette intention. Il avait
encore imaginé une précaution qui ne devait pas le gêner
médiocrement : il portail au cou un poulet vivant attaché
par une patte.
)) En général , la superstition est le trait dominant du
caractère de ces peuples. Il y a à l'entrée de la rivière
de Bonny une barre fort dangereuse pour les vaisseaux.
Comme cet obstacle est très-nuisible au commerce , les
naturels, persuadés que la barre n'est autre chose qu'une
déité malfaisante, cherchent à se la rendre propice en lui
sacrifiant de tems en tems une victime humaine. On
choisit pour cet objet un des plus beaux enfans qu'on
puisse trouver. Pendant plusieurs mois avant la cérémo-
nie , il est logé dans le palais du roi , qui le traite avec
DES COTES ORIENTALES DE l'aFIUQUE. 325
toutes les marques de la plus {grande afFection : cette affec-
tion toutefois ne va pas jusqu'à tenter de l'arracher à son
sort. Du moment où la victime est choisie, elle devient
sacrée 5 tout ce que l'enfant touche lui appartient : aussi
chacun s'enfuit sur son passage. Jusqu'à l'instant fatal, il
ignore à (juoi on le destine. Le jour du sacrifice arrivé ,
on le conduit à la barre dans un giand canot; là, on l'en-
gage à se jeter à l'eau pour se baigner. Aussitôt les con-
ducteurs s'éloignent à force de rames de la malheureuse
vietime, sur laquelle la superstition leur défend même
de jeter un dernier regard.
» L'époque de notre départ pour l'Europe appro-
chait : nous fimes une dernière relâche à Sierra-Leone.
Son excellence lord Mac-Carthy venait d'y arriver et
faisait ses préparatifs pour se rendre aux établissemens
des nègres libres. On sait que les nègres capturés par les
croisières anglaises sont logés dans des villages , sous la
surveillance de missionnaires et de maîtres d'école. Je
rapportai de ma visite les espérances les plus consolan-
tes. Les villages étaient aussi propres que ceux d'Angle-
terre j chacun d'eux possédait une église, une école, et
des établissemens commodes pour les professeurs. L'œil
découvrait de tous côtés des chemins tracés , des plaines
défrichées et cultivées ^ partout les enfans se précipitaient
au-devant du gouverneur en l'appelant Daddj , ce qui
signifie père : c'est le nom qu'ils lui donnent.
» La capitale de la péninsule, Free-Town , est vaste
et dans une belle position , au pied des collines sur les-
quelles sont bâtis le fort et d'autres établissemens publics.
Elle forme un amphithéâtre à soixante-dix pieds au-des-
sus de la rivière-, les rues sont larges, coupées à an.o-le
droit par d'autres rues parallèles à la rivière. Les mai-
sons sont maintenant presque toutes bâties en pierre. Les
326 EXPLORATION DES COTES DE L^ AFRIQUE.
environs sont embellis par des plantations d'orangers ,
de limons, de bananiers et de cocotiers, qui se marient à
la pomme de pin et au gonova dont les bois sont rem-
plis. Des vignes tirées de Madère y ont déjà réussi par-
faitement.
» Quelques jours avant le départ des vaisseaux, je reçus
de son excellence le gouverneur l'avis de ma nomination
au commandement du sloop de Sa Majesté, VHécla, des-
tiné à une expédition sous la ligne. Je fis donc mes adieux
à tous mes camarades , dont j'avais si long-tems partagé
les dangers , et je m'occupai sans délai des préparatifs de
ma nouvelle campagne. »
{^Traveller s Magazine.)
^iofjtrtpÇt^,
MEMOIRES D'UN CHEF INDIEN.
Nous sommes tous fatigués de jongleries littéraires, de
romans pseudonymes, de Mémoires faux, d'œuvres apo-
cryphes. Si l'on rassemblait tous les ouvrages dont les
véritables auteurs se sont cachés sous un nom supposé,
la réunion de ces masques formerait une immense pro-
cession de carnaval. Pour moi , je n'ai pas le moindre
respect pour ce genre de ruse, de quelque habileté qu'elle
se pare. Ce que j'aime avant tout, c'est l'étude réelle de
l'homme : dans l'écrivain je m'obsline à chercher l'hom-
me. Un des fruits de la civilisation, c'est de nous avoir
trompés constamment sous ce rapport comme sous beau-
coup d'autres 5 tous les grands hommes ont eu des imi-
tateurs de leur style. Dans cette grande fabrication lit-
téraire , qui fait vivre une foule oiseuse de jeunes gens
bien élevés et sans place, la biographie apocryphe entre
au moins pour les deux tiers. Napoléon Bonaparte et le
cardinal Dubois, Ninon de Lenclos et M"^ Du Barry,
Nelson et Georges III; toutes les célébrités ont passé par
celle étamine. Londres , Vienne et Berlin cèdent le pas,
sous ce rapport, à la librairie parisienne, qui, si elle l'o-
sait, publierait demain les Mémoires de Jésus-Christ et
de la Vierge Marie.
La loyauté commerciale des Américains répugnerait
à cette mystilication littéraire; aux Etats-Unis tout se
fait sérieusement. On peut bien fermer sa porte et se dé-
328 MÉMOinES
clarer banqueroutier , c'est un accident commun ; mais
il ne faut pas se moquer du monde. S'il est vrai que la
gravité soit un manteau commode pour tous les vices,
comme l'a prétendu Swift, les vices américains sont bien
à couvert. Ce héros sauvage, dont le nom polysyllabe
tient plus de la moitié du titre (1), je le regarderais
comme imaginaire si le livre dont je m'occupe avait
paru partout ailleurs qu'à Boston 5 je l'aurais relégué au
milieu des facéties dont la littérature européenne inonde
le marché , je n'aurais pas même tourné les feuillets ;
mais l'empreinte américaine me rassure. Corbeau-Noir
n'est pas un être de raison. Je lis à la tète du livre
une attestation signée : Antohie Leclère , interprète du
gouvernement pour les Renards et les Sacs. L'inter-
prète des Renards et des Sacs (deux tribus indiennes)
n'avait pas besoin d'attester l'authenticité du volume-, je
l'ai lu, c'est bien le livre d'un sauvage ; le style est an-
glais, souvent écrit en mauvais anglais, par parenthèse :
mais la pensée appartient à un indigène du continent
américain. C'est le seul document écrit qui nous fasse
partager les sentimens secrets de ces races méconnues 5
ce sont les seules pages où les Indiens opprimés et déci-
més aient laissé la trace de leurs passions. Jamais homme
de race blanche n'eiit deviné le génie de Corbeau-Noir.
Voilà bien le héros des forets primitives : il n'estime
qu'une chose au monde , l'art de détruire son ennemi à
peu de frais, et en s'exposant à peu de dangers ; il ne pro-
fère jamais un mensonge : il a le mépris et la rage dans
le cœur, l'insulte sur les lèvres et les mains toutes san-
glantes encore.
(1) Le nom de ce chef indien est Mai-ka-mi-chi-kia-kiak , c[ue l'on
doit traduire par Corbeau-Noir).
D UN CHEF IXDIEX, 329
La plupart des Indiens (jui se sont mêlés aux races l)Uin-
ches; ceux que les voyageurs ont étudiés, et qui sont ve-
nus visiter Boston, New-York ou Philadelphie , avaient
perdu le caractère primitif de leur race. La civilisation
les avait pénétrés et modifiés. Elevés par les mission-
naires, devenus chrétiens, ils n'avaient plus rien de com-
mun avec leurs parens sauvages. Corbeau-Noir , au con-
traire , est un vieux guerrier, qui, blanchi sous le har-
nais, maudit encore les blancs, et raconte avec joie et
orgueil les nombreux combats qu'il leur a livrés 5 il avoue
ses assassinats comme des litres de gloire 5 sous tous les
rapports, c'est un écrivain original , et peut-être de tous
les auteurs de Mémoires est-ce le seul qui n'ait jamais
cherché à pallier sa conduite, à excuser ses torts , à dé-
guiser la vérité.
Il nait en 1781 , à l'embouchure de la rivière du
Rocher qui se jette dans le Mississlpi. La tribu des Sacs
à laquelle il appartenait venait d'être presque entière-
ment exterminée par une tribu ennemie, qui, alliée aux
Français , l'avait chassé des environs de Montréal, sa
première résidence. Unie à la tribu des Renards, elle
livra combat aux Kas-Kas-Kias, et fonda plusieurs vil-
lages. Dans son nouvel établissement, la tribu avait pour
ennemis les Osages, contre lescjuels Corbeau-Noir fit
ses premières armes. «J'étais près de mon père, dit l'In-
dien, quand un Osage l'attaqua^ je le vis tuer son anta-
goniste et lui arracher la peau du crâne. L'ardeur guer-
rière s'empara de moi, je m'élançai sur un autre ennemi.
Mon tomahaw k l'écrasa , ma lance transperça son corps,
je le scalpai et je rapportai la peau à mon père 5 il ne me
parla pas, mais il eut Tair joyeux. J'avais quinze ans 5 peu
de lunes après, accompagné de sept autres jeunes gens de
ma tribu, j'attaquai cent Osages^ j'en tuai un, et je ne
ââO MËMOtREâ
perdis pas un homme. Le lendemain , j'attaquai toute la
tribu à la tête de cent quatre-vingts hommes. Tous mes
guerriers m'abandonnèrent, jugeant l'entreprise impru-
dente, il ne me resta que cinq combattans , et je remer-
ciai le Grand-Esprit de ce qu'il m'en restait un seul. Nous
tuâmes un homme et un enfant. Les Osages nous ren-
dirent la pareille, et la guerre continua. A dix-neuf ans,
je leur livrai combat, deux cents hommes me suivaient;
la bataille était furieuse. L'ennemi perdit cent hommes
en tout ; pour moi, je tuai cinq hommes et une femme.
Le Grand-Esprit le voulut. »
Telle est la guerre parmi les Indiens -, la guerre pri-
mitive, nue, dépouillée de la parure homérique dont le
philosophe et le poète lui prêtent complaisamment la
draperie. Le sauvage veut détruire la tribu voisine qui
partage avec lui les produits du sol, et qui le prive de sa
subsistance. Là se borne sa gloire 5 femmes, vieillards et
enfans tombent sous le tomahawk. C'est une guerre de
bêtes brutes qui se disputent des alimens : on est surpris
de voir quelques sentimens héroïques et nobles se mêler
à cette férocité stupide. « Nous nous battîmes ensuite ,
dit Corbeau-Noir , contre les Cherokies. Dans une ba-
taille qu'ils nous livrèrent , mon père fut blessé à mort :
mais j'eus le bonheur de voir tomber sous mon tomahawk
celui qui l'avait tué. Je revins au village, je noircis mon
visage de suie, je laissai croître ma chevelure et ma barbe,
je jeûnai, je veillai et je laissai cinq années s'écouler sans
prendre part à aucun combat. »
Ainsi se développent les premiers germes du sentiment
moral , germes sans lesquels ces luttes des sauvages n'of-
friraient pas plus d'intérêt que celles des renards et des
loups au fond des bois. Corbeau-Noir ne fait jamais pa-
rade de sa bravoure ; la prudence et la ruse sont des ver<=
331
tus qu'il eslime bien davantage ^ il est fier d'avoir anéanti
vingt-huit ennemis dans une escarmouche : il s'est caché
derrière un buisson pour donner la mort à l'un d'eux 5 il
a fait semblant de fuir pour attirer l'autre dans un piège;
il n'a pas la moindre idée de ce qu'on appelle bravoure
parmi les peuples civilisés. Souvent dans les pages de
Corbeau -Noir, l'engagement dure un jour entier. Ses
adversaires se cachent , se cherchent , se poursuivent 5
vous diriez des enfans qui jouent à la cligne-musette. Cha-
cun prend de sa personne un soin particulier ; c'est un
assaut de ruses. On tire parti de tous les biiissons, de tou-
tes les grottes , de tous les accidens du terrain ; puis,
lorsqu'un des partis a le dessous , que ses ennemis Font
cerné et qu'il se trouve à leur merci, le massacre com-
mence. Ne croyez pas cependant que la pitié soit étran-
gère à ces hommes de bronze. Leur système social leur
défend sans doute une commisération qu'ils regardent
comme puérile; mais la nature l'emporte souvent sur
cette férocité transformée en vertu. « Je n'ai jamais tué,
dit Corbeau-Noir, l'homme qui me déclarait qu'il avait
besoin de nra pitié. Souvent un de' nos ennemis est venu
rechercher parmi nous sa femme ou sa sœur captive , et
non seulement je ne l'ai pas sacrifié, mais j'ai honoré son
courage et sa situation sans dpfense, et je l'ai renvoyé
charg-é de présens. Je surpris un jour un hameau des usa-
ges où je ne trouvai que six hommes seulement ; j'avais
cent hommes sous mes ordres : je me retirai sans leur
faire de mal , quoique cette tribu maudite eut tué mon
père et que je la détestasse du fond du cœur. Une autre
fois , j'avais une grande injure dont je voulais tirer ven-
geance ; les hostilités avaient commencé entre moi et mes
ennemis, quand je rencontrai deux petits enfans de la
tribu ennemie que j'aurais dû égorger selon les lois de la
332 MÉMOIRES
guerre ; mais je pensai à mes propres enfans , et je ne les
tuai pas.
» Bientôt j'appris que les colons espagnols du Missouri
allaient être remplacés par des colons anglais : ce qui
me rendit triste, car tout le monde m'avait mal parlé de
ces hommes d'Europe. En effet, nous ne tardâmes pas à
avoir la guerre. Un Anglais fut tué par un Sac avec
lequel il élait en discussion d'intérêt. On le conduisit à
Saint-Louis pour le juger. Quand un meurtre est commis
parmi nous , nous rachetons le meurtrier en payant une
somme qui est le prix du sang. Il nous semblait que cette
coutume devait régner chez les blancs comme chez nous,
et nous envoyâmes à Saint -Louis quatre des nôtres,
en les chargeant de traiter de la rançon avec les Améri-
cains. Les blancs consentirent à nous rendre le prison-
nier : mais ils exigèrent de nous, en échange, une vaste
étendue de terrain que nous consentîmes à leur céder.
luBS faces pâles ne savent tenir leurs promesses qu'en ap-
parence , et mentent en réalité. Nous livrâmes le terri-
toire qu'on nous demandait : l'Lidien , en sortant de pri-
son , fut tué par un des amis du mort , qui lui cassa la
tête d'une balle. A peine cette semence d'amertume fut
jetée dans le sol qu'elle porta ses fruits. Les Sacs ne vou-
lurent pas laisser sans vengeance leurs frères assassinés 5
ils s'allièrent aux Renards, et firent aux Anglais une
guerre d'extermination. »
Comment les Indiens n'auraient-ils pas de la haine pour
ces hommes qui, à leurs yeux, ne sont que des violateurs
de traités et des voisins perfides.'^ Toute la conduite des
Anglo-Américains envers les sauvages a dû laisser dans le
cœur de ces derniers un sentiment d'irritation profonde
et ineffaçable. L'esprit mercantile et intéressé des colons
n'a fait qu'envenimer la haine qu'ils ont inspirée. Le nom
d'un chef indien. 333
de Français ou d'Espagnol est un excellent passeport parmi
les débris misérables des tribus indigènes; elles ont de
la haine et du dégoût pour le nom américain. Noire di-
plomatie européenne , mise en usage par des hommes avi-
des qui ne cherchent qu'à envahir le leiritoire de leurs
voisins, circonvient peu à peu les malheureux sauvages ,
et leur arrache des concessions dont ils se repentent. On
leur envoie des députés qui leur distribuent de l'eau-de-
vie, qui leur font des présens, et qui sans les tromper,
dans l'acception légale du mot , exercent sur eux une sé-
duction coupable. Il est impossible que les relations de
voisinage soient bonnes entre ces hommes dont les mœurs
diffèrent. L'Indien vole une poule ou une gerbe de blé 5
le colon se venge : la haine est mutuelle. On se plaint au
gouvernement , qui n'est pas fâché de profiter de la cir-
constance , et qui confisque à son profit tout le terrain
des sauvages. Ils résistent : on les bat 5 ils demandent
grâce, et la première clause du traité de paix que l'on
signe est la cession volontaire , ou prétendue telle, des
terres qu'on leur a prises. En 1 804 , le traité dont je viens
de parler , et dont le souvenir est pour Corbeau-Noir
un sujet d'amères douleurs , venait d'assurer au gouver-
nement des Etats-Unis la possession d'un grand territoire,
au milieu duquel se trouvait enclavé le domaine réservé
à la tribu des Sacs dont notre héros faisait partie. Il était
facile de prévoir que ce domaine ne tarderait pas à aug-
menter les possessions des» Européens : c'est ce qui ar-
riva. Il contenait des mines de plomb : trois ans après ,
ces mines étaient exploitées par l'infatigable spéculation
américaine. En 1804, les possessions des Etats-Unis ne
s'étendaient que jusqu'à la prairie du Chien; aujour-
d'hui, elles s'étendent à plus de sept cents milles au-
delà, La vie de Corbeau -Noir est d'autant plus intéres-
334 MÉMOIRES
santé, que long-tems sa tribu a seule opposé un obstacle
aux empiétemens américains. Ne nous étonnons pas que
Corbeau -Noir traite ses ennemis de voleurs, de tyrans
et d'assassins.
Peu de tems après la signature de ce traité , que Cor-
beto-Noir regarde comme une perfidie, les Américaius
basent le fort Madisson aux pieds des Rapides des
Moines; cette forteresse, qui semble menacer la liberté
indienne, augmente l'irritation des sauvages. Laissons
parler Corbeau-Noir : « Déjà le grand prophète , fils de
Tecamschec , avait parlé à ses frères , et les avait invités
à l'extermination des blancs. Déjà les Winnebagoes avaient
levé le tomahawk, lorsque je fis le siège du fort Madisson,
qui fut bien défendu par l'Américain Hamilton. Peu de
tems après, la guerre éclata de nouveau. Nous avions en-
voyé au grand-père (au président des Etats-Unis) une
députation composée de Sacs et de Renards : députation
chargée de lui demander l'établissement de réglemens
plus équitables , quant à notre commerce de pelleterie
avec les Américains, il nous le promit j sa parole ne va-
lut rien, et des milliers de braves gens, faces blanches et
hommes rouges , périrent à cause de cela. »
Ce passage de Corbeau-Noir mérite explication 5 si les
Sacs et les Renards se conduisent bien à la guerre , ils
n'ont ni le mérite , ni l'expérience des avocats. Dans l'o-
rigine , le commerçant donnait à l'Indien des armes , des
munitions et des moyens de subsistance pour l'hiver 5 il
chassait, et payait avec sa chasse au commencement du
printems. Le commerçant , selon l'usage éternel du né-
goce , avait soin d'exiger beaucoup et de donner peu ; il
allépuait pour son excuse que souvent l'Indien ne le
payait pas du tout, étant ou malade, ou paresseux, ou
entraîné par ses vengeances et ses querelles personnelles,
d'on chef indien. 335
et qu'on ne pouvait guère compter que sur les deux tiers
du paiement total 5 aussi vendait-il ses mousquets, ses
balles , sa poudre et ses haches , deux fois leur valeur.
On essava de remédier à ce mal et de corrif;er cet abus
en établissant des factoreries dans lesquelles on vendait ,
à meilleur compte , il est vrai , les objets dont les sau-
vages avaient besoin 5 mais la mauvaise foi européenne
se glissa encore dans ce nouveau système. Le rebut des
manufactures d'Europe fut débité aux malheureux sau-
vages , et comme ils demandaient toujours du crédit , ou
les rendit victimes d'une usure exorbitante. On profitait
aussi de l'ignorance indienne pour forcer ces pauvres
gens à acheter tout ce qui leur était inutile. J'ai vu , sur
le comptoir d'une factorerie , des bourrelets et des cu-
lottes pour les enfans Indiens, qui ne portent jamais ni
bourrelets ni culottes 5 des almanachs pour des gens qui
ne comprennent pas les almanachs , et des tabatières des-
tinées à des hommes qui ne prendraient pas une prise de
tabac quand on leur donnerait le monde entier. Dans
l'ancien svstème on les trompait sans doute, mais ils re-
liraient au moins quelque utilité des objets qu'on leur
vendait si cher 5 le nouveau système, au contraire, ne
leur offrait que duperie, et ils ne savaient que faire des
objets qu'ils payaient à si haut prix. Jugez de l'estime
que leur inspiraient les Européens ; ils devaient regar-
der cette race comme une race de voleurs 5 c'est au reste
l'opinion que Corbeau-Noir exprime sans trop de dégui-
sement.
« Grand fut notre étonnement, dit Corbeau-Noir, lors-
que , malgré la promesse positive de notre père , nous
ne reçûmes ni munitions ni secours du facteur auquel
nous nous adressâmes ; nous crûmes, non sans cause, que
les faces pâles voulaient nous perdre complètement. Au
33G MÉMOIRES
milieu de nous se trouvait une face pâle, mais un grand
cœur, qui nous conseilla de nous venger, de fumer le ca-
lumet avec les Anglais , et de nous tourner contre les
Américains : je réunis deux cents guerriers et nous com-
mençâmes la campagne.
Cette face pâle et ce grand cœur était le colonel
Dickson, dont la vie singulière mérite d'être détaillée:
fatigué de la vie civilisée et des salons dans lesquels si
jeunesse avait brillé, il rejeta loin de lui les habitudes ai.
la vie européenne , épousa une squaw qui lui donna de
nombreux enfans , et se fit adorer des tribus sauvages,
qui admiraient ses vertus militaires, et cjui s'étonnaient
delà loyauté d'un blanc. Il n'eut pas de peine à déter-
miner les sauvages à prendre le parti pour les Anglais ,
contre leurs ennemis. Avant cette époque, les Sacs avaient
été les plus paisibles des Indiens 5 leurs frères les avaient
même taxés de lâcheté et ne les nommaient ordinairement
que les femmes : conduits par Corbeau-Noir et animés
par le colonel Dickson , ils redevinrent hommes 5 Cor-
beau-Noir avoue qu'ils firent des prodiges de valeur.
«La manière dont les faces pâles se batlent, dit no-
tre héros , me sembla très-ridicule 5 ils s'exposent aux
coups de l'ennemi sans aucun avantage et sans avoir
beaucoup de butin à remporter. Je retournai chez moi y
là je trouvai un vieil ami de ma jeunesse qui était resté
neutre et qui n'avait fait aucun mal aux Américains. Il
avait un fils unique dont la chasse le faisait vivre. Ce fils
avait été massacré d'une manière effroyable par les Amé-
ricains. Le vieux Sac me conta son histoire et mourut
sous mes yeux de fatigue et de faim. Je pris sa main, je
jurai de le venger, et je partis. » En effet , la bataille de
Sink-hole , où Corbeau-Noir se distingua , lui offrit une
«c.laianle occasion de vengeance , et les mânes du vieux
d'un chef indien. 337
Sac purent être consolés. Un intervalle de repos permit
à Corbeau -Noir de réparer ses forces; mais bientôt il
apprit que sept barques chargées de soldats américains
remontaient le Mississipi et se rendaient à la prairie du
Chien, poste déjà occupé par les Anglais, à l'insu du
gouvernement des Etats-Unis. « Dès que les messagers
m'eurent donné cette nouvelle, dit le narrateur, je des-
cendis les bords du fleuve dans l'espoir de trouver les
barques qui m'étaient signalées. Je les rencontrai près
des Rapides, et l'une d'elles ayant été jetée sur la plage,
je l'attaquai. La moitié de l'équipage périt, et j'y mis le
feu. Cet exploit ne me coûta que deux hommes. Nous
trouvâmes dans la barque de l'eau de feu que je fis jeter
par terre comme un poison qui trouble la cervelle : puis
une boite remplie de cette mauvaise médecine dont les
hommes de la médecine blanche se servent pour tuer
ceux qui ont malades, et beaucoup d'autres choses que
nous nous partageâmes ; mes alliés me donnèrent ensuite
une grosse barque avec des canons, et je m'en servis pour
faire le plus de mal possible aux Américains.
» La guerre finie , on nous fit signer un traité de paix ,
que nous signâmes les yeux fermés, comme à l'ordinaire.
Que savons-nous des lois blanches ? on nous ferait signer
une promesse qui nous engagerait à faire disséquer nos
corps vivans , que nous prendrions la plume d'oie et la
tremperions dans l'eau noire , sans y regarder davantage.
Les blancs ont tort de regarder ces engagemens comme
bons, ils sont nuls devant le Grand -Esprit. Les blancs
devenaient plus nombreux tous les jours, ils nous appre-
naient à boire de l'eau de feu qui rendait nos gens fous et
malhonnêtes. Deux de mes enfans moururent pour avoir
trop bu de ce feu liquide. Mon deuil dura deux ans, pen-
dant lesquels je ne touchai aucune arme , et renonçai à
XV. 22
338 MÉMOIRES
tout ce qui fait la joie de l'homme. Je donnai tout ce que
je possédais , et je me noircis la figure : puis j'entrepris
un voyage au Canada. A mon retour je fus pris par trois
blancs qui me lièrent et me battirent. Comment aime-
rions-nous ceux qui nous traitent avec tant d'injustice ?
On me dit qu'il fallait quitter ma maison, et que, d'après
le traité que j'avais signé , mon pays n'était plus à moi.
Je refusai de céder la place aux étrangers. Un autre chef,
mon ennemi , nommé Keokuck , soutint l'opinion con-
traire. Depuis long-tems cet homme plein de ruses s'était
concilié l'amitié des blancs, et il espérait que la tribu le
reconnaîtrait pour chef. Je me déclarai contre lui. Dans
ce moment même plusieurs colons vinrent s'emparer du
village, et se disputèrent entre eux très-vivement sur les
limites d'un territoire qui ne leur appartenait même pas.
De nouveaux usurpateurs leur succédèrent : je leur or-
donnai de se retiier : mais Keokuck les soutenait-, je le
regardai comme un lâche , et je détestai cette prudence
prétendue qui le portait à céder notre village à nos mor-
tels ennemis, à le céder sans combattre. Nous avions pris
la plume et signé le traité , mais nous n'avions pas eu la
moindre idée de ce qu'on exigeait de nous. Quel droit ces
gens-là avaient- ils donc de nous chasser du village qui
nous avait été donné par le Grand-Esprit.^ Après nous
avoir désespérés, pouvaient-ils s'étonner que nous les dé-
testassions. On nous battait, on iious pillait, on nous dé-
pouillait : et ensuite on allait se plaindre au père qui
donnait toujours raison aux blancs et jamais aux Indiens.
Notre village fut vendu tout entier : on nous dit que si
nous ne voulions pas partir sans résistance on nous chas-
serait de force. Je me plaignis à plusieurs facteurs , à
plusieurs agens , etj'afFirmai que jamais je n'avais vendu
mes terres j on me répondit que si cela était, le père me
d'un chef indien, 339
rendrait justice -, ils le pensaient sans doute ^ mais jamais
justice ne m'a été rendue. Un nouvel arrangement m'é-
tonna bien davantage; une petite fraction de notre terri-
toire avait été donnée aux Pottawattamies : le père la ra-
cheta pour une somme seize fois plus forte que celle que
tout notre territoire lui avait coûté. Comment pourrait-il
se faire qu'un grand domaine valût seize fois moins qu'un
petit domaine qui en faisait partie ?
)) Je commençai à penser que les Américains n'avaient
aucune idée du juste et de l'injuste, du bien et du mal,
et qu'ils se conduisaient toujours au hasard, ou plutôt d'a-
près leur intérêt et sans aucune honnêteté. Alors je me
résignai , persuadé que la plus vive résistance ne servi-
rait à rien, et résolu, si les guerriers blancs arrivaient, à
])érir tranquillement et sans me plaindre. Le général Gai-
nes nous donna l'ordre de quitter le territoire, sans quoi
on allait nous chasser. Deux jours nous furent donnés
pour passer la rivière, que nous passâmes en effet : je tou-
chai la plume d'oie que je trempai dans l'encre, et je res-
tai en paix. Mais nous avions laissé nos champs en cul-
ture et les épis y croissaient. La douleur fut grande pour
nous de voir les blancs récolter nos épis, pendant que nous
restions affamés sur l'autre rive ; quelques-uns des nôtres
passèrent de nouveau le fleuve , et s'emparèrent de quel-
ques épis : ils les croyaient à eux ; car ils les avaient cul-
tivés. Nos femmes , qui mouraient de faim , criaient en
réclamant les alimens qu'elles avaient laissés dans leur an-
cien territoire. Nous avions envoyé à Malden un des nô-
tres avec la commission de demander aux Anglais si nous
pouvions compter sur eux en cas d'attaque contre les
Américains. Neapope , c'était son nom , nous répondit
que nous pouvions compter sur les Anglais : ou il s'était
I
340 MÉMOIRES
ti'ompé , ou on l'avait trompé j mais les blancs disent ra-
rement la vérité. »
C'est plaisir de voir se dessiner avec une netteté si pi-
quante tous les caractères principaux d'une guerre ho-
mérique , transportés dans les savanes et les forêts du
Mississipl. Neapope, c'est le héros Thalybdes. Keockuck,
c'est Ulysse. Le prophète qui met en mouvement toutes
les haines et toutes les armes indiennes ressemble à Cal-
chas. Notre ami Corbeau-Noir est une espèce d'Achille
vieilli : malheureusement il y a entre les deux civilisa-
tions qui vont combattre un espace bien plus grand que
celui qui sépare les Troyens guidés par Hector, des Grecs
aux belles bottes j et cette extrême inégalité, détruisant les
chances de succès , détruit aussi une partie de l'intérêt
dramatique. Que Corbeau-Noir s'explique lui-même.
« Je remontai le Mississipi avec quelques hommes qui
haïssaient comme moi les Américains. Mais bientôt j'ap-
pris que le subtil Keockuck avait eu raison de ne pas
croire aux paroles de Neapope. Les Anglais ne m'envoyè-
rent aucun secours. Les Pottawattamies et les Winne-
bagoes refusèrent même de m'envoyer des provisions.
Enfin , voyant quelques soldats à cheval qui s'avançaient
vers nous et qui appartenaient au camp ennemi, je leur
dépêchai trois des miens , qui , au lieu d'être reçus ho-
norablement comme c'est la coutume, furent traîtreuse-
ment égorgés. La colère coula dans mes veines; nous nous
jetâmes sur les Américains dont la plupart furent tués.
N'était-il pas naturel de venger nos camarades égorgés .'' »
Pauvre Corbeau -Noir ! malheureuses tribus indien-
nes ! Il est permis de déplorer le sort de ces malheureux
et généreux défenseurs de leurs terres et de leurs foyers.
A peine Castor- Blanc ( tel est le nom donné par les
d'un chef indien. 341
sauvages au {général américain Alkinson) eut-il appris la
résolution désespérée des Indiens et leur premier exploit
qu'il se mit en campagne. Il avait à combattre environ cinq
cents hommes nus et affamés : troupe misérable, privée
de munitions et d'artillerie, traînant après elle des enfans
et des vieillards qui embarrassaient sa marche. Atkinson
possédait toutes les ressources de la guerre européenne ,
et se trouvait à la tête de quinze cents hommes bien
disciplinés. Corbeau-Noir lui tint tète. Il raconte avec
une simplicité vraiment héroïque les détails de cette
triste lutte. Tantôt à force d'adresse, il élude la poursuite
d'un adversaire supérieur en nombre et en force, tantôt
il tombe sur lui à l'iniproviste et lui fait payer cher cette
rencontre. Les soldats de Corbeau -Noir meurent l'un
après l'autre de faim et de fatigue ; sa petite armée , cer-
née de toutes parts et décimée, fait encore bonne conte-
nance. On ne peut que porter respect à cette énergie hé-
roïque, qui passerait pour sublime, si elle eût trouvé son
Thucydide ou son Homère.
« Entre la rivière Rock et le Wisconsin , dit Corbeau-
Noir , notre sang coulait tous les jours. Les lacs et les
étangs de cette contrée la rendent impraticable j le ter-
rain y est mauvais et marécageux ; et je savais que les
faces pâles, qui n'aiment point la fatigue, nous y poursui-
vraient difficilement. Mais quand la faim s'empara de
nous et que nous fûmes obligés de sortir de notre retraite,
l'armée blanche nous poursuivit. Elle nous atteignit sur
les bords du Wisconsin. Je rassemblai autour de moi cin-
quante de mes guerriers les plus braves, et pendant que
le gros de ma faible armée passait la rivière, je tins tète
à l'ennemi. Je réussis à couvrir la retraite des miens 5
mais tout cela était inutile. Le Grand-Esprit avait fixé mon
sort. Je gagnai le Mississipi , accompagné de ceux qui
342 MÉMOIRES
m'étaient restés fidèles. Un grand bateau d'où sortait une
fumée épaisse s'avançait sur le fleuve, comme une vaste
maison dont le toit fumerait (c'était le bateau à vapeur le
Guerrier). Je plantai une percbe dans le sol de la rive ,
et à cette perche j'attachai une lanière de cuir, pour in-
diquer aux blancs que je demandais à me rendre prison-
nier. Mais les blancs criblèrent de balles noire bande
qui n'eut plus qu'un seul pariri à prendre 5 c'était de pas-
ser le fleuve. Nous nous enfonçâmes dans les bois et nous
construisîmes des radeaux pour cet usage. Nos ennemis
survinrent , le fusil et le sabre à la main , et nous mas-
sacrèrent 5 nous leur demandâmes la vie , croyant nous
être comportés en braves et nobles guerriers et avoir mé-
rité que l'on nous traitât avec honneur. On ne voulut
rien nous accorder. On nous tuait pendant que nous na-
gions 5 on nous égorgeait par terre , parmi nos femmes et
nos enfans; quelques-uns se sauvèrent; mais la plupart
de ces misérables furent accueillis à coups de flèches par
les Dahcotas, nos anciens ennemis qui nous portaient une
haine mortelle , et qui massacrèrent un grand nombre
des nôtres. »
Nous joignons notre indignation à celle de Corbeau-
Noir., La grandeur, la générosité, la noblesse, sont du
côté des Indiens; les Européens se montrent avides , san-
guinaires, sans humanité, sans honneur. Mais lisez ce
qui suit.
« Je me rendis , continue notre héros , chez les Winne-
bagoes qui me donnèrent asile, et qui, bien qu'étran-
gers à notre guerre, me reçurent avec hospitalité. 11 fut
convenu , entre eux et moi , qu'ils traiteraient avec les
faces pâles , de manière à ce que ma vie fut sauve. Les
faces pâles le promirent. Mais voici de quelle manière se
conduisirent ces hommes quand on m'eut remis entre
d'un chef indien. 343
leurs mains. Ils me renfermèrent dans une baraque et me
firent traîner le boulet ^ c'est une masse de fer ronde que
l'on attache au pied des coupables et qu'ils sont obligés
de traîner après eux. Sans doute mes ennemis voulaient
m'empècher de fuir : mais lorsque Corbeau-Noir a donné
sa parole , est-ce qu'il lui arrive jamais de se parjurer ?
J'étais vaincu : pourquoi ne pas me tuer ? Cela aurait
mieux valu que de m'humilier ainsi. D'ailleurs à quoi cela
servait-il ? Castor-Blanc savait que nous n'avions plus
d'armée. Moi, si je l'eusse fait prisonnier sur le champ de
bataille, je n'eusse pas blessé son cœur par un traitement
pareil. Tout le monde sait qu'un brave chef de guerre
préfère la mort au déshonneur. Peut-être, cependant,
est-ce la coutume des soldats d'Europe de traiter ainsi
leurs captifs. »
Le malheureux guerrier eut à subir une nouvelle humi-
liation. Les Américains déclarèrent qu'il avait cessé d'être
roi. Une prétendue cérémonie solennelle fut consacrée à
cette parodie de dégradation. Corbeau-Noir existe en-
core, honoré par sa tribu qui n'a point consenti à cette ri-
dicule déchéance , mais qui ne peut résister à la puissance
supérieure qui l'assiège et qui l'écrase. Dernier champion
des forêts qui l'ont vu naître, Corbeau-Noir mérite un
souvenir 5 il est digne que les historiens blancs parlent de
son héroïsme inutile , de sa sublime résistance. Le type
de sa figure et de son caractère s'efface chaque jour.
Non seulement ce type si rare et si noble est bon à con-
server , mais les pages dictées par Corbeau-Noir sont
les seules dans lesquelles on retrouvera la trace des com-
bats livrés par les races aborigènes pour repousser les en-
vahisseurs. Jusqu'ici les hommes seuls avaient écrit l'his-
toire de leur chasse aux lions j maintenant le lion écrit
ses exploits. L'autobiographie de Corbeau-Noir est un livre
344 MÉMoiliES d'un chef indien.
unique , qui ne serait rien sans aulhenticité , mais auquel
cette authenticité irréfragable assigne une place tout-à-fait
isolée parmi les produits de l'intelligence.
Qui s'étonnerait aujourd'hui de la dégradation, de l'af-
faissement , de la prostration des races indigènes ? Elles
savent quel sera le sort de tous les Indiens assez impru-
dens pour relever la tête. L'histoire des Sacs et des Re-
nards est celle de toutes les tribus indiennes. Toujours
le même sentiment d'indépendance, de résistance, d'hé-
roïsme a pour représentant un héros, un Achille, un Cor-
beau-Noir. Toujours s'élève à côté de lui un partisan de la
paix et de la temporisation , un chef qui flatte les blancs
et qui leur cède ; un Keokuck, habile à profiter des cir-
constances et à s'emparer de l'esprit du peuple. Les lec-
teurs d'Homère sont surtout frappés de la ressemblance
qui se trouve entre l'héroïsme de ses principaux person-
nages et celui des Indiens. Les faibles restes des tribus
indiennes que les avides Américains chassent devant eux,
comme un troupeau de moulons que l'on éloigne de ses
pâturages , ont encore leurs chefs de guerre et leurs chefs
pacifiques. Wapashaw, chef guerrier des Dahcotas, les
pousse à la guerre, c'est-à-dire à l'extermination de leur
race. Uncas et Mackintosh ont prolongé l'existence des
Creehs et d'une partie des Pequods , en ayant recours
aux négociations pacifiques. Sassacus, chePguerrier d'une
branche des Pequods , s'est armé pour la défendre et a
péri avec elle. Mais la plus subtile diplomatie des sauva-
ges ne peut qu'éloigner leur anéantissement : et peut-être
vaut-il encore mieux marcher hardiment, avec un héroï-
que courage, au-devant d'une fatalité redoutable, inévi-
table, que de l'atlendre en tremblant et de reculer l'heure
de la mort par des subterfuges et des lâchetés.
( Foreign Review. )
^^i^ceffances.
MON Ax1ll BOB.
C'est en pension que je connus pour la première fois
mon ami Bob Burnaby : Bob était alors un petit marmot
de dix ans , aux joues rondes et vermeilles , aux clieveux
bouclés. Comme j'avais deux ans de plus que lui, et qu'il
existait une certaine intimité entre nos familles , on le
confia à ma protection spéciale. Bobbv avait été un en-
fant gâté , l'enfant unique de M. et M" Burnaby; jus-
qu'à sa dixième année, le monde avait été pour lui un
monde de petits pâtés et de tartes , de confitures et de
douceurs : sa volonté avait été la loi souveraine de la
maison paternelle, son plaisir le but de toutes les atten-
tions de sa maman.
On devine quels fruits une semblable éducation devait
produire : la paresse et l'ignorance , ces deux vices qui en
produisent tant d'autres. Enfin Bob se permit quelques
actes d'insubordination si impardonnables , que son père
perdit patience , et, s'apercevant un peu tard qu'il n'avait
pas le talent d'élever lui-même son fils, décida que le
petit réprouvé serait mis en pension. Cette décision fut
en vain combattue par les menaces , les prières et les at-
taques de nerfs de M" Burnaby. Bob fut immédiatement
conduit au jardin académique dirigé par le révérend
docteur Bearpepper.
Je devins bientôt très-attaché à Bob ; nous aimons na-
turellement ceux qui nous demandent noire appui , et
tout était si nouveau pour lui, le pauvre enfant, que sans
346 MON AMT BOB.
moi il eût été bien malheureux. Jour et nuit , nous étions
deux inséparables , assis sur le même banc , devant le
même pupitre, additionnant la somme destinée à nos me-
nus plaisirs , ou composant nos thèmes. La nuit venue ,
la petite couchette de Bob étant près de la mienne, il me
parlait de papa , de maman , et du gros chien Pompée,
jusqu'à ce que le sommeil lui fermât les yeux. A cet âge
si tendre , Bob avait le goût de la dépense : son argent
faisait toujours , comme on dit , un trou à son gousset ;
aussi , quand il n'en avait plus , il avait recours à mes
shelling, et en devait davantage encore à mistriss Puffy,
la grosse pâtissière qui demeurait au bas de la rue.
Cette prodigalité anticipée était peu de chose au fond ,
mais elle mettait Bob dans de continuels embarras 5 or le
pire des inconvéniens de ces embarras toujours renaissans,
c'est de donner aux écoliers qui s'y exposent une habi-
tude de mentir et de faire des mystères là où le seul re-
mède serait de dire naïvement la vérité. C'était ce qui
arrivait à Bob ^ si je ne l'eusse aimé sincèrement, si je
n'avais pas été pour lui un véritable ami , nous nous se-
rions brouillés cent fois pour une 5 car il m'empruntait
sans cesse en me promettant de me rembourser, et ou-
bliait toujours les promesses qu'il me faisait volontaire-
ment : ou plutôt, je me trompe , il n'oublait rien. Je le
voyais plus tourmenté que moi-même, rougissant, la
larme à l'œil , humilié et désespéré d'être forcé de man-
quer de mémoire.... Au fond du cœur. Bob, mon débi-
teur, était encore mon honorable ami.
A seize ans , je quittai l'établissement du D' Rearpep-
per, et Bob versa d'abondantes larmes en me voyant par-
tir : il ne souffla mot des neuf shellings et quatre pences
qu'il me devait 5 mais quand je lui dis : « Bob, vous m'é-
crirez au moins? » je crois qu'il s'attendait à m'entendra
MON AMI BOB. 347
ajouter : « et n'oubliez pas de m'envoyer votre petite
dette. M
Pendant mon séjour à l'université d'Oxford , nous ne
nous revîmes pas : d'abord nous nous écrivions souvent ,
et le style de notre correspondance était très-affectueux j
mais petit à petit les choses changèrent , et de toute une
année je ne reçus pas une seule lettre de Bob. Enfin , par
la diligence , m'arriva un exemplaire richement relié de
l'ouvrage qu'il savait être ma lecture favorite , avec mon
nom écrit au frontispice, et au-dessus : De la part de son
affectionné et reconnaissant ami Bob.
« Oui, pensais-je en lisant cette suscription , tu es tou-
jours mon honorable ami ! » Bob , après un laps de tems
si considérable, avait honte de m'envoyer les sept à huit
shellings montant de sa dette ; et il ne fut satisfait qu'après
avoir pu consacrer le même nombre de guinées au cadeau
qu'il destinait à me rembourser. Sous le pli du paquet ,
je reçus une lettre qui m'annonçait qu'il avait embrassé
la carrière militaire , et qu'il allait joindre son régiment
qui était dans une garnison étrangère. Il me conjurait de
ne pas conclure de son long silence qu'il m'eût oublié ;
bref il y avait tant de chaleureuse amitié dans la lettre ,
que Bob rentra dans mes bonnes grâces. Ma réponse fut
très-affectueuse , et je lui donnai l'assurance qu'il me re-
trouverait toujours et partout le même.
Après avoir quitté Oxford , je voyageai en France , et ,
à mon retour à Londres, je rencontrai mon ami Bob
dans un hôtel de Bond-Street : c'était alors , dans toute
l'acception du mot, un vrai fashionable. Quelle fête de
nous revoir et de nous retrouver bons amis ! Nous ressem-
blions plutôt à deux écoliers qui se rencontrent après les
vacances qu'à des hommes qui avaient déjà vu le monde.
Lorsque , bras dessus bras dessous , nous parcourions les
348 MON AMI BOB.
rues de West-End , nous éclations de rire comme an
tems où nous nous promenions sur la pelouse du révérend
docteur Rearpepper.
Si je n'étais plus tout à-fait le même, Bob n'était changé
en rien : il avait conservé sa tournure d'esprit , son ca-
ractère et ses anciennes habitudes qui n'avaient fait que
se fortifier en lui avec l'âge. Il aimait toujours les dou-
ceurs. Chaque jour il me conduisait chez Gunter ou chez
Grange , quelquefois chez tous les deux l'un après l'au-
tre, et là, comme chez la vieille mistriss Puffy, Bob se
livrait à son péché mignon, avec cette différence que ses
friandises étaient un peu plus raffinées et un peu plus
coûteuses 5 car, hélas! je vis bientôt qu'il avait retenu
l'ancienne phrase : « Portez cela sur mon mémoire. »
Malheureusement Bob en agissait de même avec tous les
marchands à qui il s'adressait : c'était sans cesse de nou-
veaux bijoux, des habits, des chapeaux, qu'il se donnait
sans se croire obligé de tirer de l'argent de sa poche.
Je savais que Bob serait probablement un jour à la
tète d'une jolie fortune , mais je doutais beaucoup qu'il
eût alors en son pouvoir de quoi payer le quart des ar-
ticles que je lui voyais acquérir avec si peu de cérémo-
nie. Je me hasardai à lui faire part de m.es craintes : à son
embarras , à la rougeur qui colora ses joues , je compris
qu'il sentait la vérité de mon observation; mais je re-
connus bientôt qu'avec son ancien défaut il conservait la
mauvaise habitude de chercher à les cacher par des men-
songes : il en résulta que nous passâmes la soirée avec
plus de réserve qu'à l'ordinaire. Le lendemain matin,
j'oubliai la soirée de la veille, car Bob vint me trouver
en m'annoncant qu'il avait reçu l'ordre de partir pour
l'Inde , et qu'il devait quitter Londres sous deux jours. Il
avait tout juste le tems de se préparer à se mettre en route.
MON AMI BOB. 349
Nous déjeunâmes ensemble, et pendant le repas, le garçon
présentait continuellement à Bob des billets cacbetés,
qui me montraient que plusieurs personnes étaient venues
pour le voir , et avaient insisté pour lui parler ou lui
écrire. Toutefois ces visites ne me paraissaient pas de bon
aloi, mais je ne dis rien. Immédiatement après le déjeu-
ner. Bob me prit le bras et me pria de faire un tour de
promenade avec lui. Nous avions déjà parcouru ou tra-
versé en silence plusieurs rues et divers squares , lors-
qu'avec un accent d'émotion Bob me dit soudain :
« Il n'y a pas d'alternative , il faut que je parte.
— Oui , certes , Bob , répondis-je , à moins que vous
ne soyez retenu.
— Retenu ! dit Bob en rougissant, que voulez-vous dire ?
— Pardonnez-moi, répliquai-je , mais réellement peu
de jeunes gens qui auraient mené un train de vie comme
le vôtre pourraient être prêts à un départ aussi soudain :
or, mon cher Bob, vous savez quel est l'élat de mes fi-
nances ; vous savez que je n'ai pas la moindre épargne à
faire sur mon revenu ; mais si toutefois vous pensez que
je puis vous être utile , disposez de moi.»
Bob me serra le bras , ses yeux devinrent humides 5
mais il avait honte d'avouer le chiffre de ses embarras.
« Je vous reconnais là , mon cher ami , et à l'instant
même vous pouvez me rendre en effet un vrai service ,
en mettant votre nom à une lettre de change.
— La somme n'est pas trop forte, Bob, j'espère ^
— Non... ou plutôt je crains qu'elle ne le soit un peu
trop...
— Si c'est une forte somme , Bob , vous savez qu'à
moins que vous ne puissiez faire honneur à nos signa-
tures le jour de l'échéance, c'est moi qui irai en prison.
— Jamais, reprit Bob avec une chaleur et un élan de
sensibilité dont je ne pouvais me défier.
350 MON AMI BOB.
— Eh bien ! quelle est la somme ?
— Laissez-moi d'abord vous dire certaines choses qui
me pèsent sur le cœur, continua Bob ^ mais pas ici... ve-
nez de ce côté. « Et il me conduisit avec une solennité
silencieuse jusqu'à Park-Lane.
« Qu'est-ce que cela signifie ? demandai-je enfin.
— Chut ! voyez-vous cet hôlel ? » Et Bob me montra
du doigt une très-jolie maison où deux laquais en brillante
livrée recevaient les cartes d'un personnage en voiture
armoriée.
« Si je vois cet hôtel ? certes, oui , je le vois : qu'y a-t-
il donc ?
— Cet hôtel est habité par un des plus riches proprié-
taires de la Grande-Bretagne.
— Je n'aurais pas de peine à le supposer, répondis-je.
— Il a une fille unique.
— Vraiment !
— Sa seule héritière !
— Eh bien , après ?
— Je suis honteux d'avoir gardé ce secret si long-tems
avec un ami tel que vous, murmura Bob.
— Où voulez-vous en venir ?
— Mais ce secret ne m'appartenait pas.
— Quel secret ?
— Cette aimable fille !
— Sur ma parole , Bob , m'écriai-je , vous me faites
perdre patience !
— J'ai conquis l'affection de cette jeune personne.
— De l'héritière ?
— Elle m'aime , dit Bob tout bas.
— Mon cher, voilà un secret qui compte! Quel besoin
avez-vous alors d'un pauvre diable tel que moi ?
— Oh! vous ne savez pas tout : elle m'aime... elle
m'aime à en perdre la léte. . . la pauvre enfant ! mais quel-
MON AMI BOB. 351
que riche que soit son père , s'il soupçonnait que j'ai
des dettes... il s'opposerait certainement au mariage.
— C'est un homme de sens !
— C'est possible-, mais il existe un autre obstacle
mon rang Clara ne consentirait pas à épouser un offi-
cier qui ne serait pas au moins capitaine. »
Je ne pus retenir un éclat de rire.
« C'est une faiblesse peut-être, dit Bob un peu ])iqué ,
mais c'est la seule qu'elle ait ; il faut bien que je m'y
prête : or, mon avancement dépend de mon voyage dans
l'Inde, et...
— Très-bien : je comprends ; mais dites-moi , Bob ,
une bonne fois, ce que vous désirez que je fasse?
— Mettez votre signature à une lettre de change de
cent-quatre-vingt-dix livres sterling.
— Miséricorde! quelle somme... mais enfin, puis-
qu'il le faut, j'y consens... et à l'échéance...
— Je l'acquitterai honorablement...
— Ou j'irai en prison j c'est entendu. Retournons à
l'hôtel.
— Un moment, j'aime à regarder cette maison...
— La cassette qui contient le trésor, n'est-ce pas.-'...
— Oui , et j'aime aussi à la regarder pour vous , mon
ami. Vous voyez ces trois croisées garnies de rideaux de
soie bleue. Oh ! quelle charmante petite chambre ! Eh
bien ! cette chambre, je veux que ce soit exclusivement
la vôtre quand je serai le maître de la maison. Quelle
chambre ! un ameublement exquis ! et quelle vue du parc !
mais venez , nous reparlerons de tout cela en dinant. »
Avant que le diner fut servi, Bob avait retrouvé toute
sa bonne humeur : aussi je ne pus m'empêcher de soup-
çonner, en le voyant si peu désolé d'une si prochaine sé-
paration , qu'il aimait encore plus la dot de sa maîtresse
que sa maîtresse elle-même.
352 NOM AMI BOB.
« Je ne saurais deviner, Bob, lui dis-je, comment vous
avez pu trouver le tems de courtiser votre belle : voilà
plusieurs mois que nous sommes inséparables , et...
— Point de questions , mon ami , ce secret ne m'ap-
partient pas.
— Pas en entier, certainement , je ne vous demande-
rai plus rien... mais cette maison de Park-Lane est-elle
comprise dans l'héritage qu'elle attend de son père ?
— Oh ! oui 1 et quelle maison ! et cette chambre que
je vous destine !... Vous aimez le bain chaud ?
— Beaucoup !
— Il y a dans cette chambre un sofa en soie bleu de
ciel , et lorsque vous touchez un ressort... je ne sais par
quel mécanisme , le sofa disparait , ou se change en une
baignoire, la plus délicieuse baignoire de marbre.
— Comme c'est commode !
— Oui, et une baignoire si complète : trois robinets.
— Trois ? vous voulez dire deux !
— Non , non , trois : un pour l'eau chaude.
— Fort bien.
— Un pour l'eau froide.
— Cela ne fait que deux !
— Doucement ; et le troisième pour l'eau de Colo-
gne ! »
Ce soir-là je mis ma signature à la lettre-de-change de
Bob, et le lendemain matin nous nous dîmes adieu. Je
regrettai Bob très-sincèrement. Après son départ , vin-
rent pour moi quelques mauvais jours ; mes petites af-
faires ayant décliné matériellement, ma gaîté s'en res-
sentit, et lorsqu'on me voyait promener seul et triste
dans les lieux que j'avais tant de fois parcourus avec Bob,
je devais paraître l'ombre en peine de son ami.
Bob parti, mille révélations me furent faites sur ses
dépenses, et au bout de quatre mois, juste deux mois
MON AMI noB. 353
avant réchéance de la lettre -de- change, j'avais toutes
sortes de raisons pour douter qu'elle piil être payée. Je
savais rimposslbililc où j'étais de rembourser cent quatre-
vingt-dix livres sterling 5 aussi je passai une ou deux
semaines dans une anxiété qu'il ne me serait pas facile de
décrire.
Un matin après déjeuner , étant sorti plus triste que
de coutume , j'errai quelques heures de côté et d'autre
jusqu'à ce que je me trouvai dans Park-Lane, vis-à-vis
la maison même habitée par la prétendue de Bob. Ah !
pensai-je, si Bob était à présent le propriétaire de cette
maison , tout irait à merveille : il a bon cœur, le pauvre
diable ; mais hélas ! avant qu'il me mette en possession
de la jolie petite chambre bleu de ciel , avec le bain aux
trois robinets, je risque fort d'aller en prison et de voir
mon nom déshonoré. Mais comme je levais les yeux vers
le balcon du salon , j'aperçus une dame qui arrosait des
géraniums 5 elle tourna tout-à-coup la tête de mon côté ,
parut me reconnaître et me fit un salut de familiarité.
C'était ma vieille amie et ma proche parente , M" Sim-
mons , qui , me faisant signe d'approcher du balcon ,
s'écria : « Oh ! je suis charmée de vous voir 5 nous ne
sommes à Londres que depuis deux jours... nous logeons
chez M. Molesworth. Entrez, je vous prie, je vous présen-
terai.
Je frappai à la porte avec une émotion difficile à dé-
crire, à la porte d'une maison où (par anticipation) je
possédais déjà une chambre à moi avec des rideaux de
soie bleue et un bain parfumé. Je fus admis au salon, et
mon amie M" Simmons me présenta à M. Molesworth ,
vieux gentilhomme affligé de la goutte , et à sa fille uni-
que , jolie blonde d'environ dix-huit ans.
Je passai plusieurs jours de bonheur dans cette maison,
XV. 23
354 MON AMI BOB.
grâce à mes fréquentes visites. Possédant , quoiqu'elle
ne s'en doutât pas , le secret de la jeune personne , je fis
plus de progrès dans son intimité qui si j'avais songé
à éviter qu'on ne me soupçonnât d'avoir des vues sur
son cœur et sur sa main. Je ne tardai pas à me mettre à
mon aise avec la belle héritière , et déjà nous donnions
à causer à toutes les personnes de notre connaissance ,
sans que je me doutasse que nous étions engagés dans les
commencemens d'une inclination.
J'étais allé voir mon amie M'' Simmons un matin de
bonne heure-, c'était justement la veille du jour où la
lettre-de-change de Bob devenait exigible 5 et M" Sim-
mOns me demanda avec beaucoup de mystère pourquoi
j'avais l'air triste et inquiet. Je lui fis une réponse évasive,
ne me souciant pas de révéler l'embarras financier dont
j'étais menacé.
« Bagatelle ! reprit M" Simmons , allant bien au-delà
du sens de mes paroles, mettez-vous hardiment en avant
et faites votre demande! votre famille est honorable,
et quelle que soit votre position actuelle, vos espérances
vous permettent de tout attendre de l'avenir. D'ailleurs ,
elle a assez pour deux. ,
-— Elle ? repris-je , de qui voulez-vous parler "^
— De qui : de miss Molesworth , assurément , me dit
mon excellente amie ^ je suis sûre qu'elle vous voit avec
plaisir et que... »
— Vous n'en êtes pas sûre du tout, repris-je, car je
puis vous apprendre que... « J'hésitai, car je n'avais au-
cun droit de trahir le secret de Bob.
«Justement, dit alors M" Simmons, la voici , et je
vous laisse ensemble. » A ces mots , M" Simmons sort par
une porte, miss Molesworth entre par l'autre.
« De quoi est-il question ? demanda la jeune personne ,
avec émotion, vous paraissez agité : qu'est-il arrivé.^
MON AMI BOB. 355
•"— Sommes-nous seuls ? dis-je après un moment de si-
lence : il vaut mieux que je m'explique. « Miss Moles-
worlh tressaillit , rougit et baissa les yeux. Si j'avais été
un amant favorisé, au moment de faire et d'obtenir l'aveu
d'une passion mutuelle , son visage n'eut pas accusé plus
d'embarras.
— Ne soyez pas alarmée, lui dis-je, je suis l'ami , le
meilleur ami de Bob, et je sais votre secret.
— Mon secret ! s'écria miss Molesvorth.
— Oui , ma chère miss, répondis-je, je suis comme je
vous le disais , l'ami intime de Bob.
— De Bob ? dit-elle.
— Oui , continuai-je en lui prenant la main ^ je suis
l'ancien camarade de pension de Bob.
— Et je vous prie, monsieur, ajouta-t-elle en retirant
sa main , qui est Bob ?
— Ne vous inquiétez pas, repris-je en parlant plus bas,
ne croyez pas nécessaire de me rien cacher : avant de
quitter Londres, Bob m'a tout dit.
— Tout 5 quoi encore ? s'écria miss Molesworth.
— Yotre amour mutuel, vos engagemens... repris-je. »
Miss Molesworth fit un mouvement de dépit et devint
rouge comme une cerise : d'abord la parole lui manqua,
puis elle me dit ; «. Je ne sais , monsieur, à quoi je peux
attribuer cette conduite. Je n'ai aimé personne... je ne
suis engagée à personne... je ne sais de qui vous voulez
parler. Je vous avais cru un ami , monsieur , mais main-
tenant, monsieur... w
Elle ne put achever, et tomba dans un fauteuil à mon
côté, baignée de larmes. En ce moment mes yeux se des-
sillèrent, je compris dans toute son étendue l'impardon-
nable mensonge de Bob. M" Simmons rentra et nous
trouva plongés dans le plus violent désespoir. Miss Mo-
356 MON AMI BOB.
lesworlh alla se jeter dans ses bras, se mit à pleurer sur son
épaule; mais avant qu'un quart-d'heure fût écoulé, sans
pouvoir expliquer comment cela se fit , je me trouvai aux
pieds de la jeune personne , prononçant des sermens d'a-
mour , et triomphant de la découverte que ses engagemens
avec Bob n'élaient qu'une fable.
Miss Molesworth , en fille bien née , me renvoya à son
père-, mais je pus lire dans ses grands yeux bleus qu'elle
ne me haïssait pas. Je me retirai donc plein d'espoir et d'a-
mour. Le lendemain matin ma première pensée fut pour
l'entrevue que je voulais demander à M. Molesworth afin
d'obtenir son consentement -, mais hélas ! le souvenir de
la maudite letlre-de-change vint renverser tous mes pro-
jets. Il n'était que trop probable qu'avant deux jours je
pourrais bien continuer en prison mes rêves d'amour, et
raisonnablement je ne pouvais aller me proposer pour
."•endre à un homme qui , avant de m'accorder sa fille ,
serait obligé de payer cent quatre-vingt-dix livres sterling,
pour ne pas la marier à un débiteur insolvable.
Il me tardait cependant de sortir de cette anxiété ; je
me rendis chez le banquier de Bob , pour savoir si je de-
vais perdre tout espoir de ce côté. Mais quelle fut ma sur-
prise en entrant dans le comptoir de M. Goldsmith , d'ap-
prendre de la bouche du premier commis que les fonds
de la lettre-de-change de M. Burnaby étaient arrivés.
Je me reprochai ma rancune anticipée contre mon ho-
norable ami, et lui sus gré de pouvoir reparaître en bonne
humeur à l'hôtel de Park-Lane.
Pendant un mois rien ne troubla le cours paisible de
mes amours, tout alla au gré de mes souhaits, et lorsque
le mariage fut définitivement arrêté , miss Molesworth et
sa famille quittèrent Londres pour se rendre à leur rési-
dence patrimoniale du comté de Wilts. Je restai seul pour
Mox AMI non. 357
terminer quelques affaires d'intérêt. Le lendemain du dé-
part de ma bien-aimée, j'étais assis dans ma chambre,
triste et rêveur, lorsque ma porte s'ouvrit: c'était Bob.
Il se montra si heureux de me revoir, que je ne pus m'em-
pêcher de le recevoir affectueusement. Il me parla le pre-
mier du service que je lui avais rendu avant sa campaf>ne
dans l'Inde, et moi après avoir franchement avoué le plai-
sir que m'avait fait sa ponctualité , je lui dis .
« Eh bien ! Bob, maintenant que vous voilà capitaine,
rien ne peut plus empêcher votre mariage.
— Mon mariage ! dit Bob en rougissant.
— Oui, repris-je en riant sous cape, votre mariage avec
l'héritière de Park-Lane.
— Oh ! répondit Bob en s'élançant de sa chaise et me
serrant la main, je vous prie de ne jamais me reparler de
ce mariage.
— Et pourquoi?
— Tout est rompu , hélas ! . . .
— Rompu !
— Oui ! la perfide !... mais cela me fait trop de peine
d'en reparler • ne me le rappelez plus , mon ami , je vous
en conjure. »
Je lui promis de respecier sa douleur, et pendant quel-
ques jours nous reprimes nos anciennes habitudes. Tout
allait pour le mieux 5 cependant un matin Bob , fort
soucieux, vint m'annoncer que son tailleur avait menacé
de le faire arrêter pour le montant de son mémoire. J'of-
fris aussitôt d'aller parler à cet homme exigeant , et de
chercher à obtenir un aélal.
« S'il voulait seulement m'accorder un mois, dit Bob.
— Eh bien! répondis-je, j'irai toujours lui deman-
der. ))
Le tailleur fut inexorable; mais il me dit que si je vou-
358 MOX AMI BOB,
lais répondre de la somme et m'engager à la payer moi-
même au bout d'un mois à défaut de Bob, il attendrait,
sinon il ferait arrêter son débiteur le jour même. J'hési-
tai d'abord , mais me souvenant de l'exactitude avec la-
quelle Bob avait fait acquitter les cent quatre-vingt-dix
livres sterling de sa lettre-de-change , je me rendis res-
ponsable de sa nouvelle dette et revins féliciter mon ami.
Quand je lui dis ce que j'avais fait :
« Ce n'est pas possible ! s'écria-t-il -, vous ne pouvez
avoir voulu vous rendre ma caution pour le mémoire de
ce drôle.
— Je l'ai fait, je vous assure , mon cher Bob.
— En ce cas, mon cher ami, vous le paierez : je n'au-
rai pas l'argent moi-même et je ne vous avais pas de-
mandé de vous en rendre responsable je ne pouvais
exiger cela de vous; maintenant, puisque vous l'avez
voulu , vous paierez.
— Mon cher Bob, vous me mettriez dans un fatal em-
barras... Je suis, vous le savez, dans une situation très-
particulière... et à la fin de ce mois j'aurai de tels enga-
gemens , que payer pour vous me sera plus que jamais
impossible. «
Cet entretien me laissa de très -mauvaise humeur. Mes
affaires avec les hommes de loi que j'avais besoin de con-
sulter me retinrent quelques jours dans la Cité. Je vis
Bob plus rarement, et quand je le rencontrais, c'était
d'un air très-froid que je l'accueillais. Cependant un jout
ou deux avant l'expiration du mois , je dus penser sé-
rieusement à l'inopportune responsabilité que je m'étais
imposée. La veille du 31 , j'allai trouver Bob et lui repré-
sentai vivement ma situation pécuniaire 5 il soupira, me
dit qu'il était au désespoir que je me fusse engagé pour
lui, et déplora très-pathétiquement le vide de sa bourse.
MON AMI BOB. 359
Le lendemain matin , avant midi , je courus chez le tail-
leur pour le conjurer de renouveler son billet ^ mais j'ap-
pris alors que mon honorable ami lui avait remis la
somme dont je m'étais rendu caution. J'allai aussitôt chez
Bob qui me reçut avec un rire si franc que je finis par
rire avec lui ; mais je dois avouer que je riais d'autant
plus volontiers , que je savais que l'heure de la vengeance
était proche.
Quinze jours après , la famille de ma prétendue arriva
à Londres pour célébrer le mariage qui devait avoir lieu
le lendemain malin à l'église de Saint-Georges-Hanover-
Square. Bob me demanda ce r/ue j'avais de si intéressant
à faire que je semblais occupé du matin au soir , et pour-
quoi nous nous étions vus si rarement ces derniers tems.
« Mon cher Bob , lui répondis-je , c'était un secret 5
mais je ne veux plus avoir de secret pour vous... Je me
marie demain malin.
— Vous vous mariez demain matin ! Voyons donc, et
avec qui ? Racontez-moi tout, mon cher ami : est-ce que
je connais la fiancée? est-elle jolie !' est-elle riche ?
— Ce n'est pas le moment encore de répondre à votre
curiosité, mon cher Bob... Suspendez vos questions. Je
dîne à six heures avec ma nouvelle famille , et je vous ai
choisi pour mon témoin 5 vous viendrez donc pour que
je vous présente... allez vous habiller, et dans trois quarts
d'heure j'irai vous prendre en voiture.
— Où demeure donc la prétendue ? me demanda Bob,
lorsque la voiture qui nous conduisait entra dans Oxford-
Street.
— Vous allez le savoir, mon cher Bob.
— Où passons-nous donc ? demanda-t-il encore lors-
que la voiture fit un détour à gauche.
— - Nous sommes dans Park-Laue.
360 MON AMI Bon.
— Et la future demeure?... balbutia Bob.
— Dans Park-Lane, mon ami. »
On ne peut se faire une idée de l'air confus de ce pau-
vre Bob , et lorsque la voiture s'arrêta devant l'hôtel de
M. Molesworth , il me dit :
« Je mérite cela... je suis honteux de moi-même
Allons, mon ami, retournons chez nous.
— Nullement, répondis-je au moment où le domestique,
après avoir fait tonner le marteau contre la porte de
l'hôtel , nous ouvrit la portière.
« Quoi ! mon ami , vous entrez ? disait Bob en me re-
tenant par les basques de mon habit.
— Si j'entre , je le crois bien ^ Bob , venez donc , vous
trouverez ici d'anciens amis , et vous me montrerez la
chambre bleue , le bain aux trois robinets, etc.
— A'^ous poussez les choses trop loin , je reconnais
mon tort — j'ai dit ce qui n'était pas je vous de-
mande pardon... n'est-ce pas assez?... les domestiques et
les maîtres de celte maison a ont nous prendre pour des
fous.
— Nullement, repris-jc, mon cher Bob... soyez tou-
jours aussi vrai que je le suis en ce moment avec vous. »
Je lui pris la main et l'entraînai dans le salon , humilié
qu'il était, et me disant tout bas : « Ah ça ! j'espère, que
c'est entre nous ; qu'ils ne savent rien.
— Fden, mon cher, rassurez-vous, et ils ne sauront ja-
mais rien qui puisse faire tort à mon honorable ami.
— Je n'inventerai plus une menterie de ma vie , me
dit Bob. » Et ce qu'il y a de plus heureux, c'est que voilà
bientôt six mois, qu'il tient parole.
(Nc\v Mcmthfy Bfagazine. )
NOUVELLES DES SCIENCES,
DE LA LITTÉRATURE , DES BEAUX-ARTS , DU COMMERCE , DES ARTS
INDUSTRIELS, DE l' AGRICULTURE , ETC.
Les lacs d'Ecosse. — Il n'est pas de contrée dont la
constitution géo^nostique offre plus d'intérêt que celle
de la Grande-Bretagne. Au nord comme au sud, les dé-
pôts|calcaires , les schistes ardoisiers, la houille, les mi-
nes de fer et de plomb , se trouvent en grand nombre -,
les] mines de cuivre et d'étain s'étendent vers le sud-
ouest ; le nord recèle des dépôts de cuivre et de mercure,
ainsi que des roches micacées qui renferment des pierres
précieuses, et partout on y trouve des sources d'eaux mi-
nérales. Cependant , malgré les bizarres aspérités du sol ,
les lacs y sont très-peu nombreux. En Angleterre, on n'en
voit que dans le Gumberîand , le Lancaster et le "VVesl-
moreland. Les hogs de l'Irlande, avec leurs eaux bour-
beuses et leur aspect marécageux, ne sont pas dignes de
figurer dans cette catégorie. L'Ecosse seule possède un
grand nombre de lacs, vastes réservoirs dont les eaux
pures et transparentes, les rives pittoresques et les monts
élevés qui les encadrent attirent, chaque année, de nom-
breux voyageurs. Nous allons ici faire connaître les plus
remarquables.
Le premier de ces lacs est celui qui ;>(' trouve le plus
362 NOUVELLES DES SCIENCES,
rapproché d'Edinbourg , le Loch-Leven. A l'ouest et au
nord-ouest du Loch-Leven est le joli vallon de Klnross,
riche de ses plantations récentes , de ses gracieuses villas
et des pâturages où paissent ces belles vaches dont le lait
teint de son nuage azuré le thé des bourgeois de la mé-
tropole calédonienne. Au levant , un vieux château en
ruine vous parle des scènes féodales d'un autre tems ,
c'est le château de Burleigh. Mais , à ces vergers ferti-
les, à ces vertes pelouses , à ce vallon pastoral, à ces rui-
nes , et même aux sommets du Lomond et du Benarly ,
qui bornent l'horizon aii nord et au sud, les lecteurs de
/'^Z'Z'e préfèrent les iles du lac lui-même, et surtout
celle qui se dessine le plus près du bourg de Kinross , et
qu'on vous désigne comme la prison où gémit Marie-
Stuart , nom toujours cher à l'Ecosse. Le lac Leven a
onze milles de circonférence , et le chitYre de onze se re-
produit si souvent dans sa description , qu'on prétend
qu'il lui doit son nom, contraction à^Eleveji : ses eaux
baignaient jadis les domaines de onze lairds rivaux -, onze
ruisseaux ou petites rivières s'y jettent ^ il contient onze
sortes de poissons , et onze espèces différentes d'arbres
ombragent ses iles.
On appelle le Loch-Lomond le roi des lacs d'Ecosse ,
soit à cause de sa largeur, qui est de huit milles en plu-
sieurs endroits, et de sa longueur qui est de trente mil-
les , soit à cause de la magnificence des paysages envi-
ronnans. Trente îles s'élèvent sur ce lac , et les plus
larges sont couvertes de belles plantations. Quelque site
qu'on choisisse pour voir le Loch - Lomond , les points
de vue ont un mélange ravissant de grâce et de grandeur.
C'est du mont Misery qu'on peut l'admirer dans sa plus
vaste étendue et peut-être dans ses aspects les plus va-
riés : il Y a là d'ailleurs une sorte d'attrait littéraire et
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE , ETC. 363
scientifique; car, à quelques milles de distance, sont nés
trois grandes illustrations de l'Ecosse, Buchanan , poète
et historien, Napier, Tinventcur des logarithmes, et
Smollet, poète historien, romancier quia célébré lui-
même ces lieux en vers et en prose. Cependant ce serait
avoir mal vu le lac Lomond que de ne pas avoir gravi
le ben qui porte le même nom, car du Ben -Lomond
on plane sur toute l'Ecosse , et plus loin encore. D'un
côté est Edinbourg , d'un autre Glascow , la ville des
vieilles gloires calédoniennes , la ville de sa prospérité
commerciale et industrielle : quand votre vue se fami-
liarise avec cet immense panorama, vous découvrez aussi
les iles de Bute et d'Arran , la côte d'Islande et l'océan
Atlantique avec son horizon infini. Plus près, tous les
monts de l'Ecosse sont là sous vos yeux comme les flots
suspendus d'une autre mer soudain pétrifiée. Je suppose
un ciel pur ; mais si des nuages accourent du nord ou du
midi, vous les voyez glisser au-dessous de vous, et si un
orage se forme, grandit, éclate, vous dominez le spec-
tacle, vous semblez exciter vous-même les élémens qui
luttent sous vos pieds. On parcourt aujourd'hui le lac
Lomond depuis la caverne de Rob-Roy jusqu'à Greenoch
dans un élégant bateau à vapeur, où l'on trouve toutes les
commodités de la vie comme dans la meilleure auberge
des Trois- Royaumes.
Le lac Katune, moins vaste que le lac Lomond, n'est
guère moins pittoresque. A l'une et à l'autre de ses deux
extrémités , un batelier y attend les voyageurs, et si c'est
le vieux Stewart qui vous conduit , vous saurez bientôt
les noms de tous les sites aussi bien que Walter Scott,
qui fit sa réputation dans une note de sa Dame du Lac.
Voilà le Ben-Yenue, voilà Craig's-Innes , voilà la Téte-
de-Cerf, et puis l'ile d'Ellen, etc. Si vous vous per-
364 NOUVELLES DES SCIENCES,
mettez de trouver que le poète a un peu a^^randi la re-
traite du vieux Douglas et de sa fille, vous reconnaîtrez
qu'il n'a rien dit de trop des Trosachs , cette gorge étroite
qu'on pourrait appeler les Thermopyles de la vieille
Ecosse. C'est là que le cheval de Fitz-James succomba de
fatigue sous son noble cavalier.
A quelques milles du lac Katune est le lac Achray : le
lac Achray n'a qu'un mille de longueur. A côté des deux
lacs précédens c'est une vraie miniature- mais rien n'est
plus gracieux : les rochers les plus arides ont là des for-
mes charmantes. AValter Scott lui a donné l'épithète de
Loi'eljr, qui le caractérise parfaitement. On dirait que
les oiseaux eux-mêmes chantent sur ses bords avec plus
de mélodie qu'ailleurs. Une fée sortirait de ses ondes que
vous croiriez au miracle comme une chose toute natu-
relle. Par opposition , le petit loch Ard est d'un aspect
plus sombre, et il vous rappelle d'ailleurs cette scène
tragique où les Mac-Gregors immolèrent sans pitié cet
espion anglais que AValter Scott a fait si poltron dans son
Rob Roj.
Il y a encore le lac Hong et le lac Finn , et bien d'au-
tres lacs -, mais je ne parlerai plus que du lac Ness , qui
réunit la beauté des sites aux souvenirs de l'histoire. A
quelques milles du lac Ness est Culloden , où périt le der-
nier espoir de la cause jacobite. Ce fut dans une chau-
mière près du lac Ness que Charles-Edouard se cacha
pendant deux jours après la grande bataille de 17 46. Le
pauvre montagnard (jui devint l'hôte du royal proscrit
s'appelait Kennedy. Il fut pendu quelques années après
à Inverness, accusé d'avoir dérobé une vache. Il faut sa-
voir que le vol d'une vache était jadis en Ecosse un ex-
ploit de héros plutôt qu'un acte de bandit, et le pauvre
Kennedv, pressé d'ailleurs par la faim, aurait pu dire à
DU COMMERCE, I>E l'iNDUSTHIE , ETC. 365
ses juges : « V^ous faites pendre comme voleur un homme
qui refusa de livrer un proscrit dont la tête valait trente
mille livres sterling;! »
Au nord du Loch-Ness on voit la belle roule militaire
qui acheva la pacification de l'Ecosse. Du jour où les ar-
mées ré{5ulières purent pénétrer dans les montagnes , les
mœurs patriarcales des chefs de clan et les habitudes de
bandits des anciens descendans de Gaël n'opposèrent
plus qu'une faible résistance à la civilisation britan-
nique.
^^^(iciu^s ^|C)^btC(if^5.
Du traitement des aliénés en Ecosse , en Angleterre
et en Prusse. — Depuis l'époque où le célèbre médecin
François Pears a fixé l'attention du monde savant sur
l'état misérable où étaient alors les aliénés, et a soumis
leur traitement à une méthode rationnelle , il n'est pas
de ville considérable où l'on n'ait fondé quelque établisse-
ment destiné , non plus comme autrefois à leur servir de
prison , mais à leur fournir les moyens de guérir , ou au
moins de calmer leurs souffrances 5 cependant un grand
nombre de ces élablissemens sont loin d'offrir toutes les
conditions que réclame l'objet auquel ils sont destinés.
La comparaison que fait entre quatre de ces établisse-
mens, dans quatre contrées différentes, le docteur Combe,
dans un ouvrage fort curieux sur la physiologie médicale,
nous semble offrir assez d'intérêt pour que nous puissions
la reproduire ici.
Ily a à Edinbourgdeux établissemens destinés à recevoir
les aliénés pauvres : l'un qui appartient à la ville, et l'autre
à la maison de travail ( /^Fe^f church charitj TVorhhouse).
366 NOUVELLES DES SCIENCES,
Le premier, placé au milieu de la ville , est environné de
construclions élevées et de l'ancienne enceinte de la ville
qui a une grande hauteur et qui nuit à la circulation de
l'air. Les bâtimens dont il se compose avaient été primi-
tivement destinés pour une maison de commerce; ils sont
peu vastes, très-bas d'étage et ne conviennent nullement à
la destination qu'ils ont reçue. Le nombre ordinaire des
malades est de soixante-dix. Le peu d'étendue du local ne
permet pas d'établir une classification convenable. Il n'y
a ni atelier , ni lieu d'exercice convenable , et la ventila-
tion y est mal faite. L'aspect de la maison n'ofFre rien aux
pauvres malades qui puisse leur plaire ou les calmer : de
quelque côté qu'ils regardent, ils ne voient que de hautes
murailles , des fenêtres étroites et des barreaux de fer.
L'asile de la maison de travail diffère peu de celui que
nous venons de décrire , si ce n'est que son exposition y
permet un plus libre accès à l'air et à la lumière 5 mais il
n'y a ni atelier, ni jardin assez grand pour que les malades
puissent prendre un exercice salutaire, et si l'on remarque
que la plupart des sujets qui y sont reçus sont habitués au
travail et au grand air , on concevra facilement combien
doit leur être funeste ce séjour, où ils ne trouvent ni les
avantages dont ils jouissaient au dehors , ni aucune com-
pensation.
En opposition avec ces deux asiles qui sont peu dignes
de l'époque actuelle et de la ville éclairée où ils se trou-
vent , nous citerons ceux de Putk , de Dundee , de Glas-
cow, d'Hanwell, où les malades sont dans des conditions
tout-à-fait différentes. Nous choisirons de préférence l'a-
sile d'Han>vell parce qu'il ne renferme que des pauvres ,
etqu'il nous permetainsi d'établir une exacte comparaison.
Cet asile contient environ six cents aliénés. Le site sur
lequel il a été bâti est élevé , gai , sec et aéré , sans ce-
DU COMMERCE, DÉ l'iNDUSTRIE , ETC. 367
pendant être trop découvert. On y jouit d'une vue agréa-
ble à la fois et étendue. Toutes les pièces y sont bien dis-
posées, admirablement chauffées, et ne laissent rien à dési-
rer sous le rapport de la ventilation , de l'éclairage et du
mobilier. Les châssis des croisées étant en Ter, on n'a point
à redouter d'accidens, bien que Ton ne voie aucune trace
de contrainte ^ dans toute la maison l'action de l'auto-
rité est si peu visible , que Ton croirait que chacun est
abandonné à sa propre discrétion. On a aussi établi d'as-
sez nombreuses divisions pour qu'aucun des aliénés n'ait
à souffrir du contact de ceux dont l'état pourrait exercer
une fticheuse influence sur ses sensations. Tel est le bon
ordre qui règne dans cette maison que, bien que le nombre
des cas fâcheux y soit très-considérable (les cinq sixièmes
des malades qui sont dirigés sur Hanwell sont reconnus
incurables avant leur admission), cependant tout y res-
pire le repos et le calme. On trouve même dans les quar-
tiers des idiots, des furieux et des épileptiques^ un aspect
de gaité et de confiance qui contraste avec ce que l'on
observe dans les établissemens analogues. Le directeur
de cet établissement, le docteur Ellis, a apporté la plus
grande attention à ce que chacun des aliénés put trouver
une occupation dans l'intérieur de la maison. A peine
a-t-on passé la première porte, que l'on aperçoit déjà
quelques malades occupés à entretenir les plates-bandes
et à niveler le terrain ; plus loin , d'autres sont occupés
dans dévastes jardins, ou même dans les champs voi-
sins. Quand on pénètre dans l'intérieur des bàtimens, on
croirait voir une espèce de bazar universel : ici des bou-
langers, là des brasseurs ou des tisserands 5 dans d'autres
chambres, ce sont des cordiers , des tailleurs, des cor-
donniers , des vanniers, qui tous et en grand nombre
sont occupés des travaux de leur état. Les femmes tra-
368 NOUVELLES DES SCIENCES,
■vaillent aussi de leur côté 5 les unes à la cuisine ou à la
buanderie , d'autres à la lingerie : tontes enfin sont oc-
cupées. On ne force cependant personne à tra^vailler. On
demande à tous de le faire , et celui qui refuse n'en est
pas moins traité avec bienveillance ; mais alors on cesse
de lui accorder quelques petites douceurs. Ainsi, on ne
donne aux hommes du tabac que quand ils font quelque
chose d'utile , et bientôt ils reconnaissent qu'il est à la fois
plus agréable et plus utile de se livrer au travail que de
rester à rien faire.
Ces divers établissemens sont uniquement destinés aux
aliénés pauvres, et conséquemment on pourrait penser que
l'ordre qui y règne dépend de l'habitude où sont ces pau-
vres malades de se livrer à de rudes travaux. Voyons
maintenant la description d'un établissement où l'on re-
çoit des pensionnaires. Nous choisirons de préférence l'a-
sile de Siegbourg, près de Cologne, où l'on a adopté la mé-
thode du docteur Jacobi.
La nature a singulièrement' favorisé la localité de Sieg-
bourf . Le rocher isolé sur lequel s'élève l'établissement
domine un riche et romantique paysage borné au sud par
les pics du Siebeji-Gehirge , au nord par les ondulations
du terrain , au-dessus desquelles on distingue les tours de
Cologne , à l'est par une chaîne de montagnes boisées ,
tandis qu'à l'ouest l'œil pénètre dans la belle vallée du
Rhin qui coule si majestueusement au milieu des jardins
et des vignes entre les villages suspendus au-dessus de ses
eaux et les ruines des vieux châteaux gothiques. Au pied
du roc est l'ancienne ville de Siegbourg, dont les remparts
vermoulus sont baigné par le Sieg , torrent des monta-
gnes qui se précipite à deux lieues de là dans le Rhin. Le
château appartenait aux bénédictins , auxquels Napoléon
l'avait enlevé pour le réunir au domaine de l'état. A la
DU COMMERCE, DE l' INDUSTRIE, ETC. 369
paix , le roi de Prusse n'ayant trouA'é aucun acheteur en
fit un asile destiné aux aliénés des provinces rhénanes ;
il faut en convenir , rien ne pouvait être mieux disposé
pour cet usa^e que le long corridor et les cellules sépa-
rées que Ibrme l'intérieur du monastère. L'édifice est
presque quadrangulaire, mais au centre de sa grande cour
on voit une belle église s'élever au-dessus de tous les
bàtimens sur trois côtés; le rez-de-chaussée est presqu'en-
tièrement occupé par la cuisine , les bains et les offices.
Les cellules du premier étage sont destinées aux malades
pauvres, tandis que celles du second sont pour les pen-
sionnaires ou les personnes d'un rang plus élevé et dont
le prix de la pension varie suivant les soins qu'ils récla-
ment. Le quatrième côté du quadrangle, qui offre l'avan-
tage d'être un peu séparé des autres , est habité par les
aliénés dont les cris ou les accès de rage pourraient in-
commoder les aliénés paisibles. Le rez-de-chaussée a été
assigné aux hommes, et le premier étage aux femmes.
Cet établissement renferme aujourd'hui deux cents ma-
lades, dont quatre-vingts femmes.
Le moyen de traitement sur lequel on insiste dans
cet établissement , celui qui paraît avoir eu le plus d'in-
fluence dans les cas heureux , c'est l'emploi du travail ,
soit intellectuel , soit manuel. On établit dans ce but
une distinction dans les habitudes et dans la position du
malade ; ainsi, dans la classe des pauvres , les hommes
sont généralement occupés pendant six heures par jour à
la culture des jardins et des champs qui entourent la
montagne , tandis que les femmes filent ou travaillent
dans l'intérieur. Durant les heures de loisir, ceux qui
marchent vers la guérison se réunissent en société dans
des chambres particulières, où on leur fournit pour leur
amusement des jeux mécaniques , des journaux et des
XV. 24
370 NOUVELLES DES SCIENCES ,
ouvrages d'un caractère léger et instructif. Les pension-
naires , qui en général ont reçu une bonne éducation,
sont aussi continuellement occupés: les dames à des tra-
vaux d'aiguille, à la lecture, à la musique, et les hommes
à des études littéraires et arithmétiques proportionnées
à leurs moyens et adaptées à chaque cas. Des personnes
des deux sexes surveillent avec soin les occupations des
deux divisions. Un aliéné de cette maison était occupé à
traduire les Commentaires de César lorsque je m'appro-
chai de lui-, un second étudiait un nouveau morceau de
musique, et un troisième, observant que j'étais étranger,
m'adressa la parole en latin. Les appartemens particu-
liers des pensionnaires sont fournis de tout ce qui peut
leur en rendre le séjour agréable ; et les cours et les jar-
dins ofi'rent un espace assez vaste pour les récréations et
les exercices. Il y a une bibliothèque , des billards, dif-
férentes espèces de jeux et divers instrumens de musique
pour servir de délassement pendant le petit nombre
d'heures qui ne sont pas consacrées aux travaux manuels
ou à l'étude.
^^cottotnie ^gofift(|tt^
Des profits des hommes de lettres dans les seizième
et dix-septième siècles , et de la situation financière de
Shahspeare en particulier. — On parle beaucoup de
nos progrès sociaux 5 quand on veut réduire cette expres-
sion à sa juste valeur, il arrive souvent aux philosophes
de reconnaître avec surprise que le progrès est imagi-
naire , et que les forces sociales se sont déplacées , mais
non pas changées. Dans l'opinion commune, la situation
de l'homme de lettres est aujourd'hui plus avantageuse
DU C0SI5IERCE, DE l' INDUSTRIE, ETC. 371
qu'elle ne l'a jamais élé. On cite la seigneurie de Vol-
taire , le château de lord Byron , l'influence exercée ^ar
les gens de lettres sur la révolution française ; on oublie
que pendant le moyen -âge un homme distingué par ses
talens devenait cardinal et ministre. Quel est le professeur
actuel qui occupe une position comparahle à celle d'A-
beilard ou de Pierre -le- Vénérable ? Pétrarque vivait
comme un prince, le Bimbo avait des palais ornés de sta-
tues , Joinville et Froissard , les premiers historiens de
la France , jouissaient de tout le bien-être et de tout l'é-
clat dont les premiers rangs militaires ou civils entou-
rent aujourd'hui un citoyen : l'époque était hostile à l'in-
telligence sans doute , mais celle-ci reprenait ses droits
et assurait à son possesseur une quantité fort honnête de
jouissances matérielles. Chaucer, le satirique du quator-
zième siècle , était tout aussi heureux que Béranger.
L'universel Erasme , auquel les princes écrivaient avec
tant de respect, occupait la situation de Goethe. Envi-
ronnés d'obstacles , pauvres à leur naissance , dénués de
secours , tous ces hommes deviennent maîtres de leur
destinée. Ne parlez pas des malheurs du Tasse, de ceux
du Dante, de Cervantes et de Milton. Ces malheurs ne
tiennent pas à leur génie, mais à leur caractère et aux
circonstances qui les entouraient. Milton et Dante ont été
battus de tous les orages politiques , mêlés à des conspi-
rations , brûlés de fanatisme et de haines particulières ,
comment n'auraient-ils pas payé le prix de leurs passions
et de leurs fureurs ? Si le Tasse a beaucoup soufTert , c'est
qu'il était rêveur , orgueilleux , misantrope et amoureux
comme J.-J. Rousseau. Enlevez à tous ces hommes leur
génie, et laissez-leur le caractère malheureux dont la
nature les a doués, les mêmes calamités fondront sur eux,
ils seront victimes de la société qu'ils blesseront.
372 NOUVELLES DES SCIENCES ,
Il était déjà prouvé que William Shakspeare , après
avoir passé à Londres une quinzaine d'années , et avoir
réalisé une somme d'argent , fruit de ses chefs-d'œuvre et
de son travail, avait quitté tout- à -coup la grande ville
pour n'y plus reparaître, et qu'il avait appliqué le capi-
tal dont il se trouvait maître à l'achat d'un petit domaine
dans sa ville natale (1). On savait aussi que depuis l'é-
poque de sa retraite jusqu'à celle de sa mort, il vécut dans
une profonde solitude , sans envoyer aucun manuscrit de
drame à ses anciens camarades, et sans se livrer à aucune
spéculation lucrative 5 ce qui supposait nécessairement
une fortune indépendante. Mais il était réservé aux in-
vestigations du savant le plus infatigable de toute l'An-
gleterre, de Payne Collier, auteur d'une excellente his-
toire du théâtre d'Angleterre , de nous faire connaître la
véritable situation de la fortune de ce grand homme ,
qui en définitive n'avait pas plus à se plaindre de son
époque que les bons écrivains actuels n'ont à se plaindre
de leurs contemporains. Deux liasses de vieux papiers of-
ficiels qui avaient appartenu au garde-des-sceaux de la
reine Elisabeth, grand- chancelier sous Jacques I", lord
Ellesmere , n'avaient pas été compulsées depuis l'époque
où le chancelier lui-même les avait scellées du sceau of-
ficiel 5 lord Francis Egerton permit à M. Collier de con-
sulter ces vieux documens, qui lui ont donné des résul-
(1) D'après des documeus officiels, on sait qu'en 1602, Shak-
speare acheta 107 acres de terre (50 hectares environ) qu'il annexa
à sa maison de New-Place ; qu'en 1603 , il acheta encore pour la
somme de 60 liv. st. (i,500 fr.) une grange avec remises, greniers
et vergers , située près de Stratford, et qu'en 1605 il donna 440 liv. st.
(11,000 fr.) pour le loyer des grandes et petites dîmes de Stratford.
On voit que Shakspeare était un excellent administrateur, et qu'il
connaissait toute l'importance des capitaux productifs.
DU COMMERCE, UE l'jNDUSTRIE , ETC. 373
tais pleins d'intérêt. Ainsi, dans les pétitions adressées
à la cour par la compagnie d'acteurs dont Shakspeare fai-
sait partie, on aperçoit clairement la prof[ression suivie
par la fortune du grand poète. Dans la première de ces
pétitions, son nom est placé le douzième-, en 1596, dans
la seconde , il apparaît le cinquième ; enfin , en 1G03 , la
patente que lui accorde le roi Jacques le nomme le se-
cond. Lorsque la corporation de Londres , dominée par
des sentimens de puritanisme exagérés , voulut chasser
tous les acteurs de ses domaines , et proposa de leur ache-
ter leurs propriétés , il fallut estimer non seulement le
capital appartenant au théâtre, mais la part de chacun
des propriétaires ; or, d'après les nouveaux documens re-
trouvés par M. Collier, celle de Shakspeare ( inférieure
seulement à celle de Burhadge son camarade) s'élevait à
1,433 liv. sterling, qui équivaudraient aujourd'hui à
7,000 liv. sterl. (175,000 fr.). Le montant total de l'in-
demnité réclamée par les divers actionnaires et proprié-
taires du théâtre de Blackfriars s'élevait à 7,000 liv. st. ;
d'après la plus-value actuelle du numéraire, cette somme
représente au moins 35,000 liv. sterl. (870,000 fr.).
Suivant les calculs de M. Collier, le revenu de Shaks-
peare en 1608 , c'est-à-dire à l'époque où il avait produit
presque tous ses chefs-d'œuvre, équivalait au moins à
300 liv. st. de cette époque , c'est-à-dire à 1,500 liv. st.
(37,500 fr.). Peu d'auteurs dramatiques, M. Scribe
excepté , ont réalisé de nos jours un aussi beau re-
venu 5 quant à la position sociale de Shakspeare, elle
nous semble fixée par le passage suivant d'une lettre
adressée à lord Ellesmere par Henri Southampton, qui
lui demandait sa protection pour les acteurs contre la
corporation de Londres. Après avoir fait l'éloge de Bur-
hadge, le Roscius anglais, celui qui accorde admirable-
i74 KOOVELLES DES SCIENCES ,
ment le geste avec la parole , et la parole avec le geste ,
il parle de Shakspeare comme d'un homme qui ne mérite
pas moins de faveur : « Mon ami particulier, ajoute-t-il,
acteur estimé dans la compagnie , propriétaire d'une ac-
tion dans le théâtre , auteur de quelques-unes de nos
meilleures pièces anglaises, et qui , vous ne l'ignorez pas,
était singulièrement aimé de la reine Elisabeth , quand
les acteurs venaient jouer devant la cour à Noël et à
Pâques. >y
Il paraît même que la prospérité de Shakspeare , ré-
sultat évident de son talent et de son économie , excitait
la jalousie de ses confrères les poètes , car Daniel , l'au-
teur de sonnets , si célèbre à cette époque , écrit à lord
Ellesmere une lettre dont M. Collier cite plusieurs passa-
ges fort curieux : « On veut, dit -il , d'après la requête
de quelques gens de cour, donner à un homme de théâ-
tre la place que votre excellence m'a promise de maester
oflhe revels (intendant des menus plaisirs) • si l'on avait
choisi mon bon ami, M. de Rayton , je n'aurais pas mur-
muré, car il aurait rempli cette place très-excellemment;
mais dans mon humble opinion , il n'est pas convenable
qu'elle soit remplie par un homme dont les pièces se
jouent à Londres tous les jours , qui lui-même fait partie
de la troupe de Sa Majesté , qui fait des gains considéra-
bles, et qui est propriétaire d'un théâtre : ce serait l'o-
bliger à être souvent arbitre dans sa propre cause. » En
effet , Shakspeare n'obtint pas cette place •, ce fut Samuel
Daniel qui l'occupa.
De ces nouveaux et incontestables documens relatifs à
la situation pécuniaire du plus grand écrivain que l'An-
gleterre ait produit, que résulte-t-il? que dans presque
toutes les époques le génie a conquis sa place et arraché
à la société la plus indifférente, non seulement une sté-
DU COMMERCE, DE l'iXDUSTRIE , ETC. 375
rile estime , mais le bien-étre et l'aisance , toutes les fois
que Tordre et l'économie ont réglé les mouvemens de sa
vie matérielle. Un acteur, au seizième siècle, était le plus
méprisé des baladins , et n'ol)lenait pas beaucoup plus
de considération qu'un danseur de corde de nos places
publiques n'en obtient aujourd'bui. Cependant nous
voyons Shakspeare devenir l'ami de lord Southampton ,
obtenir la faveur de la reine Elisabetb , et mourir ricbe
propriétaire dans sa petite ville natale de Stratford-sur-
Avon.
($.
^S^S
Les Quakers en voyage. — Personne mieux que
les quakers ne sait vivre dans les limites de la loi et
éluder la loi. La subtilité de leur sévérité fait honte
aux anciens casuistes. Je voyageais un jour avec trois
vénérables quakers ; ils n'avaient pas ouvert les lè-
vres pendant toute la route 5 leur habit était boutonné
jusqu'au menton, leur tèle était raide et inflexible. Nous
descendîmes dans un village pour nous rafraîchir pen-
dant qu'on changeait de chevaux. Les quakers deman-
dèrent du thé , je demandai des côtelettes. La maîtresse
de l'auberge, femme expérimentée, m'apporta des côte-
lettes et du thé; aux quakers du thé et des côtelettes.
Cette habile manœuvre doublait les bénéfices. En vain
nous fîmes observer à l'hôtesse que nos appétits n'exi-
geaient pas cette surérogalion. Elle refusa de nous écou-
ter. Je regardais attentivement les convives , plein de
confiance dans leur sagesse et décidé à les imiter dans
cette circonstance épineuse. Ils burent leur thé, je man-
geai mes côtelettes. Ils offrirent à leur hôtesse le prix
376 NOUVELLES DES SCIENCES ,
exact du thé qu'ils avaient bu, je suivis leur exemple,
et j'offris la valeur de mon déjeuner. L'hôtesse cria, tem-
pêta , refusa notre argent , sous prétexte qu'elle voulait
tout ou rien.
« Sœur , s'écria le plus grave et le plus sec des trois
quakers, veux-tu ton argent.
— Non , cria la sibylle , je n'en veux pas ! »
Le grave quaker remit son argent dans sa poche , bou-
tonna le dernier bouton do son habit , se leva , fut suivi de
ses deux frères qui imitant son mouvement replacèrent
leurs schellings dans leurs poches respectives , et quitta
l'auberge. Que pouvais-je faire de mieux que de me con-
former à un modèle si respectable ? Ma redingote fut
boutonnée , mon argent remis dans ma bourse , et je
marchai gravement sur les traces de nos quakers. L'hô-
tesse se confondait en clameurs effroyables. Pas un des
quakers ne se retourna, pas un d'entre eux ne fronça le
soucil. Nous remontâmes en diligence. Le silence régna
pendant une demi-heure. Alors le plus grave et le plus âgé
rouvrit la bouche ecdit : « Frères, quel est le cours des
indigos sur la place de Londres ? »
Sans contredit c'est à ce calme , à ce sang-froid, à cette
impassibilité qu'apportent les quakers dans toutes les cir-
constances de la vie , qu'il faut attribuer la prolongation
de leur existence au-delà de la durée moyenne observée
chez les autres classes delà société. On a récemment cons-
taté le fait, mais, comme toujours, on a oublié d'en signaler
la cause. Ainsi à Cheslerfield , en comparant la durée de
la vie chez les quakers et chez quelques autres religion-
naires, on a trouvé que la vie moyenne des premiers était
de 47 ans 10 mois, et celle des seconds de 29 ans 2 mois
seulement.
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTHIE, ETC. 377
Description d'un sarcophage trouvé dans Vile de Crète,
et offert à V Université de Cambridge par V amiral sir
Pidteney Malcolm. — Quelle sera donc rintelligencc as-
sez puissante qui s'occupera d'écrire l'iiisloire de ces nom-
breuses découvertes archéologiques qui se font de toutes
parts? qui réunira les uns aux autres ces témoignajjes ir-
récusables de la civilisation dans les époques les plus re-
culées? qui substituera les faits aux hypothèses? et qui
reconstituera enfin l'histoire des anciens peuples d'après
leurs monumens ? Jusque là , l'archéologie , à quelques
exceptions ne sera qu'une science de simple curiosité.
En attendant que ce grand travail s'opère, occupons-nous
d'un petit trésor da sculpture grecque dont l'université
de Cambridge vient de s'enrichir. Dans les fouilles (jue
l'on a faites l'an dernier dans l'ile de Candie , on a dé-
couvert un magnifique sarcophage, qui a été envoyé à
l'université de Cambridge par sir PuUenay Malcolm. Ce
tombeau est en marbre de Paros , et a plus de sept pieds
de long; il fut trouvé brisé en plusieurs morceaux dans
un champ de Avo-Vasile , à sept ou huit milles de Viano.
M. Chantrey , dont les études archéologiques sont depuis
long-tems appréciées, fut chargé de les ajuster : il serait
difficile de l'avoir fait avec plus de bonheur. Les côtés et
le dessus de ce précieux monument sont entièrement
sculptés : c'est Bacchus à son retour de l'ïnde. L'on sait
que ce dieu est né dans l'ile de Crète, et que les habilans
instituèrent des fêtes orgiaques en son honneur. Le relief
est très -saillant. On aperçoit d'abord un jeune homme
nu ployant le corps sous le faix d'une outre remplie de
378 , . SOUVELLES DES SCIENCES-, j;-;
vin ; il est accompagné d'un musicien ; vient ensuite un
éléphant suivi de trois femmes qui jouent de la double
flûte et des cymbales. Silène s'avance à son tour : le bon
vieux père nourricier est à demi pris de vin , et semble
toujours content de sa personne 5 un satyre joue du tam-
bourin et danse avec gaîté, deux centaures mâle et fe-
melle forment l'avanl-dernier groupe. Voici Bacchus en-
fin. Le dieu est représenté dans toute la fraîcheur de la
jeunesse; la satisfaction et la joie sont peintes sur ses traits;
il est monté sur un char magnifique et soutenu par une
jeune fille et par un satyre. De la main droite il tient un
trophée , et couvre de la gauche un faune tremblant que
poursuit un centaure. L'artiste a parfaitement rendu la
hardiesse de l'un et la peur de l'autre. Sur un des cotés
du sarcophage on voit deux hommes qui se disputent un
enfant placé dans une corbeille. Sur l'autre coté , ce sont
deux amans qui veulent coucher eux-mêmes un satyre
plongé dans l'ivresse. Ils portent leur ami sur les épaules,
et se haussent sur la pointe des pieds pour le poser sur le
lit , tandis que le satyre a l'air de sourire à leurs vains
efforts.
I (îfH un J«!9 Uii^diaoi
^-^^— ^ • , jI) ijnnsd;) au
Etat de l^ instruction élémentaire en Angleterre. —
Malgré la grande impulsion que lord Brougham a donnée
à l'instruction primaire delà Grande-Bretagne, il s'en faut
qu'elle soit aussi répandue que les vrais amis du pays le dé-
sirent. On peut évaluer à 1 ,200,000 le nombre des élèves
qui fréquentent chaque jour les écoles publiques en An-
gleterre , non compris les deux universités et les écoles
de dimanche. Cependant on compte dans la population
DU COMMERCE, DE l" INDUSTRIE , ETC. 379
anglaise 4,000,000 d'enfans au-dessous de quinze ans.
En déduisant de ce chiffre un demi-million pour les en-
fans à{jés de moins de deux ans , et un pareil nombre
pour ceux qui sont élevés dans leurs familles , les écoles
publiques devraient compter 3,000,000 élèves. Il est
donc évident que plus de la moitié de la jeunesse an-
glaise ne trouve point dans les écoles publiques l'instruc-
tion à laquelle elle a le droit de prétendre. D'après le
rapport de M. Rickman , on ne compte dans les dix-huit
comtés les plus riches de la grande-Bretagne que 508,000
enfans des deux sexes qui fréquentent les écoles publi-
ques, mais les écoles du dimanche reçoivent en outre
631,000 adultes. \niM d ii'up^.ui hr^V^
'i 9191 1
De V application du mercure aux machines locomo-
trices. — Un journal de Hambourg rapporte que l'aca-
démie de Saint-Pétersbourg s'occupe activement de l'exa-
men du projet de lord Cochrane , dont le but est de sub-
stituer le mercure à la vapeur dans la marche des na-
vires. On assure que quand même ce plan serait avanta-
geux sous le point de vue mécanique, il serait encore
impraticable. A l'appui de cette opinion , on remarque
que le piston des machines motrices n'est pas tellement
ajusté au cvllndre qu'il puisse empêcher les volatilisa-
tions du mercure, et qu'en outre toute matière assez
compacte pour empêcher cette émission serait dange-
reuse. D'ailleurs l'atmosphère du vaisseau serait cons-
tamment chargé d'effluves mercurielles qui compro-
mettraient gravement la santé de l'équipage et des pas-
sagers. Cette objection , qui est on ne peut plus fondée ,
380 NOUVELLES DES SCIENCES ,
doit faire désirer que l'on procède à de nouvelles expé-
riences pour voir si les batteries galvaniques n'ont pas
encore plus de puissance et ne sont pas des moyens plus
avantageux que celui du mercure.
William Cobbett , sa ine politique et littéraire. —
William Cobbett vient de mourir àf;é de 73 ans; ce
champion iid'atigable de la réforme et du parti populaire
a enfin succombé à la peine. De simple soldat , il s'était
élevé jusqu'à la Chambre des Communes. Une telle car-
rière dénote des talons supérieurs. Ses qualités et ses dé-
fauts peuvent être attribués à son manque d'éducation;
écrivain lucide et persiiasif , mais quelquefois }';rossier et
méchant, il attaquait courag;eusement certains abus et se
soumettait en esclave à d'autres. Il voyait les dehors d'un
sujet, mais il ne le pénétrait pas et il ne comprenait rien
aux principes généraux, kxec tous ses défauts, il acquit
pendant un tems une grande influence , qu'il aurait con-
servée s'il avait su respecter les principes, la vérité et les
opinions d'autrui. D'abord anti-jacobin violent , et en-
suite radical de corps et d'ame , ses tergiversations l'ont
beaucoup décrédité , et il a fallu tout son talent comme
écrivain pour qu'il ait pu se soutenir aussi long-tems en
vogue. L'esprit de contradiction lui servait de muse ; il
lui fallait un adversaire , une lice, des spectateurs. Cob-
bett ne demandait que des occasions de combattre , de
faire admirer sa vigueur. En Angleterre , il se montre en-
nemi acharné du système monarchique , et lorsqu'il
passe en Amérique, à peine a-t-il touché le sol du Nou-
veau-Monde , il médit de la république et tourne en ri-
DU COMMERCE, bE l'iNUUSTRIE , ETC. 381
dicule celte liberté qu'il adorait. Quoi qu'il arrive , on
est toujours sûr de rencontrer Cobbclt dans l'armée mi-
litante, jamais dans l'armée triompbante.
On a reproché à Cobbett d'être vulgaire dans ses ex-
pressions, mais c'était plutôt de la franchise, et comme il
écrivait pour le peuple , son langage devait nécessaire-
ment être tel pour être compris. Après avoir été simple
laboureur, il devint soldat 5 son plus haut grade dans
l'armée fut celui de sergent-major; ayant quitté le ser-
vice, il se rendit bientôt après aux Etats-Unis, où il don-
na des leçons d'anglais à des Français. Dans ce tems le
parti français ou démocratique se déchaînait en Amé-
rique contre l'Angleterre 5 Cobbett prit fait et cause pour
son pays qu'il vengea dans un ouvrage périodique nom-
mé Pierre Porc-Èpic ; condamné de ce chef à de fortes
amendes, il fut contraint de revenir en Angleterre, on il
publia un journal quotidien sous le même titre : le Porc-
Epic, dans lequel il défendit M. Pitt. Plus tard, de tory
il devint radical- ce fut en 1805. En 1810, il fut con-
damné à 1000 liv. st. d'amende et à deux ans de prison à
Newgate. En 1817, présumant que la suspension de l'acte
de Vhabens corpus pourrait compromettre sa liberté , il
partit pour l'Amérique , d'où il ne revint que lorsque
cette suspension fut rapportée. C'est de cette époque que
date son Poliùcal Register, pamphlet hebdomadaire dans
lequel il livrait une guerre acharnée aux ministres , au
clergé , à la noblesse , aux tories , au wighs et à tous les
partisans des abus. Enfin la réforme parlementaire^
objet de ses désirs , arriva , et comme il avait toujours
ambitionné un siège au parlement , il fut élu pour
Oldham , où sa mort a occasioné une vacance qui vient
d'être remplie par la nomination de M. Lee. William
Cobbett était doué d'une prodigieuse fécondité d'élocu-
382 NOUVELLES DES SCIENCES , ETC.
tion; il parlait et écrivait sur tous les sujets; il a publié
des grammaires, des traités d'agriculture et d'économie
politique, des ouvrages de philosophie et d'esthétique.
Le caractère , l'esprit et la portée de cet homme prodi-
gieux demanderaient de longues études pour être conve-
nablement appréciés. Chose remarquable : William Cob-
bett avait dit il y a dix ans : a J'ai encore dix bonnes
années à vivre , » et il est mort dans la première quin-
zaine qui a suivi l'expiration de ces dix années. Il avait
la plus haute opinion de lui-même ; il pensait que Wil-
liam Gobbett était le plus grand homme de son siècle.
riN DU QUINZIEME VOLUME.
TABLE
' DES MATIÈRES DU QUINZIÈME VOLUME.
Pag.
Histoire. -Législation. — 1. Des Procès d'état et des
CondaninatLons politiques en Angleterre. ( Quar-
terly Reçiew.) 193
2. Des Corporations municipales en Angleterre , de
leur- origine, de leurs progrès et de leurs varia-
tions. ( Dublin Unwersity Gazette. ) 5
Economie politique. — Progrès commercial et indus-
triel de la Prusse et de la Confédération germani-
que. ( Foreign and Continental Reoîew.) 235
Philosophie. — Histoire naturelle des animaux apo-
crj'plies. ( Rétrospective Renew. ) 264
Géographie. — Exploration des terres arctiques par le
commandant Ross. ( Athenœum. ) 60
Littérature. — 1. Histoire du Journalisme aux Etats-
Unis. ( Foreign Quarterly Review. ) 35
2. Derniers momens de BI. Félicia Hemans; sa vie
et ses ouvrages. ( Athenœum. ) 292
Puissances intellectuelles de notre Age. — Edouard
Litton Bulwer, ( Monthly Literary Magazine. ). . . . 81
Voyages. — 1. Exploration des côtes orientales de l'A-
frique. ( TruQeller's Magazine. ) 308
2. Une Aventure sur les montagnes du Vermont.
( New Monthly Magazine. ) 94
Economie rurale. — Administration d'une ferme; ses
dépenses et ses revenus. ( Quarterly Journal of
Agriculture. ) 141
384 TABLE DES MATIÈRES.
Pag.
Biographie.tMémoires. — Esquisses autobiographiques
de Jolm KetcJi. {Keich's Autohiography.) 109
2. Mémoires d'un chef indien 327
MiscELLANÉEs. — 1. Mon ami Bob, ( Nea> Monthly Ma-
gazine. ) 344
2. Prêteurs et Emprunteius. ( Lamb's Essàys.) 157
Nouvelles des sciences, de la littérature, des beaux-
arts , du commerce , des arts industriels , de l'agri-
culture , etc 208 et 361
Conjectures sur la formation de la houille , 167. — Miel de Trébi-
sonde, 169. — Plantes aquatiques de l'Amérique septentrionale, 170.
— Etat actuel de la civilisation chez les Indiens du Canada , 170.
— Composition du nouveau ministère whig, 173. — Progrès, im-
portance , commerce et industrie de la ville d'Odessa - 176. — Un
trait de la vie de Charles Lamb , 179. — Iles Cocos de la mer du
Sud, 180. — Voyages du missionnaire Wolff, 181. — De la lon-
gévilé des artistes dramatiques, 18/i. — Population de l'empire
de Maroc , 187. — Accroissement de la marine marchande de la
Grande-Bretagne , 189. — Application du gaz aux divers usages de
la vie domestique et au chauffage, 189. — Les lacs d'Ecosse. 361.
— Du traitement des aliénés en Ecosse , en Angleterre et en
Prusse, 365. — Des profits des hommes de lettres dans les seizième
et dix-septième siècles , et de la situation financière de Shakspeare
en particulier, 370. — Les Quakers en voyage, 375. — Descrip-
tion d'un sarcophage trouvé dans l'île de Crète , et offert à l'uni-
versité de Cambridge, par l'amiral sir Pulteney-Malcolm , 377. —
État de l'instruction élémentaire en Angletei're, 378. — De l'appli-
cation du mercure aux machines locomotrices , 379. — William
Cobbett , sa vie politique et littéraùe, 380.
FIN DE LA TABLE.