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Full text of "Revue britannique : revue internationale reproduisant les articles de meilleurs écrits periodiques de l'étranger, compl`etés par des articles originaux, 1835"

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University  af  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/1835revuebritann15saul 


REVUE 


BRITANNIQUE. 


aiSTiîâ 


00 


CHOIX  D'ARTICLES 


TRADUITS   DES   MEILLEURS  ECRITS    PERIODIQUES 


SUR  LA  LITTERATURE  ,  LES  BEAUX-ARTS  ,  LES  ARTS  INDUSTRIELS  , 
l'agriculture  ,  LA  GEOGRAPHIE  ,  LE  COMMERCE  ,  l'ÉCONOMIE 
POLITIQUE,    LES    FINANCES,    LA  LÉGISLATION,   ETC.,   ETC. 

Par  MM.  Saulmer  ,  Directeur  de  la  Revue  Britannique;  J.  M.  Berton, 
avocat  à  la  cour  de  cassation  j  Ph.  Chasles;  L.  Galibert  ;  Lesourd  ; 
Am.Sédillot;  Gesest  ;  West,  Docteur  en  ^lédecine  (pour  les  articles 
relatifs  aux  sciences  médicales) ,  etc. 


TROISIÈME  SÉRIE. 


»— logo^B»    


|Iari5. 


AU  BUREAU  DU  JOURNAL,  Rue  des  Bous-Enfans,  N"  21; 

ET  CHEZ  M°>e  Y»  DO>DEY-DUPRÉ,  IMP.-LIB., 

Rue  ViviENNE,  K»  2,  au  coin  de  la  rue  Neuve-des-Petits-Champs 

Ou  rue  Saint-Louis  ,  N"  ^6,  au  Marais. 

1855. 


IMrRIMfiBU  DE  PODPET-DVPHÉ. 


MAI  183^. 


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REVLE 


^xstmt.-^^i^xMm, 


DES  CORPORATIONS  MUNICIPALES 

EN    ANGLETERRE, 
DE  LEUR   ORIGINE   ET  DE   LEURS   VARIATIONS  (i). 


Les  institutions  humaines  se  préparent  en  silence  ;  ou 
plutôt  on  pourrait  dire  qu'elles  existent  long-tems  en  se- 
cret avant  d'exister  ouvertement.  Le  tort  des  annalistes 
est  de  ne  supposer  réelles  que  les  révolutions  dont  les 
lois  prennent  acte  :  ils  datent  ces  révolutions  du  moment 
précis  où  elles  éclatent,  non  du  moment  où  elles  s'opè- 
rent. Toute  révolution  n'est  qu'une  révélation.  C'est  une 
illusion  singulière,  de  prendre  les  lois  écrites  pour  les 

(1)  Voyez  dans  la  2'  livraison  (février  1833)  de  cette  série,  l'ar- 
ticle sur  l'état  politique  de  l'Angleten-e  avant  la  conquête  des  Nor- 
mands ,  dont  celai-ci  peut-être  considéré  comme  la  euite  naturelle. 


6  DES  CORPORATIONS  MUNICIPALES 

mœurs  réelles,  et  d'oublier  les  lois  non  écrites.  De  là  une 
perpétuelle  confusion  5  les  mots  changeait  de  sens.  On  ne 
fait  pas  attention  à  des  institutions  fortes,  enracinées, 
mais  anonymes  ;  on  les  néglige  parce  qu'elles  n'ont  pas 
encore  reçu  le  baptême  d'un  acte  légal. 

Il  en  résulte  une  confusion  inextricable  :  jamais  les 
historiens  ne  se  donnent  la  peine  de  débrouiller  ce  chaos. 
Qu'est-ce  qu'un  roi,  du  tems  de  Clovis?  un  pauvre  petit 
chef  sauvage ,  semblable  aux  chefs  des  Onontagués  et 
des  Wampokets  ;  un  guerrier  barbare ,  auquel  les  dé- 
pouilles des  animaux  féroces  servent  de  vêtement ,  et  qui 
ne  connaît  pas  d'autre  résultat  de  la  conquête  que  le 
pillage.  Voyez  Clovis  dans  les  annales  françaises  :  c'est  un 
roi  comme  Louis  XIV,  un  monarque  tout  puissant,  un 
conquérant  à  la  manière  de  Napoléon.  Mais  tout  à  côté 
de  ce  prétendu  roi  de  France  se  trouvaient  plus  de  dix 
rois  ou  roitelets  sauvages  •  Ragnachard,  à  Cambrai  ;  Sige- 
bert ,  à  Cologne  j  Renomer ,  au  Mans  5  Chararich ,  à  Au- 
tun.  Qu'était-ce  donc  que  cette  prétendue  royauté  de 
Clovis.^ Ne  changea-t-elle  pas  énormément  de  face,  lors- 
que Charlemagne  concentra  et  raffermit  le  pouvoir  5  puis 
lorsque  le  chef  de  la  féodalité ,  redoutant  ses  grands  vas- 
saux, crut  devoir  s'associer  à  la  bourgeoisie  ;  enfin  lorsque 
la  noblesse  antique  vint  à  disparaître  et  que  l'on  conserva 
seulement  son  fantôme  à  la  cour  du  grand  roi?  Qu'était- 
ce  alors  que  cette  noblesse  prétendue,  que  cette  aristocratie 
morte  qui  voulait  avoir  l'air  vivante  ?  Et  quel  rapport  y 
avait-il  entre  le  grand  seigneur  qui  tenait  le  bougeoir  et  que 
Louis  XIV  exilait  selon  son  caprice;  et  le  compagnon  de 
Clovis ,  tout  prêt  à  menacer  son  chef  s'il  croyait  avoir  à  se 
plaindre  de  ce  dernier  ;  ou  enfin  le  guerrier  suzerain  dont 
la  tête  altière  s'élevait  au  niveau  même  de  celle  du  roi. 
Ne  perdons  jamais  de  vue  celte  leçon  importante. 


EN  ANGLETERRE.  7 

Toutes  les  inslitulions  sont  nées  long-lems  avant  de  se 
montrer  au  {>^rand  jour  :  toutes  elles  perpétuent  leur  exis- 
tence apparente  long-tems  après  que  la  mort  les  a  frap- 
pées. Tantôt  elles  couvent  silencieuses,  au  sein  de  la  société 
qui  les  forme  ;  tantôt  elles  trompent  par  leur  ombre  \aine 
les  regards  de  ceux  qui  se  contentent  des  formes  exté- 
rieures. Les  municipalités  romaines,  devenues  gauloises 
et  espagnoles,  n'ont-elles  pas  totalement  changé  de  face? 
En  conservant  la  même  désignation  pour  des  objets  qui 
ne  se  ressemblent  en  rien,  n'a-t-on  pas  été  induit  dans 
l'erreur  la  plus  grave?  Une  municipalité  romaine,  c'était 
la  réunion  des  citoyens  chargés  de  s'imposer  eux-mêmes, 
de  rendre  la  justice,  de  faire  les  levées  de  troupes,  mais 
sans  usurper  un  seul  pouvoir  politique.  Les  pouvoirs 
politiques  se  trouvaient  à  Rome  :  elle  avait  eu  soin  de 
se  les  réserver.  Quand  l'église  acquit  de  l'importance  et 
de  la  considération  ,  la  situation  des  municipaux  fut  pire 
encore.  On  les  enfermait,  on  les  parquait  dans  leurs 
villes 5  on  les  forçait  de  subvenir  aux  besoins  de  l'état, 
on  les  privait  de  toute  liberté  comme  de  tout  privilège. 

La  scène  change  lorsque  les  pouvoirs  politiques  dont 
Rome  s'est  emparée  tombent  avec  Rome  elle-même.  Tout 
se  désorganise  alors-,  la  centralisation  romaine  s'affaisse 
et  meurt  ;  la  municipalité  devient  peu  à  peu  centre  social. 
Autour  d'elle  les  intérêts  se  groupent  :  là  où  était  l'escla- 
vage se  retrouve  un  germe  de  liberté. 

Grâce  à  la  complète  méconnaissance  de  ces  faits,  l'his- 
toire n'a  été  qu'un  grand  chaos.  Les  esprits  systématiques 
y  ont  trouvé  tout  ce  qu'ils  ont  voulu  :  argumens  pour  et 
contre  la  monarchie ,  l'aristocratie  ou  la  liberté.  Selon 
les  uns,  le  Parlement  anglais  existait  bien  avant  la  grande 
charte  :  il  vient  des  forêts  de  la  Germanie  et  des  glaces 
de  la  Scandinavie.  Selon  les  autres ,  c'est  une  usurpa- 


s  DES  corpouations  Municipales 

tion  de  quelques  seigneurs ,  qui  se  sont  prêtés  ensuite  à 
l'usurpation  de  quelques  bourgeois.  Personne  ne  tient 
compte ,  ni  de  ces  variations  perpétuelles  et  silencieuses 
auxquelles  la  forme  et  le  fond  des  institutions  sont  sou- 
mis 5  ni  des  imperfections  naturelles  des  langages;  ni  des 
vacillations  et  des  altérations  qu'entraînent  après  eux 
la  forme  et  le  hasard.  L'abbé  Dubois,  en  France,  avait 
tout  attribué  aux  rois  5  Boulainvilliers,  tout  à  l'aristocra- 
tie; Montesquieu  favorisa  l'une  et  l'autre;  Mably  ne  re- 
connut que  le  pouvoir  du  peuple.  En  Angleterre,  le  whi- 
gisme  et  le  torysme  s'emparèrent  des  antiquités  saxon- 
nes avec  une  mauvaise  foi  plus  complète,  parce  qu'elle 
était  intéressée.  On  plaida  tour  à  tour  pour  le  droit  divin, 
pour  le  despotisme ,  pour  la  république  ;  et  l'on  trouva 
d'excellentes  raisons  à  tout.  Les  commentateurs  furent, 
selon  leur  caprice  ou  leur  intérêt,  les  avocats  du  mo- 
narque, de  l'élection  populaire,  de  l'élection  bourgeoise, 
de  la  féodalité  :  les  annales  confuses  de  nos  sociétés  mo- 
dernes offraient  aux  dissertateurs  un  arsenal  immense  où 
l'on  trouvait  toutes  les  armes  possibles.  Dans  ces  derniers 
tems  seulement,  Hallam  en  Angleterre,  Savigny  en  Alle- 
magne, M.  Guizot  en  France,  ont  déblayé  le  .terrain  et 
rétabli  au  milieu  des  décombres  dont  l'invasion  barbare 
couvrit  le  sol ,  du  cinquième  au  onzième  siècle ,  quelques 
routes  frayées,  que  l'historien  peut  suivre,  où  il  peut, 
avec  de  la  patience ,  de  la  prudence  et  de  la  sagacité , 
retrouver  la  trace  des  législations  perdues  et  des  sociétés 
détruites. 

On  pourrait  croire  que  les  nations  les  plus  jalouses  de 
leur  liberté,  les  plus  attentives  à  en  favoriser,  à  en  proté- 
ger le  développement ,  sont  celles  qui  ont  le  mieux  éclairci 
les  questions  relatives  à  l'origine  de  leur  gouvernement. 
ï^  contraire  est  arrivé.  Nous  devons  à  l'Allemagne,  de- 


EX  ANGLETEr.RE.  9 

puis  long-tems  privée  de  libertés  politiques ,  les  travaux 
les  plus  lumineux  sur  ce  sujet.  L'Angleterre  s'est,  en  gé- 
néral ,  contentée  d'annoter ,  de  recueillir ,  de  constater  les 
faits,  que  trop  souvent  l'esprit  de  parti  a  détournés  de  leur 
véritable  sens  et  présentés  sous  l'aspect  le  plus  convenable 
à  ses  vues.  L'histoire  des  Anglo-Saxons  par  Turner  n'est 
qu'une  excellente  compilation  sans  philosophie.  Le  whig 
Palgrave  et  le  tory  Brady  ont  donné  aux  mêmes  événe- 
mens  une  tournure  et  une  application  toutes  différentes. 
Hallam  lui-même,  dominé  par  l'opinion  whig,  a  mé- 
connu la  part  bienfaisante  qui  se  mêle  aux  influences  fa- 
tales du  régime  féodal.  Pour  les  whigs,  il  n'y  a  d'origine 
anglaise  que  chez  les  Saxons  ;  là  sont  les  premiers  langes 
de  la  liberté  5  pour  les  torys ,  la  féodalité  normande  est 
tout.  Les  uns  considèrent  cette  dernière  comme  une  con- 
quête passagère,  mais  honteuse;  les  autres,  comme  la 
grande  source  de  la  puissance  et  de  la  force  britanniques. 
M.  Guizot  a  soulevé  et  résolu  plus  impartialement  cette 
grande  question  5  il  a  soumis  à  une  analyse  pour  ainsi 
dire  chimique  la  fusion  de  l'élément  saxon  avec  l'élément 
normand.  La  présence  de  l'un  et  de  l'autre  une  fois  re- 
connue et  appréciée  ,  il  a  tenté  de  leur  assigner  la  frac- 
tion d'influence  exercée  par  chacun  d'eux.  Cette  inves- 
tigation, l'un  des  beaux  travaux  de  l'histoire  moderne, 
lui  fait  le  plus  grand  honneur. 

Non  seulement  la  formation  originelle  du  Parlement  a 
été  pour  les  publicistes  anglais  une  arène  de  combats  im- 
possibles à  terminer;  mais  la  constitution  des  bourgs  et 
leur  rôle  dans  l'élection  des  membres  des  Communes  n'ont 
eu,  depuis  que  cette  grande  assemblée  fonctionne,  rien 
de  fixe  et  d'assuré.  Des  traditions  incertaines,  des  inéga- 
lités flagrantes,  une  incohérence  de  droits  et  de  devoirs 
que  ne  réglait  aucun  système  avoué,  une  fluctuation  mi- 


iO  DES  CORPORATIONS  MUNICIPALES 

sérable  qui  permettait  tour  à  tour  au  roi  et  aux  bourgeois 
d'usurper  la  tyrannie ,  n'ont  pas  cessé  de  présider  à  l'é- 
leclion  parlementaire.  Quand  la  réforme  commandée  par 
lord  Grey,  prédite  par  Chalham,  est  venue  souffler  sur  cette 
grande  organisation  confuse,  variable,  sans  base,  on  l'a 
vue  tomber  du  premier  coup.  Mais  à  quoi  se  rapporte- 
t-elle?  d'où  peut-elle  dater?  quelle  a  été  son  histoire? 
comment  s'est-elle  constituée  ?  Estrce  le  hasard,  la  main 
royale ,  l'épée  des  nobles ,  un  fragment  de  municipalité 
romaine,  un  débris  de  l'énergie  saxonne,  une  révolte 
sourde  de  la  bourgeoisie,  qui  ont  constitué  les  corpora- 
tions? Gomment  ont-elles  agi,  comment  se  sont-elles 
modifiées?  Il  n'y  a  pas  de  c|uestion  plus  obscure.  Ré- 
cemment, deux  avocats,  hommes  versés  dans  la  con- 
naissance des  antécédens  parlementaires  et  des  vieilles 
lois  du  royaume,  ont  consacré  à  la  solution  de  tous  ces 
problèmes,  renfermés  en  un  seul,  trois  volumes  dont 
le  vaste  format ,  les  pages  nombreuses  et  l'impression 
compacte  représentent  un  des  in-folios  gigantesques  que 
l'imprimerie  naissante  livrait  au  public.  MM.  Merewe^ 
ther  et  Stevens  ont  collalionné  toutes  les  chartes,  ana- 
lysé tous  les  vieux  parchemins  ,  fouillé  dans  toutes  les 
archives  ;  ils  en  ont  tiré  tout  ce  qui  se  rapporte  à  l'histoire 
des  corporations  anglaises  ^  et  jamais  trésor  de  documens 
ne  fut  plus  riche  et  plus  complet.  Qui  croirait  qu'un  tra- 
vail de  cette  nature  ne  résout  pas  la  question  proposée  ? 
qui  aurait  pu  deviner  que  les  savans  compilateurs  s'éloi- 
gneraient, après  une  route  si  vaste  et  si  péniblement 
poursuivie,  du  but  vers  lequel  ils  se  dirigeaient  ? 

Selon  MM.  Merewether  et  Stevens,  les  chartes  attes- 
tent l'existence  des  corporations  -,  il  faut  commencer  l'his- 
toire de  ces  dernières,  au  moment  précis  où  les  chartes 
sont  accordées.   Avant  cette   époque ,   les   corporations 


EN  ANGLETERRE.  11 

n'existaient  pas.  Erreur  complète.  Les  droits  existent  tou- 
jours avant  .d'être  légalisés  5  une  charte  n'est  autre  chose 
que  la  reconnaissance  désirée ,  attendue,  souvent  refusée, 
souvent  réclamée ,  arrachée  de  vive  force.  Les  mœurs 
préparent  sourdement  les  lois  ,  comme  nous  le  disions 
plus  haut;  et  Ton  a  hien  tort,  quand  on  ne  veut  voir 
la  vie  réelle ,  active  des  nations  que  dans  les  actes  pu- 
blics ,  dans  les  manifestations  solennelles.  Autant  vaudrait 
chercher  la  biographie  d'un  homme  dans  le  dossier  de 
son  notaire  et  dans  les  titres  publics  qui  sanctionnent  sa 
naissance,  sa  paternité,  son  mariage  et  sa  mort.  Sans 
doute  ,  presque  tous  les  événemens  de  son  existence  ont 
pour  terme  et  pour  résumé  un  acte  public  ;  mais  l'acte 
de  mariage  ne  contient  pas  l'histoire  d'un  mariage  qui  a 
pu  se  préparer  pendant  dix  ans  ^  et  l'extrait  mortuaire 
ne  nous  apprend  rien  sur  la  maladie,  longue  peut-être  et 
pénible ,  qui  a  préparé  la  mort. 

Déduire  de  la  non-existence  des  chartes  que  le  prin- 
cipe de  ces  chartes  ne  leur  préexistait  pas ,  c'est  pré- 
tendre que  les  Francs  n'ont  pas  conquis  la  Gaule  ,  parce 
que  la  conquête  n'a  été  régularisée,  sanctionnée  et  rédigée 
en  charte  qu'à  une  époque  postérieure.  Cette  vue  peu 
philosophique  a  présidé  à  l'énorme  recueil  que  nous 
avons  sous  les  yeux,  et  pour  en  extraire  la  pensée  secrète, 
Tutilité  pratique,  la  leçon  historique ,  on  est  obligé  non 
seulement  d'en  compulser  avec  soin  les  documens,  mais 
d'en  rejeter  avec  le  même  soin  les  systèmes. 

Nous  croyons  que  l'époque  de  la  conquête  romaine  ne 
peut  jeter  aucune  lumière  à  ce  sujet.  Rome  ne  laissait  aux 
vaincus  aucune  trace  de  pouvoir  indépendant;  elle  seule 
était  reine  et  décidait  de  tout  ;  elle  ne  leur  abandonnait 
que  l'arrangement  intérieur  de  leur  ménage,  si  je  puis 


12  DES  CORPORATIONS  MUNICIPALES 

parler  ainsi.  Tous  les  embarras  appartenaient  aux  muni- 
cipalités ,  qui  d'ailleurs  avaient  le  droit  de-  s'enrichir 
par  le  commerce  et  prospérer ,  pourvu  qu'elles  payassent 
l'impôt ,  et  ne  secouassent  pas  le  joug  de  la  métropole. 
Rome  était  avide-,  elle  savait  qu'en  appauvrissant  ses  su- 
jets elle  les  empêchait  non  seulement  de  l'enrichir,  mais 
de  la  soutenir  et  de  l'aider-,  elle  traitait  ses  municipes  à 
peu  près  comme  nous  traitons  les  animaux  domestiques 
dont  nous  attendons  des  services  5  elle  les  engraissait  èans 
les  affranchir.  Les  bourgades  romaines  n'étaient  donc 
que  de  simples  bourgades  ,  sans  la  moindre  apparence 
d'union  politique  ou  de  privilège  civil. 

Les  Saxons  arrivent;  ces  barbares  se  répandent  sur  le 
sol  anglais.  Ils  exterminent,  ils  ravagent,  ils  asservissent  5 
tout  se  confond,  tous  les  anciens  droits  se  perdent  5  le  seul 
pouvoir  protecteur ,  le  pouvoir  de  Rome  se  retire.  Les 
malheureux  citoyens  qui  n'avaient  jamais  été  citoyens, 
et  que  nul  lien  civil  n'unissait ,  ne  se  sentirent  point  la 
force  de  résister  ;  ils  moururent  ou  plièrent  la  tête;  çà  et 
là  s'établirent  les  chefs  victorieux  qui  se  firent  centre,  et 
autour  desquels  vinrent  se  grouper,  ou  leurs  anciens  com- 
pagnons d'armes,  ou  ceux  qui  espéraient  protection  et 
appui.  Ils  s'emparèrent  des  vieilles  villes  romaines  dont 
le  nom  s'est  conservé  jusqu'à  nous  avec  une  légère  altéra- 
tion de  forme.  Les  bourgeois  (bui-gesses)  rachetaient  leur 
vie  et  l'usufruit  de  leur  maison  et  de  leur  bien  en  payant 
au  roi  une  redevance  :  tantôt  en  nature  ,  et  telle  que  les 
peuples  sauvages  l'exigent  fréquemment;  tantôt  sous  la 
forme  d'un  service  militaire-,  quelquefois  sous  celle  d'une 
rente  ou  d'un  paiement  annuel.  On  sent  que  tout  cela 
n'avait  rien  de  régulier  et  de  systématique  ;  la  force  re- 
fînait ,  les  stipulations  venaient  d'elle ,  et  le  caprice  in- 


EN  ANGLETERRE.  13 

dividuel  du  conquérant  barbare  décidait,  tant  de  la  coti- 
sation que  de  la  valeur  du  tribut ,  et  dujjrde ,  ou  contri- 
bution militaire. 

Il  est  ridicule,  comme  on  le  voit,  de  cbercher  dans  une 
pareille  organisation  la  plus  légère  trace  de  liberté.  Lors- 
que les  Danois  vinrent  bouleverser  encore  une  société  si 
malheureuse  et  si  opprimée,  ce  fut  un  nouveau  désordre 
dans  le  désordre,  oppression  sur  oppression.  Avant  la 
conquête  de  Guillaume-le-Normand  ,  on  vit  les  bourgeois 
de  plusieurs  villes  adjacentes  s'entendre  pour  payer  à  frais 
communs  la  redevance  exigée  5  dans  ce  groupe  d'intérêts 
on  aperçoit  la  première  lueur  lointaine  de  la  corporation. 
C'est  ce  que  les  auteurs  du  nouvel  ouvrage  ont  complète- 
ment perdu  de  vue.  La  corporation  n'existe  à  leurs  yeux 
que  dans  la  charte  qui  lui  assure  ses  privilèges  ;  mais 
avant  que  ces  privilèges  soient  écrits  ,  ils  ont  déjà  tracé 
leur  sillon.  Le  génie  de  l'association  ,  favorisé  par  les  tra- 
ditions saxonnes  ,  porte  toujours  ses  inévitables  fruits  : 
dès  que  les  hommes  se  groupent ,  on  peut  prévoir  que  la 
société  se  formera. 

Il  y  avait  plus  de  quatre  siècles  que  les  Saxons  et  les 
Danois  occupaient  l'Angleterre  ,  lorsque  Guillaume  ,  ce 
grand  chef  féodal,  persuada  à  ses  guerriers  de  le  suivre  , 
et  transporta  son  empire  dans  la  Grande-Bretagne.  Il  avait 
su  organiser  la  féodalité  d'une  manière  plus  puissante  et 
plus  concentrée.  Deux  nations  barbares ,  mais  établies  et 
fortes,  se  rencontrèrent  et  se  combattirent  5  leur  origine 
était  commune,  leurs  langues  et  leurs  institutions  avaient 
le  même  point  de  départ.  L'une  n'écrasa  pas  l'autre  5  mais 
elles  luttèrent.  Les  Saxons  n'acceptèrent  pas  volontaire- 
ment un  abaissement  servile.  Vaincus ,  ils  se  souvinrent 
qu'ils  avaient  été  conquérans  ;  d'une  part ,  la  féodalité 
normande  se  montra  plus  puissante  et  plus  active  j  d'une 


1 4  DES  CORPORATIONS  MUNICIPALES 

autre,  la  population  saxonne  se  montra  plus  rétive  et  plus 
impatiente.  On  ne  \it  pas  les  individus  se  répandre  sur 
le  sol,  et  constituer  çà  et  là  de  petites  souverainetés  ab- 
solues. Enfin  tous  les  pouvoirs  eurent  plus  d'énergie. 

Cette  résistance  obstinée  se  manifeste  noblement  à  tra- 
vers toute  l'histoire  anglaise.  Dès  que  les  Saxons  opprimés 
peuvent  relever  la  tête,  ils  réclament  leurs  vieilles  lois, 
les  lois  d'Edouard-le-Confesseur.  A  Exeler,  les  bourgeois 
voyant  approcher  Guillaume  et  son  armée  déclarent 
qu'ils  veulent  bien  payer  les  droits  convenus  entre  eux 
et  les  anciens  rois ,  mais  qu'ils  se  refusent  à  devenir  ses 
vassaux  selon  la  tenure  féodale ,  et  surtout  qu'ils  récla- 
ment leur  ancien  privilège  de  ne  payer  la  taxe  de  la  mi- 
lice que  si  Londres ,  York  et  Winchester  y  consentent. 
Apparemment  les  quatre  villes  en  question  formaient , 
quant  à  cet  objet,  une  espèce  de  corporation  ou  de  ligue. 
L'orgueil  de  Guillaume  s'irrita,  et  Exeter  fut  obligé  de  sou- 
tenir un  assaut  qui  dura  plusieurs  jours.  Cette  résistance 
courageuse  fut  inutile;  et  quand  la 'ville  se  rendit  après 
avoir  disputé  pied  à  pied  ses  anciens  droits,  le  roi  eut  soin 
de  faire  bâtir  un  château  qui  la  dominât  et  tînt  en  res- 
pect les  habitans.  Devenue  domaine  du  roi ,  la  ville  ré- 
clama encore  sous  Edouard  les  droits  pour  lesquels  elle 
avait  combattu.  Elle  finit  par  obtenir  la  réhabilitation 
de  son  ancienne  immunité  qui  lui  permettait  de  ne  payer 
\efjrde  ,  ou  droit  militaire,  que  si  les  trois  autres  villes 
confédérées  et  principales,  dont  nous  avons  déjà  parlé,  s'y 
obligeaient  aussi. 

Je  ne  crois  pas,  comme  l'ont  affirmé  plusieurs  érudits 
amis  de  la  liberté  ,  que  les  droits  des  villes  remontent 
beaucoup  plus  haut.  Quant  au  gouvernement  général  du 
pays ,  si  les  bourgeois  avaient  des  privilèges,  ils  ne  dépas- 
saient pas  l'enceinte  de  leurs  murailles.  Quand  ils  se 


EN  ANGLETERRE.  15 

mêlaient  des  affaires  publiques  ,  c'était  d'une  façon  acci- 
dentelle et  irréj<;ulière  ;  nulle  institution  ,  nulle  coutume 
permanente  ne  leur  assuraient  une  place  dans  Tadminis- 
Iration  centrale.  Ils  interviennent  dans  les  événemens  du 
pays  toutes  les  fois  que  le  hasard  le  veut  ainsi.  Sous 
Ethelred  II ,  les  citoyens  de  Cantorbéry  assistent  à  la 
cour  du  comté  :  ceux  de  Londres  concourent  à  l'élection 
des  rois.  Mais  ce  que  la  nécessité  politique  et  le  hasard 
entraînent  n'a  pas  acquis  la  force  et  l'autorité  légales. 
Quelques  villes  étaient  riches,  peuplées  et  importantes. 
Nul  doute  qu'avec  le  tems  elles  n'eussent  conquis  plus 
tard  le  rang  et  les  droits  politiques  qui  devaient  leur  ap- 
partenir 5  mais  la  conquête  passe  comme  la  foudre.  Elle 
frappe  tout  d'une  décadence  inlprévue. 

Le  désordre  et  l'oppression  dessèchent  rapidement  la 
source  de  toute  richesse,  le  commerce.  Il  fallut  du  tems 
aux  villes  avant  de  se  remettre.  La  ville  d'York ,  qui  avait 
compté  seize  cent-sept  maisons,  n'en  compta  bientôt  plus 
que  neuf  cent-soixante-sept.  Les  sept  cent  vingt  maisons 
d'Oxford  se  réduisirent  à  deux  cent  quarante-trois.  Ches- 
ler  tomba  de  quatre  cent  quatre-ving-sept  maisons  à  deux 
cent  quatre-vingt-deux  :  Derby,  de  deux  cent  quarante- 
trois  à  cent  quarante.  Cependant  la  ferme  cohésion  du 
lien  féodal  exerçait  sur  les  bourgs  et  les  villes  une  in- 
fluence qui  plus  tard  devait  ramener  les  bourgeois  à  l'es- 
prit d'association  et  à  la  réclamation  de  leurs  privilèges. 
On  n'a  pas  assez  observé  que  le  système  féodal  était  un  vrai 
système  mutuel,  impliquant  d'une  part  protection,  et  de 
l'autre  service,  et  ne  reconnaissant  des  droits  qu'à  ceux 
qui  avaient  des  devoirs  à  remplir.  Malgré  la  tyrannie 
sanglante  exercée  par  la  féodalité,  il  était  impossible  que 
celte  constitution,  libérale  et  généreuse  dans  son  principe, 


16  DES  CORPORATIONS  MUNICIPALES 

n'imprimât  pas  tôt  ou  tard  aux  peuples  le  sentiment  de 
leur  dignité. 

Il  est  difficile  de  saisir,  au  milieu  du  chaos  et  du  désor- 
dre qui  suivirent  la  conquête ,  les  souffrances ,  les  pro- 
grès et  les  combats  de  la  liberté  bourgeoise.  La  plupart 
des  grands  bourgs  étaient  devenus  terrœ  régis.  Quelque- 
fois ,  à  force  de  réclamations  ils  obtenaient  la  concession 
nouvelle  des  immunités  dont  ils  jouissaient  primitivement 
et  que  l'invasion  avait  interrompues.  Cette  immunité,  nom- 
mée gafol ,  spécifiait  à  la  fois  le  privilège  de  la  ville  et  le 
service  qu'elle  avait  à  rendre.  A  Douvres ,  tout  bourgeois 
résidant  se  trouvait  exempté  du  droit  de  toll  dans  ses 
voyages  à  travers  l'Angleterre,  sous  condition  de  prêter 
au  roi  vingt  vaisseaux  pour  quinze  jours  toutes  les  années , 
vingt-et-un  matelots  par  vaisseau ,  un  pilote  et  un  aide. 
Le  messager  du  roi  recevait  trois  pences  l'hiver  et  deux 
pences  l'été  ,  pour  frais  de  transport.  Malgré  le  droit  sei- 
gneurial et  tyrannique  dont  les  Normands  abusaient  sans 
pitié ,  les  bourgeois  n'étaient  pas  soumis  aux  profondes 
humiliations  que  les  manans  féodaux  avaient  acceptées^  le 
suzerain  n'avait  aucun  droit  sur  leurs  femmes  ni  sur  leurs 
filles.  Les  relations  de  bourgeois  à  bourgeois  restèrent  les 
mêmes  ^  on  ne  les  empêcha  de  se  réunir  ni  dans  la  solen- 
nité de  leurs  festins ,  ni  dans  leurs  assemblées  pour  la  dis- 
tribution des  aumônes.  La  cité  de  Londres  obtint  même 
du 'conquérant  une  portion  de  terre  qui  lui  fut  assignée; 
la  propriété  des  bourgeois  et  le  droit  d'héritage  furent 
consacrés.  Enfin  ils  reçurent  le  titre  de  barons,  et  furent 
déclarés.  Law-Worthj  ,  dignes  de  la  loi;  c'est-à-dire  sou- 
mis à  la  loi  commune  et  propres  à  hériter.  Seulement  ils 
eurent  lé  bon  esprit  de  dissoudre  leur  Cnichtguild^  assem- 
blée qui  possédait  un  certain  revenu  consacré  à  des  réu- 


EN  ANGLETEnr.E,  17 

nions  et  à  des  exercices  {guerriers.  Ce  revenu  ot  la  terre 
qui  le  produisait  furent  transférés  entre  les  mains  des  cha- 
noines de  la  Sainte-Trinité.  Le  clergé  alors,  c'était  la  seule 
puissance  populaire. 

En  même  lems  s'établissaient  les  hans  ou  assemblées 
commerciales ,  auxquelles  un  édifice  particulier  était  con- 
sacré dans  chaque  bourg.  «  Je  veux  ,  dit  Henri  I",  que 
mes  bourgeois  de  Beverley  aient  leur  liansluis ,  (  lians- 
house,  maison  de  commerce),  que  je  leur  donne  et  con- 
cède, pour  qu'ils  y  exercent  leurs  statuts  ,  à  la  gloire  de 
Dieu ,  de  saint  Jean  ,  des  chanoines  ,  et  à  l'amélioration 
de  la  communauté  tout  entière.  »  Il  est  facile  à  un  esprit 
philosophique  de  découvrir  ici  le  progrès  du  génie  d'as- 
sociation 5  sans  doute  le  droit  féodal  prédominait  toujours  5 
mais  le  combat  mystérieux  de  l'esprit.de  liberté  se  main- 
tenait sourdement.  Ainsi  quand  le  roi  envoyait  dans  une 
ville  un  shérif  chargé  de  la  tenir  à  ferme  et  de  percevoir 
les  deniers  du  roi  ;  les  bourgeois  essayaient  de  racheter 
leur  redevance  et  de  chasser  cet  officier  qui  les  gênait,  en 
offrant  de  payer  une  somme  beaucoup  plus  forte  que  celle 
même  dont  le  shérif  était  forcé  de  rendre  compte.  Il  ar- 
rivait souvent  que  le  shérif,  enrichi  par  ses  exactions, 
faisait  une  offre  plus  haute 5  mais  souvent  aussi  les  ci- 
toyens réussissaient,  et  soutenus  par  le  désir  de  faire  eux- 
mêmes  leurs  affaires  et  d'échapper  à  l'oppression  des  offi- 
ciers royaux,  ils  s'imposaient  de  grands  sacrifices  dont  ils 
trouvaient  bientôt  la  récompense. 

Sous  la  tyrannie  la  plus  dure,  il  ne  faut  pas  désespé- 
rer des  hommes  quand  ils  ne  s'abandonnent  pas  eux- 
mêmes.  C'est  une  grande  époque,  bien  qu'elle  ait  passé 
à  peu  près  inaperçue,  que  celle  où  les  bourgs  n'eurent 
plus  à  payer  qu'une  somme  régulière,  où  ils  élurent  un 
officier  de  leur  choix  et  tiré  de  leur  sein  ,  chargé  de  ré^ 
XV.  2 


1  8  bES  CORPORATIONS  MUNICIPALES 

partir  l'impôt  et  de  verser  la  somme  dans  le  trésor.  Si  le 
despotisme  royal  jetait  sur  eux  de  nouvelles  tailles ,  ils 
les  subissaient ,  comme  la  loi  de  la  force ,  mais  sans  que 
ic  gouvernement  leur  envoyât  un  officier  dont  la  rapacité 
cruelle  aurait  augmenté  le  poids  de  leur  servitude  et 
ajouté  des  exactions  aux  exactions.  Sous  le  règne  de  Jean, 
et  de  Henri  ÏIÎ  ,  Newport  est  exempté  de  la  juridiction  du 
shérif  ou  de  tout  autre  officier  royal;  et  le  gouverne- 
mciU  intérieur  de  la  ville  est  complètement  abandonné 
aux  habilans  eux-mêmes. 

Ainsi  naissent  peu  à  peu  les  droits  municipaux;  puis 
les  chartes  qui  assurent  à  chaque  corps  de  citoyens  la 
jouissance  de  ses  droits  ,  et  qui  ne. font  qu'attester  la  lon- 
gue et  persévérante  résistance  des  Communes.  On  va  bien- 
tôt voir  ces  germes  de  corporations,  qui  n'avaient  été 
d'abord  qu'une  digue  opposée  à  l'envahissement  féodal , 
concentrer  entre  leurs  mains  tout  le  pouvoir  dont  elles 
pouvaient  s'emparer,  et  devenir  usurpatrices  à  leur  tour. 
Elles  avaient  acheté  plusieurs  privilèges  remarquables. 
Les  magistratures  intérieures  leur  appartenaient;  elles 
possédaient  le  droit  d'élire  leur  maire,  leur  shérif,  etc. 
Le  commerce  des  citoyens  était  libre  ;  et  la  communauté 
pouvait  disposer  de  toutes  les  terres  non  occupées  qui  ap- 
partenaient à  sa  juridiction.  Souvent  les  amendes  et  droits 
perçus  à  l'intérieur  tombaient  dans  la  caisse  de  la  com- 
munauté. Les  anciennes  libertés  saxonnes  venaient  donc 
peu  à  peu  se  replacer  dans  les  bourgs;  et  les  rois,  qui  re- 
doutaient leurs  barons,  ne  manquaient  pas  (ainsi  que  cela 
arrivait  en  France)  d'augmenter  la  force  des  municipa- 
lités, la  puissance  des  bourgeois,  dont  ils  espéraient  ob- 
tenir le  secours  contre  des  seigneurs  remuans  et  hostiles. 
Ainsi  les  gens  de  Londres  achetèrent  pour  la  somme  de 
300  liv.  st.  le  droit  d'élire  leur  juge  des  plaids  de  la 


EN  ANGLETERKE.  19 

couronne ,  et  celui  de  choisir  dans  leur  sein  le  shérif  de 
Middlesex  ;  tous  les  autres  privilèges  de  Londres  se  rap- 
portent à  ceux  que  nous  venons  de  citer  ;  tous  ils  assurent 
rindépendance  bourgeoise,  en  fixant  une  certaine  rede- 
vance appartenant  au  suzerain.  Vers  le  même  tems,  une 
charte  fort  libérale  est  accordée  par  Henri  II  au  bourg 
de  Wallingford. 

Je  ne  doute  pas  que,  tout  en  réclamant  les  libertés  de 
leurs  ancêtres,  libertés  qui  dataient  selon  eux  d'Edouard- 
le-Confesseur ,  les  bourgeois  n'eussent  soin  d'élargir  au- 
tant qu'ils  le  pouvaient  la  sphère  de  cette  liberté.  On 
n'y  regardait  pas  de  fort  près.  Tout  ce  qu'il  fallait  au  roi, 
c'était  de  l'argent  :  on  lui  en  donnait.  Entouré  de  ses 
hommes  d'armes,  qu'avait-il  à  craindre  de  ces  petites 
corporations  marchandes  ?  Il  méprisait  leur  résistance  ;  et 
peut-être  le  moment  allait  venir  où  il  aurait  besoin  d'elles. 
Avant  tout ,  il  avait  ses  barons  à  comprimer.  Le  système 
féodal  reposant  sur  des  obligations  mutuelles  et  fortes  , 
avait  quelque  chose  de  strict  et  de  rigoureux  qui  ren- 
dait sans  doute  les  services  plus  pénibles ,  mais  qui  en 
même  tems  consacrait  l'idée  du  droit  fondée  sur  celle  du 
devoir.  Devenus  vassaux  de  la  féodalité  normande ,  les 
Anglo- Saxons  ne  perdaient  pas  leurs  vieux  principes, 
leurs  anciens  axiomes  teutoniques  :  au  contraire ,  il  sem- 
ble que  les  deux  génies  saxon  et  normand ,  émanés  de 
la  même  source,  originairement  identiques,  n'eussent 
confondu  leurs  nuances  que  pour  augmenter  à  la  longue 
l'intensité  de  leur  caractère  intime  et  réel. 

Bientôt  les  seigneurs  imitent  le  roi  :  comme  lui  ils 
reçoivent  de  l'argent  de  leurs  vassaux,  en  leur  concédant 
les  droits  qu'ils  réclamaient.  Par  ces  degrés  inaperçus, 
l'aristocratie  féodale,  et  le  monarque  son  chef,  toujours 
en  lutte  avec  elle,  laissent  croître  sous  leurs  yeux  un 


20  DES  CORPORATIONS  MUNICIPALES 

nouveau  pouvoir,  celui  même  qui  nous  envahit  aujour- 
d'hui :  le  pouvoir  de  la  hourgeoisie.  Elle  s'empare  silen- 
cieusement de  l'organisalion  municipale  sans  que  per- 
sonne y  trouve  à  redire. 

Cette  situation  conquise  une  fois  ,  les  bourgeois  s'y  ar- 
rêtèrent ,  y  prirent  racine ,  et  ne  songèrent  plus  qu'à  l'af- 
fermir et  à  l'étendre.  C'étaient  les  (ils  des  vainqueurs 
d'Haslings,  ils  s'en  souvenaient.  Réduits  à  l'état  de  vassa- 
lité par  le  fléau  de  la  conquête,  on  les  voit  regagner  pied 
à  pied  tout  ce  qu'ils  peuvent  obtenir.  Dépouillés  de  leur 
liberté  réelle,  du  moins  ont-ils  soin  de  ne  pas  laisser 
perdre  un  seul  pouce  de  ces  privilèges  qu'ils  ressaisissent 
avec  efFort. 

Les  assemblées  de  marchands  avaient  lieu  5  les  monas- 
tères, véritables  forteresses  du  droit  populaire,  s'enri- 
chissaient et  prospéraient.  Les  bourgs  recevaient  de  nou- 
veaux privilèges ,  toutes  les  fois  que  les  barons  avaient 
peur ,  ou  que  le  monarque  se  trouvait  en  face  de  suze- 
rains réfractaires  5  même  les  monarques rapaces  et  dissolus 
.  cherchaient  un  appui  dans  ces  corporations  si  faibles 
encore  ,  groupes  d'hommes  qu'ils  essayaient  d'élever 
comme  un  rempart  entre  eux  et  leurs  suzerains. 

•Voilà  donc  l'esprit  démocratique  et  l'élément  popu- 
laire introduits  ,  dans  la  constitution  de  l'état.  Les  vieux 
usages  régissent  seuls  le  gouvernement  intérieur  delà  mu- 
nicipalité. On  sait  combien  ce  mot  :  vieux  usai^es ,  offre 
d'élasticité  5  il  peut  se  prêter  à  tout.  Par  le  fait,  les  ma- 
gistrats municipaux  étaient  maîtres,  et  l'on  ne  peut  re- 
fuser à  des  citoyens  ainsi  placés  une  existence  politique. 
Quiconque  résidait  dans  la  ville  avait  droit  à  ses  privi- 
lèges 5  il  était  même  établi  dans  le  texte  des  chartes  que 
tous  les  hahitans  et  successeurs  des  habilans  seraient  re- 
gardés comme  bourgeois.  Mais  quand  ces  derniers  eurent 


nX  ANGLETEnniî.  21 

obtenu  leur  brevet  et  leur  charte ,  ils  eurent  soin  de  se 
réserver,  d'une  part,  le  droit  de  choisir  leurs  nouveaux 
confrères  j  d'une  autre ,  celui  d'exclure  tous  ceux  qui  dé- 
sormais viendraient  habiter  la  ville.  Les  immunités  des 
corporations  devinrent  la  propriété  de  ceux  qui  s'assem- 
blaient dans  le  Guild  ou  salle  des  marchands  :  usurpa- 
tions dont  le§  rois  profitèrent  d'abord,  mais  qu'ils  ne  man- 
quèrent pas  de  combattie  aussitôt  qu'ils  virent  l'élément 
démocratique  grandir,  s'étendre  et  se  soulever.  Si  tous 
les  citoyens  résidans  eussent  formé  le  corps  municipal , 
le  pouvoir  populaire  aurait  pris  un  accroissement  terrible  : 
au  contraire,  les  corporations  privilégiées  formèrent  une 
espèce  d'aristocratie  bourgeoise  sous  la  main  du  roi.  C'est 
ce  que  les  Stuarts  n'oublièrent  jamais. 

En  admettant  dans  leur  sein  de  nouveaux  bourgeois  , 
selon  le  choix  de  leur  caprice  ;  en  usurpant  le  pouvoir 
njunicipal  ;  en  l'altérant  et  le  modifiant  à  leur  gré-  les 
membres  des  corporations  firent  des  libertés  de  tous  un 
droit  exclusif,  et  de  Tindépendance  de  la  communauté 
un  instrument  de  servitude.  Ce  ne  furent  plus  les  habi- 
tans  qui,  après  une  résidence  d'un  an  et  un  jour,  se  trou- 
vèrent en  possession  naturelle  et  nécessaire  de  tous  les 
privilèges  de  la  bourgeoisie.  L'élection  exercée  par  la  cor- 
poration fut  arbitraire  -,  la  Chambre  des  Communes  et  la 
Chambre  des  Pairs  ,  au  lieu  d'opposer  une  digue  à  cet 
abus  ,  autorisèrent  le  droit  prescriptif  que  les  corpora- 
tions s'étaient  arrogé.  Il  est  vrai  que  la  loi  antique  per- 
mettait aux  bourgeois  de  décider  la  légalité  ou  l'illéga- 
lité des  bourgeois  nouveaux;  mais  le  vœu  de  la  loi  était 
autre  :  il  s'agissait  de  savoir  si  l'habilant  qui  réclamait 
son  droit  avait  occupé  pendant  un  assez  long  espace  de 
tems  la  maison  sur  laquelle  ce  droit  était  fondé  ;  si  sa  ré- 
putation était  pure:  sa  fortune  suffisante.  Il  n'était  pas 


22  DES  CORPORATIONS  MUNICIPALES 

question  d'élire  en  dehors  du  bourg ,  comme  le  firent  les 
bourgeois,  un  nouveau  membre  de  la  corporation  an- 
cienne. 

Ce  fut  encore  une  transition  bien  importante  et  bien 
négligée  par  les  historiens,  que  celle  qui  fit  passer  les  pri- 
vilèges de  la  bourgeoisie  tout  entière  entre  les  mains  d'un 
petit  groupe  d'hommes  qui  prit  le  titre  de.  Select-Body 
(corps  choisi).  Ce  triomphe  de  l'oligarchie  s'opéra  gra- 
duellement et  mystérieusement  :  on  cherche  en  vain  dans 
les  ouvrages  de  jurisprudence  les  traces  de  ce  changement 
majeur.  Le  petit  nombre  s'appropria  le  pouvoir,  etcomme 
la  loi  avait  dit  que  les  privilèges  étaient  accordés  aux 
membres  des  corporations  et  à  leurs  successeurs,  il  sembla 
que  ce  texte  de  la  loi  encourageait  à  la  fois  l'esprit  d'asso- 
ciation ,  c'est-à-dire  le  génie  national ,  et  constituait  pour 
tous  les  siècles  à  venir  une  aristocratie  bourgeoise. 

Cette  aristocratie  ne  tarda  pas  à  lever  la  tête  ,•  elle  reçut 
aussi  quelques  échecs.  Dès  la  fin  du  règne  de  Henri  III , 
les  aldermen  et  ceux  qui  se  nommaient  les  plus  discrets 
de  la  ville  de  Londres  voulurent  élire  un  maire  impopu- 
laire. L'assemblée  générale  des  bourgeois  qui  se  tint  à  la 
Croix  de  Saint-Paul  résista  aux  aldermen ,  et  remporta 
le  triomphe.  Sous  les  Edouards ,  chaque  paroisse  nomma 
les  hommes  chargés  de  donner  leur  vole  pour  l'élection 
du  maire.  Selon  leur  constitution  originelle ,  les  aldermen 
formaient  seulement  un  conseil  qui  devait  assister  le 
maire  dans  l'administration  de  la  justice  ,  et  dont  l'élec- 
tion annuelle  était  opérée  par  les  citoyens  des  paroisses. 
'^'L'assemblée  générale  devait  toujours  rester  investie  d'un 
pouvoir  supérieur  à  celui  des  aldermen.  Mais  les  occupa- 
tions nombreuses  et  diverses  des  citoyens  et  la  difficulté 
de  les  réunir  nécessitèrent  la  permanence  d'un  comité  an- 
nuellement élu  :  espèce  de  corps  représentatif  dans  lequel 


EN  ANGLETERRE.  23 

on  dlslinguait  déjà  une  concentration  de  pouvoirs.  La 
corpQj-adon  accapara  l'autorité  et  se  substitua  au\  ci- 
toyens. 

Cependant  la  loi  réelle  n'était  pas  encore  répudiée. 
Les  lois  municipales  flottaient  au  milieu  d'une  vague  in- 
certitude ;  tanlot  le  comité,  tantôt  la  réunion  des  bour- 
{>eois,  tantôt  quelques  aldermen  élus  se  cbargeaient  des 
atï'aires  de  la  communauté.  La  grande  guerre  qui  se  li- 
vrait entre  le  peuple  saxon  et  le  peuple  normand,  entre 
le  pouvoir  souverain  et  la  vassalité ,  entre  la  monarchie 
qui  essayait  de  naître  et  l'aristocratie  armée  ,  ne  permet- 
tait pas  de  faire  attention  à  ces  petits  mouvemens  passa- 
gers ,  à  ces  variations  inaperçties  du  gouvernement  mu- 
nicipal. Les  plus  riches  et  les  plus  influens  dominaient 
naturellement  les  conseils  à  une  époque  oii  tous  nos  prin- 
cipes modernes  d'égalité  étaient,  sinon  méconnus,  du 
moins  profondément  ensevelis.  Les  bourgeois  ne  cher- 
chaient qu'à  perpétuer  leur  autorité  et  à  augmenter  la 
somme  de  leurs  privilèges  légaux. 

Il  y  eut  bien  quelque  résistance  de  la  part  des  autres 
citoyens.  Le  sang  coula;  mais  ces  débats  n'acquirent  ja- 
mais le  degré  d'intensité  violente  qui  signalait  les  mêmes 
discussions  entre  les  communes  et  la  féodalité  française. 
Il  fallut  l'appui  du  roi  pour  augmenter  et  affermir  le 
pouvoir  des  corporations.  La  couronne  n'était  pas  assez 
folle  pour  diminuer  l'importance  des  bourgs  royaux  qui 
lui  servaient  de  bouclier  contre  l'aristocratie  chevaleres- 
que. Elle  savait  que  l'oppression  des  communes  eût  été  le 
suicide  de  la  monarchie.  Sa  politique  fut  au  contraire 
de  rendre  les  communes  indépendantes  des  seigneurs, 
puis  les  corporations  indépendantes  du  reste  des  citoyens. 
L'aristocratie  nouvelle  des  bourgs  se  trouva  sous  la  protec- 
tion spéciale  de  la  couronne,  dont  elle  capta  les  faveurs. 


24  DES  CORPORATIONS  WUMCIPALES 

Indépendante  du  reste  de  la  communauté ,  elle  se  trouva 
confondue  dans  la  foule  des  courtisans  ,  ou  plutôt  elle 
occupa  le  premier  ran{}-  parmi  eux.  Ce  fut  un  développe- 
ment lent  et  progressif. 

Sous  Edouard  lï  ,  les  statuts  et  les  lois  parlent  de  la 
communauté  de  Lynne ,  dans  le  comté  de  Norfolk ,  mais 
sans  affirmer  encore  que  ce  soit  une  corporation  ,  et  sans 
lui  attribuer  les  droits  spéciaux  dont  une  corporation  est 
investie.  Sous  Edouard  III ,  la  même  confusion  règne  : 
rien  n'est  complètement  réglé ,  le  livre  des  assises  déclare 
que  pour  être  citoyen  de  Londres,  il  faut  y  être  né  et  avoir 
reçu  un  héritage;  y  résider  et  payer  les  taxes.  Le  même 
livre  ajoute  que  la  commifnauté  de  Londres  est  a  perpé- 
tuité :  c'est  ainsi  qu'il  s'exprime.  Quelquefois  le  mot 
corporation  se  trouve  ,  non  dans  le  texte  ,  mais  sur  la 
marge  des  manuscrits.  Enfin,  en  1409,  sous  Henri  IV, 
le  mot  coiyoration  apparaît  dans  le  texte  comme  se  rap- 
portant aux  universités.  On  voit ,  à  la  manière  familière 
et  naturelle  dont  il  est  introduit,  que  l'idée  qu'il  exprime 
n'a  rien  de  nouveau.  Les  choses  sont  toujours  plus  vieilles 
que  les  noms  :  en  effet  les  corporations  préexistaient  en 
réalité,  quoi  que  l'on  ait  pu  dire,  à  cette  reconnaissance 
publique  et  à  cette  déclaration.  Tout  pouvoir  tend  à  s'af- 
fermir et  à  se  perpétuer,  et  ces  groupes  d'hommes  répan- 
dus sur  l'Angleterre  j,  possesseurs  de  biens-fonds  au  nom 
d'une  petite  communauté  municipale,  maîtres  d'élire  de 
nouveaux  membres  ,  mailres  d'accroître  leurs  revenus , 
formèrent  bientôt  une  multitude  de  petits  centres,  jaloux 
de  leur  autorité  propre. 

En  1434,  sous  le  règne  de  Henri  VU,  les  corporations 
municipales  reçoivent  pour  la  première  fois  le  titre  avoué 
de  corps  politique.  Elles  se  perpétuent  sous  cette  forme, 
et  bientôt  on  les  voit  s'arroger  eu  effet  tous  les  droits  at- 


EX  ANGLETERRE.  25 

tachés  à  ce  mot.  Les  liabitans  de  Plymouth  adressent  au 
roi  une  pétition  à  l'effet  d'obtenir  une  incorporation , 
c'est- à -dire  la  reconnaissajice  authentique  et  légale  des 
privilèges  de  la  corporation  bourgeoise.  Il  se  passe  vingt- 
huit  ans  avant  que  cette  charte  ne  leur  soit  accordée. 
Kingston -upon-Hull  est  incorporé  ea  1439;  enfin  ,  en 
14G6,  on  admet  comme  doctrine  légale  et  universelle  que 
toute  charte ,  accordée  à  une  ville  ,  présuppose  l'existence 
d'une  corporation.  L'usurpation  continue  :  on  a  droit  de 
se  plaindre  d'elle,  maison  a  tort  de  ne  pas  voir  qu'elle  était 
dans  la  nature  même  des  choses.  Dès  l'époque  dont  nous 
parlons  ,  tantôt  les  corporations  excluent  arbitrairement 
de  leur  sein  les  membres  qui  leur  déplaisent;  tantôt  (à 
Exeter,  par  exemple)  ,  elles  appellent  dans  leur  sein  une 
foule  nombreuse  destinée  à  former  une  majorité  impo- 
sante. Dans  l'origine,  le  mot  incorporation  signifiait  seu- 
lement le  droit  de  posséder  des  biens-fonds  en  commun , 
de  les  vendre  ,  d'en  acheter  de  nouveaux  ,  et  de  les  trans- 
mettre. Bientôt  les  corporations,  devenues  reines,  pren- 
nent leur  place  importante  dans  la  politique  du  pavs. 

En  1499 ,  à  Bristol,  le  conseil  des  aldermen  se  renou- 
velle de  lui-même  par  une  élection  spontanée  :  Henri  VII, 
Henri  YIII ,  Edouard  YI ,  Marie  et  Elisabeth  compren- 
nent toute  la  force  que  doivent  donner  au  trône  ces  pe- 
tites corporations,  toutes  jalouses  de  l'aristocratie,  toutes 
placées  comme  les  colonnes  pour  étaver  le  pouvoir.  De- 
puis cette  époque ,  les  efforts  du  trône  tendent  à  jiro- 
téger  les  corporations  ,  et  à  faire  converger  vers  ce  petit 
groupe  les  pouvoirs  ,  les  libertés  ,  les  franchises  de  la 
communauté  même.  Henri  YIII  maintient  par  ses  statuts 
ces  coutumes  antiques.  Or,  ces  coutumes,  dans  la  dé- 
générescence de  leur  progrès  ,  s'étaient  bien  éloignées 
de  la  source  originelle.  Il  ne  s'agissait  plus  comme  au- 


26  DES  CORPORATIONS  MUNICIPALES 

trefois  de  quelques  habitans  qui  s'entendaient  pour  payer 
l'impôt  h  frais  communs  au  lieu  de  se  soumettre  aux 
malversations  et  aux  mauvais  traitemens  d'un  officier 
royal.  Par  degrés,  l'institution  parlementaire  s'était  éta- 
blie; on  avait  élu  les  membres  du  conseil,  et  ce  fu- 
rent les  corporations  qui  se  réservèrent  ce  droit.  Peu  à 
peu  ,  toute  l'influence  parlementaire  se  trouva  dans 
les  mains  de  ces  dernières.  Marie  et  Elisabeth  créèrent 
beaucoup  de  municipalités,  en  ayant  soin  de  se  confor- 
mer au  même  système,  et  de  réserver  les  franchises  élec- 
torales à  des  corporations  chargées  de  leur  propre  gou- 
vernement et  de  leur  réélection.  Toutes  les  fois  que  le 
trône  avait  besoin  d'augmenter  sa  force ,  il  créait  une 
corporation  nouvelle  qu'il  s'inféodait.  Ainsi,  d'une  part , 
les  anciens  bourgs  c|ui  se  dépeuplaient  laissaient  toute 
leur  autorité  entre  les  mains  de  deux  ou  trois  personnes, 
quelquefois  d'une  seule-,  de  l'autre,  les  nouveaux  bourgs 
s'organisaient  de  manière  à  être  soumis  au  contrôle  im- 
médiat de  la  couronne. 

Les  grandes  villes  où  se  trouvaient  les  corporations 
principales  offraient  plus  de  résistance  ;  originairement 
les  magistrats  municipaux  devaient  être  élus  par  l'assem- 
blée générale ,  et  non  par  le  petit  conseil ,  par  la  corpo- 
ration elle-même.  Celte  dernière  ayant  usurpé  le  droit 
dont  nous  parlons,  les  citoyens,  vers  le  milieu  du  règne 
d'Elisabeth,  consultèrent  les  grands  juges  Popham  et  An- 
derson  ,  pour  savoir  si  l'élection  faite  par  le  petit  con- 
seil était  valable.  Les  juges  répondirent  affirmativement: 
ils  ne  pouvaient  hésiter  entre  la  monarchie  et  la  démo- 
cratie. 

Les  choses  étaient  en  bon  train  ;  les  Stuarts,  si  avides 
d'arbitraire,  continuèrent  et  précipitèrent  le  mouvement. 
On  était  fatigué  de  l'irrégularité  de  tous  ces  bourgs  ,  et 


EN  ANGLETERRE.  27 

du  peu  d'unité  de  leur  organisation  administrative.  Pour 
atteindre  cette  unité,  on  persuada  aux  corporations  qu'elles 
gagneraient  beaucoup  si  elles  soumettaient  leurs  libertés 
au  roi,  en  le  priant  de  les  confirmer.  En  effet,  des  chartes 
nouvelles  furent  accordées  :  mais,  d'après  ces  chartes,  la 
politique  intérieure  des  bourgs ,  la  nomination  des  per- 
sonnes qui  devaient  former  les  conseils  municipaux  et 
répartir  les  taxes  locales,  appartinrent  désormais  à  la  cou- 
ronne seule.  C'était  une  usurpation  à  côté  d'une  autre 
usurpation.  Le  roi  confirmait  le  privilège  arbitraire  et 
exclusif  que  quelques  bourgeois  s'étaient  arrogé  au  détri- 
ment de  leurs  concitoyens  •  et  il  reprenait  pour  lui-même 
des  droits  immenses,  qui  forçaient  et  la  corporation  et  le 
peuple  à  tout  attendre  et  à  tout  craindre  de  lui.  Admirons 
l'étrange  marche  et  le  double  mouvement  des  affaires  hu- 
maines 5  des  groupes,  renfermant  une  semence  de  liberté, 
se  formant  au  milieu  du  monde  féodal.  Cette  semence  ne 
se  développe  que  pour  donner  naissance  à  une  espèce  d'a- 
ristocratie'bourgeoise  5  cette  nouvelle  aristocratie  est  for- 
cée de  plier  sous  le  pouvoir  monarchique  et  de  lui  céder 
une  partie  de  sa  proie;  mais,  du  moment  même  où  la 
bourgeoisie  élue  se  voit  vassale  du  trône  ,  cette  bour- 
geoisie s'associe  plus  intimement  aux  classes  inférieures; 
et  le  germe  démocratique  reparait  plus  fort  et  plus  re- 
doutable que  jamais  au  sein  des  corporations. 

Un  roi,  placé  comme  les  Stuarts  entre  des  sectes  re- 
ligieuses ennemies,  entre  une  noblesse  encore  fière  et  une 
bourgeoisie  ambitieuse,  devait  poser  son  sceptre  sur  les 
corporations,  les  intimider,  les  capter,  les  transformer  en 
machines  de  pouvoir.  Plus  elles  se  composaient  d'un  petit 
nombre  d'hommes  ,  plus  il  était  facile  d'en  avoir  bon  mar- 
ché. Aussi  ne  laissa-t-on  échapper  aucune  occasion  de  créer 
des  close-boroughs,  bourgs-fermés,  qu'il  ne  faut  pas  con- 


28  DES  CORPORATIONS  MUNICIPALES  : 

fondre  avec  le  hourg-pourri.  Le  roten-horough  ,  bourg- 
pourri ,  élait  celui  ([ui,  régi  autrefois  par  une  corpora- 
tion entière,  était  tombé  soit  entre  les  mains  du  roi, 
devenu  héritier  de  tous  les  biens-fonds ,  soit  entre  celles 
de  deux  ou  trois  acquéreurs.  Il  est  arrivé,  pendant  le  rè- 
gne de  Charles  I*',  que  le  membre  unique  de  l'unique 
corporation  d'un  bourg-pourri  s'élut  lui-même  membre 
du  Parlement;  l'élection  fut  trouvée  valable.  Les  close- 
horouglis  étaient  ceux  qui  se  trouvaient  fermés  ,  clos  à 
toute  admission  nouvelle  :  là,  une  corporation  élisait 
elle-même  les  membres  qui  devaient  remplacer  les  mem- 
bres défunts.  Elle  formait  un  petit  sénat  hostile  aux  in- 
térêts populaires  ,  ne  relevant  que  du  roi ,  n'attendant 
rien  que  du  roi  ,  tout  à  la  dévotion  de  l'autorité  souve- 
raine. Les  vieux  abus  furent  permanens  ;  mais  aussi  les 
droits  parlementaires  acquirent  une  autorité  et  une  in- 
fluence nouvelle.  Les  corporations  ,  toutes  tyranniques 
qu^ elles  fussent ,  offraient  une  base  solide  qui  corrigeait 
la  mobilité  des  élections  parlementaires. 

Sous  les  Sluarls  ,  la  servilité  des  corporations  ne  fut 
pas  sans  mélange  de  résistance,  ni  sans  velléité  de  liberté. 
Entre  le  peuple  et  le  roi  leur  position  était  singulière. 
Elles  avaient  toutes  les  craintes,  mais  aussi  toute  l'aigreur 
d'une  position  subalterne.  Elles  s'éfaient  détachées  du 
peuple  ,  sans  oublier  qu'elles  appartenaient  au  peuple. 
L'espèce  d'aristocratie  dont  elles  s'étaient  emparées  ne 
pouvait  prétendre  ni  à  l'éclat  ni  à  l'antiquité  d'une 
noblesse  véritable  :  situation  fausse  qui  se  termina  par 
une  catastrophe,  comme  toutes  les  situations  fausses.  Dès 
que  le  trùne  aperçut  dans  les  corporations  la  plus  légère 
trace  de  résistance  ,  d'incertitude  ,  de  mécontentement , 
il  se  courrouça  de  voir  un  instrument  si  servile  essayer 
la  liberté,  ou  du  moins  la  désirer.  Après  avoir  lentement 


EN  ANGLETERHE.  29 

corrompu  la  masse  des  bourgs  ,  on  s'occupa  de  les  amor- 
tir. La  restauralion  eut  beau  jeu  pour;  cela.  Quelques-uns 
des  meilleurs  esprits,  falipués  de  licence,  se  déchucrent 
en  faveur  du  pouvoir  absolu.  Cliarles  II  lança  ses  célèbres 
Quo  Tf  arvantos ,  arrêtés  qui  détruisaient  les  IVancliises 
municipales.  Pendant  que  la  croyance  à  la  divinité  du 
pouvoir  absolu  s'insinuait  et  pénétrait  dans  toutes  les 
classes  de  citoyens  5  pendant  que  l'autocratie  et  la  ibéo- 
cratie  redoublaient  d'efforts  pour  s'emparer  du  pouvoir , 
les  citoyens  des  anciens  bourgs  commençaient  à  compren- 
dre qu'il  y  allait  de  leur  existence,  et  que  bientôt  ils  se- 
raient confondus  dans  un  même  servage  avec  les  classes 
inférieures  dont  ils  s'étaient  détacbés. 

Les  corporations,  attaquées  par  les  Q^iio  JVarranlos ,  se 
montrèrent  favorables  à  la  révolution  dont  Guillaume  III 
recueillit  les  fruits  après  en  avoir  préparé  le  succès.  Aussi, 
moitié  gratitude  ,  moitié  politique  ,  le  nouveau  roi  se 
garda-t-il  bien  de  les  détruire  .ou  même  de  les  ébranler. 
On  aurait  tort  de  lui  en  faire  un  reproche  :  sa  conduite 
ne  pouvait  être  différente.  Il  confirma  et  maintint  avec 
un  soin  rigide  les  privilèges  des  corporations  5  privilèges 
divers,  incertains,  contradictoires,  qui  remontaient, 
comme  nous  l'avons  dit ,  aux  origines  les  plus  diverses. 
L'uniformité  est  une  idée  moderne,  et  s'accordait  très- 
peu  avec  la  féodalité  ,  état  né  d'une  civilisation  barbare, 
émanant  du  droit  de  conquête  ,  et  par  conséquent  de  la 
force  individuelle. 

Sous  Elisabeth,  on  avait  décidé  légalement  que  les  droits 
de  chaque  corporation  étaient  multiformes^  et  qu'elles 
obéissaient  à  des  coutumes  variées.  La  variété  et  l'incer- 
titude de  ces  usages  dut  nécessairement  donner  lieu  à  beau- 
coup de  procès,  de  différends  et  d'embarras.  Le  parlement, 
auquel  on  soumettait  en  dernier  ressort  le  jugement  des 


30  DES  CORPORATIONS  MUNICIPALES 

causes  relatives  aux  bourgs  [et  à  leurs  droits  d'élection, 
jugea  tantôt  d'une  façon  tantôt  d'une  autre.  La  même 
décision  fut  tour  à  tour  confirmée  ,  puis  déclarée  nulle. 
Ce  serait  un  bizarre  répertoire  que  celui  de  toutes  les  con- 
tradictions auxquelles  cette  matière  a  donné  lieu,  de  tou- 
tes les  sentences  que  la  Chambre  des  Communes  a  por- 
tées et  détruites  :  source  perpétuelle  de  disputes.  Tour 
à  tour  on  rapportait  au  roi,  au  peuple,  aux  bourgeois, 
l'origine  du  pouvoir  que  l'on  voulait  ou  restreindre  ou 
augmenter. 

Prenons  pour  exemple  là  corporation  de  Bristol  :  on 
verra  combien  la  même  institution  peut  prendre  de  for- 
mes différentes  ,  et  se  prêter  à  des  résultats  opposés.  Pen- 
dant plusieurs  siècles  la  communauté  de  Bristol  régla  ses 
affaires  intérieures.  Selon  les  anciennes  coutumes  et  d'a- 
près le  vœu  de  la  communauté,  Henri  YII,  par  une  charte 
spéciale,  lui  permit,  en  1499,  d'avoir  un  conseil  com- 
mun de  quarante  membres,  avec  cinq  aldermen.  Déjà, 
de  la  démocratie  nous  sommes  passés  à  la  forme  aristo- 
cratique. Elisabeth  augmente  le  nombre  des  aldermen 
qu'elle  porte  à  douze ,  en  déclarant  que  leur  réélection 
procéderait  d'eux-mêmes.  Voilà  une  aristocratie  plus  forte, 
plus  compacte  et  qui  se  perpétue.  Long-tems  les  bour- 
geois se  maintiennent  dans  cette  situation  :  ils  sont  assez 
puissans  et  assez  nombreux  pour  lutter  contre  l'arbitraire 
des  Stuarts ,  et  l'on  confirme  à  plusieurs  reprises  leurs 
franchises.  Après  la  restauration  seulement,  ils  s'effraient 
des  menaces  du  pouvoir  et  livrent  volontairement  leur 
charte  à  la  merci  du  roi.  Charles  II  leur  accorde  une  charte 
nouvelle ,  nomme  le  maire ,  les  aldermen  et  tous  les  of- 
ficiers ,  ainsi  que  le  conseil  commun ,  et  déclare  que  la 
corporation  régénérée,  au  lieu  de  représenter  la  commu- 
nauté des  bourgeois  comme  auparavant,  formera  un  corps 


EN  ANGLETERUE.  31 

politique  spécial ,  permanent ,  chargé  lui-même  de  sa 
propre  réélection  et  du  choix  des  maires  et  autres  offi- 
ciers pour  l'avenir.  Toutes  les  autres  villes  d'Angleterre 
étaient  menacées  de  cet  anéantissement  de  leurs  droits , 
et  déjà  Londres  était  sur  le  point  de  subir  un  arrêt  de  ce 
genre  lorsque  la  révolution  de  1688  s'annonça.  Aux 
clauses  que  nous  avons  mentionnées  ci-dessus,  se  joi- 
gnaient des  clauses  plus  tyranniques  encore.  Le  roi  pou- 
vait bannir  du  conseil  tel  ou  tel  membre  selon  son  bon 
plaisir,  et  le  chancelier  avait  le  droit  de  suspendre  ses 
arrêtés,  en  y  opposant  son  veto.  Toutes  les  corporations 
d'Angleterre  virent  qu'il  j'  allait  de  leur  existence,  et 
que  le  sort  de  Bristol  leur  était  réservé.  Ce  fut  un  des 
actes  qui  contribuèrent  le  plus  à  l'expulsion  définitive  des 
Stuarts.  Jacques  II ,  quelques  semaines  avant  son  abdi- 
cation ,  reconnut  la  folie  de  ces  mesures  :  il  essaya  de  re- 
conquérir l'affection  de  ses  sujets  en  révoquant  cet  acte 
arbitraire.  Il  était  trop  tard  ,  le  mécontentement  avait 
porté  ses  fruits  :  Guillaume  fut  roi. 

Avant  l'accession ,  ou,  si  l'on  veut,  l'usurpation  de  ce 
dernier,  quelques  autres  bourgs  profitèrent  de  la  révo- 
cation offerte  par  Jacques,  et  reprirent  leurs  anciennes 
chartes  ;  mais ,  ce  qui  est  étrange ,  Bristol  ne  le  voulut 
pas.  La  corporation  de  cette  ville  aima  mieux  abondonner 
au  roi  les  privilèges  arbitraires  dont  il  s'était  emparé , 
que  de  céder  les  dépouilles  qu'elle  avait  partagées.  Ce  ne 
fut  que  vers  le  milieu  du  règne  d'Anne  que  l'on  confirma 
la  charte  de  Bristol,  tout  en  supprimant  le  droit  usurpé  par 
le  roi  de  bannir  les  membres  qui  lui  déplaisaient.  Toute 
la  dynastie  de  Hanovre  a  suivi  l'exemple  de  son  fondateur  ; 
elle  a  respecté  soigneusement  les  corporations,  et  pour 
que,  dans  ces  derniers  tems ,  elles  vinssent  à  tomber,  il 
a  fallu  que  l'esprit  de  réforme  eût  envahi  toute  l'Europe. 


32  UES  CORPORATIONS  MUNICIPALES 

Si  l'on  veut  remonter  à  la  source  véritable  des  corpo- 
rations, on  verra  que  cette  institution  repose  primitive- 
ment sur  l'habitation  et  sur  le  droit  de  propriété  qui 
donnaient  aux  citoyens  le  droit  de  répartir  leur  impôt 
et  de  choisir  leurs  représentans.  En  vain  certains  or- 
panés  de  l'aristocratie  légale  voient  dans  toute  corpo- 
ration le  débris  de  la  cour  de  justice  seigneuriale  ou 
couit-leet,  à  laquelle  assistaient  tous  les  habitans.  Si  ce 
point  de  vue  était  vrai ,  le  roi  n'aurait  qu'à  désigner  un 
intendant  ou  un  officier  de  la  couronne  qui  se  rendrait 
tous  les  ans  dans  les  villes  ou  bourgs ,  et  qui  présiderait 
le  court-leet.  Cette  supposition  est  inadmissible  ,  bien 
que  les  savans  auteurs  de  l'ouvrage  que  nous  avons  cité 
plus  haut  consacrent  tout  leur  talent  à  la  soutenir.  Elle 
n'a  surtout  aucun  rapport  avec  l'époque  actuelle  5  si  les 
corporations  étalent  présidées  par  un  officier  royal ,  si 
leur  direction  suprême  appartenait  au  monarque  et  à  la 
cour  ,  tout  le  sytème  de  la  liberté  moderne  serait  menacé. 

Reviendra-t-on  à  l'organisation  primitive?  et  basera- 
t-on  les  privilèges  sur  la  propriété  seule,  jointe,  comme 
dans  les  premiers  tems  ,  à  la  résidence  du  citoyen  P  .C'est 
à  ce  point  précisément  que  la  législation  se  trouve,  mais 
c'est  aussi  là  ce  que  tes  radicaux  signalent  comme  un  vice 
énorme.  Ils  demandent  si  les  locataires  ne  valent  pas  les 
propriétaires;  si  tous  les  artisans  et  les  ouvriers  doivent 
être  exclus  des  droits  des  corporations.  C'est  à  la  démo- 
cratie elle-même  qu'ils  marchent,  c'est  vers  le  règne  de 
la  majorité  qu'ils  tendent.  La  fondation  du  nouvel  état  de 
choses  qu'ils  voudraient  établir  répugne  à  toutes  les  au- 
torités antiques  qu'ils  réclament  et  qu'ils  appellent  à  leur 
aide.  Il  n'est  point  vrai  que  les  corporations  soient  nées 
de  l'esprit  démocratique  ,  nous  l'avons  prouvé  plus  haut. 
Tout  ce  que  l'on  peut  affirmer,  c'est  que  la  première  se- 


EX  AXGLETEr.UK.  àô 

mence  de  cet  esprit  se  trouvait  en  elles,  et  qu'il  a  fini  par 
les  dévorer  et  les  absorber. 

François  Palf^rave ,  publicisle  Avlii.;,  dont  le  nom  est 
d'une  grande  autorité  dans  ces  matières ,  voudrait  que 
tout  ce  qui  appartient  aux  corporations,  tout  ce  qui  se 
rapporte  à  elles  fût  soumis  au  conseil  privé,  et  que  le 
roi  accorda!  à  chacune  d'elles  une  charte  spéciale.  Ce 
serait  (  comme  le  remarque  Irès-bien  la  Revue  de  West- 
minster) autoriser  le  despotisme  le  plus  complet,  et  dé- 
Iruhe  toute  liberté  locale.  Selon  Palgrave ,  le  roi  pour- 
rait bannir  les  membres  influens  qui  lui  sembleraient  dan- 
gereux :  un  visiteur  de  la  couronne  surveillerait  les  actes 
de  la  communauté.  Il  faudrait  toujours  que  les  lois  locales 
fussent  sanctionnées  par  le  conseil  privé.  Les  habilans 
non  artisans ,  non-operatwes  ,  jouiraient  de  leurs  droits 
municipaux  après  sept  ans  de  résidence;  et  les  artisans 
après  un  espace  de  tems  beaucoup  plus  long,  pourvu 
qu'ils  eussent  placé  certaines  sommes  d'argent  à  la  caisse 
d'épargne. 

On  ne  peut  trop  s'étonner  que  de  telles  idées  soient 
entrées  dans  l'esprit  d'un  législateur  moderne.  Regardez-y 
de  près  :  les  corporations  sont  mortes;  les  communes 
n'existent  plus.  Tout  cela  ,  ainsi  que  l'aristocratie  et  le 
trône ,  tout  cela  est  cendre  et  fantôme.  Il  y  a  des  débris 
épars  sur  le  sol  ;  avec  ces  débris  il  faut  reconstituer  une 
institution  nouvelle.  Les  corporations  ont  joué  leur  rôle 
dans  l'oppression  comme  dans  la  liberté  de  l'Europe.  Les 
corporations  ont  été  tour  à  tour  soutien  féodal,  dernier 
asile  de  quelques  pauvres  vassaux ,  outil  entre  les  mains 
du  monarque,  groupe  aristocratique  et  oppressif;  aujour- 
d'hui elles  sont  éteintes.  Remarquons,  pour  leur  hon- 
neur et  leur  éloge,  que  même,  dans  la  diversité,  dans 
la  bizarrerie  ,  dans  la  folie  absurde  de  leur  institution  , 
XV.  3 


34  DES  COnPOKATIONS  MUNICIPALES  EN  ANGLETERRE. 

elles  ont  contribué  au  progrès  politique  de  la  Grande- 
Bretanne.  Ces  bourgs-pourris,  ces  close-boroughs ,  contre 
lesquels  il  y  a  tant  à  dire,  ont  fait  partie  d'un  système 
mort  sans  doute,  mais  qu'il  faut  juger  par  ses  résultats. 
Fasse  le  ciel  que  la  voie  nouvelle  dans  laquelle  le  monde 
est  engagé  achète,  au  prix  des  mêmes  peines  et  des  mêmes 
efforts,  une  somme  pareille  de  gloire  et  de  progrès! 

(Dublin  Universitj  Gazette.) 


J^iffffrtturc   ^^êriobt(|tt«. 


HISTOIRE  DU  JOURNALISxlIE 


AUX  ETATS-UNIS. 


('  Le  plus  jeune  des  peuples ,  dit  un  statisticien  alle- 
mand ,  est  celui  qui  relativement  a  le  plus  de  journaux. 
L'Europe  n'en  compte  guère  que  2,000,  l'Asie  27,  et 
l'Afrique  5  ou  6.  Il  y  en  a  60  en  Espagne  ,  80  en  Russie, 
autant  en  Autriche,  et  480  dans  la  Grande-Bretagne. 
Les  États-Unis  en  possèdent  à  eux  seuls  840  ;  c'est-à-dire 
qu'il  y  a  dans  ce  pays  un  journal  pour  14,000  âmes, 
tandis  qu'en  Asie  un  journal  doit  suffire  à  14,000,000 
d'hommes.  »  Cette  supputation  du  savant  germanique, 
toute  prodigieuse  qu'elle  paraisse ,  n'approche  pas  encore 
de  la  réalité.  Le  fait  est  qu'en  1834  les  Etats-Unis  ont 
publié  1 ,200  journaux ,  et  que  le  Massachussetts  en  a  pro- 
duit plus  de  100  à  lui  seul,  dont  43  sont  publiés  à  Bos- 
ton. Boston  semble  la  patrie  naturelle  du  journal,  le  sol 
qui  se  prête  le  mieux  à  sa  prospérité.  Il  a  paru  l'année 
dernière  (1833)  dans  cette  ville,  outre  les  43  journaux 
dont  je  viens  de  parler,  6  Almanachs  ,  3  Annuaires  ,  un 
Recueil  Semestriel ,  7  Recueils  trimestriels ,  5  paraissant 
de  deux  en  deux  mois,  22  ouvrages  Mensuels  et  3  publiés 
tous  les  quinze  jours.  Ajoutez  ces  47  dernières  publica- 
tions aux  43  sus-menlionnées  j  vous  obtenez  un  total  de  90 


36  HISTOIRE  Dlj  JOUHKALISME 

ouvrages  périodiques  pour  la  seule  ville  de  Boslon ,  qui 
compte  à  peine  80,000  âmes. 

Celte  végétation  exubérante  et  gigantesque  du  journa- 
lisme aux  États-Unis  est  le  résuUat  nécessaire  de  Tesprit 
démocratique  sur  lequel  tout  l'édifice  de  l'Union  est 
fondé.  Le  journal  nait  de  l'individualisme.  A  chaque 
groupe  d'opinions  différentes  il  faut  un  journal  5  plus  les 
groupes  se  multiplient ,  plus  les  journaux  abondent.  L'es- 
prit de  la  démocratie  est  un  esprit  de  division  et  de  diffu- 
sion; l'esprit  d'aristocratie  concentre  et  monopolise.  Je 
ue  les  juge  pas,  j'observe  leurs  résultats.  Aussi,  quoi  que 
l'on  ait  pu  dire  ,  y  a-t-il  en  Ire  le  Génie  des  arts  et  la  Dé- 
mocratie proprement  dite  une  invincible  hostilité.  L'un 
tend  à  vulgariser,  l'autre  à  élever-,  l'une  se  délecte  dans 
les  idées  communes,  l'autre  les  rejette  ;  l'une  s'abaisse  au 
niveau  de  toutes  les  intelligences ,  l'autre  s'adresse  aux 
intellip-ences  d'élite.  Nous  ne  posons  pas  ici  la  question 
sous  le  point  de  vue  de  l'économie  politique.  Peut-être 
(comme  on  l'a  dit)  le  bien-être  de  tous  gagne-t-il  à  cette 
méthode  de  dissémination  et  de  subdivision  -,  mais  le 
Génie  et  l'Art  s'éteignent.  Le  paysan  est  mieux  vêtu  5  les 
Mil  Ion  et  les  Shakspeare  sont  plus  rares. 

En  Amérique ,  le  journal  dévore  presque  toute  la  sève 
intellectuelle  :  l'incroyable  quantité  de  papier  et  d'encre 
absorbée  par  le  journalisme  n'est  égalée  que  par  la  mé- 
diocrité incurable  dont  toutes  ces  productions  portent 
l'empreinte.  En  Amérique,  bon-sens,  orthographe,  es- 
prit, vérité  ,  sont  souvent  foulés  aux  pieds  par  les  rédac- 
teurs de  hasard  qui  fabriquent  un  journal  comme  on  ouvre 
une  boutique.  On  trouve  dans  les  journaux  américains, 
non  seulement  les  opinions  les  plus  extravagantes,  mais 
le  style  le  plus  barbare ,  mais  les  solécismes  les  plus  vul- 
p-aires ,  mais  les  annonces  de  famille  et  les  particularités 


AUX  ÉTATS-UNIS.  37 

de  ménaf;eles  plus  minutieuses.  On  ne  se  oontenlepasd'y 
annoncer,  comme  en  France  et  en  Anj;leterre,  que  mon- 
sieur tel  a  perdu  sa  iemme  et  qvi'il  la  cherche,  ou  (|u  un 
vieux  garçon  demande  aux  échos  d'alentour  une  fjouver- 
nante  attentive  ;  on  pousse  Tatlention  plus  loin.  Le  journal 
devient  un  moyen  économique  de  correspondre  avec  ses 
])arens  et  ses  amis.  Yous  lisez  dans  le  journal  de  la  A'b/t- 
velle  Albanie  (New-Alhany-Packet)  :  «  M.  Jacques  Pol- 
lack    a  l'honneur   d'inviter  à  sa  soirée  du   21   courant 

MM.  A ,  suivent  les  noms.  » 

Vous  voyez  que  ce  mode  d'invitation  économise  le  pa- 
pier, les  plumes  ,  l'encre ,  la  cire  et  les  frais  de  poste. 
Quand  une  citovenne  des  Etats-Unis  devient  mère ,  on  lit 
dans  les  journaux  (non  pas,  il  est  vrai ,  dans  ceux  de  New- 
York  et  de  Boston,  mais  de  Cincinnati  et  du  Tennessee), 
les  mots  sacramentels  :  Aladcune  ***  est  accouchée  d'une 
fille  ^  la  mère  el  l  enfant  se  porLent  Lien.  Souvent  on 
entame  et  on  conclut  des  opérations  commerciales  par 
la  voie  des  journaux  :  le  vendeur  d'une  propriété  fait  ses 
propositions  ,  l'acheteur  son  offre  5  el  le  vendeur  ré- 
pond ;  le  tout  à  tant  la  ligne  ,  et  sans  que  l'un  ou  l'autre 
se  donne  la  peine  ni  de  se  déplacer  ni  de  perdre  un  tems 
précieux.  Quant  aux  journaux  américains  imprimés  sur 
des  mouchoirs,  et  qu'on  lessive  toutes  les  semaines,  on 
peut  les  regarder  comme  la  dernière  expression  de  ce 
journalisme  matériel,  tout  occupé  de  nouvelles,  d'an- 
nonces, et  qui  ne  ressemble  en  rien  au  journalisme  scien- 
tifique de  r  Angielerrc  el  de  la  France.  Plusieurs  exemples 
de  celte  espèce  se  retrouvent  encore  dans  le  Eentucky  et 
le  Michigan  ,  sur  les  froulières  de  ia  vie  sauvage,  entre 
les  grandes  forêts  et  les  vastes  plaines.  Dites-moi  de  quel 
inlérèt  serait  pour  le  planleur,  pour  l'homme  qui  passe 
sa  journée  à  abalUe  les  bois  el  à  défricher  les  terres,  le 


38  HISTOIRE  DU  JOURNALISME 

feuilleton  harmonieux  et  fleuri  dont  les  Parisiens  se  dé- 
lectent ?  de  quel  œil  ils  pourraient  regarder  les  diatribes 
et  les  raisonnemens  dont  nos  Burkes  et  nos  Démosthènes 
remplissent  les  colonnes  du  Times  et  du  Morning-Post? 
Il  leur  suffit  de  savoir  combien  vaut  le  maïs  et  quand  le 
nouveau  canal  sera  terminé. 

La  multitude  des  journaux  américains  ,  subdivisant 
beaucoup  les  abonnés,  n'assure  pas  à  chaque  éditeur  une 
position  brillante  ni  même  une  indépendance  réelle. 
L'achat  d'un  journal,  si  coûteux  pour  les  gouvernêmens 
européens ,  est  de  la  plus  légère  importance  pour  le  gou- 
vernement américain.  Dans  ce  pays  de  démocratie  ,  on 
commence  à  s'apercevoir  qu'il  n'y  a  pas  de  véritable  in- 
dépendance sans  position  fixe ,  que  le  riche  est  plus  in- 
dépendant que  le  pauvre,  et  que  les  existences  besogneuses 
sont  plus  tyranniques  encore  que  les  existences  fortes, 
assurées,  supérieures.  La  dernière  expansion  de  l'esprit 
du  journalisme  aboutit  donc  à  cet  état  de  complète  mé- 
diocrité et  de  vénalité  facile  dont  les  journaux  des  États- 
Unis  donnent  l'exemple  :  chacun  d'eux  est  à  la  remorque 
d'un  parti.  Peu  de  talent  chez  les  rédacteurs  5  nulle  fortune 
à  espérer  pour  les  éditeurs  5  et  quant  aux  abonnés  ,  une 
utilité  matérielle  grossière ,  parfaitement  en  rapport  avec 
le  genre  de  civilisation  qui  entraine  l'Amérique  :  une  ci- 
vilisation de  machines  à  vapeur,  tendant  à  un  but  :  n'ayant 
que  deux  ennemis  ,  la  faim  et  la  soif-,  un  idéal ,  la  satis- 
faction de  tous  les  appétits. 

Loin  de  nous  la  pensée  de  blâmer  l'Amérique  :  elle  est 
plus  naïvement,  mais  aussi  plus  matériellement  heureuse 
que  nous.  Il  n'y  a  point  à  la  tourner  en  ridicule  :  ce 
ridicule  retomberait  sur  son  auteur.  Elle  suit  sa  route. 
C'est  une  société  qui  pétrit  son  pain  et  qui  bâtit  sa  ca- 
bane avant  de  songer  à  friser  sa  chevelure  et  à  jouer  du 


AUX  ÉTATS-UNIS.  39 

violon.  C'est  une  communauté  d'hommes  actifs ,  venus  de 
tous  les  points  du  globe,  descendus  de  toutes  les  races, 
et  qui  ne  sont  après  tout  que  les  pionniers  d'un  nouveau 
monde  et  les  préparateurs  d'un  grand  avenir.  Le  tenis , 
ce  vieillard  poétique  des  anciens  ,  avec  des  ailes  et  une 
faux  ,  emportant  sur  sa  route  des  fleurs ,  des  couronnes  et 
des  coupes,  n'est  plus  pour  l'Américain  moderne  qu'une 
pauvre  et  musculeuse  bête  de  somme  qui  creuse  de  son 
mieux  la  terre,  qui  trace  son  sillon  avec  un  patient  la- 
beur. Jouissances,  luxe,  délicatesse,  drame-,  tout  ce  qui 
orne  la  vie  n'appartient  pas  encore  à  l'Amérique.  Il  y  a 
plus  de  tragédie  dans  un  numéro  de  la  Gazette  des  Tri- 
hunaux  de  France  que  dans  tous  les  romans  et  les  drames 
américains.  «  Nous  sommes  aujourd'hui  ce  qu'étaient  les 
Gotlîs  (dit  un  journaliste  des  Etats-Unis,  homme  remar- 
quable et  l'un  de  ceux  qui  jugent  le  plus  sévèrement  l'U- 
nion) ;  nous  associons  encore  les  idées  de  vie  efféminée 
et  de  mollesse  d'ame  aux  idées  de  littérature  et  de  poésie. 
Nous  croyons  que  l'intelligence  ne  s'applique  pas  aux 
choses  idéales  sans  se  pervertir  et  se  corrompre.  Pour 
nous ,  littérature  et  niaiserie  sont  synonymes  5  nous  vou- 
lons de  l'action  et  non  de  l'étude ,  du  savoir-faire  et  non 
du  savoir.  Nous  voulons  que  la  musculature  domine  , 
quand  même  le  système  cérébral  en  souffrirait.  Notre 
éducation  n'a  qu'un  but,  l'utilité  actuelle.  Nous  nous 
disputons  du  pain  et  de  l'argent  5  voilà  tout.  »  Yoicî  com- 
ment s'exprime  encore  sur  ce  sujet  le  New-Tork  En- 
quirer  :  «  Dans  un  pays  comme  le  nôtre,  où  la  carrière 
des  richesses  et  des  distinctions  sociales  est  également  ou- 
verte à  tous,  le  talent  est  sans  doute  un  grand  avantage; 
mais  ce  doit  être  un  talent  pratique ,  tel  qu'il  puisse 
prendre  une  part  actwe  aux  affaires  du  tems.  » 

Ne  vous  attendez  donc  pas  à  ce  que  les  journaux 


<50  msTOir.r:  du  jolt.naijsmk 

ou  les  ouvrages  périodiques  de  celle  contrée  sacrifient 
beaucoup  de  pages  à  i'agrément  et  à  l'imaginalion.  Le 
journal  en  Amérique,  c'est  le  chemin  de  fer  appliqué 
à  rintelligence  ;  il  ouvre  une  communication  rapide  entre 
les  points  les  plus  éloignés;  il  abolit  les  distances,  il 
amoindrit  l'espace ,  il  économise  le  lems.  Une  annonce , 
une  nouvelle,  imprimées  dans  un  journal  et  transportées 
sur  une  roule  à  rainure  ,  circulent  comme  l'étincelle  élec- 
trique d'un  bout  à  l'autre  de  cet  immense  territoire.  Au- 
trefois les  pensées  s'élaboraient  lentement  ;  elles  couvaient 
pendant  des  années,  pendant  des  siècles,  dans  le  sein 
orageux  des  peuples.  Une  révolution  qui  avait  lieu  dans 
Alhènes  restait  incoinme  sur  les  rives  de  ïroie.  Le  gé- 
nie de  l'humanité  travaillait  les  peuples  dans  leurs  pro- 
fondeurs les  plus  intimes,  au  lieu  de  courir  à  la  surface 
des  nations,  comme  aujourd'hui.  Celte  civilisalion  qui 
s'avance  ou  plutôt  qui  fuit  à  vol  d'oiseau  a  pour  prin- 
cipaux mobiles,  d'une  pari,  le  Journal  qui  jiropage  les 
nouvelles,  de  l'autre,  l'Industrie  qui  multiplie  les  moyens 
de  locomotion. 

Dans  les  provinces  de  l'Union,  vouées  spécialement  à 
l'esprit  démocratique  ,  les  Journaux  et  les  Revues  sont 
aussi  médiocres  que  nombreux.  Une  Revue  réellement 
bonne  a  paru  à  Charleston  dans  la  Caroline  du  sud  :  c'est 
la  Southern  Jlevicw  ,  dont  j\L  Légaré  (  aujourd'hui  mi- 
nistre des  Etals-Unis  en  Belgique  )  était  le  principal  ré- 
dacteur. Ses  coilciboraleurs  ont  gardé  l'anonyme;  mais 
ils  appartenaient  tous  à  celle  race  des  Américains  du  sud, 
séparée  des  Américains  du  nord  par  une  si  profonde  ligne 
de  démarcation  :  race  Hère,  de  ses  aïeux  ,  de  sa  noblesse 
d'extraction  ,  des  exploits  de  ses  ancêtres  et  de  sa  vie 
luxueuse;  méprisant  1(ï  commerce,  s'environnant  d'es- 
claves et  iormant  une  espèce  d'arislocralie  altièro  ([ui  se 


AUX  lÎTATS-lNIS.  41 

rapproche  sinfi'ulièremeiit  de  l'arislocratle  romaine  et 
{grecque.  Lisez  la  Revue  dont  je  parle  ;  le  ton  en  est  plus 
mâle  et  plus  élégant  à  la  fois  ,  la  critique  y  est  moins  ti- 
mide et  moins  terre  à  terre.  On  voit  que  les  écrivains 
ont  un  idéal  de  grâce  ,  d'élévation  et  de  noblesse  qui 
manque  à  leurs  confrères  septentrionaux.  En  effet,  la 
société  de  Charleston  ne  ressemble  ni  à  celle  de  Phila- 
delphie ni  à  celle  de  Boston.  Les  planteurs  ont  conservé 
la  tradition  chevaleresque  ,  les  préjugés  ,  mais  aussi  les 
avantages  de  la  vieille  Angleterre.  C'est  aussi  cette  Revue 
du  sud  qui  a  montré  le  plus  d'indépendance  ,  qui  s'est 
détachée  le  plus  hardiment  des  opinions  européennes  et 
qui  a  osé  avoir  une  opinion  américaine.  Engénéial,  toutes 
les  Revues  publiées  aux  États-Unis  sont  les  vassales  et  les 
Irès-lmmbles  servantes  des  opinions  de  l'Europe.  Je  n'en 
excepte  pas  même  la  Revue  nniéricaine  du  Nord ,  qui 
passe  pour  la  meilleure  parce  qu'elle  est  la  plus  ancienne. 
Les  auteurs  américains  semblent  n'avoir  pas  encore 
quitté  leurs  lisières.  Les  libraires  de  l'Union  ne  se  con- 
tentent pas  de  contrefaire  tous  les  livres  ,  bons  ou  mau- 
vais, qui  paraissent  en  Angleterre  ;  ils  donnent  la  con- 
trefaçon des  opinions  et  des  idées  que  l'on  émet  depuis 
long-tems  en  Europe.  Les  lecteurs  de  Paris,  de  Londres, 
de  Berlin,  qui  parcourent,  dans  les  grands  cabinets  de 
lecture  de  leurs  capitales  respectives,  les  feuillets  des 
Revues  américaines,  sont  tout  étonnés  d'y  retrouver  des 
pensées  et  des  résultats  qu'ils  connaissent  depuis  long- 
tems  et  qui  leur  reviennent  de  troisième  ou  quatrième 
main.  Ces  Revues  vous  parlent  de  tout,  de  science  et 
d'art,  de  logique  et  de  peinture,  de  la  Phénicie,  de  la 
Celtibérie  ,  de  la  Mésopotamie ,  de  l'Egvpl»  ou  de  la 
Prusse  ,  très-rarement  de  l'Amérique;  je  me  trompe,  elles 
soutiennent  de  terribles  combats  conire  les  voyageurs  qui 


42  HISTOIRE  DU  JOURNALISME 

ne  sont  pas  contens  des  Étals-Unis  :  polémique  inutile, 
verbeuse,  afFectée,  partiale,  sans  intérêt  et  qui  n'ap- 
prend rien  à  personne.  Avec  un  peu  plus  d'orgueil  et 
moins  de  vanité,  les  journalistes  américains  s'occuperaient 
moins  de  se  défendre  et  un  peu  plus  de  nous  instruire. 
Qui  le  croirait?  pas  un  d'entre  eux  n'a  encore  donné 
une  iDonne  analyse  du  génie  et  des  ouvrages  de  Fenimore 
Cooper?  Pour  qu'un  écrivain  des  Etats-Unis  produise 
la  plus  légère  sensation  parmi  ses  compatriotes  ,  il  lui 
faut  le  timbre  de  l'approbation  anglaise.  Les  journaux 
américains  n'ont  prononcé  les  nomsd'//vi//g^,  de  Cooper, 
de  Floward  Paine ,  de  Channing ,  qu'après  avoir  vu 
la  popularité  de  ces  écrivains  bien  établie  dans  les  Trois- 
Royaumes.  On  n'a  réimprimé  les  admirables  essais  de 
Channing  qu'en  annonçant  (  telles  étaient  les  paroles  ex^ 
presses  du  journal)  qu'on  avait  paiié  Ja^orablenient  de 
ce  recueil  en  Angleterre. 

Telle  est  la  situation  dépendante  où  l'Amérique  s'est 
placée  5  elle  attend  que  nous  lui  permettions  de  penser. 
Elle  réimprime  les  plus  médiocres  romans  publiés  à 
Londres;  elle  consacre  des  colonnes  de  critique  oiseuse  à 
telle  compilation  sans  saveur  et  sans  nouveauté  qu'un 
libraire  anglais  a  payée  quelques  livres  sterling  à  un  au- 
teur affamé.  Vous  êtes  tout  étonné  de  voir  un  pauvre 
rédacteur  de  pamphlets  illisibles  et  de  romans  pour  les 
cuisinières,  annoté,  commenté,  élucidé,  analysé,  copié 
par  les  journalistes  de  l'autre  monde.  Tel  rapsodiste 
dont  le  nom  n'est  pas  connu  à  Londres  devient  une  célé- 
brité pour  le  journaliste  qui  rédige  la  Bannière  de  Chil- 
licote  ou  le  Champion  de  Keniuchj.  Le  marché  améri- 
cain est  encombré  de  productions  anglaises  qui  monopo- 
lisent la  vente  et  l'attention  ,  et  qui  ferment  aux  produits 
du  sol  toute  espérance  de  débouché.  Ce  serait  aux  jour- 


AUX  ÉTATS-UNIS.  43 

nallsles  qu'il  appartiendrait  de  porter  remède  à  cet  état  de 
choses  ^  mais  ils  l'empirent  et  l'aggravent  en  se  prêtant 
à  l'inclination  générale  et  en  la  servant.  Ils  maintiennent 
leur  pays  dans  cet  asservissement  intellectuel,  plus  fatal , 
quoi  que  l'on  puisse  dire  ,  que  l'asservissement  matériel  ; 
ils  courbent  la  tète  sous  le  joug  britannique  5  ou  quand  ils 
la  relèvent,  c'est  plutôt  avec  une  mutinerie  d'écolier  qui 
se  fâche,  qu'avec  la  fierté  d'un  peuple  indépendant.  On 
dirait  que  les  Etats-Unis  ne  sentent  pas  assez  profondé- 
ment une  nationalité  forte  et  vivante,  et  que  les  trente 
ou  quarante  races  dont  le  sang  mêlé  circule  dans  ce  corps 
social  si  jeune  et  si  étrange  ne  se  sont  point  encore  fon- 
dues, de  manière  à  créer  un  peuple. 

Les  Américains  savent  quel  est  leur  défaut ,  quel  est 
leur  malheur  5  leurs  Revues  ne  manquent  pas  de  saisir 
les  armes  toutes  les  fois  que  le  voyageur  étranger  lance 
une  satire  et  que  le  journal  anglais  se  permet  une  cri- 
tique. Jamais  nation  n'a  eu  l'épiderme  si  tendre.  Les 
États-Unis  sont  en  feu  ,  et  toutes  les  colonnes  des  jour- 
naux sont  là,  mèche  allumée ,  pointant  leurs  pièces  ,  dès 
que  le  QuaHerl/y  Review  ,  au  milieu  de  ses  attaques 
contre  l'esprit  démocratique,  s'avise  de  critiquer  l'Union 
Américaine.  Un  écrivain  obscur ,  un  officier  en  demi- 
solde,  une  pauvre  dame  que  sa  marchande  de  modes  et 
sa  couturière  obsèdent,  essaient-ils  de  réparer  les  brèches 
de  leur  fortune  en  publiant  un  ou  deux  volumes  de 
caricatures  américaines,  voilà  tous  les  journalistes  répu- 
blicains en  émoi.  Depuis  la  province  du  Maine  jusqu'à 
la  Géorgie,  ce  sont  des  fureurs  sans  exemple. 

Si  le  journalisme  américain  date  d'hier  ,  l'Europe  ne 
doit  pas  s'enorgueillir  et  se  vanter  -,  elle  n'a  créé  le  jour- 
nal proprement  dit  que  dans  ces  derniers  tems  ;  le  jour- 
nal, ce  levier  puissant  de  la  liberté  ,  cet  instrument  de 


44  niSTOlRK  DU  JOURXALIS.ME 

nivellement  social,  ne  dale  que  de  l'époque  où  les  monar- 
chies mourantes  livraient,  tout  en  se  débattant  avec  vio- 
lence, leur  héritage  à  la  démocratie.  A  chaque  mouve- 
ment révolutionnaire  de  l'EurojDe  on  avait  vu  paraître 
des  journaux  -,  ils  avaient  servi  la  crise  et  l'avaient  hâ- 
tée 5  puis  ils  étaient  retombés  dans  l'inaction.  Le  gou- 
vernement de  Venise,  au  moment  de  ses  grandes  luttes, 
en  1531,  fit  paraître  k  première  Gazette  {Gazetta). 
En  avril  1588,  lorsque  l'Angleterre  dirigée  par  le  génie 
d'Elisabeth  et  la  prudence  de  Burleigh  se  préparait  à 
soutenir  l'attaque  de  l'Espagne ,  lorsque  la  terrible  Ar- 
mada se  trouvait  dans  les  eaux  du  détroit ,  le  Mercure 
anglais  parut  sous  les  auspices  de  ce  ministre.  Quel- 
ques exemplaires  de  ce  journal  primitif  sont  conservés 
au  Musée  Britannique 5  on  y  trouve  des  annonces  nécro- 
logiques, des  discours  de  réceptions  et  de  fêles  ,  précisé- 
ment comme  aujourd'hui.  L'ouverture  du  Long  Parle- 
ment fit  naître  plus  de  vingt  journaux.  En  10-^2,  époque 
de  troubles  ,  époque  qui  préparait  Cromvvell ,  paru- 
rent le  Fuiiieur  jwclurne ,  V Heraclite  rieur,  le  De/no- 
criLe  pleureur ,  le  Jésuite  fouelté ,  le  Hibou  du  ni)  stiire 
(  Secret  Owl  )  ,  le  Pigeou  (V Ecosse,  le  Faucon  du  Par- 
lement^ la  Qigue  d\ui-delà  des  Mers,  et  une  multitude 
d'autres  journaux  attachés  à  divers  partis  et  dont  les 
titres  n'étaient  pas  moins  bizarres.  Ces  papiers-nouvelles 
ne  paraissaient  pas  régulièrement.  L'accession  de  Guil- 
laume lïï  donna  un  trèsgra.nd  mouvement  a  la  presse 
périodique;  sous  la  reine  Anne,  le  journal  quotidien  s'é- 
tablit, et  de  mouvement  en  mouvement,  à  mesure  que 
les  agitations  politiques  excitaient  la  curiosité,  le  journa- 
lisme prit  des  forces  et  grandiî. 

La  situation  monarchiqne  de  la  France  et  sa  jurispru- 
dence spéciale  ne  lui  pernieîlaienl  j)as  de  marcher  de 


AUX   tCTATS-l'NIS.  45 

pair  avec  l'Angleterre.  Lon.jy-tems  elle  se  eonlenta  de 
maigres  annonces  et  de  nouvelles  rcdij^écs  à  la  hàle  , 
sous  l'inspection  des  censeurs.  Théophraste  Rcnaudot  a 
laissé  une  sorte  de  réj)Utalion  de  journaliste.  Sa  vie  en- 
tière s'est  dôvouce  à  ce  travail.  Mais,  nous  l'avons  dit  , 
le  journalisme  s'attache  surtout  à  une  société  utilitaire  5 
et  pendant  lon^-tems,  la  société  française  l'était  si  peu 
qu'il  lui  suffisait  d'un  journal  poétique,  en  vers  de  huit 
pieds,  rédigé  comme  on  rédige  une  énigme  ou  un  cou- 
plet de  fête,  par  un  nommé  Loret ,  lequel  s'est  fait  pein- 
dre et  graver  en  taille-douce  à  la  tète  de  son  œuvre.  Ce 
journal,  en  rimes  absurdes,  est  rempli  d'événemens  et  de 
particularités  curieuses  :  si  Walter  Scott ,  d'Israëli  ou 
Charles  Lamb  l'eussent  pu  consulter  ,  ils  en  auraient  tiré 
de  véritables  trésors-,  mais  la  France  ne  donne  aucune 
attention  à  ces  choses  curieuses  ^  et  il  a  fallu  que  l'Alle- 
mand Raumer  allât  feuilleter  la  Bibliothèque  royale  de 
Paris  pour  en  tirer  les  excellens  documens  historiques 
qu'il  a  communiqués  à  l'Allemagne. 

Dans  aucun  pays  du  monde  le  journal  n'a  pris  la  forme 
légère  et  le  travestissement  burlesque  dont  la  France  de 
Louis  XIII  et  de  Louis  XIV  l'a  revêtu.  Loret  est  un 
bouffon  qui ,  tous  les  dimanches ,  vient  en  gambadant  de- 
vant vous  vous  apprendre  les  nouvelles  de  la  huitaine 
passée  5  il  vous  dit  par  exemple  que  : 

Molière  ,  ce  cliarmaut  danseur , 
Veut  encore  devenir  auteur. 

Et  après  avoir  débité  ses  sottises  octo-syllabiques,  il  ter- 
mine par  un  couplet  ou  triolet  de  la  dernière  trivialité. 

En  1745  ,  on  était  encore  obligé,  malgré  les  progrès 
que  l'esprit  philosophique  avait  faits  en  France,  de  se  con- 
tenter de  la   Gazette   de  France   et  du    Mercure.   Le 


46  HISTOIRE  DU  JOURNALISME 

Mercure  conlenait  des  nouvelles,  des  analyses  d'ouvrages 
et  des  logogriphes  ;  un  Mercure  sans  logogriphes  eût 
été  un  monde  sans  soleil.  Quc^nt  à  la  Gazette ,  elle  se 
faisait  remarquer  par  la  pompe  extraordinaire  de  ses  des- 
criptions; et  les  beaux-esprits  des  salons  n'avaient  pas  as- 
sez de  railleries  pour  les  rédacteurs  à  tant  la  page  ,  qui 
brodaient  un  incendie,  enjolivaient  une  tempête  et  para- 
phrasaient un  combat  naval.  Quand  la  révolution  fran- 
çaise éclata,  le  journal  véritable  fit  explosion.  Muselé  par 
Bonaparte ,  il  reparut  ensuite  ;  aujourd'hui  son  triomphe 
est  complet. 

Quatre-vingt-dix  années  après  l'apparition  de  cette  pre- 
mière gazette  vénitienne  dont  j'ai  parlé,  l'arrivée  des  co- 
lons de  Plvmouth  jeta  le  premier  germe  de  la  civilisation 
américaine.  Dix-huit  ans  plus  tard,  en  1 639  ,  un  nommé 
John  Glover  fit  présent  au  collège  américain  de  Cambridge 
d'une  fonte  de  caractères  {a  font  of  printing  letters). 
Quelques  marchands  d'Amsterdam  envoyèrent  en  outre 
49  liv.  ster.  applicables  à  une  imprimerie  américaine. 
Trente-cinq  ans  se  passèrent  :  Boston  eut  son  imprimerie, 
et  Philadelphie  la  sienne  cinquante  ans  plus  tard.  On 
ne  publiait  encore  en  Amérique  que  des  pamphlets  reli- 
gieux ,  des  sermons  et  surtout  des  almanachs.  Les  que- 
relles des  planteurs  et  des  colons  ,  leurs  guerres  contre 
les  Indiens ,  leurs  discussions  théologiques  ,  leurs  défri- 
chemens  et  la  construction  de  leurs  villes  frayaient  la 
route  d'une  civilisation  nouvelle  ;  au  milieu  de  tous  leurs 
travaux  ,  les  Américains  se  passaient  de  journal  5  ils  s'en 
passaient  comme  tous  les  fondateurs  d'anciens  empires 
et  d'anciennes  républiques. 

On  peut  douter  que  le  journalisme  eût  été  pour  eux 
d'une  utilité  bien  grande.  Cette  population  disséminée 
sur  tous  les  points  d'un  vaste  territoire  sentait  vive- 


AUX  ÉTATS-UNIS.  47 

ment  le  besoin  de  se  réunir  en  groupes  :  elle  ne  rece- 
vait aucune  nouvelle  de  ses  frères.  La  sociabilité  s'ani- 
mait et  s'augmentait.  Au  lieu  de  lire  la  gazette  au  coin  de 
son  feu  et  de  s'isoler  de  tous  ses  concitoyens,  on  allait  à 
Boston  ou  à  Pliiladelphie  trouver  les  centres  de  réunion 
qui  prêtaient  de  l'énergie  aux  sentimens  religieux  et  pa- 
triotiques de  cbacun.  Jusqu'au  milieu  du  dix-septième 
siècle,  un  de  ces  points  de  ralliement  a  conservé  toute 
son  influence  et  tout  son  intérêt.  Le  jeudi  de  chaque  se- 
maine on  voyait  accourir  à  Boston  une  foule  de  campa- 
gnards, de  jeunes  gens  ,  d'écoliers  ,  qui  assistaient  à  ce 
que  l'on  appelait  la  leçon  du  jeudi.  Après  la  leçon  ,  il  se 
formait  une  espèce  de  club  ,  où  l'on  apprenait  les  nou- 
velles, où  l'on  échangeait  ses  idées,  où  l'on  renouvelait  la 
source  de  ces  idées  mêmes.  Là  se  faisaient  des  mariages; 
là  se  traitaient  des  questions  de  commerce  et  de  politi- 
que. L'un  lisait  à  son  voisin  les  lettres  qui  lui  venaient 
d'Ecosse  ,  et  l'autre  lui  communiquait  les  nouvelles  fraî- 
chement arrivées  d'Angleterre.  J'ai  entendu  dire  à  d'an- 
ciens colons  que  jamais  journal,  quelque  excellent  qu'on 
le  supposât,  ne  parviendrait  à  remplacer  ce  club  social, 
dont  l'ombre  existe  encore  à  Boston.  Quelques  exemples 
de  ce  genre  m'ont  souvent  porté  à  croire  que  l'orgueil  de 
la  civilisation  moderne  n'est  pas  fondé  sur  des  bases  aussi 
solides  que  Ton  pourrait  l'imaginer.  Sans  machines  à 
vapeur  et  sans  journaux  ,  Rome  n'a-t-elle  pas  conquis  le 
monde  connu ,  et  Tyr  n'a-t-elle  pas  fait  un  commerce 
immense  P 

En  1704,  Barthélémy  Green  de  Boston  ,  fils  de  l'im- 
primeur du  collège  et  qui  avait  long-tems  rempli  l'office 
de  doyen  dans  une  des  principales  églises^  imprima  et  pu- 
blia dans  cet  état  le  premier  journal.  Il  avait  pour  litre  : 
Lettres-Nouvelles  de  Boston  ;  un  maître  de  poste  John 


4S  HISTOIHE  DU  JOUKNALISMK 

Campbell,  Écossais  comme  son  nom  l'indique,  avait  donné 
rimj)ulsion  et  les  fonds  nécessaires.  En  général ,  les  jour- 
naux américains  ont  eu  pour  berceau  les  maisons  de  poste, 
espèces  d'hôtelleries  et  de  lieux  de  rendez-vous ,  où  les 
nouvelles  abondent  avec  les  voyageurs.  Green  l'imprimeur 
acheta  le  journal  dix-huit  ans  après  sa  première  appari- 
tion ,  et  continua  de  le  publier  :  quant  à  la  vieille  ga- 
zette, fidèle  aux  sentimens  royalistes  et  ecclésiastiques  de 
Robert  Green,  attachée,  comme  tout  ce  qui  est  vieux  , 
aux  intérêts  acquis  et  à  leur  parfaite  conservation ,  elle 
repoussa  le  mouvement  républicain  ,  ne  cessa  point  de 
prêcher  la  lovauté  envers  la  métropole,  essaya  de  ranimer 
la  flamme  éteinte  d'une  dépendance  qui  n'avait  plus  de 
foyer  ni  d'aliment,  et  expira  en  1776,  au  moment  où  les 
troupes  anglaises  furent  forcées  d'évacuer  Boston.  Sur  le 
tombeau  du  journaliste-imprimeur  Barthélémy  Green  , 
on  lit  encore  l'éloge  suivant  :  «  Il  eut  soin  de  ne  rien  pu- 
blier qui  pût  porter  offense,  et  qui  fût  léger  ou  nuisible.» 
Cette  horreur  de  la  légèreté  chez  un  journaliste  a  quelque 
chose  de  bien  américain. 

Le  maitre  de  poste  successeur  de  Campbell ,  et  qui  se 
nommait  William  Brookers,  résolut  de  tirer  bon  parti  de 
sa  situation  politique  et  sociale  :  il  établit  en  décembre 
1719  une  gazette  rivale  de  la  gazelle  continuée  par  Green  ; 
celte  dernière  se  nomma  Gazette  Bostonienne.  Le  prix 
des  prains  elles  arrivages  servaient  de  texte  principal  à  ce 
recueil  intéressant,  qui,  depuis  l'année  171 8,  n'a  pas  cessé 
de  se  publier  et  de  s'imprimer  dans  une  petite  allée  obs- 
cure ,  située  près  de  la  cour  de  la  prison.  Mais  chaque 
maitre  de  poste  ayant  fondé  un  journal  à  lui,  ne  man- 
quait guère,  avant  de  quitter  sa  place,  d'en  vendre  la 
propriété  ,  et  son  successeur,  quel  qu'il  pût  être,  se  met- 
tait aussitôt  à  créer  un  journal  nouveau.  Ainsi  de  maitre 


AUX  ÉTATS-UKIS.  40 

de  poste  en  maître  de  poste,  le  journalisme  acquérait  des 
forces  nouvelles.  Le  journal  fondé  par  Kneeland,  en  1732 
(le  troisième  en  date),  se  nomma  Gazette  de  Boston  et 
Journal  hebdomadaire.  Alors  les  prédicateurs  métho- 
distes, Edwards  et  Whitefîeld,  mettaient  toute  l'Améri- 
que en  feu.  L'esprit  puritain  ,  violemment  ému  par  les 
réformateurs  du  dix-huitième  siècle,  retrouvait  l'éner- 
gique paroxisme  des  millénaires.  Des  troupes  fanatiques  se 
livraient  dans  les  forêts  ,  dans  les  savanes ,  à  la  prophétie 
et  à  l'inspiration.  Les  ministres  établis  et  consacrés  ne 
défendaient  pas  leurs  droits  avec  moins  de  véhémence 
et  d'obstination  que  les  catholiques  du  seizième  siècle 
n'avaient  résisté  à  Luther.  Le  journal  dont  je  parle  fut 
l'organe  habile  des  Whitefîeld  et  des  Penn. 

En  1752,  le  même  Kneeland  s'étant  séparé  de  son  par- 
tenaire établit  un  nouveau  journal  qui  eut  pour  titre 
V Avertisseur  de  la  Semaine .,  contenant  (ainsi  le  titre 
s'exprimait)  :  «  les  nouvelles  les  plus  fraîches,  tant  do- 
mestiques qu'étrangères.  »  L'éditeur  avait  été  initié  dans 
sa  jeunesse  aux  mystères  de  la  politique  provinciale;  il 
connaissait  les  ressorts  secrets  du  gouvernement  ;  il  sa- 
vait par  cœur  les  intérêts  de  son  pays  et  tout  ce  qui  con- 
cernait ce  pays.  Son  journal  triompha  ,  ses  pages  inno- 
centes furent  la  source  lumineuse  à  laquelle  la  curiosité 
publique  alla  s'abreuver.  Mais  bientôt  devait  paraître  un 
nouvel  astre  plus  radieux.  Le  nom  de  Franklin  devait 
jeter  sa  clarté  sur  cet  hémisphère  5  la  gloire  du  grand 
homme  eut  un  petit  journal  pour  berceau. 

En  1721  ,  le  frère  aîné  du  célèbre  Benjamin  Franklin 
publia  les  Nouvelles  courantes  de  la  N ouvelle- Angle- 
terre ,  journal  qui  opposa  à  ses  deux  confrères  et  prédé- 
cesseurs une  formidable  concurrence.  L'esprit  de  liberté 
XV.  4 


50  HISTOIRE  DD  JOURNALISME 

commençait  à  travailler  la  colonie.  Franklin  l'aîné  s'em- 
para de  ce  moyen  de  succès  ;  il  appela  à  son  secours 
l'ironie  ,  l'argumentation  ,  la  véhémence  et  surtout  le  pa- 
triotisme de  localité.  Autour  de  lui  vinrent  se  grouper 
des  esprits  remuans  qui  semblaient  pressentir  le  grand 
mouvement  révolutionnaire  auquel  la  Nouvelle -Angle- 
terre allait  être  livrée  ;   club  redoutable  que  le  peuple 
nomma  ,  tantôt  le  Club  des  libres  Penseurs  ,  tantôt  le 
Club  des  Diables  d'enfer.  Le  gouvernement  était  d'avis 
que  ce  dernier  titre  leur  convenait  plus  que  tout  autre. 
Ils  n'en  persévérèrent  pas  moins  ;  James  Franklin  fit  for- 
tune. Ce  n'était  pas  un  patriote  enthousiaste  ,  mais  un 
élève  de  l'école  politique  la  plus  suivie  :  «  Faisons -nous 
craindie  d'abord,  disait-il,  nous  verrons  après.  »  Un  ton 
de  sincérité  et  de  loyauté  remarquable  se  faisait  sentir 
dans  son  journal,  et  portait,  si  l'on  peut  le  dire,  l'écorce 
d'invectives  grossières  et  d'attaques  inconvenantes  qui  en 
formait  comme  la  surface  et  l'enveloppe.  Dans  son  atelier 
d'imprimerie  se   trouvait   un  jeune  apprenti  modeste , 
lequel  avait  nom  Benjamin  Franklin ,  nom  destiné  à  faire 
le  tour  du  monde.  Les  meilleurs  argumens  et  le  meilleur 
style  tombaient  de  cette  plume  ignorée.  Si  James  Franklin 
avait  eu  le  bon  esprit  de  comprendre  l'influence  de  son 
frère ,  il  aurait  pu  prospérer ,  braver  le  pouvoir ,  éviter 
les  jugemens  et  les  amendes  prononcées  contre  lui ,  s'ap- 
puyer sur  une  partie  de  la  population  et  agrandir  son  in- 
fluence. En  vain  le  gouvernement  avait  essayé  d'amortir 
cet  ennemi  terrible  en  défendant  à  James  Franklin  de  pu- 
blier son  journal;  il  continuait  de  paraître  et  de  tracas- 
ser le  pouvoir  sous  le  nom  de  Benjamin  Franklin ,  alors 
mineur.  Quel  mauvais  génie  porta  James  à  se  quereller 
avec  son  jeune  frère?  sans  doute  l'orgueil  du  succès. 


AUX  ÉTATS-UNIS.  Si 

L'ame  secrète  de  l'entreprise,  Benjamin  ,  quitta  Boston  ; 
et  la  {jloire  passagère  du  pauvre  journal  expira  presque 
aussitôt. 

Les  idées  libérales  suivaient  leur  cours  en  Angleterre 
comme  dans  le  Nouveau-Monde.  Des  cendres  encore  tiè- 
des  du  journal  défunt  surgit  une  nouvelle  feuille  intitulée 
la  Hcpélition  de  la  Semaine.  Son  père  était  Jérémie 
Gridley,  qui,  pap  la  suite,  acquit  de  la  célébrité  au  bar- 
reau, et  céda  sa  propriété  à  un  liomme  de  parti  que  ses 
opinions  trop  avancées  avaient  mis  en  mauvaise  réputa- 
tion à  Londres.  Thomas  Fleet,  imprimeur  de  son  métier, 
était  un  de  ces  patriotes  turbulens  et  bien  intentionnés 
qui  se  condamneraient  à  l'exil  et  à  la  ruine  plutôt  que 
de  rester  en  paix  ,  de  se  taire  et  de  laisser  agir  les  partis 
sans  se  mêler  à  leurs  disputes.  Ennemi  du  haut  clergé  et 
de  l'absolutisme,  il  s'était  donné  le  plaisir  de  les  insulter 
publiquement  au  moment  de  leur  triomphe.  Le  peuple  de 
Londres  venait  de  porter  dans  les  rues  et  de  suivre  pro- 
cessionnellement  le  docteur  Sacheverell,  qui  avait  prêché 
l'esclavage  et  le  droit  de  vie  et  de  mort  assuré  aux  rois; 
la  procession  solennelle  fut  arrêtée  et  outragée  par  Thomas 
Fleet,  qui,  depuis  cette  époque,  trouva  le  séjour  de  Lon- 
dres fort  incommode,  dit  adieu  à  ses  concitoyens,  et  vint 
porter  en  Amérique  sa  ferveur  démocratique.  Ses  des- 
cendans  ont  prospéré  :  ce  sont  eux  qui  possèdent  mainte- 
nant au  coin  de  Water-Street,  à  Boston  ,  ce  beau  maga- 
sin dont  l'ancienne  enseigne  avait  pour  exergue  un  cœur 
et  une  couronne.  Quand  les  couronnes  furent  passées  de 
mode,  le  cœur  et  la  bible  s'emparèrent  de  l'enseigne:  elle 
existe  encore  (1). 

(1)  Note  du  Tr.  Nous  compléterons  cette  notice  en  indiquant , 
d'après  V American  Abnanack,  le  nombre  de  journaux  existant  en  1834 


52 


HISTOIRE  DU  JOURNALISME 


Ainsi  les  influences  philosophiques  transmises  par  l'or- 
.cane  des  journaux  affluaient  de  toutes  parts,  et  ce  que 
l'Europe  avait  de  trop  ardent  rayonnait  sur  rAmérique 
nouvelle.  Le  journal  dont  Thomas  Fleet  s'empara,  l'un 
des  meilleurs  de  son  époque  ,  dura  treize  ans  et  attisa  la 
flamme  de  l'indépendance  ;  bientôt  deux  nouveaux  jour- 
naux parurent  à  la  fois  à  Boston  ,  à  Philadelphie  ;  et  le 
même  germe  se  répandit  et  fructifia  dans  la  Caroline  du 
Sud  ,  dans  la  Virginie  ,  dans  le  Maryland  5  un  journal 
allemand  essaya  même  de  paraître  en  1750.  Les  colo- 
nies, sur  le  point  de  se  révolter,  comptaient  treize  jour- 
naux en  tout  ^  mais  la  crise  révolutionnaire  fut  pour  le 


\ 


dans  chacun  des  états  de  l'Union,  et  l'époque  où  le  premier  journal 
y  a  été  publié. 


BATE 

delà 

publication 

du  premier 

journal. 


NOMBRE 

de  journaux 

existant  dans 

chaque  ctat , 

eu  l83^. 


1725  New-York 285 

1719  Pennsylvanie 185 

1795  Ohio 142 

1639  Massachussets 108 

1785  Maine 54 

1736  Vii-ginie 39 

1755  Connecticut 38 

1758  New-Jersey 35 

1728  Maryland 35 

1763   Géorgie 29 

1756  New-Hampsliiie 27 

1818  Tennessee 26 

1781  Vermout 26 

1731  S.  Caroline 26 


DATE 

KOMBBE 

delà 

de  journaux 

puLlication 

existant  dans 

du  premier 

cLaque  état , 

journal. 

en  1834. 

1767  N.  Caroline 25 

1786  Keutucky 25 

1807  Indiana 2S 

1806  Louisiane 19 

1732  Rhode-Islaud 16 

1810  Missouri 15 

1809  Mississipi 13 

1815  Albany 12 

1806  Colombie 9 

1760  Delaware ,  8 

1822  lUinois 8 

1806  Michigan 8 

1806  Floridcs 6 

1806  Aïkansas 4 


Voyez  en  outre  l'article  que  nous  avons  inséré  dans  notre  avant- 
dernier  Numéro  sur  la  presse  périodique  de  l'Umou ,  et  ceux  qui  trai- 
tent de  la  presse  périodique  eu  Angleterre. 


AUX  ËTATS-UMS.  53 

journalisme  une  cause  de  développement  prodigieux  sur 
lequel  nous  reviendrons.  11  est  curieux  de  connaître  le  ton 
de  ces  journaux  primitifs  que  je  viens  de  citer  ;  ils  pas- 
saient de  la  plaisanterie  à  la  gravité  ,  et  des  sermons  à  la 
simple  annonce,  avec  autant  d'aisance  que  nos  journaux 
modernes  5  mais  leur  plaisanterie  était  dure,  et  leur  op- 
position politique  tombait  comme  le  tamahawk  sur  la  tète 
des  victimes.  Par  exemple,  le  gouverneur  Dumme  ayant 
menacé  d'établir  la  censure  ,  les  Nouvelles  Courantes 
l'accablèrent  du  paragraphe  suivant  : 

«  L'infâme  gouverneur  et  sa  famille  sont  des  hypocri- 
tes comme  tous  les  gouvernans.  On  sait  que  Dieu  envoie 
au  peuple  des  fléaux  pour  les  châtier  rudement,  c'est  ce 
qui  doit  donner  courage  au  pauvre  peuple  de  la  Nou- 
velle-Angleterre, forcé  de  se  soumettre  à  la  tyrannie  et  à 
l'hvpocrisie  sacerdotales.  Post-scriptuin  :  Notre  corres- 
pondance partitulière  nous  apprend  que  bientôt  les  bou- 
langers ne  pourront  plus  pétrir,  à  moins  que  S.  Exe.  le 
gouverneur  n'appose  son  timbre  sur  la  pâte,  w 

Quelquefois  le  rédacteur  se  contentait  de  plaisanter  : 
il  livrait  à  ses  lecteurs  des  annonces  plus  ou  moins  bur- 
lesques ,  telles  que  :  «  A  vendre  un  mauvais  ministre  d'é- 
glise tout  frais  émoulu  du  collège,  etc.  ,  »  ou  bien  : 
«  A  vendre  une  belle  esclave  noire  qui  sait  une  foule 
de  métiers  et  qui  a  été  élevée  dans  la  crainte  et  l'obéis- 
sance par  un  honorable  magistrat,  etc.,  etc.»  Souvent 
encore  on  trouvait  dans  le  journal  l'aveu  des  embar- 
ras du  directeur,  «  qui  n'a  pas  assez  d'abonnés ,  dit-il , 
pour  aller  aussi  rondement  qu  il  le  voudrait.  »  O  direc- 
teur naïf!  Si  un  rival  se  présente,  il  ne  le  ménage  pas. 
<(  Je  plains ,  dit  par  exemple  Campbell ,  les  lecteurs  du 
nouveau  journal ,  mon  concurrent^  ses  feuilles  sentent 
la  bière  forte  bien  plus  que  l'huile  savante  :  les  honnêtes 


54  HISTOIRE  DtJ  JOURNALISME 

gens  ne  doivent  pas  lire  ces  choses-là.  »  Un  autre  jour- 
naliste de  la  même  époque  prie  ses  abonnés  de  lui  faire 
l'aumône  de  quelques  nouvelles  :  «  Tous  les  ingénieux 
gentillîommes  de  la  ville  et  de  la  campagne,  dit-il,  me 
feraient  plaisir  en  m'enVoyant  leurs  remarques  écrites, 
pourvu  qu'elles  soient  franches  de  port;  car  nous  désirons 
que  les  affaires  de  la  Nouvelle-Angleterre  ne  tombent  pas 
dans  un  oubli  complet  comme  les  affaires  et  l'histoire 
des  anciens  indigènes  de  ce  pays  ;  nous  imprimerons  ces 
remarques  avec  soin ,  sur  le  plus  beau  papier  possible  et 
in-quarto.  »  J'aime  particulièrement  cette  manière  d'inté- 
resser le  correspondant  par  la  promesse  du  format ,  pro- 
messe plus  importante  qu'elle  ne  le  semble  au  premier 
coup-d'œil.  Le  journal  américain,  ce  journal  patriarcal 
dont  nous  parlons,  se  permettait  une  grande  irrégularité 
de  format;  il  était  in-12,  in-S" ,  in-4°,  in-folio.  Le  re- 
lieur s'arrangeait  comme  il  le  pouvait;  une  collection 
de  journaux  de  cette  époque  est  une  véritable  vallée  de 
Josaphat  ;  rendez-vous  de  tous  les  âges,  de  tous  les  sexes, 
de  toutes  les  proportions. 

Aujourd'hui  les  journalistes  américains  mettent  plus 
de  modération  dans  leurs  attaques,  et  un  peu  plus  de 
finesse  dans  leurs  plaisanteries.  Voici  un  échantillon  de 
leur  savoir  faire;  nous  empruntons  au  New -York  Eîi- 
quirer  une  de  ses  observations  sur  l'administration  mu- 
nicipale de  Nevr-York  :  «  Nous  remarquons ,  dit-il ,  que 
le  budget  des  dépenses  de  cette  ville  pour  la  présente  an- 
née (1833)  s'élève  à  plus  d'un  million  et  demi  de  dollars 
(7,950,000  fr.)  à  peu  près  sept  dollars  (37  fr.  15  c.) 
pour  chaque  homme ,  femme  et  enfant ,  dans  les  limites 
de  New-York.  Ce  n'est  pas  tout-à-fait  le  montant  des 
taxes  en  Angleterre  ;  mais  à  ce  train  nous  ne  tarderons 
pas  àj  arriver.  Les  gouvernemens  doivent  être  aujour- 


AtX  ÉTATS-UNIS.  55 

d'hui  bien  bons ,  puisqu'ils  nous  coûtent  de  si  bonnes 
sommes.  » 

Voici  une  attaque  dirigée  contre  l'aristocratie  finan- 
cière de  l'Union  qui  ne  manque  pas  de  mordant  : 

«  On  demande  six  ladies  patronesses  pour  se  mettre  à 
»  la  tète  des  almacks  de  New- York,  décider  des  admis- 
»  sions  et  des  exclusions,  déterminer  avec  une  exactitude 
»  scrupuleuse  d'où  sort  celui-ci  et  d'oii  vient  celle-là ,  et 
»  bannir  sans  réserve  de  la  société  toute  espèce  de  petites 
»  gens.  Elles  devront  être  d'une  naissance  distinguée , 
)>  prouver  par  leur  arbre  généalogique  que,  depuis  la 
»  quatrième  génération  ,  il  n'y  a  eu  dans  leurs  familles  ni 
»  blanchisseuses,  ni  tailleurs,  ni  cordonniers,  etc.  Elles 
))  devront  aussi  entendre  le  français,  et  un  peu  l'italien  5 
))  savoir  au  juste  quand  il  faut  crier  bras^o  dans  un  con- 
»  cert ,  et  marquer  la  mesure  par  un  mouvement  de  tête 
))  aux  soirées  musicales  du  samedi.  » 

Passons  à  la  littérature  périodique.  Avant  la  révolution 
d'Amérique ,  elle  existe  à  peine.  Quelques  malheureux 
éditeurs  tentèrent  des  essais  qui  prouvèrent  seulement 
l'impossibilité  de  les  rendre  fructueux  :  le  Magasin  Men- 
suel de  Boston  ne  put  aller  au-delà  de  quatre  semaines; 
le  Magasin  des  Sciences  et  des  Plnisit\s ,  pour  la  Nou- 
velle-Angleterre ,  fournit  une  débile  carrière  de  quatre 
numéros  seulement  :  il  avait  cependant  une  belle  pré- 
face, écrite  en  vers,  et  où  l'auteur  disait  élégamment. 

Nous  sommes  disposés  à  plaii'e  à  tous  les  goûts  ; 
A  charmer  à  la  fois  elle  et  lui,  nous  et  vous. 

Plus  la  révolution  approchait,  plus  le  sol  intellectuel 
devenait  favorable  aux  Revues.  En  1775,  le  Magasin 
de  la  Transjhanie  fît  son  entrée  dans  le  monde  sous  les 
auspices  de  Thomas  Payne,  qui  le  soutint  constamment  et 


56  ilISTOIRE  DU  JOURNALISME 

vigoureusement;  personne  plus  que  lui  ne  poussa  les 
Américains  à  la  guerre  et  à  l'indépendance  :  c'était  une 
espèce  de  Tyrtée  de  bas  étage,  un  grossier  génie  de  l'agi- 
tation 5  il  était  surtout  en  verve  quand  l'hippocrène  de 
sa  bouteille  d'eau-de-vie  lui  ouvrait  les  trésors  de  l'ins- 
piration. Au  premier  verre,  disait  Robert  Aikin ,  son 
esprit  se  dérouillait  5  au  second  ,  il  commençait  à  pren- 
dre de  l'élasticité  5  au  troisième ,  c'était  un  homme  d'es- 
prit ;  le  génie  se  trouvait  au  fond  du  quatrième  verre. 

Les  révolutions  sont  ingrates.  De  douze  recueils  pério- 
diques qui  vivotaient  au  commencement  de  la  guerre  de 
l'indépendance ,  pas  un  ne  resta  debout,  sous  le  choc  de 
ce  grand  événement.  Bientôt  après,  la  révolution  fran- 
çaise donna  un  nouveau  cours  aux  idées  nationales;  et 
l'essai  tenté  par  Charles  Brockden    Brown,  romancier 
remarquable,  n'eut  pas  plus  de  succès  que  les  autres. 
Ainsi  se  termina  le   dix-huitième  siècle.  Le  commei;ice- 
ment  du  dix-neuvième  fut  marqué  par  l'apparition  de  la 
première  Revue  qui  ait  pris  un  nouvel  essor  sous  le  ciel 
d'Amérique  :   le  Porte-feuille^    fondé  par  John  Denis, 
homme   de  talent ,   dont  le   caractère  annula  le  talent. 
Spirituel  et  plein  de  verve,  il  n'avait  ni  suite  ni  persévé- 
rance, et  jamais  ses  amis  ne  purent  parvenir  à  lui  faire 
occuper  une  place  de  gouvernement  qui  ne  demandait 
qu'un  peu  d'assiduité  et  de  piersévérance.  Le  style  bril- 
lante de  Denis  fut  long-tems  a.dmiré.  Brown  ,  dont  nous 
venons  de  parler,  publia  à  son  tour  un  Annuaire  et  un 
Magasin  qui   prospérèrent  ;    enfin  Washington  Irving , 
Paulding  et  Verplank ,   trois  noms  aujourd'hui  célèbres 
en  Amérique,  firent  leurs  premières  armes  dans  le  Sal- 
migondis. Ce  recueil  produisit  à  peu  près  la  même  sensa- 
tion que  le  Spectateur  avait  occasionée  en  Angleterre. 
LangstafF,  Evergreen  et  Wizard  (tels étaient  les  noms  de 


AUX  ÉTATS-UNIS.  57 

glicrro  du  trio  mystérieux)  n'épargnaient  pas  la  satire  à 
leurs  concitoyens  5  aucun  recueil  périodique  américain 
ne  peut  prétendre  à  la  renommée  acquise  par  cet  ouvrage 
léger  ,  souvent  gracieux ,  quelquefois  ironique  ,  mais  qui 
ne  peut  se  placer  qu'immédiatement  après  les  essais  ad- 
mirables de  Goldmisth  et  de  Mackenzie.  V  A  lithologie  de 
Mai^  fondée  par  Pliineas  Adams  et  le  célèbre  Channing, 
paraissait  à  Boston  5  après  plusieurs  modifications  dans 
la  forme  de  la  publication,  V Anthologie  fut  soumise  à  la 
rédaction  spéciale  de  M.  Emerson  5  ce  fut  un  des  ouvra- 
ges qui  contribuèrent  le  plus  à  donner  l'impulsion  litté- 
raire aux  intelligences  bostoniennes-  tout  ce  qu'il  y  a  d'in- 
tellectuel dans  cette  ville  tire  vanité  du  succès  et  du 
mérite  de  V  Anthologie. 

Le  Cluh  de  l' Anthologie  acquit  une  certaine  prépon- 
dérance et  devint  même  centre  politique.  Emerson,  en 
sa  qualité  de  rédacteur  en  cbef ,  se  trouvait  exposé  à  plus 
d'une  attaque^  il  s'en  plaignit  à  ses  confrères.  Ils  voulaient 
le  conserver  pour  éditeur  et  satisfaire  à  son  désir.  Le  pro- 
blème offrait  quelques  difficultés-,  mais  rien  n'embarrasse 
îa  diplomatie  américaine.  Le  club  déclara  que  tous  ses 
membres  étaient  solidaires ,  tous  rédacteurs  et  éditeurs 
en  chef  de  la  publication  5  qu'il  leur  plaisait  de  déléguer 
le  soin  du  travail  à  une  commission  ;  que  celle  commis- 
sion était  représentée  par  un  comité  ;  que  ce  comité  se 
composait  d'un  seul  homme  ,  et  que  cet  homme  était 
Emerson.  Cette  ingénieuse  solution  n'est-elle  pas  carac- 
téristique ?  et  ne  dirait-on  pas  que  le  génie  évasif  et  subtil 
dont  les  quakers  ont  donné  tant  d'exemples  a  dicté  cette 
décision  si  digne  d'être  observée  ? 

Déjà  les  maîtres  de  la  littérature  américaine,  les  seuls 
hommes  qui,  d'un  pas  faible  sans  doute,  mais  avec  quel- 
que succès,  avaient  marché  sur  les  traces  des  grands 


68  HISTOIRE  DU  JOURNALISME 

écrivains  de  la  mère-patrie  ,  étaient  entrés  dans  la  colla- 
Loralion  des  Revues.  Le  mélancolique  Paulding,  Was- 
hington Irving ,  dont  le  style  et  la  pensée  ont  quelque 
chose  de  tendre  et  de  velouté  pour  ainsi  dire,  donnèrent 
à  ce  mode  de  publication  la  consécration  de  leur  talent. 
La  société  littéraire  qui  porte  le  titre  singulier  de  Phi 
Bêta  Kappa ,  P ,  B ,  K ,  initiales  des  noms  de  ses  fonda- 
teurs ,  publia  des  mélanges  littéraires  ;  le  Dépôt  Général 
(General  Repertory)  lui  succéda  bientôt.  En  1815, 
William  Tudor  fonda  la  Revue  Américaine  du  Nord; 
M.  Phillips  se  chargea,  en  1817,  de  sa  direction,  qui 
fut  confiée  ensuite  à  M.  Sparks,  auteur  de  plusieurs  bio- 
graphies américaines.  Publié  d'abord  tous  les  deux  mois  , 
ce  recueil  devint  trimestriel.  Channing,  Everett,  Sparks 
et  enfin  Paulding,  noms  justement  honorés  dans  leur 
pays,  se  chargèrent  tour  à  tour  de  sa  direction.  Peu 
d'imagination  ,  un  style  pur  et  lent ,  des  dissertations  sen- 
sées, mais  souvent  diffuses  sur  divers  sujets  que  l'Europe 
a  épuisés  ;  quelques  documens  précieux  sur  les  nationa- 
lités de  l'Amérique  du  nord  ;  un  ton  de  moralité  et  de 
dignité  soutenues  5  une  critique  peu  acerbe  -,  un  respect 
des  convenances  que  l'on  serait  tenté  de  prendre  pour  de 
la  faiblesse;  tels  sont  les  caractères  peu  saillans  mais  es- 
timables de  cette  Revue. 

La  Revue  Tiimestrielle  Américaine ,  publiée  sur  le 
modèle  de  celle  dont  nous  venons  de  parler ,  fut  fondée 
en  1827  par  M.  Walsh  ,  auteur  d'une  lettre  qui  fit  beau- 
coup de  bruit  aux  Etats-Unis ,  sur  le  génie  et  les  dispo- 
sitions du  gouvenem.ent  français.  La  Revue  de  l'Ouest, 
qui  parut  la  même  année ,  à  Cincinnati ,  sous  la  direction 
de  Timothée  Flint,  et  celle  du  Sud  ,  que  M.  Legaré  publia 
en  1828  ,  n'ont  pu  se  soutenir  malgré  le  talent  remarqua- 
ble qui  les  distinguait,  surtout  la  seconde.  New -York 


AUX  ÉTATS-UNIS.  59 

possède  maintenant  une  Revue  Trimestrielle,  dirigée  par 
M.  Léonard  Woods,  de  Philadelphie,  et  une  Revue  des 
États-Unis,  qui  auront  sans  doute  le  même  sort.  Les  con- 
troverses religieuses,  encore  flagrantes  dans  cette  contrée, 
ont  protégé  V Examinateur  Chrétien  de  Boston  ,  et  le 
Spectateur  Chrétien  de  New-Haven  ,  deux  revues  con- 
sacrées à  la  défense  de  théories  contraires.  Citons  encore 
le  Livre  Rouge,  imitation  du  Salmigondis ,  recueil  fondé 
par  M.  Cruse,  de  Baltimore,  l'une  des  nombreuses  A'ic- 
times  du  choléra  ;  le  Magazin  .Analectique,  qui  a  compté 
Paulding  et  Irving  au  nombre  de  s.es  collaborateurs;  le 
Miroir  de  Thcspis,  que  Howard  Payne  osa  fonder  à  Tàge 
de  quatorze  ans  ;  le  Glaneur,  l'Epreuve  du  Feu  (Ordeal) 
le  Pol]  anthe ,  V Emeraude ,  essais  qui  ne  furent  pas  en- 
couragés, quoique  des  hommes  remarquables  les  eussent 
pris  sous  leur  patronage  spécial. 

C'est  aujournal  proprement  dit,  et  non  aux  Revues,  que 
r  atmosphère  intellectuelle  desEtats-Unis est  réellement  fa- 
vorable. La  revue  est  aristocratique  :  elle  s'adresse  aux  in- 
telligences d'élite-,  elle  résume,  elle  analyse,  elle  donne  des 
résultats.  Plus  une  nation  descend  vers  le  nivellement  des 
rangs  et  des  esprits,  nous  l'avons  dit  au  commencement 
de  cet  article  ,  plus  le  journalisme  y  porte  de  fruits.  Il 
serties  partis,  il  se  fractionne  avec  eux,  il  représente 
tous  les  intérêts  divergens;  il  devient  un  instrument  ma- 
tériel de  haine  ou  d'intérêt,  un  ressort  nécessaire  au  suc- 
cès des  menées  politiques  ;  il  offre  à  la  propagation  des 
nouvelles ,  aux  invectives  des  uns,  aux  réponses  des  au- 
tres ,  à  la  grande  lutte  des  paroles  et  des  votes ,  une  espèce 
de  canalisation  facile  et  rapide.  Telle  est  la  situation  ac- 
tuelle du  journalisme  dans  les  états  de  l'Union  Améri- 
caine. 

(  Foreign  Quarterly  Review.  ) 


^éo^rrtpÇt^. 


EXPLORATIONS  DES  TERRES  ARCTIQUES 


PAH   X.E   COMMANDANT  ROSS. 


Nous  avons  laissé  la  Victoire  enfermée  par  les  glaces 
à  Textrémilé  sud-ouest  du  détroit  du  Prince-Régent.  En 
attendant  que  les  chaleurs  de  l'été  vinssent  la  dégager,  le 
commandant  Ross  forma  le  projet  de  chercher  un  pas- 
sage vers  l'océan  occidental.  Son  opinion,  ainsi  que  celle 
du  capitaine  Ross  ,  fixait  ce  passage  aux  environs  de 
l'isthme  de  Roothia.  Tout  ce  que  les  naturels  avaient  rap- 
porté du  courant  déjà  désigné  sous  le  nom  de  Shag-a-v'oke 
permettait  de  supposer  que  cette  espèce  de  bras  de  mer 
n'était  que  le  débouché  d'un  canal  de  communication.  Ce 
fut  donc  vers  ce  point  que  se  dirigèrent  les  premières  re- 
cherches du  commandant  Ross. 

Le  5  avril  1830  ,  cet  officier  partit  pour  sa  première 
expédition  ,  accompagné  d'un  enseigne  et  de  deux  Esqui- 
maux. Il  se  dirigea  vers  le  sud-ouest  en  côtoyant  le  ri- 
vage pendant  l'espace  d'environ  vingt  milles.  Arrivé  au 
69°  44'  20"  de  latitude ,  et  à  0"  44'  6"  de  longitude ,  il 
traversa  une  langue  de  terre  de  trois  milles  environ  de 
largeur,  où  se  trouvaient  deux  petits  lacs,  et  descendit 
ensuite  sur  la  glace  de  la  mer.  Les  Esquimaux  dirent  au 
commandant  que  c'était  le  commencement  d'une  baie 


EXPLORATIONS  DU  COMMANDAM'  ROSS.  61 

qu'ils  appellent  Tar-rio-nit-yoke,  ce  qui  signifie  ;  eau  non 
salée,  sans  doute  parce  qu'elle  reçoit  plusieurs  rivières  con- 
sidérables. La  sortie  de  cette  baie  était  le  détroit  de  Shag- 
a-voke,  expression  qui  signifie  :  il  va  vite.  La  rapidité  du 
courant  qui  y  règne  provient  sans  doute  de  la  fonte  des 
neiges  de  l'intérieur. 

De  là  reprenant  sa  marche  par  terre ,  l'expédition  tra- 
versa plusieurs  petits  lacs  ,  et  arriva  à  un  endroit  appelé 
Pad-le-ak,  c'est-à-dire  ,  fin  du  voyage.  Le  commandant 
ne  voyant  aucun  signe  de  marée,  avait  de  la  peine  à  croire 
qu'il  fût  arrivé  au  bord  de  la  mer  5  mais  plusieurs  flaques 
d'eau  salée  qu'il  trouva  dans  des  trous  de  veaux  marins 
ne  lui  laissèrent  aucun  doute  à  cet  égard.  Les  guides,  dé- 
signant de  la  main  la  direction  du  N.  0. ,  lui  assurèrent 
qu'il  s'y  trouvait  une  grande  mer  sur  laquelle  il  n'y 
avait  point  de  glace  pendant  l'été;  et  qu'on  ne  pouvait 
apercevoir  aucune  terre  à  l'ouest  ;  mais  ils  ajoutèrent  que 
du  S.  O.  au  S.  E.,  la  terre  s'étendait  sans  discontinuité 
jusqu'à  la  baie  de  Répuise.  Ils  dirent  encore  qu'il  n'y 
avait  point  de  passage  par  le  sud  pour  entrer  dans  la  mer 
dont  ils  parlaient  5  et  que  si  on  voulait  amener  le  vais- 
seau de  l'endroit  où  il  se  trouvait  à  la  baie  de  Pad- 
le-ak  ,  il  faudrait  lui  faire  faire  un  grand  circuit  par  le 
nord. 

Ces  détails  firent  supposer  au  commandant  qu'il  avait 
sous  les  yeux  l'Océan  occidental  ;  que  la  terre  où  il  se 
trouvait  était  le  continent  de  l'Amérique  5  et  que  c'était 
vers  le  nord  qu'il  y  avait  le  plus  d'espoir  de  trouver  un 
passage  à  l'ouest.  Ayant  donc  atteint  pour  le  moment  le 
but  qu'il  se  proposait ,  il  donna  au  promontoire  où  il  s'é- 
tait arrêté  le  nom  de  cap  Isabelle  ,  et  retourna  au  vais- 
seau où  il  arriva  après  cinq  jours  d'absence. 

Dans  sa  seconde  expédition  ,  le  commandant  Ross  était 


62         EXPLORATIONS  DES  TERRES  ARCTIQUES 

chargé  de  reconnaître  le  canal  Shag-a-voke  et  de  s'assu- 
rer s'il  ne  communiquait  point  avec  l'Océan  occidental 
qu'il  était  certain  d'avoir  aperçu  dans  son  excursion  pré- 
cédente. Il  partit  donc  le  21  avril ,  et  suivant  la  côte  au 
sud -est,  il  arriva  au  bras  de  mer  qui  conduit  à  Shag-a- 
voke.  Le  canal,  assez  large  à  son  entrée,  se  rétrécit  à  la  dis- 
tance d'environ  quatre  milles ,  devient  extrêmement  tor- 
tueux ,  et  dans  certains  endroits  n'a  qu'une  largeur  de 
120  pieds.  Des  rochers  qui  s'élèvent  au-dessus  de  l'eau  en 
rendraient  la  navigation  périlleuse  même  pour  des  bar- 
ques. Au-delà  du  passage,  le  bras  de  mer  reprend  une  lar- 
geur qui  varie  de  1/4  à  3/4  de  mille,  et  se  termine  à  la 
distance  de  trois  heures  de  marche.  Ainsi  s'évanouit  l'es- 
poir qu'on  avait  fondé  sur  le  canal  Shag-a-voke. 

Nous  ne  suivrons  point  le  commandant  Ross  dans  une 
excursion  pénible  et  infructueuse,  qu'il  entreprit  au  nord 
du  havre  de  la  Victoire,  pour  chercher  un  passage  que 
les  naturels  prétendaient  exister  de  ce  côté.  Il  visita  avec 
la  plus  grande  exactitude  toutes  les  dentelures  de  la  côte, 
jusqu'au  promontoire  nommé  Vieillard-de-Hoy  ;  et  re- 
vint ,  convaincu  que  si  le  passage  indiqué  de  ce  côté 
par  les  Esquimaux  existait ,  ce  devrait  être  beaucoup 
plus  haut ,  peut-être  au  détroit  de  Barrow.  Nous  arri- 
vons immédiatement  à  une  quatrième  expédition ,  conçue 
sur  un  plan  plus  large  que  les  précédentes  ^  aussi ,  pour 
ne  rien  lui  ôter  de  son  intérêt,  nous  laisserons  parler  le 
commandant  lui-même. 

(c  Je  partis  le  17  mai ,  accompagné  de  l'enseigne  Aber- 
nethy  et  de  deux  hommes  de  l'équipage.  Nos  bagages , 
nos  instrumens  et  nos  vivres  furent  chargés  sur  un  traî- 
neau attelé  de  huit  chiens ,  que  nous  suivions  à  pied. 
Le  19,  à  midi ,  nous  arrivâmes  sur  le  bord  de  la  mer. 
Mes  compagnons,  dont  je  m'étais  séparé  un  instant,  y 


PAR  LE  COMMANDANT  ROSS.  63 

étaient  parvenus  avant  moi ,  et  m'annoncèrent  par  trois 
acclamations  la  vue  de  l'Océan  occidental.  C'était  eu  ef- 
fet, pour  eux  et  surtout  pour  moi,  un  spectacle  qui  mé- 
ritait bien  le  salut  ordinaire  du  marin.  Nous  avions 
sous  les  yeux  cet  Océan  ,  objet  de  notre  ambition  et  de 
nos  efforts  ,  qui  eût  du  nous  porter  autour  du  continent 
de  l'Amérique ,  si  la  nature  eût  mis  un  bras  de  mer  à 
la  place  des  lacs  que  nous  venions  de  parcourir. 

»  Le  20  mai,  à  minuit,  nous  nous  remimes  en  marche 
sur  la  {^lace  de  la  mer  ;  et  à  six  heures  du  matin  ,  nous 
arrivâmes  au  cap  Isabelle ,  où  nous  campâmes  d'après  un 
nouveau  procédé.  Jusque-là  ,  à  chacune  de  nos  stations , 
les  Esquimaux  nous  avaient  construit  une  hutte  de  glace, 
semblable  à  celles  qu'ils  habitent  eux-mêmes.  Cette  fois, 
après  avoir  creusé  dans  la  neige  une  excavation  assez 
grande  pour  nous  recevoir ,  nous  la  recouvrîmes  d'une 
espèce  de  toit  en  peaux  ,  que  nous  assujétimes  au  moyen 
de  la  neige  tirée  de  l'excavation.  Nous  en  fermâmes 
l'entrée  avec  un  bloc  de  glace ,  et  nos  sacs  de  fourrure 
ainsi  que  nos  couvertures  nous  fournirent  ensuite  un 
coucher  délicieux  5  c'est  ainsi  que  nous  nous  procurâmes, 
pendant  plusieurs  nuits,  un  sommeil  profond  que  plus 
d'une  fois  nous  avons  regretté  sous  des  latitudes  tem- 
pérées. Du  cap  Isabelle,  la  direction  de  la  côte,  pendant 
une  dizaine  de  milles,  est  0.  N.  0  ;  puis  elle  incline  au 
nord.  Je  la  suivis  en  l'examinant  avec  soin. 

M  Plus  nous  avancions ,  plus  la  côte  inclinait  au  N.  O. 
Les  champs  de  glace,  fortement  ondulés,  qui  se  trou- 
vaient à  notre  gauche  ,  ne  nous  laissaient  point  de  doute 
sur  la  marche  que  nous  devions  suivre.  Je  résolus  donc 
de  gagner,  s'il  était  possible,  la  rive  opposée.  Nous  ac- 
complîmes ce  dessein,  et ,  après  un  trajet  pénible  ,  nous 
pûmes  nous  flatter  d'être  sur  la  terre-ferme.  Qu'on  ne 


64  EXPLORATIONS  DES  TERRES  ARCTIQUES 

s'étonne  point  de  la  forme  dubitative  que  j'emploie. 
Nous  étions  dans  une  incertitude  bien  concevable.  Lors- 
qu'on n'a  sous  les  yeux  qu'une  masse  éblouissante  de 
blancheur  ;  que  la  surface  de  la  mer  offre  des  plaines  et 
des  montagnes  absolument  semblables  à  celles  de  la  terre  j 
ce  n'est  pas  toujours  un  problème  facile  à  résoudre  que 
de  déterminer  la  position  où  l'on  se  trouve.  Cet  état 
de  choses  avait  pour  nous  d'autres  inconvéniens  :  incer- 
tains si  le  sol  où  nous  marchions  n'était  qu'une  île ,  ou 
s'il  faisait  partie  du  continent ,  nou^' osions  lui  confier 
en  dépôt  une  partie  des  provisions  qui  nous  restaient , 
dans  la  crainte  de  ne  pouvoir  les  retrouver  à  notre  re- 
tour. 

»  Nous  désirions  d'autant  plus  alléger  notre  traîneau 
que  nos  chiens  étaient  exténués  de  fatigue.  Dans  ces  cli- 
mats il  est  aussi  difficile  de  voyager  en  été  qu'en  hiver. 
En  été  la  fonte  de  la  neige  forme  une  longue  suite  de  fla- 
ques d'eau  très-incommodes ,  et  la  surface  de  la  glace  de- 
vient si  glissante,  qu'on  ne  s'y  soutient  qu'avec  beaucoup 
de  difficulté.  Cependant  tous  ces  obstacles  ne  diminuaient 
point  notre  ardeur.  J'avais  l'espoir  que  la  côte  finirait 
par  prendre  la  direction  du  cap  Turnagain  ,  ce  qui  eût 
été  de  la  plus  haute  importance.  La  certitude  de  ce  fait 
aurait  complété  l'exploration  de  cette  ligne  de  côtes  ,  et 
ôté  toute  incertitude  aux  navigateurs  futurs. 

))  Mais  une  difficulté  plus  grave  que  toutes  celles  occa- 
sionées  par  les  glaces  me  faisait  craindre  de  ne  pouvoir 
atteindre  un  si  grand  résultat.  La  recherche  que  je  mé- 
ditais m'obligeait  à  prolonger  mon  voyage  j  et  nos  vi- 
vres étaient  calculés  strictement  sur  le  nombre  de  jours 
que  nous  avions  fixé.  Il  aurait  donc  fallu  réduire  les  ra- 
tions 5  et  ce  n'était  pas  un  léger  sacrifice  à  imposer  à  des 
hommes  tels  que  des  Esquimaux.  Cependant  à  peine  eus- 


1 


PAR  LE  COAfMANDANT  ROSS.  65 

je  communiqué  mes  intentions  à  M.  Abernetliy,  il  m'as- 
sura que  nos  hommes  avaient  prévu  mes  intentions,  et 
qu'ils  étaient  disposés  à  s'y  soumettre.  Je  fus  enchanté 
de  ce  sentiment  généreux  ,  et  la  réduction  nécessaire  fut 
aussitôt  mise  en  pratique. 

»  Suivant  toujours  la  côte  qui  continuait  à  incliner  au 
N.  O.,  nous  arrivâmes  à  une  pointe  que  nous  nommâmes 
Félix  ,  du  nom  de  baptême  de  notre  généreux  armateur. 
Cette  pointe  forme  le  cap  S.  E.  du  golfe  de  Boothia.  Là, 
nous  nous  aperçûmes  que  la  terre  tournait  au  S.  O.  ,  et 
l'Océan ,  que  nous  découvrions  plus  loin ,  nous  assurait 
que  nous  étions  enfin  parvenus  à  l'extrémité  septentrio- 
nale de  cette  partie  du  continent  qui  va  rejoindre  le  cap 
Turnagain,  ainsi  que  je  l'avais  déjà  reconnu.  Selon  notre 
estime ,  la  distance  qui  nous  séparait  de  ce  cap  n'était  pas 
plus  grande  que  celle  que  nous  avions  parcourue  depuis 
le  havre  de  la  Victoire.  Quelques  jours  de  plus  nous  au- 
raient permis  de  la  franchir  ;  mais  ces  quelques  jours  ne 
devaient  pas  nous  être  accordés.  Nous  avions  pris  des 
provisions  pour  vingt-un  jours ,  et  déjà,  malgré  nos  ré- 
ductions ,  nous  en  avions  consommé  plus  de  la  moitié.  Il 
fallait  céder  à  la  nécessité  ,  et  ordonner  le  retour  au  vais- 
seau dont  nous  étions  éloignés  de  plus  de  cent  milles  : 
c'est  ce  que  je  me  décidai  à  faire.  Ayant  donc  déployé 
notre  drapeau  sur  la  pointe  où  nous  nous  trouvions  , 
nous  en  primes  possession  dans  les  formes  usitées  au  nom 
de  la  Grande-Bretagne ,  et  lui  donnâmes  le  nom  de  Pointe 
de  la  Victoire.  Nous  y  élevâmes  un  monticule  de  pierres 
de  six  pieds  de  hauteur,  dans  l'intérieur  duquel  nous 
plaçâmes  une  boîte  d'étain  contenant  une  relation  abrégée 
de  notre  voyage  ;  formalité  dont  nous  nous  fussions  ac- 
quittés avec  plus  de  soin  si  nous  avions  su  alors  qu'on 
nous  regardait  en  Europe  comme  perdus ,  et  qu'un  ami 
XV.  5 


66  EXPLORATIONS  DES  TERRES  ARCTIQUES 

dévoué  était  sur  le  point  de  partir  pour  nous  chercher 
et  nous  rendre  à  notre  patrie. 

))  Le  30  mai,  à  une  heure  du  matin,  nous  quittâmes  la 
pointe  de  la  Victoire,  nous  dirigeant  en  ligne  droite  vers 
le  cap  Félix  où  nous  avions  laissé  une  partie  de  nos  pro- 
visions et  de  notre  bagage.  Depuis  quelques  jours  nos 
pauvres  chiens  étaient  hors  de  service.  L'un  d'eux  mou- 
rut dans  la  journée,  et  un  autre  s'enfuit.  Le  6 ,  à  quatre 
heures  du  matin  ,  nous  aperçûmes  le  cap  Isabelle  que 
nous  saluâmes  comme  un  ancien  ami ,  et  dont  la  vue  ré- 
veilla notre  ardeur. 

»  Partis  du  cap  Isabelle  à  huit  heures  du  matin ,  nous 
arrivâmes  dans  la  soirée  à  une  petite  île  où  j'avais  prié  le 
capitaine  Ross  de  faire  déposer  des  provisions  ;  mais  je 
ne  pus  y  découvrir  aucune  trace  d'Européens.  Cependant 
j'entendis  bientôt  les  cris  des  Esquimaux,  et  un  jeune 
homme  vint  à  moi  avec  les  signes  de  la  plus  vive  satis- 
faction. Ces  braves  gens  eurent  bientôt  disposé  un  traî- 
neau qu'ils  envoyèrent  au-devant  de  mes  compagnons. 
L'un  d'eux  me  conduisit  ensuite  à  un  monticule  de  pierre 
sous  lequel  je  trouvai  une  lettre  du  capitaine  Ross.  Il 
m'annonçait  qu'il  m'avait  attendu  jusqu'au  14,  et  qu'il 
m'avait  laissé  des  provisions  à  un  endroit  qu'il  indiquait. 
Par  malheur  les  chiens  des  naturels  les  avaient  décou- 
vertes 5  et  Mil-luk-ta,  un  des  plus  considérés  de  la  peu- 
plade, les  avait  emportées  dans  sa  hutte.  Il  en  avait  encore 
une  petite  partie  qu'il  nous  rendit ,  mais  Dieu  sait  en 
quel  état.  11  avait  aussi  vidé  les  bouteilles  de  rhum  et  de 
jus  de  citron,  qu'il  appelait  de  l'eau  sale  ^  et  il  nous  indi- 
qua une  rivière  où,  disait-il,  nous  en  trouverions  de  plus 
propre. 

»  Je  résolus  de  faire  halte  en  ce  lieu.  A  défaut  de 
neige,  nous  fumes  obligés  de  construire  une  hutte  en 


PAR  LE  COMMANDANT   ROSS,  67 

pierres.  La  hutte  fut  terminée  à  quatre  heures  après  midi, 
et  nous  finies  un  hon  dîner  avec  les  poissons  que  nous 
donnèrent  nos  voisins.  Ils  nous  entouraient  pendant  ce 
repas,  et  nous  firent  sui'  notre  voyage  une  foule  de  ques- 
tions aux([uelles  il  nous  était  hien  difficile  de  répondre 
d'une  manière  satisfaisante.  Les  Esquimaux  nous  racon- 
tèrent en  retour  tout  ce  qui  s'était  passé  pendant  notre 
absence-  mais  leur  récit  était  accompagné  d'éclats  de 
rire  si  bruyans  qu'ils  nous  firent  soupçonner  plus  d'une 
fois  qu'ils  s'amusaient  à  nos  dépens.  La  longueur  de  nos 
barbes,  que  nous  n'avions  point  coupées  depuis  notre  dé- 
part du  vaisseau  ,  les  amusa  surtout  beaucoup.  L'un 
d'eux  ,  dont  la  barbe  était  plus  longue  qu'elle  ne  l'est  or- 
dinairement chez  les  Esquimaux ,  prétendit  à  cause  de 
cela  être  notre  parent. 

»  Dans  la  matinée  du  lendemain,  quelques  femmes  nous 
apportèrent  de  la  graisse  de  veau  marin  pour  nos  lampes, 
et  une  trentaine  de  poissons  qu'elles  avaient  péchés  ex- 
près pour  nous  pendant  que  nous  dormions.  Je  voulus 
m'assurer  si  ces  présens  nous  étaient  faits  dans  un  but 
intéressé,  ou  bien  s'ils  étaient  un  simple  témoignage  de 
reconnaissance  pour  les  services  que  nous  leur  avions 
déjà  rendus.  Je  défendis  donc  qu'on  leur  donnât  rien  en 
retour.  jNéanmoins  ces  femmes  nous  indiquèrent  sponta- 
tanément  celles  d'entre  leurs  compagnes  qui  devaient  re- 
nouveler notre  provision  ;  et  celles-ci  furent  très-exactes 
à  nous  apporter  leur  contingent.  Il  faut  remarquer  que  la 
graisse  de  veau  marin  est  un  mets  dont  les  Esquimaux 
sont  très-friands. 

»  Le  lendemain  je  fis  une  excursion  d'environ  cinq 
milles  sur  la  côte  pour  m'assurer  de  la  position  exacte 
d'une  rivière  que  j'avais  découverte  à  mon  premier  pas- 
sage. A  mon  retour,  M.  Abernethy  m'informa  que,  pen- 


68  EXPLORATIONS  DES  TERRES  ARCTIQUES 

dant  noire  absence,  les  naturels  lui  avaient  ofifert,  ainsi 
qu'à  ses  hommes,  un  festin  splendide.  Voici  de  quelle 
manière  ils  fuient  traités.  Chaque  famille  avait  fait  cuire 
un  plat  de  poisson.  On  fit  d'abord  entrer  les  conviés  dans 
une  des  huttes;  quand  le  plat  de  poisson  fut  expédié,  on 
les  fit  passer  dans  la  hutte  voisine  où  ils  furent  traités  de 
la  même  manière  -,  et  ainsi  consécutivement  dans  cinq 
huttes  différentes.  Ce  qu'il  y  eut  de  remarquable  dans 
cette  solennité  culinaire,  c'est  que,  tandis  que  nos  hom- 
mes mangeaient,  leurs  hôtes  ne  cessaient  de  les  remercier 
de  l'honneur  qu'ils  leur  faisaient,  en  leur  rappelant  qu'ils 
avaient  été  traités  de  même  au  vaisseau  l'hiver  précédent. 
On  voit  d'après  cela  que  le  sentiment  de  la  reconnaissance 
n'est  pas  étranger  aux  peuplades  des  terres  arctiques. 

»  Un  jour  de  repos  et  la  bonne  chère  que  nous  avions 
faite  ayant  réparé  nos  forces,  nous  partîmes  à  dix  heures 
du  soir ,  après  avoir  distribué  à  nos  amis  tous  les  objets 
dont  nous  pouvions  disposer.  Ils  nous  donnèrent  de  leur 
côté  une  bonne  provision  de  poisson  qui  devait  nous  suf- 
fire pour  le  reste  de  notre  voyage.  Quelques-uns  nous  ac- 
compagnèrent assez  loin  pour  nous  aider  à  tirer  notre 
traîneau  5  et  lorsque  nous  nous  séparâmes,  ils  poussèrent 
de  grands  cris  de  joie  que  nous  entendions  long-tems  en- 
core après  que  les  inégalités  du  sol  les  eurent  dérobés  à 
notre  vue. 

»  Le  1 1 ,  à  huit  heures  du  matin  ,  nous  arrivâmes  au 
campement  d'une  famille  d'Esquimaux,  que  nous  avions 
déjà  vus  au  vaisseau  l'hiver  précédent.  Le  chef  vint  seul 
nous  rendre  visite.  Il  avait  prêté  ses  deux  femmes  à  un  An- 
gekok  de  ses  amis  5  prêt  qui  est  considéré  chez  ces  peuples 
comme  une  marque  particulière  d'amitié.  L'emprunteur 
avait  promis  de  les  ramener  à  une  époque  convenue  à 
l'endroit  où  nous  étions  ;  il  était  en  retard ,  et  notre  anji 


PAR  LE  COAJMANDANT  ROSS.  69 

paraissait  outré  de  ce  manque  de  parole.  L'usage  dont  je 
viens  de  parler,  et  que  nous  avions  déjà  trouvé  en  vigueur 
à  la  baie  de  Képulse ,  est  général  parmi  les  habitans  de  la 
Bootbia  Félix. 

»  Nous  eûmes  bientôt  lieu  de  nous  féliciter  de  ce  que 
le  manque  de  provisions  nous  eût  fait  bàlcr  notre  retour. 
Le  dégel  arriva  avec  tant  de  rapidité  que  des  rivières  com- 
plètement prises  le  matin  ne  pouvaient  être  traversées  le 
soir  qu'en  bateau.  .Je  fis  aussitôt  réparer  les  trous  qui  se 
trouvaient  aux  peaux  de  notre  barque,  et  nous  nous  mi- 
mes à  vovager  comme  des  ampbibies  toujours  presque 
entre  deux  eaux.  Le  12  à  huit  heures  du  soir,  nous  nous 
arrêtâmes  sur  une  petite  ile  rocailleuse  sous  la  latitude 
de  69''  48'   10",  et  la  longitude   de  92"  33'  9"  5  nous  y 
vîmes  en  fleurs  la  saxifraga  oppositifolia  ,  la  première 
que  nous  eussions  aperçue  du  printems^    mais  on  nous 
dit  ensuite  qu'elle  avait  fleuri  beaucoup  plus  tôt  aux  en- 
virons du  havre  de  la  Victoire.   Il  était  minuit  quand 
nous  nous  remimes  en  route.  Notre  marche  devint  com- 
parativement facile  lorsque  nous  eûmes  atteint  le  conti- 
nent; et  nos  forces  augmentaient  à  mesure  que  nous  ap- 
prochions du  but.  Enfin  ,  nous  aperçûmes  le  navire  vers 
sept  heures  du  matin.  Je  distribuai  à  mes  hommes  le  peu 
de  grog  qui  nous  restait;  nous  hissâmes  notre  pavillon  , 
et  à  huit  heures  nous  étions  à  bord  de  la  Victoire^   en 
bonne  santé  ,  mais  sensiblement  maigris.  » 

Ainsi,  toutes  ces  reconnaissances  périlleuses  ont  eu 
pour  résultat  de  démontrer  qu'il  ne  faut  plus  compter 
sur  un  passage  nord-ouest ,  l'unique  point  sur  lequel 
étaient  fondées  les  espérances  du  capitaine  Parry  et  celles 
du  capitaine  Ross.  Cependant  ce  résultat,  tout  négatif 
qu'il  soit,  n'en  est  pas  moins  intéressant  pour  la  science, 
puisqu'il  dissipe  des  espérances  qui  n'étaient  au  fond  que 


70  EXPLORATIONS  DES  TERRES  ARCTIQUES 

de  simples  illusions.  Le  commandant  Ross  a  constaté 
que  la  langue  de  terre  qui  sépare  le  détroit  du  Prince 
Régent  de  la  mer  du  nord  d'Amérique,  vers  l'ouest,  est 
non  seulement  fort  étroile,  mais  encore  qu'elle  est  occu- 
pée en  grande  partie  par  des  lacs,  ce  qui  réduit  à  trois 
milles  l'espace  de  terre  qui  sépare  les  deux  mers.  Ce  fait 
justifie  assez  les  liYpotlièses  qui  assignaient  un  passage 
dans  cette  diiection ;  toutefois ,  quand  bien  même  cette 
langue  de  terre  basse  et  étroite  eût  été  un  véritable  pas- 
sage, les  dangers  inouïs  qu'a  courus  la  Victoire  pour  ar- 
river jusque-là  auraient  toujours  rendu  celte  communi- 
cation inaccessible  ,  ainsi  que  l'ont  reconnu  MM.  Parry 
et  Ross.  11  ne  reste  donc  plus  aux  nouveaux  explorateurs 
qu'à  se  diriger  vers  le  détroit  de  Lancaster  -,  mais  sur  ce 
point  encore  des  glaces  permanentes  les  attendent,  et  se- 
lon toute  probabilité  ,  leurs  succès ,  s'ils  en  obtiennent , 
ne  feront  qu'agrandir  le  cercle  des  connaissances  géogra- 
phiques sans  être  d'aucune  utilité  pratique.  Mais  reve- 
nons à  la  Victoire. 

La  saison  approchait  où  l'équipage  de  la  Victoire  es- 
pérait se  voir  délivrer  de  son  ennuyeuse  prison.  L'été 
allait  commencer  ;  mais  dans  ces  climats  rigoureux,  il  ne 
fait  guère  sentir  son  influence  que  pendant  une  couple 
de  mois.  Il  ne  fallait  donc  pas  perdre  un  seul  moment. 
Le  capitaine  Ross  avait  tout  disposé  d'avance  5  le  vaisseau 
avait  été  réparé  ,  repeint  et  calefaté  -,  tous  les  objets 
avaient  été  reportés  à  bord  5  et  on  épiait  avec  anxiété  les 
plus  légers  indices  de  la  rupture  des  glaces.  Dans  le  cou- 
rant du  mois  d'août,  elles  éprouvèrent  un  dérangement, 
et  laissèrent  libres  quelques  espaces  étroits  5  aussitôt  l'é- 
quipage se  mit  à  l'œuvre,  et  après  des  efforts  inouïs  ,  par- 
vint à  faire  avancer  la  /^ïc/oi/e  d'interstice  en  interstice 5 
mais  celte  marche  était  bien  lente.  On  comptait  chaque 


PAR  LE  COMMANDAKT  liOSS.  71 

jour  le  nombre  de  pieds  qu'on  avait  gaf;né  ;  il  ne  restait 
plus  que  quelques  semaines  d'été,  et  on  craignait  qu'elles 
ne  pussent  suffire.  Ces  craintes  ne  tardèrent  pas  à  se 
réaliser.  Dès  le  milieu  du  mois  de  septembre  les  glaces 
commencèrent  à  se  fixer  et  à  se  souder  par  des  glaces 
nouvelles.  Tous  les  efforts  de  l'équipage  ne  purent  réus- 
sir qu'à  faire  entrer  le  vaisseau  dans  un  havre  où  il  se 
trouva  de  nouveau  prisonnier.  C'était  à  pareil  jour  que, 
l'année  précédente ,  il  avait  été  bloqué  à  trois  milles  de 
distance.  Le  lieu  où  il  se  trouvait  maintenant  faisait  par- 
tie d'une  baie  qui  s'étend  au  sud  dans  le  bras  de  mer  à 
l'ouest,  et  reçut,  par  allusion  à  cet  emprisonnement 
forcé ,  le  nom  de  Baie  du  Shérif.  Ainsi  l'hiver  était  ar- 
rivé ,  et  tout  annonçait  qu'il  serait  très-rigoureux.  Tou- 
tes les  précautions  que  l'expérience  acquise  l'année  pré- 
cédente pouvait  suggérer  furent  prises.  Les  provisions 
étaient  abondantes  ;  nul  besoin  réel  ne  se  faisait  sentir  ; 
mais  le  tems  s'écoulait  avec  une  monotonie  désespérante, 
augmentée  encore  par  l'absence  des  Esquimaux  qu'on  ne 
revit  qu'au  mois  d'avril. 

Aux  approches  de  juin ,  le  commandant  Ross  entreprit 
une  nouvelle  expédition  dans  le  but  d'éclairer  un  point 
très-important  pour  la  science.  D'après  ses  observations 
de  l'année  précédente,  il  lui  était  démontré  qu'il  ne  se 
trouvait  au  sud  du  72*"  degré  aucune  communication  avec 
l'Océan  occidental.  Ses  recherches  allaient  maintenant  se 
diriger  vers  un  autre  but  :  celui  de  déterminer  la  vérita- 
ble position  du  pôle  magnétique.  C'était  une  noble  com- 
pensation pour  tant  d'espérances  déçues.  Le  27  mai  fut 
fixé  pour  son  départ. 

Nous  allons  rapporter  ici  les  passages  les  plus  intéres- 
sans  de  la  relation  du  commandant  Ross  ; 

« Tout  nous  donnait  l'espoir  d'arriver  à  la  solu- 


72  EXPLORATIONS  DES  TERRES  ARCTIQUES 

tien  de  ce  problème  important.  Les  navigateurs  qui  nous 
avaient  précédés,  restreints  par  les  limites  géofjraphiques 
de  leurs  découvertes,  avaient  bien  fait  des  calculs  ap- 
proximatifs sur  la  position  du  pôle ,  mais  ils  n'avaient  pu 
l'établir  d'une  manière  précise.  Il  fallait  pour  cela  des 
observations  faites  sur  d'autres  points  plus  rapprochés  de 
ce  point  désiré  et  presque  mystérieux.  Il  fallait  que  le 
navigateur  réussit  à  placer  son  aiguille  dans  un  endroit  où 
nulle  déviation  de  la  ligne  perpendiculaire  ne  fût  sensi- 
ble ,  et  qu'il  acquit  ainsi  la  conviction  que  le  pôle  était 
entre  son  pied  et  le  centre  de  la  terre.  Notre  position 
nous  offrait  pour  cela  toutes  les  conditions  désirables. 
Nous  étions  beaucoup  plus  près  du  pôle  qu'on  ne  l'avait 
jamais  été ,  et  nous  avions  des  moyens  de  voyager  qui 
n'étaient  pas  à  la  disposition  de  nos  prédécesseurs. 

))  D'après  les  observations  faites  jusqu'à  ce  jour  ,  on 
présumait  que  le  pôle  se  trouvait  sous  le  70"  degré  de  la- 
titude septentrionale  et  le  98°  30'  de  longitude  occiden- 
tale. Je  n'en  avais  donc  été  éloigné  que  de  10  milles  l'an- 
née précédente  lorsque  j'étais  parvenu  près  du  cap  Fé- 
lix. On  a  vu  quels  motifs  impérieux  m'avaient  forcé  à 
revenir  sur  mes  pas.  Dans  l'espoir  d'être  plus  heureux  au 
printemps  ,  j'avais  fait  pendant  l'hiver  une  suite  d'ob- 
servations magnétiques  :  et  je  parvins  à  préciser  autant 
que  possible  la  situation  du  pôle,  puisque  l'inclinaison 
de  l'aiguille  à  l'endroit  où  je  me  trouvais  excédait  89". 
Ces  observations  ne  cessèrent  qu'à  mon  départ  du  vais- 
seau. J'avais  pris  pour  m' accompagner  cinq  de  nos  mate- 
lots dont  la  santé  m'avait  paru  le  plus  propre  à  soutenir 
les  fatigues  du  voyage.  Dès  le  premier  jour,  l'état  de  l'at- 
mosphère ne  me  permit  pas  de  faire  des  observations  ma- 
gnétiques ;  ce  ne  fut  que  le  lendemain  que  je  pus  y  par- 
venir. Je  trouvai  que  rincliaaisou  magnétique  avait  aug- 


PAR  LE  COMMAXDANT    ROSS.  ^3 

mente  jusqu'à  89"  41'  nord  ,  et  que  la  pointe  septentrio- 
nale de  l'aiguille  horizontale  se  dirigeait  vers  le  nord  57° 
ouest.  Je  pus  ainsi  prendre  avec  certitude  la  direction 
que  nous  devions  suivre ,  et  estimer  la  distance  où  nous 
étions  du  but  de  notre  voyage.  Nous  nous  trouvions  alors 
sous  la  latitude  de  69"  34'  45"  ,  et  sous  la  longit.  de  94° 
54'  23". 

M  Nous  nous  remîmes  en  route  dans  la  soirée.  La  côle 
inclinait  à  l'ouest,  et  nous  la  suivîmes  jusque  sous  la  lati- 
tude de  69"  40'  27",  et  la  longitude  de  95°  22'  35".  Après 
avoir  fait  environ  25  milles  en  droite  ligne  ,  nous  fîmes 
halte  le  31  mai  à  8  heures  du  matin.  D'après  mes  calculs, 
nous  étions  alors  à  14  milles  du  pôle.  Mon  empressement 
ne  me  permettait  d'écouter  aucune  considération  qui  eût 
pu  occasioner  le  plus  léger  retard.  Je  résolus  de  laisser 
en  arrière  une  grande  partie  de  nos  provisions.  Ainsi  allé- 
gés ,  nous  nous  remîmes  en  marche  avec  ardeur  -,  et  le 
1"  juin ,  à  8  heures  du  matin  ,  nous  arrivâmes  à  l'endroit 
que  nous  convoitions. 

))  Tel  était  notre  enthousiasme  à  l'idée  d'avoir  accom- 
pli ce  que  tant  d'autres  avaient  inutilement  tenté  avant 
nous,  que  nous  ne  savions  comment  célébrer  notre  suc- 
cès. Nous  aurions  voulu  avoir  les  forces  et  les  matériaux 
nécessaires  pour  ériger  un  monument  gigantesque  sur 
cette  place  ,  que  la  nature  n'a ,  par  malheur ,  marquée 
d'aucun  signe  particulier.  Toutefois  nous  ne  perdîmes  pas 
un  instant  pour  commencer  nos  opérations.  Lorsqu'elles 
nous  eurent  confirmé  la  réussite  de  nos  efforts,  nous  éle- 
vâmes un  monticule  à  l'aide  des  pierres  calcaires  qui  cou- 
vrent le  rivage,  et  nous  primes  possession  du  pôle  nord 
au  nom  de  la  Grande-Bretagne  et  de  Sa  Majesté  Guil- 
laume IV. 

»  Le  lieu  de  notre  observatoire  était  sous  la  latitude  de 


^4         EXPLORATIONS  DES  TERRES  ARCTÎQOES 

70°  5'  17",  et  sous  la  longitude  de  96°  46'  45".  L'incli- 
naison de  l'aiguille  était  de  89°  59',  c'est-à-dire  à  une  mi- 
nute de  la  position  verticale.  La  proximité  du  pôle,  peut- 
être  même  sa  situation  positive  à  l'endroit  où  nous  nous 
trouvions,  se  trouvait  confirmée  par  l'inaction  complète 
des  aiguilles  horizontales  que  j'avais  apportées.  Elles 
étaient  suspendues  de  la  manière  la  plus  délicate  ;  et  au- 
cune d'elles  ne  fit  le  moindre  effort  pour  sortir  de  la  po- 
sition où  on  l'avait  placée.  Je  dois  ajouter  ici  un  fait  de 
la  plus  grande  importance.  Pendant  notre  voyage,  le  pro- 
fesseur Barlow  avait  tracé  toutes  les  courbes  qui  offrent 
une  variation  égale,  à  quelques  degrés  près  du  point  de  leur 
rencontre.  A  notre  retour  en  Angleterre ,  nous  eûmes  la 
satisfaction  de  voir  que  l'endroit  indiqué  par  nous  était 
le  point  central  de  la  réunion  de  ces  lignes. 

M  II  était  tems  que  nous  reprissions  le  chemin  de  l'en- 
droit où  nous  avions  laissé  nos  provisions  :  toutes  celles 
que  nous  avions  emportées  avec  nous  étaient  consom- 
mées. Nous  tremblions  que  des  ours  affamés  ,  ou  des  Es- 
quimaux plus  voraces  encore  ,  n'eussent  découvert  le  dé- 
pôt sur  lequel  se  fondaient  toutes  nos  espérances.  Nous  y 
arrivâmes  le  lendemain  ,  rien  n'avait  été  dérangé.  Le 
9  juin ,  nous  atteignîmes  le  cap  Isabelle  ;  le  11,  nous 
trouvâmes ,  à  un  endroit  convenu  avec  le  capitaine  Ross , 
des  provisions  qu'il  avait  laissées  pour  nous.  Nous  comp- 
tions arriver  au  vaisseau  le  jour  suivant ,  nous  brillions 
d'impatience  de  raconter  notre  bonne  fortune  à  nos  ca- 
marades; mais  le  vent ,  qui  chassait  la  neige  avec  vio- 
lence ,  nous  contraignit  à  camper  encore  une  fois.  Enfin 
il  se  calma  5  nous  redoublâmes  d'efforts,  et  nous  arrivâ- 
mes à  bord  de  la  Victoire  après  vingt-huit  jours  d'ab- 
sence, épuisés  de  fatigue,  mais  en  bonne  santé.  » 

Cette  expédition  du  commandant  Ross  fut   la  der- 


Par  le    commandant  rOsS.  75 

nlère.  Les  découvertes  scientifiques  demandent  une  li- 
berté d'esprit  que  les  marins  de  la  KicLoire  ne  de- 
vaient plus  connaitre.  On  s'était  flatté  que  l'été  de  1831 
délivrerait  le  vaisseau  ;  cet  espoir  lut  encore  une  fois 
déçu  5  et  le  peu  de  liberté  que  les  glaces  lui  laissèrent 
quelques  instans  n'aboutit  qu'à  l'enfermer  dans  un  nou- 
veau havre  qui  l'éloijjnait  et  le  privait  pour  toujours  des 
ressources  qu'on  avait  jusque-là  tirées  des  rapports  avec 
les  insulaires.  La  santé  de  l'équipage  s'était  affaiblie;  la 
confiance  n'était  plus  la  même;  on  voyait  avec  effroi  s'é- 
loigner indéfiniment  le  terme  du  voyage  pour  lequel  les 
vivres  avaient  été  calculés.  Dans  cette  position  critique, 
le  capitaine  Ross  crut  devoir  se  décider  à  abandonner  le 
vaisseau  dont  le  dégagement  était  devenu  presque  impos- 
sible ,  et  auquel  d'ailleurs  son  séjour  prolongé  dans  les 
glaces  avait  causé  de  graves  avaries.  L'abandon  fut  fixé  au 
retour  du  prinlems,  mesure  importante  qui  fut  prise  avec 
toute  la  maturité  de  réflexion  convenable,  et  exécutée  avec 
le  plus  grand  ordre.  Le  but  du  capitaine  était  de  gagner  la 
pointe  de  la  Finie  afin  d'y  prendre  les  provisions  ainsi 
que  les  barques  qui  y  étaient  encore  restées ,  et  de  profiter 
du  premier  moment  favorable  pour  se  rendre  à  la  baie  de 
Baffin,  où,  selon  toute  espérance,  on  devait  rencontrer  des 
vaisseaux  employés  à  la  pèche  de  la  baleine.  Laissons  ra- 
conter au  capitaine  lui-même  cette  pénible  séparation,  et 
les  événemens  qui  l'ont  suivie  jusqu'à  son  retour  en 
Europe. 

«  Le  28  mai  1832,  tout  étant  disposé  pour  notre  dé- 
part définitif  du  vaisseau,  nous  arborâmes  notre  pavillon 
et  le  clouâmes  au  mât  5  nous  bûmes  un  dernier  verre  de 
grog  pour  prendre  congé  de  notre  pauvre  vaisseau.  Ayant 
ensuite  fait  sortir  tout  l'équipage  avant  moi ,  je  fis 
mes  adieux  à  la  Victoire  ^  qui  méritait  un  meilleur  des- 


7 G         EXPLORATIONS  DES  TERRES  ARCTIQUES 

tin.  C'était  le  premier  vaisseau  que  j'abandonnais  après 
quarante-deux  ans  de  service  à  bord  de  trente-six  bàti- 
mens  divers.  Lorsque  j'arrivai  à  la  pointe  où  il  cessait 
d'être  visible  ,  je  ne  pus  résister  au  désir  de  faire  une  es- 
quisse de  ces  tristes  lieux  où  nous  laissions  notre  vieil 
ami.  La  tâche  que  nous  avions  entreprise  était  bien  rude. 
Il  fallait  traîner  à  bras  les  traîneaux  sur  lesquels  se  trou- 
vaient nos  bagages  et  nos  provisions.  En  plusieurs  endroits 
nous  rencontrions  des  montagnes  qu'il  fallait  franchir. 
Nous  étions  obligés  alors  de  décharger  nos  traîneaux  et 
de  transporter  en  quelque  sorte  pièce  à  pièce  tout  ce  qu'ils 
contenaient.  Dans  les  premières  parties  du  trajet  surtout, 
ces  obstacles  se  multiplièrent  à  l'infini  ;  cependant  notre 
persévérance  surmonta  toutes  les  difficultés  ^  et  le  1"  juil- 
let nous  arrivâmes  à  la  pointe  de  la  Furie. 

))  Notre  premier  soin  fut  de  construire  une  baraque  que 
nous  recouvrîmes  avec  des  toiles  à  voiles.  La  carcasse  en 
fut  achevée  le  même  jour,  et  je  fis  diviser  l'intérieur  en 
deux  chambres  :  l'une  pour  les  hommes  de  l'équipage  , 
l'autre  partagée  en  quatre  petites  cabanes  pour  les  offi- 
ciers. Ces  travaux  ne  nous  avaient  pas  empêchés  de  répa- 
rer le?  barques  5  elles  se  trouvèrent  prêtes  le  31  août.  Pro- 
fitant alors  d'un  léger  mouvement  des  glaces  ,  nous  nous 
embarquâmes  5  mais  nous  ne  pûmes  avancer  que  bien 
lentement ,  et  nous  eûmes  beaucoup  de  peine  à  arriver 
au  rocher  où  avait  échoué  la  Furie.  Là,  nous  vîmes  que 
le  mouvement  des  glaces  avait  cessé  au  nord  ,  et  qu'elles 
allaient  revenir  sur  nous.  Nous  nous  hâtâmes  donc  de  tirer 
nos  barques  sur  le  rivage  ;  et  bien  nous  en  prit,  car  un  ins- 
tant après,  la  réaction  eut  lieu  avec  une  violence  terrible. 

»  Le  9  août ,  nous  pûmes  de  nouveau  reprendre  la 
mer  5  mais  à  chaque  instant  nous  étions  obligés  de  tirer 
nos  barques  sur  le  rivage.  C'est  ainsi  que  nous  pénétra- 


PAR  LE  COMMANDANT  ROSS.  77 

mes  jusqu'au  détroit  de  Barrow  qui  ne  nous  offrit  aucune 
issue.  Le  26  août,  la  température  tomba  à  30''.  C'était  à 
nous  de  deviner  si  l'hiver  précédent  durait  encore  ou  si 
le  nouveau  était  commencé.  Enfin  les  [jlaces  nous  arrêtè- 
rent complètement  le  25  septembre,  lorsque  nous  eûmes 
atteint  le  73"  de  latitude. 

»  Nous  n'avions  alors  d'autre  parti  à  prendre  que  de 
retourner  à  la  pointe  de  la  Furie,  et  de  passer  l'hiver  dans 
la  maison  que  nous  y  avions  élevée.  Mais  cette  triste  res- 
source ne  nous  était  pas  même  assurée.  La  route  par  mer 
nous  était  interdite  ^  celle  par  terre  était  longue  et  péni- 
ble. Le  froid  devenait  plus  sensible  qu'il  ne  l'avait  jamais 
été  ,  nous  avions  perdu  une  grande  partie  de  nos  véte- 
mens  et  de  nos  couvertures  -,  nous  n'avions  plus  un  but 
constant  d'activité  ,  et  ce  qui  était  pis  ,  l'espoir  ne  soute- 
nait plus  notre  énergie  ! 

»  Je  fis  cependant  construire  des  traîneaux  avec  les 
caisses  vides  qui  avaient  contenu  le  pain ,  et  nous  nous 
mîmes  en  route  le  4  octobre.  Un  de  nos  compagnons,  l'en- 
seigne Taylor,  qui  avait  eu  un  pied  gelé  ,  et  qui  ne  mar- 
chait plus  qu'avec  peine,  occupait  un  traîneau  à  lui  seul. 
Le  7  octobre  à  midi ,  nous  arrivâmes  à  notre  maison  que 
nous  avions  nommée  Sommerset-liouse  ,  et  nous  nous 
trouvâmes  encore  une  fois  chez  nous. 

»  L'hiver  de  1832  cà  1833  fut  remarquable  par  la  vio- 
lence et  la  continuité  des  ouragans  qui  l'accompagnèrent. 
Nous  eûmes  bien  de  la  peine  à  terminer  les  travaux  qui 
devaient  nous  protéger  -,  mais  nous  en  vînmes  pourtant  à 
bout.  A  l'aide  de  nos  poêles ,  nous  pûmes  obtenir  dans  les 
différentes  parties  de  cette  habitation  une  température  de 
45°,  excepté  près  des  murs  où  elle  était  au  point  de  con- 
gélation ,  c'est-à-dire  à  30".  Dans  les  premiers  mois  de 
notre  détention  ,  nous  primes  assez  bien  notre  parti  j 


78  EXPLORATIONS  DES  TERRES  ARCTIQUES 

mais  vers  la  fin  de  l'hiver  ,  le  défaut  d'exercice  et  d'oc- 
cupation rembrunit  nos  idées.  Notre  santé  en  souffrit. 
Les  anciennes  blessures  s'étaient  rouvertes  par  l'effet  du 
scorbut.  Deux  de  nos  hommes  furent  sérieusement  atta- 
qués de  cette  maladie  ,  et  notre  charpentier  en  mourut. 

))  Au  mois  d'avril,  nous  songeâmes  à  tenter  encore  for- 
tune, et  nous  fîmes  nos  préparatifs  de  départ.  Il  fallait  nous 
diriger  vers  la  baie  de  Batty  où  nous  avions  laissé  nos  bar- 
ques 5  et  pour  nous  épargner  la  fatigue  de  traîner  d'une 
seule  fois  nos  provisions  ,  fardeau  trop  lourd  pour  nos 
forces ,  nous  divisâmes  la  route  en  quatre  stations.  Le 
transport  de  nos  provisions  d'une  station  à  l'autre  devint 
ainsi  plus  facile 5  mais  il  fut  d'une  longueur  désespérante. 
Nos  hommes  étaient  accablés  de  fatigue.  Avant  de  quit- 
ter Sommer  se  t-House  ,  nous  y  plaçâmes  deux  poêles  de 
rechange  -,  et  nous  fortifiâmes  le  toit ,  dans  le  cas  où  nous 
serions  obligés  d'y  revenir  passer  un  autre  hiver.  Pré- 
caution ,  hélas  !  bien  inutile  \  car  si  ce  malheureux  évé- 
nement eût  dû  arriver,  nous  n'avions  plus  aucun  moyen 
de  soutenir  notre  existence. 

))  Le  13  juillet  nous  étions  installés  provisoirement  à 
la  baie  de  Batty.  Désormais  notre  plus  grande  affaire  fut 
de  surveiller  les  changemens  atmosphériques.  La  fin  de 
juillet  et  une  partie  du  mois  d'août  se  passèrent  dans  des 
alternatives  d'espoir  et  de  désappointement.  Néanmoins 
cette  période  fut  loin  d'être  la  plus  triste  que  nous  eus- 
sions passée  depuis  notre  exil.  Le  tems  était  devenu  sup- 
portable 5  pour  entretenir  l'activité  de  nos  hommes,  j'en- 
courageais la  chasse ,  qui  nous  donnait  de  l'exercice  et 
nous  procurait  de  bons  repas.  Un  autre  moyen  de  dis- 
traction consistait  à  gravir  les  montagnes  pour  examiner 
l'état  des  glaces.  Cet  examen  fortifiait  le  moral  de  l'équi- 
page. Aucun  d'eux  ne  doutait  maintenant  que  d'un  jour 


PAR  LE  COMMANDANT  ROSS.  79 

à  l'autre  nous  ne  parvinssions  à  gagner  la  mer  libre. 

»  Ce  fut  le  1 4  août  que  cet  espoir  se  réalisa.  Nous  aper- 
çûmes ce  jour-là  ,  pour  la  première  fois ,  un  canal  libre 
conduisant  vers  le  nord.  Dès  quatre  heures  du  malin 
nous  nous  mimes  à  couper  les  glaces  qui  obstruaient  en- 
core le  rivage  ,  et  à  huit  heures  nous  étions  sous  voiles. 

»  Enfin  le  ciel  mit  un  terme  à  tant  de  fatigues  et  de 
tribulations,  au  bout  de  neuf  jours  passés  à  côtoyer  ou  à 
éviter  des  bancs  et  des  montagnes  de  glace,  tantôt  en  dé- 
ployant nos  voiles,  tantôt  en  nous  servant  de  rames, 
une  voile  parut  à  l'horizon.  La  vigie  avertit  aussitôt  le 
commandant  Ross,  qui,  à  l'aide  de  son  télescope,  recon- 
nut que  c'était  un  navire.  Par  malheur,  une  brise  s'éleva 
presque  aussitôt  ;  et  le  navire ,  déployant  ses  voiles ,  fit 
route  vers  le  sud-est  sans  nous  avoir  aperçu. 

»  Sur  les  dix  heures  nous  en  vimes  un  autre  au  nord. 
Il  avait  mis  en  panne  pour  attendre  ses  embarcations  ,  et 
nous  crûmes  qu'il  nous  avait  aperçus.  Mais  nous  fûmes 
bientôt  détrompés  en  le  voyant  déployer  ses  voiles  et  s'é- 
loigner rapidement.  Ce  fut  pour  nous  un  moment  bien 
cruel  de  rencontrer  ainsi  deux  bàtimens  ,  sans  pouvoir 
atteindre  ni  l'un  ni  l'autre. 

»  Par  bonheur  il  survint  un  calme  qui  nous  fit  gagner 
du  terrain.  Enfin,  nous  vimes  le  navire  mettre  en  panne 
une  seconde  fois  et  envoyer  une  barque  qui  s'approcha 
de  nous.  L'ofFicier  qui  la  commandait  nous  demanda  si 
nous  avions  perdu  notre  bâtiment.  Je  lui  dis  que  oui  5 
et  en  même  tems  je  m'informai  du  nom  du  navire  en 
demandant  à  être  reçu  à  son  bord.  L'officier  me  répondit 
que  son  bâtiment  se  nommait  l'Isabelle  ,  de  Hull,  autre- 
fois commandé  par  le  capitaine  Ross.  Je  lui  dis  que  j'é- 
tais moi-même  le  capitaine  Ross,  et  que  les  hommes 
qu'il  voyait  étaient  l'équipage  de  la  Victoire.  Jamais  je 


80  EXPLORATIONS  DU  COMMANDANT  ROSS. 

n'ai  vu  d'homme  plus  étonné  que  l'officier  en  apprenant 
cette  nouvelle.  «  Mais  ,  s'écria-t-il ,  le  capitaine  Ross  et 
»  son  équipage  sont  morts  depuis  deux  ans.  »  Cependant , 
après  avoir  examiné  nos  longues  barbes  et  nos  figures 
étiques ,  il  finit  par  croire  que  nou ^  pouvions  bien  avoir 
raison.  Il  nous  félicita  vivement  et  nous  conduisit  à  l'I- 
sabelle ,  dont  le  commandant,  le  capitaine  Humphrey, 
nous  accueillit  comme  des  frères  malheureux. 

))  Les  soins  dont  nous  entoura  notre  généreux  compa- 
triote eurent  bientôt  fait  disparaître  les  traces  de  nos  souf- 
frances. L'Isabelle  resta  dans  ces  parages  jusqu'aux  ap- 
proches de  l'hiver.  A  cette  époque ,  sa  pêche  étant  ter- 
minée, elle  fit  voile  pour  l'Europe,  et  après  une  traversée 
courte  et  heureuse,  nous  jouîmes  enfin  du  bonheur  de 
revoir  notre  patrie.  » 

{Aihenœum.) 


^^iti^èrtnces  ^n((;([cc(iu(fe$  U  tiotu  *^^^ 


EDOUARD   X.TTTON  BUL^dTER  (i). 


S'il  y  a  en  Angleterre  un  écrivain  qui  représente  la 
philosophie  du  dix-huitième  siècle,  c'est  Edouard  Lytton 
Buhver,  Sympathisant  avec  la  révolution  actuelle  des  idées 
et  des  choses ,  membre  du  parlement ,  écrivain  élégant  et 
frivole  ,  romancier  spirituel ,  habile  à  saisir  l'occasion ,  à 
s'en  emparer,  à  l'exploiter ,  à  faij-e  flotter  son  nom  sur  le 
courant  de  la  mode ,  il  se  détache  absolument  des  deux 
générations  qui  l'ont  précédé.  Il  ne  ressemble  pas  plus  aux 
Addison  et  aux  Johnson  qu'aux  Southey  et  aux  Byron.  Il 
appelle  de  toute  sa  force  le  règne  des  gens  de  lettres.  Ce 

(1)  M.  Bulwer  appaj'tient  à  une  famille  très-ancienne  du  comté  de 
Korfolk,  où  U  est  né,  en  1803.  Ayant  perdu  son  père  en  1806  ,  il 
reçut  les  premiers  élémens  de  l'instruction  auprès  de  sa  mère  ;  mais 
on  l'envoya  compléter  son  éducation  à  l'université  de  Cambridge  , 
où  il  obtint  le  premier  prix  de  poésie.  La  pièce  couronnée  était  un 
poème  sur  la  sculpture ,  qui  ne  manquait  ni  de  grâce  ni  d'origina- 
lité ;  elle  n'a  pas  été  publiée.  M.  Bulwer  débuta  dans  la  canière  lit- 
téraire par  un  poème  sur  les  fleurs  qui  l'ut  suivi  de  plusieurs  autres . 
parmi  lesquels  on  remarqua  surtout  O'Neill  ou  le  Rebelle.  Falkland 
fut  le  premier  ouvrage  en  prose  qui  donna  à  M.  Bulwer  une  réputa- 
tion de  romancier  -,  mais  ce  n'était  encore  qu'un  essai  qui  fut  bientôt 
éclipsé  par  le  roman  de  Pelham ,  qui  parut  en  1828.  C'est  cet  ouvrage 
qui  a  valu  à  l'auteur  sa  grande  popularité  ,  et  qui  a  assuré  à  M.  Bulwer 
une  des  premières  places  parmi  les  rpmauciers  de  l'école  moderne. 


82  EDOUARD  LYTTON  BULWER. 

n'est  plus  la  pratique ,  c'est  la  théorie  qu'il  veut  faire 
dominer.  Dans  la  plupart  de  ses  derniers  ouvrages,  il  s'é- 
lève avec  force  contre  cette  expérience  lente  ,  patiente , 
qui  jusqu'à  ce  moment  a  régi  les  affaires  de  l'Angleterre, 
sa  politique  ,  sa  morale  et  sa  situation  domestique.  Il 
jette  le  mépris  sur  ce  génie  positif,  si  naturel  à  un  peuple 
de  commerce  et  d'industrie  5  enfin  il  réclame  pour  le* 
gens  de  lettres  une  position  plus  haute,  plus  active,  plus 
influente.  Comme  il  a  trouvé  des  échos,  et  que  la  Grande- 
Bretagne  actuelle  semble  prête  à  se  diriger  dans  cette 
route,  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  voir  dans  ces 
symptômes  le  commencement  d'une  ère  nouvelle  ,  l'in- 
dice d'un  changement  majeur  qu'il  est  important  de  si- 
gnaler. 

Selon  nous,  il  n'y  a  pas  de  signe  plus  certain  qui  an- 
nonce chez;  les  peuples  .un  mouvement  révolutionnaire. 
Ils  sont  malades,  lorsque  renonçant  à  la  pratique ,  et  non 
contens  d'améliorer  ce  qui  existe ,  ils  se  lancent  dans  des 
spéculations  lointaines  ,  se  précipitent  à  la  recherche  du 
poss-ible  et  de  l'idéal,  et  demandent  à  la  philosophie  pro- 
prement dite  des  remèdes  contre  leurs  souffrances.  Ce 
sont  aiors  les  sophistes  et  les  gens  de  lettres  qui  se  pré- 
sentent et  proposent  des  panacées  infaillibles  pour  guérir 
les  maux  publics.  On  voit  l'homme  d'état,  le  magistrat, 
l'homme  politique  reculer  devant  une  nécessité  si  ur- 
gente, faiblir,  trembler,  pâlir  en  face  des  événemens  qui 
se  préparent.  Accoutumés  au  mouvement  des  affaires,  ils 
sont  moins  accessibles  aux  illusions  ,  ils  redoutent  le 
bouleversement  des  classes  sociales  ,  ils  ne  croient  pas  à 
l'utopie ,  et  le  plus  beau  système  est  pour  eux  un  objet 
d'effroi.  L'homme  de  lettres  au  contraire  ne  craint  rien, 
ses  espérances  sont  faciles  et  brillantes  ,  il  a  vécu  long- 
tems  dans  la  sphère  des  idées  5  il  ne  sait  pas  avec  quelle 


EDOUARD  LYTTON   BULWÉR.  83 

facilité  la  puissance  des  choses  réelles  brise  et  détruit  les 
plus  brillantes  spéculations.  C'est  au  commencement  des 
révolutions  majeures ,  lorsque  la  crise  s'annonce  et  n'est 
pas  encore  dessinée,  qu'on  voit  accourir  la  foule  des  litté- 
rateurs, médecins  empyriques,  tous  apportant  leurs  re- 
mèdes et  pleins  de  confiance  dans  la  certitude  de  leurs 
axiomes.  Que  va  devenir  la  société  livrée  à  ces  doctrines 
contradictoires  ?  D'abord,  elle  vit  d'espérances,  elle  ne 
doute  pas  de  sa  puissance  rép;énératrice  ;  elle  accorde  une 
grande  gloire  et  un  crédit  à  peu  près  sans  bornes  à  ceux 
qui  viennent  à  son  secours.  * 

C'est  ce  qui  est  arrivé  au  commencement  de  la  révo- 
lution française.  Les  gens  de  lettres  et  les  philosophes, 
assez  semblables  à  M.  Buhver,  ouvraient  un  Eldorado 
à  la  multitude  éblouie.  C'était  alors  leur  bon  tems,  leur 
époque  de  renommée  et  de  puissance  5  ils  entraient  de 
plein  vol  dans  les  assemblées  publiques.  On  voyait  Mer- 
cier, Thomas  Payne  ,  Raynal ,  se  placer  au  rang  des 
législateurs  :  ils  y  jouaient  malheureusement  un  assez 
triste  rôle,  et  leur  indécision  toujours  flottante,  l'incer- 
titude ,  la  faiblesse  de  leurs  opinions  et  de  leurs  dis- 
cours, prouvaient  que  le  talent  d'écrire  n'est  pas  la  ga- 
rantie du  talent  politique.  La  rhétorique  eut  alors  une 
grande  influence".  Les  Robespierre  et  les  Maral  ne  pro- 
cédèrent que  par  théories,  par  axiomes  dogmatiques,  par 
spéculations  élevées  -,  on  imita  les  discours  de  Sallusle  ; 
on  se  modela  sur  Thucydide  et  Démosthènes;  l'art  de 
parler  ou  plutôt  l'art  de  ne  rien  dire  avec  une  certaine 
élégance  apparente,  avec  une  certaine  facilité  trompeuse, 
usurpèrent  la  gloire  et  troublèrent  les  mouvemens  de  la 
machine  politique.  Le  sophisme  domina  aux  Jacobins  et 
dans  la  Convention.  Il  fallut  plusieurs  années  pour  re- 
connaître que  tout  ce  beau  langage  ne  protégeait  pas  les 


84  EDOUARD  LYTTON  BULWER. 

destinées  de  la  républicjtie ,  que  l'esprit  de  collège  avait 
horriblement  compromis  le  salut  de  la  France  5  et  qu'en- 
fin on  ne  saurait  ni  sauver  ni  régénérer  un  pays  avec  de 
grands  mots.  Bonaparte  régna  :  il  fit  la  guerre  aux  idéo- 
logues ,  c'est-à-dire  aux  gens  de  lettres  théoriciens  qui 
avaient  régné  sur  la  France  et  qui  avaient  si  mal  réglé  ses 
destinées.  On  lui  a  reproché  amèrement  sa  haine  de  la 
philosophie  spéculative.  Comment  ne  voit-on  pas  que 
lui,  homme  pratique,  homme  d'affaires  et  d'action  avant 
tout  ,  devait  redouter  les  rêveurs  dont  la  parole  avait 
enivré  la  France  ,  et  pouvait  encore  la  compromettre  et 
entraver  ses  desseins  ?  Il  voulait  de  gré  ou  de  force  faire 
marcher  le  pays  dans  une  voie  de  travail  et  d'action,  et  si 
les  moyens  qu'il  prit  furent  tyranniques ,  c'étaient  les 
seuls  qu'il  eût  à  employer.  Ainsi  s'explique  son  hostilité 
permanente  contre  tout  ce  qui  remuait  la  pensée  des 
peuples  ,  contre  M.  de  Tracy  et  M.  Garât ,  Benjamin 
Constant  et  M.  de  Bonald ,  Chateaubriand  et  M™^  de 
Staël  ;  croyez-moi ,  Bonaparte  n'avait  pas  si  grand  tort 
que  les  gens  de  lettres  français  l'ont  prétendu.  Mal- 
heur au  peuple  qui  se  fie  moins  à  la  raison  qu'à  la  rhé- 
torique ,  et  qui  rompt  avec  la  réalité  pour  se  réfugier 
dans  l'antre  de  la  chicane  et  se  livrer  corps  et  ame  à 
d'inutiles  parleurs  ! 

M.  Bulwer  joue  à  peu  près  dans  le  sénat  d'Angleterre 
le  rôle  des  Mercier  et  des  Marmonlel  au  commencement 
de  la  révolution  française.  Et  lui  aussi ,  il  prend  béné- 
volement ses  rêves  pour  des  projets ,  ses  chimères  senti- 
mentales pour  des  idées  politiques.  Pauvre  poésie  trom- 
peuse qui  tient ,  dans  l'histoire  des  peuples  ,  la  même 
place  que  le  roman  aventureux  et  l'amour  platonique  oc- 
cupent dans  l'histoire' d'une  jeune  fille.  Gomme  Mar- 
montel  et  Mercier ,  comme  Louvet  et  plusieurs  autres , 


I 


EDOUARD  LYTTOS  BULWF.n.  85 

il  a  dii  sa  preraière  répulatioii  à  des  romans  frivoles. 
Comme  eux  il  ne  prévoit  pas  les  suites  du  mouvement 
immense  qu'il  protège. 

Son  talent  se  fait  remarquer  par  un  caractère  de  nou- 
veauté, d'élégance  et  de  saillie  presque  française,  dont 
on  chercherait  en  vain  le  modèle  chez  ses  prédéces- 
seurs. On  V  entrevoit  le  commencement  d'une  nouvelle 
littérature  et  d'une  nouvelle  époque.  L'éclat  du  style,  le 
tissu  léger  du  plan  ,  le  peu  de  force  des  situations ,  la 
rapidité  d'un  dialogue  plein  de  cojicetti ,  ne  rappellent 
ni  Tom  Jones,  ni  Richardson.  L'auteur  parait  s'être 
inspiré  à  la  fois  de  Lesage  et  de  Crébillon  fils.  Les  carac- 
tères sont  peints  à  la  gouache ,  sans  solidité,  sans  force, 
sans  profondeur  ^  il  est  vrai  que  la  conversation  que  leur 
prête  Bulwer  est  spirituelle ,  facile ,  souvent  gracieuse  et 
animée.  Né  à  une  époque  avancée,  dans  un  moment  où 
la  littérature  est  encombrée  de  journaux  et  écrasée  sous 
les  revues,  le  romancier  rédige  ses  chapitres  comme  une 
suite  d'articles  ou  d'essais  qui  tous  doivent  présenter 
des  facettes  brillantes  :  pourvu  que  cette  galerie  vous 
amuse ,  que  cette  lanterne  magique  brille  à  vos  yeux  , 
que  vous  soyez  captivés  ici  par  l'argot  des  voleurs,  plus 
loin  par  l'écho  du  style  à  la  mode,  plus  loin  encore  par 
des  détails  de  toilette  ou  par  le  drame  de  la  cour  d'as- 
sises, cela  suffit.  Pour  la  première  fois  s'est  introduit 
dans  la  littérature  de  notre  pays  ce  procédé  matériel,  et, 
pour  ainsi  dire,  mécanique,  au  moyen  duquel  on  fait  un 
livre,  bon  ou  mauvais,  mais  toujours  satisfaisant  pour 
l'auteur  s'il  parvient  à  se  faire  lire  et  vendre,  s'il  soutient 
l'attention.  C'est,  selon  moi,  la  dernière  forme  d'une 
littérature  rassasiée,  c'est  un  signe  de  décadence.  Il  ne 
s'agit  pas  pour  l'homme  de  génie  de  suspendre  à  un  fil 
une  certaine  quantité  de  fragmens  qui  brillent  et  qui 


86  EDOUARD  LYTTON   BULWER. 

étincellent,  et  d'en  faire,  pour  ainsi  dire,  un  collier  et 
une  parure  :  il  faut  encore  que  le  livre  ait  un  sens ,  une 
raison  intime ,  une  force  cachée.  Voyez  les  grands  ro- 
ma»ciers  :  comme  ils  partent  toujours  d'un  sentiment 
dominateur ,  d'une  émotion  secrète  à  laquelle  se  rappor- 
tent toutes  les  parties  de  leur  œuvre.  Cervantes  oppose 
l'héroïsme  à  l'intérêt,  la  vie  poétique  à  la  vie  brutale, 
l'idéal  au  positif.  11  pressent  la  mort  du  spiritualisme , 
et,  placé  au  point  fatal  qui  sépare  le  monde  catholique 
du  scepticisme  naissant ,  il  les  met  en  scène  tous  deux. 
Rabelais ,  moins  moral  et  moins  grand ,  offre  le  même 
point  de  vue  et  la  même  idée.  Richardson  est  l'organe 
de  la  pensée  protestante.  Fielding ,  son  ennemi,  combat 
l'hypocrisie  puritaine.  L'intelligence  de  Bulwer  n'offre 
rien  qui  approche  de  cette  (brce  et  de  cette  profondeur  j 
elle  court,  pour  ainsi  dire,  entre  tous  les  tableaux, 
toutes  les  images  et  toutes  les  idées ,  comme  un  enfant  à 
travers  la  campagne  ^  elle  ne  choisit  et  ne  coordonne  pas  ; 
ce  qui  brille  et  intéresse  lui  suffit. 

Au  surplus,  ce  caractère  fragmentaire  et  incohérent 
appartient  à  presque  tous  les  romanciers  modernes.  Le 
lien  qui  unit  et  contient  leurs  pensées  manque  de  force  : 
on  chercherait  vainement  chez  eux  une  concentration 
puissante.  Le  crédit  et  la  prépondérance  des  ouvrages 
périodiques  expliquent  naturellement  ce  défaut.  L'ha- 
bitude d'écrire  sous  la  dictée,  d'obéir  à  l'impression  du 
moment  enlève  à  la  plupart  des  talens  modernes  l'énergie 
nécessaire  pour  former  un  plan ,  un  tout ,  un  ensemble. 
Dans  aucun  des  romans  publiés  par  Bulwer  on  ne  saisit 
une  pensée  philosophique,  le  besoin  de  donner  au  monde, 
ou  du  moins  au  lecteur,  une  direction  forte,  ni  celui 
de  copimuniquer  les  résultats  d'une  pensée  sûre  d'elle- 
même. 


EDOUARD  LYTTON  BULWER.  Ô7 

Le  même  défaut  est  commun  à  tous  les  romanciers  et 
conteurs  de  l'époque.  Ils  procèdent  par  sauts  et  par  bonds, 
par  boutades  et  saillies  ,  comme  si  le  tems  leur  manquait  j 
comme  s'ils  étaient  pressés  de  vivre  et  d'écrire,  comme 
s'ils  ne  dai{i,naient  pas  faire  pour  ce  public  ennuyé,  fati- 
gué, le  sacrifice  de  quelques  heures  et  quelques  réflexions. 
Walter  Scott  est  le  dernier  romancier  qui  ait  bien  voulu 
penser  avant  d'écrire.  L'Angleterre  possède  aujourd'hui 
James  Hogg ,  Thomas  Hood,  Théodore  Hook,  Galt, 
Normanby,  Ainslie,  M"  Gore,  M".  Norton  ,  Miss  Lan- 
don  et  plusieurs  autres.  Le  même  système  de  compo- 
sition domine  chez  tous  ces  auteurs  ;  et  il  faut  avouer 
que  M.  BuKver  leur  est  supérieur  pour  la  facilité,  le  trait 
et  la  peinture  des  caractères.  Les  uns  s'amusent  à  faire 
delà  fausse  autobiographie  5  et  cette  dissection  souvent 
ennuveuse  des  caractères  et  des  hommes  compense  quel- 
quefois la  fatigue  qu'elle  cause  par  la  vérité  minutieuse 
des  détails 5  d'autres,  comme  d'Israéli,  confondent  tous 
les  genres;  le  lyrique  et  le  populaire,  l'élévation  épi- 
que et  le  burlesque.  Une  troupe  assez  nombreuse  de  con- 
teurs aristocratiques  se  plait  à  recueillir  les  fleurs  légères 
de  la  mode ,  à  peindre  en  détail  les  raouts  et  les  boudoirs, 
et  ne  s'effraie  pas  de  voir  les  douze  romans  en  vogue 
pendant  le  dernier  trimestre  complètement  oubliés  après 
trois  mois  d'existence.  Tous  ces  écrits  devraient  avoir 
pour  titres ,  ainsi  que  ceux  de  M.  Bulwer ,  maitre  de  l'é- 
cole et  modèle  universel  :  Fragmens  et  Scènes  détachées , 
réunis  sous  le  prétexte  d'un  titre. 

Ce  qu'il  V  a  d'étrange,  c'est  que  le  même  goût  de  fri- 
volité semble  s'être  emparé  du  nord  de  l'Europe.  A  la 
forte  littérature  de  Schlegel  et  de  Goethe,  en  Allema- 
gne, a  succédé  une  littérature  railleuse,  sèche,  presque 
statistique,  toute  utilitaire,  qui  affecte  un  bon  sens  iro- 


88  ëdola;;d  lvtton  r>LL\v£r.. 

nique ,  se  moque  de  la  poésie  si  clière  aux  Allemands  ,  et 
parodie  de  son  mieux  la  vieille  malice  française  j  enfin  un 
contre-coup  de  Voltaire,  une  seconde  invasion  du  dix- 
huitième  siècle  5  un  arrière-goût  de  la  monarchie  de 
Louis  XV.  S'il  faut  dire  toute  notre  pensée,  la  raison  de 
ce  mouvement  est  dans  le  dégoût  qu  une  société  incer- 
taine inspire  à  ceux  qui  sont  forcés  d'en  subir  les  ca- 
prices. Cet  essai  de  légèreté  se  manifeste  surtout  chez  les 
nations  teutoniques,  dont  l'ancien  caractère  prête  à  ce 
contraste  une  piquante  bizarrerie.  Leur  génie  s'ébranle 
difficilement;,  et  la  persévérance  est  inhérente  à  leur  na- 
ture. Voici  bien  des  siècles  qu'ils  tracent,  au  milieu  des 
bouleversemens  et  des  guerres,  un  sillon  moitié  parlemen- 
taire ,  moitié  féodal ,  auquel  il  est  impossible  de  les  ar- 
racher. Le  respect  des  supériorités,  la  foi  profonde  dans 
le  christianisme  ne  les  a  pas  quittés  un  instant.  Aujour- 
d'hui pour  la  première  fois,  leur  croyance  se  déracine; 
l'Allemagne  et  l'Angleterre  sont  effleurées  plutôt  qu'en- 
vahies par  un  scepticisme  véritable;  et  la  légèreté  de  ton 
qu'elles  empruntent  aux  nations  méridionales  qui  les  ont 
devancées  n'est  qu'un  signe  de  la  maladie  nouvelle  qui 
les  atteint. 

Poursuivons  les  résultats  de  cette  donnée,  sous  le  rap- 
port de  l'histoire  ,  de  la  politique  et  de  la  ^ihilosophie. 
Toujours  au  sentiment  de  la  dissolution  s'attache  une 
idée  d'étourderie  et  d'imprévoyance.  Il  est  rare  que  les 
gens  qui  vont  perdre  leur  fortune  n'essaient  pas  de  s'é- 
blouir et  de  s'enivrer  eux-mêmes  ,  et  de  perdre  dans 
un  tourbillon  tumultueux  le  sentiment  du  mal  qui  va  les 
accabler.  Ce  n'est  point  immoralité,  folie  ,  amour  de  la 
destruction  ;  rien  de  tout  cela.  N'accusons  pas  M.  Bul- 
v\er  ;  pas  plus  que  Louvet  et  Choderlos  de  Laclos ,  qui 
préludèrent  à  1789  par  des  œuvres  si  peu  graves,  si  in- 


EDOUARD  LYTTON  BULWER.  89 

(lijjnes  de  la  {grande  tempèle  de  leur  ('-poquc.  Signalons 
deux  faits  remarquables  et  montrons  la  marche  parallèle, 
d'une  part  de  l'énergie  révolutionnaire  qui  agile  les  em- 
pires et  les  soulève  de  leur  base,  d'une  autre  de  cet  éner- 
vement  de  la  pensée  qui  dicte  des  œuvres  sans  portée 
et  sans  fond.  Les  Girondins  étaient  des  radicaux  élégans 
comme  M.  Buhver  5  hommes  aux  vastes  théories  et  aux 
spéculations  inapplicables  ,  amoureux  de  la  patrie,  phra- 
seurs agréables  et  éloquens,  capables  de  mouvemens  hé- 
roïques et  passionnés,  mais  destinés  à  périr  sous  les 
roues  du  char  gigantesque  qu'ils  avaient  mis  en  mouve- 
ment. Avocats,  écrivains,  hommes  de  salons,  causeurs 
spirituels  ,  combien  n'ont-ils  pas  compté  sur  cette  supé- 
riorité de  leur  intelligence ,  sur  cette  facilité  brillante  de 
leur  plume ,  sur  ce  retentissement  harmonieux  de  leurs 
paroles!  Ils  étaient  élevés  la  plupart  dans  les  habitudes 
monarchiques  dont  ils  avaient  la  politesse  et  le  charme. 
Ils  faisaient  des  vers  gracieux  et  de  petits  romans.  A  ces 
futiles  occupations  de  leur  pensée  se  joignait  un  enthou- 
siasme ardent ,  de  la  même  espèce  ou  à  peu  près  que 
celui  dont  les  amis  de  M.  Bulwer  font  preuve  aujour- 
d'hui. L'Angleterre  est-elle  destinée  à  subir  le  même  sort 
dont  la  France  a  dû  l'essai  aux  Guadet  et  aux  Vergniaud? 
Il  est  impossible  de  le  prévoir.  Mais  quel  esprit  sé- 
rieux ne  saisirait  la  ressemblance  qui  existe  aujourd'hui 
entre  les  romanciers  à  la  mode,  membres  du  parlement 
britannique ,  et  les  romanciers  à  la  mode  membres  de 
l'assemblée  constituante?  Les  uns  et  les  autres  sont  po- 
pulaires par  leurs  théories,  impopulaires  par  leurs  habi- 
tudes et  leurs  goûts.  Sybarites  qui  poussent  à  la  répu- 
blique 5  hommes  de  lettres  qui  ne  voient  pas  que  toute 
supériorité  littéraire  va  être  absorbée  par  la  démocratie  j 
fils  des   classes  supérieures  qu'ils  veulent  ruiner ,   ils 


ÔO  EDOUARD  LYTTON  BULWERé 

offrent  une. contradiction  flagrante  ,  et  ne  peuvent  man- 
quer de  payer  chèrement  un  défaut  de  logique  si  bizarre. 
Dans  Pelhàm^  De  séreux,  Eugène  Aram  ,  le  Fils  Dé- 
savoué, qui  ne  reconnaîtrait  un  esprit  facile,  élégant, 
tout-à-fait  aristocratique?  Ce  n'est  pas  là  le  ton  magis- 
tral et  l'autorité  dogmatique  des  véritables  écrivains  ra- 
dicaux ;  de  Godwin ,  par  exemple,  dont  la  parole  a  frappé 
la  -société  anglaise  comme  un  madrier  ébranle  une  mu- 
raille antique  :  non,  ce  n'est  que  raffinement,  grâce,  fa- 
cilité ,  coup -d'oeil  superficiel,  plaisanteries  agréables, 
scènes  populaires  présentées  sous  un  aspect  brillant,  ver- 
satilité de  talent  poétique  et  littéraire  ,  épigrammes  plus 
acérées  que  profondes  dans  leur  portée  et  dans  leur  trait  ^ 
enfin  tous  les  caractères  du  talent  de  salon,  du  bel  esprit 
achevé. 

Le  dernier  ouvrage  de  M.  Bulwer,  \e  Student  (1),  est 
un  recueil  de  morceaux  détachés  qui  ont  déjà  paru  dans  les 
Revues  que  l'auteur  a  tour-à-tour  dirigées  et  enrichies  de 
ses  productions.  Cette  forme  convient  au  genre  de  son 
esprit ,  tout  épisodique  et  peu  capable  de  concentrer ,  de 
réunir,  de  former  un  ensemble.  Les  Derniers  Jours  de 
Pompéïy  œuvre  pleine  de  prétention  ,  prouve  1  inca- 
pacité dont  nous  parlons^  beaucoup  de  morceaux  bril- 
lans,  des  descriptions  heureuses  s'y  trouvent  semées; 
mais  le  plan  est  défectueux,  et  fauteur  n'a  pas  réussi  à 
faire  revivre  la  civilisation  antique  perdue  sous  les  cen- 
dres et  la  lave  du  Vésuve.  Une  singulière  réclamation 
s'est  élevée'à  propos  de  cet  ouvrage  «  J'ai  fait  remettre  à 

(1)  Note  dd  Tn.  Le  Student  ne  veut  pas  dire  VÊtudiant,  comme 
on  pourrait  le  croire  en  France  ,  mais  bien  l'homme  instruit ,  l'a- 
mateui-  des  leUres ,  l'homme  studieux  ;  de  même  que  scholar  ne  signifie 
Tpus  \ écolier ,  mais  l'homme  versé  dans  la  counaissàuce  des  langues 
antiques. 


EDOUARD  LYTTON  BULWER.  SI 

M.  Bulwer  (  dit  M.  Fairûeld  ,  éditeur  du  Magasin  Men- 
suel de  l'Amérique  Septentrionale  )  une  copie  de  mon 
poème,  intitulé  :  La  Dernière  Nuit  de  Pompéï.  M.  Bul- 
wer  a  emprunté  à  ce  poème  tout  le  plan  ,  tous  les  évé- 
nemens,  toute  la  série  des  incidens  dramatiques,  sans  faire 
mention  de  son  emprunt.,  depuis  les  œufs  jusqu'aux 
pommes  (  ab  ovo  usque  ad  malci)  ,  comme  disaient  les 
anciens  ,  ou  si  l'on  veut ,  depuis  le  potage  jusqu'au  des- 
sert ;  il  n'a  changé  que  l'heure  et  les  personnages.  Sous 
ce  rapport,  je  ne  puis  m'empècher  de  le  blâmer  5  car  les 
personnages  n'agissaient  que  sous  l'influence  des  événe- 
mens  inventés  pour  les  mettre  en  scène,  et  l'harmonie 
se  trouve  détruite.  Il  me  semble  que  l'écrivain  aurait  pu 
reconnaître  la  dette  et  laire  ainsi  un  acte  honorable  pour 
son  modèle  américain  ,  et  parfaitement  en  rapport  avec 
la  loyauté  anglaise.  » 

Nous  n'avons  pas  les  pièces  du  procès  sous  les  yeux  , 
et  nous  ne  pouvons  nous  porter  arbitres.  Il  est  cer- 
tain toutefois  que  la  qualité  spéciale  et  distinctive  de 
M.  Bulwer  n'est  pas  la  faculté  de  créer  ;  Eugène  Aram. 
n'est  que  le  développement  habile  d'un  procès  criminel 
dont  les  tribunaux  ont  retenti.  Les  plus  belles  pages  ,  les 
plus  fortes  situations  du  roman  se  trouvent  dans  les  jour- 
naux contemporains.  La  plvfpart  des  autres  œuvres  de 
Bulwer  sont  également  fondées  sur  des  faits  ,  comme  si 
son  imagination  avait  besoin  d'un  point  d'appui. 

Dans  sa  carrière  parlementaire,  il  s'est  surtout  complu, 
avons-nous  dit ,  à  réclamer  les  droits ,  à  faire  valoir  les 
privilèges  des  gens  de  lettres  ;  il  a  oublié  que  l'homme  de 
lettres  pour  être  utile  ne  forme  pas  une  classe,  une  caste , 
une  corporation;  que  tout  ce  qui  pense  et  met  sa  pensée 
en  dehors  est  homme  de  lettres  j  et  que  la  société  ne  peut 
donner  d'autre  protection  spéciale  à  l'homme  de  lettres 


92  EDOUARD  LYTTON  BULWRR. 

que  de  lui  ouvrir  la  carrière ,  de  donner  liberté  complète 
à  sa  pensée.  L'homme  qui  écrit  par  métier  n'est  pas  plus 
digne  de  respect  que  tous  les  autres  citoyens.  Sa  carrière 
est  plus  périlleuse  ,  sans  doute  ,  mais  elle  est  aussi  plus 
belle  5  et  une  plus  haute  récompense  y  est  attachée. 

Les  tems  de  décadence  sont,  précisément  ceux  où  l'on 
semble  accorder  le  plus  d'importance  à  quiconque  professe 
le  métier  de  penseur  et  d'écrivain.  Quand  Cervantes, 
Rabelais,  Montaigne,  Shakspeare,  composaientleurs  chefs- 
d'œuvre  ,  le  génie  ne  manquait  pas  à  l'humanité  :  on 
ne  cherchait  point  cependant  à  faire  une  armée  spéciale, 
une  classe  à  part  des  gens  de  lettres.  Sous  le  Bas-Empire, 
qui  était  plus  honoré  qu'un  sophiste  ?  qui  jouissait  de 
plus  de  considération  ?  Les  grandes  charges  du  palais 
appartenaient  aux  rhéteurs  :  on  se  souvenait  qvie  beau- 
coup d'hommes  de  génie  avaient  servi  l'humanité  sans  en 
recevoir  de  hautes  récompenses ,  et  l'on  voulait  payer 
ainsi  la  dette  contractée  envers  le  génie.  Les  gens  de  let- 
tres se  trouvaient  au  premier  rang.  Qu'en  résultait-il  ? 
Anne  Comnène  se  faisait  un  honneur  d'écrire  les  annales 
de  son  époque;  et  cependant  cette  civilisation  toute  lit- 
téraire, quel  fruit  donnait-elle.-'  quel  était  son  résultat 
définitif,  précieux,  sublime? 

Les  efforts  parlementairéls  de  Bulwer  coïncident  avec 
les  plaintes  que  ce  même  écrivain  a  consignées  dans  son 
livre  intitulé  England  and  tJie  English  ;  plaintes  qui 
s'élèvent  jusqu'aux  reproches  le  plus  amers  et  qui  attri- 
buent au  caractère  anglais  la  mercantilité  ,  l'incapacité 
philosophique,  l'amour  du  lieu-commun  et  peu  de  respect 
surtout  pour  les  théories  spéculatives.  Mais  quoi  !  si  la 
Grande-Bretagne  doit  sa  gloire  et  sa  prospérité  à  cette 
tendance  toute  positive  ,  faut-il  qu'elle  s'écarte  d'une 
voie  qui  lui  a  été  si  favorable?  Les  régions  abondantes , 


EDOUARD  LYTTON  BÙLWER.  93 

comme  l'Allemagne ,  eu  professeurs  de  me  taphysique 
sont-elles  les  plus  industrielles,  les  plus  riches,  les  plus 
florissantes?  N'est-il  pas  nécessaire  de  laisser  à  chaque 
nationalité  son  caractère  propre?  et  l'Angleterre  n'est- 
elle  pas ,  par  sa  position  et  ses  habitudes ,  par  nécessité 
comme  par  goût ,  commerçante  et  maritime  5  deux  qua- 
lités analogues  et  qui  se  présupposent  mutuellement  ? 
Une  intelligence  vraiment  faite  pour  les  choses  politiques 
n'eût  peut-être  pas  soulevé  de  telles  questions.  Il  ne 
reste  selon  nous  à  M.  Bulwer  qu'un  titre  réel ,  celui  du 
plus  brillant  romancier  et  de  l'écrivain  le  plus  agréable 
de  l'époque  011  nous  vivons  ,  et  dont  il  favorise  la  mar- 
che^ mais  dont  il  partage  aussi  les  travers. 

(Monlhly  Literarj  Magazine.) 


UNE  AVENTURE 

DASrS  X.ES  MONTAGNES  DE  VERMONT  (i)< 


Le  voyageur  qui  a  parcouru  la  Nouvelle-Angleterre  ne 
peut  oublier  les  Montagnes  Kertes  ,  vaste  chaîne  qui 
parcourt  l'état  de  Vermont  du  nord  au  sud ,  et  dont  les 
flancs  boisés  donnent  naissance  à  mille  ruisseaux  intarissa- 
bles qui  arrosent  les  plaines  et.  vont  ensuite  alimenter  le 
Connecticut  supérieur  et  le  lac  Champlaln.  Çà  et  là,  en 
suivant  les  ondulations  des  crêtes,  on  remarque  un  pic  de 
pranit  sombre ,  qui  s'élance  au-dessus  des  autres  sommets 
plus  arrondis  5  mais  l'aspect  général  de  toute  la  chaîne  offre 
un  immense  amphithéâtre  de  forets,  où  tous  les  bas-fonds, 
les  rochers  ,  les  précipices  ,  sont  revêtus  d'un  manteau 

Note  dd  trad.  Le  Vermont  est  un  des  six  états  qui  se  sont  formés 
sur  cette  partie  de  l'Amérique  du  Nord  qu'on  appelait  autrefois  la 
JSouvelLe- Angleterre.  Colonisé  seulement  eu  1724  ,  ce  fut  long-tems 
une  espèce  de  territoire  contesté  où  l'Angleterre  et  la  France  en  vin- 
rent plus  d'une  fois  aux  prises.  Cet  état  n'a  fait  partie  de  l'Union 
qu'en  1791,  Le  Vermont  est  borné  au  nord  par  le  Canada  ,  au  sud 
par  l'état  de  Connecticut,  à  l'est  par  le  New-Hampsliire ,  et  à  l'ouest 
par  le  lac  Champlain  ,  vaste  nappe  d'eau  qui  n'a  pas  moins  de  160 
milles  de  long  sur  18  de  large.  Le  Vermont  est  traversé  du  nord  au 
sud  par  une  longue  chaîne  de  montagnes  peu  élevées  ,  où  l'on  trouve 
de  magnifiques  vallées  ,  de  beaux  pâlmages  ,  une  végétation  vigou- 
reuse, et  de  nombreuses  rivières  :  c'est  ce  qui  a  valu  à  ces  monta- 


UNE  AVENTURE  DANS  LES  MONTAGNES  DÉ  VERMONT.     95 

épais  de  végétation.  Dans  la  partie  sud ,  vous  apercevez 
les  blanches  maisons  et  le  clocher  d'un  joli  village  5  mais 
vers  l'extrémité  nord ,  le  voyageur  ne  rencontre  que  les 
huttes  isolées  de  quehpics  planteurs,  avec  leur  champ  de 
mais  entouré  de  troncs  mutilés  ,  oasis  presque  inaccessi- 
bles ,  où  dix  à  douze  enfans ,  à  la  chevelure  couleur  de 
chanvre,  sont  occupés  à  garder  des  bestiaux.  Voilà  tout 
ce  qui  indique  en  ces  lieux  le  voisinage  de  l'homme. 

Les  progrès  de  la  colonisation  et  les  balles  des  chas- 
seurs ont  expulsé  les  animaux  sauvages  des  vieilles  re- 
traites qu'ils  occupaient  sur  les  bords  des  fleuves  et  dans 
les  clairières  des  basses-terres;  tout  ce  qu'il  en  reste  s'est 
réfugié  dans  les  Montagnes  Vertes ,  où  les  solitudes  des 
bois  leur  assurent  un  asile  impénétrable.  Là ,  dans  des 
lieux  que  le  pied  de  l'homme  n'a  jamais  foulés  ,  errent 
encore  l'ours  noir,  le  cougar,  le  loup  et  le  daim.  De  ces 
retranchemens  inattaquables  s'élancent  des  bandes  de  re- 
nards qui  portent  le  carnage  dans  la  basse -cour  du  fer- 
mier, égorgent  ses  jeunes  agneaux  et  enlèvent  ses  oies  et 
ses  dindons.  Les  ours  et  les  cougars  sont  moins  nom- 
breux,  mais  les  loups  se  sont  rendus  si  formidables,  que 
la  législature  a  dû  les  proscrire  et  mettre  leur  tète  à  prix. 

gnes  et  à  la  contrée  qm  les  avoisine  le  nom  de  Montagnes  Vertes. 
Grâce  à  tous  ces  avantages  et  à  la  salubrité  du  climat  j  la  population 
de  l'état  de  Vermont  s'est  considérablement  accrue  pendant  les  cin- 
quante dernières  années.  En  1790,  on  n'y  comptait  que  85,000  lia- 
bitans,  et  en  1834,  ce  cliiffi-e  s'élevait  à  300,000.  La  population  de 
cet  état ,  qui  tient  beaucoup  du  caractère  français  ,  est  active  ,  har- 
die et  robuste  ;  sobre  et  Industi'ieuse  pendant  la  paix  ;  intrépide  et 
brave  pendant  la  guerre.  En  1780  comme  en  1814,  les  Vermontois 
donnèrent  des  preuves  nombreuses  de  leur  com-age  :  Crown -Point 
et  Triconderaga  ont  été  le  théâtx-e  de  leur  gloire  militaiie.  Les  prin- 
cipales villes  de  cet  état  sont  Montpellier,  Windsor ,  JMiddleburg  et 
BmlingtOQ,  ou  l'oa  ne  compte  cependant  que 2  à  3,000  babitans. 


96  UNE  AVENTURE 

Cependant  ces  messieurs  paraissent  assez  incorrigibles 
et  se  moquent  des  proclamations  du  gouverneur. 

Il  y  a  quelques  années  que  ,  consacrant  la  belle  saison 
à  une  excursion  dans  ce  pays,  je  me  trouvais  dans  un  pe- 
tit village  bâti  sur  le  flanc  occidental  de  ces  montagnes. 
L'aspect  de  ces  sites  avait  un  charme  tout  particulier 
pour  moi ,  et  je  demeurai  plusieurs  jours  à  admirer  ces 
tableaux  d'une  nature  encore  dans  toute  sa  sauvage  et  pri- 
mitive fraîcheur.  Je  ne  pouvais  me  lasser  de  contempler 
ces  masses  gigantesques  de  forêts,  dont  les  cimes  supé- 
rieures s'élevaient  comme  les  dômes  d'une  immense  ville 
de  verdure.  J'aimais  à  suivre  les  ombres  géantes  qui 
jouaient  sur  le  revers  de  la  chaîne  quand  le  soleil  couchant 
jetait  ses  rayons  obliques  dans  l'air  diaphane  du  soir. 
.Quel  plaisir  de  s'égarer  avec  ses  rêveries  dans  ces  solitu- 
des vierges  où  le  règne  du  silence  n'est  troublé  que  par  le 
bourdonnement  d'une  source  d'eau  vive,  par  la  note 
musicale  d'un  oiseau  invisible,  ou  par  ces  murmures  que 
Milton  appelle  des  langues  aériennes  ,  épelant  des  mots 
inconnus  à  l'homme.  On  pourra  aisément  concevoir  la 
nouveauté  et  la  fraîcheur  des  sensations  que  ce  spectacle 
éveillait  dans  mon  ame ,  si  j'ajoute  que  depuis  plusieurs 
mois  je  m'étais  vu  emprisonné  dans  l'étroite  enceinte  de 
la  capitale  de  la  Nouvelle-Angleterre,  n'apercevant  de  ma 
croisée  que  des  pavés  et  des  murs  de  briques.  J'aurais 
voulu  ne  plus  quitter  ces  grandes  et  magnifiques  scènes , 
tant  les  premières  impressions  que  j'éprouvai  furent  vi- 
ves, suaves  et  profondes. 

Quoique  je  ne  sois  pas  un  chasseur  émérite,  j'aime  ce- 
pendant ce  noble  exercice  5  je  me  plais  à  poursuivre  le 
gibier ,  à  le  harceler  dans  sa  course ,  à  le  forcer  dans  sa 
retraite.  Je  puis  prendre  à  témoin  de  mes  exploits  les  en'- 
virons  de  Boston  et  de  Nantuckett ,  où  les  canards  et  les. 


DANS  LES  MONTAGNES  I)C  VERMONT.  ^^ 

pluviers  sont  tombés  par  centaines  criblés  de  mon  plomb 
meurtrier  ,  et  les  bois  de  Roxburg  et  de  Delliam  que  j'ai 
presque  dépeuplés  de  leurs  écureuils  gris.  Les  daims  abon- 
dent dans  les  forets  des  Montagnes  Vertes,  et  je  n'avais 
jamais  tué  de  daim  î  II  faut  au  moins  que  je  tue  un  daim, 
me  disais-je  ,  avant  de  quitter  le  Yermont  :  ce  motif  me 
décida  à  parcourir  de  nouveau  ces  forêts  que  j'avais  na- 
guère tant  admirées.  Ainsi  ,  sans  plus  d'apprêt ,  j'em- 
pruntai un  fusil  à  mon  hôte,  et  par  une  belle  matinée, 
je  me  dirigeai  vers  les  régions  supérieures  :  «  Plus  d'un 
homme ,  dit  Sancho  Pança  ,  sort  pour  chercher  de  la 
laine  qui  s'en  revient  tondu.  »  Ce  n'est  pas  encore  le  mo- 
ment d'informer  le  lecteur  jusqu'à  quel  point  ce  pro- 
verbe m'est  applicable. 

La  chasse  du  daim  dans  les  forêts  d'Amérique  ne  res- 
semble en  rien  à  celle  qu'on  fait  en  Angleterre.  Ici  on  ne 
galope  pas  pendant  vingt  milles  et  en  rase  campao'ne  ; 
c'est  lentement  et  à  la  dérobée  que  le  chasseur  se  fraie  un 
chemin  à  travers  les  futaies  et  les  halliers  5  ou  bien  il  se 
poste  en  embuscade  près  de  quelque  éclaircie,  attendant 
immobile  et  en  silence  que  le  daim  se  présente.  On  ne 
peut  employer  les  chiens  à  cette  chasse,  le  bruit  de  leurs 
aboiemens  et  le  froissement  des  buissons  où  ils  cherchent 
à  pénétrer  feraient  lever  l'animal  avant  que  le  chasseur 
soit  en  état  de  l'atteindre.  Je  me  résignai  et  partis  seul, 
à  pied ,  mon  fusil  sur  l'épaule. 

La  montagne  que  je  me  proposais  de  gravir  était  com- 
posée d'une  masse  irrégulière  de  collines  superposées 
comme  les  gradins  d'un  immense  amphithéâtre.  Elle  était 
couverte  de  bois  épais ,  à  l'exception  du  pic  de  granit 
qui  en  couronnait  le  sommet ,  et  des  ravins  profonds  où 
les  pluies  se  réunissant  en  torrens  écumeux  entraînent 
îout  ce  qui  résiste  à  leur  passage.  Il  y  avait  aussi  à  une 
XV.  7 


98  UNE  AVENTCRE 

certaine  élévation  quelques  petits  espaces  découverts  sur 
la  pente  sud  de  la  montagne;  c'était  là  que  les  fermiers 
menaient  paître  leur  bétail ,  en  suivant  un  chemin  rabo- 
teux pratiqué  dans  la  forêt.  Au-dessus  règne  un  désert 
aride,  vaste  panorama  qui  domine  toute  la  contrée  ,  mais 
qui  n'attire  qu'un  très-petit  nombre  de  voyageurs  et  de 
curieux. 

Le  soleil ,  qui  venait  de  se  lever,  resta  quelque  tems 
encore  caché  à  l'orient  de  la  chaîne  dont  les  hardis  con- 
tours se  dessinaient  sur  un  ciel  pur  et  lumineux.  Il  n'y 
avait  pas  un  nuage  à  l'horizon  5  mais  seulement  quelques 
légères  vapeurs  déroulaient  leurs  masses  floconneuses 
dans  l'air  tiède  du  matin. 

Je  traversai  les  champs  voisins  du  village,  et  m'enfon- 
çai dans  la  foret  par  un  sentier  étroit  et  raboteux  ,  bordé 
de  taillis  touffus  ,  et  couvert  d'un  vaste  dais  de  branches 
entrelacées.  Aucun  être  humain  ne  s'offrait  à  mes  yeux. 
Les  écureuils  sautillaient  de  branche  en  branche,  et  me 
regardaient  avec  étonnement.  Le  hibou,  du  fond  de  son 
arbre  creux,  poussait  un  cri  lugubre  en  se  voyant  trou- 
blé dans  son  empire  solitaire.  La  bécasse  et  le  coq  de 
bruyère  agitaient  leurs  ailes  bruissantes  et  s'envolaient  à 
dix  ou  vingt  pas  plus  loin-.  Le  renard  se  tapissait  der- 
rière les  touffes  de  buissons  5  tandis  que  les  cris  de  la 
grive,  lents  et  solennels,  venaient  interrompre  par  in- 
tervalles le  profond  silence  du  désert.  Quelquefois  aussi 
le  hurlement  lointain  des  loups,  le  grognement  des  ours 
dans  leur  bauge  invisible  ,  ou  le  clapissement  d'un  aigle 
perché  au-dessus  de  ma  tête  ajoutaient  à  ce  cri  monotone 
leurs  discordantes  notes.  J'étais  ému  ,  mais  non  effrayé. 
Les  daims  ne  se  montraient  pas  encore. 

La  journée  n'était  pas  très-avancée;  je  résolus  de  pour- 
suivre mon  exploration.  Traversant  de  nouveau  le  ravin, 


DANS  LES  MONTAGNES  DU  VERMONT.  99 

je  trouvai  la  pente  de  plus  en  plus  escar|)ée  et  raboteuse. 
La  forêt  de  grands  chênes,  de  hêtres  et  d'érables,  qui 
couvrait  la  lisière  et  le  milieu  de  la  nioulaj^ne,  disparais- 
sait maiiilcnanl,  et  l'on  ne  voyait  plus  que  des  roches  ef- 
flanquées et  saillantes  ,  couronnées  d'épaisses  touffes  de 
pins ,  de  bouleaux  et  de  petits  sapins.  Je  me  frayai  une 
route  en  hésitant  plus  d'une  fois,  comme  le  marin  cpii  va 
côtoyant  de  promontoire  en  promontoire.  A  cette  grande 
élévation  ,  aucun  animal ,  aucun  oiseau  ne  s'offrait  à  moi  ^ 
les  arbres,  à  mesure  que  j'avançais,  n'étaient  plus  que 
des  arbustes  nains.  Le  sol ,  stérile  et  rocai  lieux,  finissait 
par  ne  plus  rien  présenter  qui  ressemblât  à  de  la  végéta- 
tion, si  ce  n'est  quelques  gramens  desséchés  et  des  touffes 
de  mousse  jaune.  J'atteignis  enfin  le  point  culminant 
de  la  chaîne,  et  je  pus  m'asseoir  contre  un  bloc  de 
granit  grisâtre,  qui  s'élevait  au  milieu  de  ce  petit  pla- 
teau . 

Quel  magnifique  panorama  se  déroula  alors  à  mes  pieds  ! 
C'était  l'une  des  plus  brillantes  journées  de  la  belle  sai- 
son. La  limpidité  transparente  de  l'air  laissait  distinguer 
toutes  les  formes  et  toutes  les  nuances  du  paysage.  J'ar- 
rêtai d'abord  les  yeux  sur  la  vaste  montagne  avec  ses 
collines  amoncelées,  ses  rians  vallons  et  ses  forêts  sour- 
cilleuses aux  mille  teintes  de  verdure.  J'apercevais  dis- 
tinctement le  petit  hameau  d'où  j'étais  parti  le  matin 
Au-delà,  le  pays  était  entrecoupé  de  vallées  profondes  , 
où  l'on  découvrait  quelques  carrés  de  terres  cultivées  ; 
les  ruisseaux  qui  s'égaraient  en  serpentant  reluisaient 
comme  des  filets  d'argent  au  milieu  des  masses  ténébreu- 
ses de  la  forêt ,  et  bien  loin  à  l'occident,  la  large  et  bril- 
lante nappe  du  lac  Champlain  se  déroulait  du  nord  au 
sud  aussi  loin  que  l'œil  pouvait  atteindre.  A  l'extrémité 
de  l'horizon  ,  au-delà  du  lac  ,  se  détachaient  les  crêtes 


JÔO  VNE  AVENTURE 

onduleuses  des  monts  Shawangunk ,  revêtus  d'un  brouil- 
lard bleuâtre. 

Ému  de  la  grandeur  de  celte  scène,  j'étais  depuis  quel- 
que tems  plongé  dans  la  contemplation  ,  quand  le  déclin 
du  soleil  m'avertit  de  regagner  mon  gîte.  Comme  je  des- 
cendais le  pic,  je  fus  étonné  d'apercevoir  un  léger  nuage 
blanc  ,  qui  commençait  à  se  dessiner  dans  la  partie  supé- 
rieure de  la  montagne.  Avec  plus  d'attention,  je  le  vis  se 
dérouler  rapidement ,  se  condenser,  se  rembrunir  et  vo- 
fruer  directement  vers  moi.  Je  me  hàlai  de  descendre  5  mais 
comme  j'atteignais  la  région  boisée,  le  nuage  m'avait  déjà 
devancé,  et  le  flanc  tout  entier  de  la  montagne  se 
trouva  enveloppé  d'une  épaisse  vapeur.  En  deux  minutes 
j'eus  complètement  perdu  ma  roule  ^  on  ne  pouvait  rien 
voir  à  dix  pas-,  tout  ce  qui  me  restait  à  faire  fut  de  mar- 
cher à  tâtons  à  travers  les  touffes  des  buissons  ,  et  de  sui- 
vre machinalement  une  trouée ,  que  je  pris  d'abord  pour 
un  chemin ,  mais  qui  n'élait  au  fond  que  le  lit  d'un  tor- 
rent qui  devait  aboutir  à  quelque  précipice.  Je  voulus 
retourner  sur  mes  pas,  mais  le  brouillard  s'épaississait 
de  plus  en  plus  ,  et  je  ne  fis  fjue  m' égarer  davanlagc  5  il 
me  fut  bientôt  impossible  de  m'apercevoir  si  je  descen- 
dais à  l'orient  ou  à  l'occident  de  la  montagne.  Je  gravis- 
sais toutes  les  roches  saillantes  que  je  rencontrais,  espé- 
rant distinguer  quelque  signe  connu  qui  me  guidât  dans 
ce  labyrinthe  ;  peine  inutile. 

Ma  situation  devenait  critique  ,  j'étais  pour  le  moins 
menacé  de  passer  la  nuit  là  où  la  faligue  suspendrait  ma 
marche.  J'étais  légèrement  vêtu,  et  une  nuit  sur  les  rochers 
ne  laisse  pas  que  d'être  froide  5  je  me  sentais  d'ailleurs 
un  appétit  que  l'air  vif  de  cette  région  élevée  ne  tendait 
qu'à  augmenter.  «Hélas!  me  disais-je,  autant  que  je  puis 
le  prévoir,  s'il  y  a  quelqu'un  qui  soupe  aujourd'hui ,  ce 


DANS  I.F.S  M0.NTA(-.\1'S  1)1)  VF.nMOXT.  101 

ne  sera  pas  moi ,  el  si  je  mcnclois  ,  je  me  rt'vcillerai  sans 
doule  dans  les  embrassemens  d'un  ours.  »  Triste  perspec- 
tive !  Je  résolus  néanmoins  de  pousser  plus  avanl ,  espé- 
rant que  le  nnaj^e  se  dissiperait ,  mais  je  fus  complète- 
ment déçu  dans  mon  attente.  L'horizon  se  rembrunissait 
davanlafje,  et  çà  et  là  les  étoiles  commençaient  à  scin- 
tiller. Je  compris  qu'il  fallait  renoncer  à  tout  espoir  de 
retour  et  choisir  quelque  retraite  propice  pour  y  reposer 
jusqu  au  matin.  Je  sonj^eai  d'abord  à  grimper  sur  un  ar- 
bre pour  me  garantir  des  bêtes  sauvages  ,  mais  le  vent 
froid  qui  commençait  à  souffler  me  conseillait  un  gile  plus 
confortable.  Je  découvris  enfin  une  crevasse  étroite,  as- 
sez profonde  pour  m'abriter,  et  dont  les  parois  étaient 
tapissées  d'une  mousse  verte  et  épaisse  qui  abonde  sur 
toutes  les  parties  de  ces  montagnes. 

A  l'aide  de  mon  fusil ,  je  réussis  à  allumer  un  amas  de 
feuilles  sèches  et  de  branches  de  pins  ;  la  brillante  co- 
lonne de  flammes  qui  s'éleva  de  ce  foyer  à  travers  le 
brouillard  me  rassura  contre  la  visite  que  je  redoutais  le 
plus.  Le  soleil  était  couché  ,  la  teinte  sombre  du  crépus- 
cule augmentait ,  et  la  lune ,  apparaissant  un  peu  au- 
-dessus  de  l'horizon  occidental,  ne  jetait  que  par  interval- 
les une  clarté  douteuse.  Cependant  à  mesure  que  la  brise 
fraîchissait ,  le  brouillard  semblait  se  dissiper  et  je  fus 
étonné  de  voir  se  former  autour  du  disque  lunaire  une 
auréole  de  vapeurs  transparentes,  riche  de  toutes  les  cou- 
leurs de  l'arc-en-ciel.  Peu  à  peu  ce  phénomène  s'effaça  5 
la  lune  descendit,  le  ciel  devint  noir,  et  l'obscurité  pro- 
fonde de  la  forêt  ne  fut  plus  relevée  que  par  les  flammes 
rougeàtres  de  mon  bûcher  pétillant. 

Malgré  les  fatigues  de  la  journée,  je  fus  long-tems  avant 
d'éprouver  le  besoin  de  dormir.  Le  feu  qui  flamboyait  et 
mon  fusil  chargé  me  garantissaient  des  inquiétudes  de  la 


lOft  tNÈ  AVEfJÏOR» 

peur.  Insensiblement  mon  ame  se  livrait  à  toute  la  poésie 
du  lieu  ,  aux  impressions  de  la  nuit ,  de  la  solitude  et  du 
désert.  Je  prêtais  l'oreille  aux  soupirs  de  la  brise  dont  le 
feuillage  froissé  enflait  la  voix,  et  je  m'imaginais  parfois 
distinguer  les  hurlemens  des  loups  dans  le  murmure  loin- 
tain des  vents;  mais  jusqu'ici  aucun  habitant  de  la  forêt 
n'avait  osé  troubler  ma  solitude.  Je  résolus  enfin  de  ne 
pas  résister  plus  long-tems  au  sommeil.  J'entassai  sur  mon 
foyer  une  quan'iié  de  bois  suffisante  pour  plusieurs  heu- 
res, et  m'étendant  sur  le  roc  couvert  de  mousse  dans  le 
fond  de  la  crevasse ,  les  pieds  tournés  vers  le  feu  ,  je  fus 
bientôt  profondément  endormi.  En  pareille  circonstance 
on  ne  peut  manquer  d'être  visité  par  des  songes.  Quand 
mes  paupières  commencèrent  à  s'appesantir ,  j'étais  oc- 
cupé à  contempler  les  ombres  flottantes  que  les  tourbil- 
lons de  fumée  projetaient  sur  la  forêt ,  et  comme  mes 
sensations  devenaient  de  plus  en  plus  confuses  ,  il  me 
semblait  voir  je  ne  sais  combien  d'ours  noirs  monstrueux 
gambadant  sur  les  voûtes  des  feuilles  avec  leurs  oursons 
géans.  Je  croyais  ensuite  errer  au  milieu  des  bois  *,  des 
chats-pards  étaient  tapis  derrière  chaque  arbre,  et  mon 
fusil ,  comme  il  arrive  dans  les  songes  ,  ratait  toutes  les 
fois  que  je  voulais  m'en  servir  5  j'essayais  alors  de  gravir 
la  montagne  et  je  glissais  à  chaque  pas-,  puis  quand  je  me 
trouvais  au  sommet,  un  nuage  fantastique  venait  tout- 
à -coup  m'enlever-,  me  transportait  à  travers  les  airs, 
comme  dans  un  ballon  ou  sur  l'hippogriffe  d'Astolphe  , 
s'ouvrait  brusquement  et  me  faisait  faire  un  plongeon 
dans  le  lac  Champlain, 

Je  m'éveillai  en  cet  instant;  ma  première  sensation 
fut  de  lutter  contre  quelque  chose  qui  m'avait  réelle- 
ment saisi.  En  un  clin-d'œil ,  je  me  sentis  violemment 
emporté  ,  et  l'instant  d'après  j'éprouvai  un  choc  qui 


bÀNS  LES  MONTAGNES  DU  VERMONT.  103 

faillit  ra'étourdir  -,  je  croyais  rêver  encore ,  je  regardai 
autour  de  moi  :  partout  les  plus  profondes  ténèbres-,  seu- 
lement au-dessus  de  ma  tété  un  étrange  rayon  de  lumière, 
on  aurait  dit  une  ouverture  dans  le  ciel ,  à  travers  la- 
quelle une  faible  lueur  rouge  se  reflétait  par  intervalles. 
Je  me  levai  sur  mes  pieds  et  tentai  d'avancer  ;  hé- 
las !  je  rencontrai  devant  moi  un  mur  perpendicu- 
laire de  rochers!  je  regardai  de  nouveau  ;  et  je  décou- 
vris enfin  que  j'étais  au  fond  d'une  profonde  crevasse 
et  que  la  lumière  d'en  haut  provenait  d'une  ouverture 
qui  existait  au  sommet  de  la  caverne ,  et  par  laquelle  ma 
brusque  descente  s'était  opérée.  Ainsi  cette  lueur  rouge 
et  flambovante  que  j'apercevais  ne  pouvait  être  que  celle 
du  feu  de  mon  bivouac.  Quelques  meurtrissures  et  l'é- 
troit espace  dans  lequel  je  me  trouvais  enfermé  me  con- 
vainquirent que  ma  position  actuelle  n'était  pas  un 
rêve. 

Il  y  a  dans  les  Montagnes  Vertes  beaucoup  de  cavités 
semblables  ;  le  voyageur  marche  sur  un  tapis  de  mousse 
qui,  s'étendant  d'un  rocher  à  l'autre,  le  soutient  seul  au- 
dessus  des  profondeurs  de  l'abime.  C'était  précisément  au- 
dessus  d'un  lieu  pareil  que  j'avais  allumé  mon  feu  et  que 
je  m'étais  couché  pour  dormir,  sans  soupçonner  que  ma 
couche  elle-même  fût  un  piège  perfide.  Le  feu  avait-il 
pénétré  sous  la  mousse  et  attaqué  les  branches  sèches  qui 
servaient  de  charpente  à  ce  toit  de  végétation  ?  ou  bien 
la  mousse  avait -elle  cédé  par  degrés  sous  mon  propre 
poids?  c'est  ce  dont  je  n'ai  jamais  pu  me  rendre  compte. 

Je  me  frottai  de  nouveau  les  yeux  ;  je  n'avais  pas  de 
blessure,  mais  plusieurs  contusions  douloureuses.  Le  fond 
de  la  caverne  était  garni  de  feuilles  mortes,  de  terre  ébou- 
lée et  de  branchages,  qui  avaient  amorti  ma  chute  et 
protégé  ma  tête  contre  les  aspérités  du  rocher,  car  j'étais 


104  UNE  AVENTURE 

tombé  de  quinze  à  vingt  pieds  au  moins.  Je  tâtonnai  à 
droite  et  à  gauche ,  et  je  m'aperçus  qu'en  étendant  les 
bras  je  pouvais  toucher  à  la  fois  les  deux  murs  de  la  ca- 
verne. Au  milieu  d'une  obscurité  complète  ,  j'avançai 
dans  cet  étroit  passage  ^  mais  les  murs  étaient  perpendi- 
culaires, et  ma  main  ne  put  rien  saisir  qui  m'aidât  à 
m'exhausser  au-dessus  du  sol.  Lorsque  j'eus  reconnu  que 
les  deux  pans  de  rocher  étaient  soudés  l'un  à  l'autre, 
et  que  je  ne  pouvais  avancer  plus  loin  ,  je  me  retournai 
pour  explorer  l'autre  extrémité  de  la  caverne.  Les  parois 
étaient  partout  trop  raides  et  trop  glissantes  pour  me  lais- 
ser le  moindre  espoir  de  parvenir  à  m'v  cramponner.  Que 
faire  .-^  étais -je  condamné  à  demeurer  éternellement  em- 
prisonné dans  cette  caverne.'^  Attendons  jusqu'au  jourr 
pensai-je,  avant  de  nous  abandonner  au  désespoir.  Peut- 
être  ces  profondes  ténèbres  me  cachent-elles  quelque  is- 
sue propice?  Tout-à-coup  je  fus  alarmé  par  le  bruit  d'un 
corps  qui  s'agitait  au  fond  de  la  caverne.  L'instant  d'a- 
près deux  veux  brillans  étaient  fixés  sur  moi.  Un  frisson 
parcourt  tous  mes  membres,  mes  cheveux  se  hérissent, 
une  sueur  glacée  découle  de  mon  front ,  et  je  demeure 
pétrifié  d'horreur.  J'aurais  donné  un  empire  en  ce  mo- 
ment pour  le  plus  faible  espoir  de  salut.  J'étais  dans 
le  repaire  d'un  loup  ,  seul  à  seul  avec  l  hôte  terrible  de 
cette  caverne  ,  sans  aucun  moyen  de  fuite  ou  de  dé- 
fense. 

Nous  continuâmes  ,  le  loup  et  moi ,  à  nous  observer 
l'un  l'autre,  mais  heureusement  il  ne  bougea  pas.  Je  re- 
trouvai bientôt  quelque  présence  d'esprit ,  et  je  compris 
la  nécessité  de  prendre  une  résolution  hardie  ou  de  me 
résigner  à  être  dévoré. 

Je  n'avais  qu'un  large  couteau  pointu  ,  dont  je  m'étais 
muni  pour  couper  les  branches  et  les  buissons.  Je  le  ti- 


n\Xs  LES  MONTaCNF.S  CL"  VF.r.MOXT.  lO;» 

rai  de  ma  poche  ,  et  l'assurant  dans  ma  main  droite  ,  je 
me  préparai  à  fondre  sur  l'animal.  C'était  un  acte  de  dé- 
sespoir, mais  une  nouvelle  réflexion  m'arrêta.  Mon  fa- 
roucîîc  ennemi  demeurait  tapi  silencieusement  à  l'extré- 
mité de  la  caverne.  Il  y  avait  quelques  minutes  aLi  moins 
que  j'étais  en  son  pouvoir,  et  tout  ce  qu'il  avait  fait ,  c'é- 
tait de  fixer  sur  moi  ses  veux  terribles.  Resterait-il  long- 
tems  encore  dans  la  même  inaction  .^  Je  me  souvins  alors 
que  le  loup ,  tout  sauvage  et  tout  farouche  qu'il  est  par 
fois ,  n'en  est  pas  moins  un  poltron  avéré.  Puisqu'il  a 
tant  tardé  à  m'attaquer,  me  dis-je ,  il  a  peut-être  peur  ^ 
et  je  le  surveillai  avec  la  confiance  du  courage  renais- 
sant. Ses  yeux  reluisaient  encore  dans  les  ténèbres,  mais 
je  crus  démêler  dans  le  clignotement  de  leurs  prunelles 
vertes  les  signes  de  Thésitation.  Je  me  tins  néanmoins 
sur  mes  gardes,  résolu  ,  s'il  montrait  quelque  disposition 
hostile,  à  lui  épargner  la  moitié  du  chemin. 

IVîes  conjectures  ne  me  trompèrent  pas  :  il  est  proba- 
ble que  le  loup  dormait  profondément  quand  je  tombai 
dans  la  caverne.  Imaginez  la  terreur  que  dut  lui  causer 
celle  visite  inattendue  5  car,  autant  que  je  puis  m'expli- 
quer  cette  rencontre  ,  il  devait  se  trouver  en  ce  moment- 
là  juste  au-dessous  de  la  crevasse  ,  et  c'était  précisément 
sur  lui  que  j'étais  tombé.  J'avais  en  outre  un  souvenir 
confus  d'avoir  lutté  contre  quelque  chose  de  mouvant 
dans  le  premier  instant  où  ma  chute  m'avait  éveillé.  Sans 
doute  le  loup  surpris  s'était  immédiatement  retiré  dans 
le  coin  le  plus  reculé  de  l'antre,  et  s'v  était  blotti,  cédant 
à  l'instinct  invincible  de  la  peur. 

Les  heures  succédaient  aux  heures,  et  je  guettais  tou- 
jours mon  hôte,  craignant  qu'il  ne  surmontât  son  alarme 
et  ne  redevint  le  loup  féroce  que  j'avais  d'abord  redouté. 
Mais  ses  dispositions  restèrent  pacifiques ,  et  quand  les 


106  tm  AVENTURÉ 

premiers  rayons  du  matin  pénélrèrent  dans  la  caverne,  je 
vis  mon  loup  toujours  blotti  dans  son  poste  d'observa- 
tion, et  tremblant  plus  que  moi.  Hélas  !  le  retour  de  la 
lumière  vint  accroître  mon  anxiété.  Partout  des  roches 
impénétrables  ^  fuir  était  chose  impossible.  Une  seule  is- 
sue était  ouverte  à  l'une  des  extrémités  de  la  caverne, 
celle  par  où  le  loup  rentrait  et  sortait  en  rampant  tous 
les  jours.  Si  l'animal  à  la  première  alarme  s'était  dirigé 
de  ce  côté ,  il  se  serait  sauvé  immédiatement  ;  mais  dans 
sa  panique  ,  il  avait  plutôt  songé  à  se  cacher  qu'à  fuir, 
et  n'osait  plus  me  disputer  le  passage.  Il  fallait  donc  ima- 
giner quelque  expédient  pour  me  tirer  d'affaire  moi- 
même,  car  je  ne  pouvais  espérer  qu'aucun  être  humain 
vint  à  mon  secours  dans  ce  désert  ignoré.  Pouvais -je 
percer  les  murs  de  ma  prison  ou  creuser  sous  ses  fonde- 
mens  ,  lorsque  le  rocher  m'opposait  à  droite,  à  gauche, 
partout,  son  infranchisi-able  rempart  i'  Une  petite  bande 
de  ciel  bleu  se  laissait  voir  à  vingt  pieds  au-dessus  de  ma 
tête.  Combien  de  fois  je  levai  les  yeux  de  ce  côté  pour  ap- 
peler un  ange  sauveur  :  avec  quelle  dévotion  je  me  sou- 
vins de  Daniel  tiré  miraculeusement  de  la  fosse  aux  lions  ! 
vœux  inutiles! 

Le  loup  semblait  tout  aussi  embarrassé  que  moi.  Dans 
cette  position  singulière ,  je  n'avais  d'autre  perspective 
que  de  mourir  de  faim ,  à  moins  que  l'animal  n'aimât 
mieux  me  dévorer  aussitôt  que  sa  peur  serait  surmontée 
par  son  appétit.  Cependant  les  heures  s'écoulaient.  Je 
jugeai  qu'il  devait  être  midi  aux  rayons  du  soleil  qui 
pénétraient  dans  le  caveau.  J'éprouvais  une  sorte  de  ver- 
lige  causé  par  mon  anxiété  et  le  besoin  d'alimens.  Je 
m'assis,  presque  résigné  à  mon  destin  ,  et  songeant  aux 
conjectures  étranges  que  ferait  naître  au  bout  d'un  laps 
d'années  la  découverte  de  mes  os  au  milieu  de  ces  ro» 


bAîJS  LES  MONTAGNES  DU  VERMONT.  iÙ'/ 

chers.  Tout- à -coup  un  f;émissement  sourd  interrompit 
ma  rèverio.  Je  m'imaginai  d'abord  que  l'instinct  du  loup 
affamé  réveillait  enfin  son  courage  ,  et  qu'il  se  préparait 
à  s'élancer  sur  moi.  Je  me  recommandai  à  Dieu  5  car  j'é- 
tais trop  faible  pour  opposer  la  moindre  résistance;  mais 
bientôt  les  aboiemens  d'un  chien  tinrent  frapper  mon 
oreille.  Comment  décrire  les  sensations  délicieuses  éveil- 
lées dans  mon  ame  par  celle  voix,  qui  m'annonçait  qu'on 
venait  à  mon  secours  et  que  j'allais  être  arraché  à  l'hor- 
rible destinée  d'être  dévoré  par  un  animal  féroce  ou  en- 
seveli vivant!  Les  aboiemens  se  rapprochaient;  je  ne 
pouvais  douter  que  mes  amis  ne  fussent  à  ma  recherche 
et  qu'ils  n'eussent  trouvé  mes  traces.  Ce  qui  me  rendait 
enfin  l'espoir  et  mes  forces  semblait  redoubler  l'effroi  du 
loup.  Il  s'accroupit,  de  plus  en  plus  tremblant ,  contre 
le  roc;  à  chaque  jappement  du  chien  ,  il  répondait  par 
un  murmure  plaintif.  Son  oreille  ,  plus  exerc^^e  ,  avait 
perçu  et  distingué  les  sons  avant  la  mienne.  En  quelques 
minutes,  des  voix  d'hommes  se  firent  entendre  au-dessus 
de  ma  tète ,  et  le  long  cri  que  je  poussai  les  amena  immé- 
diatement au  bord  de  la  crevasse.  On  peut  s'imaginer  leur 
étonnement  de  me  trouver  au  fond  de  ce  noir  abime. 
Aussitôt  ils  nouèrent  ensemble  des  branches  d'arbres ,  et 
finirent  par  construire  une  échelle  à  l'aide  de  laquelle  je 
regagnai  les  régions  de  l'air. 

Ils  m'apprirent  que  le  miracle  de  ma  délivrance 
était  du  à  mon  fidèle  chien  ,  qui  avait  suivi  ma  piste 
malgré  tous  mes  détours  sur  la  montagne.  Quant  à  l'hôte 
sauvage  dont  j'avais  ainsi  forcé  l'hospitalité  ,  il  s'élança 
par  son  trou  accoutumé  aussilôt  qu'il  se  vit  délivré  de  ma 
présence  ;  mais  il  fut  tué  par  les  fils  du  fermier  avant 
d'avoir  fait  deux  (;ents  pas. 

Mes  cheveux  n'ont  pas  blanchi  pendant  cette  aven- 


108         IIXR  AVENTURE   DANS  LES  MOXfAGNF.â  DU  YEP.MONT. 

ture-,  mais  c'est  un  souvenir  qui  ne  me  quittera  jamais. 
Combien  de  fois  depuis  lors  j'ai  revu  dans  des  songes  ef- 
frayans  deux  yeux  de  feu  dardés  sur  moi  au  milieu  des 
ténèbres  !  combien  de  fois  se  sont  renouvelées  toutes  les 
terreurs  d'une  nuit  passée  tète  à  tète  avec  un  loup  dans 
son  propre  repaire  ! 

{New  Monthly  Magazine.  ) 


MÉMOIRES  AUTOBIOGRAPHIQUES 

DE    JOHN    KETCH  (i). 


N"  I. 


L'Angleterre  n'a  pas  entièrement  oublié  le  moyen-àge; 
elle  a  gardé  la  vénération  des  symboles  ;  elle  a  des  sobri- 
quets expressifs  que  le  reste  de  l'Europe  a  rejetés  5  elle 
tient  encore  à  sa  métaphore  de  John  Bull ,  tvpe  de  la 
bourgeoisie  anglaise  5  à  son  Cocljiey,  fils  de  la  Tamise 
et  du  pont  de  Londres;  à  son  Old  Nick ,  représentant 
du  diable.  Elle  a  des  titres  familiers  et  symboliques  aux- 
quels elle  ne  renonce  pas;  pour  elle,  tout  homme  que 
la  loi  charge  de  l'exécution  des  hautes-œuvres  s'appellera 
Ketch.  John  Ketch  vivait  il  y  a  deux  cents  ans,  il  n'est 
pas  mort,  et  selon  toute  apparence  il  ne  mourra  jamais  ; 
les  révolutions  politiques  ne  le  détruiront  pas.  John  Ketch 

(1)  Note  dc  Tr.  Nous  n'aurions  point  donné  place  dans  nos  pages 
à  la  narration  triviale  qui  va  suivre ,  et  qui  a  pour  auteur  réel  ou 
supposé  le  bourreau  de  Londres,  si  elle  ne  renfermait  la  peinture  phi- 
losophique, dans  sa  bassesse,  de  ces  parties  souterraines  de  la  société 
où  personne  ne  daigne  plonger  ses  regards  ,  et  qui  cependant  influent 
d'une  manière  puissante ,  continue  ,  désastreuse  ,  sur  cette  société 
aveugle.  L'économiste  et  le  philosophe  vcn'ont  ici  quelle  est,  pour 
une  portion  notable  de  la  population,  la  signification  des  mots  con- 
science, vertu  ,  justice;  ils  reconnaîtront  combien,  sans  une  moralité 
qui  réforme  les  âmes ,  les  lois  sont  impuissantes  à  réformer  les  mœurs. 
On  trouvera  aussi  indicpiée  dans  ce  récit  dont  les  matériaux  sont 
ignobles ,  mais  dont  la  portée  est  peu  commune ,  Talliance  constante 
des  agens   inférieurs  de  la  justice  et  de»  coupables  ;  comme  si  les 


110  MÉMOIRES  AUTOBIOGRAPHIQUES 

est  le  titre  populaire  de  ce  représentant  de  la  fatalité  ^ 
c'est  lui  qui  vous  attrape  (catches)  quand  vous  avez  eu 
le  malheur  de  ne  pas  satisfaire  la  loi  humaine. 

Ce  personnage  providentiel  va  parler.  Nous  publions 
ses  Mémoires  après  en  avoir  toutefois  corrigé  l'orthogra- 
phe qui  n'est  pas  entièrement  conforme  à  la  nôtre; 
nous  avons  cru  aussi  devoir  ramener  la  bizarrerie  de  la 
syntaxe  à  une  forme  plus  régulière  et  plus  facile.  Il  nous 
a  semblé  que  l' ambiguïté  de  la  narration  et  la  prolixité 
des  détails  demandaient  quelques  corrections  légères  ;  que 
dans  sa  manière  de  poser  les  dialogues ,  de  placer  les  ils  et 
les  elles,  John  Ketch  laissait  à  désirer  un  peu  de  clarté; 
et  qu'enfin  sa  connaissance  approfondie  de  l'argot  l'en- 
trainait  trop  souvent  dans  une  phraséologie  ténébreuse 
pour  les  gens  du  monde.  Toutes  ces  particularités  ont  été 
sinon  corrigées  par  nous,  du  moins  soumises  à  un  travail 
qui  s'est  borné  ,  comme  disent  les  érudits ,  à  une  simple 
élucidation.  Quant  aux  faits,  aux  détails,  même  au  fond 
des  idées,  nous  avons  respecté  le  texte  original  :  le  nom 
de  famille  a  fait  place  à  ce  nom  populaire,  respectable  , 
bien  connu,  de  John  Ketch. 

Le  motif  qui  a  porté  John  Ketch  à  écrire  ses  Mémoires 

espions  et  les  \oleurs  ne  formaient  qu'une  seule  famille.  ]\ous  avons 
conservé  jusqu'au  dictionnaire  d'argot,  langue  spéciale  qui ,  en  An- 
gleterre comme  en  France  ,  ne  manque  ni  d'énergie  ni  de  richesse  , 
mais  qui ,  en  Angleterre  ,  s'adresse  surtout  à  1  imagination,  en  France, 
à  la  moquerie.  Enfin  l'ouvrage  singulier  auquel  nous  avons  fait  cet 
emprunt  nous  semble  curieux  sous  un  dernier  rapport  :  l'auteur  s  est 
placé,  chose  rare,  précisément  au  point  de  vue  du  personnage  odieux 
'qu'il  représente.  Les  législateurs  feraient  moins  de  fautes  s'ils  savaient 
mieux  ce  que  pensent,  ce  que  disent,  ce  que  souffrent  et  osent  les 
classes  inférieures  et  criminelles,  quel  est  leur  code  spécial,  et  à 
quelle  atmosphère  d'idées  elles  puiseut  leur  indifférence  pour  la  vertu 
et  leur  résistance  à  la  loi. 


DE  JOHN  KETCH,  111 

est  assez  curieux  pour  être  expliqué.  Dans  le  cours  d'une 
vie  orageuse,  peu  noble  et  souvent  besogneuse.  Ketch 
avait  eu  Toccasion  de  voir  fréquemment  un  pauvre  maître 
d'école  ,  sous  la  loi  duquel  il  avait  été  placé  dans  sa  jeu- 
nesse, lorsqu'il  fréquentait  les  écoles  de  charité.  Le  bon- 
homme qui  a  cessé  de  vivre  aujourd'hui  ,  et  que  j'ai 
connu  ,  se  nommait  BroUyard.  Son  éducation  classique 
et  sa  parfaite  probité  ne  l'avaient  point  tiré  de  la  misère; 
son  père ,  ruiné  par  une  banqueroute,  ne  lui  avait  laissé 
pour  perspective,  à  vingt  ans,  qu'une  vie  de  labeur  et 
d'angoisse  -,  désappointé  dans  l'espérance  d'un  mariage 
qu'il  avait  ardemment  désiré,  le  professeur  perdit  courage 
dès  sa  jeunesse ,  essaya  de  noyer  son  chagrin  dans  le 
porter  et  dans  le  gin,  et  retrouva  son  ancien  élève  Ketch 
dans  une  de  ces  tavernes  de  bas  étage  qui  servent  de 
point  de  réunion  aux  hommes  du  genre  de  Ketch. 

C'était  un  honnête  savant  que  Brollyard  ;  il  n'v  avait 
pas  chez  lui  l'éloffe  d'un  vice  complet.  Il  s'abaissa  sans 
se  dépraver  ;  et  la  protection  d'un  ami  de  son  père  lui 
avant  procuré  ensuite  une  éducation  particulière ,  le  re- 
mit à  peu  près  de  niveau  avec  le  monde  supérieur  pour 
lequel  il  était  né  ,  sans  lui  donner  jamais  cette  sagacité 
applicable  et  cette  énergie  active  qui  lui  manquaient  ab- 
solument. Notre  Ketch  alla  bien  vite  à  la  découverte 
d'un  homme  qui  lui  avait  montré  de  l'intérêt;  il  eut  soin 
de  multiplier  ses  visites  et  de  lui  demander  quelques  schel- 
lings  tantôt  pour  sa  femme  malade,  tantôt  pour  paver  son 
lover  ;  Brollyard  prêtait  à  ces  contes  une  oreille  béné- 
volement crédule,  et  servait  notre  fripon  en  pensant 
faire  une  généreuse  aumône.  Fidèle  à  ses  goûts  littéraires, 
en  apprenant  le  nouvel  emploi  de  notre  héros ,  il  promit 
à  ce  dernier  une  certaine  somme  ,  si  Ketch  .  nommé  titu- 
laire du  poste  qu'il  occupe  aujourd'hui ,  voulait  écrire 


112  MÉMOIRES   AUTOlilOGRAPHIQUKS 

fidèlement  sa  biographie.  Vingt  livres  sterling  pour  quel- 
ques feuilles  de  papier  salies  et  tachées  d'encre  !  Ketch 
n'était  .pas  homme  à  laisser  échapper  une  si  belle  occa- 
sion. Je  le  vois  d'ici  tout  joyeux  ,  écrivant  ses  Mémoires 
d'une  main  avide,  et  exploitant  la  bonté  de  Brollyard. 
L'œuvre  informe  de  Ketch  a  été  trouvée,  ainsi  que  la 
correspondance  qui  l'expliquait ,  dans  les  papiers  du 
professeur ,  décédé  l'année  dernière.  Si  Brollyard  ne  l'a 
pas  publiée,  c'est  que  sans  doute,  très-attaché  aux  inté- 
rêts et  aux  droits  de  la  grammaire,  il  avait  reculé  devant 
l'orthographe  toujours  variable  d' un-homme  qui  écrivait 
tour  à  tour  :  ge  siiys ,  jeu  suie,  je  suy ,  et  geu  seul. 
Nous  avons  eu  plus  de  courage  ^  nous  avons  marché  bra- 
vement à  travers  l'indéchiffrable  manuscrit  de  notre  hé- 
ros, et  nous  croyons  que  le  lecteur  sera  comme  nous  sa- 
tisfait du  résultat. 

Maintenant  John  Kelch  va  parler  lui-même  : 
Puisque  l'on  veut  que  j'écrive  ma  vie  (je  ne  sais  trop 
en  vérité  pourquoi),  je  prends  la  plume  d'une  main  peu 
accoutumée  à  ce  travail,  et  qui  tout  au  plus  a  su  tracer 
sur  les  murs  de  la  taverne  les  caractères  nécessaires  pour 
indiquer  le  nombre  des  pots  de  bière  que  j'avais  bus. 
Avant  de  dire  mes  actions,  ne  sera-t-il  pas  bien  de  don- 
ner mon  portrait-,  c'est  à  peu  près  ce  que  j'ai  de  mieux. 
Je  suis  grand,  j'ai  la  figure  longue,  pas  de  front,  les  yeux 
enfoncés,  les  cheveux  plats  et  tombant  sur  les  sourcils, 
le  nez  bien  fait,  long,  plat  et  ne  ressortant  presque  pas 
du  visage ,  la  bouche  tombant  des  deux  côtés,  et  laissant 
voir  deux  dents  canines  d'une  complète  blancheur.  Ma 
mère  était  ainsi-,  c'est  le  signe  de  la  famille.  Je  suis  pâle 
et  blanc ,  avec  des  iavoris  roux  et  assez  fournis ,  les  na- 
rines pour  ainsi  dire  enfoncées  dans  les  joues,  une  phy- 
sionomie qui  semble  dire  aux  gens  :  «  Ne  vous  attaquez 


DE  JOHN  KETCH.  113 

à  moi  ni  par  force  ni  par  ruse^  vous  trouveriez  à  qui 
parler.  » 

Je  naquis,  il  y  a  un  peu  moins  de  quarante  ans  ,  dans 
une  petite  maison  qu'il  n'est  pas  facile  de  découvrir. 
En  face  de  l'extrémité  nord  de  la  prison  de  Newgate, 
dans  le  quartier  le  plus  sale  et  le  plus  peuplé  de  Londres, 
s'ouvre  une  petite  allée  obscure  ;  descendez  une  dou- 
zaine de  marches  :  vous  trouvez  un  petit  emplacemeut 
ténébreux ,  espèce  de  puits  autour  duquel  sont  distribuées 
irrégulièrement  des  maisons  de  briques  noires  qui  avan- 
cent et  qui  reculent  avec  un  caprice  assez  drôle.  On  ap- 
pelle ce  petit  sanctuaire  Cour  de  la  Rose  et  de  la  Cou- 
ronne. Pour  atteindre  le  rez-de-chaussée  de  presque 
toutes  ces  maisons  ,  il  faut  descendre  encore  au-dessous 
du  niveau  de  la  rue  :  et  la  lumière  du  jour  a  quelque 
peine  à  pénétrer  dans  les  caves  que  les  habitans  appellent 
leur  parloir  ;  en  général ,  ce  sont  gens  qui  n'aiment  pas  le 
soleil,  pigeons  de  basse  volée,  qui  préfèrent  l'obscurité 
au  plein'midi.  Ils  aperçoivent  en  face  la  prison  destinée 
à  leur  servir  de  domicile  quelque  jour.  S'étonne-t-on 
qu'ils  aient  choisi  une  pareille  perspective ,  un  voisinage 
si  menaçant?  Rien  de  plus  naturel.  Le  papillon  voltige 
toujours  auprès  de  la  flamme  ;  le  banqueroutier  ne  man- 
que pas  de  lire  la  gazette  où  son  nom  se  trouve  flétri  ;  et 
si  vous  êtes  tombé  dans  un  précipice,  il  y  a  vingt  à  pa- 
rier contre  un  que  vous  vous  dirigerez  de  nouveau  vers 
l'abime  pour  en  contempler  la  profondeur.  Ces  réflexions, 
au  surplus,  ne  sont  pas  de  moi,  mais  du  vénérable 
M.  Rrollyard  qui  me  les  a  dictées. 

Rien  maladroits  sont    les  voleurs  qui  n'ont  que  cet 

unique  métier.  Mon  père  était  plus  habile,  il  avait  eu 

soin  de  choisir  une  autre  profession  ostensible  qui  servît 

de  couverture  à  son  occupation  favorite^  il  était  garçon  de 

XV.  8 


114  MÉMOIRES  AUTOBIOGRAPHIQUES 

service  et  prêtait  son  utile  secours  dans  les  grands  repas, 
dans  les  fêtes ,  dans  les  noces  où  il  se  montrait  fort  as- 
sidu ;  il  desservait  avec  une  dextérité  parfaite ,  et  il  ou- 
bliait souvent  de  remettre  bien  des  objets  à  leur  place  5  la 
cuillère  d'argent ,  au  lieu  de  descendre  dans  le  buffet, 
descendait  dans  le  tablier  5  en  débouchant  une  bouteille, 
il  soulageait  la  poche  du  voisin ,  et  défrusquinait  pro- 
prement une  table  couverte  de  ses  serviettes.  Le  blan- 
chissage offrait  à  ma  vénérable  mère  précisément  la  même 
ressource-,  elle  entrait  dans  la  maison  son  panier  à  la 
main ,  et  tout  ce  qu'elle  pouvait  grejjir  elle  se  l'appro- 
priait lestement.  Ces  deux  batteries  masquées ,  ces  deux 
professions  factices  ne  laissaient  pas  que  de  servir  aux 
projets  de  mes  parens  5  le  tour  du  bâton  ,  comme  on  dit, 
leur  rapportait  plus  que  la  profession  elle-même.  Mais 
tout  s'use  ;  on  s'aperçut  que  ma  mère  nettoyait  les  poches 
mieux  que  les  mouchoirs ,  et  que  mon  père  commençait 
par  se  servir  lui-même.  Tous  les  soirs ,  dans  le  petit 
asile  infect  que  nous  occupions  ,  je  voyais  sortir  des 
poches  paternelles  une  foule  d'objets  qui  n'avaient  au- 
cune ressemblance  entre  eux  et  que  ses  mains  avaient 
harponnés  pendant  la  journée.  Ma  mère  ne  se  condui- 
sait pas  moins  habilement^  au  babil  d'une  pie  elle  joi- 
gnait les  autres  qualités  de  cet  animal  spirituel  et  fin  j 
chaque  soir  elle  prouvait  par  l'exhibition  inattendue  d'une 
multitude  d'objets  qu'elle  avait  mis  le  tems  à  profit ,  et 
qu'elle  était  digne  de  son  époux. 

Mon  éducation  n'était  pas  négligée  :  outre  les  bons 
exemples  que  l'on  me  donnait ,  on  mettait  souvent  ma 
dextérité  à  l'épreuve.  Ma  mère ,  curieuse  de  connaître 
mon  sort  futur  ,  cherchait  dans  le  marc  de  café  et  dans 
plusieurs  autres  expériences  symboliques  très -connues 
l'explication  probable  de  ma  destinée  5  elle  prétendait  que 


DE  JOHN  KETCH.  115 

mon  cou  n'était  pas  fait  pour  être  pendu  ;  mais  une  verrue 
placée  derrière  l'oreille  Cjauche  est  signe  certain ,  selon 
toutes  les  sibylles  ,  que  l'on  apj)rocliera  du  gibet;  et  ce 
signe  que  je  portais  étonnait  beaucoup  ma  mère.  Com- 
ment,  se  demandait-elle,  concilier  ce  double  symbole? 
Ma  situation  actuelle  l'explique  admirablement;  personne 
n'est  plus  éloigné  du  gibet  que  moi ,  et  personne  ne  s'en 
rapproche  davantage. 

Mon  père  fit  par  degrés  connaissance  avec  les  hommes 
de  police  et  les  magistrats  ;  il  sortit  peu  à  peu  de  l'obscu- 
rité ;  puis  il  s'éleva  jusqu'à  la  dignité  de  ce  qu'on  ap- 
pelle en  France  un  grmche  de  la  haute  pcgi'e,  et  en  An- 
gleterre un  flash  ;  enfin  un  jour  un  officier  de  justice 
vint  annoncer  à  ma  mère  que  son  mari,  ayant  eu  le  mal- 
heur de  rencontrer  la  propriété  d'autrui  dans  sa  poche, 
se  trouvait  clos  et  enfermé  dans  la  maison  du  roi.  Elle 
commença  par  s'étonner  de  ce  que  nul  avertissement 
prophétique  ne  lui  eût  annoncé  ce  malheur  :  en  pareil 
cas  le  nez  vous  démange  toujours  ;  ou  bien  le  feu  brûle 
d'un  côté  du  foyer  et  s'éteint  de  l'autre.  Rien  de  tout  cela 
n'était  arrivé.  Mais  que  faire?  Ma  mère  était  philosophe, 
elle  prévit  l'inutilité  d'un  mari  qui  s'était  laissé  prendre; 
sa  bouteille  de  gin  la  consola,  et  tout  fut  dit. 

La  dernière  affaire  tourna  mal  ;  et  la  dénonciation  d'un 
camarade  ayant  prouvé  qu'il  y  avait  eu  effraction  ,  le  lacet 
que  l'on  nomme  ordinairement  funeste,  et  que  je  trouve, 
moi,  dans  la  nature  des  choses  les  plus  communes,  joua 
son  rôle.  Ma  mère  tira  bon  parti  des  deux  mois  qui  res- 
taient à  mon  père  :  c'était  une  femme  très-remarquable 
en  politique  ;  elle  ne  cessait  de  battre*  l'estrade ,  faisant 
sa  tournée  chez  ses  voisins ,  voisines ,  parens  et  connais- 
sances ,  et  prélevant  sur  chacun  des  contributions  appli- 
cables (mais  non  appliquées)  au  soulagement  de  son  mari. 


116  MÉMOIRES  AUTOBIOGRAPHIQUES 

Pauvre  prisonnier  !  elle  faisait  de  lui ,  comme  me  l'a  dit 
le  maître  d'école  Brollyard,  une  espèce  d'autel  symbolique 
devant  lequel  elle  entassait  toutes  les  offrandes  qu'elle 
pouvait  obtenir.  Quoique  l'heure  de  sa  mort  n'eût  pas 
sonné,  l'aiguille  l'indiquait  déjà  sur  le  cadran.  Ma  mère 
eut  donc  raison  de  consacrer  au  soutien  de  sa  propre  vie 
ce  qui  n'aurait  été  d'aucune  utilité  à  un  homme  réelle- 
ment mort.  Le  jour  fatal  approchait. 

Je  ne  puis  pas  dire  que  le  décès  de  mon  respectable 
père  m'inspirât  beaucoup  de  mélancolie-,  toutes  les  fois 
que  ses  expéditions  n'avaient  pas  de  succès ,  j'étais  sûr 
d'être  battu,  et  si  les  sonnettes  qui  font  marcher  le  monde 
manquaient  à  la  maison ,  il  m'ouvrait  la  porte  de  la  rue 
et  me  priait  d'aller  chercher  pâture  dans  la  grande  ville. 

Cependant  je  fus  le  voir  en  prison.  «  Mon  fils,  me  dit- 
il  ,  en  étendant  sur  ma  tête  cinq  doigts  d'une  excessive 
longueur,  qui  méritaient  bien  le  titre  de  harpons,  de- 
main matin  je  dois  être  pendu.  )>  J'aurais  voulu  pleurer  5 
je  ne  le  pus  pas.  L'auteur  de  mes  jours  reprit  d'un  ton 
solennel  : 

«  Mon  pauvre  garçon ,  tiens-toi  dans  les  termes  de  la 
loi,  entends-tu  j  il  ne  t'arrivera  jamais  de  mal.  Quant  au 
monde,  vois-tu...^)  (En  disant  ces  mots  ,  mon  père  plaça 
le  bout  de  son  pouce  sur  le  bout  de  son  nez  ,  étendit  le 
reste  de  sa  main  et  imita  le  mouvement  d'une  voile  qui 
se  déploie)  :  Quant  au  monde ,  je  n'en  donnerais  pas 
cela!...  et  le  mouvement  de  sa  main  devenait  convulsif 
et  rapide.  Il  paraît  que  ce  mouvement  télégraphique  em- 
porte dans  tous  les  pays  civilisés  la  même  signification 
de  moquerie  amère  5  j'ai  vu  l'escroc  parisien  ,  italien , 
anglais  et  allemand  employer  absolument  le  même  geste 
pour  exprimer  le  même  sentiment  4^  supériorité  et  de 
mystification.  Ensuite  mon  père  çut  1,'air  ennuyé,  mé-* 


DE  JOHX  KETCH.  117 

content,  inquiet.  Enfin  son  pied  me  congédia  sans  façon  : 
ce  fut  sa  dernière  tendresse.  La  porte  s'ouvrit,  et  le  mi- 
nistre qu'on  appelle  V Ordinaire  vint  préparer  mon  père 
à  son  voyage.  Je  crois  qu'il  n'y  réussit  que  médiocrement. 
Mon  père  partit  à  regret,  et  les  cliirurgiens  du  roi  le 
soumirent  à  leurs  observations  scientifiques  pendant  que 
toutes  les  commères  du  quartier  venaient  former  chez  ma 
mère  un  sénat  consultatif  sur  ma  future  destinée. 

Je  n'ai  pas  donné  le  portrait  de  ma  mère  ;  elle  mérite 
pourtant  d'être  dépeinte.  Imaginez  une  figure  presque  sans 
nez  ;  et  le  peu  qu'elle  en  avait  était  cassé  vers  le  milieu. 
Son  œil  était  gris^,  caché  sous  un  sourcil  épais  ,  rond  et 
plus  perçant  que  celui  de  mon  père  ;  quelques  cheveux 
noirs  et  mal  peignés  sortaient  négligemment  de  dessous 
un  bonnet  qu'une  de  ses  pratiques  lui  avait  involontaire- 
ment légué.  La  particularité  du  visage  de  ma  mère  ,  c'é- 
tait l'énorme  distance  de  son  nez  à  son  menton,  et  le  tout 
petit  espace  qui  se  trouvait  de  son  sourcil  à  ses  narines  : 
à  proprement  parler,  il  n'y  avait  dans  cette  phvsionomie 
rien  qu'un  nez  et  un  menton.  Le  gin  placé  sur  la  table 
animait  et  inspirait  les  méditations  de  toutes  ces  vieilles 
femmes  réunies  -,  chacune  avait  son  plan  qu'elle  soumet- 
tait à  ses  compagnes ,  et  plus  les  vieilles  cervelles  des 
com.mères  s'imbibaient  de  la  délectable  liqueur,  plus  leur 
imagination  se  plaisait  à  créer  des  monstres.  M"^  Nim- 
blegaw,  la  plus  décrépite  des  sorcières,  avait  fait  descen- 
dre dans  le  gouffre  de  son  estomac  cinq  à  six  verres  de  la 
liqueur  ardente,  quand  elle  prit  la  parole  : 

«  On  n  a  qu'à  lancer  un  enfant  dans  le  monde  ,  com- 
mère Ketch  !  11  y  a  une  quantité  de  petits  profits  qui  vien- 
nent tout  naturellement,  voyez-vous  !  Cela  arrive  de  bric 
et  de  broc  :  vous  vous  rappelez  bien  ce  pauvre  Jemmv.  » 

Et  elle  avala  un  nouveau  verre  de  ain. 


118  MÉMOIRES  AUTOBIOGRAPHIQUES 

«  Ail  !  oui ,  reprit  une  autre  voix  caverneuse  de  petite 
vieille  édentée  ;  le  petit  qui  est  parti  pour  l'autre  pays  ? 

—  Sans  doute,  reprit  la  tendre  matrone  en  portant  à 
sa  paupière  sèche  et  ridée  un  tablier  de  serpilière  noire 
dont  elle  paraissait  essuyer  des  larmes  qui  ne  voulaient 
pas  couler.  Il  doit  être  arrivé  maintenant  à  Botany-Bay, 
le  pauvre  garçon  !  Il  a  douze  grandes  longes  à  tirer  avant 
de  revenir.  Quand  il  était  apprenti  chez  l'apothicaire 
Turluby,  oh!  qu'il  m'apportait  de  jolies  petites  choses: 
des  bijoux ,  de  vrais  bijoux ,  quoi  ?. . .  et  le  pharmacien  n'a- 
vait pas  même  envie  de  poursuivre  -,  c'est  un  de  ses  con- 
frères qui  l'y  a  presque  forcé.  O  mes  amies!  j'ai  fait  là 
une  bien  grande  perte  !  » 

Toutes  les  commères  déplorèrent  ensemble  et  d'un  ton 
pathétique  le  destin  du  voleur,  arrêté  dans  son  premier  es- 
sor. Je  m'élevais  ainsi ,  je  grandissais  et  prospérais  sous 
la  protection  de  ces  femmes  qui  n'étaient  pas  des  anges 
gardiens,  et  sous  la  crainte  des  tribunaux  et  des  shérifs. 
J'étais  fort  jeune ,  mon  adresse  trouvait  encore  peu  d'oc- 
casions de  s'exercer.  J'allais  cependant  à  la  picorée,  se- 
lon mes  petites  forces^  j'escamotais  les  pommes  vertes  de 
la  fruitière ,  qui  une  fois  volées  se  vengeaient  de  mon  es- 
tomac et  des  petits  gâteaux  que  j'escroquais  aux  enfans 
de  mon  âge.  A  l'école  de  charité,  le  pupitre  et  la  poche 
du  docteur  Brollyard  servaient  aussi  de  but  à  mes  expé- 
riences. Pendant  que  tous  mes  graves  et  stupides  cama- 
rades se  rangeaient  en  bataille  devant  la  figure  longue, 
maigre,  sèche,  mais  vénérable,  de  notre  maître,  je  tour- 
nais à  pas  de  loup  autour  de  la  table  et  je  cherchais  à 
plonger  dans  les  profondeurs  de  sa  poche  qui  devenait 
pour  moi  un  mannequin  expérimental.  Quand  M.  Brol- 
lyard lira  ces  lignes  que  je  n'écris  que  pour  lui,  il  par- 
donnera ces  tours  de  jeunesse  ,  l'usage  que  j'ai  fait  de  son 


bË  lOÎIN  KETCH.  119 

haisit  noir  et  les  nombreuses  tabatières  dont  il  déplorait 
si  amèrement  la  perte  le  lendemain. 

Quant  à  mes  progrès  intellectuels ,  ils  avançaient  d'au- 
tant plus  lentement,  que  Brollyard  était  peu  fait  pour  le 
métier  rempli  par  lui.  Il  fallait  voir  sa  tcle  maigre,  dépas- 
sant toutes  nos  tètes ,  placée  au  fond  de  la  grande  salle 
nue  et  déserte  et  nous  indiquant  du  doigt  la  route  des 
racines  grecques  et  du  rudiment  latin  que  nous  suivions 
assez  mal.  Il  dormait  comme  nous  et  s'ennuyait  comme 
nous.  Au  bout  d'un  an  cette  route  me  fatigua.  Par  une 
tyrannie  que  les  enfans  de  charité  subissent  seuls ,  on  me 
forçait ,  le  dimanche  ,  de  monter  dans  l'orgue  et  de  faire 
agir  le  soufflet  qui  servait  d'ame  à  la  machine  musicale. 
Absurde  nécessité  !  Psalmodier  des  hymnes  !  Se  pendre  à 
un  cordon  de  soufflet  et  entendre  autour  de  soi  le  gronde- 
ment, le  frémissement,  le  sifflement,  la  souffrance  gigan- 
tesque de  ce  vaste  corps  harmonique  !  Puis  recevoir,  en 
guise  d'avertissement,  si  l'on  fait  une  faute ,  si  l'on  tourne 
seulement  la  tête,  un  coup  asséné  par  le  bedeau  en  sur- 
veillance !  Je  saisis  un  jour  la  minute  précise  où  il  était 
fort  occupé,  et  où  le  service  se  faisait  en  présence  d'une 
nombreuse  assemblée ,  pour  faire  de  son  mollet  gauche 
une  pelotte  de  nouvelle  espèce.  L'épingle  aiguë  que  j'a- 
vais arlistement  adaptée  à  une  petite  et  longue  baguette 
pénétra  dans  les  chairs  et  fit  jaillir  de  sa  poitrine  un 
hurlement  si  peu  musical ,  si  parfaitement  semblable  à 
la  voix  aiguë  des  petits  chats  ai)andonnés  ,  que  toutes 
les  têtes  se  levèrent ,  et  la  cérémonie  fut  troublée.  Non 
seulement  je  fus  chassé  de  l'église,  mais  les  autorités  de 
la  paroisse ,  se  souvenant  que  plusieurs  objets  appartenant 
à  l'école  ou  à  mes  camarades  avaient  subi,  par  l'effet  de 
ma  seule  volonté,  une  opération  de  transfert  qui  ne  leur 
semblait  pas  légitime,  m'ouvrirent  les  portes  de  leur  em- 


120  MÉMOIRES  AUTOBIOGRAPHIQUES 

pire  et  me  renvoyèrenl  à  ma  bonne  et  vénérable  mère. 
Cette  dernière  ne  tarda  pas  à  être  dirigée  sur  Botany-Bay. 

Me  voilà  seul,  tout  seul,  sur  la  grande  scène  du  monde. 
Que  faire ,  où  aller  ?  Je  me  souvins  que  j'avais  un  oncle, 
M.  Jonathan  Ketch ,  qui  depuis  ma  première  jeunesse 
m'avait  vu  d'un  œil  bienveillant  :  je  m'acheminai  vers  sa 
maison  les  mains  dans  mes  poches  et  sans  penser  à  l'a- 
venir. 

Ici  commence,  à  proprement  parler,  ma  vie  réelle. 
M.  Jonathan  Ketch  ,  dont  le  toit  hospitalier  allait  abriter 
mon  adolescence,  remplissait  depuis  plusieurs  années  les 
importantes  fonctions  d'exécuteur  des  hautes  œuvres  dans 
la  métropole.  C'était  lui  qui  délivrait  les  malheureux  de 
toutes  les  inquiétudes,  de  toutes  les  anxiétés,  de  toutes  les 
douleurs  auxquelles  notre  vie  est  en  proie.  Persuadé , 
comme  certain  philosophe  français  dont  m'a  parlé  le  doc- 
teur ,  que  son  rôle  était  providentiel,  il  se  croyait  volé 
par  tous  ceux  qu'il  ne  pendait  pas.  L'espèce  humaine, 
entachée  de  tant  de  fautes  ,  lui  semblait  sa  propriété  na- 
turelle et  son  patrimoine  nécessaire.  Il  se  regardait  comme 
un  propriétaire  à  bail  emphytéotique;  ses  localaiies  ou- 
blient qu'il  existe  5  mais  au  bout  d'une  certaine  époque, 
il  faut  payer  sa  dette  et  partir.  Combien  de  fois  arrivait-il 
à  mon  cher  oncle  de  me  dire  en  riant  :  «  Tu  seras 
pendu.  »  J'ai  eu  grand  soin  de  le  faire  mentir. 

Son  extérieur  était  singulier.  Il  avait  les  jambes  torses 
et  bizarrement  accidentées,  la  face  carrée,  les  yeux  ef- 
farés, le  nez  triangulaire  comme  le  gnomon  d'un  cadran 
solaire ,  les  oreilles  placées  si  haut  que  la  nature  semblait 
s'en  être  servi  comme  de  deux  anses  pour  poser  cette  tête 
extravagante  sur  un  corps  extravagant  et  bossu.  Une  ame 
très-bonne,  ou,  si  l'on  veut,  une  ame  de  bonhomme,  lo- 
geait dans  cet  étrange  corps.  C'est  à  moi  de  rendre  justice 


J 


T)F  JOriN  KETCII.  121 

à  mon  excellent  oncle  :  quel  caractère  pacifique  !  ni  les 
chiens  qui  passaient  sans  se  gêner  sous  l'arcade  de  ses 
deux  jambes,  ni  les  patiens  incurables  dont  sa  main  de- 
vait opérer  la  guérison,  n'avaient  eu  à  se  plaindre  de  lui. 
Jamais  homme  n'extirpa  avec  une  légèreté  et  une  adresse 
plus  gracieuse  le  durillon  qu'on  appelle  la  vie.  Pendant 
la  majeure  partie  de  l'année,  il  dormait  comme  une  mar- 
motte, accoudé  sur  une  table  chargée  d'ale  et  de  gin.  11  ne 
se  réveillait  guère  que  lorsque  l'ouverture  des  sessions 
rouvrait  pour  lui  la  carrière  de  l'activité  :  alors  la  sur- 
veillance des  charpentes  nécessaires  à  son  état ,  la  dispo- 
sition des  détails  ,  l'organisation  de  l'ensemble  ,  tout  ce 
qui  se  rapportait  au  sacrifice  dont  il  était  le  grand-prétre,- 
l'occupait  et  l'absorbait  profondément.  Ma  vie  était  douce 
chez  lui ,  et  je  n'aurais  pas  songé  à  un  autre  asile  si  mon 
génie  naturel  n'avait  senti  le  besoin  de  la  liberté  ,  et  si  ce 
cher  oncle  n'avait  eu  la  détestable  habitude  de  raconter 
aux  gens  de  police  ses  observations  morales,  philosophi- 
ques et  autres ,  lesquelles  se  transformaient  pour  lui  en 
argent  comptant. 

Je  ne  cherche  pas  à  faire  de  petits  saints  de  mon  oncle,  de 
mon  père  et  de  toute  ma  famille.  Il  est  vrai  que  de  bonne 
heure  les  idées  de  la  propriété,  celles  du  juste  et  de  l'in- 
juste n'avaient  pas  un  sens  très-arrété  pour  moi  5  et  que  j'é- 
tais ,  d'une  part ,  fort  effrayé  de  la  punition  ,  mais  d'une 
autre,  fort  tenté  de  la  mériter.  Je  dois  rendre  justice  à  Jo- 
nathan avec  la  même  franchise.  Mon  pauvre  oncle  ,  que 
sa  bosse  et  sa  somnolence  écartaient  de  la  société  humaine, 
était,  malgré  ce  qu'il  y  avait  d'un  peu  effrayant  dans  son 
titre  officiel ,  un  vrai  mouton  dans  son  ménage.  A  sa  re- 
doutable femme  il  ne  répondait  que  par  d'excessives  com- 
plaisances et  des  prières  vraiment  pathétiques.  S'il  exécu- 
tait les  œuvres  de  la  justice  humaine ,  M""!  Jonathan 


122  MÉMOIRES  AUTOBIOGRAPHIQUES 

exécutait  sur  lui ,  je  ne  sais  quel  jugement  de  Dieu  ;  la  su- 
rabondance d'énergie  dont  elle  élait  douée  se  changeait 
en  fléau  terrible;  il  n'y  avait  pas  de  jour  où  la  chère 
femme  ne  mit  la  maison  sens  dessus  dessous  5  alors  chaises 
de  voler  ,  tables  de  tomber  ,  ustensiles  de  se  briser  ;  du 
rez-de-chaussée  elle  passait  au  premier  étage ,  renversant 
tout  sur  sa  route  5  sous  son  bras  puissant  les  rideaux  du 
lit  gémissaient ,  le  lit  qu'elle  bouleversait  semblait  se 
plaindre.  Mon  oncle  se  trouvait-il  là?  Il  était  écrasé  sous 
le  triple  rapport  de  l'éloquence,  de  l'intelligence  et  de  la 
force  physique.  Il  fallait  la  voir ,  comme  dit  le  peuple  , 
bousculer  ses  argumens,  le  soulever  par  les  deux  oreilles, 
et  noyer  la  faconde  maritale  sous  ses  hurlemens  fémi- 
nins !  S'il  m' arrivait  de  prendre  parti  en  faveur  de  l'in- 
nocence avonculaire,  j'étais  soulevé  comme  un  brin  de 
paille,  jeté  dans  une  armoire  ou  dans  un  cabinet,  livré  à 
mes  méditations,  ou  même,  si  je  me  montrais  un  peu 
mutin ,  lancé  dans  le  réceptacle  du  charbon  de  terre ,  où 
je  pouvais  à  loisir  supputer  la  position  respective  de  tous 
les  morceaux  de  charbon  que  le  hasard  y  avait  éparpillés. 

Mon  oncle,  qui  n'avait  pas  le  courage  de  l'attaquer  de 
front,  m'encourageait  dans  les  escarmouches  que  ma  ma- 
lice pouvait  lui  livrer.  Si  je  déplaçais  sa  tabatière,  si  la 
bouteille  de  gin  se  trouvait  mêlée  d'eau,  mon  brave  oncle 
souriait  ironiquement,  et  me  faisait  des  signes  approba- 
tifs  ;  mais  son  visage  reprenait  un  calme  impassible  dès 
que  la  terrible  mégère  tournait  la  tête  vers  li^i.  Alors  ses 
muscles  redevenaient  fixes  :  il  n'osait  bouger,  il  tremblait. 

Un  jour  que  mon  oncle,  de  meilleure  humeur  qu'à  l'or- 
dinaire, buvait  tranquillement  au  coin  de  la  cheminée 
son  aie  favorite,  nous  entendîmes  la  voix  de  cette  terrible 
femme.  Le  cerveau  de  mon  oncle  était  un  peu  exalté  :  or- 
dinairement silencieux  et  tranquille  au  plus  fort  des  bour- 


m  JOHN  KETCH.  123 

rasques  conjugales  ,  cette  fois  il  trouva  de  la  voix  et  du 
courage  : 

«  Vraiment!  s'écria -t -il.  C  est  une  vie  de  chameau 
qu'elle  n^e  f^it  mener,  cette  femme! 

—  Oui,  repris-je,  mon  oncle,  en  frappant  sur  sa  bosse. 

—  Laisse  ma  bosse  tranquille  !  C'est  une  horreur  que 
cette  femme  ,  je  ne  serais  pas  fâché  ,  morbleu  de  la  tenir 
sous  ma  main.  » 

Et  il  faisait  le  signe  de  l'homme  qui  tire  et  qui  assure 
un  nœud. 

«  Ah  !  tu  serais  bien  aise  ,  ah  !  tu  serais  bien  aise  , 
tonna  une  voix  épouvantable;  je  t'apprendrai,  mon  maî- 
tre î  » 

Le  nez  du  pauvre  homme,  torturé  par  les  doigts  en 
écrou  de  son  bourreau  femelle,  semblait  prêt  à  se  déta- 
cher de  son  visage  ;  quand  je  vis  l'intensité  excessive  de 
ce  paroxisme,  je  me  saisis  du  poker  et  j'attendis.  La  par- 
faite résignation  de  mon  oncle  semblait  désarmer  notre 
persécutrice.  Sa  rage  se  tourna  vers  moi  ;  je  ne  trouvai 
pas  nécessaire  de  l'attendre  patiemment,  et  un  coup  assez 
solide,  communiqué  par  la  pointe  de  mon  poker  à  l'en- 
trecôte de  la  dame,  et  suivi  d'un  second  avertissement 
sur  le  sommet  de  la  tète  ,  la  réduisit  au  silence  et  à  l'im- 
mobilité. Quand  mon  oncle  vit  son  ennemie  étendue  à 
terre ,  un  sourire  rayonna  sous  ses  larmes. 

—  Tu  t'es  donc  chargé  de  cela!  s'écria-t-il. 

Le  voisinage ,  attiré  par  le  bruit ,  entra  en  foule  dans 
la  chambre,  et  chacun,  selon  son  caractère  et  son  goût, 
prit  parti  pour  l'un  des  acteurs.  Il  fallut  porter  la  dame 
Ketch  dans  son  lit,  et  attendre  le  médecin.  Cependant 
nous  restions  immobiles  en  face  l'un  de  l'autre,  lorsque 
nous  fûmes  tirés  de  cette  stupeur  par  l'arrivée  d'un  nou- 
veau personnage. 


124  MÉMOIRES  AUTOBIOGRAPHIQUES 

C'était  un  petit  homme  bien  mince ,  vêtu  de  noir  ou  à 
peu  près  -,  la  face  en  lame  de  couteau  ,  le  nez  aigu^'pâle 
comme  un  rayon  de  lune ,  affable  comme  un  huissier 
dont  on  vient  de  payer  les  frais  ^  parlant  bas ,  mais  d'un 
ton  rauque  et  sourd  :  attentif  dans  tous  ses  mouvemens, 
regardant  en  dessous  et  marchant  obliquement.  Il  essuya 
curieusement  le  fauteuil  de  canne  sur  lequel  il  allait  s'as- 
seoir, retroussa  les  basques  de  son  habit  pour  que  le  poids 
de  son  corps  n'en  flétrit  pas  l'arrangement,  et  nous  adressa 
la  parole. 

Il  s'appelait  Jabel  Snavez  :  sa  profession  était  celle 
d'attorney,  c'est-à-dire  d'avoué  ,  d'avocat  et  d'huissier 
tout  à  la  fois.  Il  venait  souvent  chez  mon  oncle,  comme 
un  chasseur  se  promène  volontiers  dans  la  forèl.  Leurs 
professions  étaient  limitrophes  :  l'un  et  l'autre  ne  vi- 
vaient que  des  fautes  humaines  ,  et  quiconque  aurait  sup- 
primé la  grincherie  les  aurait  supprimés  tous  les  deux. 
Jabel  défendait  surtout  les  accusés  dont  la  vie  courait 
quelque  risque;  mon  oncle  lui  indiquait  souvent  d'excel- 
lens  malades  de  cette  espèce,  ainsi  s'était  établie  leur 
intimité,  a  Quand  on  enfreint  la  loi,  disait  Jabel,  c'est  à 
la  loi  qu'il  faut  avoir  recours  pour  prouver  qu'elle  n'est 
pas  enfreinte  -,  les  poisons  se  combattent  par  les  poi- 
sons ;  il  n'v  a  pas  de  meilleur  espion  qu'un  vieux  voleur  , 
ni  d'homme  plus  savant  dans  l'art  de  promener  ses 
créanciers  qu'un  huissier  :  aussi  n'v  a-t-il  pas  de  meil- 
leur défenseur  que  moi  en  matière  criminelle.  Je  m'ar- 
range toujours  de  manière  à  satisfaire  la  justice  et  moi- 
même  :  mon  client  est  pendu  et  mes  honoraires  sont 
payés.  )) 

Cette  méthode ,  peu  favorable  à  la  population  ,  avait 
conduit  Jabel  jusqu'à  sa  quarante-cinquième  année,  tou- 
jours suspendu  entre  la  faim  et  la  soif.  Jabel  admirait 


DE  JOHN  KETCH.  125 

l'adresse  de  mon  oncle  ,  et  mon  oncle  admirait  la  finesse 
de  Jabel  5  Tun  et  l'autre  se  communiquaient  mutuelle- 
ment de  petits  profits  ,  aux  dépens  de  ceux  que  la  justice 
ou  l'injustice  avaient  lancés  sur  leur  chemin.  Je  ne  crois 
pas  que  le  pelit  homme  connût  l'envie,  la  haine  et  l'am- 
bition. Il  laissait  les  autres  agir  à  leur  guise  et  prenait 
aux  autres  tout  ce  qu'on  lui  laissait  prendre.  Les  philo- 
sophes nous  parlent  de  remords  :  on  aurait  fort  étonné 
M.  Jabel,  si  l'on  eut  prononcé  ce  mot  devant  lui.  Après 
avoir  tiré  de  sa  poche  une  de  ces  petites  boîtes  de  bois 
blanc  qui  servent  de  tabatière  aux  hommes  simples ,  et 
savouré  sa  prise  de  tabac  : 

«  Eh  bien  ,  avons-nous  un  peu  d'ouvrage  ?  Sommes- 
nous  conlens.'^  Médiocrement,  n'est-il  pas  vrai.^  Les  af- 
faires ne  vont  pas  !  De  pauvres  petits  vols  !  des  qaisères  ! 
Ah  ça,  vous  n'avez  pas  l'air  de  m'écouter;  que  veut  dire 
ce  visage  décomposé  .?  que  vous  est-il  arrivé.^  Santé  ex- 
cellente, bonne  place  :  que  diable  voulez-vous  de  plus.f^  Et 
cependant,  vous  avez  l'air  d'un  pendu. 

M.  Jabel  venait  d'accomplir  un  atroce  calembour"-, 
ce  qui  lui  arrivait  de  tems  à  autre.  Il  me  regarda  d'un 
air  satisfait,  et  je  lui  répondis  par  une  espèce  de  sourire. 
Mon  oncle  était  rassis,  il  essaya  de  sourire  à  son  tour. 

J'expliquai  de  mon  mieux  ce  qui  venait  d'arriver ,  et 
l'ami  de  la  maison  se  chargea  d'arranger  l'affaire.  Il 
monta  chez  la  malade,  qui  avait  toujours  eu  beaucoup  de 
considération  pour  lui-,  et  redescendit  bientôt  après  ,  ap- 
portant la  nouvelle  que  AI"""  Ketch  exigeait  mon  départ 
à  l'instant  même  -,  mais  que  lui  Jabel  m'emmèneVait  dans 
son  étude,  me  nourrirait,  me  logerait  jusqu'à  nouvel 
ordre  5  peut-être  même ,  ajouta-t-il,  un  tems  viendra  où 
l'activité  du  petit  John  lui  vaudra  de  bons  appointemens, 
«  Vraiment?  s'écria   mon  oncle  tout  étonné.  Snavez, 


126  MÉMOIRES   AUTOBIOGRAPHIQUES 

VOUS  n'y  perdrez  rien.  John  est  un  fin  matois,  et  qui 
sait  s'y  prendre.  On  ne  fait  pas  tout  ce  qu'on  veut  de  lui, 
mais  le  petit  coquin  promet  beaucoup  5  n'est-ce  pas  ?  mon 
petit  pigeon. 

Il  accompagna  ces  mots  d'un  petit  coup  sur  mes  joues. 
Plusieurs  verres  de  grog  terminèrent  la  stipulation  du 
traité,  et  le  lendemain  matin  je  m'apprêtai  à  quitter 
cette  habitation,  qui  m'était  devenue  chère,  dont  j'ai- 
mais les  vieux  fauteuils  brisés  et  l'ameublement  peu  gran- 
diose ;  mais  les  faiblesses  de  cette  nature  ne  sont  pas 
durables  chez  moi.  Je  descendis,  cirai  mes  souliers,  et 
d'un  pas  ferme  je  me  rendis  chez  M.  Jabel. 

Cet  honorable  membre  de  la  justice  militante  demeu- 
rait dans  le  quartier  de  Cheapside;  une  de  ces  petites 
rues ,  qui  ressemblent  à  des  fissures  de  roc ,  et  qui  ser- 
pentent à  travers  la  masse  épaisse  des  autres  bâtimens, 
cachait  à  tous  les  yeux  son  étude  obscure.  Lorsque  j'y  mis 
le  pied ,  un  grand  jeune  homme  maigre ,  au  dos  penché ,  à 
la  poitrine  étroite ,  à  l'œil  noir  brillant  sur  un  visage 
exténué  5  me  demanda  ce  que  je  désirais. 

uParler  à  M.  Jabel,  )>  répondis-je,  craignant  d'annoncer 
au  jeune  homme  que  j'allais  partager  son  empire ,  et  conti- 
nuant en  même  tems  l'inspection  que  j'avais  commencée. 
J'admirais  cette  petite  cravate  étriquée,  jaunie,  nouée 
comme  une  corde  autour  du  cou  du  patient ,  et  cet  habit 
boutonné  jusqu'au  menton,  et  ce  gilet  jaune  beaucoup 
trop  long  pour  l'habit ,  et  ces  manches  ,  qui,  soit  dédain  , 
soit  caprice  ,  ne  descendaient  pas  jusqu'aux  poignets. 
L'examen  terminé  ,  je  tournai  l'un  autour  de  l'autre  mes 
doigts  placés  entre  mes  genoux,  comme  c'est  l'usage  de- 
puis un  tems  immémorial;  et  je  regardai  le  plafond.  Le 
jeune  homme,  dont  la  plume  s'était  arrêtée,  semblait 
avoir  d'autant  plus  envie  de  causer  que  je  reculais  plus 


DE  JOHN  KËTCH.  127 

obstinément  devant  la  conversation  qu'il  engajTjeait.  Il 
quitta  son  pupitre  et  sa  grande  chaise ,  et  vint  attiser  le 
pauvre  feu  qui ,  végétant  dans  un  coin  de  la  cheminée , 
se  laissait  à  peine  apercevoir.  Il  se  composait  de  deux  frag- 
mens  de  charbon  consumés ,  qui  répondirent  aux  efforts 
du  poker  par  un  sifflement  et  une  étincelle  ironiques. 

«  Est-ce  très-important ,  ce  que  vous  avez  à  dire  à 
M.  Jabel  ?  me  demanda-t-il  en  replaçant  le  petit  instru- 
ment de  fer  rouillé  qu'il  avait  insinué  si  dextrement  dans 
la  grille  du  foyer  ?  » 

Je  dis  mon  nom  et  ce  qui  m'amenait. 

«  Connaissez-vous  le  vieux  Jabel  ?  reprit  le  commis 
d'un  ton  brusque. 

—  Très-peu ,  monsieur. 

—  Pas  de  monsieur  entre  nous  ,  s'il  vous  plaît.  Je  suis 
Wisp,  vous  êtes  John  Ketch,  et  que  tout  soit  dit!  Que 
diable  veut-il  faire  de  vous,  ce  vieux  Jabel  ?  Il  n'a  pas  d'ou- 
vrage pour  un  commis  5  où  en  trouvera-t-il  pour  deux  ?... 
Mais  avez-vous  de  l'argent  sur  vous, 

—  Dix-huit  pences ,  que  mon  oncle  m'a  donnés  avant 
mon  départ. 

—  Ce  n'est  pas  que  j'en  aie  besoin  ,  sur  l'honneur  ! 
Mais  ,  avant  l'arrivée  du  patron  ,  si  nous  nous  régalions 
un  peu  ;  chargez-vous  du  fromage  et  de  la  bière  ^  j'ai  là 
dans  mon  pupitre  quelques  croûtes  de  pain  que  nous 
mettrons  à  profit.  » 

Acquérir  à  si  bon  marché  un  ami  précieux ,  qui  allait 
m'initier  à  tous  les  mystères  de  la  maison  ,  c'était  char- 
mant. En  deux  minutes  ,  je  fus  de  retour  avec  les  élémens 
du  repas  que  je  fournissais. 

—  A  la  bonne  heure,  parlez-moi  d'un  aimable  garçon 
comme  celui-ci ,  s'écria  Wisp  !  Diable  !  plus  de  charbon 
de  terre  j  et  le  fruitier  aimerait  mieux  nous  faire  pendre 


128  MÉMOIRES   AUTOBIOGRAPHIQUES 

tous  que  de  nous  faire  crédit.  En  avant  les  vieux  dossiers! 
ces  paperasses  qui  ne  servent  plus  à  rien  nous  chaufferont 
un  peu  du  moins.  Jabel  ne  reviendra  que  dans  une  heure 
ou  à  peu  près  :  mettons-nous  à  l'aise.  Voyez-vous,  conti- 
nua-t-il  ?  Il  n'y  a  pas  de  poisson  frit  qui  ne  soit  plus  riche 
en  billets  de  banque  et  en  argent  monnoyé  que  ce  vieux 
scélérat  !  Quatre  années  bientôt  que  je  suis  ici  !  Et  du 
diable  si  j'ai  jamais  gagné  plus  de  quinze  schellings  par 
semaine  5  pas  assez  de  poussier  pour  faire  de  bon  feu., 
n'est-ce  pas  ?  Je  voulais  m'engager  chez  le  vieux  Racouny, 
mais  il  n'y  a  pas  deux  mois  que  sa  sorbonne  a  donné  dans 
le  lacet  !  » 

Tout  cela  ne  m'inspirait  pas  une  grande  confiance 
dans  la  bourse  et  la  générosité  de  l'ami  Jabel  ^  mon  com- 
pagnon vit  mon  anxiété. 

«  Pas  de  désespoir,  mon  cher!  Pour  peu  que  vous  ayez 
la  constitution  bonne  et  le  tempérament  fort,  vous  y  ré- 
sisterez 5  vous  avez  l'air  mieux  bâti  que  le  pauvre  petit 
Billy.  Ma  foi ,  enfoncé  !  celui-là  !  il  a  passé  comme  cette 
porgée  de  bière.  C'était  là  qu'il  couchait ,  sous  le  pupitre, 
là  où  vous  coucherez  ce  soir.  Eh  !  votre  figure  devient 
longue  comme  un  jour  sans  pain  ;  vous  souriez  d'un  air 
mortuaire  qui  fait  mal  à  voir.  Snavez  n'ira  pas  long-tems 
comme  cela  ;  en  attendant  mieux ,  vous  aurez  ma  conver- 
sation qui  en  vaut  bien  une  autre  -,  ce  trou  pour  vous  cou- 
cher 5  un  matelas  d'une  dimension  superbe,  mais  sec 
comme  une  galette...  Chut,  le  voici.  » 

Il  sauta  sur  son  escabeau  comme  un  chat  s'élance  sur 
un  toit;  en  un  clin-d'œil  le  pot  de  bière  vide  fut  ense- 
veli dans  le  pupitre,-  on  entendit  la  plume  active  de  mon 
confrère  courir  sur  le  papier  avec  une  rapidité  merveil- 
leuse :  et  Snavez  entra  suivi  d'un  homme  grand,  vêtu  de 
noir,  et  d'un  âge  déjà  mûr. 


DE  JOHN  KETCH.  129 

«  Wisp ,  dit  Jfjbel  de  sa  voix  mielleuse  et  de  son  ton 
rauque  :  il  faut  aonnei*  de  Touvrage  à  ce  jeune  homme; 
son  oncle,  M.  Jonathan  Ketch  ,  mon  ami ,  veut  faire  de 
lui  un  avocat. 

—  A  l'instant  même,  répondit  AVisp,  d'un  air  respec- 
tueux et  d'un  ton  soumis,  » 

Les  deux  personnes  entrèrent  dans  le  cabinet  particu- 
lier de  l'avoué;  Wisp  contractant  ses  sourcils  ,  ouvrant 
obliquement  sa  bouche  et  tirant  la  langue,  leur  fit,  aus- 
sitôt qu'ils  eurent  le  dos  tourné  ,  une  de  ces  grimaces 
dont  on  n'a  pas  d'idée  quand  on  n'a  pas  vu  les  commis 
d'un  huissier  ou  d'un  avoué  dans  leurs  ébats. 

<(  Dites-donc,  Ketch,  reprit-il  pendant  que  ma  plume 
servile  copiait  lentement  le  griffonnage  d'une  assigna- 
tion !  Vous  voyez  bien  celui  qui  vient  d'entrer  avec 
Jabel?  C'est  notre  unique  et  seul  client;  brave  homme  , 
ma  foi!  Je  ne  compte  pas  les  autres  ,  gibiers  de  potence 
qui  nous  paient  en  vieux  habits.  Mais  celui-là  a  été  mili- 
taire ;  je  ne  sais  pas  comment  Jabel  a  mis  le  grapin  sur 
lui;  une  fois  l'affaire  arrangée  ,  il  y  gagnera  une  bonne 
somme  ,  sur  mon  honneur.  » 

Jabel  et  son  unique  client  sortent  du  cabinet,  et  Wisp 
redevient  silencieux  comme  un  trappiste. 

«  Wisp ,  lui  dit  Jabel  avec  la  même  inflexion  de  voix 
que  j'ai  déjà  signalée ,  je  sors.  Il  est  probable  que  les  af- 
faires de  M.  Wilmot  m'occuperont  jusqu'à  la  nuit.  Prenez 
soin  de  ce  jeune  homme  ,  mon  garçon,  et  faites  en  sorte 
qu'il  se  trouve  bien  chez  moi  !  » 

a  Faîtes  en  sorte  l  Yienx/Ioueur  (1)1  l'avez-vous  bien 


(1)  Il  est  singulier  que   cette  n^prcssiou  ignoble,  tpie  notre  res» 
pect  pour  la  vérité  nous  force  d  admettre  dans  le  texte,  soit  parfaite- 
ment identique  à  un  mot  anglais  que  le  bon  ton  ne  répudie  pas  et 
XV.  9 


130  MÉMOIRES  AUTOBIOGRAPHIQUES 

entendu!  il  décampe,  lui  -,  cela  lui  est  égal.  Il  n'y  a  ici  ni 
chandelle,  ni  bois,  ni  eau,  ni  vin,  ni  charbon-^  faites  en 
sorte  1  Estimable  vieillard,  va  !...  John  !  l'heure  du  diner 
sonne;  ma  foi,  je  vais  diner  5  dans  deux  heures  nous 
nous  retrouverons  ici;  »  et  il  décrocha  le  débris  informe 
de  chapeau  qui  menaçait  ruine.  J'allai  demander  conseil 
et  charité  à  mon  cher  oncle.  De  reiour  à  l'étude,  j'y 
trouvai  Wisp  qui  me  proposa  de  l'accompagner  à  la  ta- 
verne de  la  Bouteille  et  de  la  Pie  ,  une  de  ces  petites 
cavernes  où  se  donnent  rendez-vous  les  gens  qui  ne  sont 
pas  avec  la  société  sur  un  pied  parfaitement  amical.  L'en- 
seipne  délabrée  pendillait  au  souffle  du  vent ,  dans  unç 
petite  rue  voisine  de  Drury-Lane. 

C'étaient  plutôt  les  ruines  d'une  taverne  qu'une  ta- 
verne; un  faible  rayon  laissait  passer  sa  lueur  à  travers 
les  vitres  de  bols  el  de  papier  gris  qui  avaient  remplacé 
les  verres  de  Bohème.  Aucune  magnificence  extérieure 
n'était  destinée  à  séduire  des  chalands  qu'on  n'attendait 
plus,  et  les  vieux  volets  étaient  à  demi-fermés.  Mislriss 
Malking,  la  propriétaire,  continuait  cependant  à  hanter 
ces  ruines,  visitées  par  quelques  personnages  à  peu  près 
aussi  pauvres  et  aussi  démantelés  que  la  maison.  Les 
toiles  d'araignée  étaient  les  seules  draperies  de  l'antique 
parloir.  Près  du  comptoir  une  vieille  femme  d'un  embon- 
point prononcé  ,  une  fourchelle  de  fer  à  la  main  et  l'œil 
fixé  sur  une  terrine  remplie  de  légumes,  achevait  son 
frugal  repas. 

V  Eh  bien,  mère  Malking,  lui  dit  Wisp,  comment  cela 
va-t-il  ? 

—  Mal,  mal,  le  rhumatisme  m'étouffe  et  ne  me  laisse 
pas  d'appétit.  » 

qui  a  la  même  sigmûcatiou  :  to  flout,  qui  se  prononce  flaout,  signiiie 
tromper,  duper t  mystifier, 


DE  JOHN  KETCH.  131 

Et  elle  continua  son  opération. 

Wisp  salua  successivement  un  personnage  trapu  ,  aux 
larges  épaules  ,  et  qui  fumait  sa  pipe  au  coin  du  feu  ;  miss 
Suzanne  ,  la  (ille  ainée  qui  partageait  le  festin  maternel  ^ 
miss  Betzy,  la  cadette,  à  la  chevelure  rouge,  dont  le  peigne 
avait  respecté  la  virginité  j  un  petit  homme  tout  rond  et 
tout  frisé,  occupé  à  boire  du  gin  ;  et  enfin  mon  respectable 
maitre  ,  le  docteur  Brollyard,  que  je  reconnus  à  l'inslant 
et  que  sa  mauvaise  fortune  avait  jeté  là.  Pas  un  habit 
qui  ne  fût  râpé  ,  jaune  et  sale^  pas  une  chemise  qui  ne  re- 
produisit une  des  teintes  du  prisme ,  la  nuance  blanche 
exceptée;  pas  un  verre  qui  ne  fût  ébréché  ;  pas  un  chan- 
delier d'étain  qui  ne  portât  les  traces  graisseuses  d'un 
service  prolongé  ^  les  vieux  bancs  qui  avaient  servi  au- 
trefois et  sur  lesquels  personne  ne  s'asseyait  plus  étaient 
redressés  et  appuyés  sur  la  muraille,  couverte  d'hiérogly- 
phes. 

Mon  éducation,  commencée  chez  ma  tendre  mère  avant 
sa  déportation  à  Botany-Bay,  n'avait  pas  fait  beaucoup  de 
progrès  chez,  mon  oncle;  la  taverne  devait  donner  le  der- 
nier poli  à  mon  instruction  ,  à  mes  manières,  à  mes  ta- 
lens;  ce  fut  là  que  j'appris  l'idiome  en  usage  dans  les 
tavernes  de  la  société  :  science  très-utile  et  dont  aujour- 
d'hui même  les  fruits  me  sont  profitables.  Ne  croyez 
pas,  vous  qui  vivez  dans  le  monde  supérieur,  que  la  con- 
versation des  gibiers  de  potence  soit  bien  effrayante.  Ce- 
lui que  vous  nommez  brigand  est  gai,  jovial ,  tourne  bien 
le  calembourg ,  fait  la  chanson  à  boire  :  il  est  galant  ;  si  je 
répétais  quelques-unes  de  nos  conversations  on  s'éton- 
nerait de  notre  bonne  humeur  et  de  la  tournure  naïve 
que  prenaient  les  choses.  Un  pendu  avait  éproiwé  un 
accident  ,•  nous  appelions  aussi  cela  le  mal  de  gorge  ^  l'ex- 
porté à  Botany-Bay ,  c'était  tout  bonnement  le  vojageur. 


132  MÉMOIRES  AUTOBIOGl\APIlIQt'ES 

Grimes,  qui  ne  faisait  pas  grand  cas  de  la  vie  d'un  homme 
et  qui  en  avait  abattu  dans  sa  vie  autant  qu'un  bûcheron 
abat  de  chênes,  était  intarissable  en  calembourgs.  Brol- 
Ivard  voulait  recueillir  ces  bons  mots  et  en  faire  ce  qu'il 
appelait  des  nuits  attiques ,  il  n'avait  pas  tort.  Mais  re- 
venons à  mon  récit. 

J'étais  jeune ,  j'avais  le  sommeil  facile  et  dur  ;  le  mate- 
las de  fer  sur  lequel  je  m'étendis  me  sembla  doux  comme 
de  l'édredon;  et  le  réceptacle  bizarre  que  l'on  m'assi- 
gnait pour  dortoir  me  parut  un  asile  délicieux.  Pen- 
dant près  de  deux  mois ,  je  me  contentai  philosophique- 
ment de  cette  couche  ;  la  causerie  de  Wisp ,  les  soirées 
passées  à  la  taverne  et  quelques  visites  rendues  à  mon 
oncle  occupaient  mon  tems  et  formaient  mon  esprit  et 
mon  cœur  ^  tout  au  plus  avais-je  essayé  le  larcin  le  plus 
véniel ,  par  exemple  un  almanach  des  tribunaux  dérobé 
à  Snàvez  ,  ou  quelques  feuilles  de  papier  furtivement  en- 
levées à  mon  camarade. 

Jabel  s'était  occupé  sans  relâche  de  l'afFaire  importante 
que  son  unique  client  lui  avait  confiée.  Cet  homme 
exemplaire  ,  aidé  sans  doute  par  les  avocats  Sly  et  Sharp, 
par  le  chancelier  qui  connaissait  un  peu  notre  client,  et 
soutenu  par  une  invincible  persévérance  ,  avait  enfin  ob- 
tenu jugement-,  une  somme  de  2,993  liv.  st.,  16  sch. 
3  deniers,  allait  lui  être  comptée  au  nom  de  M.  Henri 
Wilmot,  colonel  en  retraite.  Le  colonel  en  retraite  avait 
grand  besoin  de  ce  retour  de  fortune  ;  ses  habits  se  déla- 
braient cruellement,  et  de  larges  ouvertures  aux  coudes, 
réunies  tant  bien  que  mal  par  un  fil  grossier,  annonçaient 
la  détresse  et  la  misère  de  ces  fidèles  et  anciens  servi- 
teurs. 

Qu'un  homme  se  trouve  sur  le  point  d'échanger  son 
vieil  habit  contre  un  habit  neuf ,  sa  chemise  trouée  con- 


DE  JOHN  KETCH.  133 

tre  une  chemise  de  batiste,  la  métamorphose  qui  s'opère 
clans  sa  personne  a  quelque  chose  de  merveilleux.  On 
prend  intérêt  à  lui,  on  ne  le  considère  plus  comme  étran- 
ger. Quand  même  on  ne  {gagnerait  rien  à  son  changement 
de  situation ,  on  l'aime  davantage  5  on  l'estime  •  on  a  sa 
prospérité  à  cœur.  On  l'appelait  autrefois  Jacques  tout 
court,  ou  même  le  bonhomme  Jacques  :  il  devient  M.  le 
comte  Jacques.  Ne  crovez  pas  que  ce  soit  flatterie  :  non,  la 
valeur  qu'on  attribue  à  l'homme  enrichi ,  on  la  croit  très- 
réelle  5  c'est  un  homme  transformé.  Nous  avions  raillé 
sans  pitié  Wilmot  et  sa  redingote  râpée ,  nous  commen- 
cions à  le  voir  avec  respect.  Notre  patron  attendait  avec 
une  anxiété  nerveuse  très-visible  l'arrangement  définitif. 
Sa  politesse  envers  nous  et  les  douceurs  dont  il  nous  gra- 
tifiait nous  étonnaient  considérablement.  Comme  j'en  par- 
lais à  mon  camarade ,  je  le  vis  cligner  de  l'œil ,  et  posant 
d'un  air  plein  de  sagacité  le  bout  de  son  index  sur  sa 
bosse  frontale  : 

«  Il  V  a  anguille  sous  roche  5  je  connais  mieux  que 
vous,  mon  petit  Ketch  ,  les  détours  ,  les  sinuosités  et 
les  profondeurs  de  ce  qu'on  appelle  le  monde.  Il  faut  avoir 
l'œil  au  guet,  et  ne  pas  perdre  la  piste.  Ne  m'en  demandez 
pas  davantage  !...  Vous  verrez  si  je  me  trompe.  » 

Wisp  ne  se  trompait  pas. 

Le  jour  du  grand  paiement,  nous  n'avions  aperçu  Jabel 
qu'un  seul  moment,  le  matin.  Quel  jour  î  Wilmot,  Jabel» 
Wisp  et  moi  nous  étions  affamés.  Wilmot  attendait  sa 
fortune^  Jabel,  le  règlement  de  son  compte,'  Wisp,  ses 
appoinlemens  arriérés  ;  moi ,  une  petite  gratification  : 
toutes  les  bouches  étaient  béantes.  Voici  midi,  deux  heu- 
res ,  cinq  heures,  point  de  nouvelles  :  Wilmot  était  depuis 
le  matin  assis  dans  notre  étude,  et  la  suavité  accoutumée 
de  ses  manières  commençait  à  faire  place  à  une  grande 


134  MÉMOIRES  AUTOBIOGRAPHIQUES 

agitation.  Nous  robservions.  Il  conserva  son  sang-froid 
jusqu'à  cinq  heures  5  puis  il  tira  sa  montre,  se  promena 
de  long  en  large  dans  la  chambre;  le  bien-être  si  long- 
tems  attendu  était  là  sous  sa  main  et  n'arrivait  pas  :  son 
cœur  d'homme  commençait  à  faiblir.  Les  gouttes  de  sueur 
s'amassaient  sur  son  front  pâle  :  il  les  essuyait  d'une  main 
languissante. 

«  Monsievir  Snavez  ne  rentrera-t-il  jamais,  s'écria-t-il 
enfin.   Quel  retard  a-t-il  pu  éprouver  ?  la  soirée  avance. 

—  C'est  vrai,  dit  Wisp  d'un  ton  non  moins  ému,  il  se 
fait  lard. 

— '  Je  puis  vous  avouer ,  reprit  Wilmot  ;  je  puis  vous 
avouer,  monsieur ,  ce  que  je  n'aurais  dit  à  personne  il  y 
a  un  moisj  c'est  que  j'ai  compté  sur  cet  argent  pour  sor- 
tir de  la  misère  la  plus  profonde  et  de  la  situation  la  plus 
douloureuse ,  où  la  perfidie ,  la  bassesse  et  l'ingratitude 
puissent  plonger  un  homme. 

—  Vraiment ,  monsieur  ?  interrompit  Wisp  d'un  air 
distrait. 

—  C'est  incroyable ,  incroyable  !  s'écria  de  nouveau 
le  patient  5  pas  encore  de  retour.  Il  est  huit  heures, 
et  le  bout  de  sa  botte  battait  fortement  sur  le  parquet 
cette  mesure  précipitée  que  nous  appelons  en  Angleterre 
la  sarabande  du  diable. 

—  Je  crois  que  vous  feriez  bien ,  reprit  Wisp ,  de  ne 
pas  attendre  M.  Snavez.  Je  crains  qu'il  ne  rentre  pas; 
sans  doute  il  n'aura  pas  encore  touché  la  somme ,  ou 
peut-être  ses  affaires  l'occupent.-elles  :  si  aous  repassiez 
demain  matin  ? 

—  J'attendrai  jusqu'à  minuit  s'il  le  faut.  » 
Puis  après  un  moment  de  triste  silence  : 

«Non,  c'est  inutile,  ta  fatalité  le  veut,  pourquoi  ré- 
sister? Mon  calendrier  de  misère  n'est  pas  au  bout;  c'est 


DE  JOHN  KETCH.  135 

un  jour  de  plus!...  Dites  à  M.  Snavez,  s'il  rentre  ce  soir, 
que  je  le  prie  de  passer  chez  moi  :  il  m'obligera  beau- 
coup. » 

Notre  unique  client  s'en  alla,  après  nous  avoir  salué 
avec  une  politesse  qui  ne  le  quittait  jamais.  Wisp  laissa 
tomber  sa  tète  sur  sa  poitrine  et  garda  un  long  silence. 

«  Au  diable  !  s'écria-t-il  enfin ,  au  diable  le  vieux 
forçat  ! 

—  Qu'avez-vous  contre  ce  pauvre  homme  ? 

—  Je  ne  parle  pas  de  Wilmot,  oonlinua-t-il  en  déca- 
pitant avec  colère  les  deux  chandelles  dont  les  lumignons 
gigantesques  attestaient  notre  longue  incurie.  Je  parle  de 
Jabel  :  il  nous  (iffuve  dans  ce  moment-ci  !  Il  se  donne 
déjà  de  Vairl  Mais  chut ,  le  voici  :  silence!  à  nos  postes! 

—  Wilmot  est-il  ici,  mes  bons  amis?  murmura  une 
voix  tremblante  qui  se  frayait  passage  à  travers  la  porte  de 
la  rue,  et  que  nous  reconnûmes  pour  celle  de  M.  Jabel 
Snavez  lui-même. 

—  Non,  monsieur,  dit  Wisp  :  mais  il  sort  d'ici,  et  il 
vous  prie  de  passer  chez  lui. 

—  C'est  bien  ,  c'est  bien  !  » 

On  voyait  que  la  visite  chez  le  client  était  la  dernière 
pensée  de  l'avoué. 

u  Voulez-vous  avoir  la  bonté,  monsieur  AVisp,  lui  dit- 
il  d'un  ton  patelin,  de  porter  la  lumière  dans  mon  ca- 
binet? Je  compte  y  passer  près  d'une  demi-heure.  Et 
vous,  John  ,  vous  pouvez  vous  retirer  si  vous  voulez,  je 
n'ai  plus  besoin  de  personne  ! 

—  Et  la  signification  du  jugement  dans  l'affaire  Pinck- 
ney  !  Vous  n'y  pensez  pas  !  Elle  est  attendue  pour  demain 
matin  ;  une  affaire  très-urgente  ! 

—  Va  pour  l'affaire  urgente ,  »  s'écria  Snavez  avec  une 
verve  que  je  ne  lui  avais  jamais  vue. 


136  MÉMOIRES  AUTOBIOGRAPHIQUES 

Le  patron  s'était  retiré  dans  son  petit  cabinet ,  espèce 
de  second  antre  et  de-caverne  intérieure,  dont  la  serrure 
laissait  parvenir  jusqu'à  nous  un  rayon  lumineux.  Wisp 
tremblait  des  pieds  à  la  tète,  il  était  pâle. 

a  John,  me  dit-il,  ne  trouvez-vous  pas  qu'il  fait  froid.'^ 
moi,  j'ai  froid.  Allons,  voici  le  grand  moment!  Approchez 
donc  un  peu ,  et  regardez  par  le  trou  de  la  serrure  à  quoi 
ce  vieux  drille  peut  être  occupé  ! 

—  Il  compte  et  recompte;....  des  billets  de  banque, 
ma  foi  I 

—  Les  billets  de  banque  de  Wilmot  !  c'est  certain  !... 

Fais-moi  place,   mon  petit  John! Lunettes  sur  le 

nez  ,...  oui  5...  un  ,  deux  ,  trois,   quatre  ,  cinq...  dix... 

vingt Il  additionne Agréable  opération  !  Ce  cher 

Snavez  !  Où  va-t-il  les  evjlaquer  ?  le  drôle  qu'il  est.  » 

Wisp  me  poussa  ^  la  clef  tourna  légèrement  dans  la  ser- 
rure -,  j'aperçus  l'avoué  qui  se  hâtait  de  serrer  tous  les 
billets  dans  un  portefeuille.  Wisp  et  moi  nous  fîmes  deux 
enjambées  énormes  qui  nous  reportèrent  d'un  seul  élan 
à  nos  places  respectives.  Le  patron  se  montra  presque 
aussitôt,  le  chapeau  sur  les  yeux  ,  le  front  caché,  la  re- 
dingote hermétiquement  boutonnée. 

«  Allons  ,  messieurs,  nous  nous  reverrons  demain  ;  je 
serai  ici  de  très-bonne  heure...  Mais  ,  qu'est-ce  que  cela 
veut  dire ,  Wisp  ?  la  porte  de  la  rue  est  fermée  î 

—  La  porte  de  la  rue  est  fermée ,  répéta  Wisp  comme 
un  écho  enroué. 

—  Pourquoi  cela ,  monsieur  ^ 

—  Mais  ,  monsieur,  il  y  a  long-tems  que  nos  appoin- 
temens  courent!  Ils  courent  si  bien  que  nous  ne  les 
attrapons  pas  ;  et  nous  avons  besoin ,  vraiment  besoin  I 

—  Ah!  vos  appointemensT  c'est  là  ce  que  vous  vou- 
lez ?  Et  le  petit  John  ,  est-il  de  la  conspiration  ?» 


DE  JOHN  KETCH.  137 

Je  murmurai  je  ne  sais  quelles  inintelligibles  phrases , 
dans  le  sens  de  la  révolte. 

«  Très  -  bien  !  deux  polissons  qui  veulent  me  faire  la 
loi  !  Je  vous  paierai  demain  ,  maître  Wisp  ^  demain ,  en- 
tendez-vous ?  et  jamais  vous  ne  remettrez  le  pied  ici. 

—  Vous  me  paierez  ce  soir,  M.  Jabel  Snavez ,  s'il  vous 
plait.  Je  ne  peux  plus  attendre. 

—  Vous  ne  pouvez  pas  ? 

—  Non ,  non ,  je  ne  peux  pas  !  (Et  le  commis  s'avança 
résolument  vers  le  patron.)  J'ai  un  petit  mot  à  vous  dire. 
L'argent  de  Wilmot  est  dans  votre  poche. 

—  Quand  cela  serait!...  Mais  cela  n'est  pas  ! 

—  Bah!  M.  Snavez  !  pas  de  couleurs,  si  vous  voulez 
bien  !  J'ai  tout  vu  par  le  trou  de  la  serrure. 

—  Voilà  une  conduite  bien  extraordinaire Que  pré- 
tendez-vous ?...  que  voulez-vous  !...  Je  vais  porter  cet  ar- 
gent chez  Wilmot. 

—  Oui  da  !  chez  "W  ilmot  !  » 

Et  le  rusé  Wisp ,  qui  n'ignorait  ni  la  langue  ni  la  pan- 
tomime de  Newgate  ,  indiquait  par  un  gesle  expressif, 
en  lançant  sa  main  par-dessus  son  épaule,  sa  parfaite  in- 
crédulité. 

«  On  peut  s'entendre  ,  après  tout  (  reprit  Snavez  ,  ti- 
rant de  sa  poche  une  bourse  dont  le  poids  et  le  son  char- 
maient l'oreille  et  les  yeux).  Vous  voulez  vos  appointe- 
mens  ,  Wisp^  vous  les  aurez.  » 

Wisp  s'était  levé  5  il  avait  tourné  le  dos  à  la  cheminée, 
levé  sa  jambe  d'un  air  nonchalant ,  chauffé  la  semelle  de 
sa  botte  trouée,  et  attendu  l'effet  de  son  attaque. 

<c  Cela  ne  suffit  pas  !  s'écria- 1-11. 

—  Cela  ne  suffit  pas?  rugit  l'avoué. 

—  Non  ,  cela  ne  suffit  pas ,  »  répéta  l'autre  en  con- 
trefaisant le  patron  ;  et ,  s'approchant  de  lui ,  plaçant  son 


138  MÉMOinES  AUTOBIOGRAPHIQUES 

visage  sur  une  ligne  absolument  parallèle  à  l'autre  visage 
étonné:  «Tenez  ,  Snavez,  en  deux  mots  5  vous  avez  Tar- 
gent  de  Wilmot,  et  vous  allez  happer  le  taillis.  Voilà 
l'histoire.  C'est  drôle,  n'est-ce  pas  ?  » 

Je  n'ai  jamais  vu  d'homme  ressembler  à  une  pierre 
autant  que  M.  Snavez  dans  le  moment  dont  je  parle.  Il 
s'assit  ;  il  lui  fallut  une  ou  deux  minutes  pour  se  remettre. 

«  Mais,  mon  cher  Wisp  (il  s'essuyait  le  front),  que 
venez-vous  me  dire  là?  Vos  paroles  sont  d'un  vague  ef- 
frayant. Je  n'ai  pas  ces  intentions  ;  et  si  je  les  avais,  cela 
ne  vous  regarderait  nullement.  Demain  matin  ,  mon  bon 
ami  ,  nous  arrangerons  cette  affaire. 

—  Oh!  pour  cela,  n'y  comptez  pas.  John!  va  chez 
Wilmot,  lui  dire 

—  Wisp  !  Wisp  î  interrompit  l'avoué  d'un  ton  sup- 
pliant qui  faisait  pitié  5  soyez  bon  enfant-,  que  voulez-vous, 
après  tout.^ 

—  Deux  cents  livres  sterling  .'  » 

Jabel  répéta  ces  mots  d'une  voix  sifflante  et  rauque  . 

«  Oui  !  continua  Wisp  5  à  l'instant  même ,  s'il  vous 
plait  !  Je  ne  suis  pas  d'humeur  à  vous  attendre ,  entendez- 
vous  ? 

—  Jamais  ! 

—  Eh  bien ,  choisissez  !  Vous  perdrez  deux  cents  li- 
vres, ou  vous  rendrez  tout  à  Wilmot. 

—  Allons  !  s'écria  Snavez  d'un  air  décidé  5  voilà  les 
deux  cents  livres  ^  signez  un  reçu,  ils  sont  à  vous  ! 

—  Très-volontiers  :  Reçu  de  M.  Jabel  deux  cents  li- 
vres sterling ,  sur  les  deux  mille  et  quelques  livres  ap- 
partenant à  M.  Wilmot.  Montrerez-vous  ce  beau  pa- 
pier ?  » 

Snavez  poussa  un  long  et  triste  soupir,  et  remit  à  Wisp 
les  deux  cents  livres  ^  Wisp  ouvrit  la  porte. 


DE  JOHN  KETCH.  139 

«  Que  le  diable  vous  conduise,  dit  le  patron  qui  se 
hâtait  de  fuir  ! 

—  Qu'il  vous  étoufle!  répondit  Wisp  en  refermant  la 
porte.  Eh  bien  !  mon  petit  John ,  qu'en  dis-tu.^  N'est-ce 
pas  là  une  belle  action  ?  Ne  te  fais-je  pas  commencer 
chenuement  la  vie  ?  Tu  auras  cinquante  livres  sterling  à 
dépenser ,  petit  pègre  que  tu  es  !  Pas  un  mot  chez  ton 
oncle,  ni  à  la  taverne,  en  tends -tu  ?  m 

J'étais  ravi  de  ce  dénouement ,  qui  me  lançait  dans  le 
monde  d'une  manière  un  peu  honorable.  Le  profit  m'était 
arrivé  de  seconde  main  -,  je  n'avais  pas  même  pris  part  à 
la  transaction  5 'mais  si  jamais  une  pensée  du  juste  et  de 
l'injuste  était  née  dans  mon  cerveau,  ce  premier  événe- 
ment l'avait  complètement  éteinte.  Grâce  au  gain  que  me 
procurait  mon  ami  Wisp  et  à  celui  qu'il  s'était  attribué , 
nous  reparûmes  brillans  à  l'auberge  de  la  Bouteille  et  de 
la  Pie.  Un  nouveau  logement  nous  reçut  tous  deux,  et 
nous  dimes  adieu  pour  jamais  à  l'étude  enfumée  de  Jabel. 
Ingrats  que  nous  étions  !  Cette  étude  ne  nous  avait-elle 
pas  donné  les  premiers  élémens  de  notre  force  future? 
Jabel,  qui  avait  pris  ses  précautions  ,  ne  reparut  oncques 
dans  les  enviroHsde  son  repaire,  et  la  douleur  de  Wilmot 
fut  égale  à  l'ardeur  de  l'espérance  qui  Tavait  déçu.  Me  de- 
raandera-t-on  si  je  n'eus  pas  pitié  de  la  destinée  du  pauvre 
homme  ?  J'avoue  ingénuement  que  je  n'y  pensai  pas  :  les 
cinquante  livres  sterling  et  l'exemple  de  Wisp  m'absor- 
baient. Je  n'ai  jamais  vu  grande  nécessité  à  s'occuper  des 
affaires  d' autrui.  Chacun  s'arrange  comme  il  peut. 

Mon  oncle  avait  toujours  pensé  de  même.  Mais  quelle 
fut  ma  surprise  d'apprendre  que  la  vive  compagne  de  ce 
fonctionnaire  public  était  partie  avec  l'avoué  Jabel  ?  Depuis 
long-tems ,  ce  dernier  était  fort  intime  avec  M""""  Jack 
Ketch,  et  il  ne  m'avait  accueilli  dans  son  étude  que  pour 


140  MÉMOIRES  AUTOBIOGRAPHIQUES  DE  JOHN  KETCH. 

faire  disparaître  un  surveillant  incommode.  Mon  oncle 
redevenu  libre  me  tendit  et  me  serra  la  main  avec  une 
vivacité  qui  m'étonna  : 

«  Ah  I  s'écria-t-il  !  Jabel  !  Jabel  !  je  ne  l'oublierai  ja- 
mais !  » 

C'était  la  reconnaissance  et  non  la  douleur  qui  parlait. 

Comment  ai-je  frayé  ma  route,  une  route  si  bien  frayée.'* 
Comment ,  toujours  mêlé  à  des  entreprises  de  la  nature 
de  celle  que  je  viens  de  décrire  ,  ai-je  fini  par  obtenir  la 
place  que  j'occupe?  Comment  enfin  le  premier  objet  de 
mes  soins  officiels  a-t-il  été  ce  Wilmot ,  dont  les  guinées 
m'avaient  donné  la  première  leçon  d^adresse.'*  comment 
après  avoir  été  complice  de  ceux  qui  le  débarrassèrent  de 
sa  fortune ,  fus-je  destiné  à  le  débarrasser  d'une  vie  im- 
portune? Peut-être  récrirai-je  quelque  jour. 

(  Ketch!  s  ^ utobiogrnphj .) 


ADMINISTRATION  D'UNE  FERME, 

SES  DLPE^'SES   ET   SES   REVENUS  (t). 


Il  y  a  beaucoup  d'agriculteurs  qui  pensent  que  le  bé- 
néfice d  une  exploitation  rurale  est  proportionné  à  l'é- 
tendue des  terres  dont  elle  se  compose  :  c'est  une  erreur, 
la  terre  ne  donne  des  profits  qu'autant  qu'elle  est  culti- 
vée d'une  manière  convenable.  Le  meilleur  sol ,  mal  ex- 
ploité ,  peut  rester  improductif,  comme  à  force  de  soins 
on  peut  tirer  parti  du  terrain  le  plus  ingrat.  Partons  d'a- 
bord de  ce  principe  ,  qu'on  ne  peut  bien  cultiver  si  l'on 
ne  possède  les  capitaux  nécessaires.  Sans  contredit ,  il 
n'y  a  point  de  spéculation  qui  offre  un  placement  plus 
assuré  qu'une  exploitation  rurale-  mais  il  faut  que  les 
fonds  y  soient  versés  largement  et  avec  discernement. 
Avec  une  gestion  sage  et  éclairée ,  il  est  prouvé  que  l'in- 
térêt de  la  mise  de  fonds  est  toujours  proportionné  à  l'im- 
portance du  capital.  Ainsi ,  un  fermier  intelligent  doit 

(1)  Note  du  tr.  Les  données  positives  et  les  observations  judi- 
cieuses contenues  dans  cet  article  nous  ont  paru  duu  intérct  assez 
général  pour  être  reproduites  dans  noire  recueil.  C'est  à  une  Revue 
spéciale  justement  estimée  en  Angleterre  que  nous  les  avons  em- 
pruntés 


142  ADMINISTRATION  »'t3NE  FERME 

être  liès-circonspect  relativement  à  la  quantité  de  terres 
qu'il  afferme.  Tel  s'est  ruiné  dans  une  grande  exploita- 
tion, qui  aurait  fait  ses  affaires  dans  une  entreprise  moins 
considérable. 

Depuis  l'introduction  du  système  de  l'alternat,  l'agri- 
culture exige  beaucoup  plus  de  capitaux  qu'autrefois. 
Avec  le  système  des  jachères ,  les  dépenses  se  bornaient 
aux  seuls  frais  de  labour.  Maintenant,  au  contraire,  une 
ferme  ,  où  il  ne  se  trouve  pas  un  acre  de  pâturage,  entre- 
tient un  troupeau  de  vaches  dont  la  nourriture  coûte  plus 
cher  que  tous  les  frais  de  culture  à  la  fois.  Mais  aussi 
le  produit  est  proportionné  à  la  dépense.  Dans  les  mauvais 
terrains  de  Norfolk ,  où  l'alternat  est  en  vigueur,  on  ob- 
tient plus  de  grain  et  de  viande  de  boucherie  que  dans 
les  bons  terrains  des  autres  comtés  où  l'agriculture  est 
moins  avancée.  Règle  générale,  plus  on  peut  nourrir  de 
bétail  sur  un  terrain  donné ,  mieux  ce  terrain  sera  fumé , 
et  mieux  il  sera  fumé,  plus  il  produira.  Par  conséquent, 
de  deux  fermiers  ensemençant  en  grain  la  même  étendue 
de  terre  ,  celui  qui  possède  le  troupeau  le  plus  nombreux 
récoltera  le  plus  de  grain,  indépendamment  des  autres 
profits  que  procure  le  bétail.  liqfi') 

Quelle  est  l'étendue  qu'une  ferme  doit  raisonnablement 
avoir  ?  c'est  un  point  sur  lequel  les  économistes  ne  sont 
pas  d'accord.  Il  est  certain  que  plus  le  champ  ouvert 
à  l'industrie  est  vaste  ,  plus  elle  a  le  moyen  de  s'y  déve- 
lopper 5  c'est  ce  qui  a  fait  que  pendant  les  dernières  guer- 
res, lorsque  les  capitaux  refluaient  vers  l'agriculture, 
beaucoup  de  propriétaires  avaient  réuni  plusieurs  fermes 
en  une  seule.  Aujourd'hui,  on  revient  de  cet  engoue- 
ment, et  dans  plusieurs  districts,  un  grand  nombre  de 
familles  trouvent  à  vivre  avec  aisance  sur  le  produit  de 
quelques  acres  seulement. 


SES  DÉPENSES  ET  SES  REVENUS,  143 

Quoique  en  règle  générale  il  soit  reconnu  que  chacun 
a  le  droit  de  donner  à  son  industrie  tout  le  développe- 
ment qu'il  désire  ,  cependant  les  économistes  ont  pensé 
qu'un  agriculteur  expérimenté  avait  assez  à  faire  de  cul- 
tiver par  lui-même  trois  à  quatre  cents  acres  de  terre. 
Ils  ont  considéré  que  dans  une  ferme  d'une  plus  grande 
étendue,  les  terres  placées  hors  d'un  certain  rayon  de- 
vaient, en  échappant  à  la  surveillance  du  fermier ,  lui 
occasioner  des  pertes  de  tems  et  de  travail  sans  profits  re- 
latifs. Par  amhition  et  par  vanilé  ,  beaucoup  de  cultiva- 
teurs visent  à  prendre  des  fermes  disproportionnées  à 
leurs  moyens.  Celle  faute  a  les  plus  graves  conséquences. 
Le  fermier  qui  ne  se  charge  juste  que  du  nombre  cVacres 
qu'il  croit  pouvoir  cultiver  convenablement,  sauf  à  l'aug- 
menter par  la  suite  ,  en  tire  tout  le  parti  qu'il  est  possible 
d'en  tirer.  Ses  engagemens  ne  l'écrasent  pas  5  il  conserve 
sa  tranquillité  d'esprit ,  et  jette  en  même  tems  les  fonde- 
mens  de  sa  fortune  future. 

Les  procédés  agricoles  varient  tellement,  selon  les  loca- 
lités, qu'il  serait  futile  d'entrer  dans  des  calculs  de  détail 
pour  établir  la  somme  nécessaire  à  l'exploitation  d'une 
ferme  ,  ainsi  que  les  dépenses  qu'elle  occasione^  nous  ne 
donnerons  ici  que  des  généralités.  En  prenant  pour  base 
une  terre  de  moyenne  qualité,  soumise  à  un  système  de 
culture  ordinaire,  et  en  supposant  tout  le  matériel  en  bon 
état,  il  faut  calculer  sur  une  mise  de  fonds  de  7  à  10 
liv.  st.  par  acre.  Peut-être  avec  moins  pourrait-on  se  tirer 
d'affaire  en  développant  de  grands  moyens  d'industrie; 
mais  il  est  certain  que  cette  somme  est  nécessaire  pour 
mettre  le  fermier  en  état  de  donner  à  la  propriété  tous 
les  amendemens  que  son  intérêt  exige. 

Voici  comment  un  ouvrage  très-estimé  établit  les  pre- 
miers frais  de  mise  en  exploitation  d'une  ferme  de  150 


1  44  ADMINISTRATION  d'uNE  FERME 

acres,  dont  un  tiers  en  prairies  ou  pâturages,  elle  reste 
en  terres  de  labour. 

Liv.  st. 

à  chevaux  de  chaiTue  à  30  liv.  st 120  3,000 

1  de  trait 30  750 

CLarrues  et  harnais 40  1, 000 

Voitures  et  ustensiles  divers 200  5,000 

10  vaches  à  17  liv 170  A, 250 

1  taureau 18  450 

50  moutons  à  ZiO  sh 100  2,500 

1  bélier 5  100 

Porcs  et  leur  nounûture 10  200 ' 

2  garçons  de  charrue  (gages  pour  un  an).  .  . .  72  1,800 

1  gardien  pour  les  vaches           —              ....  30  750 

2  hommes  de  peine                      —              ....  50  1,250 

1  enfant                                           —               ....  3  75 

2  femmes                                       —              ....  12  300 
(îrains  de  diverses  qualités  pour  semailles. ...  50  1,250 

Frais  de  moisson  et  de  rentrée 55  1,875 

Frais  d'entretien  de  5  chevaux 100  2,500 

Fermage  des  6  premiers  mois 112  2 ,875 

Frais  de  nourriture  pendant  un  an 100  2,500 

Noiu-riture  du  bétail  pendant  un  an 150  3 ,750 


Total 1,427       35,600 


Le  revenu  qu'on  peut  retirer  d'un  semblable  établis- 
sement et  d'un  tel  capital  dépend  de  tant  de  circonstan- 
ces ,  qu'il  est  impossible  de  préciser  un  chiffre.  L'intel- 
ligence du  fermier,  la  plus  ou  moins  grande  proximité 
d'un  marché,  d'un  port  de  mer,  d'une  grande  ville,  les 
différentes  espèces  de  denrées  consommées  dans  le  pays, 
et  mille  autres  considérations,  influent  tellement  sur  la 
somme  des  revenus,  qu'ils  varient  depuis  5  jusqu'à  15 

p.   Vc 

L'époque  et  le  mode  d'entrée  en  jouissance  d'une  ferme 
sont  pour  le  fermier  des  considérations  de  la  plus  haute 
importance.  En  Ecosse ,  où  généralement  on  comprend 
fort  bien  tout  ce  qui  a  rapport  aux  conventions  de  cette 


SCS  DÉPENSES  ET  SES  nEVEKLS.  145 

nature,  l'époque  fixée  ordinairement  pour  l'entrée  en 
jouissance  des  bàlimens,  des  terres  en  jachères  et  des  pâ- 
turages permanens  ,  est  la  Pentecôte.  Le  fermier  sortant 
reste  en  possession  des  terres  labourées  jusqu'à  l'enlève- 
ment de  la  récolte.  Dans  le  nord  de  l'Angleterre  on  a 
adopté  la  même  époque,  ou  bien  le  1*'  mai.  Dans  le  midi, 
où  Ton  s'occupe  beaucoup  plus  de  l'élève  des  bestiaux  , 
l'époque  généralement  choisie  pour  l'entrée  en  jouissance 
est  la  Saint-Michel  ou  la  Chandeleur. 

Dans  les  pavs  où  prévaut  le  système  des  jachères,  l'é- 
poque de  la  Pentecôte  est  la  plus  convenable.  Car  le  suc- 
cès de  la  récolte  à  venir  dépend  en  grande  partie  de  la 
manière  dont  la  préparation  des  terres  aura  été  faite. 
Le  fermier  sortant ,  n'ayant  d'autre  intérêt  que  celui  de 
rentrer  dans  ses  déboursés  ,  peut  ne  pas  y  mettre  tous 
les  soins  convenables.  Il  est  donc  essentiel  que  le  fermier 
entrant  soit  mis  en  possession  des  terres  en  jachères  as- 
sez à  tems  pour  les  préparer  lui-même.  Il  ne  peut  en  cela 
faire  aucun  tort  à  son  devancier  ;  mais  il  n'en  serait  pas 
ainsi  s'il  entrait  en  même  tems  en  jouissance  des  pâ- 
turages :  il  pourrait  alors  mettre  le  fermier  sortant  dans 
la  nécessité  de  se  défaire  de  son  bétail  dans  un  moment 
défavorable. 

Dans  les  districts  où  le  sol  est  léger,  et  où,  par  consé- 
quent ,  la  facilité  de  semer  en  prairies  dispense  de  mettre 
régulièrement  une  partie  des  terres  en  jachères ,  l'époque 
de  la  Saint -Michel  offre  l'avantage  d'établir  une  démar- 
cation bien  tranchée  entre  les  intérêts  du  fermier  entrant 
et  ceux  du  fermier  sortant,  qui  en  général  sont  assez  mal 
intentionnés  l'un  pour  l'autre.  Cette  délimitation  s'opère 
encore  mieux  depuis  qu'on  a  adopté  l'usage  d'acheter  la 
récolte  d'avance  par  évaluation.  Dans  ce  cas  le  fermier 
acheteur  a  des  facilités  pour  le  paiement  en  donnant  des 
XV.  10 


146  ADMINISTHATION  d'une  FERME, 

garanties.  Si  les  deux  fermiers  ne  peuvent  s'entendre  à 
cet  épard,  le  sortant  conserve  la  disposition  des  granges 
jusqu'au  mois  de  mai  suivant. 

Dans  les  pays  à  pâturages  ,  l'époque  de  la  Chandeleur 
est  évidemment  préférable.  Mais  on  ne  pourrait  l'adop- 
ter sans  de  graves  inconvéniens  pour  les  terres  de  la])our. 
Ainsi,  chacune  de  ces  époques  a  ses  avantages  et  ses 
inconvéniens.  Le  fermier  doit  prendie  son  parti  là-dessus  5 
car  il  est  rare  cju'il  .soit  maître  de  choisir  le  moment  de 
la  prise  en  possession.  Cela  dépend  en  général  de  l'expi- 
ration du  bail;  mais  une  chose  très-importante  pour  lui, 
c'est  de  bien  stipuler  les  clauses  de  son  contrat. 

En  Ecosse,  la  paille  et  le  fumier  sont  considérés  comme 
tenant  au  sol  5  par  conséquent  ils  appartiennent  sans  in- 
demnité au  fermier  entrant.  Cet  usage  existe  aussi  dans 
plusieurs  comtés  d'Angleterre.  Au  premier  abord ,  cet 
usa^e  parait  également  avantageux  aux  deux  parties  :  cela 
est  vrai ,  quant  à  !a  paille.  Le  fermier  entrant  y  trouve 
un  bénéfice,  et  le  sortant  n'y  perd  rien,  pulsqu'à  son 
entrée  il  a  joui  de  la  même  faveur.  Il  n'en  est  pas  de 
même  pour  le  fumier.  Le  fermier  sortant  n'a  point  inté- 
rêt à  diminuer  la  quanlilé  de  la  paille,  puisque  le  grain 
y  est  adhéient  j  mais  il  n'est  point  intéressé  à  conserver 
le  fumier.  Or,  comme  l'engrais  est  d'une  grande  impor- 
tance, il  vaut  mieux  en  trouver  une  quantité  considé- 
rable en  bon  état,  à  un  prix  raisonnable,  que  d'avoir 
pour  rien  les  miséraîiles  balayures  des  cours  ei  des  é ta- 
bles. La  meilleure  méthode  serait  donc  de  stipuler  que 
les  fumiers  seront  laissés  au  fermier  entrant  à  prix  dé- 
battu. 

En  Irlande  ,  il  n'y  a  point  d'usages  établis  pour  l'en- 
trée en  jouissance.  Lors  même  que  les  baux  contiennent 
à  cet  é^^ard  des  clauses  particulières  ,  elles  sont  rarement 


SES  DÉPENSES  ET  SES  REVENUS,  1  47 

observées.  En  général,  le  fermier  sortant  épuise  les  ter- 
res pendant  les  dernières  années  de  son  bail ,  et  enlève 
tout  ce  qui  peut  avoir  quelque  valeur.  Il  ne  demande 
rien  à  son  successeur,  mais  aussi  il  ne  lui  laisse  rien,  pas 
même  quelquefois  les  bàtiraens  de  la  ferme.  Il  n'est  pas 
rare  de  voir  dans  ce  pays  des  baux  passés  pour  trois  gé- 
nérations. Alors  il  est  d'usage  que  le  fermier  conslruise 
pour  lui-même  les  bàtimens  nécessaires  à  son  logement  et 
à  l'exploitation  de  la  ferme.  Mais  rien  ne  règle  la  somme 
qui  doit  être  employée  à  ces  constructions  :  et  comme  les 
capitaux  sont  rares  en  Irlande,  il  se  contente  d'élever  des 
espèces  de  chenils  propres  tout  au  plus  à  le  mettre  à  cou- 
Tcrt  lui  et  ses  bestiaux.  A  fin  de  bail ,  il  les  abandonne 
dans  un  état  complet  de  dilapidation. 

Dans  la  plupart  des  (*omtés  d'Angleterre  ,  le  labour,  le 
demi-labour,  les  engrais  et  les  semailles  se  cèdent  du  fer- 
mier sortant  au  fermier  entrant  à  prix  débattu.  Ces  es- 
timations se  font  par  deux  personnes  choisies  par  les  par- 
ties. En  cas  de  contestation  ,  ces  expert*  en  choisissent 
un  troisième  qui  les  met  d'accord.  Ces  précautions  sem- 
bleraient devoir  offrir  toute  sécurité  au  preneur  ^  cepen- 
dant il  faut  qu'il  veille  bien  à  ses  intérêts,  s'il  ne  veut, 
dès  son  entrée  en  possession,  se  voir  imposer  des  charges 
qui  peuvent  influer  d'une  manière  funeste  sur  la  suite  de 
ses  opérations. 

On  a  long-tems  cherché  à  établir,  d'une  manière  pré- 
cise, quel  devait  être  le  montant  de  la  rente  à  laquelle  a 
droit  le  propriétaire  du  sol.  Les  premières  allusions  rela- 
tives à  cet  objet  sont  dans  l'Ecriture- Sainte,  le  droit  du 
propriétaire  y  est  fixé  au  cinquième  de  la  récolte.  Dans 
les  lems  féodaux ,  le  fermage  se  composait  du  paiement 
en  nature  d'une  certaine, portion  des  produits  de  la  terre 
et  de  quelques  services  personnels  imposés  aux  fermiers. 


148  ADMINISTRATION  D^UNE  FERME, 

On  trouve  encore  des  traces  de  ces  usages  dans  les  mon- 
tagnes de  l'Ecosse  et  en  Irlande ,  où  les  petits  fermiers 
ou  sous-fermiers  paient  souvent  leur  fermage  en  corvées. 
Lorsqu'on  établit  en  Angleterre  le  fermage  en  argent ,  on 
l'évalua  à  un  tiers  environ  de  la  valeur  du  produit.  Tant 
que  le  labour  fut  le  seul  procédé  employé  à  la  produc- 
tion ,  et  que  l'élève  des  bestiaux  se  borna  à  la  consom- 
mation du  fourrage  produit  par  les  localités ,  ce  calcul 
fut  facile  à  établir^  mais  à  mesure  que  le  système  d'ex- 
ploitation s'est  agrandi,  il  est  devenu  plus  difficile  d'éla- 
blir  et  d'appliquer  les  proportions.  Le  docteur  Anderson, 
sir  Edouard  West  et  Malthus,  sont  les  premiers  écrivains 
qui  ont  établi  les  bases  de  la  théorie  de  la  rente  de  la 
terre.  Ricardo,  Mac-Culloch  et  Torrens,  disent  que  la 
rente  doit  être  cette  partie  du  produit  agricole  qui  reste 
après  que  les  frais  de  la  production  ont  été  prélevés.  Cette 
définition  n'est  pas  assez  explicite. En  bonne  justice,  le 
montant  de  la  rente  due  au  propriétaire  doit  être  ce  qui 
reste  de  bénéfice  ,  toutes  charges  payées  et  prélèvement 
fait  de  ce  qui  appartient  au  fermier  tant  pour  ses  soins 
ei  peines  que  pour  l'indemnité  de  ses  risques  et  l'intérêt 
de  son  capital.  Mais  il  est  clair  que  le  revenu  du  pro- 
priétaire doit  être  calculé  sur  le  surplus  du  bénéfice  pro- 
duit par  les  procédés  de  culture  généralement  en  usage 
dans  le  pays.  Il  ne  peut  avoir  aucun  droit  sur  les  profils 
additionnels  qui  résulteront  de  l'intelligence  supérieure 
ou  des  capitaux  du  fermier.  S'il  élevait  des  prétentions 
de  cette  nature ,  elles  seraient  absurdes  et  injustes;  si  elles 
étaient  admises  elles  auraient  pour  résultat  d'empêcher 
toute  espèce  d'amélioration. 

Le  taux  du  fermage  ne  peut  et  ne  doit  donc  être 
que  l'objet  de  conventions  particulières  où  chacune  des 
parties  cherche  à  se  procurer  un  avantage  sur  l'autre , 


SES  DÉPENSES  ET  SES  REVENl'S.  1  49 

mais  la  plupart  du  tems  sans  y  réussir  d'une  manière 
bien  sensible  ,  car  la  valeur  d'une  terre  est  toujours 
connue  à  peu  de  chose  près  par  l'expérience  et  par  les 
observations  des  voisins. 

Au  mode  de  fermajO[e  en  argent  établi  d'une  manière 
fixe  ,  on  en  a  substitué  un  autre,  variable  selon  le  cours 
des  grains ,  et  qui  ,  bien  que  payable  en  argent ,  se 
nomme  fermage  en  blé.  Cette  métbode  présente  aussi 
des  inconvéniens.  Il  est  évident  que  le  fermage  doit  se 
prélever  sur  les  profits  de  l'exploitation  :  or ,  d'après  le 
système  dont  nous  parlons  ,  il  ne  peut  être  en  proportion 
constante  avec  ces  profits.  Supposons,  par  exemple,  que 
100  acres  de  terre  soient  affermés  à  24  schel.  l'acre  ,  ou 
120  liv.  par  an  5  que  le  prix  du  blé  soit  fixé  à  60  schel. 
le  quarter,  et  que  le  fermage  augmente  ou  diminue  de 
2  schel.  par  acre  pour  chaque  augmentation  ou  dimi- 
nution de  5  schel.  dans  le  prix  du  grain  -,  supposons  en- 
core que  la  terre  produise,  année  commune,  24  boisseaux 
par  acre.  Comme  le  prix  du  grain  dépend  nécessairement 
de  la  récolte  générale  du  royaume ,  et  que  les  produits 
d'une  ferme  doivent  nécessairement  être  en  rapport  direct 
avec  ceux  de  la  totalité  des  terres  du  pays,  il  s'ensuit  que 
si  le  blé  s'élève  à  65  schel.,  la  quantité  produite  ne  sera 
que  de  22  boisseaux  qui  donneront  au  fermier  un  peu 
moins  que  les  24  boisseaux  des  années  ordinaires.  Il  n'en 
devra  pas  moins  payer  un  fermage  de  130  liv.  au  lieu  de 
120  liv.  Prenons  l'inverse.  Le  blé  descend  à  55  schel., 
mais  le  produit  s'élève  alors  à  26  boisseaux  ,  ce  qui  met 
le  bénéfice  du  fermier  au  niveau  de  celui  des  années  ordi- 
naires -,  et  pourtant  il  n'aura  à  payer  qu'un  fermage  de 
100  liv.  Il  peut  se  présenter  des  inconvéniens  plus  graves 
encore.  Dans  une  ferme  conduite  d'après  le  système  raixle,^ 


lÔO  ADMINISTRATION  d'uNE  FERME  , 

le  prix  du  grain  et  celui  du  bétail  se  trouveront  souvent, 
l'un  très-élevé ,  l'autre  très^bas.  Ce  n'est  pas  seulement 
avec  le  blé  qu'on  paie  le  fermage.  Le  fermier,  dans  ce  cas, 
verra  ses  intérêts  gravement  compronlis-,  car  il  doit  payer 
un  fermage  calculé  sur  le  prix  d'un  article  exorbitam- 
ment  élevé  ,  avec  le  produit  d'un  article  réduit  à  une  dé- 
préciation proportionnée.  On  objectera  que  l'état  géné- 
ral des  marchés  tend  à  égaliser  le  prix  des  divers  produits 
des  fermes  ,  et  que  le  cas  signalé  est  excessivement  rare. 
Mais  il  suffit  qu'il  puisse  se  présenter  5  aussi  est-il  d'usage 
dans  les  contrats  de  cette  nature  de  fixer  au  prix  du  fer- 
mage un  maximum  et  un  minimum  qui  ne  peut  être  dé- 
passé. Cette  mesure  peut  prévenir  des  abus 5  mais,  selon 
nous,  la  méthode  la  plus  convenable  est  de  convenijr  une 
fois  pour  toutes  d'une  somme  fixe. 

Un  point  sur  lequel  les  économistes  n'ont  pu  réussir  à 
se  mettre  d'accord,  c'est  la  durée  que  l'on  doit  donner 
aux  baux  à  fermes.  Il  y  a  beaucoup  de  propriétaires  qui 
refusent  d'affermer  leurs  terres  pour  plus  d'une  année. 
Cela  a  lieu  surtout  dans  un  grand  nombre  de  terres  sei- 
gneuriales ;  et  cependant  on  y  'voit  des  fermiers  ,  nom- 
més alors  feniiiers  à  Vannée  ,  qui  exploitent  de  père  en 
fils  depuis  plusieurs  générations.  Ces  fermiers  considèrent 
leurs  droits  comme  tellement  assurés  ,  qu'ils  n'hésitent 
pas  à  placer  dans  leur  exploitation  des  capitaux  considé- 
rables :  et,  en  général,  ces  sortes  de  fermes  sont  cultivées 
d'une  manière  admirable.  Toutefois  ,  on  doit  considérer 
ces  cas  comme  des  exceptions  à  la  règle  générale ,  et 
non  comme  des  exemples  à  suivre.  Quelle  que  soit  la  con- 
fiance qu'ait  un  fermier  dans  la  parole  de  son  proprié- 
taire ,  la  loi  lui  accorde  des  .o-aranlJes  plus  assurées  ,  sur- 
tout en  cas  de  décès  de  ce  dernier.  Les  améliorations  qui 


SES  DÉPENSES  ET  SES  REVENUS.  151 

ont  rendu  Norfolk  célèbre  par  son  agricuUure  ne  datent 
que  de  Tépoque  où  l'on  y  a  introduit  les  baux  de  vinj^t- 
et  un  ans.  C'est  aussi  à  l'établissement  des  baux  à  long 
cours  que  l'Ecosse  doit  les  progrès  de  son  agriculture. 

Nous  avons  entendu  citer  comme  une  injustice  l'usage 
généralement  suivi  par  les  propriétaires,  d'augmenter  le 
fermage  à  l'expiration  du  bail,  en  proportion  des  amé- 
liorations que  le  fermier  a  établies.  Nous  serions  de  cet 
avis  si  le  fermier  n'avait  pas  profité  le  premier  de  ces 
améliorations.  Mais  il  faut  considérer  qu'il  a  travaillé 
avec  les  capitaux  du  propriétaire  en  même  tems  qu'avec 
les  siens  propres ,  et  du  moment  qu'il  a  obtenu  les  résul- 
tats qu'il  se  proposait ,  il  ne  doit  pas  plus  regretter  les  pro- 
fits du  maître,  qu'il  ne  regrette  ceux  du  meunier  et  ceux 
du  filateur  de  laine.  On  voit  pourtant  tous  les  jours  des 
fermiers  reculer  devant  une  amélioration  qui  leur  procu- 
rerait un  avantage  immédiat  5  et  cela  dans  la  crainte  que 
ce  soit  par  la  suite  une  cause  d'augmentation  de  bail. 

Il  est  clair  qu'au  fond  le  propriétaire  et  le  fermier  ont 
un  intérêt  commun  :  mais  ils  l'envisaffent  sous  des  faces 

ï  o 

opposées  -,  de  là  vient  qu'au  lieu  de  s'assister,  ils  se  con- 
trecarrent mutuellement.  L'un  désire  tirer  de  ses  terres 
le  plus  possible,  et  l'autre  paver  le  moins  possible.  Or 
pour  rendre  moins  sensible  les  collisions  d'intérêts,  le 
bail  doit  avoir  une  certaine  durée  qui  permette  au  fermier 
de  retirer  les  prémices  de  ses  améliorations.  L'intérêt  du 
propriétaire  est  donc  de  donner  au  fermier  un  bail  dont 
la  durée  l'engage  à  faire  des  sacrifices  dont  ils  recueille- 
ront le  fruit  tous  les  deux  à  une  époque  donnée.  Mais  ce 
n'est  point  ainsi  que  raisonnent  des  propriétaires  à  vues 
étroites.  Jaloux  de  tirer  de  leurs  terres  un  produit  que 
souvent  ils  exagèrent  dans  leur  imagination  ,  ils  limitent 


152  ADMIMSTRATION  d'uNE  FEUME, 

la  durée  de  leurs  baux  dans  l'espérance  de  pouvoir  les 
augmenter  plus  fréquemment.  De  son  côté,  le  fermier  se 
garde  bien  de  rien  faire  qui  augmente  la  valeur  de  la  pro- 
priété 5  et  tout  le  monde  y  perd. 

Tels  qu'ils  sont  maintenant  les  baux  à  fermes  contien- 
nent encore  des  clauses  absurdes  fondées  sur  des  systè- 
mes d'agriculture  surannés.  Gela  provient  en  général 
de  ce  que  le  propriétaire  ou  son  agent  n'entendent  rien  à 
la  culture  des  terres,  et  trouvent  plus  commode  d'adbé- 
rer  à  de  vieux  usages  ,  et  de  suivre  un  plan  tout  tracé. 
C'est  ainsi  que  les  habitudes  vicieuses  se  propagent.  Le 
premier  honnête  homme  venu  peut  être  régisseur  d'une 
propriété  ;  et  tout  homme  d'affaires  peut  rédiger  un  bail 
quand  les  clauses  principales  ont  été  arrêtées  ;  mais  il 
faudrait  que  ces  clauses  fussent  adaptées  à  chaque  ferme 
en  particulier  ,  et  qu'on  se  livrât  un  peu  plus  à  la  discré- 
tion du  fermier  lorsqu'il  offre  des  garanties.  Loin  de  nous 
de  conseiller  aux  propriétaires  une  confiance  illimitée  ; 
nous  disons  seulement  que  ,  tout  en  mettant  le  fermier 
dans  l'impossibilité  de  faire  mal ,  il  ne  faut  pas  le  mettre 
dans  l'impuissance  de  faire  bien. 

Voici  quelles  sont  en  général  les  clauses  d'un  bail  à 
ferme  :  nous  ne  parlons  point  de  celles  qui  règlent  la  ma- 
nière dont  les  cultures  seront  alternées. 

Le  contrat  précise  la  grandeur  et  les  détails  de  la  ferme, 
l'époque  de  l'entrée  et  la  durée  du  bail.  Le  propriétaire 
se  réserve  tous  les  minéraux  qui  peuvent  être  enfouis  sous 
le  sol ,  et  les  arbres  plantés  ou  à  croître  à  la  surface,  avec 
le  droit  de  creuser  et  d'abattre  en  cas  d'exploitation  des 
uns  et  des  autres,  sauf  dédommagement  convenable.  Il 
stipule  le  droit  de  reprendre  telle  ou  telle  portion  de  terre 
qu'il  voudrait  mettre  en  bois,  en  avertissant  le  fermier 


SES  DÉPENSES  ET  SES  REVENUS.  153 

un  an  d'avance.  Il  se  réserve  le  droit  de  chasse  pour  lui 
et  ses  amis ,  et  s'oblige  à  poursuivre  à  ses  frais  les  délits 
de  braconnaffe  commis  sur  la  propriété. 

De  son  côté  le  fermier  s'oblige  : 

1"  A  payer  le  fermage  d'année  en  année  à  des  délais 
fixés  ^  à  défaut  de  quoi  le  bail  peut  être  résilié^  à  acquit- 
ter les  taxes  ,  et  à  ne  rien  sous-louer  sans  autorisation. 

2"  A  protéger  le  gibier. 

3"  A  tenir  les  bàtimens  en  bon  état  de  réparation  (  le 
propriétaire  fournit  les  pierres  et  la  chaux).  Cette  clause 
ne  comprend  point  les  grosses  charpentes  ni  les  murailles. 
Les  risques  d'incendie  en  sont  aussi  exceptés. 

4°  A  conserver  les  futaies  ,  et  à  ne  rien  couper  dans  les 
bois  sans  autorisation. 

5°  A  tenir  en  bon  état  les  chemins  ainsi  que  les  fossés 
et  les  tranchées  de  dessèchement. 

6°  A  faire  de  nouvelles  tranchées  dans  certaines  por- 
tions de  terres,  à  prix  débattu. 

7°  A  remplacer  les  pâtures  qu'il  voudra  mettre  en  la- 
bour, et  à  ne  point  dénaturer  les  pâtures  permanentes. 

8°  A  faire  consommer  le  fourrage  sur  place  ,  ou,  s'il 
l'enlève,  à  faire  apporter  sur  les  lieux  une  certaine  quan- 
tité d'engrais. 

9"  A  fumer  et  donner  la  première  façon  d'une  manière 
franche  et  loyale  avant  l'expiration  du  bail  ,  sauf  les  in- 
demnités d'usage. 

10°  A  mettre  à  part  dans  la  dernière  année  du  bail ,  et 
à  conserver  soigneusement  le  fumier  et  la  paille  non  em- 
ployés pour  être  remis  au  fermier  entrant. 

11"  A  entretenir  un  certain  nombre  de  moutons,  et  à 
les  parquer  dans  l'étendue  de  la  ferme,  etc.,  etc. 

Il  nous  reste  à  parler  des  taxes  auxquelles  le  fermier  se 


154  ADMINISTRATION  d'uKE  FERME  , 

soumet  en  contractant.  La  première  est  la  dime  ;  la  se- 
conde ,  la  taxe  des  chemins  ,•  la  troisième  ,  la  taxe  des 
pauvres. 

La  dime  est  la  plus  importante  de  ces  taxes  ,  et  la  plus 
incommode ,  surtout  en  raison  de  la  manière  dont  elle 
est  perçue.  Lorsque  le  prélèvement  a  lieu  en  nature,  elle 
cause  au  propriétaire  et  au  fermier  un  préjudice  bien 
plus  {]Tand  que  la  valeur  intrinsèque  de  l'impôt ,  puis- 
qu'elle prive  le  sol  de  la  dixième  partie  de  ses  en.orais,  et 
qu'ainsi  elle  diminue  la  valeur  de  la  propriété  en  même 
tems  que  les  moyens  d'exploitation. 

Dans  quelques  paroisses,  les  terres  sont  Tranches  de  la 
dime,  ou,  en  d'autres  termes,  la  dime  est  réglée  selon 
d'anciens  usages  par  un  tarif  appelé  niodiis  ,  ce  qui  l'as- 
simile à  une  rente  fixe.  De  quelque  manière  qu'elle  soit 
prélevée,  il  est  du  plus  grand  intérêt  pour  le  fermier  en- 
trant de  s'informer  des  usages  du  pays  à  cet  égard. 

La  dime  se  divise  en  trois  classes  :  personnelle,  pré- 
diale  et  mixte.  La  première  étant  tombée  en  désuétude, 
nous  ne  parlerons  que  des  deux  dernières.  La  dime  pré- 
diale  ,  ainsi  nommée  de  prœdium  ,  propriété  foncière,  se 
prélève  sur  tous  les  produits  de  la  terre  5  elle  est  exigible 
lorsque  la  récoite  a  eu  lieu.  La  dime  mixte  se  prélève  sur 
tous  les  animaux  à  quelques  exceptions  près,  nourris 
dans  la  ferme  ,  ainsi  que  sur  leur  produit.  Tous  ces  ob- 
jets sont  compris  dans  deux  catégories  générales  nommées 
grande  dime  et  petite  dime.  La  grande  dime  comprend 
le  blé,  les  légumes,  les  foins  et  le  menu  bois,  en  un  mot 
tous  les  objets  qui  sont  susceptibles  d'être  liés;  aussi 
dans  les  lois  canoniques  on  l'appelle  le  dixième  des  ger- 
bes, decimœ  garbarum.  La  petite  dime  se  compose  des 
articles  qui  échappent  à  la  grande  comme  l'herbe  qui 


SES  DÉPENSES  ET  SES  JIEVENUS.  155 

est  destinée  à  être  broutée,  les  fruits  ,  les  animaux  do- 
mestiques ,  la  cire  et  le  miel.  Toutes  deux  sont  régies 
par  les  mémos  principes. 

Les  réglemens  qui  ont  établi  la  Laxe  des  chemins  por- 
tent que  toute  personne  possédant  un  waggon,  un  cbariot 
ou  un  tombereau,  avec  trois  chevaux  de  trait  au  moins  , 
et  faisant  valoir  dans  la  paroisse  des  terres  produisant  au 
moins  une  valeur  annuelle  de  50  liv.  st.,  devra,  chaque 
année,  pendant  six  jours,  à  la  réquisition  des  ingénieurs 
civils,  signifiée  quatre  jours  d'avance  ,  envoyer  un  cha- 
riot attelé  ,  avec  tous  les  ustensiles  convenables  et  deux 
hommes  valides  ,  pour  travailler  à  entretenir  les  roules 
de  la  paroisse.  Les  personnes  possédant  un  revenu  de 
plus  de  50  liv.  st.  fournissent  autant  de  chariots  addi- 
tionnels que  leur  revenu  égale  de  fois  cette  somme. 

Les  personnes  qui  nourrissent  trois  chevaux,  mais  dont 
le  revenu  n'est  que  de  30  liv.  st.  ,  ne  sont  tenus  d'en- 
voyer qu'un  homme  de  peine. 

Les  chevaux  d'une  ferme  peuvent  encore  être  requis 
pour  le  transport  des  troupes  ,  mais  cela  arrive  très-ra- 
rement. 

La  taxe  des^pauvres  qui ,  sous  la  dénomination  de 
/)007'  rate  ,  pèse  d'une  manière  si  exorbitante  sur  la  pro- 
priété territoriale  d'Angleterre,  date  delà  dissolution  des 
monastères  sous  le  règne  de  Henri  VÏÏL  Une  foule  de 
personnes  âgées  et  infirmes  qui  étaient  à  la  charge  de  ces 
établissemens  se  trouvèrent  sans  moyen  de  subsistance, 
et  il  fallut  que  la  charité  publique  prit  soin  de  les  nour- 
rir. Sous  le  règne  d'Elisabeth,  une  loi  ordonna  que  dans 
chaque  paroisse  il  serait  levé,  chaque  semaine,  ou  autre- 
ment, sur  tout  habitant  possédant  des  terres  ,  des  mai- 
sons, des  bois,  des  mines  de  charbon,  etc.  ,  une  somme 
d'argent  qui  serait  consacrée  à  cicheter  de  la  filasse  ,  de  la 


156  AD>fIi\rSTRATION  D  UNE  FERME  ,  ETC. 

laine,  etc.,  pour  fournir  du  travail  aux  pauvres,  et  pour 
nourrir  ceux  que  leur  à^^e  et  leurs  infirmités  rendraient 
incapables  de  travailler. 

En  conséquence  de  cette  loi ,  dont  les  principales  dis- 
positions sont  encore  en  vigueur  ,  toutes  les  propriétés 
sont  assujéties  à  la  taxe  des  pauvres.  Si  quelqu'un  trouve 
qu'il  a  été  imposé  trop  haut,  il  a  le  droit  de  réclamer  de- 
vant la  justice  de  la  paroisse-,  mais  il  doit  provisoire- 
ment payer  la  taxe  5  à  défaut  de  paiement  les  magistrats 
compétens  ont  le  droit  de  faire  saisir  ses  meubles. 

Cette  dernière  taxe,  contre  laquelle  tant  de  réclama- 
tions se  sont  élevées ,  est  une  des  plaies  du  pays  ;  et 
comme  tant  d'autres  institutions  utiles  mais  détournées 
de  leur  but  primitif,  il  est  à  craindre  qu'elle  n'augmente 
et  n'envenime  le  mal  qu'elle  était  destinée  à  guérir. 

Il  nous  resterait  maintenant  à  parler  du  mode  de  ré- 
partition de  l'impôt  territorial ,  et  à  indiquer  comment  il 
affecte  le  propriétaire  et  le  fermier.  Mais  cette  question  , 
encore  si  mal  comprise,  pour  être  traitée  d'une  manière 
convenable ,  demanderait  trop  de  développemens ,  et  sor- 
tirait du  cadre  de  cet  article. 

(Oiiat'terlj  Journal  of  y^ g i {culture.) 


^s\^h((ÎUn<($. 


PRÊTEURS  ET  E3IPRI  i>TEURS. 


Je  ne  connais  que  deux  races  d'hommes.  Que  l'angle 
facial  soit  aigu  ou  obtus,  que  rëbène  ou  l'albâtre  brillent 
sur  le  visage,  peu  importe;  toutes  ces  distinctions  s'effa- 
cent. Lessavans  n'ont  pas  le  sens  commun,  lorsqu'ils  s'a- 
musent à  classer  les  hommes  en  races  gothiques  ,  celti- 
ques ,  Scandinaves  ,  hindo-germaniques  :  classifications 
impertinentes  qui  se  réduisent  toutes  à  une  grande  dis- 
tinction élémentaire,  et  retombent  dans  deux  classes  uni- 
ques ,  séparées  par  une  ligne  de  démarcation  infranchis- 
sable. Le  doigt  de  Dieu  a  tracé  cette  ligne ,  la  société  a 
reconnu  cette  distinction.  Historiens  et  philosophes,  soyez 
attentifs.  L'homme  qui  emprunte  se  place  à  droite,  et 
l'homme  qui  prête,  à  gauche  ;  c'est  ainsi  que  l'humanité 
se  présentera  au  jour  du  jugement,  dans  la  grande  vallée 
de  Josaphat. 

La  race  qui  emprunte  est  la  race  noble ,  la  race  par 
excellence.  Une  supériorité  native  ,  une  sorte  de  souve- 
raineté d'instinct  se  laissent  apercevoir  sur  ses  traits,  dans 
son  regard  ,  dans  son  attitude.  La  race  qui  prête  est  dé- 
gradée. Contemplez-la  :  on  croit  lire  sur  son  front  triste 
et  pensif  la  nécessité  du  servage,  la  condition  de  l'obéis- 
sance. Née  pour  être  utile  ,  et  non  pour  dominer  ;  faite 
pour  être  exploitée  et  non  pour  exploiter  ,  elle  a  quel- 


158  PRÊTEURS  ET  EMPRUNTEURS. 

que  chose  de  soupçonneux,  d'humble,  de  triste,  qui 
contraste  avec  l'air  ouvert  et  sans  façon,  l'air  de  confiance 
et  de  conquête,  la  bonne  humeur  constante,  l'aimable 
audace,  la  généreuse  naïveté  de  l'emprunteur.  A  la  race 
des  préteurs  appartiennent  tous  les  juifs  que  leur  usure 
a  flétris.  A  la  race  noble  des  emprunteurs  viennent  se 
rattacher  tous  les  noms  honorables  ,  noms  de  rois  et  de 
princes,  de  ministres  et  d'hommes  de  génie,  d'humoristes 
et  de  femmes  brillantes  :  voici  Alcibiade  5  plus  loin  le 
joyeux  Falstaff-,  plus  loin  encore  le  spirituel  Dufresny,  le 
brillant  Richard  Steele  ,  l'éloquent  Mirabeau  ,  l'admira- 
ble Shéridan  ^  la  crème  et  la  fleur  de  l'humanité  :  su- 
blime famille  d'emprunteurs  qui  n'ont  pas  cessé  jusqu'à 
leur  dernier  soupir  de  prélever  sur  le  monde  l'impôt  diî 
à  leur  génie ,  et  qui  n'ont  pas  même  laissé  de  quoi  suffire 
à  leurs  frais  de  funérailles. 

La  santé  brille  sur  le  front  de  l'emprunteur,  le  sourire 
épanouit  sa  lèvre  rose  5  quel  air  d'heureuse  et  charmante 
insouciance  dislingue  ce  favori  de  la  nature  !  comme  il 
est  radieux  !  quelle  douce  confiance  dans  la  Providence 
et  le  sort  !  Le  tien  et  le  mien  ,  ces  deux  sources  de  toutes 
les  guerres ,  de  toutes  les  disputes ,  de  toutes  les  misères 
humaines ,  s'effacent  et  se  confondent  à  ses  yeux  !  quel  mé- 
pris pour  le  vil  métal  dont  l'éclat  séduit  les  hommes!  L'a- 
venir ne  l'effraie  pas ,  le  passé  n'a  point  de  terreur  pour 
lui,  le  présent  ne  l'inquiète  jamais;  il  vit  tranquille  , 
comme  le  lis  des  champs  ,  comme  la  fleur  des  monta- 
gnes. Jamais  grammairien  n'a  réduit  le  langage  à  ce  point 
de  simplicité  primitive.  Tous  les  dictionnaires,  selon  lui, 
se  réduisent  à  deux  ou  trois  mots  ;  tout  est  à  moi  l  ïl  voit 
clairement  les  bases  du  contrat  social ,  et  détruisant 
les  vaines  distinctions  inventées  par  les  législateurs  ,  il  a 
pour  principe  fondamental  la  communauté  originelle  des 


PRÉTEURS  ET  EMPP.UNTEUUS.  159 

biens.  \'i\e  remprunteur  !  il  n'y  a  que  lui  qui  sache  user 
(le  la  vie  ;  c'est  le  seul  aristocrate  de  l'univers. 

Je  n'aime  pas  en  général  le  système  de  nos  im- 
pôts. Est-il  rien  de  plus  dur  et  de  plus  sévère  qu'un 
percepteur  de  contributions?  un  employé  de  l'octroi? 
rien  de  plus  chagrinant  que  de  voir  son  revenu  écorné 
par  un  homme  dont  le  visage  est  une  menace ,  et 
(jue  les  recors  suivent  de  près  ?  L'emprunteur  est  le  seul 
qui  sache  asseoir  le  système  de  l'impôt.  Grâce  à  lui,  la 
taxe  que  nous  payons  est  volontaire  -,  il  fait  disparaître 
toutes  les  traces  de  supériorité  qui  nous  affligeraient  ,  il 
éloigne  de  nous  toute  idée  d'humiliation  ;  et  bien  que  l'es- 
pace qui  vous  sépare  de  lui  soit  plus  vaste  que  celui  qui 
séparait  le  trône  d'un  empereur  romain  et  la  pauvre 
femme  juive  condamnée  à  payer  l'obole  ,  il  nous  réserve 
une  jouissance  d'orgueil  ,  et  trouve  moyen  de  nous  con- 
vaincre de  notre  supériorité.  Son  exaction  prend  la  tour- 
nure d'une  prière  ^  la  douce  violence  de  sa  parole  est  une 
jouissance  pour  nous  ;  les  cordons  de  notre  bourse  se  dé- 
tachent d'eux-mêmes,  elle  s'ouvre  sans  eiFort,  elle  cède  à 
la  chaleur  embaumée  de  son  éloquence  ,  comme  le  man- 
teau d'un  voyageur  s'entrouvre  aux  rayons  du  soleil 
d'été.  Oh  !  quelle  différence  entre  lui  et  ces  bourreaux  de 
notre  caisse,  ces  valets  de  l'écriloire  ministériel,  ces 
exécuteurs  des  hautes  œuvres  financières  qui  viennent 
d'un  air  si  rogue  réclamer  le  droit  du  seigneur  !  Il  n'a  pas 
besoin  de  reçu,  il  ne  prend  point  de  terme,  il  vous 
paiera  un  jour,  il  ne  sait  quand  ,  lorsqu'il  plaira  à  Dieu  , 
à  Pâques  ou  à  la  Trinité  ,  à  la  première  époque  que  son 
imagination  lui  fournit,  ou  qui  lui  vient  à  la  bouche.  Les 
nobles  économistes,  Malthus,  Ricardo ,  Say,  ou  Mac- 
culloch,  ont-ils  jamais  atteint  cette  perfection  idéale? 

L'emprunteur  n'est  pas  de  ces  esprits  rigides  et  méti- 


160  PRÊTEURS  ET  EMPRUNTEURS. 

culeux,  de  ces  critiques  sévères  qui  y  regardent  de  bien 
près  lorsqu'on  leur  fait  une  proposition  ou  une  offre.  L'em- 
prunteur est  facile  de  commerce  ,  indulgent  pour  le  pro- 
chain :  il  ne  chicane  pas ,  il  ne  refuse  rien ,  il  accepte 
toujours.  Le  flux  qui  entre  dans  sa  bourse  n'a  jamais  de 
reflux  ^  il  reçoit  toutes  les  offrandes  ,  divinité  propice 
et  favorable  aux  mortels.  En  vain  l'homme  auquel  il  a 
résolu  de  faire  honneur  voudrait  lutter  contre  sa  destinée, 
le  sort  en  est  jeté  ,  le  filet  va  se  refermer  sur  sa  proie  ^ 
n'essayez  pas  de  vaincre  le  sort ,  6  vous  que  Dieu  a  faits 
pour  prêter  !  allez  au-devant  de  la  fatalité  qui  vous  ap- 
pelle, sachez  la  rencontrer  à  moitié  chemin  et  lui  faire 
bon  visage.  Point  de  façons ,  pas  de  scrupules  j  allez  tou- 
jours, laissez-vous  faire.  Voyez-le,  lui ,  comme  il  est  pai- 
sible et  à  son  aise  5  prenez  modèle  sur  cette  noble  assu- 
rance de  l'emprunteur.  Un  si  généreux  instrument  de  la 
destinée  vous  fait-il  peur  ?  Et  n'auriez-vous  pas  honte  de 
rester  en  arrière  de  l'exemple  qu'il  vous  donne  ? 

Voilà  les  réflexions  que  m'a  suggérées  la  mort  récente 
de  mon  vieil  ami.  Ralph  Wakeman,  décédé  mercredi  der- 
nier au  matin,  était  un  vrai  modèle,  un  type.  Fils  d'une 
noble  famille  et  fier  d'un  nom  qui  se  perd  dans  la  nuit  des 
souvenirs  héroïques  de  l'Europe,  il  est  mort  digne  de  ses 
ancêtres,  sans  penser  à  rien  ,  précisément  comme  il  avait 
vécu  ;  car  tout  bon  gentilhomme  est  de  la  race  des  em- 
prunteurs. Jamais  ses  actions  et  ses  sentimens  ne  furent 
indignes  de  ses  pères  ,  jamais  il  ne  s'est  abaissé  jusqu  à 
prêter  5  il  n'a  daigné  emprunter  qu'aux  personnages  les 
plus  nobles  et  les  plus  distingués  du  royaume.  De  très- 
bonne  heure  ,  il  s'est  trouvé  maitre  d'un  revenu  considé- 
rable. C'était  un  embarras  pour  lui  5  et  s'il  n'y  avait  pris 
garde ,  il  aurait  pu  tomber  naturellement  dans  la  classe 
roturière  des  prêteurs.  Loin  de  lui  cette  avilissante  idéej 


PRÉTEURS  ET  EMPRUNTEURS.  161 

avec  un  beau  désintéressement ,  il  a  rejeté  cet  embarras  ; 
il  s'est  défait  des  liens  qui  l'attachaient  au  monde. 

Il  s'est  fait  libre.  Le  premier  emploi  de  son  intelli- 
gence a  été  de  prendre  les  mesures  nécessaires  pour 
anéantir  ce  fatal  patrimoine  ,  pour  se  délivrer  de  ce  pe- 
sant et  triste  fardeau.  N'est-ce  pas  chose  contraire  à  tout 
ce  que  la  philosophie  a  de  plus  sacré,  de  voir  un  homme 
privé  conserver  un  trésor  et  des  fonds  secrets  ,  comme 
s'il  était  roi  ou  ministre  ?  Wakeman  avait  l'ame  plus  large 
et  plus  grande.  Une  fois  délivré  de  ce  poids  terrible ,  il 
marcha  dans  sa  force  et  dans  sa  liberté  ;  rien  ne  l'arrêta. 
Sa  carrière  s'ouvrit  5  athlète  formidable,  il  commença  la 
noble  vie  qui  seule  lui  convenait  5  il  fut  le  roi  des  em- 
prunteurs. 

On  l'a  vu  tour  à  tour  à  Dublin,  à  Edimbourg,  dans  les 
montagnes  d'Ecosse ,  autour  des  lacs  du  Cumberland  :  ce 
fut  une  véritable  périégèse  comme  disaient  les  anciens , 
une  tournée  triomphale.  D'après  je  ne  sais  quel  calcul  , 
que  je  regarde  comme  exagéré  ,  un  de  ses  amis  affirme 
qu'il  a  soumis  à  sa  dime  voyageuse  la  vingtième  partie 
deà  habitans  des  Trois-Royaumes.  Toujours  on  prèle  aux 
riches ,  toujours  on  prête  aux  héros  des  traits  d'hé- 
roïsme qui  réellement  ne  leur  appartiennent  pas.  Hercule 
n'a  pas  été  aussi  vigoureux,  ni  Achille  aussi  brave  qu'on 
Ta  supposé.  Mais  comme  j'ai  eu  l'honneur  d'accompagner 
mon  ami  dans  quelques-unes  de  ses  promenades  triom- 
phales ,  je  dois  convenir  que  le  nombre  de  personnes  qui 
reconnaissaient  en  lui  une  supériorité  incroyable  et  lui 
payaient  tribut  sans  se  plaindre  m'a  réellement  étonné  : 
ce  nombre  était  prodigieux.  Un  autre  aurait  pu  s'efFraver 
de  cette  troupe  créancière.  Pour  lui ,  c'était  une  p^loire. 
11  en  faisait  orgueilleusement  la  liste.  C'étaient  eux  qui 
alimentaient  sa  caisse  et  remplissaient  son  échiquier. 

XV.  11 


16^  PRÊTEURS  ET  EMPRUNTEURS. 

Eh  bien  !  avec  tant  de  ressources ,  chose  merveilleuse  ! 
Wackeman  trouvait  moyen  d'entretenir  dans  sa  caisse 
un  vide  perpétuel.  Il  était  d'une  opinion  contraire  à  ces 
philosophes  qui  ont  horreur  du  néant  et  qui  attribuent 
à  la  nature  leurs  opinions  personnelles.  «  Garder  de 
l'argent  trois  jours,  s'écriait -il  souvent  j  cet  argent 
va  moisir  !  »  Contemplez  ce  large  front ,  cet  œil  assuré , 
cette  face  riante ,  cette  tête  rejetée  en  arrière ,  ce 
calme  et  cette  noblesse  de  physionomie,  ce  crâne  dé- 
pouillé de  ses  plus  noirs  cheveux  et  couronné  d'une  au- 
réole grisâtre.  Voilà  ce  que  les  anciens  nommaient  cana 
Jides,  la  loyauté  blanchie.  Point  d'excuse  à  lui  offrir  ;  il 
n'en  attend  pas  ,  il  n'en  veut  pas  5  il  n'en  recevra  aucune. 
Lui  dire  non  est  aussi  impossible  qu'il  est  impossible  de 
dire  oui  à  ce  pauvre  personnage ,  maigre,  souffrant,  dé- 
bile ,  craintif,  à  l'œil  morne ,  au  sourcil  froncé ,  à  la  voix 
tremblante-,  emprunteur  bâtard^  ignoble  rejeton  d'une 
grande  famille  5  pleureur  misérable ,  qui  semble  vous 
dire  :  «  Maltraitez-moi,  je  n'ai  droit  à  rien  de  mieux  I  » 
Admettez  la  pétition  de  l'un,  annulez  celle  de  l'autre, 
vous  ne  faites  que  répondre  à  l'opinion  qu'ils  ont  d'eux- 
mêmes  5  c'est  les  satisfaire  tous  deux. 

Ah  !  je  n'ai  jamais  retrouvé  d'homme  semblable  à 
mon  grand  modèle,  Wakeman  l'emprunteur!  Jamais 
ce  beau  type  ne  renaîtra  dans  une  magnificence  aussi 
éclatante.  Que  je  regrette  ce  large  cœur  !  cette  sensibi- 
lité expansive!  cette  idéalité  complète!  cette  su[)ériorité 
qui  planait  au-dessus  de  tous  les  intérêts  matériels  !  Je 
n'ai  rien  retrouvé  de  comparable  parmi  vous,  race  dégé- 
nérée ,  au  milieu  de  hujuelle  je  suis  obligé  de  vivre,  pré- 
teurs des  tems  modernes. 

Un  tel  homme  doit  posséder  avant  tout  le  talent  de  dé- 
penser ;  comme  il  s'y  prenait  bien,  en  effet  !  quelle  mer- 


PRÉTEURS  KT  EMPRCNTKURS.  163 

veilleuse  facilité  à  semer  rar{';ent  !  comme  les  schellings 
s'en  allaient ,  comme  les puinées  disparaissaient!  comme 
les  bank-notes  s'évanouissaient!  Je  crois  qu'il  découvrait 
des  antres  inconnus,  des  cavernes  mvstérieuses,  au  sein 
desquelles  il  faisait  disparaître  ses  trésors.  C'est  le  fond 
d'un  tonneau^  d'une  cuve,  d'une  houleille,  d'une  table  de 
jeu;  c'est  aussi  la  poche  d'un  ami  -,  c'est  un  caprice  ;  c'est 
une  fantaisie  poétique;  souvent  ce  n'est  rien;  et  Taraient 
tombe  et  s'enyloutit  au  sein  d'une  fosse  magique ,  sans 
que  personne  puisse  deviner  comment  et  pourquoi  cet 
évanouissement  extraordinaire  s'est  opéré. 

Pourquoi  en  effet  notre  homme  concevrait-il  la  plus 
légère  inquiétude.^  le  premier  venu  n'est-il  pas  son  tri- 
butaire ? 

Je  ne  connais,  moi,  qu'une  sorte  d'emprunteur  que 
je  redoute.  Je  place  mes  richesses  sous  la  couverture  d'un 
livre  bien  plutôt  que  dans  une  caisse  de  bronze  ;  et  ceux 
qui  ne  respectent  pas  la  propriété  des  in-octavo  et  des 
in-douze  (classe  très-commune  par  parenthèse)  ,  me  sem- 
blent les  plus  dangereux  de  tous  les  mortels.  O  mulila- 
teurs  effrénés  des  collections  que  nous  avons  formées  avec 
tant  de  peine,  conservées  avec  tant  d'amour!  6  des- 
tructeurs de  la  symétrie  de  nos  rayons  !  créateurs  de 
tomes  dépareillés,  que  la  malédiction  tombe  sur  vous  et 
vous  écrase!  Allez,  allez,  sovez  analhèmes!  Jamais  on 
ne  me  réconciliera  avec  Comî.erbatch.  Il  a  un  volume  de 
mon  Beaumont  et  Fleîcher;  il  a  fait  dans  mon  édition  de 
Pluîarque  un  hiatus  formidable  ;  c'est  le  roi  de  cette  es- 
pèce de  lecteurs  qui  ne  croient  pas  à  l'utilité  des  cabi- 
nets de  lecture ,  et  qui  composent  leurs  bibliothèques  de 
fragmens  empruntés  à  toutes  les  paroisses.  Leur  opinion 
dangereuse  n'a  fait  que  trop  de  progrès  dans  le  public. 
Plusieurs  de  mes  amis  sont  persuadés,  mais  intimement 
persuadés,  que  l'emprunt  d'un  ouvrage  n'est  pas  un  era- 


164  PRÈÎEUUS  ET  EMPnUNTEURS. 

prunt ,  que  l'on  en  peut  faire  ce  que  l'on  veut ,  en  user  à 
sa  guise ,  et  que  rien  n'est  plus  naturel ,  plus  simple ,  plus 
nécessaire  au  bon  ordre  de  la  société  que  de  déranger  nos 
bibliothèques  et  de  les  détruire. 

Vous  vovez  cet  espace  vide,  dans  ma  petite  et  mo- 
deste bibliothèque  ;  là  reposait  autrefois ,  escorté  de 
Saint-Thomas  cV Aquin  et  des  Lettres  latines  (ïHéloïse, 
un  gros  volume  favori  de  mes  méditations  et  de  mes  veil- 
les :  Opéra  Bonavenlurœ  ,  les  OEuvres  de  Bonaven- 
tiire.  Que  faisais-je,  demandez -vous,  des  OEuvres  de 
BonavenlLire  ?  c'est  précisément  ce  que  m'a  demandé 
mon  ami  Gomberbatch ,  lorsque  dans  son  extase  ,  en  face 
du  volume  qu'il  convoitait,  il  me  faisait  observer  que  mes 
goûts  ne  s'accordaient  pas  avec  la  lecture  de  cet  ascéti- 
que ,  et  qu'un  tel  contraste  avait  quelque  chose  de  ridi- 
cule. D'ailleurs  ,  ajoutait-il  gravement ,  le  droit  que  nous 
pouvons  avoir  sur  les  livres  dépend  uniquement  de  la  ca- 
pacité que  nous  apportons  à  les  comprendre  ;  or,  comme 
il  ne  doute  pas  de  sa  supériorité  intellectuelle,  ce  droit  de 
conquête  lui  donne  une  très-grande  facilité  pour  dégar- 
nir les  rayons  de  ma  bibliothèque  et  pour  peupler  son  pro- 
pre cabinet  des  dépouilles  du  mien.  Ainsi  ont  disparu  suc- 
cessivement ,  hélas  !  mes  auteurs  favoris  :  un  tout  petit 
volume  de  cet  étrange  Thomas  Brown,  qui  n'écrivait  ja- 
mais avec  plaisir  que  sur  des  sujets  funéraires  ;  deux 
volumes  de  mes  chers  auteurs  dramatiques  du  seizième 
siècle-,  et  enfin  jusqu'à  un  volume  de  Shakspeare.  Pau- 
vres volumes  dépareillés  et  veufs  !  malheureux  orphelins! 
ceux  qui  survivent  semblent. pleurer  ceux  qui  sont  par- 
tis-, les  lacunes  laissées  au  milieu  de  mon  bataillon  litté- 
raire ,  ces  cadres  dégarnis ,  ces  témoignages  de  veuvage 
et  de  deuil  ont  quelque  chose  de  bien  cruel  et  de  bien 
affligeant  pour  moi. 

Rendons  cependant  justice  à  qui  elle  appartient  j  mou 


PRÈTPrnS  F,T  EMPTlUNTElinS.  1  65 

ami  Comberlbach  fail  tout  ce  qu'il  peut  pour  p;i\Tr  ses 
dettes;  de  tems  en  tems  il  aj)porle  cîiez  moi  quelque  pau- 
vre enfant  trouvé,  recueilli  dans  ses  voyages  bibliothé- 
caires. Tantôt  un  petit  Elzevir  doré  sur  tranche  ,  tantôt 
un  gros  volume  d'Erasme.  Il  les  oublie  et  les  laisse 
sur  une  table ,  avec  la  même  négligence,  avecle  même 
abandon  et  la  même  nonchalance  qui  lui  font  négliger 
mes  propres  intérêts  et  réaliser  les  emprunts  que  je 
serais  tenté  de  nommer  autrement.  Les  dons  involontai- 
res que  m'ont  fait  cet  insouciant  Comberbatch  et  quel- 
ques autres  amis  remplissent  tout  un  rayon  de  mon 
magasin  littéraire.  Là,  ces  pauvres  orphelins  se  sont 
naturalisés  ;  ils  dorment  paisibles ,  et  de  tems  à  au- 
tre je  m'amuse  à  secouer  la  poussière  qui  les  couvre  ; 
saisissant  au  hasard  un  tome  VI  de  Gozzi  et  un  tome  II 
de  sainte  Thérèse  ;  les  regardant  tous  comme  mes  enfans, 
et  professant  une  vénération  ,  une  piété  spéciales  pour 
cette  famille  saint-simonienne.  Je  les  héberge,  d'ailleurs, 
sans  qu'il  en  coûte  rien  à  personne  ;  et  certes,  il  ne  m'ar- 
rivera  jamais  d'avoir  recours  à  un  commissaire-priseur  , 
ni  de  chercher  à  m'indemniser  par  une  vente  publique 
de  la  peine  que  ces  chers  volumes  m'ont  coûté.  Jamais  je 
ne  m'inquiète  de  leur  généalogie.  Tout  cela  est  inutile  et 
dangereux  *,  jouir  de  leur  présence  me  suffit ,  je  n'en  de- 
mande pas  davantage. 

!N'allez  pas  croire  que  je  voie  tous  les  emprunteurs  avec 
la  même  indulgence  ;  celui-là  vous  vole,  mais  au  moins 
vous  êtes  sûr  que  son  vol  vous  profite.  Vous  faites  une 
bonne  action  en  vous  laissant  voler  -,  vous  préparez  une 
jouissance  à  l'un  de  vos  semblables.  S'il  ne  peut  pas  ton 
jours  vous  rendre  compte  de  l'argenterie  et  de  la  vaisselle 
qu'il  vous  emprunte ,  du  moins  il  sait  déguster,  il  est  con- 
naisseur, et  sa  reconnaissance  est  égale  au  plaisir  qu'il 


166  PRÊTEURS  ET  EMPRUNTEURS. 

éprouve.  Mais  ,  ô  mon  cher  Edmond  Kean  !  par  quelle 
perversité  singulière  ,  par  quelle  étourderie  malfaisante 
es-tu  venu  m'enlever  un  de  mes  plus  chers  trésors  ?  Qu'y 
avait-il  donc  de  commun  entre  toi  et  la  bonne  Margue- 
rite ,  duchesse  de  Newcastle  ?  Enfant  du  théâtre,  bercé 
dans  le  manteau  de  Hamlet,  toujours  entouré  de  forêts  de 
carton  et  de  cascades  de  fer-blanc  ,  que  pouvafs-tu  donc 
comprendre  aux  inspirations  romantiques ,  aux  élans  bi- 
zarres de  notre  duchesse?  Et  ta  maitresse  non  moins  sin- 
gulière que  toi ,  qui  nous  a  dérobé  un  volume  des  ser- 
mons du  révérend  père  Maillard;  n'était-ce  pas  là  une 
inexcusable  fantaisie,  un  besoin  de  dérober  que  rien  au 
monde  ne  justifiait?  Ne  ressembles-tu  pas  à  ces  enfans, 
heureux  de  piller  ce  qu'ils  ne  comprennent  pas ,  ce  qui 
ne  leur  servira  jamais  à  rien. 

Une  place  spéciale  parmi  les  emprunteurs  de  livres  ap- 
partient à  l'homme  de  génie.  Heureusement  celle  espèce 
d'emprunteurs  n'est  pas  très-commune.  Ces  gens-là  vous 
rendent  avec  usuj  e  ce  que  vous  leur  prêtez  ;  je  bénis  le  jour 
où  Samuel  ïaylor  Coleridge  reçut  de  moi  l'emprunt  de 
quelques  volumes.  Comme  il  me  les  rendit  embellis  ,  en- 
richis ,  et  si  j'ose  le  dire ,  diamantés  !  A  un  volume  d'al- 
gèbre ,  il  a  joint  des  notes  lyriques,  à  un  volume  de  poé- 
sie ,  un  volume  de  métaphysique.  Excellent  Samuel  ! 
Pourquoi  tous  les  emprunteurs  ne  te  ressemblent-ils  pas? 

Au  surplus  cette  famille  des  emprunteurs  est  immense, 
^t  je  n'espère  pas  en  décrire  seulement  la  plus  petite  par- 
tie ;  les  rois ,  dans  ces  derniers  tems,  sont  devenus  em- 
prunteurs ,  et  les  peuples  en  masse  se  sont  mêlés  du 
même  métier.  Femmes ,  constitution  ,  génie  ,  ridicule  et 
travers  ,  que  n'emprunte-t-on  pas  ? 

(  LamVs  Essays,) 


I 


NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

DE  LA  LITTÉKATL'RE,    DES  BEAUX-AUTS  ,    DCCOMMEUCE,    DES  ARTS 
IXDLSTUIELS  ,   DE   l' AGRICULTURE  ,   ETC. 


(§^ctence5   ^Jaturcfrc^. 


Conjectures  sur  la  formation  de  la  houille.  —  Mal- 
gré l'autorité  de  quelques  noms  en  faveur  de  la  théorie 
qui  allribue  la  formation  du  charbon  de  terre  au  règne 
végétal ,  on  n'a  pas  encore  pu  arriver  à  former  un  atome 
de  houille  ,  quelque  moyen  que  Ton  ait  employé.  Lors- 
qu'on attribue  la  formation  de  la  houille  à  la  submer- 
sion ,  parce  que  le    bois  qui   est  resté   long-tems  sous 
l'eau  prend  une  apparence  charbonneuse ,  on  avance  une 
hypothèse  qui  offre  peu  de  probabilités  en   sa  faveur. 
Cependant,  nous  trouvons  une  coïncidence  bien  remar- 
quable entre  le  lac  de  poix  de  la  Trinité  (1)  et  les  cou- 
ches de  houille  ,  sous  le  rapport  des  débris  de  végétaux 
que  l'on  rencontre  si  fréquemment  dans  ces  dernières  et 
qui  sont  l'un  des  motifs  les  plus  puissans  que  l'on  fasse 
valoir  à  l'appui  de  leur  origine  végétale.  Les  débris  que  Ton 
rencontre  dans  les  mines  de  houille  appartiennent  tous  à 
la  végétation  des  climats  chauds  et  des  pays  humides  5  ce 
sont  des  fougères ,  des  roseaux  ,  des  bambous,  des  pal- 
miers. Tous  ce;  végétaux  sont  extrêmement  abondans  au- 
tour du  lac  de. poix,  et  même  ils  croissent  à  sa  surface.  Si 
nous  supposons  donc  que  la  houille  a  la  même  origine 

(l)  Voyez  notre  dernier  Numéro ,  page  398, 


168  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

que  cette  poix  ,  elle  a  dû  se  trouver  dans  les  mêmes  cir- 
constances par  rapport  à  la  végétation,  et  alors  il  est  facile 
de  s'expliquer  comment  elle  contient  tant  de  débris  de 
végétaux.  Si  les  terrains  de  poix  de  la  Trinité  venaient  à 
être  recouverts  ou  envahis  par  de  nouvelles  couches ,  ils 
conserveraient  les  végétaux  qu'ils  contiennent  déjà  ou  qui 
sont  à  leur  surface.  Dans  les  parages  de  cette  ile,  il  y  a 
sous  la  mer  des  bancs  de  poix  qui  sont  assez  mous  pour 
que  l'ancre  d'un  navire  puisse  les  pénétrer  ;  il  ne  serait 
donc  pas  étonnant  qu'ils  continssent  aussi  des  coquilles 
d'origine  marine.  Les  grandes  crevasses  qu'offre  le  lac  de 
poix  sont  remplies  d'eau  dans  laquelle  vivent  des  pois- 
sons d'eau  douce  ;  plus  loin  sont  les  poissons  marins  en 
rapport  aussi  avec  des  masses  de  celle  poix.  Dès  lors  ,    il 
est  facile  de  comprendre  comment  on  peut  trouver  dans 
les  mêmes  espaces  et  à  côté  les  uns  des  autres  des  objets 
qui  ordinairement  ne  se  rencontrent  qu'à  de  grandes  dis- 
tances. Ne  peut-on  pas  supposer  que  les  couches  de  houille 
de  nos  contrées  aient  été  à  une  certaine  époque  dans  une 
condition  analogue  à  celle  dans  laquelle  sont  actuellement 
les  terrains  de  poix  de  la  Trinité.^  Si  ce  fait  était  bien 
examiné,  on  expliquerait  une  foule  de  phénomènes  anor- 
maux qui  jusqu'ici  n'ont  pu  l'élre  d'une  manière  satisfai- 
sante par  aucune  théorie.  A  notre  avis  les  formations  de 
poix  sont  primitives  et  ne  peuvent  être  le  produit  d'une 
simple  modification  de  la  matière  végétale.  La  botanique 
de  ces  terrains,   étudiée  avec  soin  ,   pourrait  répandre 
quelques  lumières  sur  les  restes  organiques  que  l'on  ren- 
contre dans  les  couches  de  houille,    et  l'on  trouverait 
probablement  entre  eux  une  conformilé  étoiniante  ;  jus- 
qu'à présent  personne  n'a  pensé  que  le  lac  de  poix  fût  le 
produit  de  la  végétation  qui  l'entoure. 


DU  COMHEnCE,  DF  L  INDISTHIE  ,  ETC.  1  60 

Miel  de  Trêbisonde.  —  La  saveur  el  la  qualité  du 
miel  varienl  suivant  les  difTéicntes  espèces  de  fleurs  sur 
lesquelles  les  abeilles  ont  été  buliner.  C'est  au  romarin, 
au  f^enel  et  au  serpolet  que  le  miel  de  Narbonne.  des  iles 
Baléares  et  du  mont  Hymète  doit  son  arôme;  c'est  à  la 
lavande  que  celui  de  Provence  emprunte  son  goût' exquis 
et  c'est  à  la  fleur  d'oranger  que  celui  de  Valence  et  de 
l'ile  de  Cuba  doit  sa  délicieuse  saveur.  Bans  les  pavs  au 
contraire  où  croissent  en  abondance  des  plantes  amères 
et  vénéneuses,  le  miel  est  d'un  goût  désagréable  et  quel- 
quefois même  pernicieux  a  la  santé.  Le  miel  que  les 
abeilles  récoltent  sur  les  fleurs  du  buis,  du  tabac,  des 
scrofulaires  et  du  sarrazin  ,  acquiert  un  goût  très-désa- 
gréable el  peut  être  quelquefois  d'un  dangereux  usage. 
Dioscoride  parle  d'une  certaine  espèce  de  miel  qui  l'ài- 
sait  devenir  fous  ceux  qui  en  mangeaient  5  Strabon  rap- 
porte qu'il  existait  dans  les  des  de  Négrepont  une  espèce 
de  miel  qui  rendait  les  gens  slupides  et  mornes.  Diodorc 
de  Sicile  assure  que  la  Colchide  fournit  une  espèce  de 
miel  qui  plonge  dans  un  abattement  profond  ceux  qui 
en  mangent,  et  Xénophon  prétend  qu'un  corps  d'ar- 
mée fut  saisi  d'un  accès  de  folie  ,  ou  plutôt  d'une 
ivresse  temporaire  ,  pour  avoir  mangé  quelques  l'ayons 
de  miel  qui  se  trouvaient  sur  le  bord  de  la  route. 
(i  On  suppose  ,  ajoute-t-il ,  que  ce  miel  provenait  des 
fleurs  de  Vazalea pojitica,  d'ovf  les  abeilles  le  forment, 
parce  que  cette  plante,  qui  exhale  une  odeur  délicieuse, 
croit  en  abondance  dans  cette  contrée.»  M.  Keith-Abbotl, 
dans  une  lettre  écrite  à  la  Société  zoologique  de  Londres, 
vient  de  confirmer  l'assertion  de  Xénophon.  a  L'effet 
que  produit  le  miel  que  l'on  récolte  dans  certaines  con- 
trées voisines  de  Trêbisonde  sur  ceux  qui  en  mangent  se 
rapporte  parfaitement ,  comme  je  m'en  suis  assuré  moi- 


1 70  NOUVELLES  DES  SCIENCES  ^ 

môme,  aux  symptômes  décrits  par  Xénophon  .  Quand  on 
le  prend  en  petite  quantité,  il  produit  un  violent  mal  de 
tête  et  des  vomissemens  ,  et  le  malheureux  qui  s'en  est 
nourri  ressemble  à  un  homme  ivre-,  une  plus  grande 
quantité  le  priverait  de  sa  force  et  de  sa  raison  pen- 
/     dant  plusieurs  heures.  » 

Plantes  aquatiques  de  V Amérique  septentrionale  >•■-- 
On  trouve  en  Amérique,  depuis  la  Nouvelle  -  Orléans 
y,  jusqu'au  Canada ,  plusieurs  plantes  remarquables  parmi 
lesquelles  nous  citerons  la  sanacenia  et  une  dianée  ,  la 
dionea  muscipula.  Cette  dernière  ,  transportée  en  Eu- 
rope ,  est  déjà  bien  connue  des  curieux  et  des  natu- 
ralistes. La  sanacenia  ,  dont  on  connaît  six  espèces  , 
croit  dans  les  terrains  marécageux  ^  ses  feuilles  ne  sont 
pas  plates  comme  celles  des  autres  plantes  ,  mais  tubu- 
laires  et  évasées  à  leur  sommet,  de  manière  à  former  au- 
tant de  petits  vases,  dont  Forifice  est  garni  d'un  rebord. 
Ces  feuilles  se  trouvent  constamment  à  moitié  pleines 
d'eau.  On  ignore  dans  quel  but  la  nature  a  pourvu  ces 
plantes  de  semblables  réservoirs,  qui  ne  paraissent  pas 
très-nécessaires  à  leur  végétation  ,  puisqu'elles  croissent 
dans  les  marais.  Mais  on  a  observé  que  des  milliers  d'in- 
sectes, pour  qui  elles  sont  un  appât  trompeur,  vont  conti- 
nuellement y  chercher  une  mort  à  laquelle  ils  ne  peu- 
vent échapper  ,  parce  qu'aussitôt  qu'ils  sont  entrés  dans 
le  tube  et  descendus  jusqu'à  l'eau  ,  la  feuille  se  ferme  et 
il  leur  est  impossible  de  remonter. 

Etat  actuel  de  la  civilisation  chez  les  Indiens  du  Ca- 
nada, —  Pendant  que  les  Indiens  Chippewais  meurent  à 


DU  COMMERCE,  DE  l'inDUSTRIE  ,  ETC.  171 

Londres,  victimes  de  la  cupidité  de  quelques  charlatans 
européens  ,  occupons-nous  des  progrès  réels  que  font  ces 
tribus  dans  leur  pays  natal. 

Depuis  que  l'Angleterre  a  adopté  une  politique  plus 
humaine  envers  les  Indiens  qui  se  trouvent  dans  nos 
possessions  de  l'Amérique  septentrionale  ,  on  remarque 
chez  ces  peuples  des  progrès  assez  sensibles  dans  la  civi- 
lisation. Nous  emprunterons  les  détails  qu'on  va  lire  à 
un  rapport  fort  curieux  sur  la  situation  actuelle  des  tri- 
bus indiennes  dans  l'Amérique  anglaise,  présenté  au 
parlement  dans  la  dernière  session. 

Avant  1810,  lorsque  le  gouvernement  anglais  ne  cher- 
chait qu'à  exciter  les  Indiens,  soit  contre  les  Français  , 
soit  contre  la  confédération  anglo-américaine  ,  il  ne  dis- 
tribuait pas  moins  de  150,000  liv.  sterl.  (3,375,000  f.) 
par  an  aux  différentes  tribus  qui  habitaient  ces  contrées; 
mais  insensiblement  celte  somme  a  été  réduite  ,  et  en 
1830  ,  on  ne  leur  a  distribué  que  20,000  livres  sterling 
(500,000  francs)  ,  tant  à  litre  de  cadeaux  ,  que  comme 
redevance  des  cessions  de  terres  faites  par  elles.  Voici 
comment  cette  somme  a  été  répartie  entre  les  divers 
membres  de  ces  tribus  :  c'est  en  quelque  sorte  une  sta- 
tistique de  la  population  indienne  dans  les  possessions 
anglaises  de  l'Amérique  du  nord. 


Chefs  de  guemers  qui ontprispaiii 
pour  les  Anglais  dans  la  guene 
contre  les  Améiicains.  .      178 
Femmes  ou  veuves  de  ces 

chefs  de  guerriers 184 

Chefs  actuels 321 

Guerriers 4,9i8 

Femmes  de  guerriers,  ...   5,310 


Enfans  de  1  à  4  ans.  ...  i  ,400 

Enfans  de  5  à  9  ans.  . .  .  1,101 

Enfans  de  10  à  15  ans. . .  1,226 

Filles  de  l  k  II  ans 1,102 

Id.  de  5  à  9  ans 1,011 

Id.  dé  10  à  14  ans 898 


Total 18,709 


C'est  donc  à  peu  près  entre  1 9  et  20,000  individus  que 


17-2  NOUVELLKS  DES  SCIENCES, 

cette  somme  a  été  distribuée  ,  non  en  espèces ,  mais  en 
une  multitude  d'objets  d'une  utilité  générale  :  des  étofï^s, 
des  armes,  de  la  coutellerie  et  mille  autres  variétés  d'us- 
tensiles. Pour  mettre  les  Indiens  en  mesure ,  soit  de  se 
débarrasser  des  animaux  férocesqui  pourraient  leur  nuire, 
soit  de  se  procurer  les  riches  fourrures  dont  quelques  qua- 
drupèdes de  ces  contrées  sont  pourvus,  on  leur  distribue 
chaque  année  60,000  liv.  de  poudre  et  5  ou  600  fusils. 
Cependant,  malgré  tous  les  soins  du  comité  des  In- 
diens pour  leur  rendre  plus  facile  la  voie  de  la  civilisa- 
tion, ces  peuples  sont  entourés  de  plusieurs  obstacles  qui 
arrêtent  leurs  bonnes  intentions  et  qui  rendent  parmi 
eux  les  progrès  de  la  civilisation  lents  et  difficiles.  Nous 
signalerons  cependant  quelques  faits  qui  démontreront 
que  les  efforts  que  fait  le  gouvernement  britannique 
pour  faire  jouir  les  Indiens  des  avantages  de  la  civilisa- 
tion ne  sont  pas  entièrement  perdus. 

Depuis  quelques  années  la  tribu  des  Mohawks  a  adopté 
le  costume  européen  et  formé  divers  établissemens  ru- 
raux d'une  assez  grande  importance.  Les  Chipewais  ,  qui 
sont  au  nombre  de  500,  ont  exprimé  un  vif  désir  de  se 
convertir  au  christianisme  et  d'adopter  les  mœurs  et  les 
coutumes  des  Européens.  Les  Missisiques  ,  qui  naguère 
étaient  adonnés  à  la  paresse,  à  l'ivrognerie  et  à  toute  es- 
pèce d'habitudes  vicieuses,  viennent  de  construire  un 
village  qui  se  compose  d'une  trentaine  de  maisons  et 
d'une  école  oii  quarante  enfans  apprennent  à  lire  et  à 
écrire  en  anglais.  Un  jardin  est  annexé  à  chaque  maison 
du  village,  et  en  outre  ils  cultivent  en  commun  quel- 
ques champs  semés  de  mais  et  de  quelques  autres  cé- 
léalès.  Voici  en  peu  de  mois  quelle  est  la  richesse  agri- 
cole et  immobilière  de  ces  tribus  :  416  maisons  ,  6872 
acres  de  terres  en  culture,  738  chevaux,  869  vaches, 


nu  COMMERCE,   DE  l'iNDUSTRIE  ,  ETC.  173 

613  bœufs,  200  moutons,  1630  porcs.  Ainsi,  quoique  la 
civilisation  chez  les  Indiens  du  Canada  n'ait  pas  fait  des 
progrès  aussi  remarquables  que  chez  les  Indiens  Chero- 
kees,  cependant  elle  est  déjà  assez  avancée  pour  que  l'on 
puisse  espérer  d'en  obtenir  bientôt  de  grands  résultats, 
tant  dans  l'intérêt  de  ces  peuples  que  dans  celui  de  la 
société  en  général. 


^Wl(i.|UC. 


Composition  du  nouveau  ministère  -whiq.  —  Nous 
avons  toujours  eu  soin  ,  à  l'avènement  de  chaque  nouveau 
cabinet,  défaire  connaître  à  nos  lecteurs  le  nom,  les  titres 
et  le  caractère  des  principaux  personnages  placés  à  la  tête 
de  l'administration  de  la  Grande-Bretagne.  Voici  une 
note  qui  remplit  cet  objet  à  l'égard  du  ministère  d'avril. 

Le  Ticomte  de  Melbourivb  ,  premier  lord  de  la  Trésorerie,  vient 
d'atteindre  sa  56*  année  ;  il  est  beau-frère  du  lord  Duncaunon. 
Il  est  \euf  depuis  1828  et  n"a  qu'un  fils.  Le  père  de  lord  Melbourne 
fut  élevé  à  la  pairie  en  1770. 

Le  marquis  de  LAivsDOwrre ,  président  du  conseil ,  est  le  fds  cadet  du 
célèbre  comte  de  Slielburne ,  qui  devint  premier  ministre  à  la  mort 
du  marquis  de  Rockiugliam  en  1782  ,  et  qui  fut  i-envoyé  du  minis- 
tèie  par  la  coalition  de  Fox  et  Nortli.  Le  marquis  de  Ijansdovvne , 
n'étant  cpie  lord  Henri  l^ett^',  pendant  la  vie  de  son  frère  aîné  ,  rem- 
plit la  place  de  chancelier  de  l'échiquier,  sous  la  passagère  adminis- 
tration des  whigsen  1826.  Sa  seigneurie  est  dans  sa  55"  année,  et  a 
épousé  une  fille  du  comte  dllchester.  Son  fils  aîné  prend  le  titre  de 
comte  de  Kerry,  et  siège  à  la  Chambre  des' Communes  comme  repré- 
sentant de  Calne. 

Lord  Auckland  ,  premier  lord  de  l'amirauté,  représente  une  branche 
de  l'ancienne  famille  d  Eden.  Il  est  fils  aîné  de  W.  Eden,  autrefois 
ambassadeur  en  France  ,  et  c{ui  fut  créé  baron  Auckland  en  1793. 
lord  Auckland  est  cousin-germain  de  lady  Bexley  ;  il  est  dans  sa 
51'  année. 

Lord  HoLLA>D,  chancelier  du  duché  de  Lancastre ,  est  neveu  du  fa- 
meux Charles-Jacques  Fox,  à  qui  il  ressemble  beaucoup.  11  est  fils 


1  74  NdUVELtES  DES  SCIENCES  , 

unique  de  feu  Stephen  lord  HoUand,  et  cousiu-gei'main  de  lady 
Mary  Fitzpatrick ,  fille  du  comte  d'Upper  -  Ossoiy.  Lord  IloUand 
est  dans  sa  60*^  année. 

Lord  DuivcA^nvoN ,  premier  commissaire  des  bois  et  forets  et  du  sceau 
privé,  est  fils  aîné  du  comte  de  Bcsborougli ,  cousin-germain  de  lord 
Spencer,  et  beau-frère  de  lord  Melbourne.  La  famille  Ponsonby,  que 
ce  noble  lord  représente  ,  sétablit  en  lilande  sous  le  protectorat  de 
Cromwell ,  et  y  a  depuis  conservé  une  très-grande  influence.  Lord 
Duncannon  est  dans  sa  52"^  année,  et  a  épousé  lady  Maria  Fane, 
troisième  fille  du  comte  de  Westmoreland. 

Le  très -honorable  J.  Spking  IUce  ,  cliancetier  du  L'échiquier,  est  le 
représentant  de  deux  anciennes  familles  établies  en  Irlande ,  sous  le 
règne  d'Elisabeth  (les  Rice  ofMount  Frencliards  et  les  Spring  ofCast- 
lemains).  Il  vient  d  atteindre  sa  i3*  année,  et  a  épousé  lady  Tlieo- 
dosia  Pery,  seconde  fille  du  comte  de  Limerick. 

Sir  John  Cam  Hobhouse  ,  président  du  bureau  de  contrôle,  est  fils  et 
héritier  de  feu  sir  Benjamin  Hobhouse,  créé  baron  en  1812,  Sir 
John  Hobhouse  a  /i9  ans  ;  il  est  connu  dans  le  monde  littéraire 
comme  l'ami  intime  et  le  compagnon  de  voyage  de  lord  Byron  ,  et 
le  héros  historique  de  Cliilde  Harold.  Il  épousa  ,  en  1828  ,  lady  Julia 
Hay,  la  plus  jeune  des  filles  de  l'eu  le  marquis  de  Iweeddale.  Il  est 
veuf  depuis  deux  mois. 

Le  très  -  honorable  Charles  PouLETT  Thompson,  président  du  coni' 
merce ,  est  fils  aîné  de  J.  Poulett  Thompson  d'Austin  Friars  ,  et  frère 
de  M.  Poulett  Thompson  Scrope ,  membre  du  Parlement  pour 
Stroud.  Il  fut  d  abord  négociant  à  Londres  ;  mais  ayant  été  nommé 
ministre  de  la  couronne ,  sous  l'administration  de  lord  Grey,  il  quitta 
la  carrière  commerciale.  On  lui  doit  do  fort  bons  discours  sur  le 
commerce,  lindustrie  et  les  finances  de  la  Grande-Bretagne. 

Lord  John  Russell,  secrétaire  d'état  au  département  de  l'inté- 
rieur, est  le  fils  puîné  du  duc  de  Bedford ,  issu  de  son  premier  ma- 
riage avec  Georgina  Elisabeth,  fille  de  lord  Tonington  ,  et  neveu 
du  duc  Francis,  ami  de  Fox.  Lord  John  Uussell  est  dans  sa  43'  an- 
née ;  il  vient  d" épouser  lady  Ribblesdale,  sœur  de  M.  Lister,  au- 
teur de  Granby ,  et  fille  de  feu  Thomas  Lister. 

Le  vicomte  Palmerston  ,  secrétaire  d'éiat  aux  affaires  étrangè- 
res,  est  né  en  1784,  et  a  hérité  de  son  titre  de  pair  d  Irlande  en 
1802.  Il  appartient  à  une  brandie  des  Temple  de  Stowe  ,  représen- 
tée aujoiird  hui  par  sa  grâce  le  dvic  de  Buckingham.  Le  frère  de  sa 
seigneurie ,  Ihonorable  William  Temple ,  est  ministre  pléiûpoten- 
tiaire  près  la  cour  de  Naples. 

Le  ti'ès-honorable  Charles  Grant,  secrétaire  d'état  pour  les  colonies, 
est  fils  de  C.    Grant,  autrefois  président  de  la  corn*  des  directeurs 


DD  COMMERCE,  DE  L  INDUSTRIE,  ETC.  175 

des  Indes- Oriental  es,  et  frère  du  très-honorable  Robert  Grant ,  gou- 
verneur de  Bombay  :  il  est  sui-  le  point  d'être  créé  pair. 

Lord  UowicK  .  secrétaire  d'état  au  département  de  la  guérite,  est  fils 
et  héritier  do  lord  Grcy  ;  il  est  dans  sa  33'  année. 

Frakcis  BAIU^G.  secrétaire-adjoint  à  la  trésorerie  ,  est  fils  aine  de 
sir  Thomas  Baring.et  a  épousé  miss  Grey,  nièce  de  lord  Grcy.  Lim- 
porlance  de  la  famille  Baring  a  été  établie  par  sir  Francis  Baring , 
que  lordErskiuc  qualifia  de  premier  marchand  du  monde.  La  famille 
de  Sir  Francis  est  d'ongine  allemande  ,  et  résida  long-tems  dans  le 
comté  de  Devon. 

Sn  Edward  John  Sta>xey  .  secrétaire  adjoint  d  la  trésorerie,  repré- 
sente une  branche  de  la  '  grande  famille  de  Stanley  originaire  du 
comté  de  Ghester.  11  est  fils  aine  de  F.-J.  Stanley,  baronet. 

Slv  Jouy  CAyip^Eï,!,,  procureur-général,  est  fils  du  Dr.  Campbell, 
ministre  dans  le  comté  de  Five,  et  gendre  de  lord  Abinger. 

Robert  Monset,  Rolfe  ,  écuyer ,  solliciteur  général ,  est  parent  de 
feu  lord  Pselson. 

Le  très-honorable  Robert  Cdtlar  Ferglsson  ,  yMg'c,  avocat-général, 
exerça  d  abord  comme  avocat  dans  1  Inde  et  acquit  une  fortune  con- 
sidérable. Il  possède  la  terre  de  Craigdaroch,  dans  le  comté  de  Dumfries. 

Sir  Heset  Para-ei.l  ,  payeur  général  et  trésorier  de  la  marine,  est 
fils  de  feu  sir  John  Paruell ,  baronet ,  chancelier  de  l'échiquier  irlan» 
dais  ;  il  a  épousé  lady  Coroline  Dawson  ,  fille  du  comte  de  Portar- 
lington.  Sir  Henry  est  dans  sa  59'  année  ;  on  lui  doit  de  fort  bons 
ouvrages  sm-  les  finances  de  l'Angleterre. 

.  lOii 

Le  marquis  de  Cont^giiam,  directeur  général  des  postes,  a  hérité  des 
dignités  et  des  biens  de  sa  famille  en  1832.  Sa  seigneurie  est  dans  sa 
38*  année.  Il  a  épousé  une  fille  du  marquis  d'Anglesea. 

Sir  RcFAXE  SiiAWE  DorîKTv  ,  maître  général  de  l'ordinaire ,  est  fils  de 
feu  le  général  Robert  Doukin,  oflicier  f|ni  se  distingua  dans  la  guerre 
d  Amérique  ,  et  gendre  du  comte  do  Minto. 

Le  comte  de  ^Illgrave,  lord  lieutenant  d'Irlande,  est  auteur  de 
quelques  romans  à  la  mode;  il  y  a  précisément  12  5  ans  que  son  an- 
cêtre, su"  Coustaiitin  Phipps,  était  chancelier  d'Irlande.  Le  comte 
est  âgé  de  38  ans. 

Lord  Plumcet,  lord-clinncclier  d'Irlande,  est  le  dernier  fils  de  feu 
révérend  Thomas  Pluukel,  ministre  de  1  église  écossaise. 

Lord  ^loEPETH  ,  secrétaire  pour  l'Irlande,  est  fils  aiué  du  comte  de 
Ciirlisle,  nevi-u  du  duc  de  Devoushire,  et  gendre  du  duc  de  Sulher- 
land.  Sa  sei^ueuiie  est  née  en  1802. 


1 76  NOUVELLES  DES  SCIENCES . 

Progrès,  importance ^  commerce  et  industrie  de  la 
'ville  d'Odessa.  —  La  ville  d'Odessa  est  bâlie  sur  le  côté 
ouest  d'une  baie  formée  entre  les  embouchures  des  ri- 
vières du  Bug  et  du  Dniester,  par  un  bras  de  la  mer 
Noire,  qui  pénètre  à  une  distance  de  15  verstes  dans 
J'intérieur  des  terres.  Cette  ville  est  bornée  au  nord,  au 
sud  et  à  Test ,  par  des  steppes  élevées  qui  impriment  à  ses 
environs  un  aspect  triste  et  monotone ,  quoique  les  ha- 
bitans,  à  force  de  soins,  y  aient  introduit  quelques  planta- 
lions.  Le  port  est  commode  et  abrité  par  deux  môles  qui 
le  garantissent  des  vents  de  l'ouest-,  on  estime  qu'il  peut 
recevoir  300  navires.  D'après  des  observations  faites  du- 
rant plusieurs  années,  on  a  constaté  que  la  navigation 
du  port  d'Odessa  n'est  interrompue  en  hiver  que  pen- 
dant trente-neuf  jours.  Ce  chiffre  n'est  cependant  qu'une 
moyenne  5  car  il  arrive  souvent  que  la  glace  se  maintient 
dans  toute  l'étendue  du  golfe  pendant  deux  mois,  tandis 
que  d'autres  fois  on  n'aperçoit  pas  un  seul  glaçon  flottant , 
même  dans  le  mois  de  janvier. 

Lorsqu'en  1792  ,  après  la  paix  de  Jassy ,  l'impératrice 
Catherine  jetait  les  premiers  fondemens  d'Odessa,  ce 
n'était  pas  une  ville  qu'elle  prétendait  bâtir,  mais  bien 
un  simple  entrepôt  pour  le  commerce  de  ses  sujets  dans 
la  mer  Noire  et  la  mer  d'Azof.  Quelques  années  après, 
la  sage  et  prévoyante  administration  du  duc  de  Richelieu 
vint  féconder  l'entreprise  encore  incertaine  de  Catherine. 
En  1799,  Odessa  ne  comptait  pas  moins  de  4,800  ha- 
bitans.  Cinq  ans  après,  ce  chiffre  avait  triplé,  et  depuis 
l'ukase  impérial  de  1817,  qui  a  accordé  la  franchise  au 
port  d'Odessa  et  exempté  pendant  trente  ans  les  habilans 


DU  COMMERCE,  DE  l'iNDUSTRIE,   ETC.  177 

de  cette  ville  de  toute  espèce  de  taxes,  la  population  s'est 
considérablement  accrue.  En  1 820,  il  y  avait  déjà  36,000 
liabitans,  et  le  recensement  de  1833  constata  la  présence 
de  50,300  personnes.  A  cette  époque,  on  comptait  à 
Odessa  6,494  maisons,  17  é^jlises  de  diflférens  rites,  3  in- 
stitutions de  charité,  546  magasins  à  blé ,  900  boutiques 
et  1535  entrepots  de  vins.  L'industrie  manufacturière  est 
encore  dans  l'enfance  à  Odessa  ,  les  divers  établissemens 
qu'on  y  a  formés  occupent  à  peine  350  ouvriers  ;  toutefois, 
un  mouvement  progressif  s'y  fait  sentir.  En  1 823,  la  valeur 
des  produits  manufacturés  fut  estimée  à  895,200  roubles. 
En  1832  ,  elle  a  été  portée  à  1,764,000  roubles.  Dans 
l'espace  de  ces  dix  années  ,  leur  importance  s'était  donc 
accrue  du  double.  Il  n'en  a  pas  été  ainsi  du  commerce 
maritime.  Les  difFérens  événemens  politiques  dont  le 
Bosphore,  la  Propontide  et  l'Asie-Mineure  ont  été  le 
théâtre ,  ont  imprimé  aux  relations  commerciales  de 
cette  ville  de  grandes  fluctuations  -,  cependant  on  a  cal- 
culé que  j  de  1824  à  1832,  la  moyenne  des  exporta- 
tions de  ce  port  a  été  de  16,431,289  roubles  (environ 
65,725,156  fr.)  et  celle  des  importations  de  8,117,341 
(environ  32,469,364  fr.  ).  La  quantité  de  blé  qu'ex- 
porte tous  les  ans  Odessa  peut  être  estimée  à  2,500,000 
liectolitres.  Cet  article  fait  avec  les  suifs  la  partie  la  plus 
importante  du  commerce  de  cette  ville.  L'exportation 
des  laines  s'accroît  chaque  jour  et  deviendra  bientôt  très- 
considérable.  Voilà  quelle  est  la  situation  actuelle  des 
intérêts  matériels  d'Odessa.  Jetons  un  coup-d'œil  sur  les 
efforts  qu'on  y  a  tentés  pour  propager  l'éducation  et  ?S»î2 
les  moyens  d'instruction  parmi  les  habitans  de  cette  co- 
lonie. 

Odessa  possède  aujourd'hui  8  écoles  publiques  et  1 0 
écoles  particulières,  où  1374  garçons  et  397  filles  re- 
XV.  12 


178  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

çoivent  les  premiers  élémens  de  l'instruction.  Quant  aux 
adultes  ,  ils  ont  à  leur  disposition  2  bibliothèques  publi- 
ques ,  un  musée  ,  4  cabinets  de  lecture  et  5  publications 
périodiques  rédigées  en  français  et  en  langue  russe.  Mais 
ce  n'est  pas  tout ,  cette  colonie  demande  aussi  aux  peu- 
ples qui  se  trouvent  placés  à  la  tête  de  la  civilisation  en 
Europe  un  grand    nombre  de  leurs  productions    litté- 
raires 5  c'est  ainsi  qu'eu  1831  ,  25,000  volumes  ont  été 
importés  à  Odessa,  40,000  en  1832  ,  et  47,000  en  1833. 
Au  reste,  ce  mouvement  intellectuel  que  nous  venons 
d'indiquer  pour  Odessa  se  manifeste  sur  d'autres  points 
de  l'empire  russe.  A  Saint-Pétersbourg,   à  Moscou,  le 
commerce  de  la  librairie  prend  chaque  année  un  ac- 
croissement considérable.  Ces  deux  villes,  malgré  l'acti- 
vité de  leurs  imprimeries,  ont  demandé  à  la  France,  en 
1834,  de  6  à  700,000  fr.  de  livres.  A  Pélersbourg,  le 
libraire  Smirdinn,  et  à  Moscou,  Schiraieff,  ont  surtout 
par  d'habiles  entreprises  favorisé   le  développement  de 
la  librairie  :  ouvrages  originaux ,  traductions,  journaux, 
recueils  périodiques,  ils  ont. tour  à  tour  exploité  ces  di- 
vers genres  et  toujours  avec  succès.  Une  Encyclopédie 
à  V usage  des  gens  du  monde ,  traduite  ou  rédigée  en 
russe,  a  obtenu  un  placement  de  6,000  exemplaires;  et 
Moscou  va  bientôt  imprimer  un  Pe/my  Magazine ,  qui 
est  destiné,  dit-on  ,  à  avoir  un  succès  prodigieux.  Le  li- 
braire Smirdinn  a  eu  l'heureuse  idée  de  publier  à  l'ins- 
tar du  livre  des  Cenl-et-Un ,  sous  le  titre  de  Novoceliè , 
un  recueil  à  la  rédaction  duquel  ont  concouru  toutes  les 
célébrités  littéraires  de  l'empire  russe  j  c'est  un  énorme 
in-8°  sur  vélin ,  accompagné  de  portraits  et  qui  a  été  tiré 
à  plus  de  3,000  emplaires.  La  Bibliothcca  dlia  Tschtenia 
(  Bibliothèque  de  Lecture  )  du  même  éditeur  n'a  pas  eu 
moins  de  succès.  Elle  compte  déjà  près  de  4,000  sous- 


DU    COMMERCE,    DE    l' INDUSTRIE,  ETC.  179 

cripleurs.  Cette  espèce  de  revue  paraît  mensuellement  par 
cahier  de  400  pages,  et  contient  des  articles  originaux , 
ainsi  que  des  traductions  empruntées  aux  meilleurs  ou- 
vrages publiés  en  France,  en  Angleterre  et  en  Allemagne. 
h' élé^dnte  Jieuiie  Etî'angère  ,  de  MM.  Bellizard  et  C , 
ne  compte  pas  moins  de  1,200  abonnés.  On  en  attribue 
4,000  à  V Abeille  du  Nord. 

Un  trait  de  la  vie  de  Charles Lamb. — Comme  "Walter- 
Scott,  Charles  Lamb  avait  son  chien  favori,  Sparks.  Sparks 
était  magnifique  5   quelles  oreilles  pendantes  !  quel  poil 
admirable  !  quelle  robe  soyeuse  !  mais  surtout  quel  carac- 
tère !  Sparks  n'était  pas  le  chien  ,  mais  le  maître  de  son 
maître  ^   et  Lamb ,  le  bon  Lamb  ,  était  le  chien  de  son 
chien.  Quoique  la  bonne  Brigitte  et  son  frère  fussent  tous 
deux  membres  de  cette  confrérie  célibataire  qui  a  beau- 
coup de  faiblesse  pour  les  animaux ,  l'un  et  l'autre  dé- 
testaient toute  espèce  de  quadrupèdes ,  d'ovipares  et  de 
bétes  volatiles  ou  autres.  Sparks  seul  avait  trouvé  grâce 
auprès  d'eux.  Jamais  chien  ne  fut  plus  spirituellement 
taquin  ,   plus  coquet ,   plus  ingénieux  à  tourmenter  son 
maître.  L'un  et  l'autre  se  promenaient  à  peu  près  tous  les 
jours,  dans  les  environs  de  Londres,  ou  plutôt  Sparks 
promenait  Lamb.  Ce  dernier  avait  grand'peur  de  perdre 
l'animal ,  qui  était  d'une  race  fort  curieuse  ;  et  Sparks 
trouvait  un  plaisir  exquis  à  engager  le  philosophe  dans 
les  plus  étroites  allées,  dans  les  rues  les  plus  désertes 
ou  les  plus  immondes.    Tantôt  Sparks  disparaissait  pen- 
dant vingt-cinq  minutes,  tantôt  il  livrait  la  guerre  à  une 
couvée  de  canards  et  de  poules  d'Inde  qui  barbottaient 
autour  de  notre  héros.  On  était  sûr  de  trouver  Lamb 


180  NODVELLES  DES  SCIENCES, 

dans  les  endroits  qu'il  délestait,  dans  les  sentiers  qu'il 
avait  en  horreur  -,  Sparks  connaissait  la  faiblesse  du 
maître.  Il  en  lirait  avantage  en  véritable  chien  qu'il  était. 
Quand  le  pauvre  Lamb  avait  attendu  sous  le  soleil  et 
dans  une  grande  agitation  le  retour  de  son  chien  ,  voilà 
Sparks  qui  revenait  haletant ,  gambadant  et  plein  d'une 
joie  vierge  qui  aurait  pu  passer  pour  de  l'ironie. 


'<^m 


c$. 


Iles  Cocos  (le  la  ruer  du  Sud.  —  Dans  notre  livrai- 
son du  mois  d'octobre  1833,  nous  avons  fait  pour  la  pre- 
mière fois  mention  de  ce  nouvel  archipel,  qui  est  encore 
très-peu  connu  des  géographes  ,  nous  allons  dans  cette 
notice  en  compléter  la  description. 

Le  groupe  des  îles  Cocos  est  situé  par  les  12°  9'  de  la- 
titude sud  et  97°  5'  longitude  est ,  et  s'étend  depuis  le 
12°  3' jusqu'au  12°  14'  de  latitude  sud.  Quoique  ce  ne 
soit  que  très-récemment  que  les  navigateurs  aient  fait 
mention  de  ce  petit  archipel ,  son  apparition  au-dessus 
de  l'Océan  remonte  sans  contredit  à  une  époque  très-re- 
culée. Les  vagues  ont  profondément  creusé  les  rochers 
qui  servent  de  ceinture  à  ces  petites  lies-,  insensiblement 
ils  ont  cédé  à  l'action  continue  de  ces  chocs,  et  leurs  dé- 
bris glissant  au  fond  de  la  mer,  puis  s' amoncelant  les  uns 
sur  les  autres,  ont  formé  une  multitude  de  petites  criques 
où  le  marin  est  toujours  sûr  de  trouver  un  asile  contre 
la  tempête.  Le  capitaine  Horsburke,  dans  ses  Directions 
for  Oriental  Navigation  .,di\e  premier  donné  une  descrip- 
tion succincte  des  lies  Cocos ,  qu'il  appelle  aussi  îles  de 
Keeling^  mais  les  avantages  que  cet  archipel  offre  aux 
navigateurs  sont  restés  totalement  inconnus  jusqu'à  l'é- 


DU  COMMERCE,  DE  l' INDUSTRIE  ,  ETC.  l8l 

poque  où  le  capitaine  Ross  visita  la  partie  méridionale 
de  ce  f;roiipe  ,  plus  spécialement  appelée  îles  Cocos. 
C'est  là  qu'il  trouva  un  havre  excellent  pour  le  radoub 
de  son  navire ,  et  c'est  de  là  qu'il  partit  pour  explorer  et 
esquisser  les  côtes,  ainsi  qu'une  partie  de  l'intérieur  du 
pays.  Quelque  tems  après,  le  capitaine  Ross,  attiré  par  la 
beauté  du  climat,  vint  se  fixer  dans  le  havre  qui  lui  avait 
servi  de  refuge,  et  lui  donna  le  nom  de  Pojt  Albion^ 
puis  il  forma  un  peu  plus  loin  vers  le  sud-est  un  nouvel 
établissement  qu'il  appela  New-Sebna. 

Sa  petite  colonie  se  composa  d'abord  de  sa  famille,  de 
quelques  domestiques ,  parmi  lesquels  se  trouvaient  un 
maçon  et  un  charpentier.  Avec  d'aussi  faibles  élémens 
de  succès,  celte  colonie  grandit  et  prospère  chaque  jouri 
et  se  renforce  sans  cesse  par  l'arrivée  de  nouveaux  émi- 
grans  qui  viennent  de  la  Malaisie  et  des  différentes  îles 
de  la  mer  du  Sud.  Le  port  Albion  se  trouve  placé  sur  la 
route  des  navires  qui  passent  le  détroit  de  la  Sonde,  qui 
fréquentent  la  côte  orientale  de  Sumatra  et  qui  vont  de 
l'Inde  à  l'Australie  ;  et  comme  la  navigation  de  ces  mers 
est  sans  cesse  arrêtée,  soit  par  des  vents  du  sud-est ,  soit 
par  de  faux  courans,  il  en  est  bien  peu  qui  puissent  se 
dispenser  de  relâcher  à  Port-Albion  ou  à  New-Selma. 
Tous  les  marins  qui  fréquentent  ces  mers  considèrent 
l'établissement  du  capitaine  Ross  comme  une  oasis  où  ils 
sont  sûrs  de  trouver  les  moyens  nécessaires  pour  réparer 
leurs  avaries  ,  où  ils  peuvent  se  procurer  des  provisions 
fraîches  en  abondance,  de  Teau  délicieuse,  des  porcs,  de 
la  volaille  et  des  noix  de  cocos  d'une  saveur  exquise. 

p^oyages  du  missiominire  Wol^.  —  Le  révérend  Jo- 
seph WolfF,  israélile  de  naissance  ,  est  un  des  voyageurs 
modernes  les  plus  remarquables,  sinon  par  les  résultats, 


182  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

de  ses  voyages,  du  moins  par  roriginalité  de  son  carac- 
tère. Converti  au  christianisme  ,  il  a  parcouru  une  par- 
tie de  l'Asie  dans  l'espoir  de  ramener  les  infidèles  à  la  foi 
de  Jésus ,  et  de  retrouver  les  traces  des  dix  tribus  juives. 
Il  quitte  Malte  en  1828  ,  se  rend  en  Perse,  traverse  le 
pays  des  Turcomans  ,  atteint  Balkh  et  Bokhara,  pénètre 
dans  les  montagnes  de  Kaboul ,  fait  route  à  travers  l'Inde 
et  le  Cachemire,  et  arrive  en  Egypte  par  l'Arabie  et  la 
mer  Rouge.  Dans  cet  immense  voyage,  il  est  soutenu  par 
un  enthousiasme  religieux  qui  doit  exciter  d'autant  plus 
l'admiration  qu'il  n'aboutit  à  aucun  résultat ,  ne  peut  se 
vanter  d'aucune  conquête,  et  que  notre  héros  ne  gagne 
absolument  rien ,  si  ce  n'est  des  coups  de  bâton  ,  des  in- 
jures, et  quelquefois  une  hospitalité  franche  et  cordiale. 
Tantôt  les  brigands  de  la  Turcomanie  le  dépouillent  de 
tous  ses  habits  ,  le  forcent  de  monter  sur  un  cheval  sans 
selle  et  sans  bride  ,  et  de  courir  ainsi  au  grand  galop  à 
travers  d'immenses  déserts^  tantôt  d'autres  voleurs  vien- 
nent combattre  les  voleurs  primitifs  ,  et  leur  enlever  leur 
prise.  Le  pauvre  missionnaire  ,  toujours  battu  ,  mais 
toujours  criant ,  au  milieu  des  fanatiques  sectateurs  de 
Mahomet ,  que  Mahomet  n'est  pas  le  vrai  prophète ,  est 
évalué  quinze  tomans  ,  vendu  comme  esclave  ,  revendu 
pour  seize  tomans.  Puis  les  derniers  voleurs  ne  savent 
trop  que  faire  de  lui  ;  et  poursuivis  par  une  bande  plus 
forte  que  la  leur,  ils  discutent  en  présence  de  Wolff  la 
grande  question  de  savoir  s'il  n'est  pas  de  leur  intérêt  de 
le  tuer  sur  la  place. 

Après  toutes  ces  déconvenues  et  tous  ces  périls ,  il 
échappe  d'une  manière  miraculeuse,  non  à  la  bastonnade 
perpétuelle  qui  l'accompagne  sans  cesse,  mais  à  la  mort 
dont  il  est  menacé.  Le  prince  Abbas-Mirza  entend  parler 
de  lui  et  de  la  situation  dans  laquelle  il  se  trouve  ;  il  en- 


DU  COMMERCE,   DE  l' INDUSTRIE  ,  ETC.  183 

yoie  (les  soldais  qui  le  mctlent  en  liberté.  A  Bokhara , 
où  un  gouvernement  presque  régulier  se  trouve  établi , 
il  fait  une  belle  entrée  solennelle,  monté  sur  un  cbeval 
blanc ,  l'Evangile  d'une  main  et  la  Bible  de  l'autre.  Le 
premier  ministre  de  l'empire  lui  donne  audience  et  le 
Iraiteivcc  corisidér  ation  :  rien  ne  prouve  mieux  que  le 
discours  suivant,  adressé  par  le  ministre  au  missionnaire 
Wolff,  la  nécessité  où  se  trouvera  un  jour  l'Orient  tout 
entier  de  recevoir  la  loi  de  l'Europe.  Déjà  le  gouverne- 
ment britannique,  la  demi-civilisation  anglaise  de  l'Inde, 
la  régularité  de  ses  mouvemens  et  la  puissance  accor- 
dée à  la  loi  ont  fait  impression  sur  les  imaginations  orien- 
tales :  «Si  tu  vois  le  gouverneur  anglais  de  l'Inde  ou  le 
roi  des  îles  Britanniques  ,  dit  à  WolfF  le  premier  minis- 
tre Gouch-Bekhie ,  apprends -leur  que  le  roi ,  les  mol- 
lahs et  moi  -  même  ,  nous  désirons  voir  un  ambassadeur 
anglais  venir  s'établir  ici  avec  sa  femme.  La  loi  de  Bo- 
khara veut  que  toute  femme  qui  pénètre  dans  notre 
royaume  n'en  sorte  jamais,  nous  ferons  une  exception  , 
et  l'ambassadeur  en  partant  pourra  emmener  sa  femme. 
Nous  voudrions  aussi  quelques  officiers  qui  nous  ensei- 
gnassent la  discipline  européenne.  Si  l'ambassadeur  ap- 
portait avec  lui  des  montres  et  des  horloges  en  présens 
offerts  au  roi ,  ces  présens  seraient  acceptés  avec  recon- 
naissance. Le  gouverneur  d'Orenburg  vous  a  envoyé  der- 
nièrement 700  manuscrits  persans  ;  nous  désirons  aussi 
qu'un  médecin  d'Europe  s'établisse  dans  la  Bokharie. 

—  Nous  sommes  bien  déchus  de  ce  que  nous  étions 
autrefois  ,  reprit  un  autre  musulman  qui  assistait  à  cette 
conversation  ;  notre  pavs  est  divisé  en  plusieurs  petites 
seigneuries.  Il  nous  faut  un  roi  couronné.  Nous  ne  som- 
mes pas  des  voleurs  comme  les  Turcomans ,  les  habitans 
du  Balkan  et  de  Naz.arah.  Nous  avons  été  un  grand  peu- 


184  KOUVELLES  DES  SCIENCES, 

pie.  Que  les  Francs  nous  donnent  un  roi ,  et  nous  rede- 
viendrons quelque  chose.  L'Inde  nous  a  appartenu.  Les 
Francs  ont  conquis  l'Inde  ,  non  par  l'épée,  mais  par  la 
science  et  la  justice.  Nous  les  aimons  eux  et  leurs  fem- 
mes. Yoyez  leurs  femmes  à  Bombay,  a^ec  leurs  poitrines 
blanches  et  semblables  à  des  merveilles.  » 

C'est  aux  extrémités  de  l'Orient  que  les  diplomates 
parlent  ainsi.  Quant  à  WolfF,  il  y  a  peu  de  voyageurs 
qui  aient  couru  autant  de  dangers  pour  arriver  à  de  si 
médiocres  i^ésultats  5  les  paroles  que  nous  avons  citées 
sont  à  peu  près  le  seul  extrait  intéressant  du  récit  qu'il 
vient  de  publier  à  Malte. 

De  la  longésnté  des  artistes  dramatiques.  —  Dans 
le  siècle  dernier,  c'était  un  usage  assez  généralement 
reçu  chez  les  actrices  de  reconnaître,  moyennant  quelques 
cadeaux  ,  les  en  fans  illégitimes  des  grandes  dames  de  la 
cour.  On  conçoit  combien  ces  transactions  devaient , 
d'une  part,  accroître  la  licence  des  mœurs  des  hautes 
classes,  et  de  l'autre,  combien  de  perturbations  elles 
devaient  occasioner  au  sein  des  artistes  dramatiques.  En 
1692  ,  l'acteur  3îountford  fut  tué  de  sang  froid  à  sa  porte 
par  lord  Mohun  et  le  capitaine  Hill.  Les  uns  attribuèrent 
cet  assassinat  à  la  jalousie  de  miss  Bracegidle ,  d'autres 
prétendirent  que  Mountford  fut  tué  pour  avoir  trahi  l'a- 
mour de  lady  Mohun  ou  de  toute  autre  grande  dame,  et 
qu'un  des  enfans  élevés  par  sa  veuve  comme  le  sien  était 
par  le  fait  un  des  fruits  de  cette  liaison  fatale.  Quoi  qu'il 
en  soit,  la  filiation  des  acteurs  a  toujours  été  très-mys- 
térieuse. Shultcr  disait:  u  Je  suppose  que  je  suis  le  fils 
de  quelqu'un;  mais  je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  jamais 


BU  COMMERCE,  DE  l'iNDUSTKIE  ,   ETC.  185 

appelé  personne  père,  mère,  oncle,  tante  ou  cousin.  » 
M.  Powell  ne  put  jamais  trouver  une  famille.  Kean ,  en 
mourant,  nia  que  M"  Carey,  sa  mère  putative,  eût  aucun 
droit  à  l'appeler  son  fils,  et  il  répéta  ce  qui  avait  été  la 
pensée  de  toute  sa  vie,  qu'il  avait  eu  le  duc  de  Norfolk 
pour  père.  Quand  le  riche  M.  Bail  épousa  M"*  Mercan- 
dotti ,  il  eut  un  moment  d'inquiétude  en  voyant  sa  fiancée 
embrasser  un  individu  qui  l'appelait  sa  fille-,  il  prétendit 
n'avoir  jamais  mis  dans  ses  calculs  qu'elle  fut  la  fille  de 
personne. 

Si  la  parenté  des  comédiens  est  difficile  à  établir,  il  est 
bien  plus  difficile  encore  de  déterminer  leur  âge.  La  vie 
aventurière  de  nos  artistes  durant  les  dix-septième  et  dix- 
huitième  siècles ,  leur  existence  orageuse ,  les  excès  de 
tous  genres  auxquels  ils  se  livraient ,  le  peu  de  rapports 
qu'ils  avaient  avec  le  reste  de  la  société ,  ont  fait  supposer 
de  tout  tems  que  la  durée  movenne  de  la  vie  était  chez 
les  acteurs  plus  courte  que  chez  les  autres  classes.  C'est 
une  erreur.  Prenons  au  hasard  quelques  artistes  vivans , 
et,  sans  nous  occuper  de  leur  âge  positif ,  supputons  le 
nombre  d'années  qu'  ils  on  t  passées  sur  la  scène  depuis  leurs 
débuts.  Ce  sera  la  meilleure  manière  d'éclairer  le  pro- 
blème; car  si  l'on  considère  que  la  plupart  des  individus 
que  nous  allons  citer  ne  devaient  pas  avoir  moins  de 
vingt  à  trente  ans  lorsqu'ils  parurent  pour  la  première  fois 
sur  la  scène,  on  se  convaincra  facilement  qu'ils  ont  at- 
teint un  âge  assez  avancé,  et  on  conviendra  avec  nous  que 
la  Providence  a  tout  autant  de  sollicitude  pour  l'existence 
de  ces  pauvres  âmes  damnées  que  pour  celle  de  nos  mi- 
nistres et  de  nos  prélats.  C'est  aux  Mémoires  publiés  par 
un  vétéran  de  la  scène  anglaise,  par  un  homme  qui  j)os- 
sède  toutes  les  anecdotes  dramatiques,  qui  sait  toutes  les 
existences  qui  se  sont  succédé  depuis  cinquante  ans  sur 
les  théâtres  de  Londres ,  que  nous  empruntons  ces  don- 


I 


186 


NOUVELLES  DES  SCIENCES 


nées.  On  peut  donc  les  considérer  comme  tout-à-fait  au- 
tlieiUiques. 

Tableau  présentant  le  nom  des  principaux  acteurs  vhans  ,  avec 
l  iridîcntion  du  nombre  des  années  qui  se  sont  écoulées  depuis 
leur  première  apparition  sur  la  scène. 


NOMS  ANNEES 

des  écoulées 

acleuis.  depuis  le  début. 

MM,  John  Bannister 57 

Grinialdi 53 

Pope 50 

Biaham Zi7 

Fawcett /12 

Ch.  Kemble 40 

Dowton 38 

Malhews 31 

Liston 30 

Young  Jones .......  27 

Wrench 25 

Abbott 24 

J.  Wallack 24 

Sinclair 23 

Coopev 23 

Barnetl 21 

T.  Cooke 21 


NOMS 
des 

actrices. 


ANNEES 

écoulées 

depuis  le  début. 

M"  Gibbs 5i 

M"  C.  Kemble 48 

M"  Bland 45 

Duchesse  de  St-Albans. . .  .  41 

M"Edviu 41 

M"  Glover 37 

M"  Davison 29 

M"  Bartley 29 

Miss  Kelly 27 

M"Orger 26 

Miss  S.  Booth 24 

M"  Egerton 24 

M-"^  Vestiis 22 

M"-'  West 22 

Miss  Slephens 21 

M"  Faucit 21 

M"M"Gibbon 21 


NOMS.  ANS. 

Pliilipps  mounit  à 78 


Voici  le  nom  et  l'âge  de  quelques  acteurs  et  actrices 
célèbres  de  l'ancienne  école-,  on  verra  qu'ils  n'ont  pas 
été  moins  favorisés  que  ceux  de  l'époque  actuelle. 

NOMS.  ANS. 

Macklin  mourut  à 107 

Yates,  après  avoir  passé  70 

ans  sur  la  scène 97 

Killigrew 88 

Soulhern 86 

Colley  Cibber 86 

Wycherly 80 

Quick 80 

Cumberland 79 

King 78 

Murphy,, 78 


M"  Siddons 78 

riull 76 

Garrick 75 

M"  Clive 75 

Beard 75 

Belterlou 75 

Dibdin 74 

Quin 73 

Rich 70 

Wilk? 68 


DU  COMMERCE,    DE  l' INDUSTRIE  ,  ETC.  187 

A  cette  nomenclature  déjà  assez  longue,  nous  pourrions 
ajouter  ici  les  non-iS  de  quelques  auteurs  dramatiques  qui 
sont  parvenus  à  un  àjje  très-avancé  ;  mais  ce  n'est  pas 
ici  le  cas,  nous  avons  voulu  seulement  détruire  un  pré- 
jugé par  des  faits  ;  et  quoique  la  scène  anglaise  ait  perdu 
Kean  à  une  époque  où  cet  acteur  n'était  pas  même  par- 
venu à  la  moitié  de  sa  carrière ,  cet  exemple  isolé  ne 
saurait  infirmer  notre  raisonnement  :  n'aurions-nous  pas 
d'ailleurs  à  lui  opposer  mille  autre  faits  contraires?  et 
miss  O'Neill  et  Byrnes,  le  chorégraphe,  le  père  d'Oscar 
Byrnes,  et  plusieurs  autres  clowns,  qui  florissaient  il  y 
a  cinquante  ans ,  ne  jouissent-ils  pas  encore  d'une  santé 
parfaite? 

Population  de  V empire  de  3Iaroc.  —  La  population 
de  Maroc  se  compose  de  quatre  races  bien  distinctes.  Les 
^niazirgs ,  les  Maures ,  les  ylrahes  et  les  Jidjs  ;  les 
Amazirgs  ou  Mazirgs  sont  les  descendans  directs  des  plus 
anciens  habitans  du  nord  de  l'Afrique.  On  trouve  le 
nom  de  ce  peuple  chez  les  historiens  de  la  Grèce  et  de 
Rome  ,  et  leurs  tribus  principales  ,  les  Bérébères  et  les 
Shelluhs,  résident  à  Maghrih-el-^csa.  On  sait  l'origine 
des  Maures  ainsi  que  celle  des  Arabes.  Les  Juifs  pour  la 
plupart  viennent  d'Europe,  et  sont  le  résultat  de  cette 
grande  émigration  qui  eut  lieu  dans  les  quatorzième  et 
quinzième  siècles.  Yoici,  d'après  M.  Graberg,  dans  quelle 
proportion  ces  différentes  races  entrent  dans  la  popula- 
tion générale  de  l'empire  de  Maroc. 

Habitans.  Il  HaLItans. 

Amazirgs  bérébères. .    2,3  00,000     ^'ègres 120,000 


Amaziigs  slielluhs.  .  .  1,^50,000 

Maures 3,550,000 

Arabes  de  race  pure.  .  740,000 

Juifs 340.000 


Chréticus 300 

Reuégats 2  00 


Total 8,500,500 


ÏS8  KOCVELLES  DES  SCIENCES, 

M.  Balbi,  dans  son  Abrégé  de  Géographie,  a  réduit  ce 
chiffre  à  6,000,000  d'habilans  5  cependant  nous  pensons 
que  les  données  de  M.  Graberg  ne  sont  pas  exagérées. 
Le  sol  de  l'empire  de  Maroc  est  excessivement  fertile  et 
peut  assurément  fournir  à  cette  population  d'amples 
moyens  de  subsistance.  Lorsque  l'empereur  de  Maroc 
permit,  il  y  a  quelques  années,  l'exportation  des  grains  , 
les  seules  plaines  de  Dar-el-Beida  fournirent  des  char- 
gemens  à  253  navires  du  port  de  150  à  700  tonneaux.  Si 
l'empire  de  Maroc  ,  qui  n'a  pas  moins  de  130  milles  car- 
rés de  superficie,  était  soumis  à  une  administration  moins 
despotique  ,  il  pourrait  avec  ses  grains  approvisionner 
une  grande  partie  de  l'Europe.  En  1831,  le  mouvement 
des  ports  de  Maghrib  a  été  de  9,700  tonneaux  entrés  et 
sortis  5  le  montant  des  importations  s'est  élevé  à  la  même 
époque  à  4,000,000  de  fr. ,  et  celui  des  exportations  cà 
3,000,000  fr.  Le  revenu  actuel  du  sultan  de  Maroc  est 
de  2,600,000  piastres,  et  l'on  estime  que  ses  dépenses 
ne  s'élèvent  pas  au-delà  de  990,000  fr.  L'organisation 
militaire  de  cet  empire  se  compose  de  15  à  16,000  hom- 
mes de  troupes  régulières,  parmi  lesquelles  se  trouvent 
7  à  8,000  nègres  ;  mais  ce  nombre  peut  encore  être  ac- 
cru par  des  levées  extraordinaires  et  par  la  cavalerie  ir- 
régulière des  Bédouins.  L'armée  de  Sidi  Mohammed  en 
1789  était  composé  de  32,000  hommes,  et  ses  for- 
ces navales  de  10  frégates,  4  bricks,  14  schooners  e' 
19  sloops,  le  tout  monté  par  6,000  intrépides  marins. 
Mais  depuis  que  la  traite  et  la  piraterie  ont  été  vivement 
poursuivies  par  les  puissances  de  l'Europe  ,  ces  forces 
ont  été  considérablement  réduites  et  ne  consistent  au- 
jourd'hui qu'en  3  bricks,  armés  ensemble  de  40  canons, 
et  13  sloops  qui  slalionjient  à  l'embouchure  des  princi- 
pales rivières  de  l'empire. 


I 


DU  COMMERCE,  DÉ  l' INDUSTRIE  ,  ETC.  ISÔ 

accroissement  de  la  marine  marchande  de  la  Grande- 
Bretagne.  —  Il  résulte  d'un  rapport  fait  à  la  Chambre 
des  Communes,  que  le  nombre  des  vaisseaux  anglais  em- 
ployés au  commerce  extérieur  de  1834  à  1835  s'est  accru 
de  689  jaugeant  108,552  tonneaux,  et  représentant  une 
valeur  de  1,411,336  liv.  st.  (35,283,900  f.  ).  Dans  la 
même  période,  le  nombre  des  navires  faisant  le  petit  ca- 
botage s'est  accru  de  5,574,  jaugeant  474,369  tonneaux, 
et  représentant  une  valeur  de  3,795,032  liv.  sterl. 
(94,878,300  f.  ).  Si  maintenant  nous  cherchons  à  sa- 
voir quelle  a  été  la  valeur  des  marchandises  embarquées 
sur  les  vaisseaux  qui  composent  la  marine  marchande  de 
la  Grande-Bretagne,  de  1834  à  1835,  nous  trouverons 
que  11,678  vaisseaux  employés  au  commerce  extérieur 
et  jaugeant  2,108,492  tonneaux,  sont  entrés  dans  nos 
ports.  Ainsi,  en  évaluant  le  montant  de  leurs  cargaisons 
à  raison  de  12  liv.  st.  le  tonneau  ,  nous  aurons  pour  re- 
présenter le  capital  embarqué  25,301,904  liv.  sterl. 
(  632,547,600  f.  ).  Dans  la  même  période,  122,440  na- 
vires jaugeant  9,874,715  tonneaux,  et  appartenant  au 
petit  cabotage,  sont  entrés  dans  les  divers  ports  des  trois 
royaumes  ,  et  comme  leurs  cargaisons  peuvent  être  esti- 
mées à  8  liv.  st.  le  tonneau ,  le  capital  embarqué  sur  ces 
navires  a  été  de  78,997,720  liv.  st.  (1,974,943,000  fr.). 

udpplication  du  gaz  au  chauffage  et  aux  dii>ers  usages 
de  V économie  domestique. — Il  est  surprenant  qu'on 


*  ^^  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

n'ait  pas  encore  sérieusement  songé  à  faire  servir  le  gaz 
aux  différens  usages  de  l'économie  domestique.   L'ex- 
trême chaleur  qu'il  dégage,  le  peu  d'espace  qu'occupe- 
raient les  appareils,    la  grande  facilité  avec  laquelle  on 
pourrait  se  procurer  à  chaque  instant  du  jour  la  quantité 
de  calorique  nécessaire,  tout  en  un  mot  aurait  dû  vive- 
ment solliciter  les  ingénieurs  civils  à  faire  tourner  au 
profit  de  l'économie  domestique  les  nombreux  avantages 
que  présente  cet  utile  combustible,  bien  préférable  assu- 
rément à  tous  ceux  qui  ont  été  employés  jusqu'à  ce  jour. 
Le  bois  dégage  moitié  moins  de  calorique  que  la  houille, 
et  le  gaz  hydrogène  dégage  quatre  fois  autant  de  calori- 
que que  de  houille  (1).  Quelle  que  soit  la  siccité  du  bois 
il  contient  toujours  de  l'eau  interposée  ,  dont  la  quantité 
varie  depuis  25  jusqu'à  42  p.  %  de  son  poids,  et  la  fibre 
ligneuse  elle-même  renferme  en  outre  Ôo  p.  y„  d'eau,  par- 
tie intégrante  de  sa  composition.  Ainsi,  sur  1000  kilogr. 
de  bois  très-sec  ,  il  faut  extraire  :  1°  les  25  p.  y  d'eau 
interposée  5   2«  les  50  p.   y„  d'eau  qui  entrent  dans  la 
constitution  de  la  fibre  ligneuse.   On  voit  par  là  que  les 
1000  kilogrammes  se  trouvent  réduits  d'abord  à  750,  et 
en  dernière  analyse  à  375    kilogrammes  véritablement 
propres  à  la  combustion.  Cependant  il  ne  faut  pas  croire 
que  ces  375  kilogrammes  servent  utilement  au  chauffage, 

(1)  Suivant  Rumfort ,  un  kilogramme  de  bois  sec  dégage  en 
moyonuc,  3,590  calories,  et  d'après  M.  Clément  Désormes  3  660- 
un  lulogr.  de  houille  dégage  6,000  calories;  un  kilogr  de  suif' 
7  000;  ua  kilogr.  d'huile,  8,000  et  un  kilogr.  de  ga^  hydrogènl 
(13  mitres  cubes)  dégage  22,000  calories.  Un  kilogramme  d'eau 
a  OO  exige  pour  s'élever  à  100  degrés  100  calories  ,  et  pour  être  com- 
plètement vaporisée,  650  ;  un  kilogramme  dair  atmosphérique  ( un 
mètre  cube)  exige  quatre  fois  moins  de  calories  que  l'eau  pour  s'él«- 
ver  a  la  même  température. 


DU  COMMEUCE,   DE  l' INDUSTRIE,  ETC.  191 

car  une  portion  notable  doit  être  nécessairement  em- 
ployée à  la  vaporisation  de  l'eau  interposée  et  de  celle 
qui  est  combinée  avec  la  fibre  lif,neuse.  Au  reste,  ce  qui 
justifie  pleinement  notre  assertion,  ce  sont  les  expé- 
riences curieuses  qui  ont  été  faites  pour  déterminer  le 
pouvoir  calorifique  des  différentes  espèces  de  bois  ,  ex- 
périences qui  ont  démontré  que  les  essences  les  moins 
imprégnées  d'humidité  étaient  celles  qui  fournissaient 
une  plus  {grande  quantité  de  calorique.  Nous  mettons  sous 
les  yeux  de  nos  lecteurs  le  résultat  de  ces  épreuves. 

Désignation                                                                      Poids  Valeur  relative 

des  différentes                                                          d'une  corde  de  la  puissance 

espèces  de  bois.                                                              de  Lois  sec  calorique  de 

(  4  mètres  cubes),  chaque  espèce. 

Nojer  à  écorcc  écailleuse 2,212  k.  100 

CLène  blanc 1,956  86 

Frêne 1,707  77 

Hêtre 1,601  65 

Orme 1,282  58 

Bouleau 1,172  48 

Châtaignier 1,153  52 

Charme 1,592  65 

Pin 1,218  54 

Peuplier  d'Italie 877  40 

La  houille,  n'étant  presque  entièrement  composée  que  de 
parties  combustibles,  a  une  supériorité  très-marquée  sur 
le  bois  5  mais  la  construction  des  appareils  où  elle  brûle 
exigeant  une  grande  ventilation,  il  en  résulte  une  perte 
considérable  de  calorique  5  déficit  que  ne  présentera  ja- 
mais l'emploi  du  gaz.  Aussi  Frédéric  Windsor ,  qui  fut 
l'un  des  plus  ardens  propagateurs  de  l'éclairage  par  le  gaz, 
et  qui  connaissait  sans  doute  la  puissance  calorifique  des 
différentes  espèces  de  combustibles  ,  s'élait-il  empressé 
de  signaler  dans  un  savant  mémoire  tout  le  parti  qu'on 


192  NOUVELLES  DES  SCIENCES  ,  ETC. 

pourrait  tirer  de  Tapplication  du  gaz  en  l'adaptant  aux  di- 
vers usages  de  l'économie  domestique.  La  mort  l'empêcha 
de  réaliser  ses  projets.  M.  Ricketts  a  été  plus  heureux  que 
Windsor-  les  appareils  qu'il  a  conçus  ont  présenté  les 
résultats  les  plus  avantageux  ;  il  a  fait  établir  à  Saint- 
Michel  Burleigh  Street,  dans  le  Slrand,  un  calorifère  de 
vingt-deux  pouces  de  diamètre,  qui  maintient  constam- 
ment dans  l'intérieur  de  cette  église  une  température  de 
57"  Fahrenheit.  Ce  calorifère  ne  consomme  que  de  15  à 
20  pieds  cubes  de  gaz  par  jour,  ce  qui  ne  représente  que 
la  faible  dépense  de  5  à  6  schellings  (7  fr.  25  c.  à  8  fr. 
50  c.  ).  M.  Ricketts  ne  s'est  pas  seulement  borné  à  cons- 
truire des  calorifères  ;  il  a  aussi  exposé  dans  la  galène 
nationale  plusieurs  modèles  de  fourneaux  où  l'on  peut  à 
la  fois  mettre  de  l'eau  en  ébullition ,  confectionner  des 
ragoûts  et  faire  cuire  des  rôtis.  Les  jets  du  gaz  sont  com- 
binés avec  tant  de  précision,  les  compensateurs  agissent 
avec  tant  d'exactitude,  qu'on  peut  déterminer  d'une  ma- 
nière presfjue  mathématique  l'heure  à  laquelle  les  divers 
objets  exposés  à  la  cuisson  seront  prêts.  Déjà  plusieurs 
propriélaires  ,  dont  les  maisons  sont  éclairées  par  le  gaz, 
ont  fait  disposer  dans  leurs  cuisines  des  appareils  d'après 
le  système  de  M.  Ricketts  •  mais  c'est  dans  les  arches  du 
Viaduc  de  Greenwich,  dont  quelques-unes  seront  conver- 
ties en  boutiques  et  en  habitations  ,  que  ce  nouveau  sys- 
tème sera  appliqué  sur  une  grande  échelle.  Alors ,  tout  le 
monde  pourra  se  convaincre  des  avantages  que  présentent 
les  fourneaux  de  M.  Ricketts. 


JUIN  1833. 


M>MM4«M>M>M>«<**<»}«MM4*»«»>»M«M««a«MaM>MM««M«MM3«)9«M«M«M«M«M4M«M>»>«M«M 


REVUE 


W\$t>nu. 


DES  PROCES  D'ÉTAT 


DES  CONDAMNATIONS   POLITIQUES, 


EN    ANGLETERRE. 


Voulez-vous  apprendre  ce  que  valent  les  lois ,  et  quels 
résultats  elles  obtiennent?  Parcourez  l'histoire  ,  ou  plutôt 
feuilletez  avec  attention  les  annales  des  tribunaux. 

Phillips  et  Howell  ont  publié  deux  collections  extrême- 
ment curieuses,  intitulées  State-Trials  :  Procès  d'É- 
tat. L'une  de  ces  collections  comprend  tous  les  procès 
politiques  antérieurs  à  la  révolution  de  1688  5  la  seconde 
va  jusqu'à  notre  époque.  Si  vous  avez  le  courage  de  jeter 
les  yeux  sur  ces  soixante  et  quelques  volumes ,  de  leur 
demander  le  sens  intime  et  la  moralité  qu'ils  renferment, 
XV.  13 


194  DES  PROCÈS  d'état 

de  les  secouer  pour  ainsi  dire  dans  tous  les  sens ,  et  d'en 
extraire  la  moelle  et  la  quintessence ,  quel  étonnement 
sera  le"  -vôtre  ! 

En  vain  la  loi  existe  -,  loi  immuable  ,  infranchissable , 
impérieuse.  Au-dessus  d'elle  plane  la  société  j  les  mœurs 
et  les  idées  du  peuple  font  la  loi  à  la  loi  elle-même.  Les 
statuts  les  plus  clairs,  les  ordonnances  les  plus  péremp- 
toires ,  les  antécédens  les  plus  sacrés  cèdent  à  l'autorité 
toute-puissante  des  mœurs  publiques.  On  altère ,  on  mo- 
difie,  on  bouleverse,  on  commente,  on  détruit,  on  re- 
construit la  législature.  Les  changemens  les  plus  graves 
s'introduisent  sans  que  personne  s'en  étonne.  Chacun  pro- 
teste hautement  de  son  respect  pour  la  légalité  j  et  cette 
légalité  devient  chose  malléable ,  souple  ,  flexible ,  facile 
à  plier  et  à  détourner  selon  le  vœu  des  intérêts  les  plus 
contradictoires.  Ainsi  des  révolutions  immenses  s'in- 
troduisent parmi  les  peuples,  et  personne  ne  se  doute  du 
moment  précis  où  leur  inauguration  s'est  faite  en  silence. 
Les  doctrines  flottent  au  gré  de  l'enthousiasme  ,  de  la 
passion ,  du  caprice  ,  de  la  vengeance  ou  de  la  peur  5  il 
n'y  a  pas  d'institution ,  pas  de  loi ,  qu'une  interprétation 
savante  ne  puisse  détourner  de  son  but.  Tantôt  on  laisse 
tomber  en  oubli ,  tantôt  on  élude  ou  l'on  entrave  les 
maximes  d'équité  que  Ton  regardait  comme  inviolables  5 
tour  à  tour  chaque  parti  vainqueur  profite  de  cette  sou- 
plesse de  la  justice  ,  l'emploie  comme  un  instrument  de 
ses  desseins,  comme  l'outil  sanglant  de  ses  haines. 

En  1688 ,  peu  de  changemens  se  sont  opérés  dans  la 
procédure  ,  et  spécialement  dans  celle  qui  rougit  les  pro- 
cès politiques.  A  voir  le  faible  mouvement  qui  a  lieu  à 
cette  époque  dans  les  institutions  anglaises,  on  est  tenté 
de  croire  que  Guillaume  III  n'a  été  utile  à  rien  ,  que  ce 
changement  de  couronne  n'intéresse  qu'une  famille;  et 


EN  ANGLETERRE.  195 

que  peu   importe  une   révolution  si  paisible ,   si  peu 
bruyante  dans  ses  effets.  Observons  les  résultats. 

Les  procès  politiques  étaient  conduits  avec  une  fla- 
(ijrantc  iniquitc'î  avant  l'époque  dont  nous  parlons.  Tout 
le  monde  convenait  a:lors  que  le  roi  avait  droit  de  se 
venger  ;  qu'il  pouvait  le  faire  cruellement ,  durement , 
violemment  5  que  toute  la  protection  légale  lui  apparte- 
nait. L'opinion  publique  se  plaisait  à  investir  le  trône 
d'une  multitude  de  circonvallations  et  de  remparts  ;  l'ac- 
cusé était  préjugé  coupable  :  paraître  à  la  barre  d'un  tri- 
bunal sous  le  poids  d'une  accusation  de  haute  trahison , 
c'était  une  tache  flétrissante  5  nulle  protection  pour  le 
prévenu  j  l'autorité  seule  s'armait  de  toutes  les  garanties. 

Mais  à  peine  la  légitimité  de  la  naissance  et  le  système 
du  droit  divin  cessent-ils  de  servir  de  bases  à  l'institution 
sociale ,  tout  change  de  face.  Les  sages  maximes  de  l'an- 
tique jurisprudence  anglaise  se  réveillent  de  leur  long 
sommeil.  La  douceur  du  gouvernement ,  le  calme  pro- 
gressif des  habitudes  populaires,  l'influence  toujours  crois- 
sante de  l'opinion  publique,  ramènent  la  justice  et  ses  or- 
ganes au  sentiment  de  la  dignité  et  à  celui  de  la  raison. 
Le  contraste  est  frappant  :  depuis  la  révolution ,  les  ac- 
cusés semblent  prendre  la  place  des  accusateurs  5  ce  sont 
eux  que  l'opinion  protège ,  défend  ,  porte  sur  le  pavois. 
Avant  la  révolution  la  balance  penchait  du  côté  de  la 
couronne.  Exemple  mémorable  de  l'influence  des  mœurs 
sur  les  lois  I  étude  curieuse  pour  ces  hommes  qui  imagi- 
nent follement  que  les  lois  font  les  mœurs. 

Remontons  seulement  jusqu'au  règne  de  Marie.  Il  est 
plein  de  violences  légales.  Le  juge  ne  cherche  que  les 
moyens  d'arracher  à  l'accusé  la  confession  de  son  crime. 
Tour  à  tour  il  le  menace ,  le  prie  ,  ou  emploie  pour  at- 
teindre ce  but  les  instrumens  du  supplice.  Burleigh  , 


196  DES  PnOCÈS  D  ÉTAT 

dans  une  déclaration  publiée  en  1584  ,  dit  que  c'est 
la  coutume  d'appliquer  les  prévenus  à  la  torture ,  mais 
qu'il  faut  le  faire  en  toute  chanté  chrétienne.  Jac- 
ques I"  n'en  permet  l'emploi  que  dans  les  cas  de  haute 
trahison.  Souvent  les  juges  se  contentaient  d'une  tor- 
ture morale  ;  et  le  pauvre  prisonnier  ,  suspendu  par  un 
fil  entre  la  vie  et  la  mort ,  entendait  le  magistrat  lui  pro- 
mettre sa  grâce  (promesse  décevante  ,  trahison  infâme  )  , 
pourvu  qu'il  avouât  un  crime  souvent  imaginaire ,  et 
qu'il  dénonçât  ses  complices.  «  Eh  bien ,  sir  Nicolas,  dit 
le  sergent  (1)  Slaunfordau  chevalier  Throckmorton,  dans 
votre  intérêt  même,  ne  vaut-il  pas  mieux  avouer .-^  L'af- 
faire n'est  pas  douteuse,  vous  êtes  un  homme  mort  5  aban- 
donnez-vous à  la  pitié  de  la  reine.  »  Le  juge  Bromley 
reprenait  ensuite  :  «  Faites  votre  confession  pleine  et 
entière  :  c'est  le  seul  parti  que  vous  ayez  à  prendre.  » 
L'accusé  aima  mieux  se  défendre  :  il  fut  acquitté. 

Souvent  les  débats  judiciaires  dégénéraient  en  combats 
d'invectives  :  devant  un  juge  qui  s'armait  comme  pour 
le  combattre  ,  l'accusé  devenait  athlète  5  l'obstination  et 
l'audace  du  caractère  anglais  éclatent  d'une  manière  ter- 
rible dans  ces  luttes  soutenues  contre  la  loi  si  cruelle- 
ment interprétée.  Ce  n'était  que  désordre  et  violence  ; 
l'accusateur  public  interrompait  le  prévenu ,  suspendait 
le  cours  des  débats  ,  forçait  les  témoins  à  se  taire ,  s'a- 
dressait aux  jurés  :  et  l'accusé  à  son  tour  couvrait  d'ana- 
thèmes  et  d'opprobre  celui  qui  le  précipitait  vers  le  bour- 
reau. Shakspeare,  ce  grand  observateur  de  l'humanité  , 
a  flétri  d'une  raillerie  oblique  ,  il  est  vrai,  mais  puissante. 


(1)  Serjeantat-Uave ,  ce  grade,  qui  n'a  point  d'analogie  dans  la  hié- 
rarchie judiciaire  de  la  France,  ne  se  rapproche  que  de  nos  conseillers 
de  parlement  et  de  nos  anciens  avocats  aux  enquêtes. 


EN  ANGLETEP.nE.  ,197 

le  grand  juge  Coke,  qui  tutoyait  Raleigli,  accusé  :  «  Tais- 
toi  ,  vipère  !  monstre  de  sédition  ,  tais-toi  !  »  Et  le  no- 
ble Raleigh  lui  répondait  avec  calme  :  «  Quand  vous  me 
tutoieriez  ,  sir  Edouard ,  vous  ne  clum<^,eriez  rien  ni  à 
mon  innocence,  ni  à  l'infamie  avec  laquelle  je  suis  traité.» 
Le  procès  du  comte  d'Essex  offre  une  scène  de  désordre 
et  de  tumulte  inexprimable.  Le  même  Edouard  Coke  ne 
craignit  pas  d'être  à  la  fois  témoin  et  accusateur.  «  Con- 
fessez ,  confessez  votre  crime  5  ou  je  prouverai ,  moi , 
que  vous  seul  avez  entraîné  le  comte  à  sa  perte.  —  Je 
vous  ai  vu,  ajouta  le  grand  juge  Popham ,  à  travers  le 
trou  de  la  serrure  5  vous  et  vos  gens,  vous  vous  teniez  à 
la  porte  de  la  grand'salle,  armés  d'arquebuses  ,  et  mèches 
allumées.  »  L'un  des  prisonniers  se  nommait  Cuffe  (me- 
notte) :  «  Allons,  Cuffe,  lui  dit  le  juge,  amoureux  du 
calembourg,  avouez  !  ou  je  me  servirai  de  votre  nom  pour 
rompre  votre  silence!  » 

Quelles  mœurs  !  quelle  barbarie  !  et  qui  pourrait  croire 
qu'il  s'agit  de  l'Angleterre,  du  pays  libre  par  excellence. 
Le  fameux  procès  des  poudres  offrit  des  scènes  non  moins 
affligeantes  :  le  roi  lui-même  assistait  au  procès  ;  il  faut 
lire  dans  les  débats  avec  quel  zèle  ,  ou  plutôt  avec  quel 
acharnement,  on  pressa  le  pauvre  Henri  Garnet  de  dé- 
poser contre  lui-même.   . 

Non  seulement,  depuis  la  révolution,  rien  de  tout  cela 
n'a  eu  lieu  ,  mais  on  a  cessé  d'interroger  les  prisonniers , 
auxquels  on  a  laissé  le  choix  de  leurs  moyens,  et  le  champ 
de  la  plus  libre  défense.  Ajoutons  loulefois  que  cette  cou- 
tume ,  mise  eu  usage  par  quelques  magistrats  hommes 
d'honneur,  eut  quelquefois  pour  but  le  salut  des  prison- 
niers eux-mêmes,  et  que  plus  d'un  juge  s'en  est  servi 
pour  offrir  aux  accusés  des  chances  de  juslifîcalion.  Mais 
l'abus  d'une   telle  coutume  était  facile   :   trop  souvent 


198  DES  PROCÈS  d'état 

l'interrogation  dégénérait  en  argumentation  :  trop  sou- 
vent l'amour-propre  du  juge  se  trouvait  compromis  ,  son 
orgueil  engagé  5  au  lieu  d'être  un  magistrat  sévère ,  il 
devenait  malgré  lui  un  adversaire  dangereux.  Benthani 
croit  que  l'on  a  eu  tort  de  laisser  cet  usage  tomber  en 
désuétude.  Nous  sommes  de  l'avis  du  célèbre  pbilosophe, 
lorsqu'il  dit  qu'il  est  immoral  de  permettre  à  un  homme 
de  s'accuser  lui-même  :  mais  il  ne  l'est  pas  moins  de  le 
circonvenir  et  de  lui  extorquer  le  même  aveu  par  des 
moyens  subreplices.  La  règle  de  toute  justice  généreuse, 
c'est  qu'avant  d'être  condamné,  un  prévenu  doit  être  con- 
sidéré comme  innocent. 

Avant  la  révolution ,  la  déposition  d'un  témoin  qui 
n'avait  pas  prêté  serment ,  celle  d'un  tiers ,  celle  d'un 
absent ,  étaient  reçues  comme  preuves.  On  apportait  dans 
tout  cela  une  négligence  inouie  :  sous  Elisabeth,  Jac- 
ques P'  et  Charles  I" ,  on  admettait ,  comme  pièces  à 
charge  ,  tout  ce  qui  se  présentait  :  lettres  anonymes  , 
notes  secrètes  ;  l'accusateur  public  produisait  et  fai- 
sait valoir  à  son  gré  ,  et  comme  il  lui  plaisait ,  les  frag- 
mens  de  correspondance  qui  inculpaient  le  prévenu.  Une 
déposition  écrite  de  lord  Cobham ,  qui  aurait  dû  paraître 
en  personne ,  jeta  Raleigh  en  prison  ,  et  le  livra  au  bour- 
reau. En  1571,  dans  le  procès  du  duc  de  Norfolk  ,  ce 
furent  des  lettres  ,  des  dépositions  écrites  qui  jouèrent 
le  principal  rôle  5  les  auteurs  de  ces  lettres  étaient  vivans; 
le  duc  demanda  à  être  confronté  avec  eux 5  il  ne  put  l'ob- 
tenir. On  fit  valoir  contre  lui  la  confession  d'un  malheu- 
reux mis  à  la  torture.  Dans  l'affaire  de  sir  Jervis  Elves, 
accusé  du  meurtre  d'Overbury ,  on  fit  valoir  contre  lui  la 
confession  écrite  d'un  nommé  Franklin.  Aujourd'hui  il 
faut  que  le  témoin  à  charge  ou  à  décharge  paraisse  lui- 
même,  qu'il  prêle  serment  ;  et  si  la  moindre  compulsion 


EN  ANGLETERRE.  199 

était  exercée  sur  lui ,  tout  le  monde  regarderait  sa  dépo- 
sition comme  nulle. 

Les  prévisions  de  la  loi  anglaise  étaient  bienfaisantes  , 
le  despotisme  et  l'incurie  les  laissèrent  tomber  en  désué- 
tude. Un  statut  d'Edouard  YI  ordonnait  qu'en  matière 
politique  deux  accusateurs  se  présentassent  en  personne. 
On  négligea  de  mettre  à  exécution  ce  statut ,  sous  pré- 
texte que  les  crimes  de  baute  trabison  ne  méritaient  au- 
cune indulgence.  Tbrockmorton  en  réclama  le  bénéfice, 
mais  ravocat-général ,  qui  ne  se  sentait  pas  de  force  à  sou- 
tenir la  discussion  légale  que  le  prévenu  avait  entamée, 
se  hâta  de  lui  imposer  silence.  «  Je  n'ai  jamais  connu  , 
disait-il,  de  prisonnier  aussi  incorrigible  :  et  si  les  accusés 
nous  traitent  ainsi,  nous  n'avons  plus  qu'à  leur  céder  la 
place.  »  Vers  le  milieu  du  dix-septième  siècle ,  on  revint 
par  degrés  au  statut  d'Edouard ,  qui  eut  force  de  loi  de- 
puis cette  époque. 

Une  autre  doctrine,  fort  commode,  s'établit  peu  à  peu  : 
c'était  la  doctrine  des  ouï-dire  apportés  en  témoignage. 

Le  prévenu  avait  dit  une  chose,  qui,  répétée  à  une 
autre  personne,  était  parvenue  jusqu'à  une  troisième, 
puis  jusqu'à  une  quatrième  ,  ainsi  de  suite  5  on  essaya  de 
faire  prévaloir  quelques  dangereux  antécédens  de  cette 
espèce.  Dans  les  procès  de  Russell  et  d'Algernon  ,  des 
bruits  vagues  et  populaires  furent  admis  en  témoignage. 
Aujourd'hui  l'illégalité  d'un  tel  procédé  est  bien  prouvée. 
Il  n'est  pas  moins  inique  de  recevoir  en  preuve  contre  un 
homme  les  paroles  attribuées  à  ses  amis  ou  à  ses  parens , 
et  que  souvent  il  n'a  pas  autorisées.  Un  Portugais  avait 
dit  à  Lisbonne  que  le  roi  d'Angleterre  serait  assassiné  par 
don  Raleigh  et  don  Cobham.  Ce  fut  une  preuve  contre 
Raleigh.  Dans  le  procès  de  Strafiford ,  les  paroles  échap- 
pées à  deux  amis  du  prévenu  ,  Batcliffe  et  Wentworth, 


200  DES  PROCÈS  d'état 

furent  mises  à  sa  charge.  Il  a  fallu  deux  siècles  pour  dé- 
montrer l'injuslicc  de  celte  extension  donnée  à  la  loi.  On 
ne  revint  à  des  principes  justes  à  ce  sujet  qu'au  milieu 
du  dix-huitième  siècle  5  le  juge  Gilhert,  qui  écrivait 
vers  l'an  1610  ,  affirme  qu'en  matière  de  conspiration  il 
ne  faut  pas  négliger  les  oui-dire  dont  on  peut  tirer  les 
inductions  utiles.  Doctrine  fort  dangereuse.  On  la  mit 
en  pratique  dans  les  procès  du  Rye-House  et  du  complot 
papiste  :  les  témoins  à  charge  purent  divaguer  ,  raconter 
tout  ce  qu'ils  avaient  entendu  dire ,  et  commenter  les 
bruits  populaires.  La  même  chose  arriva  dans  les  procès 
de  Charnok ,  Rookwood  et  Lowick ,  accusés  d'assassinat 
sur  la  personne  de  Guillaume  III.  La  loi  s'est  améliorée 
sous  tous  ces  rapports.  Il  faut  aujourd'hui  qu'une  conspi- 
ration soit  prouvée,  que  tous  les  complices  soient  connus, 
pour  que  les  paroles  et  les  actes  attribués  à  chacun  des 
complices  les  inculpent  en  masse. 

Pendant  long-tems  on  s'est  refusé  à  ce  que  les  enfans 
en  bas  âge  prétassent  serment.  C'était  très-raisonnable; 
mais  alors  il  n'aurait  pas  fallu  recevoir  leur  déposition. 
Telle  était  cependant  l'incertitude  de  la  justice  à  cet  égard, 
qu'il  arrivait  quelquefois  aux  magistrats  d'aller  contre  Vn- 
sage,  et  de  demander  serment  aux  enfans.  C'est  ce  qui 
arriva  dans  le  procè|.d'Arrowsmith ,  qui  n'avait  pour  ac- 
cusatrices que  deux  petites  filles.  Jefferies  poursuivait  le 
prévenu.  En  vain  prouva-t-on  que  les  deux  petites  filles 
étaient  restées  enfermées  dans  la  chambre  du  jury  5  ce  qui 
était  illégal,  et  ce  qui  aujourd'hui  suffirait  pour  frapper 
de  nullité  tous  les  débats.  A  cette  époque  on  n'était  pas 
difficile  quand  il  s'agissait  de  conduire  un  homme  à  la 
mort. 

C'était  par  grâce  spéciale  que  l'on  permettait  au  pré- 
venu d'appeler  les  témoins  en  sa  faveur  ;  le  tribunal  était 


EN  ANGLETERRE.  201 

considéré  comme  faisant  partie  de  la  maison  du  roi ,  et 
oblif[é  de  défendre  les  intérêts  de  la  couronne.  Les  dépo- 
sitions des  complices  trahissant  leurs  anciens  complices 
et  leurs  amis  étaient  admises,  ce  qui  n'aurait  pas  lieu  au- 
jourd'hui. De  tous  les  témoignages ,  il  n'en  est  pas  un 
dont  on  se  défie  à  plus  juste  titre.  Sir  John  Freind  fut 
condamné  sur  les  dépositions  de  trois  personnes,  qui  pré- 
tendaient avoir  été  entraînées  par  lui  dans  un  complot. 
Il  est  facile  de  supposer  le  complot  et  de  perdre  un 
homme.  La  société  multipliait  alors  ses  moyens  de  dé- 
fense, même  aux  dépens  de  la  justice  et  de  la  pitié  ^  au- 
jourd'hui elle  multiplie  les  garanties  données  aux  pré-  • 
venus,  aux  dépens  de  sa  propre  sécurité. 

Suivons  tous  les  résultats  de  la  vieille  doctrine  ;  nous 
verrons  toujours  dominer  ce  principe  :  que  l'intérêt  de 
la  couronne  est  celui  de  la  société,  et  qu'il  ne  faut  point 
ménager  les  prévenus.  Pendant  que  des  avocats  éloquens, 
zélés,  animés  par  l'espoir  de  plaire  à  la  cour  et  d'en 
obtenir  les  faveurs ,  interpelaient  le  jury,  excitaient  les 
passions ,  résumaient  les  charges ,  écrasaient  le  prévenu  , 
il  fallait  que  ce  dernier  se  défendit  seul ,  qu'il  présentât 
les  faits  à  sa  manière,  qu'il  les  expliquait  selon  ses  lu- 
mières. On  ne  lui  permettait  d'être  assisté  d'un  avocat,  que 
s'il  se  présentait  un  point  de  droit,  une  question  légale. 
C'était  s'exposer  que  donner  conseil  à  un  prévenu  de  haute 
trahison.  Ainsi  le  prisonnier  ne  pouvait  ni  se  préparer 
ni  se  mettre  en  garde  contre  les  embûches  d'une  juris- 
prudence épineuse.  En  1681  ,  Colledge,  accusé  de  conspi- 
ration ,  se  plaignit  de  ce  qu'on  lui  eût  pris  ses  p^.picrs 
qui  devaient  servir  à  sa  défense.  Il  les  réclama  haute- 
ment. 

«  Qui  vous  a  remis  des  papiers,  lui  demanda  le  juge  ? 
qui  l'a  osé?  Ne  savez-vous  pas  qu'un   accusé  de  haute 


202  DES  PROCÈS  d'état 

trahison  ne  peut  communiquer  avec  personne  ,  et  qu'il 
n'a  point  de  conseil  ni  de  défenseur,  à  moins  que  la  cour 
ne  lui  en  acorde  un  ? 

—  Que  Dieu  ait  pitié  ,  reprit  éloquemment  Colledge, 
de  tout  homme  qui  paraîtra  devant  vous  sous  le  poids 
d'une  telle  accusation?  Si  vous  ne  lui  laissez  pas  les 
moyens  de  se  défendre ,  et  que  vous  ne  le  permettiez  pas 
non  plus  à  ses  amis  ,  que  voulez-vous  qu'il  devienne?» 

JefTeries  se  jeta  au  travers  de  celte  conversation,  et  dit  : 
«  Si  vous  avez  un  défenseur,  M.  Colledge,  dites* ui  qu'il 
s'expose  lui-même  à  être  accusé  de  haute  trahison.  » 

En  effet,  la  justice  de  Jefferies  suivit  son  cours  ,  et  le 
défenseur,  nommé  Aaron  Smith ,  fut  appelé  à  la  harre  de 
la  cour  ,  interrogé  ,  censuré ,  renvoyé  pour  ;:"ecevoir  son 
jugement  aux  assises  prochaines,  et  enfin  mis  au  pilori. 
Toutes  les  fois  qu'un  avocat  était  consulté  dans  ces  occa- 
sions ,  il  sentait  hien  tout  le  danger  qu'il  courait.  La  fa- 
mille de  Russell ,  quand  ce  dernier  fut  conduit  à  la  Tour, 
consulta  sir  Robert  Alkins ,  qui  n'osa  donner  conseil  au 
prévenu  que  sous  condition  que  sa  lettre  lui  serait  ren- 
voyée immédiatement.  Avant.  1688  (de  cette  époque 
date  la  fin  de  tant  d'iniquités)  ,  presque  toujours  le  pré- 
venu commence  par  adresser  aux  juges  et  aux  jurés  une 
supplication  pathétique,  à  l'effet  d'obtenir  un  défenseur; 
la  réponse  du  tribunal  est  toute  prête,  a  Dès  qu'il  se 
présentera  une  difficulté  légale,  nous  verrons;  et  quant 
au  reste  ,  la  cour  doit  être  considérée  comme  le  défenseur 
naturel  du  prévenu,  n  Voilà  une  belle  consolation.  Au- 
tant vaudrait  dire  à  l'homme  qui  fait  naufrage  :  Vous 
avez  pour  défenseurs  naturels  la  voûte  des  cieux  et  le  mi- 
roir des  flots. 

Si  la  difficulté  légale  se  présentait,  si  l'on  consentait 
enfin  à  donner  un  avocat  au  malheureux  prisonnier, 


EN  ANGLETERRE.  203 

cet  avocat  n'ayant  pas  entendu  le  commencement  des  dé- 
bats, ne  pouvait  donner  à  son  nouveau  client  qu'un  se- 
cours très-incomplet  et  très-peu  utile.  Lorsque  Love  , 
ministre  presbvtéricn  ,  parut,  en  1G51,  devant  la  haute 
cour ,  son  défenseur ,  appelé  au  milieu  des  débats  ,  ne 
connaissait  rien  de  la  cause.  Il  fallait  donc  que  le  pauvre 
prévenu  se  défendit  seul ,  combattit  les  argumens  de 
l'accusation ,  et  luttât  presque  sans  espérance  contre  tant 
d'ennemis  acharnés.  On  ne  lui  donnait  même  pas  copie 
de  l'acte  d'accusation  ;  il  n'avait  pas  la  liste  des  jurés  ni 
des  témoins.  Privé  de  défenseur,  l'accusé  pouvait  bien 
appeler  ses  amis  -,  mais  leur  présence,  qui  était  pour  les  ju- 
ges un  sujet  d'irritation  ,  ne  lui  était  utile  en  aucune  ma- 
nière :  on  les  forçait  de  se  tenir  à  distance  du  prévenu , 
de  peur  qu'ils  ne  lui  donnassent  conseil.  Dans  le  procès 
de  lord  StrafFord ,  le  sergent  Meynard  s'écria  que  les  amis 
du  prévenu  étaient  trop  près  de  lui. 

«  Je  vous  assure,  s'écria  Strafford,  que  quant  aux  faits 
je  n'ai  point  besoin  de  conseil ,  et  que  je  ne  m'en  servi- 
rai pas. 

—  Faites  reculer  ces  messieurs  ,  reprirent  Treby  et 
Layard. 

—  La  loi  leur  défend  de  communiquer  avec  l'accusé , 
reprit  avec  douceur  Strafford.  Éloignez-les  quand  l'occa- 
sion s'en  présentera;  mais  vous  voyez  que  mes  amis  se 
conduisent  très -bien.  » 

Ces  cruels  scrupules  et  cette  barbarie  prévoyante  des 
juges  s'adressaient  surtout  aux  hommes  de  loi  dont  l'ex- 
périence et  la  capacité  auraient  pu  embarrasser  le  tribu- 
nal. Quelquefois,  par  grâce  spéciale,  on  permettait  au 
prévenu  de  se  faire  assister  d'un  ami,  d'un  parent  assez 
dévoué  pour  lui  prêter  secours  dans  ces  circonstances 
pénibles  ,  pour  lui  rappeler  les  dépositions  des  témoins  à 


204  DES  PROCÈS  d'état 

char^oe,  et  les  faits  qui  pouvaient  servir  à  sa  justifica- 
tion. Il  fallait  se  garder  surtout  d'éveiller  la  féroce  sus- 
ceptibilité des  juges.  Ce  devoir  sacré  fut  rempli  dans  de 
grandes  circonstances  par  des  femmes,  et  elles  déployèrent 
un  admirable  dévouement ,  bien  digne  de  ce  sexe ,  qui  ne 
trouve  toute  sa  grandeur,  toute  son  énergie  que  lorsqu'il 
Y  a  passion  et  danger. 

Heureux  le  prisonnier  qui  avait  un  ami  fidèle ,  prêt 
à  soutenir  ses  fatigues  ,  à  les  partager ,  à  les  alléger ,  à 
prononcer ,  au  moment  de  l'angoisse  et  du  désespoir ,  le 
mot  de  consolation  et  d'espérance  ,  à  lui  faire  entendre 
une  voix  sympathique  dans  ces  momens  où  tout  nous 
abandonne  et  tout  nous  trahit ,  où  nos  ennemis  prévoient 
notre  ruine  et  triomphent ,  où  nos  amis  nous  renient  et 
nous  abandonnent.  Quelques  nobles  cœurs  ont  rempli  ce 
sublime  office  ;  mais  ce  sont  les  femmes ,  toujours  grandes 
au  milieu  des  misères  humaines  ,  qui  ont  brillé  du  plus 
vif  éclat  dans  ces  drames  de  vie  et  de  mort.  Sans  parler 
de  la  célèbre  lady  Russell ,  beaucoup  d'autres  femmes 
anglaises  ont  comparu  devant  la  barre  ignominieuse  avec 
leur  père,  leur  frère,  leur  mari  :  la  pelile-fîlle  de  sir 
Thomas  Gascoygne  accompagna  et  défendit  son  grand- 
père,  accusé  de  haute  trahison  à  quatre-vingt-cinq  ans; 
la  marquise  de  Winchesler  ,  fille  de  lord  Slrafford , 
prêta  secours  à  son  père  dans  le  procès  qu'il  soutint  ;  le 
fils  et  la  fille  de  Bateman  vinrent  ensemble  défendre  leur 
père  accusé  d'avoir  pris  part  à  la  conspiration  du  Rye- 
House;  Fitz-Harris  fut  défendu  par  sa  femme,  qui,  pen- 
dant le  cours  du  procès,  ne  cessa  pas  un  seul  instant  de 
conseiller  son  mari  ,  de  l'encourager,  de  contredire  les 
témoins,  et  de  combattre  les  argumens  de  l'avocat  du  roi. 
L'histoire  d'Angleterre  est  féconde  en  scènes  dé  ce  genre; 
nous  nous  contenterons  de  rappeler  celle  où   la  fille  de 


EN  ANGLETEURK.  205 

Nicolas  Jervis  joue  un  si  beau  rôle.  Ce  malheureux  était 
injustement  accusé  de  conspiration  contre  l'état  ^  il  y  allait 
(le  sa  vie ,  et  Jefferies  ,  le  modèle  des  juges  iniques  ,  con- 
naissait parfliitement  bien  et  l'innocence  du  prévenu  et 
le  prix  que  la  cour  attachait  à  sa  condamnation.  Après 
avoir  essayé  vainement  de  réveiller  dans  cette  ame  mons- 
trueuse quelques  sentimens  d'humanité,  après  avoir  em- 
prunté à  la  tendresse  filiale  les  accens  d'une  éloquence 
passionnée ,  la  jeune  fille  inspira  une  telle  crainte  à  ce 
juge-bourreau,  qu'on  fut  obligé  de  l'emporter  de  force, 
malgré  ses  cris  et  ses  protestations.  «  J'invoque  contre 
vous,  s'écriait-elle,  le  jugement  du  Très-Haut!  — Grâce 
à  Dieu  !  reprenait  cet  homme  endurci ,  je  suis  habitué 
aux  criailleries  de  ce  genre  5  et  rien  ne  m'empêchera  de 
faire  mon  devoir.  » 

Sous  Guillaume  III ,  un  statut  spécial  bouleversa  toute 
cette  législation  infâme.  On  donna  la  liberté  la  plus  am- 
ple aux  défenseurs  du  prévenu  ;  mais  avec  cette  réserve, 
qu'une  fois  la  plaidoirie  terminée,  on  ne  lui  permettait  ni 
d'examiner  les  témoins ,  ni  de  les  questionner,  ni  de  met- 
tre en  usage  toutes  les  ressources  auxquelles  les  accusés 
actuels  ne  manquent  pas  d'avoir  recours.  En  1715,  le  duc 
de  Wintoun  s'écriait  encore  :  «  Ferez-vous  comme  dans 
les  pays  sauvages,  où  le  métier  de  l'exécuteur  se  confond 
avec  celui  du  juge  ?  commencerez-vous  par  me  pendre , 
sauf  à  me  juger  après  ?  »  Peu  à  peu  ces  dernières  restric- 
tions s'effacent  à  leur  tour  5  on  ne  promulgue  aucun  dé- 
cret, l'usage  s'établit  de  lui-même.  Il  serait  difficile  de 
dire  par  quels  degrés  la  théorie  aujourd'hui  reconnue  et 
avouée  s'est  transformée  en  pratique  :  le  torrenl  des  mœurs 
entraînait  celui  des  lois  :  résister  à  ce  mouvement  était 
impossible.  La  prépondérance  accordée  autrefois  à  la  cou- 
ronne passa  du  côté  de  l'accusé.  Ce  qui  n'avait  été  éta- 


206  DES  PROCÈS  d'état 

bli  régulièrement  par  aucun  statut ,  fut  réclamé  par  tous 
les  prévenus  comme  un  droit  inaliénable  et  imprescrip- 
tible. On  commença  par  faire  quelques  efforts  pour  res- 
treindre cet  empiétement  sur  l'ancienne  jurisprudence, 
et  en  1724 ,  l'avocat  de  l'accusé  Arnold  ayant  commencé 
à  plaider  au  fond  ,  son  droit  fut  contesté  ;  mais  peu  de 
tems  après ,  toute  incertitude  cessa  à  cet  égard ,  et  l'on 
voit  bientôt  les  défenseurs  s'emparer  de  toutes  leurs  at- 
tributions sans  obstacle  ^  leur  ministère  ne  plus  se  borner 
à  la  discussion  de  quelque  point  de  droit  -,  et  les  juges 
eux-mêmes  donner  des  bornes  à  l'acharnement  des  accu- 
sateurs publics  et  des  avocats-généraux.  La  révolution 
s'était  faite  d^ns  les  esprits  ,  elle  s'opéra  de  même  dans  les 
lois ,  ou  ,  ce  qui  est  la  même  chose ,  dans  l'application 
des  lois. 

Dans  le  procès  des  geôliers  Actom ,  Huggins  et  Bum- 
bridge ,  l'avocat  des  prévenus  montre  une  audace  inouie 
jusqu'alors  dans  les  fastes  judiciaires.  En  1743  ,  dans  le 
procès  de  M.  Chetwin,  on  reconnaît  hautement  le  droit 
que  tous  les  accusés  s'attribuent  aujourd'hui  de  poser  des 
questions ,  d'interroger  les  témoins  et  de  les  contre-exa- 
miner  {cross-examining).  Encore  une  usurpation,  ou 
plutôt  une  novation  importante. 

Toutes  les  coutumes  judiciaires  défavorables  aux  pri- 
sonniers tombèrent  l'une  après  l'autre.  Sous  Charles  II, 
dans  le  fameux  procès  des  régicides  ,  un  avocat  et  un 
avoué  de  la  couronne  se  trouvaient  au  milieu  des  juges 
pendant  que  ces  derniers ,  dans  leurs  conférences  préli- 
minaires ,  débattaient  et  résolvaient  d'avance  toutes  les 
questions  légales  qui  pourraient  se  présenter  dans  le  cours 
de  l'aflaire.  Usage  odieux ,  contraire  à  l'institution  du 
jury ,  et  qui  se  perpétua  long-tems ,  même  sous  Guil- 
laume III.    Aujourd'hui ,   si   une   question   légale   est 


EN  ANGLETEWIE.  207 

soulevée ,  c'est  à  l'avocat  du  prévenu  qu'il  appartient  de 
faire  valoir  cette  difficulté.  C'est  lui  qui  défend  la  nou- 
velle position  qu'il  occupe  5  tandis  que  le  droit  de  lui  ré- 
pondte,  de  détruire  son  ar{i[umcnlation  ,  ou  du  moins  de 
la  combattre  ,  est  réservé  à  l'avocat  du  roi.  Rien  de  plus 
illé{][al  que  de  voir  des  juges  substituer  arbitrairement 
leur  décision  à  liuis-clos  à  la  discussion  générale  et  publi- 
que exigée  par  les  lois  anglaises.  Mais,  jusqu'en  1688, 
l'institution  du  jury  était  ou  bien  mal  comprise  ,  ou  sin- 
gulièrement entravée  dans  son  développement.  Sous 
Charles  II,  des  jurés  furent  condamnés  à  la  prisOn  et  à 
l'amende  ,  forcés  de  donner  caution  et  menacés  dans 
l'exercice  de  leurs  devoirs.  Dès  le  règne  de  Richard  II , 
un  juge  s'était  écrié  que  si  l'accusé  absous  ne  se  condui- 
sait pas  mieux  à  l'avenir ,  les  jurés  en  répondraient  :  il 
est  vrai  que  ce  ne  fut  qu'une  menace.  Sous  Henri  VIII, 
un  des  chefs  d'accusation  contre  Epsom  portait  qu'il  avait 
puni  un  juré  d'emprisonnement  :  mais  telle  était  l'incer- 
titude de  la  jurisprudence  à  cet  égard  ,  que,  sous  le  règne 
de  sa  fille  Elisabeth  ,  la  même  chose  eut  lieu  sans  que 
personne  y  trouvât  à  redire.  Je  n'ai  pas  besoin  de  rap- 
peler les  rigueurs  de  la  chambre  étoilée  contre  le  jury 
qui  acquitta  Throckraorton  ,  ni  la  manière  dont  furent 
traités  les  jurés  qui  acquittèrent  Lilburne.  On  les  cita 
devant  le  grand  conseil ,  et  on  les  soumit  à  un  interroga- 
toire digne  de  l'inquisition.  «  Souvent  les  juges  de  paix 
et  autres  juges  ,  dit  sir  Mathieu  Haie,  se  permettent  de 
punir  les  jurés  5  c'est  un  acte  très  -  condamnable ,  et  qui 
a  été  l'objet  d'un  juste  blâme.  ))  En  1670,  on  voulut 
faire  subir  un  châtiment  grave  à  Rushell ,  qui  avait  re- 
fusé de  déclarer  coupables  Penn  et  ses  associés.  La  cour 
ne  put  y  réussir,  et  à  dater  de  cette  époque  ,  la  liberté 
du  jury  fut  reconnue ,  à  une  seule  exception  près  ,  celle 


208  DLs  PROCÈS  d'état 

des  invectives,  des  exhortations,  et  quelquefois  des  me- 
naces ,  que  les  juges  se  permirent  de  lui  adresser.  Ad- 
mirez la  'enteur  avec  laquelle  les  plus  bienfaisantes  insti- 
tutions atteignent  leur  point  de  maturité  ,  et  combien  de 
siècles  il  a  fallu  pour  mettre  à  l'abri  des  iniquités  du 
pouvoir  la  fortune  et  la  liberté  des  citoyens. 

Il  arrivait  souvent  qu'après  l'audition  des  témoins ,  si 
l'on  ne  regardait  pas  les  chefs  d'accusation  comme  assez 
graves,  ni  la  culpabilité  comme  assez  évidente,  le  jury  était 
renvoyé  et  la  cause  remise.  Ainsi  deux  jésuites  impli- 
qués dans  le  complot  des  papistes  (Whitebread  et  Fen- 
wick)  ,  contre  lesquels  on  ne  croyait  pas  avoir  de  charges 
suffisantes,  furent  renvoyés  au  milieu  des  débats,  que  l'on 
reprit  ensuite  avec  un  nouveau  jury,  et  qui  aboutirent  à 
la  condamnation.  Ce  que  nous  regarderions  aujourd'hui 
comme  une  illégalité  flagrante^  passait  alors  pour  la  chose 
du  monde  la  plus  commune.  La  dignité  et  l'autorité  de 
la  couronne  semblaient  compromises ,  et  dès  lors  on  ne 
croyait  jamais  pouvoir  montrer  assez  de  rigueur.  Des  ju- 
ges honnêtes  tombaient  dans  la  même  erreur  où  la  reli- 
gion précipite  des  inquisiteurs  fanatiques.  La  science  de 
la  législation  avait  fait  peu  de  progrès ,  et  une  grande  la- 
tilude  était  laissée  aux  caprices  des  magistrats.  On  ne 
voyait  pas  alors  comme  aujourd'hui  des  avocats  habiles 
et  ardens  livrer  un  combat  perpétuel  à  l'accusation ,  la 
harceler  sur  tous  les  points  ,  soulever  sans  cesse  de  nou- 
veaux obstacles  ,  et  ouvrir  à  l'accusé  toutes  les  voies  du 
salut.  Au  milieu  de  telles  mœurs,  le  tribunal  le  plus  in- 
tègre courait  risque  de  se  laisser  entraîner,  non  à  une  pi- 
tié dangereuse,  mais  à  une  sévérité  non  moins  fatale  5  au- 
jourd'hui toutes  les  chances  sont  en  faveur  de  l'accusé. 

Des  lois  si  élastiques  et  si  commodes  dans  leur  exten- 
sion ,  des  lois  si  obéissantes  à  toutes  les  volontés  du  pou- 


EN  ANGLETERRE.  209 

voir ,  devaient ,  en  des  tems  de  révolution  et  de  lutte 
acharnée  entre  le  trône  et  les  citoyens ,  se  transformer  en 
redoutables  instrumens  de  tyrannie.  Tous  les  procès  po- 
litiques du  règne  de  Charles  II  en  ofFrent  la  preuve  fla- 
grante. On  emplova  alors  la  loi  comme  une  arme  pour 
la  vengeance ,  et  toute  équité  est  mise  en  oubli.  Sous  Jac- 
ques II ,  cet  abus  affreux  se  perpétue  ,  les  formes  pro- 
tectrices sont  négligées  ,  les  tribunaux  montrent  une  lé- 
gèreté coupable ,  la  passion  s'assied  sur  le  trône  de  la 
justice.  Toutes  les  règles  de  la  procédure  tombent  peu  à 
peu  dans  le  discrédit ,  et  les  affaires  môme  qui  n'ont  au- 
cun rapport  avec  la  politique  sont  traitées  avec  une  égale 
négligence.  Pendant  que  d  une  part  l'iniquité  politique 
enfantait  des  drames  atroces  ,  d'une  autre,  les  propriétés 
perdaient  leur  garantie,  et  la  liberté  des  citoyens  était 
compromise  à  chaque  instant.  Les  juges  les  plus  éclairés 
ne  résistaient  pas  à  l'exemple  général ,  et  sir  Mathieu 
Haie,  dont  nous  avons  déjà  parlé  ,  eut  plus  d'un  reproche 
à  se  faire. 

Il  faut  que  la  procédure  enchaîne  le  juge,  qu'elle  le 
force  d'être  équitable  malgré  lui.  Le  mortel  le  plus  sage 
est  trop  faible  pour  qu'on  abandonne  à  son  caprice  la  vie 
et  l'honneur  de  ses  semblables.  A  peine  l'homme  vertueux 
est-il  sûr  de  lui^  le  tempérament ,  la  passion,  la  santé,  les 
accidens  de  la  vie  arrachent  une  sentence  inique  au  plus 
juste  d'entre  nous.  Quant  à  l'homme  vicieux  et  passionné , 
à  quels  excès  ne  se  livrera-t-il  pas  ,  si  la  loi  n'est  pas  là 
pour  lui  imposer  sa  contrainte?  Pendant  les  règnes  de 
Charles  II  et  de  Jacques  II ,  l'influence  des  haines  poli- 
tiques fut  aussi  sensible  que  fatale.  Immédiatement  après 
la  restauration  ,  les  tribunaux  se  remplirent  de  juges  qui 
avaient  donné  des  gages  à  la  monarchie,  la  plupart  fort 
honnêtes  et  fort  instruits  ,  mais  enfiévrés  de  rovalisme  , 
XV.  14 


210  DES  PROCÈS  d'état 

imbus  de  sentimens  amers  et  de  souvenirs  poignans ,  et 
prêts  à  tout  sacrifier  à  leurs  opinions.  Comment  attendre 
de  tels  arbitres  une  justice  complète  ?  Toutes  les  fois  qu'il 
s'aoissait  de  religion  ou  de  politique ,  leur  zèle  s'enflam- 
mait, l'équité  était  oubliée,  ils  n'exerçaient  plus  qu'une 
■vengeance.  La  nation  elle-même  partageait  ces  idées.  Pen- 
dant le  procès  des  régicides  l'assemblée  applaudissait  aux 
plus  cruelles  décisions,  aux  plus  îyranniques  caprices  des 
juges.  On  s'accoutuma  à  voir  la  passion  présider  les  procès 
politiques;  le  zèle  furieux  dont  on  avait  fait  preuve  dans 
cette  circonstance  survécut  à  l'occasion  elle-même,  et 
dorénavant  toute  accusation  de  liaute  trahison  fut  pour- 
suivie avec  une  sévérité  presque  féroce ,  que  l'on  s'ac- 
cordait à  regarder  comme  une  vertu.  Je  ne  doute  pas, 
que  les  adversaires  des  royalistes  n'eussent  agi  précisé- 
ment de  la  même  manière  le  cas  échéant.  Il  y  avait  fré- 
nésie de  tous  les  côtés.  Si  une  grande  partie  de  la  po- 
pulation n'eût  été  contenue ,  elle  se  serait  mise  à  courir 
sus  aux  papistes  comme  les  bourgeois  de  Paris  au  seizième 
siècle  couraient  sus  aux  protestans.  Examiner  les  accusa- 
tions dont  les  catholiques  étaient  l'objet,  c'était  s'exposer 
à  tout  le  courroux  populaire.  On  ne  doutait  pas  que  les 
papistes  n'eussent  mis  le  feu  à  Londres,  et  l'on  inscrivait 
sur  la  pierre  du  monument  ce  gigantesque  mensonge  histo- 
rique. Il  n'aurait  pas  fallu  révoquer  en  doute  devant  un 
citoyen  de  Londres  la  réalité  d'une  Saint-Barthélémy  pré- 
parée de  longue  main  par  les  ennemis  du  protestantisme. 
Aussi ,  quand  sir  Edmundbury  Godfrey  fut  assassiné , 
et  que  le  faux  témoin  Titus  Oates  dénonça  le  prétendu 
complot  catholique ,  il  aurait  fallu  qu'un  juge  fût  quelque 
chose  de  plus  qu'un  homme  pour  opposer  sa  conviction 
au  torrent  de  l'injustice  populaire.  C'était  alors  que  l'on 
portait  dans  les  rues  un  énorme  gourdin  nommé  lejléau 


EN  ANGLETERRE.  211 

protestant,  et  destiné  à  assommer  les  papistes.  Quelques 
historiens  modernes  ont  cru  que  les  protestans  eux-mê- 
mes n'avaient  pas  été  étrangers  au  meurtre  de  Godfrey  5 
en  effet,  jamais  crime  n'a  été  plus  utile  à  un  parti ,  ja- 
mais faction  n'a  tiré  meilleur  parti  d'un  crime.  Buckin- 
gham  et  Shaltesbury  n'oublièrent  rien  pour  impliquer  le 
duc  d'York  dans  cette  affaire.  Juges  et  témoins  parais- 
saient se  ranger  à  la  fois  et  d'un  commun  accord  au  nom- 
bre des  accusateurs ,  et  la  haine  publique  fit  la  loi  aux 
tribunaux. 

Malheureuse  époque  !  on  ne  rêvait  que  complots  ca- 
tholiques. Ils  retentissaient  dans  tous  les  théâtres ,  dans 
toutes  les  chaires ,  et  remplissaient  les  débats  du  Parle- 
ment. Rien  de  plus  facile  alors  pour  un  juge  que  d'être 
inique  et  populaire  à  la  fois.  Il  n'avait  qu'à  se  livrer  corps 
et  ame  à  l'impulsion  générale.  On  vit  presque  tous  les 
magistrats  suivre  cette  route  facile  et  misérable.  La  ten- 
tation était  forte.  Il  s'agissait  à  la  fois  de  la  vie  du  mo- 
narque, que  les  catholiques  avait  attaquée  à  ce  qu'on 
affirmait ,  et  de  la  haine  populaire  qui  demandait  à  s'as- 
souvir. Wildnorth ,  Pemberton  ,  sir  William  Jones , 
sir  Thomas  Jones ,  Dolben  ,  Atkyns ,  se  signalèrent  parmi 
ces  juges,  qui  d'ailleurs  représentaient  avec  une  malheu- 
reuse fidélité  l'état  réel  de  la  nation  5  ce  fut  parmi  eux 
que  l'infâme  Jefferies  fit  ses  premières  armes.  La  vanité, 
l'intérêt  personnel,  la  pusillanimité,  l'entraînement,  tout 
les  précipitait  dans  cette  triste  carrière.  A  leur  tête  se 
montrait  le  chef  de  la  justice,  Scrogges,  fils  d'un  boucher, 
homme  spirituel  et  brillant ,  improvisateur  facile,  doué 
de  plus  d'imagination  que  de  raison  ,  de  plus  de  chaleur 
de  tête  que  de  sévérité  de  conscience.  Ce  fut  lui  qui  di- 
rigea les  débats  du  complot  papiste ,  et  ils  méritent  d'être 


212  DES  PROCÈS  d'état 

signalés  par  nous  comme  ayant  accumulé  toutes  les  espèces 
d'illégalités  dont  nous  avons  parlé  plus  haut.  Dans  ce 
honteux  procès,  qui  dura  long-tems  et  dont  plus  d'un  his- 
torien a  entrepris  la  défense,  on  accueillit  tous  les  ouï- 
dire ,  toutes  les  lettres  anonymes,  tous  les  témoignages 
les  plus  suspects;  les  dépositions  favorables  à  la  couronne 
furent  commentées  avec  soin,  écoutées  avec  respect 5  le 
juge  venait  au  secours  du  déposant  et  lui  indiquait  la 
route  qu'il  avait  à  suivre.  C'était  l'iniquité  la  plus  évi- 
dente et  la  plus  ingénieuse  :  les  magistrats  avaient  mille 
ressources  pour  tirer  d'embarras  les  témoins,  et  l'on  com- 
mençait toujours  par  discréditer  d'avance  les  témoins  à 
décharge.  Au  lieu  de  laisser  au  jury  sa  liberté ,  on  lui 
indiquait  le  degré  de  confiance  que  devaient  lui  inspirer 
les  déposans.  On  allait  jusqu'à  leur  imputera  crime  les 
circonstances  de  leurs  dépositions,  qui  ne  s'accordaient 
pas  avec  celles  des  témoins  à  charge.  Telle  est  la  faiblesse 
de  l'humanité,  que  presque  toute  l'Angleterre  applau- 
dissait à  l'injustice,  et  ne  voyait  pas  quel  odieux  spec- 
tacle offre  un  tribunal  qui  se  fait  vengeur  au  lieu  de  se 
constituer  juge. 

Défions-nous  donc  toujours  des  passions  populaires  :  en 
général ,  dès  que  la  masse  est  animée  d'une  violente  émo- 
tion ,  il  y  a  injustice  et  violence.  Un  catholique  romain 
se  présentait-il  à  la  barre  ?  il  lui  suffisait  de  dire  :  Je  suis 
catholique,  pour  que  les  assistans  éclatassent  de  rire.  «  Je 
ne  vous  crois  pas,  disait  Pemberton  à  un  témoin  ,  votre 
religion  permet  des  restrictions  mentales,  et  vous  pouvez 
trahir  la  vérité  en  toute  sûreté  de  conscience.  —  Je  jure, 
disait  un  autre  témoin  ,  que  cela  s'est  passé  ainsi ,  je  l'ai 
vu  de  mes  propres  yeux. — Votre  religion,  reprit  le 
juge,  vous  défend  de  voir  par  vos  propres  yeux.  »   On 


EN  ANGLETERRE.  213 

alléguait  contre  les  papistes  que  leurs  dépositions  ne  pou- 
vaient pas  être  vraies,  parce  que,  disait-on,  ils  avaient 
un  trop  grand  intérêt  à  mentir,  et  l'on  ne  s'apercevait 
pas  que  la  même  allégation  eût  pu  être  faite  contre  les 
protestans.  Au  lieu  d'écouter  avec  patience  les  prévenus, 
on  les  insultait ,  on  les  harcelait  à  chaque  mot  prononcé 
par  eux  dans  l'intérêt  de  leur  défense.  Les  paroles  des 
juges  étaient  un  piège  perpétuel;  railleries,  invectives  , 
artifices,  on  n'ouhliait  rien  pour  les  mettre  dans  leur  tort. 
Les  acclamations  du  peuple  encourageaient  ces  odieux 
procédés. 

«  Ne  vous  étonnez  pas,  disait  le  grand-juge  Scrogges, 
si  le  peuple  vous  maltraite  ainsi.  Vous  vous  êtes  conduits 
de  manière  à  ce  qu'un  catholique  soit  un  animal  odieux 
en  Angleterre.»  Alors  les  acclamations  populaires  recom- 
mençaient. Une  fois  enflammées,  les  passions  de  la  multi- 
tude ne  connaissent  plus  de  bornes.  Bientôt  on  menaça  les 
témoins  et  on  les  chargea  de  coups ,  ils  n'osèrent  plus  se 
montrer.  Dans  le  procès  de  Langhorne,  la  violence  du 
peuple  fut  telle  que  les  témoins  à  décharge  se  récusèrent 
tous.  Plus  tard,  le  prêtre  Marshall  offrit  d'appeler  des  té- 
moins, mais  sous  la  condition  spéciale  qu'ils  ne  seraient 
ni  frappés  ni  outragés.  «  Vous  n'avez  pas  de  conditions 
à  nous  imposer,  »  s'écria  le  juge.  En  vain  prouva-t-on 
que  les  témoins  à  charge  n'avaient  pas  cessé  de  se  con- 
tredire, que  la  plupart  avaient  reçu  de  l'argent,  ou 
qu'ils  avaient  un  intérêt  évident  à  déposer  comme  ils 
le  faisaient  5  nulle  objection  ne  fut  admise.  Ne  nous 
étonnons  pas  qu'au  milieu  de  débats  si  exlravagans  et  si 
iniques,  un  jeune  homme  enthousiaste  et  indigné  de  tout 
ce  qui  se  passait  autour  de  lui  se  soit  écrié  :  «  Puisque 
mes  juges  naturels  m'abandonnent,  je  m'en  rapporte  à  la 
Providence,  je  demande  le  jugement  de  Dieu!  »  Enfin, 


214  DES  PROCÈS  d'état 

pour  couronner  dignement  un  drame  à  la  fois  si  curieux, 
si  instructif  et  si  atroce,  lorsque  le  juge  Jefferies  pro- 
nonça la  sentence  de  mort  et  dit  que ,  selon  les  termes 
de  la  loi ,  les  coupables  seraient  pendus  ,  écartelés  et  leurs 
entrailles  jetées  au  vent,  la  salle  retentit  d'applaudisse- 
mens  frénétiques. 

Le  résumé  des  avocats-généraux  et  de  l'accusateur  pu- 
blic s'accordaient  toujours  par  leur  acharnement  haineux 
avec  la  conduite  des  débats.  Si  quelque  chose  peut  servir 
d'excuse  à  ces  hommes  ,  si  la  postérité  peut  accepter  une 
telle  justification  ,  ajoutons  que  l'exercice  de  leurs  devoirs 
n'eût  pas  été  pour  eux  sans  danger.  La  Chambre  des  Com- 
munes réprimanda  sévèrement  ceux  qui  parlaient  sans 
respect  de  l'infâme  docteur  Oates.  Scrogges  fut  accusé  , 
non  d'avoir  fait  pencher  la  balance  en  faveur  du  protes- 
tantisme ,  mais  d'avoir  découragé  et  diffamé  les  témoins 
protestans.  En  effet,  malgré  son  ardeur  pour  la  cause 
populaire  ,  il  lui  était  arrivé  une  seule  fois  de  céder  à  je 
ne  sais  quel  remords  de  conscience,  et  de  laisser  entrevoir 
qu'un  témoin  pour  la  couronne  n'avait  pas  dit  toute  la 
vérité.  On  traitait  avec  une  vénération  qui  approchait 
de  l'idolâtrie  deux  personnages  exécrables,  calomniateurs 
salariés ,  Oates  et  Bedlow  ,  qui ,  forts  de  l'approbation  pu- 
blique ,'  se  conduisaient  en  véritables  tribuns  du  peuple. 
«  Votre  seigneurie  me  permettra  de  lui  faire  observer , 
s'écriait  insolemment  Oates,  que  je  ne  suis  pas  obligé  de 
répondre  à  cette  question ,  et  qu'elle  accorde  beaucoup 
trop  de  latitude  au  prévenu.  — A  quelle  époque  cela  est- 
il  arrivé  ?  demanda  le  juge,  quel  jour  ?  —  Vous  êtes  bien 
heureux  que  je  puisse  vous  dire  le  mois  ,  répondait  l'ar- 
rogant témoin...  Faites  sortir  ces  papistes,  continuait-il, 
la  salle  en  est  pleine,  elle  en  est  empestée,  et  quel- 
ques minutes  plus  tard  toutes  les  épées  des  papistes  vont 


I 


EN  ANGLrrERRE.  ^15 

sortir  du  fourreau,  je  les  vois  étinceler.  —  Allons,  al- 
lons (interrompit  le  lord-maire  qui  voyait  combien  cette 
plaisanterie  était  ridicule),  vous  êtes  au  milieu  de  bons 
protestans,  parlez,  vous  n'avez  rien  à  craindre.  —  Mes- 
sieurs les  juges ,  dit  encore  Bedlow ,  il  y  a  dans  la  galerie 
une  femme  papiste  qui  prend  des  notes.  —  Laissez  faire, 
laissez  faire,  répondit  Scrogges  en  riant,  les  notes  d'une 
femme  comme  la  langue  d'une  femme  ne  tirent  pas  à  con- 
séquence. »  Scrogges  eut  le  sort  de  tous  les  hommes  qui 
se  livrent  aveuglément  au  service  des  passions  publiques. 
Dès  qu'il  s'arrêta  ou  se  refroidit  dans  cette  carrière  de 
violence,  on  l'accusa  de  tiédeur,  de  corruption,  de  trahi- 
son ,  et  on  le  poursuivit  sans  pitié.  Il  allait  être  traîné  de- 
vant un  tribunal  comme  accusé  d'avoir  reçu  de  l'argent 
des  ennemis  de  l'état,  lorsque  le  Parlement  fut  prorogé  : 
cette  prorogation  le  sauva  ^  leçon  frappante  pour  tous  ceux 
qui  se  constituent  les  esclaves  et  les  sycophantes  du  peuple. 
Et  quelle  situation  que  celle  du  roi  !  et  comme  le  trône 
que  l'on  affectait  de  respecter  se  trouvait  humilié  par  son 
abaissement  réel!   Le  monarque  n'avait  aucune  foi  dans 
cette  conspiration  prétendue  5  il  voyait  bien  que  cette  chi- 
mère inventée  par  les  protestans  l'environnait  de  périls,  et 
il  fallait  que  ses  proclamations  encourageassent  les  témoins 
calomnieux  ;  on  le  forçait  d'acheter  ces  mensonges  ab- 
surdes et  atroces  5  on  l'obligeait  à  saper  son  autorité  de 
ses  propres  mains.  Les  victimes,  qu'il  savait  innocentes, 
il  ne  pouvait  les  sauver  5  s'il  différait  une  exécution  san- 
glante ,  les  Communes  étaient  là  pour  lui  demander  ven- 
geance au  nom  de  sa  propre  autorité  et  de  son  propre 
salut  :  les  magistrats  muets  n'avait  pas  d'autre  courage 
que  de  se  taire ,   et  de  sanctionner  par  leur  silence  les 
horribles  iniquités  qui  se  commettaieRit  autour  d  eux.  Il  y 


216  DES  PROCÈS  d'état 

a  des  tems  où  les  peuples  se  montrent  injustes  et  méchans 
comme  un   seul  homme  ,   et  où  Tespril  de  haine  et  de 
fureur  les  domine  entièrement.  En  vain  quelques-uns  des 
prévenus  alléguèrent-ils  leurs  services,  leur  long  dévoue- 
ment à  la  cause  royale  ,  la  perte  d'une  partie  de  leur  for- 
tune et  le  sacrifice  de  leurs  plus  chers  intérêts  5  on  ne  les 
écouta  pas 5  on  voulait  obtenir  un  aveu;  il  fallait  prouver 
le  complot  papiste.   S'ils  eussent  confessé  la  conjuration 
qui  leur  était  imputée,  peut-être  quelques-uns  d'entre 
eux  eussent  reçu  leur  grâce.  Ils  aimèrent  mieux  marcher 
à  l'échafaud;  et,  jusqu'au  dernier  moment,  ils  protestè- 
rent qu'on  les  avait  injustement  condamnés.  Entourés  de 
bourreaux,  d'officiers  de  justice,  qui  ne  cessaient  de  les 
exhorter  à  une  confession  impossible  ,  ils  moururent  sans 
se    démentir  .•    il    n'est    pas   d'historien   impartial  ,    pas 
d'homme  juste  et  instruit,  qui  ne  convienne  de  leur  inno- 
cence. La  conscience  des  nations  réhabilite  toujours  les 
victimes  5  mais  cette  tardive  réhabilitation  ne  fleurit  sur 
les  tombes   que  long-tems  après  la  mort  des  victimes, 
long-tems  après  l'affaissement  des  mauvaises  passions  qui 
les  ont  immolées. 

Il  est  triste  que  l'histoire  de  ces  peuples  libres  ren- 
ferme une  telle  série  d'iniquités.  A  peine,  en  parcourant 
les  annales  de  la  Grande-Bretagne ,  l'homme  qui  cherche 
des  traces  de  justice,  de  loyauté,  de  légalité,  dans  les 
actes  des  tribunaux,  et  spécialement  quand  il  s'agit  de 
vie  et  de  mort  dans  les  procès  politiques ,  trouve-t-il  où 
poser  le  pied.  A  peine  échappe -t-il  à  un  de  ces  procès 
atroces,  qu'il  en  rencontre  un  autre  dont  l'humanité  fré- 
mit. Voici  lord  Slrafford  qui,  à  soixante-huit  ans,  ma- 
lade, l'esprit  alfailili  par  de  longs  malheurs,  est  choisi 
parmi  les  pairs  catholiques  et  traîné  devant  le  tribunal, 


EN  ANGLETERRE.  217 

c'est-à-dire  à  l'échafaud;  la  multitude  le  sui».  de  ses  ac- 
clamations barharcs.  Jamais  le  fanatisme  politique  ne  se 
montra  plus  exécrable.  Après  son  injuste  condamnation, 
les  shériffs  soulevèrent  la  question  de  savoir  s'il  fallait 
obéir  aux  décrets  du  roi ,  qui  lui  accordait  comme  grâce 
spéciale  d'èlre  décapité  et  non  pendu.  La  Chambre  des 
Pairs  ordonna  la  décapitation,  et  la  Chambre  des  Com- 
munes voulut  bien  y  consentir.  Tels  furent  les  termes  de 
sa  délibération.  Ce  n'était  pas  tout  :  sur  Téchafaud  même, 
le  bourreau ,  devenu  chicaneur  à  l'exemple  des  shériffs , 
réclama  une  addition  de  salaire.  Il  est  fort  remarquable 
que  plusieurs  personnages  dont  les  opinions  étaient  fort 
libérales  et  dont  le  nom  est  justement  vénéré,  entre  au- 
tres le  célèbre  lord  Russel ,  disputèrent  au  roi  cette  pré- 
rogative de  faire  grâce  dans  le  seul  but  d'entraver  son 
autorité  et  de  servir  leur  parti. 

Hélas!  la  réaction  vint  à  son  tour  et  ne  fut  pas  moins 
cruelle ,  car  le  malheur  des  iniquités  c'est  d'ehgendrer 
des  iniquités  nouvelles.  Ces  hommes  infâmes,  qui  avaient 
solennellement  chargé  les  catholiques  ,  vinrent  porter 
témoignage  contre  les  protestans.  C'était  toujours  le  même 
métier ,  un  métier  de  sang  et  d'infamie.  On  vit  fleurir 
de  nouveau  cette  race  des  délateurs  si  bien  peinte  par 
Tacite  :  «  Toutes  les  fois  qu'une  profession  est  lucra- 
tive ,  soyez  sûr  qu'elle  ne  manquera  point  d'adeptes.  » 
On  tirait  habilement  parti  des  antécédens  des  témoins,  et 
l'on  essayait  de  prouver  qu'un  homme  qui  s'était  montré 
si  ardent  à  poursuivre  les  catholiques  disait  nécessaire- 
ment la  vérité  lorsqu'il  accusait  les  protestans.  Au  lieu 
de  reprocher  aux  prévenus  la  superstition  romaine  ,  on 
se  mofpiait  de  leurs  doctrines  calvinistes  :  «  Vous  fré- 
quentez vraiment  une  jolie  petite  chapelle  !  »  disait  le 
grand-juge  au  prévenu  Colledge,  qui  était  dissident.  La 


218  DES  PROCÈS  d'état 

barbarie  et  l'injustice  avait  changé  de  livrée,  mais  non 
de  principes  et  de  conduite. 

Les  procès  de  Russel  et  de  Sydney  sont  célèbres  par 
leur  illégalité  dans  les  annales  de  la  jurisprudence  an- 
glaise. La  condamnation  de  Sydney  nous  semble  surtout 
infâme ,  on  ne  peut  alléguer  contre  lui  qu'une  seule 
preuve,  et  quelle  preuve!  un  pamphlet  qu'il  avait  com- 
posé sans  le  publier  ni  le  répandre.  La  chanson  popu- 
laire composée  à  l'occasion  de  ce  procès  résume  très-bien 
toutes  les  charges  de  l'accusation  :  «  C'est  Algernon  Syd- 
ney, le  terrible  Algernon  Sydney  qui  a  voulu  bouleverser 
la  nation  anglaise ,  et  qui ,  pour  venir  à  bout  de  son  des- 
sein ,  a  fait  une  œuvre  démoniaque.  Il  a  composé  un  li- 
belle atroce...  et  l'a  renfermé  dans  son  pupitre!  »  Nous 
voici  arrivés  à  cette  époque  où  le  plus  célèbre  des  mau- 
vais juges,  Jefferies,  fut  chargé  de  représenter  la  légalité 
anglaise.  De  plus  courageux  que-  nous  le  suivront  dans 
cette  voie  immonde  et  meurtrière,  où  sa  bassesse  n'a  ja- 
mais faibli ,  où  il  brille  d'un  éclat  sans  égal.  Ce  n'était 
point  un  homme  sans  talent ,  mais  une  ame  basse,  capa- 
ble de  tout ,  et  qui ,  voulant  obtenir  le  pouvoir  et  la  for- 
tune pour  se  livrer  à  ses  vices ,  ne  se  laisse  arrêter  par 
aucun  scrupule  :  homme  d'un  tempérament  ardent  et 
d'un  esprit  souple  ,  qui  devait  servir  d'instrument  com- 
plaisant et  commode  à  une  tyrannie  sans  pudeur-,  esclave 
et  oppresseur,  deux  qualités  dont  l'accord  est  fréquent  5 
jamais  son  égoisme  ne  se  dément ,  jamais  il  ne  manque 
une  seule  occasion  de  s'élever  aux  dépens  des  autres  5  ca- 
ractère complet  auquel  rien  ne  manquerait  en  vérité,  et 
qui  est  devenu  poétique  dans  son  horreur.  En  1678,  il 
mêle  sa  voix  au  cri  furieux  qui  poursuit  les  catholiques. 
Plus  tard  nous  le  trouvons  grand  inquisiteur  de  Jac- 
ques II ,  roi  catholique  j  ces  changemens  ne  lui  coûtent 


IN  ANGLETERRE.  219 

rien  ;  il  est  fidèle  à  son  caractère  ,  fidèle  à  sa  force  ;  fé- 
roce et  sans  courage ,  il  précipitait  ses  amis  à  travers  les 
dangers  ,  et  les  abandonnait  au  moment  de  la  crise.  Mer- 
cenaire autant  que  barbare,  il  fit  ses  célèbres  campagnes 
judiciaires  avec  un  inexprimable  bonheur  :  cette  tournée 
lui  permettait  à  la  fois  de  se  gorger  d'or  et  de  sang.  Un  con- 
temporain dit  que  sa  figure  n'était  pas  celle  d'un  homme, 
et  qu'on  l'eût  pris  pour  un  de  ces  tyrans  imaginaires  :  les 
vieilles  tapisseries  lui  prêtent  un  aspect  de  férocité  idéale. 
Le  sourcil  abaissé  ,   les  lèvres  tremblantes  de  fureur  , 
rouge  de  vin,  maigri  par  la  débauche,  les  vêtemens  en 
désordre,  il  n'ouvrait  ses  lèvres  immondes,  cette  bou- 
che ,  dont  la  forme  hideuse  semblait  trahir  toute  la  lai- 
deur de  son  ame  ,  que  pour  lancer  sur  les  prévenus  des 
torrens  d'invectives.  On  aurait  peine  à  croire  ,  si  tous  les 
Mémoires  contemporains  ne  l'attestaient ,  jusqu'à  quel 
degré  d'insolence  atroce  ce  monstre  se  laissait  emporter. 
Tous  les  jours  se  reproduisaient  des  scènes  dont  l'horreur 
est  vraiment  idéale^  il  était  admirablement  doué  par  la 
nature  pour  ce  triste  et  misérable  office  \  sa  voix  de  tau- 
reau épouvantait  les  prévenus ,  il  avait  une  adresse  in- 
fernale pour    les   embarrasser  dans  des    contradictions 
subtiles,  et  pour  donner  à  l'innocence  elle-même  l'appa- 
rence du  crime.  Toute  sa  sagacité  (  et  il  n'en  manquait 
pas)  se  tournait  vers  le  mal.  Déclamaleur  intarissable, 
improvisateur  facile;  couvrant  de  mois  sonores  et  de  pom- 
peuses images  la  cruauté  ignoble  de  ses  actes  ,  il  osait 
même  prendre  Dieu  à  témoin  et  invoquer  la  religion  et 
la  morale ,  qu'il  outrageait  sans  cesse.  Le  couronnement 
et  le  dernier  trait  de  ce  caractère  qui  n'a  pas  son  égal 
dans  l'histoire,  c'est  la  plus  complète  insensibilité  aux 
maux  qu'il  causait ,  l'indifférence  la  plus  inouie ,  enfin 


220  BES  PROCÈS  d'état 

l'ironie  appliquée  sans  réserve  et  sans  pilié  aux  victimes 
de  ses  venjjeances  judiciaires. 

Il  y  eut  dans  la  vie  de  Jefferies  une  scène  étrangement 
dramatique ,  une  de  ces  admirables  rencontres  que  les 
poètes  n'inventent  jamais,  et  qui  ressortent  naturellement 
des  pages  de  l'histoire.  Payé  par  son  parti  pour  inventer 
un  complot  papiste,  pour  y  envelopper  la  plupart  des 
catholiques  réputés  dangereux  ,    et  pour  affirmer   sous 
serment  devant  les  tribunaux  la  vérité  de   ce   roman 
infâme ,  Titus  Oates  ,  le  plus  célèbre  des  délateurs  an- 
glais ,  devait  recevoir ,  après  la  mort  de  Charles  II ,  la 
récompense  de  ses  mauvaises  actions  j  il  espérait  que 
le  zèle  protestant  lui  offrirait  un  abri  contre  la  ven- 
geance du  duc  d'York,  catholique  qu'il  avait  osé  ap- 
peler traître  pendant  les  débats  du  fameux  procès  où 
il  jouait  le  rôle  principal  ^  mais  à  peine  Jacques  fut-il 
remonté  sur  le  trône,  la  pension  de  Titus  Oates  lui  fut 
arrachée  ;  on  le  chassa  de  l'appartement  qu'on  lui  avait 
accordé,  et  on  lui  fit  son  procès,   comme  ayant  porté 
un  faux  témoignage  dans  l'afTaire  à  laquelle  il  devait  sa 
célébrité.  Yoilà  donc  en  face  l'un  de  l'autre,  d'une  part, 
Jefferies,  qui  avait  joué  un  rôle  important  dans  ce  procès 
infâme,  et  d'un  autre,  le  principal  instrument  de  cette 
iniquité  subalterne.  Imaginez  un  brigand  qui  en  condamne 
un  autre  comme  coupable  d'un  crime  dont  ils  ont  été 
complices  tous  deux,  rivaux  d'arrogance,  d'impudence 
et  de  fureur  -,   les  deux  athlètes  étaient  dignes  l'un  de 
l'autre.  Tour  à  tour  ils  prenaient  à  témoin  de  leur  inno- 
cence. Dieu,  la  vérité,  la  vertu,  qu'ils  n'avaient  pas  cessé 
d'outrager.  Accablé  des  preuves  les  plus  évidentes,  Oates 
déclara  solennellement  que  toutes  ses  dépositions  avaient 
été  conformes  à  la  vérité  :  et  Jefferies,  reprenant  aussitôt 


I 


EN  ANGLETERRE.  221 

la  parole,  pour  se  livrer  à  celte  verve  d'injures  qui  celte 
fois  avait  un  objet  digne  d'elle  :  «  Tais-toi,  monstre,  lui 
dit-il ,  impudent  et  misérable ,  tu  es  indigne  de  rester  plus 
long-tems  sur  la  terre  que  Dieu  a  faite.   Que  Dieu  soit 
témoin  que  je  ne  voudrais  pas  avoir  à  rendre  compte 
d'une  seule  goutte  de  sang  innocent;  mais  je  jure  aussi 
que  pas  un  mot  de  ce  que  lu  viens  de  dire  n'est  la  vé- 
rité. »  En  effet ,  les  témoignages  contre  Oates  étaient  ac- 
cablans,  et  le  juge  Owitbeus  prononça  la  sentence  avec 
une  gaîlé  railleuse  faite  pour  en  augmenter  l'amertume. 
Le  malheureux  fut  conduit  d'Aldgale  à  Newgate  par  le 
bourreau  qui  frappait  ses  épaules  nues.  Après  un  jour 
d'intervalle  il  fut  conduit  de  la  même  manière  de  New- 
gate à  Tiburn  ;  il  devait  en  outre ,  d'après  le  texte  de  la 
loi ,  rester  en  prison  pendant  le  reste  de  sa  vie ,  et  être 
mis  au  pilori  cinq  fois  par  an.  La  portion  la  plus  cruelle 
de  ce  châtiment  sauvage  fut  exécutée  à  la  lettre.  La  révo- 
lution de  1688  le  fit  sortir  de  son  cachot;  il  reçut  une 
petite  pension  de  la  couronne;  la  Chambre   des  Pairs 
adressa  une  supplique  à  Guillaume  III  à  l'effet  d'obtenir 
son  pardon;  on  voulut  même  faire  annuler  le  jugement, 
sous  prétexte  que  les  catholiques   s'étaient  vengés  sur 
l'homme  qui  avaient  trahi  leurs  secrels  et  fait  avorter 
leurs  desseins.  Ce  dernier  point  ne  fut  pas  obtenu;  mais 
le  délateur  fut  libre  et  presque  honoré.  Cependant  ses 
vices  le  poursuivirent  encore  et  il  mourut  pauvre.  En 
1702,  on  le  voit  paraître  devant  la  justice,  accusé  par 
une  M"*  Eléonor  James  de  l'avoir  frappée  avec  sa  canne 
dans  la  salle  d'audience.  La  veuve  demandait  que  Titus 
Oates  fût  condamné  à  une  amende  considérable ,  et  que 
sa  canne  fut  brûlée  par  le  bourreau  ;  il  allégua  sa  pau- 
vreté ,  il  ne  fut  pas  puni  :  tels  furent  les  derniers  jours 
de  cette  vie  si  ignoble. 


222  DES  PROCÈS  d'état 

Pendant  les  vingt  années  qui  précédèrent  la  révolution, 
l'exercice  de  la  justice  n'avait  été  qu'une  vengeance  ;  mais 
tous  les  partis  avaient  trop  soufFert ,  les  coups  mutuels 
qu'ils  s'étaient  portés  avaient  laissé  de  trop  graves  blessures, 
des  plaies  trop  saignantes ,  pour  que  la  nécessité  d'une 
justice  plus  équitable ,  plus  calme ,  ne  se  fît  pas  sentir.  Les 
premiers  actes  de  la  révolution  portent  le  caractère  de 
plainte  et  de  douleur,  presque  de  remords,  inspiré  par  les 
excès  auxquels  tout  le  monde  avait  pris  part ,  du  moins 
en  les  approuvant.  On  défend  les  trop  fortes  amendes, 
on  blâme  la  violence  des  juges  ,  les  châtimens  corporels 
et  les  jugemens  dictés  par  la  colère.  Un  juge,  homme  de 
bien,  M.  Holt,  devient  pour  ainsi  dire  le  représentant 
de  cette  révolution  bienfaisante^  le  premier  il  sait  pren- 
dre l'attitude  convenable  à  un  chef  de  la  justice  5  il  se 
montre  calme,  impassible,  humain  5  au  lieu  d'inter- 
rompre les  accusés  par  d'indécentes  violences  ,  il  les  en- 
courage ,  les  écoute,  les  avertit  du  danger  auquel  une 
parole  imprudente  peut  les  exposer;  reprend  vivement 
ses  confrères  lorsque  ces  derniers,  trop  fidèles  à  l'ancienne 
habitude,  entravent  la  liberté  de  la  défense.  Enfin  il  se 
montre  digne  des  éloges  que  Steele  lui  a  prodigués , 
éloges  dont  l'éloquence  et  l'enthousiasme  ne  sont  pas 
au-dessous  des  vertus  qui  les  ont  mérités.  Hélas  !  que 
penser  des  vertus  humaines  I  le  nom  de  Holt  est 
obscur;  toute  l'Europe  connaît  Jefferies. 

Holt  occupa  pendant  vingt-deux  ans  cette  position  éle- 
vée ,  qui  non  seulement  lui  permit  de  réformer  le  mode 
des  débats  judiciaires  ,  mais  de  faire  des  élèves ,  si  l'on 
peut  parler  ainsi.  Sous  ses  yeux  ,  et  à  son  école  se  déve- 
loppèrent plusieurs  hommes  dont  les  vertus  et  les  talens 
ont  honoré  la  Grande-Bretagne,  entre  autres  sir  Mi- 
chel Forster ,  un  des  juges  les  plus  remarquables  par 


EN  ANGLETERRE.  223 

leur  humanité,  leur  bon  sens  et  leur  bon  esprit.  Après 
la  révolution  opérée  spécialement  dans  les  procès  d'état 
sous  Guillaume  III,  ce  ne  fut  plus  contre  le  conspirateur 
ou  le  rebelle  que  la  société  sembla  s'armer ,  mais  bien 
le  trône  lui-même.  Dans  les  affaires  de  haute  trabiso*n , 
l'accusé  se  trouva  jouir  d'une   protection  spéciale.   On 
lui  donna  des  garanties  et  des  gages  dont  les  autres  ac- 
cusés ne  jouissent  pas.  Par  une  singularité  qui  n'éton- 
nera personne,  ce  furent  les  jacobiles  eux-mêmes,  parti- 
sans du  pouvoir  absolu,  qui  introduisirent  ces  actes  si 
importans  dans  la  législation  anglaise,  et  qui  se  servirent, 
pour  attaquer  le  pouvoir  de  Guillaume  qu'ils  n'aimaient 
pas,  de  ces  armes  si  dangereuses  pour  tous  les  pouvoirs. 
Les  juges  regardaient  si  bien  ces  nouveaux  statuts  comme 
attentatoires  aux  privilèges  reconnus  de  la  couronne,  que 
la  veille  même  du  jour  où  ils  devai'Mit  avoir  force  de  loi, 
Holt,  l'intègre  et  noble  juge  Holt ,  refusa  de  se  rendre 
aux  prières  d'un  accusé  de  haute  trahison  et  de  devancer 
d'un  seul  jour  l'action  légale  des  statuts. 

Il  fallut  beaucoup  de  tems  aux  avocats  pour  s'accou- 
tumer à  plaider  sans  crainte  la  cause  des  accusés  de  haute 
trahison  5  les  premiers  qui  se  soient  chargés  de  cet  office, 
Philipps  et  sir  Barthélémy  Shaver,  eurent  soin  de  pré- 
venir les  juges  que  l'on  ne  devait  nullement  confondre 
leurs  sentimens  personnels  avec  les  sentimens  de  leurs 
cliens,  et  qu'ils  étaient  fort  éloignés  de  défendre  aucune 
thèse  semblable  ;  leur  défense  fut  timide ,  tremblante , 
incertaine.  Ce;ie  fut  qu'en  1722  que  l'avocat  Hungerford 
osa  élever  en  faveur  de  son  client  Laver  une  voix  plus 
courageuse  :  encore  fut-il  sévèrement  réprimandé  par  le 
juge  sir  James  Spratt.  11  était  souvent  arrivé  aux  avocats, 
avant  cette  époque  ,  de  protester  de  leurs  bonnes  inten- 
tions ,  de  leur  loyauté  ,  de  leur  amour  pour  le  roi ,  de 


224  DES  PROCÈS  d'état 

leur  attachement  pour  le  gouvernement.  Peu  à  peu  ces 
vieilles  traces  de  crainte  s'effacèrent  et  disparurent  :  Top- 
position  vint  s'asseoir  en  face  des  juges.  Lord  Erskine , 
hopime  éloquent,  habile,  orateur  hardi ,  profila  de  ce 
nouveau  mouvement  pour  s'élever  à  une  hauteur  et  une 
énergie  de  pensée  et  de  diction  que  le  barreau  anglais 
n'avait  pas  connues.  Quiconque  l'a  vu  et  entendu  ne  l'ou- 
bliera jamais.  La  violence  de  ses  attaques  contre  le  gou- 
vernement se  trouvait  adoucie  et  tempérée  par  le  calme 
extérieur  de  son  attitude  et  la  grâce  de  son  langage.  11  ne 
semblait  pas  un  avocat  payé  pour  plaider,  mais  un  homme 
du  monde,  quelquefois  un  arbitre  désintéressé-,  il  en  ap- 
pelait à  la  svmpalhie  générale,  il  semblait  se  défaire  de 
toute  partialité,  de  toute  habitude  de  plaidoirie 5  l'audi- 
toire et  les  juges  se  trouvaient ,  pour  ainsi  dire,  de  ni- 
veau avec  lui  ;  et  cette  familiarité  heureuse  lui  permet- 
tait de  tout  dire  sans  crainte.  Cette  liberté  même  ,  inouie 
jusqu'alors  dans  les  fastes  judiciaires  de  la  Grande-Bre- 
tagne ,  était  pour  Erskine  un  texte  fécond  en  mouvemens 
d'éloquence;  il  en  tirait  vanité  pour  l'Angleterre,  et  il 
augmentait  cette  liberté  même  en  l'exaltant. 

«  Ici ,  messieurs ,  disait-il  dans  son  plaidoyer  pour  le 
prévenu  Hardy,  accusé  de  haute  trahison ,  je  sens  avec 
orgueil ,  avec  bonheur,  que  l'administration  de  la  justice 
est  libre  en  Angleterre.  Je  n'ai  plus ,  comme  autrefois , 
de  réclamations  discrètes,  mystérieuses,  à  faire  à  mes 
juges  5  plus  de  réclamations  écrites  sur  parchemin ,  col- 
lationnées  par  un  greffier ,  scellées  d'un  grand  sceau ,  et 
qui  peuvent  aller  s'ensevelir  et  se  perdre  dans  un  tiroir  : 
c'était  la  marche  de  la  justice  ancienne:^  moi  j'ai  le 
privilège,  j'ai  le  droit  admirable  d'en  appeler  hautement, 
sans  crainte  ,  sans  scrupule ,  à  une  assemblée  éclairée  , 
pleine  d'yeux  et  d'oreilles,   pleine  d'intelligence  et  de 


EN  ANGLETERRE.  225 

loyauté.  Je  sais  que  parler  à  un  jury,  c'est  parler  à  la  na- 
tion entière ,  c'est  se  réfu^jier  dans  le  sanctuaire  de  la  jus- 
tice nationale.  » 

Depuis  l'accession  de  la  maison  de  Hanovre,  les  procès 
politiques  reçoivent  une  direction  bien  différente.  Les 
accusations  de  ministres  sont  des  amusemens  populaires 
dont  les  ministres  ne  s'inquiètent  jamais.  Walpole  lui- 
même,  a])rès  avoir  déshonoré  tout  le  Parlement  d'Angle- 
terre par  un  système  de  corruption  à  la  fois  voué  et  dé- 
gradant, vit  sans  crainte  ses  ennemis  lire  devant  les  deux 
chambres  l'acte  qui  le  menaçait  de  la  mort.  Il  savait  que 
l'époque  élait  passée  où  les  vengeances  politiques  vou- 
laient du  sang.  Lord  Norlh,  au  milieu  du  mécontente- 
ment que  des  défaites  multipliées  et  la  scission  des  co- 
lonies américaines  devaient  causer  à  l'Angleterre ,  ne 
quitta  pas  son  poste,  ne  s'ébranla  et  ne  s'épouvanta 
pas.  En  vain  la  voix  tonnante  de  Fox  lui  montrait  sans 
cesse  la  colère  du  peuple  suspendue  sur  sa  tête ,  l'écha- 
faud  dressé ,  le  bourreau  tout  prêt ,  les  votes  du  Parle- 
ment armant  la  justice  de  sa  hache  fatale,  North  conti- 
nuait à  payer  ses  favoris ,  à  solder  les  transfuges  qu'il 
arrachait  au  parti  contraire,  et  à  soutenir  les  mesures  im- 
populaires que  le  roi  lui  commandait.  Le  tems  n'était 
plus  où  Strafford  payait  de  sa  vie  une  loyauté  du  même 
genre.  Tout  s'était  adouci.  Cependant  la  Grande-Breta- 
gne aurait  pu  se  justifier  aux  yeux  de  l'histoire  ,  si  elle 
eût  traité  avec  sévérité  ce  ministre  complaisant  pour  le 
monarque,  oublieux  de  ses  concitoyens.  Elle  venait  de 
perdre  treize  provinces  fécondes  et  pleines  d'avenir  ;  le 
sang  et  les  trésors  de  l'Angleterre  avaient  coulé  à  grands 
flots-,  le  pavillon  britannique  était  flétri  et  le  trésor  vide. 
North  se  relira  sans  rien  craindre  5  et  comme  Walpole  son 
prédécesseur ,  il  vécut  vieux  au  milieu  de  ses  adversaires 
XV.  15 


226  DES  PROCÈS  d'état 

politiques;  qui  lui  tendirent  la  main  en  riant,  et  profes- 
sèrent pour  lui  autant  d'amitié  que  d'estime. 

Les  ministres  au  surplus  ne  faisaient  que  profiter  du 
bénéfice  universel.  Tous  les  intérêts  politiques  subsis- 
taient ;  mais  toutes  les  passions  politiques  s'étaient  amor- 
ties :  il  n'en  restait  plus  que  l'ombre.  Innocentes  et  im- 
puissantes, malgré  leurs  cris,  malgré  leurs  apparentes 
fureurs ,  elles  perdaient  en  éternelles  arguties ,  en  dis- 
cussions sans  fin ,  la  sève  qu'elles  auraient  autrefois  em- 
ployée dans  de  barbares  et  violentes  actions.  Les  der- 
nières traces  de  violence  politique  que  le  dix-huitième 
siècle  de  l'ère  banovrienne  proposait  à  l'observateur,  se 
trouvent  dans  les  procès  relatifs  aux  conjurations  qui  de- 
vaient ramener  les  Stuarts.  Le  trône  était  attaqué  5  il  se 
montrait  sévère;  tous  ceux  qui  avaient  soutenu  l'usur- 
pation craignaient  pour  leurs  têtes ,  et  le  bourreau  rede- 
venait alors  un  instrument  de  la  politique.  Même  dans 
ces  circonstances  cependant,  on  ne  peut  reprocher  aux 
juges  aucune  sévérité  injuste,  aucune  atteinte  portée  à  la 
loi,  aucune  violence;  ils  appliquèrent  seulement  la  loi , 
sans  en  exagérer  le  sens ,  sans  lui  donner  une  interpréta- 
tion fausse. 

Sous  Jacques  II ,  le  malheureux  Monmouth  avait  reçu 
de  la  bouche  du  roi  la  promesse  d'un  pardon  complet,  s'il 
avouait  et  dénonçait  ses  complices.  Chargé  de  fers,  plongé 
dans  un  cachot,  en  vain  s' abaissa-t-il  jusqu'à  verser  des 
larmes  devant  le  roi  qu'il  avait  essayé  de  détrôner  :  Jac- 
ques,, infidèle  à  sa  parole,  l'envoya  à  l'échafaud.  Tous 
ceux  qui  passaient  pour  ses  adhérens  furent  pendus  ou 
décapités,  sans  que  les  alroces  juges  de  Jacques  II  exami- 
nassent avec  beaucoup  d'attention  la  vérité  de  l'accusa- 
tion qui  pesait  sur  eux.  On  ne  peut  point  reprocher  de 
tels  actes  à  Guillaume  III,  ni  aux  administrations  succès- 


EN  ANGLETERRE.  227 

sives  de  la  reine  Anne  et  des  trois  Georges.  Même  en 
défendant  leurs  couronnes,  ils  furent  équitables  et  dé- 
mens. 

Comment,  par  exemple,  oserait-on  condamner  les  ']ur>;es 
qui  envoyèrent  à  la  mort  lord  Lovât,  le  Sinon  moderne, 
traître  à  ses  amis  comme  à  ses  ennemis,  trois  fois  apostat, 
auquel  Guillaume  fit  deux  fois  grâce,  qui  passa  du  jésui- 
tisme au  calvinisme,  et  qui  marqua  par  des  crimes  atroces 
plus  de  soixante  années  de  sa  vie  que  le  bourreau  termina 
à  quatre-vingts  ans.  Plusieurs  personnes  de  distinction 
qui  avaient  pris  les  armes  pour  le  prétendant ,  et  qui  de- 
vaient s'attendre  à  la  mort,  s'échappèrent  de  Newgale  5 
d'autres  que  l'on  aurait  pu  arrêter  s'enfuirent  sur  le  con- 
tinent. Le  brigadier  Mackintosh  et  Jean  Forster  trompè- 
rent leurs  geôliers  ,  qui  sans  doute  n'avaient  pas  reçu  des 
ordres  très-sévères.  Balmerino  et  Kilmarnock ,  pris  les 
armes  à  la  main,  n'eurent  pas  un  long  procès  à  soutenir  : 
les  faits  étaient  prouvés  et  incontestables.  Une  difficulté 
judiciaire  et  de  peu  d'importance  s'éleva  tout-à-coup ,  et 
retarda  le  procès.  Sous  Charles  II  et  Jacques  II  on  ne  se 
serait  même  pas  arrêté  à  cette  minutie.  Ils  moururent 
avec  courage ,  et  T héroïsme  de  leurs  derniers  momens  fit 
plus  de  tort  à  la  cour  que  leurs  épées  n'avaient  pu  lui  en 
faire.  La  cour  ne  l'ignorait  pas ,  et  sa  clémence  pouvait 
passer  quelquefois  pour  de  la  politique.  On  accordait  leur 
grâce  à  la  plupart  de  ceux  qui  la  demandaient;  et  Georges 
Setoun,  comte  de  Wintoun,  qui  ne  la  demanda  pas, 
trouva  toutes  les  facilités  pour  s'évader  et  se  réfugier  en 
Italie.  La  même  chose  arriva  au  vicomte  de  Strashallan 
et  à  plusieurs  autres.  Lord  Widdington  reçut  sa  grâce  :  le 
comte  de  Tsithisdale  quitta  furtivement  la  Tour. 

A  mesure  que  les  principes  de  la  liberté  acquirent  de 
la  force  dans  le  cours  du  dix-huitièrae  siècle ,  la  position 


228  DES  PROCÈS  d'état 

des  accusateurs  et  des  accusés  changea.  Chaque  procès 

politique  fut  un  embarras,  non  pour  le  peuple,  mais  pour 
le  pouvoir.  On  alla  jusqu'à  susciter  des  procès  à  la  cou- 
ronne -,  on  savait  bien  que  chacun  d'eux  serait  un  objet 
de  scandale,  et  que  les  partis  s'empresseraient  de  l'ex- 
ploiter. La  vie  de  tous  les  agitateurs  politiques  est  rem- 
plie de  CCS  procès  où  la  couronne  semble  accuser,  et  où 
dans  le  fait  c'est  elle  qui  se  défend.  Burdett ,  Wilber- 
force  ,  Junius  ,  Wilkes,  Cobbett ,  ont  été  les  véritables 
triomphateurs  des  procès  que  l'autorité  leur  a  suscités.  Il 
n'y  a  pas  un  de  ces  hommes  politiques  dont  la  liberté 
n'eût  été  gravement  compromise  et  qui  n'eût  été  attaché 
au  pilori  pendant  quelques  heures,  s'il  eût  vécu  du  même 
tems  que  ce  malheureux  Defoë ,  qui  pour  avoir  écrit  un 
pamphlet  très-innocent ,  fut  exposé  ,  dans  les  premières 
années  du  règne  d'Anne  ,  aux  outrages  d'une  abjecte  mul- 
titude. 

Wilkes  ne  cessa  de  harceler  le  gouvernement.  Le  23 
avril  1763  ,  arrêté  comme  coupable  d'avoir,  dans  le  nu- 
méro 45  de  son  Breton  du  Nord ,  journal  politique ,  in- 
sulté le  roi  et  le  gouvernement ,  il  refusa  dé  répondre  à 
son  interrogateur  parce  t[ue  le  mandat  d'amener  qui  le 
frappait  était  général  et  non  spécial.  Le  procès  qu'il  sou- 
tint à  propos  de  cet  incident  tourna  en  sa  faveur,  et  les 
mandats  d'amener  généraux  furent  abolis.  Poursuivi  en- 
suite par  le  ministère  qu'il  inquiétait  toujours ,  il  ne  dut 
à  sa  condamnation  qu'un  accroissement  de  popularité  , 
et  le  gain  de  sommes  considérables  nécessaires  pour  ré- 
tablir sa  fortune  délabrée.  On  paya  ses  dettes  ,  une  sous- 
cription subvint  à  tous  ses  besoins ,  son  image  se  repro- 
duisit partout  ,  dans  les  rues ,  dans  les  tavernes ,  sur  les 
enseignes.  C'est  à  ce  propos  qu'une  vieille  dame  disait 
spirituellement  :  «  Je  le  vois  pendu  partout ,  excepté  là 


EN  ANGI.ETEnr.E.  2i29 

où  il  devrait  être  pendu.  »  Trois  fois  chassé  du  Parle- 
ment, il  prolongea  si  bien  cette  lutte  et  se  joua  si  complè- 
tement des  atteintes  du  pouvoir  qu'il  insultait  sans  cesse, 
qu'il  finit  par  être  nommé  lord -maire,  et  enfin  cham- 
bellan de  la  cité  de  Londres  ,  place  lucrative  qu'il  occupa 
jusqu'à  sa  mort.  Voilà  où  cet  homme  sans  principes  et 
sans  mœurs  auquel  personne  ne  se  fiait ,  fut  conduit  par 
des  procès  politiques  dont  le  moindre  eut  envoyé  ses  pré- 
décesseurs à  Tyburn  ou  à  Botany-Bay.  Horne-Tooke  dut 
sa  célébrité  aux  mêmes  movens  ,  et  sa  bourse  dégarnie  fut 
subventionnée  par  les  souscriptions  bénévoles  de  ses  con- 
citoyens. En  vain  le  libraire  Woodfall  fut-il  condamné  à 
la  place  de  .lunius  ,  la  gloire  de  ce  dernier,  soutenue  par 
un  admirable  talent ,  plana  bientôt  sur  l'Europe  ,  et  me- 
naça le  trône.  Francis  Burdett ,  dont  les  vues  étaient 
plus  pures  ,  et  qui  n'avait  que  le  tort  de  rêver  une  répu- 
blique chimérique,  n'entra  dans  la  prison  de  la  Tour  que 
pour  en  sortir  avec  une  pompe  triomphale.  Le  peuple 
détela  les  chevaux  de  sa  voiture  ,  et  le  traîna  jusqu'à  son 
domicile  sans  que  l'autorité  ait  osé  élever  la  voix  contre 
ces  actes.  Toutes  les  chances  des  probabilités  sont  main- 
tenant contre  le  pouvoir  qui  attaque,  et  pour  qu'un  jury 
prononce  une  condamnation  en  matière  politique ,  il  faut 
que  la  culpabilité  soit  mille  fois  prouvée. 

La  loi  anglaise  ne  renferme  aucune  clause  précisément 
applicable  au  régicide.  Il  a  fallu  ,  pour  trouver  des 
moyens  d'attaque  contre  ce  crime ,  détourner  la  loi  de  son 
vrai  sens,  ou  plutôt  l'interpréter  d'une  manière  forcée  et 
peu  naturelle.  Cette  indulgence  et  cet  oubli  de  la  législa- 
tion sont  devenus  funestes  aux  accusés  5  voici  comment  : 
l'interprétation  une  fois  introduite  dans  cette  partie  de  la 
procédure ,  n'a  pas  tardé  d'en  occuper  toutes  les  avenues, 
d'en  embrasser  toutes  les  parties;  on  a  fini  par  admettre 


230  DES  PROCÈS  d'état 

les  commentaires  les  plus  absurdes.  Non  seulement  celui 
qui  s'armait  contre  le  roi  d'un  poignard  ou  d'un  pistolet 
se  trouvait  coupable ,  selon  les  termes  du  statut ,  d'avoir 
mis  en  péril  les  jours  de  Sa  Majesté  5  mais  prendre  part  à 
une  émeute ,  mais  démolir  une  maison  sans  avertissement 
préalable ,  étaient  des  crimes  rangés  dans  la  même  catégo- 
rie. Sous  Charles  II,  les  apprentis  de  Londres  s'étant  réunis 
pour  détruire  quelques  maisons  de  mauvaise  renommée, 
furent  condamnés  à  mort  comme  coupables  de  haute  trahi- 
son. Sous  la  reine  Anne,  Dommarcee  et  Palgrave  subirent 
la  même  peine  pour  avoir  démoli  des  chapelles  puritaines. 
L'arrêt  qui  condamna  ces  malheureux  portait  qu'en  se 
permettant  de  détruire  les  propriétés  des  sujets  du  roi, 
ils  avaient  attenté  aux  propriétés  du  roi  même  et  mis  ses 
jours  en  péril.  Les  lois  de  la  société  moderne  ne  nous 
permettraient  plus  d'admettre  une  telle  accusation  ,  ni  de 
porter  une  sentence  de  ce  genre.  Les  émeutes,  effractions, 
incendies ,  seraient  punis  de  l'amende  et  de  la  prison  , 
mais  ne  se  trouveraient  pas  confondus  avec  les  crimes  de 
haute  trahison  proprement  dits. 

On  ne  verra  jamais  se  renouveler  parmi  nous  ces  scan- 
daleux procès  politiques,  destinés  à  détruire  un  adver- 
saire, à  écraser  un  parti  ou  à  l'exiler.  Le  procès  de  Char- 
les l"  a  offert  le  modèle  complet  de  ces  affaires  hideuses 
que  tous  les  hommes  honnêtes  déplorent  et  détestent, 
et  auxquels  il  est  difficile  de  faire  renoncer  les  partis. 
Quelle  moquerie  et  quelle  insulte  qu'un  procès  d'où  l'ac- 
cusé ne  doit  sortir  que  condamné  !  Charles  l"  pouvait-il 
être  acquitté  par  ses  juges.f*  Non,  certes  5  ils  n'étaient  ses 
juges  qu'en  présupposant  sa  culpabilité.  Le  Parlement, 
devenu  cour  de  justice,  disait  à  son  roi  :  «  Tu  es  coupa- 
ble :  donc  nous  avons  le  droit  de  te  juger.  Tu  as  des  juges, 
donc  tu  dois  te  croire  traité  avec  justice  et  avec  huma- 


EN  ANGLETERRE.  231 

nité.  Meurs  et  remercie-nous.  »  Jamais  vengeance  ne  fut 
exécutée  avec  une  étiquette  plus  cérémonieuse  ;  jamais 
mystification  ne  fut  plus  sanglante. 

L'exemple  était  donné.  Dans  tous  les  procès  politiques, 
on  se  contenta  d'inductions  vagues,  arbitraires,  de  fausses 
preuves  accumulées  au  hasard ,  de  conjectures ,  de  so- 
phismes,  arsenal  dont 'on  tira  grand  parti.  On  intentait 
des  procès  politiques  avec  une  inconcevable  et  malheu- 
reuse facilité.  Il  suffisait  que  vous  eussiez  porté  un  toast 
prétendu  séditieux  pour  que  votre  vie  fût  en  danger  : 
après  l'expulsion  des  Stuarts,  plus  d'un  joyeux  convive 
se  repentit  d'avoir  bu  à  la  santé  du  prétendant.  En  1619 , 
comme  on  portait  chez  un  bourgeois  de  la  Cité  la  santé 
du  roi  Georges ,  un  des  assistans  répondit  qu'il  ne  con- 
naissait pas  cet  homme -là.  On  lui  fit  son  procès,  et  le 
juge  Powys  s'écria  :  «  Les  cent  livres  sterling  que  vous 
allez  paver  au  roi  Georges  vous  apprendront  peut-être 
qu'il  existe.))  On  portait  aussi  des  toasts  à  la  mémoire  des 
condamnés  politiques  :  nouvelles  occasions  d'amendes  : 
beaucoup  de  citovens  furent  mis  en  jugement  pour  avoir 
bu  à  la  santé  de  Colledge.  Les  toasts  se  rattachaient  à  la 
politique  d'une  manière  intime.  On  ne  se  contentait  pas 
de  boire  à  la  santé  de  ses  amis  5  on  buvait  encore  à  la 
ruine  de  ses  ennemis  :  cela  s'appelait  boire  des  confu" 
sions.  Un  pauvre  écossais,  nommé  Stanfield  ,  fut  accusé 
de  parricide  pour  avoir  bu  un  pot  d'ale  à  la  confusion  du 
pape ,  du  roi  et  de  l'antéchrist.  Un  autre  ,  nommé  Fal- 
coner,  fut  condamné  au  pilori  pour  avoir  bu  à  la  santé 
du  diable. 

Dans  les  premières  années  du  règne  de  Georges  l",  un 
prédicateur  nommé  Hendly,  soupçonné  de  jacobitisme , 
prononça  dans  un  petit  village  un  sermon  très-innocent, 
destiné  à  éveiller  la  charité  bienfaisante  des  paroissiens 


232  DFS  PROCÈS  d'état 

et  à  fonder  une  école  de  charilé.  Ses  ennemis  prétendi- 
rent que  c'était  le  cardinal  Albéroni  qui  payait  le  mi- 
nistre, et  que  les  fonds  de  l'école  de  charilé  serviraient 
à  solder  les  intrigans  politiques.  Sur  ce  ridicule  prétexte, 
le  prédicateur  et  le  fondateur  de  l'école  furent  condamnés 
à  l'amende. 

C'est  en  face  des  tribunaux  que- les  caractères  se  dessi- 
nent ,  que  les  hommes  se  montrent  sous  leur  véritable 
jour  :  tout  l'art  des  romanciers  n'atteint  pas  la  vie  saisis- 
sante et  le  pathétique  de  la  réalité.  En  1 649 ,  le  Parlement 
delà  république  accusa  de  haute  trahison  le  colonel  Moris, 
qui  avait  défendu  ,  pour  le  roi ,  contre  les  troupes  républi- 
caines, le  château  de  Pomfret  :  la  conduite  de  cet  officier 
fut  plus  noble  ,  plus  simple  et  plus  héroïque  que  celle  de 
tous  les  héros  de  Dryden  dans  les  drames  de  ce  poète-,  il 
demanda  à  être  jugé  par  une  cour  martiale  5  ce  qui  lui 
fut  refusé.  Il  répondit  simplement  qu'il  avait  fait  son  de- 
voir d'officier  ,  obéi  à  son  serment,  et  que  nul  honnête 
homme  ne  pouvait  lui  reprocher  cette  fidélité  :  «  Je  sais 
bien ,  dit-il  en  terminant ,  qu'aujourd'hui  un  nuage  épais 
couvre  notre  destinée  5  mais  l'avenir  nous  reste ,  et  j'at- 
tends tout  de  lui.  «  Monsieur  le  schériff,  pas  de  menottes, 
s'il  vous  plaît  5  des  gardes  ,  si  vous  voulez  :  je  les  paierai 
même.  Un  soldat  aime  mieux  donner  sa  vie  que  d'être 
enchaîné.  »  On  prit  sa  vie  et  on  l'enchaina. 

En  1651,  Christophe  Love  ,  fameux  prédicateur  pres- 
bytérien, fut  accusé  d'avoir  tramé  une  conspiration  ten- 
dant à  ramener  Charles  Stuart  sur  le  trône.  Tous  les 
débats  du  procès  furent  étrangement  caractéristiques. 
L'accusateur  public  commença  par  dire  au  prévenu  de 
glorifier  Dieu  en  confessant  ses  crimes.  Le  prisonnier 
prit  la  parole ,  et  se  compara  tour  à  tour  à  Jérémie  et  à 
Tobie.  Quant  aux  témoins,  ils  furent  comparés  à  tous  les 


EN  ANGLETERRE.  233 

personnages  bibliques.  Un  des  témoins  s'écria  :  «Je  mets 
la  main  sur  mes  boutons  comme  (ont  ceux  qui  jurent 5 
mais  je  ne  jure  pas ,  parce  que  je  crois  que  c'est  une  cbose 
désagréable  à  Dieu.  »  Ln  autre  témoin  se  leva,  et  dit  : 
«  Mon  ame  est  troublée  et  émue,  et  certainement  quoique 
je  sache  des  choses  qui  pourraient  nuire  au  prévenu  ,  je 
le  crois  trop  précieux  aux  yeux  de  Dieu  pour  oser  parler 
contre  lui  !  » 

Non  seulement  les  procès  politiques,  mais  les  procès 
relatifs  aux  affaires  de  la  vie  privée  devraient  être  étudiés 
avec  soin  par  les  historiens.  Après  la  restauration  ,  on 
n'entend  parler  cjue  d'assassinats  dans  les  rues  et  de  duels 
dans  les  tavernes.  Dix  ou  douze  gentilshommes  ,  après 
une  dispute  de  mauvais  lieu,  se  retirent  dans  leur  chaise- 
à-porteur  ,  s'arrêtent  à  Leicesterfields  ,  tirent  leurs  épées, 
et  se  battent  devant  les  porteurs  qui  allument  leurs  pipes. 
Deux  d'entre  eux  sont  tués  avant  que  les  pipes  ne  soient 
allumées  ,  et  les  porteurs  refusent  de  placer  les  cadavres 
dans  leurs  chaises,  dont  le  velours  serait,  disent -ils, 
souillé  par  le  sang  qui  coule.  Lord  Mohun  et  le  capitaine 
Hill  font  apporter  dans  la  rue  habitée  par  l'acteur  Mount- 
ford,  des  épées,  des  verres  et  du  vin  5  ils  passent  la  nuit 
à  l'attendre,  et  l'assassinent  à  son  retour  :  son  seul  crime 
était  d  être  aimé  de  M"'"  Bracegirdle ,  actrice  célèbre  de 
l'époque.  Qui  croirait  que  lord  Mohun  fut  acquitté  ?  Quel- 
quefois ces  aventures  prenaient  une  tournure  plus  comi- 
que. Un  samedi  matin,  M.  William  Golepepper  est  atta- 
qué par  un  de  ces  braves  armés  d'une  canne  à  épée  ;  il 
commence  par  lui  jeter  sa  perruque  à  la  tête  ,  puis  ses 
gants  ,  puis  son  chapeau  ,  profite  de  l'espèce  d'étonne- 
ment  et  de  désordre  où  cette  attaque  imprévue  jette  son 
adversaire ,  le  rosse  de  main  de  maître ,  et  reçoit  les  ap- 
plaudissemens  de  la  foule,  qu'il  a  bien  mérités. 


234  DES  PROCÈS  d'état  en  ANGLETERRE. 

A  l'époque  même  où  vivait  David  Hume ,  les  préjugés 
religieux  avaient  tant  de  force,  que  si  une  pauvre  vieille 
femme  était  accusée  de  sorcellerie  ,  un  juge  éclairé  ne 
pouvait  la  sauver  qu'en  feignant  de  partager  les  erreurs 
populaires.  Souvent  des  prévenus  innocens  peut-être, 
et  dont  tout  au  moins  la  criminalité  n'était  pas  prouvée , 
ont  été  sacrifiés  à  ce  préjugé.  D'après  une  vieille  tra- 
dition ,  les  plaies  de  l'homme  assassiné  saignent  toujours 
lorsque  l'assassin  s'approche  du  cadavre.  En  1687,  sir 
James  Standsfield  ,  qui  demeurait  auprès  d'Edinbourg  , 
fut  trouvé  mort  dans  une  rivière  voisine.  Il  était  probable 
que  cette  mort  était  le  résultat  d'un  suicide-,  les  chirur- 
giens avaient  pratiqué  une  incision  dans  le  côté  droit  du 
cadavre.  Le  fils,  jeune  dissipateur,  et  qui  d'ailleurs  avait 
encouru  la  haine  publique,  fut  soupçonné  d'avoir  commis 
le  crime.  Dès  que  son  doigt  toucha  le  côté  où  l'incision 
avait  été  pratiquée ,  le  sang  coula.  Cet  indice  si  équi- 
voque fut  regardé  comme  une  preuve  irrécusable  :  et  le 
fils  fut  condamné  à  mort  comme  parricide. 

Tout  a  changé  :  ces  traces  de  barbarie  se  sont  effacées 
par  degrés.  Dans  les  procès  politiques ,  c'est  aujourd'hui 
la  couronne  qui  se  défend  plutôt  qu'elle  n'attaque.  Dans 
les  affaires  particulières ,  la  fortune  et  la  vie  des  hommes 
sont  protégées.  Nobles  et  magnifiques  conquêtes.  Elles 
compensent  le  sang  versé  sur  tant  de  champs  de  bataille , 
les  douleurs  et  les  atrocités  de  tant  de  révolutions,  les 
malheurs  de  tant  de  générations  militantes. 

(  Quarterlj  ItewieW') 


^cottomi^    ^^0nti()tt^ 


PROGRÈS  COMMERCIAL   ET  INDUSTRIEL 


DE   LA   PRUSSE 


ET   DE   LA  CONFÉDÉRATION   GERMANIQUE  (i] 


Comment  s'est  agrandie  cette  principauté  de  Brande- 
bourg, qui  en' 1648  ne  figurait  même  pas  au  nombre  des 
états  de  l'Europe  ?  à  travers  quelle  série  d'événemens  et 
de  combinaisons  politiques  ce  simple  margraviat ,  placé 
sous  la  protection  de  la  Pologne ,  environné  de  toutes 
parts  d'écueils  menaçans,  a-t-il  frayé  sa  route?  comment , 
à  force  de  louvoyer,  a-t-il  écarté  les  obstacles  qui  gênaient 
son  développement,  et  est-il  parvenu,  au  milieu  de  tant 
d'élémens  de  destruction,  à  devenir  l'une  des  puissances 
les  plus  importantes  de  notre  époque  ?  Telles  sont  les 
questions  qu'on  s'adresse  en  examinant  les  phases  éton- 
nantes de  la  monarchie  prussienne.  L'histoire  de  ce  la- 
borieux enfantement,  de  cette  assimilation  lente  mais 
successive ,  de  ces  conquêtes  tour  à  tour  obtenues  par  la 
voie  des  armes  et  de  la  diplomatie ,  est  sans  contredit  l'un 
des  faits  les  plus  intéressans  des  tems  modernes.   Sans 

(1)  Voyez,  dans  les  18*  et  20"  livraisons  de  cette  troisième  série, 
les  articles  que  nous  avons  publiés  sxu"  la  Prusse  et  l'Autriche. 


236       PROGHÈS  COMMERCIAL  ET  INDUSTRIEL  DE  LA  PRUSSE 

doute  la  justice,  la  bonne  foi,  la  générosité,  n'ont  pas 
consacré  toutes  les  acquisitions  de  la  Prusse  ;  mais  les 
grandes  fortunes  politiques  ne  sont  pas  le  prix  de  ces  ver- 
tus vulgaires.  Toutefois  ,  il  faut  le  dire,  la  bonne  admi- 
nistration des  cinq  Frédéric  (l),  leur  habileté  à  profiter 
des  moindres  circonstances,  le  courage  persévérant  de 
leurs  soldats  ,  et  plus  encore  peut-être  les  grandes  crises 
qui  depuis  le  dix-huitième  siècle  ont  tant  de  fois  changé 
la  face  de  l'Europe,  ont  puissamment  concouru  au  mou- 
vement ascendant  de  cet  empire. 

La  Prusse  ducale  n'était  encore  en  1701  qu'un  désert; 
l'empereuf  Léopold ,  qui  s'était  arrogé  la  prérogaiive  de 
créer  des  rois  ,  voulut  en  faire  un  royaume  héréditaire, 
et  lui  adjoignit  une  partie  de  la  Pologne  5  c'est  de  là  seu- 
lement que  datent  les  annales  de  la  monarchie  prus- 
sienne. Depuis  cette  époque,  les  souverains  de  l'Europe 
ne  font  pas  une  seule  faute  sans  que  la  Prusse  en  tire 
parti  ;  la  témérité  de  Charles  XII,  les  vues  ambitieuses  de 
Catherine,  les  embarras  de  l'Autriche,  la  politique  incer- 
taine de  la  France,  lui  fournissent  de  nombreuses  occa- 
sions d'agrandir  son  territoire.  Ennemie  ou  alliée  de  ces 
différentes  puissances ,  elle  en  obtient  toujours  des  con- 
cessions. La  défaite  de  Charles  XII  à  Pultava  lui  donne  la 
Poméranie  ;  le  traité  d'Hubertsbourg  lui  assure  la  pos- 

(1)  Succession  des  rois  de  Prusse  :  Frt'dérîc  I" ,  né  à  Kœnigsberg , 
en  1657  ,  couronné  au  commencement  de  1701,  mort  en  1713.  — 
Frédéric-Guillaume  I"^,  né  eu  1688  ,  succède  à  son  père  le  25  février 
1713  ,  meurt  le  31  mai  1740.  —  Frédéric  II ,  surnommé  le  Grand,  né 
le  24  janvier  1712.  troisième  fils  du  précédent ,  auquel  il  succéda 
immédiatement  :  mort  le  17  août  1786.  — Frédéric-GuUlaume  II ,  ne- 
veu du  Grand  Frédéric,  né  le  25  septembre  1744,  mort  le  16  no- 
vembre 1797. — Frédéric-Guillaume  III,  fils  du  précédent,  né  le  3  août 
1770  ,  règne  depuis  1797. 


ET  DE  LA  COiNFÉDÉRATION  GERMANIQUE.  237 

session  de  la  Silésie.  Lors  du  premier  partage  de  la  Polo- 
gne en  1772,  elle  obtient  toute  la  Pologne  prussienne.  Les 
démenibremens  de  1792  et,  1793  lui  valent  les  villes 
de  Dantzick  ,  de  Thorn  ,  et  toute  la  partie  de  la  Grande- 
Pologne  qui  borde  la  Silésie.  La  cession  momentanée  du 
Hanovre  en  1805  lui  livre  toute  la  côte  septentrionale 
de  l'Europe  centrale,  et  en  fait  une  puissance  mari- 
time qui  se  serait  étendue  depuis  les  bouches  du  Weser 
jusqu'à  celles  du  Niémen  ,  si  le  traité  de  Tilsitt  l'eût 
laissée  jouir  de  cette  nouvelle  acquisition ,  et  ne  lui  eût 
pas  enlevé  ses  plus  anciennes  provinces. 

Cette  fois  ,  abattue  par  une  main  géante,  la  Prusse  resta 
quelques  années  à  se  reconnaître  :  tout  tremblait  devant 
les  armes  de  Napoléon  ,  et  elle  aussi  partageait  ces  crain- 
tes, sans  désespérer  du  salut  de  la  patrie.  Ce  fut  la  Prusse 
qui  la  première  fit  entendre  ce  long  cri  de  guerre  qui  eut 
tant  de  retentissement  en  Allemagne.  L'enthousiasme,  le 
dévouement  des  Prussiens,  subjugués  mais  non  soumis  , 
révedlèrent  de  leur  léthargie  toutes  les  nations  du  Nord. 
Frédéric -Guillaume  fut  considéré  comme  le  principal 
appui  de  la  coalition  ,  et  les  troupes  du  feld-maréchal  Blù- 
cher  devinrent  l'avant-garde  des  armées  alliées.  Pour  prix 
de  ses  efforts  ,  le  congrès  de  Vienne  accorda  à  la  Prusse 
le  grand-duché  de  Posen,  le  cercle  de  Cottbus,  la  Vieille- 
Marche,  la  ville  de  Dantzick  ,  la  principauté  de  Halbers- 
tadt ,  les  villes  de  Quedlembourg  ,  Erfurt ,  Nordliausen  , 
Mulhausen  ,  Cappenberg ,  le  bailliage  de  Vandersleben  , 
le  territoire  du  duché  de  Clèves  ,  les  chapitres  séculaires 
d'Erfurt  et  de  Hellen  ,  etc.,  et  le  roi  de  Prusse  acquit 
enfin,  sous  le  titre  de  duc  de  Saxe,  la  majeure  partie 
des  états  du  roi  de  Saxe.  Ainsi  s'est  agrandie ,  par  le  suc- 
cès de  ses  armes  et  de  sa  politique ,  la  monarchie  prus- 
sienne ;  aujourd'hui  elle  touche  à  la  France  d'un  côté  et  à 


238       PROGRÈS  COMMERCIAL  ET  INDUSTRIEL  DE  LA  PRUSSE 

la  Russie  de  l'autre.  Elle  s'étend  sur  une  surface  de 
80,450  milles ,  et  le  développement  de  ses  frontières  a 
plus  de  600  milles  ;  royaume  bizarre  dont  le  territoire 
étroit  et  sinueux  est  sans  la  moindre  cohésion  entre  ses 
parties,  disjoint  à  son  centre  par  le  Hanovre  et  le  duché 
de  Brunswick  5  assemblage  monstrueux  de  pièces  de  rap- 
port que  la  conquête  a  réunies  par  hasard,  et  que  la  paix 
ainsi  que  les  intérêts  matériels  parviendront  peut-être  à 
assimiler. 

On  chercherait  en  vain  dans  l'histoire  des  peuples  mo- 
dernes un  fait  analogue  à  ce  phénomène.  Quelques  années 
suffisent  pour  doubler  et  même  tripler  le  territoire  et  la 
population  de  la  Prusse.  Un  point  inaperçu  de  l'empire 
germanique  apparaît  tout-à-coup,  puis  s'étend,  s'agran- 
dit, s'affermit  5  les  trônes  puissans  qui  l'environnent  ne 
peuvent  s'opposer  à  ses  progrès  5  peut-être  même  leur  ri- 
valité est -elle  favorable  à  la  nouvelle  monarchie  au  ber- 
ceau 5  à  peine  formée  ,  elle  devient  envahissante.  Elle  se 
fait  centre ,  et  tout  ce  qui  l'environne  s'assimile  à  elle. 
Essentiellement  guerrière  ,  elle  ne  néglige  pas  Tindus- 
trie  ',  elle  s'arme  à  la  fois  de  la  puissance  des  arts ,  de 
celle  du  commerce  et  de  la  politique.  Enfin  la  voilà  de 
nos  jours ,  cette  faible  portion  de  la  vieille  Allemagne  , 
la  voilà  rivale  de  l'Autriche,  forçant  tous  les  rois  d'Eu- 
rope de  compter  avec  elle  et  de  la  respecter.  Merveil- 
leux progrès  !  Et  ne  serait-on  pas  tenté  de  comparer  ce 
phénomène  politique  à  l'un  des  plus  curieux  phénomènes 
de  la  nature ,  à  cette  agrégation  mystérieuse  des  zoophy- 
tes,  qui  forment,  par  le  travail  de  cent  générations  suc- 
cessives, les  archipels  dont  la  mer  du  Sud  se  peuple  en- 
core aujourd'hui  ?  Le  navigateur  n'aperçoit  rien  d'abord 
à  la  surface  de  la  mer  que  son  navire  sillonne  j  quelques 
années  après  un  rescif  l'arrête  5  un  banc  de  madrépores 


ET  DE  LA  CONFÉDÉRATION  GERMANIQUE.  239 

est  déjà  formé.  Bientôt  de  nouvelles  couches  se  superpo- 
sent 5  les  insectes  qui  vivent  et  meurent  sur  le  nouveau  ro- 
cher créé  par  leur  race  augmentent  à  la  fois  leur  domaine 
et  leur  tombeau  ;  les  vagues  passent  et  la  tempête  gronde 
sans  détruire  cet  édifice  vivant,  qui  s'accroît  de  ses  rui- 
nes! Le  souffle  des  vents ,  les  marées ,  lui  apportent  la  se- 
mence des  graines  arrachées  aux  lointaines  campagnes;  il 
se  pare  d'une  végétation  inattendue.  Voici  une  terre  nou- 
velle ;  et  les  matelots  étonnés  abordent  sur  une  lie  qui 
manque  à  toutes  les  cartes,  et  que  leurs  pères  n'ont  ja- 
mais vue.  Telle  a  été  la  transformation  successive  des  do- 
maines de  l'électeus  de  Brandebourg. 

La  paix  de  1815  est  venue  ralentir  cette  tendance  pro- 
gressive; mais  la  Prusse ,  obéissant  toujours  à  son  instinct 
d'agrandissement ,  n'en  a  pas  moins  poursuivi  la  roule 
qu'elle  avait  commencé  à  parcourir.  Elle  a  demandé  au 
commerce  et  à  l'industrie  de  nouvelles  conquêtes ,  plus  la- 
borieuses sans  doute ,  mais  aussi  plus  durables.  La  Prusse 
a  profité  plus  qu'aucun  autre  pays  des  avantages  de  la 
paix  5  elle  a  réduit  sa  dette  de  600,000,000  de  thalers  à 
170,000,000  ;  elle  a  diminué  de  moitié  quelques-uns  de 
ses  impôts.  Plus  de  3,000  milles  (1,000  lieues)  de  routes 
ont  été  tracés  et  complétés  5  plusieurs  rivières  ont  été 
rendues  navigables  5  des  canaux  et  des  havres  ont  été 
creusés  ;  une  académie  royale  d'agriculture  a  été  fondée 
à  Mogelin;  on  a  planté  de  nouvelles  forêts,  transformé  en 
terres  de  culture  des  landes  stériles ,  construit  une  mul- 
titude de  manufactures,  de  villages,  d'établissemens  pu- 
blics. Ce  royaume  guerrier ,  qui  naguère  soutenait  le 
trône  de  son  roi  despotique  sur  les  baïonnettes  de  ses  sol- 
dats ,  est  devenu  un  état  commercial  et  agricole.  Sans 
colonies ,  sans  marine ,  la  Prusse  s'est  faite  la  métropole 
du  commerce  et  de  l'industrie  en  l'Allemagne.  Elle  a 


240       PROGRÈS  COMMERCIAL  ET  INDUSTRIEL  DE  LA  PRUSSE 

conclu  des  traités  d'alliance  commerciale  avec  le  Dane- 
marck  ,  avec  l'Angleterre  et  ses  colonies  ,  avec  la  Suède 
et  laNorwége,  avec  les  villes  de  Hambourg,  de  Brème  et 
de  Lubeck ,  avec  le  Brésil  et  l'Amérique  du  Nord  (1).  Les 
capitaux  concentrés  à  Elberfeld  ont  rendu  cette  ville  le 
siège  de  la   Société  pour  V exploitation  des   mines   du 


(1)  Note  ru  Tr.  L'absence  d'un  traité  de  commerce  sur  le  pied 
de  léciprocité ,  entre  la  France  et  la  Prusse  ,  ferme  les  ports  fran- 
çais aux  vaisseaux  prussiens ,  et  nuit  également  au  commerce  que 
seraient  tentés  de  faire  les  navires  français  dans  les  ports  de  la 
Prusse.  Pourrail-il  en  être  autrement  ?  Un  navire  prussien  du  port 
de  100  charges  {lasten)  ou  de  200  tonneaux  mesure  française,  doit 
payer  à  son  entrée  dans  un  port  de  France  des  droits  qui  s'élèvent  à 
1,504  fr.  85  c.  De  la  mer  Balticjue  jusqu'à  son  arrivée  au  Havre, 
par  exemple,  il  doit  compter  au  moins  5,000  fr.  de  fret.  Si  à  ces 
frais  l'on  ajoute  l'équipement ,  le  paiement  de  l'équipage ,  le  passage 
du  Sund,  que  reste-t-il  au  propriétaire  du  navire;  si,  comme  on 
doit  facilement  le  penser,  les  armateurs  et  les  négocians  prussiens 
évitent  les  ports  français  comme  trop  coûteux ,  les  Français  peuvent 
aussi  difûcilement  fréquenter  les  ports  prussiens  ,  où  l'on  exerce 
contre  eux  des  droits  de  représailles.  Cet  état  de  choses  ,  préjudicia- 
ble aux  deux  nations  ,  durera  malheureusement  jusqu'à  ce  qu'il  soit 
intervenu  un  traité  de  réciprocité.  En  effet ,  un  navire  français ,  à 
son  entrée  dans  un  port  prussien  ,  ne  doit  pas  seulement  acquitter 
au  double  tous  les  droits  de  port  et  de  navigation  auxquels  est  soumis 
un  navire  prussien  ou  anglais ,  il  doit  encore ,  s'il  est  du  port  de 
200  tonneaux,  par  exemple ,  pajer  extraordinaircment  300  thalers 
(1,125  fr.)  de  droit  de  pavillon  {flaggen-abgabe).  Qu'en  est-il  résulté? 
C'est  que  durant  ces  vingt  dernières  années,  tandis  que  l'Angleterre 
a  expédié  plus  de  50,000  navires  dans  les  ports  de  la  Prusse,  la 
France  n'en  a  pas  envoyé  mille.  L'Angleterre ,  dont  les  ports  et  les 
colonies  sont  ouverts  aux  Prussiens  comme  aux  Anglais  eux-mêmes  , 
vend  annuellement  à  la  Prusse  ,  terme  moyen,  pour  112,500,000  fr. 
de  marchandises  de  toute  espèce ,  tandis  que  la  France  n'exporte  , 
pendant  le  même  espace  de  tems ,  vers  les  états  prussiens  que  pouy 
6,200,000  £r. 


ET  DE  LA  CONFÉDÉHATION  GERMANIQUE.  241 

Mexique  et  de  la  Compagnie  Rhénane  des  Indes-Occi- 
dentales,  compagnies  qui  ne  bornent  pas  leurs  expédi- 
tions à  l'Amérique ,  mais  qui  envoient  aussi  leurs  na- 
•vires  dans  l'Inde,  en  Chine  et  dans  la  Malaisie;  tandis 
que  Cologne  ,  par  sa  position  ,  devenait  le  siège  de  la 
Compagnie  de  navigation  à  vapeur  du  Bas-Rhin,  vaste 
entreprise  qu^établit  une  ligne  de  communication  entre 
Kehl ,  Strasbourg  et  Rotterdam  ,  en  attendant  qu'un  che- 
min de  fer  relie  sur  ce  point  la  Prusse  à  la  Belgique. 

Mais  ce  n'était  pas  assez  pour  la  Prusse  que  son  com- 
merce extérieur  s'accrût  •  elle  voulait  surtout  acquérir 
une  grande  prépondérance  à  l'intérieur,  et  placer  l'Alle- 
magne sous  son  protectorat.  Aussi,  profitant  des  tenta- 
tives faites  sans  succès  par  plusieurs  états  pour  s'accor- 
der réciproquement  des  privilèges  et  des  secours  néces- 
saires à  leur  commerce  et  à  leur  industrie ,  elle  a  conçu 
un  vaste  projet  d'association  commerciale,  par  lequel 
toute  la  confédération  germanique  ,  ne  reconnaissant  d'au- 
tres limites  que  l'Océan  du  nord ,  la  Russie ,  la  mer  Bal- 
tique au  nord,  la  Pologne  à  l'est,  l'empire  d'Autriche  et 
la  Suisse  au  midi,  la  France  ,  la  Belgique  et  la  Hollande 
à  l'ouest,  reporterait  ses  douanes  sur  ces  points  extrêmes, 
et  ferait  disparaître  les  lignes  qui  gênent  la  circulation 
intérieure.  Ce  grand  projet,  auquel  se  rattachent  les  in- 
térêts matériels  et  politiques  de  l'Allemagne  médiatisée  , 
simple  en  apparence,  présente  cependant  de  grandes  dif- 
ficultés dans  l'exécution.  Voici  bientôt  cinq  ans  que  la 
Prusse  travaille  à  le  réaliser ,  et  elle  n'en  est  encore  qu'à 
l'ébauche.  Chaque  nouvelle  adhésion  signale  dans  cet  acte 
une  omission  ,  un  vice  ou  une  lacune.  Quoi  qu'il  en  soit , 
avant  de  faire  connaître  les  principales  bases  de  ce  traité, 
auquel  ont  déjà  adhéré  la  Saxe,  la  Bavière,  Bade,  les 
XV.  16 


242       PROGRÈS  COMMERCIAL  ET  INDUSTRIEL  DE  LA  PRUSSE 

deux  Hesse  et  le  Wurtemberg,  jetons  un  coup-d'œil  sur 
l'état  actuel  de  l'industrie  en  Prusse  et  en  Allemagne. 

C'est  à  l'influence  française  qu'il  faut  attribuer  le  mou- 
vement industriel  qui ,  dès  le  dix-septième  siècle ,  com- 
mença à  s'opérer  dans  les  états  de  Frédéric-Guillaume. 
Quelque  bien  conçus  que  fussent  les  projets  de  ce  prince 
pour  développer  l'industrie  de  son  pays ,  il  ne  pouvait 
espérer  de  prompts  résultats  :  les  moyens  d'exécution  lui 
manquaient.  Une  grande  faute  que  commit  Louis  XIV 
vint  heureusement  le  tirer  d'embarras.  Nous  laisserons  à 
un  prince  de  la  maison  de  Brandebourg  le  soin  de  cons- 
tater cette  influence. 

«  La  révocation  de  l'édit  de  Nantes  ,  dit-il ,  avança  con- 
sidérablement les  projets  du  grand-électeur  5  quatre  cent 
mille  Français  quittèrent  alors  leurs  foyers-,  les  plus  riches 
passèrent  en  Angleterre  ou  en  Hollande  5  les  plus  pauvres, 
mais  les  plus  industrieux  ,  se  réfugièrent  dans  le  Brande- 
bourg au  nombre  de  vingt  mille  environ  5  ils  aidèrent  à 
repeupler  nos  villes  désertes,  et  nous  donnèrent  toutes 
les  manufactures  qui  nous  manquaient.  A  l'avènement 
de  Frédéric-Guillaume  à  la  régence,  on  ne  faisait  dans 
ce  pays  ni  chapeaux ,  ni  bas ,  ni  serges ,  ni  aucune  étoffe 
de  laine;  l'industrie  des  Français  nous  enrichit  de  toutes 
ces  manufactures.  Ils  établirent  des  fabriques  de  draps , 
de  serges,  d'étamines,  de  petites  étoffes,  de  droguets  ,  de 
grisettes ,  de  crépon ,  de  bonnets  et  de  bas  tissés  sur  des 
métiers,  de  chapeaux  de  castor,  de  poil  de  chèvre  et  de 
lapin  ,  de  teintures  de  toutes  les  espèces.  Quelques-uns 
de  ces  réfugiés  se  firent  marchands  et  débitèrent  en  détail 
l'industrie  des  autres.  Berlin  eut  des  orfèvres,  des  bijou- 
tiers, des  horlogers,  des  sculpteurs  5  et  les  Français  qui 
s'établirent  dans  le  plat  pays  y  cultivèrent  le  tabac ,  et 


ET  DE  LA  CONFKDÉRATION  GERMANIQUE.  243 

firent  venir  des  fruits  et  des  légumes  excellens  dans  les 
contrées  sablonneuses,  qui,  par  leurs  soins,  devinrent 
des  potagers  admirables.  » 

Sous  le  règne  de  Frédéric-Guillaume  des  défrichemens 
furent  entrepris  sur  une  grande  échelle.  Des  laboureurs 
vinrent  de  la  Souabe  et  de  la  Franconie  ,  et  plus  de 
25,000,000  de  fr.  furent  consacrés  à  développer  l'agricul- 
ture. A  cette  époque  on  croyait  généralement  que  la  culture 
des  mûriers  et  Téducation  des  vers  à  soie  étaient  impos- 
sibles dans  les  pays  septentrionaux.  Plus  tard,  Frédéric- 
le-Grand  voulut  prouver  le  contraire  :  il  fit  planter  des 
mûriers  dans  tout  le  pays,  encouragea  leur  culture  par 
des  prix  et  des  récompenses,  fit,  à  ses  frais,  construire 
des  moulins  et  venir  des  ouvriers  du  Piémont,  pour  for- 
mer des  élèves  dans  l'art  de  filer  et  de  mouliner  la  soie. 
En  1748  ,  on  recueillit  dans  le  pays  de  Brandebourg  698 
livres  de  sole  5  en  1751,  1,200  livres;  en  1754,  2,637 
livres.  La  guerre  qui  survint  arrêta  les  développemens  de 
cette  culture-,  mais,  après  la  paix  de  1763  ,  Frédéric  s'en 
occupa  de  nouveau  et  la  ranima.  En  1773,  la  Prusse  ré- 
colta 6,206  livres  de  soie,  et,  à  celle  époque,  on  comp- 
tait à  Berlin  1,332  métiers  occupés  à  tisser  la  soie.  Au- 
jourd'hui la  culture  du  mûrier  s'est  ralentie.  Les  manu- 
factures de  soieries  ont  seules  acquis  un  plus  grand  dé- 
veloppement 5  et  le  bas  prix  de  la  main-d'œuvre  a  permis 
aux  tisseurs  de  soie  prussiens  de  rivaliser  avec  ceux  de 
Lyon  et  de  Spilalfields.  Mais  portons  nos  regards  au-delà 
du  cercle  de  Brandebourg. 

Sur  les  rives  du  Rhin  régnent  des  contrées  fertiles  où 
l'homme  s'est  toujours  montré  énergique  et  actif  Pen- 
dant le  mouvement  de  civilisation  qui  entraîne  l'Europe 
depuis  six  siècles ,  cette  partie  des  domaines  que  la  Prusse 
a  conquise  n'a  pas  été  oisive.  Elle  a  brillé  au  moven-âgc 


244       PROGRÉS  COMMERCIAL  ET  INDUSTRIEL  DE  LA  PRUSSE 

et  ne  s'est  pas  éteinte  dans  les  tems  plus  modernes.  En 
1171,  les  manufactures  de  laine  d'Aix-la-Chapelle  étaient 
si  célèbres  qu'elles  ne  pouvaient  fournir  à  toutes  les  de- 
mandes. Aujourd'hui  cette  ville  ainsi  que  Borcette  livrent 
tous  les  ans  au  commerce  pour  plus  de  3,000,000  de  thaï, 
de  serge,  de  draps,  d'indienne  ,  d'horlogerie,  que  fabri- 
quent 0,000  ouvriers,  tandis  que  Cologne,  ville  d'en- 
trepôt et  d'industrie,  jette  dans  la  circulation  plus  de 
1,000,000  de  thalers  de  tissus  de  soie.  Le  grand-duché 
de  Berg  a  toujours  été  cité  comme  un  district  manufac- 
turier très-important  5  il  produit  des  quantités  considéra- 
bles d'étoffes  de  coton ,  de  quincaillerie ,  et  en  exporte 
tous  les  ans  pour  plus  de  3,000,000  de  thalers. 

L'industrie  de  Grefeld ,  petite  ville  du  comté  de  Meurs , 
date  du  seizième  siècle.  Cette  ville,  comme  tant  d'autres, 
la  doit  à  des  hommes  qui  fuyaient  les  persécutions  reli- 
gieuses. Ce  fut  Adolphe  Vander-Leyen ,  réfugié  du  pays  de 
Berg,  qui  importa  l'industrie  de  la  soie,  que  ses  descen- 
dans  ont  toujours  exercée  et  exercent  encore  avec  hon- 
neur. Crefeld  compte  aujourd'hui  de  3  à  4,000  métiers  en 
activité.  Barmen ,  Elberfeld  et  Solingen,  qui  toutes  trois 
appartiennent  à  la  Prusse  méridionale,  sont  des  centres 
très-actifs  de  l'industrie  métallurgique  et  livrent  chaque 
année  au  commerce  plus  de  60,000,000  fr.  de  produits. 
Dans  un  rayon  de  moins  de  sept  milles  on  y  compte  qua- 
rante à  cinquante  martinets  occupés  à  forger  des  enclu- 
mes ,  des  limes,  des  étaux  ainsi  que  les  nervures  desti- 
nées à  la  construction  des  navires,  etc.  Chaque  année  ces 
établissemens  consomment  quinze  millions  de  livres  d'a- 
cier ,  et  vingt-quatre  millions  de  livres  de  fer.  Ces  trois 
villes  fournissent  en  outre  plus  de  800  espèces  différentes 
d'instrumens  Iranchans  ,  des  serrures ,  des  étaux  et  des 
patins  ;  la  quincaillerie  comprend  à  elle  seule  près  de 


ET  DE  1,.\  CONEËDËIIATION  GEP.MAMQCE.  245 

2,000  articles.  Solingen  fabrique  annuellement  30,000 
lames  d'épées,  500,000  douzaines  de  couteaux,  et  200,000 
douzaines  de  ciseaux.  Tous  ces  produits  se  répandent  en- 
suite en  Allemagne  ou  sont  exportes  dans  les  différentes 
parties  du  monde.  La  Silésie,  quoique  enclavée  entre  la 
Pologne  et  la  Bohème,  et  n'ayant  que  l'Oder  pour  ex- 
porter ses  produits ,  fabrique  cependant  des  quantités 
considérables  d'étoffes  de  lin  et  de  laine.  On  estime  l'im- 
portance de  cette  fabrication  à  14,000,000  de  thalers; 
cette  province  livre  encore  à  la  consommation  environ 
2,500  marcs  d'argent,  10,000  tonneaux  de  fer  qui  sont 
mis  en  œuvre  principalement  par  les  forges  de  Malapane , 
Gleiwitz  et  Kreuzbùrger. 

Nous  arrêterons  là  cette  nomenclature  pour  présenter 
dans  un  seul  tableau  les  principales  productions  de  la  Prus- 
se. La  superficie  de  la  Prusse  est  de  107,765,000  acres  de 
Magdebourg.  Si  l'on  extrait  de  ce  chiffre  18,322,000  acres 
pour  les  terres  incultes,  les  rochers,  les  canaux  et  riviè- 
res, les  routes,  il  reste  89,443,000  acres,  dont  la  pro- 
duction est  estimée  comme  suit  : 

VALEUR  VALEU» 

en  tlialers.  en  francs. 

Terres  labourées , 50,656,000  190, 466, 560 

Jardins 2,782,000  10,460,320 

Vignobles 300,000  1,128,000 

Pâturages 19,652,000  72,891,520 

Forêts 6,500,000  24./î/i0,000 

Gibier 745.000  2.801,200 

Pêche 749,000  2,816,240 

Mines ?  ? 

En  1805,  les  produits  des  manufactures  prussiennes 
furent  estimés  à  85,000,000  de  tlialers  (319,000,000  f.). 
En  1833  ,  on  portait  leur  valeur  à  210,000,000  thalers 


246       PROGRÈS  COMMERCIAL  ET  INDUSTRIEL  DE  LA  PRUSSE 

(789,000,000  fr.).  La  fabrication  des  étoffes  de  laine  a 
produit  120,000,000  de  fr.  5  celle  des  tissus  de  coton 
110,000,000  fr.,  et  celle  des  soieries  28,000,000  fr.  Au- 
jourd'hui la  Prusse  entre  pour  l/7*  dans  le  commerce 
extérieur  de  l'Europe,  et  sa  population  double  tous  les 
vingt-six  ans. 

Ainsi  la  Prusse ,  sans  être  essentiellement  agricole  ni 
manufacturière,  sans  ports,  mais  située  entre  les  grands 
débouchés  de  la  mer  du  Nord  et  les  pays  de  production  ^ 
placée  en  outre  à  cheval  sur  les  grands  fleuves  qui  traver- 
sent l'intérieur  de  l'Allemagne  ,  se  trouvait  dans  les  con- 
ditions les  plus  favorables  pour  être  l'ame  de  celle  as- 
sociation commerciale  des  pays  germaniques.  Aux  états 
manufacturiers  plus  avancés  qu'elle,  elle  offre  des  mar- 
chés considérables  ;  aux  états  agricoles ,  elle  livre  à  bas 
prix  des  produits  manutacturés  avec  soin  5  elle  élargit 
pour  tous  les  limites  de  la  circulation ,  et  leur  rend  plus 
faciles  les  voies  de  l'imporlalion  et  celles  de  l'exportation. 
Admirable  combinaison  que  celle  qui ,  servant  les  vérita- 
bles intérêts  des  peuples,  satisfait  les  vues  ambitieuses 
d'une  grande  puissance  -,  car,  il  ne  faut  pas  se  le  dissimu- 
ler ,  la  Prusse  n'a  pas  eu  seulement  pour  but  l'extension 
du  commerce  de  la  Confédération  germanique.  En  éta- 
blissant une  solidarité  des  intérêts  matériels  entre  tous 
ces  petits  états  5  en  isolant  l'Autriche  de  l'Allemagne  5  en 
imposant  à  celle-ci  la  législation  de  ses  douanes  et  de 
son  commerce ,  elle  a  voulu  dominer  l'unité  allemande  , 
s'emparer  de  la  souveraineté  fédérale.  En  effet,  que  de- 
viendront et  la  Saxe ,  et  la  Bavière ,  et  le  Wurtemberg , 
si,  après  avoir  fait  tomber  leurs  barrières,   après  s'être 
habitués  aux  marchés  de  la  Prusse ,  aux  faciles  débou- 
chés qu'elle  aura  ouverts  à  leurs  produits ,  une  ligne  de 
douanes  s'élevait  abruptement?  ne  se  trouveraient-ils  pas 


ET  DE  LA.  CONFÉDÉRATION  GERMANIQUE.  247 

réduits  à  la  siluation  précaire  de  la  Belgique ,  produi- 
sant plus  qu'elle  ne  peut  consommer,  et  cherchant  de 
toutes  parts  les  déhouchés  qui  lui  manquent?  Ainsi,  par 
le  seul  l'ait  de  leur  adhésion ,  tous  les  petits  étals  de  la 
Confédération  se  trouveront  placés  sous  la  dépendance  de 
la  Prusse.  Une  nouvelle  barrière ,  un  péage ,  le  tarif  des 
douanes  élevé  de  quelques  pfennings ,  des  lignes  de  par- 
cours moins  directes,  suffiraient  pour  paralyser  l'industrie 
de  ces  pays  qui  se  serait  accoutumée  à  marcher  sans  en- 
traves. 

Au  reste ,  quelles  que  soient  les  secrètes  pensées  qui 
ont  dicté  cette  alliance  commerciale,  il  est  bien  évident 
qu'elle  doit  tourner  au  profit  de,  l'Allemagne.  Cette  plus 
grande  circulation  accordée  à  ses  produits  matériels  ren- 
dra nécessairement  plus  facile  l'échange  des  idées,  et  l'Al- 
lemagne pourra  ainsi  plus  facilement  et  plus  tôt  recon- 
quérir cette  liberté  politique  et  intellectuelle  dont  elle  se 
montre  avec  raison  si  jalouse.  D'ailleurs  n'est-il  pas  ur- 
gent pour  l'Allemagne  de  mettre  un  terme  au  triste  mor- 
cellement dont  elle  est  victime,  de  faire  cesser  les  rivali- 
tés intérieures ,  de  donner  une  nouvelle  vie  à  son  com- 
merce paralysé  ,  de  relever  une  industrie  dont  l'absence 
de  grands  marchés  comprime  l'essor ,  et  de  remédier  en- 
fin à  la  misère  dont  les  budgets  et  les  listes  civiles  de  ses 
trente-neuf  états  souverains  menacent  ses  villes  et  ses  cam- 
pagnes. Prenez  une  carte  de  l'Europe,  passez  en  revue 
les  états  qui  la  composent 5  en  vain  vous  chercherez  l'Al- 
lemagne. A  l'endroit  où  elle  fut,  vous  ne  trouverez  plus 
qu'un  assemblage  confus  de  petites  principautés  hostiles 
les  unes  aux  autres ,  sans  code  national ,  sans  unité  de 
poids  et  mesures,  sans  frontières  communes,  égarées  dans 
un  dédale  inextricable  de  lois  et  d'usages,  d'éternelles 
douanes  ,  des  employés  par  myriades ,  une  diplomatie  à 


248       PROGRÈS  COMMERCIAL  ET  INDUSTRIEL  DE  LA  PRUSSE 

cent  tètes,  et  des  assemblées  représentatives  ayant  cha- 
cune un  but  différent  à  poursuivre.  Dans  cet  état,  l'Al- 
lemagne, tiraillée  par  tant  de  petites  volontés,  est  sans 
force  et  sans  consistance;  et  pourtant  c'est  une  terre  riche- 
ment dotée  par  la  nature,  une  terre  fécondée  par  les  tra- 
vaux d'une  population  aussi  industrieuse  qu'intelligente. 
La  réputation  industrielle  de  la  Saxe  ,  petit  pays  qui 
compte  à  peine  quatorze  cent  mille  habitans ,  s'est ,  de- 
puis quelques  années,  répandue  en  Europe  et  dans  les 
Amériques.  A  la  chute  du  système  continental  ,qui  sem- 
blait seul  soutenir  les  modestes  fabriques  de  la  Saxe ,  on 
crut  un  moment  qu'elles  seraient  anéanties  pour  tou- 
jours ;  car  les  fabriques  anglaises ,  dont  les  produits  inon- 
dèrent alors  tous  les  marchés  d'Allemagne,  avaient  acquis 
une  supériorité  incontestable.  Cependant ,  telle  était  la 
vocation  naturelle  de  la  Saxe  pour  l'industrie  manufactu- 
rière, que,  peu  à  peu  et  sans  protection  ,  ses  fabriques  se 
relevèrent,  et  prirent  un  essor  qui  a  surpassé  toutes  les 
prévisions.  Aujourd'hui,  la  Saxe  est  un  des  pays  les  plus 
civilisés  de  l'Europe.  Leipsick  est  le  grand  centre  du 
commerce  intérieur  de  l'Allemagne  ;  c'est  la  ville  d'affai- 
res et  d'activité  par  excellence.  Là,  toutes  les  nations 
envoient  des  représentans  :  la  Russie,  l'Angleterre,  la 
France ,  la  Pologne  et  la  Turquie.  Deux  fois  par  an  ,  on  y 
apporte,  pour  être  échangés,  vendus,  disséminés,  tous 
les  produits  du  savoir  et  de  l'industrie.  Chaque  foire  y 
réunit  30  à  40,000  étrangers  ,  et  il  s'y  fait  des  affaires 
pour  près  de  20,000,000  de  thalers  (80,000,000  de  fr. 
environ). 

Les  fabriques  de  soieries  de  la  Saxe  ne  datent  que  de 
quelques  années,  et  leurs  produits  prouvent  qu'elles  pour- 
ront facilement  acquérir  l'importance  qui  leur  manque 
encore.  Elles  sont  d'ailleurs  dans  les  circonstances  les 


ET   DE   LA  CONFÉDltP.ATIOX  GETIMANIQUE.  249 

])lus  favorables  à  leur  développement.  Siluôes  dans  les 
monla{;nes,  au  milieu  d'une  jiopnlation  laborieuse,  éco- 
nome et  sobre,  elles  recrutent  leurs  ouvriers  parmi  les 
meilleurs  tisserands  de  toile  et  de  colon.  Car  c'est  là  que 
se  fabriquent  les  calicots  ,  les  bas  ,  les  franges,  les  den- 
telles, les  draps,  le  mérinos,  le  linge  de  table,  la  toile, 
et  tant  d'au  1res  articles  auxquels  leur  bas  prix  ouvre 
tous  les  marcbés  du  monde. 

La  Saxe  surpasse  tout  le  reste  de  l'Allemagne  en  indus- 
trie :  les  trois  cinquièmes  de  la  population  de  cet  état 
sont  occupés  aux  travaux  des  manufactures.  Ses  trou- 
peaux, considérablement  am(-liorés  parle  croisement  des 
mérinos,  produisent  de  la  laine  très-recherchée,  qui  ali- 
mente principalement  les  manufactures  saxonnes,  dont 
le  produit  peut  s'élever  à  20,000,000  de  thalers.  Erzge- 
birge,  où  Werner  a  fondé  sa  célèbre  école  de  minéralo- 
gie, est  aussi  devenue  le  centre  d'une  grande  exploita- 
lion  métallurgique.  L"s  mines  de  la  Saxe  fournissent 
annuellement  de  40  à  50,000  marcs  d'argent,  12,000 
quintaux  de  plomb  et  de  cobalt,  2,500  quintaux  d'élain  , 

6  à  700  quintaux  de  cuivre  et  24,000  tonneaux  de  fer. 
La  Bavière ,  cette  jeune  monarchie  qui  daté  à  peine  de 

1806,  avec  ses  3,800  lieues  carrées  et  ses  4,000,000 
d'habitans,  est  à  la  fois  artiste,  industrielle  et  agricole. 
Elle  élève  près  de  2,000,000  de  bêtes  à  laine,  et  produit 

7  à  800,000  eimers  de  vin  d'une  qualité  exquise;  elle 
fournit  du  sel  et  des  bois  de  construction  à  une  grande 
partie  de  l'Allemagne.  Le  produit  de  ses  mines  de  fer  ali- 
mente aussi  plusieurs  forges  et  hauts  -  fourneaux  ,  tandis 
que  Munich,  Nuremberg,  Hoff,  Tussen  et  Nordlingen , 
avec  leurs  étoffes,  leurs  tapis,  leur  passementerie,  leurs 
instrumens  de  musique  et  d'optique ,  et  leurs  menus  ou- 


250       PROGRÉS  COMMERCIAL  ET  INDUSTRIEL  DE  LA  PRUSSE 

vrages  de  quincaillerie,  prélèvent  sur  rA.llemagne  et  sur 
l'Europe  un  tribut  de  plus  de  75,000,000  fr.  Le  AVur- 
temberg  est  parsemé  de  petites  villes  et  de  beaux  villages 
remarquables  par  leur  industrie,  leur  aisance,  et  où  se 
presse  une  population  manufacturière  de  110,000  habi- 
tans.  Dans  les  montagnes  sont  des  fabriques  d'horlogerie  j 
dans  les  sinuosités  des  vallées ,  des  forges  et  des  usines  ; 
partout  la  force ,  partout  la  fécondité.  Le  Wurtemberg 
possède  1,850,000  acres  de  terres  labourables,  qui  pro- 
duisent 6,000,000  de  boisseaux  de  céréales  ^  620,477  acres 
en  pâturages,  1,730,000  en  forets,  et  80,000  acres  de 
vignobles,  qui  donnent  tous  les  ans  160,000  eimers  de 
vin. 

Tels  sont  les  principaux  élémens  sur  lesquels  l'Allema- 
gne a  fondé  le  succès  de  la  grande  réforme  commerciale 
et  industrielle  qu'elle  va  tenter.  C'est  en  réunissant  dans 
un  centre  commun  tous  ses  intérêts  matériels ,  c'est  en 
ôtant  à  son  industrie  toutes  les  entraves  qui  en  gênaient 
l'essor,  qu'elle  se  prépare  à  entrer  dans  une  nouvelle  voie, 
et  à  soutenir  la  concurrence  des  nations  les  plus  avancées 
dans  le  commerce  et  l'industrie  :  noble  lutte,  dont  il  est 
difficile  de  prévoir  tous  les  résultats.  D'un  côté,  des  hom- 
mes paliens ,  sobres^  énergiques,  laborieux,  économes; 
de  l'autre,  une  population  fatiguée,  usée  par  une  longue 
exertion  de  travail,  nécessiteuse  par  les  besoins  factices 
qu'elle  s'est  créés.  Yoilà  les  deux  termes  de  la  question. 
De  quel  côté  sera  la  victoire?  Si  des  machines  puissantes, 
mues  par  la  vapeur,  ne  fonctionnent  pas  dans  les  ateliers 
de  l'Allemagne  en  aussi  grand  nombre  que  dans  les  nô- 
tres, elle  peut  nous  opposer  une  main-d'œuvre  aussi  in- 
telligente et  moins  chère.  Les  grands  foyers  d'industrie, 
en  Allemagne,  tendent  à  se  dissoudre;  les  ateliers  s'iso- 


ET  1)E  LA  CONFÉDÉRATION"  GERMANIQUE.  251 

lent  et  gagnent  les  montagnes.  Là  on  trouve  des  mo- 
teurs simples  et  peu  coûteux  -,  les  moyens  d'existence  y 
sont  abondans  et  faciles,  les  maladies  rares,  les  besoins 
peu  nombreux.  Aussi,  au  lieu  de  cette  population  hâve, 
racbitique,  rongée  de  vices,  qui  circule  dans  nos  villes 
manufacturières ,  vous  n'y  rencontrez  que  des  hommes 
bien  portans,  forts  et  robustes,  et  pleins  de  moralité.  De- 
puis long-tems  les  produits  industriels  ainsi  que  les  pro- 
ductions intellectuelles  de  l'Allemagne  se  recommandent 
par  le  soin  consciencieux  avec  lequel  ils  sont  élaborés. 

Comment  donc  feront  nos  manufacturiers  de  Birmin- 
gham ,  de  Leeds ,  de  Manchester ,  pour  entrer  dans  ce 
nouveau  système ,  eux  qui  possèdent  de  si  grandes  masses 
de  capitaux  réunis  sur  un  seul  point?  Nous  objectera-t- 
on que  celle  concurrence  n'est  pas  sérieuse,  nous  leur 
répondrons  que,  naguère  encore,  Lyon  voyait  avec  un 
air  de  dédain  s'élever  des  manufactures  de  soie  dans  la 
Suisse  allemande.  Eh  bien!  qu'en  est- il  résulté?  Au- 
jourd'hui les  manufactures  de  Zurich  sont  devenues 
des  rivales  redoutables  pour  Lyon,  et  lui  disputent  les 
marchés  sur  tous  les  points.  C'est  que  l'ouvrier  suisse 
vit  à  la  campagne ,  qu'il  est  propriétaire  de  la  chaumière 
qu'il  habile  et  du  champ  qu'il  cultive,  et  que  ce  champ 
subvient  à  ses  premiers  besoins.  Cultivateur  et  tisserand  , 
il  supporte  sans  préjudice,  et  les  mortes  saisons,  et  les 
oscillations  des  commandes ,  et  la  réduction  du  prix  des 
façons.  En  outre,  les  besoins  étant  moins  impérieux,  la 
moralité  est  plus  grande,  et  les  agens  de  surveillance  de- 
viennent moins  nécessaires.  Aussi ,  pour  diriger  et  em- 
ployer les  neuf  à  dix  mille  métiers  du  canton  de  Zurich , 
il  y  a  tout  au  plus  vingt-cinq  fabricans  5  pour  un  nombre 
égal  de  métiers,  il  y  en  aurait  à  Lyon  une  centaine.  Ainsi, 
les  frais  généraux  qui  pèsent  sur  les  marchandises  se  trou- 


252       PROGRÈS  COMMERCIAL  ET  INDUSTRIEL  DE  LA  PRUSSE 

vent  considérablement  réduits  (1).  Berlin  commence  à  se 
-  dégarnir  de  ses  métiers  ;  Vienne ,  qui  est  aussi  allemande 
de  ce  côté,  envoie  dans  la  Bohème  les  fabricans  de  schalls 
qui  encombraient  ses  faubourgs  ;  et  dans  les  forêts  de  la 
Souabe  et  de  la  Franconie  vous  rencontrez  des  artistes  et 
des  mécaniciens  qui  ne  seraient  déplacés  ni  à  Londres  ni 
à  Paris. 

Et  que  sera-ce,  lorsque  tous  ces  produits,  fabriqués  avec 
tant  d'économie,  pourront  circuler  sans  entraves;  lors- 
que de  nouveaux  moyens  de  communication  ,  plus  directs 
et  moins  coûteux,  seront  ouverts;  lorsqu'un  large  système 
de  canaux  rattachera   entre  eux   les  grands  fleuves  qui 
sillonnent  l'Allemagne;  lorsque  des  chemins  de  fer  s'é- 
tendront de  Bàle  à  Hambourg,  de  Francfort  à  Brème,  de 
Berlin  à  Cologne  ,  et  que  le  Bhin  réuni  au  Danube  four- 
Ci)  ISoTE  DU  Th.  Parmi  les  avantages  de  Imduslrie  de  Zurich ,  dit 
M.  Dufour,  il  faut  faire  entrer  en  ligne  de  compte  l'absence  du  pi- 
</uage  d'onces  (vol  des  soies).  Soit  que  la  moralité  de  ses  agens  soit  plus 
grande,  soit  que  l'organisation  industrielle  et  sociale  du  pays  les  expose 
h  moins  de  besoins,  à  moins  de  tentations,  et  rende  aussi  plus  difGcile 
les  moyens  de  les  satisfaire  iUicitement,  toujours  est-il  que  cette  plaie 
honteuse  qui ,  depuis  des  siècles  ,  ronge  sourdement  l'industrie  lyon- 
naise, est,  pour  ainsi  dire,  inconnue  aux  fabriques  suisses.— Il  existe 
en  France  8/1, 6/iO  métiers   en  soie ,    qui  produisent  par  année   une 
valeur  de  211,550.000  fr.  ;  savoir  :  130,623,330  pour  la  valeur  des 
soies  employées  ,  et  71.926,670  pour  la  main-d'œuvre  et  l'intérêt  des 
capitaux   engagés.    Sur  ce  nombre   de    métiers,  Lyon  en   occupe 
/iO,000,  qui  produisent  100,000,000  fr.  Chaque  métier  emploie  ordi- 
nairement deux  individus;    c'est  donc  80,000  ouvriers  occupés  par 
la  fabrique  de  Lyon  ,  et  probablement  plus  de  160,000  par  tous  les 
métiers  de  soieries  de  France.  Ou  peut  hardiment   doubler  ce  chif- 
fre, si  l'on  évalue  le  nombre  d'ouvriers  dont  les  diverses  professions 
se  rattachent  directement  ou  indirectement  à  la    fabrication-de  la 
soie  :  cette  branche  d'industrie  occupe  donc  la  centième  partie  de  la 
population  du  royaume. 


ET  DE  LA  CONFÉDÉRATION  GERMAXIQUE.  253 

nlra,  au  moyen  de  la  vapeur,  une  navigation  rapide  et  sûre 
entre  la  mer  Noire  et  celle  du  Nord,  entre  Hambourg  et 
Trébisonde,  entre  Cologne  et  Odessa?  Car  tous  ces  projets 
se  préparent,  et  sont  les  conséquences  nécessaires  du  pro- 
grès commercial  et  industriel  qui  s'opère  en  Allemagne. 
Ce  n'est  pas  la  Prusse  qui  la  première  a  conçu  l'idée 
de  cette  alliance  commerciale,  ainsi  (|ue  plusieurs  écri- 
vains lui  en  ont  fait  l'honneur.  Déjà,  en  1815  ,  les  étals 
confédérés  avaient  senti  la  nécessité  de  remédier  aux  en- 
traves que  devrait  occasioner  pour  leur  commerce  cette 
multiplicité  de  lignes  de  douanes  :  car  chaque  état  avait 
les  siennes.  L'article  19  de  l'acte  de  fédération  porte  que 
les  états  confédérés  se  réservent  de  délibérer  à  cet  égard 
dès  la  première  réunion  de  la  diète  à  Francfort.  Le  régime 
rigoureusement  exclusif  que  la  France  avait  alors  adopté 
envers  l'Allemagne  rendait  encore  plus  impérieuse  cette 
fusion.  En  1820,  la  Bavière,  le  Wurtemberg,  Bade, 
Nassau,  la  Saxe,  ouvrirent  des  négociations  à  ce  sujet  , 
mais  sans  résultat.  Le  Wurtemberg  et  la  Bavière  se  réu- 
nirent en  1827,  et  supprimèrent  leurs  lignes  respectives 
de  douanes.  Dès  ce  moment,  la  Prusse  comprit  l'impor- 
tance qu'elle  pourrait  acquérir  si  elle  parvenait  à  porter 
toutes  les  lignes  de  douanes  des  états  germaniques  sur  ses 
propres  frontières,  et  à  faire  prévaloir  son  tarif,  ses  poids 
et  mesures  et  son  unité  monétaire.  En  conséquence,  elle 
fit  des  ouvertures  aux  états  du  centre^  mais  ceux-ci,  crai- 
gnant d'être  absorbés  par  un  aussi  grand  corps,  loin  d'ac- 
céder aux  propositions  de  la  Prusse,  se  liguèrent  en  quel- 
que sorte  contre  elle.  Le  grand-duché  de  Hesse  fut  le  seul 
qui  consentit  à  cette  alliance ,  tandis  que  de-  leur  côté  le 
Hanovre,  l'électorat  de  Hesse,  le  royaume  et  le  duché 
de  Saxe,  les  duchés  de  Brunswick  et  de  Nassau,  les  prin- 
cipautés de  Reuss  et  de  Schwartzbourg  se  réunissaient 


254       PROGRÈS  COMMERCIAL  ET  INDUSTRIEL  DE  LA  PRUSSE 

en  haine  contre  la  Prusse.  Ainsi,  en  1828,  T Allemagne 
se  trouvait  divisée  en  trois  associations  bien  distinctes  : 
au  midi,  la  Bavière  et  le  Wurtemberg  5  au  nord,  la  Prusse 
et  la  Hesse  ducale 5  au  centre,  la  Saxe  et  les  petits  états 
adjacens.  La  levée  des  entraves  commençait  donc  à  se 
réaliser-,  mais  la  grande  unité  germanique,  rêvée  par  la 
Prusse,  était  loin  encore  de  s'accomplir. 

Fidèle  à  ses  principes,  la  Prusse  ne  voulut  pas  se  retirer 
vaincue  -,  elle  poursuivit  ses  projets.  Le  chiffre  de  sa  po- 
pulation, ses  traités  de  commerce  avec  les  villes  hanséati- 
ques,  l'étendue  de  son  territoire,  ses  propres  débouchés 
sur  la  Baltique ,  devaient  lui  donner  une  grande  prépon- 
dérance sur  tous  les  états  méditerranéens.  A  cette  excel- 
lente position,  elle  ajouta  encore  une  séduction  nouvelle  5 
elle  modifia  son  tarif,  et  vint  offrir  son  alliance  à  la  Saxe, 
pays  éminemment  manufacturier.  Cette  puissance  voyait 
ainsi  s'ouvrir  devant  elle  les  marchés  de  la  Silésie ,  ceux 
de  la  Prusse  orientale  et  de  la  Poméranie.  La  Saxe  n'é- 
coutant que  son  propre  intérêt,  rompit  avec  ses  alliés,  et 
se  jeta  dans  les  bras  de  la  Prusse.  Cette  défection  désor- 
ganisa complètement  l'association  des  étals  du  centre, 
qui,  privés  de  leur  principal  appui,  n'eurent  d'autre  parti 
à  prendre  que  d'accepter  les  propositions  de  la  Prusse. 
Le  22  mars  1833,  l'association  entière  du  midi  se  réunit 
également  à  la  Prusse,  et  le  grand-duché  de  Bade,  mal- 
gré sa  position  excentrique,  est  aujourd'hui  sur  le  point 
de  se  rallier  à  elle.  La  Prusse  poursuit  en  outre  avec  acti- 
vité, auprès  des  élats  dissidens,  les  accessions  qui  lui 
manquent,  et  demande  même  à  l'Angleterre  son  consen- 
tement pour  le  Hanovre,  et  au  Dancmarck  pour  le  Hol- 
stein.  Telle  est  l'histoire,  telle  est  la  situation  actuelle  de 
cette  grande  association  commerciale,  qui  s'étendra  bien- 
tôt sur  toute  l'Allemagne,  et  qui  n'aura  pas  moins  d'in- 


ET  DE  LA  CONFÉDÉnATION  GERMANIQUE.  255 

fluence  pour  sa  prospérité  commerciale  et  industrielle , 
qu'en  eut  la  ligue  hanséatique  au  treizième  siècle. 

La  confédération  {^eïmanique  se  compose  de  trente-neuf 
états,  et  douze  seulement  sont  alliés  au  nouveau  système  ; 
mais  si  l'on  tient  compte  de  leur  position  géographique  , 
de  leur  étendue  territoriale,  de  leur  richesse,  de  leurs 
forces  productives  et  de  leur  population ,  on  verra  que 
ces  étals  représentent  les  trois  cinquièmes  de  l'Allemagne, 
et  que,  par  le  fait ,  l'association  est  plus  avancée  dans  son 
développement  qu'on  pourrait  d'abord  le  supposer.  Mais 
c'est  en  jetant  les  yeux  sur  la  carte  qu'on  sent  mieux  l'in- 
fluence que  doit  exercer  déjà  l'association  sur  le  reste  de 
l'Allemagne;  elle  enveloppe  tous  les  états  du  centre  dans 
ses  lignes ,  et  peut ,  pour  ainsi  dire ,  les  forcer  à  adhérer, 
quand  bien  même  leur  intérêt  propre  ne  les  y  entraîne- 
rait pas.  Chose  digne  de  remarque,  l'esprit  utilitaire  du 
dix-neuvième  siècle  fera  plus  pour  l'unité  germanique 
que  tout  ce  qui  a  été  tenté  depuis  la  dislocation  de  l'em- 
pire de  Charlemagne.  Ce  système  commun  de  douanes 
introduira  nécessairement  dans  les  états  associés  l'unifor- 
mité des  comptes,  de  la  monnaie,  des  poids  et  mesures  ; 
il  modifiera  les  législations  vicieuses  qui  règlent  la  viabi- 
lité; il  rendra  plus  grande  la  liberté  individuelle,  tandis 
que  les  rapports  fréquens  qui  existeront  entre  les  dififérens 
gouvernemens ,  à  l'occasion  du  partage  des  produits  des 
douanes ,  tendront  à  harmoniser  leur  système  adminis- 
tratif. Eh  !  qu'on  y  prenne  bien  garde ,  l'administration 
et  la  politique  d'un  gouvernement  sont  étroitement  liées 
entre  elles;  c'est  l'esprit  et  le  corps  :  on  ne  peut  modifier 
l'un ,  sans  que  les  modifications  qu'il  éprouve  ne  réapis- 
sent  sensiblement  sur  l'autre.  Ainsi ,  de  progrès  en  pro- 
grès, de  réforme  en  réforme,  et,  pour  ainsi  dire,  à  l'insu 
de    ceux   qui  y    coopèrent,   l'Allemagne    atteindra  les 


256       PROGRÈS  COMMERCIAL  ET  INDUSTRIEL  DE  LA  PRUSSE 

grandes  destinées  qu'elle  est  appelée  à  accomplir.  Le  grand 
pas  est  fait  :  tout  le  reste  découle  naturellement  de  ce  pre- 
mier progrès-,  car  dans  cet  acte  encore  mal  ébauché  se 
trouvent  tous  les  germes  des  prospérités  futures  de  TAlle- 
magne.  Citons  quelques-uns  des  principaux  articles  de  ce 
traité  :  • 

Art.  XIV.  Les  gouvernemens  contractans  veulent  unir  leurs 
efforts  pour  qu'un  système  égal  de  monnaies,  poids  et  me- 
sures ,  soit  introduit  dans  leurs  états  ;  ils  veulent  sans  délai 
faire  ouvrir  des  négociations  particulières  pour  cet  effet ,  et 
ils  dirigeront  ensuite  leurs  soins  vers  l'adoption  d'un  poids  de 
douanes  commun.  Les  états  contractans  veulent  entrer  sans 
délai  en  ne'gociation  pour  ce  cjui  regarde  en  particulier  la 
navigation  sur  le  Rhin  et  les  fleupes  voisins  ,  afin  d'arriver  à  un 
arrangement  par  suite  duquel  l'importation,  l'exportation  et 
le  transit  des  produits  de  tous  les  états  de  la  réunion  sur  les- 
dits  fleuves  soient,  sinon  tout-à-fait  libérés,  au  moins  sou- 
lagés autant  que  possible  dans  les  droits  de  navigation. 

Art.  XVIII.  Les  états  contractans  veulent  également  conti- 
nuer leurs  efforts  communs  pour  que  l'industrie  soit  encou- 
ragée par  l'adoption  de  principes  uniformes  ,  et  que  les  sujets 
d'un  état  jouissent  d'une  manière  aussi  étendue  que  possible 
de  la  faculté  de  chercher  du  travail  et  de  l'occupation  dans 
les  autres  états. 

Art.  XIX.  Les  ports  de  mer  prussiens  seront  ouverts  au. 
commerce  des  sujets  de  tous  les  états  de  la  réunion  contre 
paiement  de  droits  parfaitement  égaux  à  ceux  que  paient  les 
sujets  prussiens  ;  et  les  consuls  de  l'un  ou  de  l'autre  des  états 
contractans  dans  les  ports  de  mer  ou  places  de  commerce 
étrangères  seront  chargés  d'assister  de  leurs  conseils  et  de 
fait  les  sujets  des  autres  états,  quand  l'occasion  l'exigera. 

Art.  XXI.  La  communauté  des  recettes  des  états  contractans 
qui  aura  lieu  par  suite  du  présent  traité  se  compose  du  pro- 
duit des  droits  d'entrée ,  de  sortie  et  de  transit.  Sont  exclus 


ET  DE  LA  CONFÉDÉRATION  GERMANIQUE.  257 

de  la  communauté  et  demeurent  i-éservés  à  la  jouissance  par- 
ticulière des  gouvernemens  respectifs  :  l°les  impôts  qui  sont 
perçus  dans  l'intérieur  de  chaque  état  sur  des  produits  indi- 
gènes ;  2°  les  péages  des  rivières;  3°  les  péages,  droits  de 
chaussée  ,  pontenage ,  droits  de  canaux ,  d'écluse  et  de  ports , 
et  frais  de  pesage  et  d'emmagasinage ,  ou  des  perceptions  de 
même  nature,  quel  que  soit  leur  nom. 

Art.  XXII.  Le  produit  des  droits  qui  entrent  dans  la  com- 
munauté ,  déduction  faite ,  est  réparti  parmi  les  états  réunis 
dans  la  proportion  de  la  population  pour  lacpielle  il  se  trouvera 
dans  la  réunion.  La  population  des  états  de  la  réunion  sera 
estimée  tous  les  trois  ans  et  les  états  s'en  communiqueront  le 
tableau. 

Aux  yeux  de  certains  économistes  ,  cette  association 
commerciale  semble  une  monstruosité ,  une  espèce  de 
croisade  anti-industrielle  des  peuples  du  nord  contre 
l'Europe  occidentale  j  car  le  tarif  prussien  ,  modéré,  en 
général  ,  pour  les  matières  premières ,  est  exorbitant 
pour  tous  les  objets  manufacturés ,  et  principalement 
pour  les  étoffes  de  soie  et  de  coton  ,  le  fer  ouvré  et  les 
étoffes  de  laine  (1).  Mais  ne  sait-on  pas  que  les  peuples  ne 
se  dégagent  qu'un  à  un  des  langes  qui  les  enveloppent.^  Et 
la  France  et  l'Angleterre,  qui  conservent  encore  les  an- 
ciens erremens  de  leur  système  d'exclusion  et  de  protec- 
tion, peuvent-elles  trouver  mauvais  que  la  Prusse  et  la 
confédération  germanique  retranchent  leur  commerce 
et  leur  industrie  derrière  ces  barrières  vermoulues.  Le 
droit  d'entrée  de  cinquante  écus  par  quintal  dont  le 
tarif  prussien  grève  les  tissus  étrangers  a  paralysé  l'ar- 
rivage des  étoffes  grossières  ,  mais  son  actionne  s'est 
pas  encore  fait  sentir  sur  les  tissus  fins.   Quoi  qu'il  en 

(1)  Voyez  les  tarifs  comparés  des  différentes  puissances  commer- 
ciales, dans  les  Archiva  du  commerce  que  publie  M.  Henrichs. 
%\.  17 


258       PROGRÈS  COMMERCIAL  ET  INDUSTRIEL  DE  LA  PRUSSE 

soit,  il  est  résulté  de  cette  alliance  un  avantage  qu'on  ne 
peut  contester  :  la  disparition  des  entraves  qui  gênaient 
les  transactions  d'état  à  état.  Désormais  ,  à  la  frontière  de 
l'association,  expéditeurs,  rouliers,  voyageurs,  font  leur 
déclaration  à  la  douane  5  leurs  colis  sont  soigneusement 
visités.  Cette  première  visite  subit  à  peu  de  distance ,  le 
contrôle  d'une  seconde  ligne  5  après  quoi  la  circulation 
est  libre  dans  tous  les  pays  associés.  Le  plombage  peut 
même  dispenser  de  toute  visite  à  l'entrée  :  elle  n'a  lieu  , 
dans  ce  cas,  qu'à  l'entrepôt  de  destination. 

En  général ,  l'accession  au  système  des  douanes  prus- 
siennes a  accru  comme  on  le  prévovait  l'importance  de 
tous  les  pays  producteurs  ,  et  a  donné  surtout  plus  de 
consistance  aux  marchés  de  la  Saxe  ,  en  y  faisant  affluer 
sans  paiement  de  droits  les  laines  des  états  voisins.  On 
évalue  aujourd'hui  l'apport  sur  les  marchés  saxons  à  20 
ou  22,000  quintaux  de  laine  ,  valant  environ  280,000 
liv.  sterl.  (  7,000,000  f .  ) ,  dont  1/5"  pour  Leipsik.  Au- 
trefois, les  Anglais  réglaient  à  peu  près  le  prix  des  laines 
sur  les  grands  marchés  de  l'Allemagne  5  aujourd'hui  leur 
influence  est  contrebalancée  par  la  concurrence  des  fa- 
briques allemandes. 

Cependant,  comme  nous  l'avons  déjà  fait  observer,  cet 
acte  est  loin  de  concilier  tous  les  intérêts  5  mais  ce  sont 
précisément  ces  imperfections  qui,  soulevant  une  foule 
de  questions  inattendues  ,  contribueront  à  fonder  l'unité 
allemande.  Chaque  état  a  le  droit  d'entretenir  sur  la  li- 
gne frontière  des  agens  spéciaux  chargés  de  surveiller  la 
perception  et  d'observer  l'économie  du  traité,  observa- 
tions qui  sont  ensuite  disculées  dans  une  assemblée  géné- 
rale. Les  états  associés  sont  donc  forcément  obligés  d'é- 
tudier avec  soin  le  mouvement  de  la  population  ,  l'accrois- 
sement de  la  richesse ,  les  progrès  de  la  consomma  lion , 


ET  DE  LA  CONFÉDÉRATION  GERMANIQUE.  259 

dans  leurs  limites  respectives ,  au  risque  d'être  privés 
d'une  partie  de  leurs  revenus  légitimes.  Ainsi ,  la  répar- 
tition du  produit  des  douanes,  qui  d'abord  s'était  faite  d'a- 
près le  chiffre  de  la  population  ,  va  devenir  incessamment 
l'objet  d'une  discussion  sérieuse.  La  république  de  Franc- 
fort, avec  ses  60,000  habitans,  tous  riches,  et  qui  tire 
de  ses  douanes  un  revenu  considérable,  avant  d'accéder, 
veut  faire  entrer  dans  le  système  de  répartition  l'élé- 
ment de  la  richesse  ,  combiné  avec  le  chiffre  de  la  popu- 
lation ,  et  certes  elle  est  dans  le  droit.  Car  il  est  bien  évi- 
dent qu'une  population  aisée  consomme  plus  de  denrées 
coloniales  ou  exotiques  qu'une  population  pauvre  quoi- 
que relativement  plus  nombreuse.  Londres  consomme 
plus  de  denrées  étrangères  que  tout  le  Pays-de-Galles ,  et 
la  seule  ville  de  Paris  acquitte  plus  du  1/5^  des  droits 
de  douanes  de  la  France.  La  répartition  du  produit  des 
douanes  au  prorata  de  la  population  était  donc  une  mons- 
truosité. Eh  bien,  ce  sont  toutes  ces  erreurs  qui,  élucidées, 
amèneront  l'Allemagne  à  faire  un  retour  sur  elle-même, 
à  n'écouter  que  ses  véritables  intérêts,  et  à  examiner* si 
un  budget  unique,  une  administration  centrale  ne  seraient 
pas  préférables  à  quarante  budgets  et  à  quarante  adminis- 
trations isolées.  Occupons-nous  maintenant  de  l'influence 
qu'a  exercée  l'association  sur  le  commerce  des  villes  han- 
séatiques,  qui  par  leur  position  maritime  sont  l'entrepôt 
naturel  de  toute  l'Allemagne, 

Depuis  le  retour  de  la  paix,  le  commerce  des  villes  han- 
séatiques  ,  redevenues  libres ,  a  pris  un  grand  dévelop- 
pement ;  toutefois,  il  n'avait  jamais  été  aussi  actif  que 
dans  les  six  dernières  années.  Dès  1818  ,  les  droits  de 
transit,  établis  par  les  Pays-Bas,  firent  porter  sur  Brème 
et  Hambourg  une  grande  partie  des  expéditions  qui  sui- 
vaient habituellement  la  route  de  la  Hollande.  C'est  de 


260       PnOGRÈS  COMMEnCIAL  ET  INDUSTRIEL  BE  LA  PRUSSE 

cette  époque  que  date  pour  Brème  l'extension  du  com- 
merce du  tabac  ;  pour  Hambourg  ,  celui  des  denrées  co- 
loniales. En  1831  ,  l'apparition  du  choléra -morbus,  en 
paralysant  tout  d'abord  la  circulation  au  sein  de  l'Alle- 
magne, jeta  un  moment  le  trouble  dans  les  relations  des 
villes  hanséatiques  avec  cette  contrée  :  mais  bientôt  la 
certitude  de  l'inutilité  des  mesures  sanitaires,  et,  il  faut  le 
dire  aussi ,  l'adhésion  de  plusieurs  états  importans  de  la 
confédération  germanique  au  système  prussien  ,  donnè- 
rent au  mouvement  commercial  de  ces  villes  une  activité 
surprenante.  Les  demandes  affluaient  de  toutes  parts  5  les 
approvisionnemens  existans  et  les  arrivages  purent  à 
peine  y  suffire.  De  là,  les  immenses  affaires  de  1832.  Ce 
mouvement  fut  encore  accéléré  par  l'influence  de  la  ré- 
volution belge  ,  du  siège  d'Anvers,  du  blocus  de  la  Hol- 
lande, qui  rejetèrent  sur  Brème  et  Hambourg  une  foule 
de  navires  destinés  pour  les  ports  néerlandais. 

L'Angleterre  demande  à  l'Allemagne  une  bonne  partie 
des  matières  premières  qu'emploient  ses  manufactures. 
Hambourg ,  placée  sur  la  route  que  suivent  les  expédi- 
tions allemandes,  a  ,  dans  le  cours  de  1833  ,  embarqué 
pour  les  ports  anglais  une  masse  de  laine  qu'on  évalue  à 
plus  de  43,000,000  fr.  Par  Hambourg  passent  les  pro- 
duits de  l'industrie  anglaise,  ou  les  produits  coloniaux 
que  l'Angleterre  envoie  à  l'Allemagne  :  tissus  de  coton , 
tissus  de  laine  ,  quincaillerie ,  coton  filé ,  coton  en  laine  , 
café ,  sucre,  indigo  5  en  un  mot  une  énorme  quantité  de 
marchandises  de  toute  espèce,  qui  s'élève  de  150  à 
160,000,000  de  fr.  Le  double  mouvement  d'importation 
et  d'exportation  qui  s'opère  dans  le  port  de  Hambourg 
peut  être  évalué  de  14  à  15,000,000  livres  sterling 
(350  à  375,000,000  francs),  et  les  cotons  filés  anglais 
entrent  seuls  dans   celte   somme  pour  une  valeur  de 


ET   DE  LA  CONFÉDliRATION  GERMANIQUE.  261 

2,000,000  liv.  st.  (50,000,000  fr.).  L'exportation  totale 
de  rAngleterrc  en  fil  de  coton  pour  1833  s'est  élevée  à 
69,000,000  livr.  Les  villes  hanséatiques  en  ont  demandé 
23,500,000  livres.  En  1833  ,  rAn{;lclerre  a  exporté  en 
calicots  ,  mousselines,  perkales,  velours  de  coton  ,  nan- 
kins, etc.  ,  182,200,000  yards;  les  villes  hanséatiques 
en  ont  absorbé  54,600,000.  Dans  la  même  année  l'Angle- 
terre a  exporté  en  dentelles  de  coton  et  tulles,  79,000,000 
yards.  Les  villes  hanséatiques  en  ont  reçu  plus  de  la  moitié 
soit  43,400,000  yards.  Pour  ces  divers  articles,  l'Angle- 
terre reste  complètement  maîtresse  d'un  marché  où  tous 
les  autres  produits  rencontrent  dans  l'industrie  allemande 
une  concurrence  très-redoutable  par  le  bas  prix  de  la 
main-d'œuvre  et  par  la  proximité  des  matières  premières 
qui  n'arrivent  aux  fabriques  anglaises  que  grevées  de  frais 
considérables. 

Hambourg  est  devenu  l'entrepôt  de  cet  immense  com- 
merce de  tissus  de  lin  et  de  chanvre,  que  faisait  au- 
trefois la  France  d'une  manière  presque  exclusive.  Des 
montagnes  de  la  Silésie  où  la  fabrication  des  toiles  alle- 
mandes était  d'abord  concentrée  ,  cette  industrie  s'est 
répandue  aujourd'hui  dans  toute  l'Allemagne;  et  c'est 
par  Hambourg  que  s'expédient  les  tissus  que  la  Saxe,  la 
Bohème  ,  la  Westphalie ,  l'ancien  duché  de  Berg  ,  le 
Hanovre ,  envoient  à  l'Angleterre ,  à  l'Espagne ,  au  Por- 
tugal, aux  Indes,  dans  les  deux  Amériques.  Les  ma- 
gasins de  Hambourg  reçoivent  annuellement  pour  70  à 
75,000,000  francs  de  toiles.  Les  bénéfices  du  commerce 
hambourgeois  sur  cette  branche  d'industrie  sont  im- 
menses. 

L'Amérique  surtout  est  devenue  pour  les  villes  hanséati- 
ques, et  plus  particulièrement  pour  Hambourg  et  Brème, 
un  foyer  d'opérations  de  plus  en  plus  considérables,  dont  k 


262       PROGRÈS  COMMERCIAL  ET  INDUSTRIEL  DE  LA  PRUSSE 

,  durée  est  d'ailleurs  garantie  parles  traités  qu'elles  ont  con- 
clus en  1825  avec  les  Élats-Unis,  le  Mexique  et  le  Brésil. 
Ces  deux  villes  ont  expédié  pour  l'Amérique  du  Sud  en 
1833,  trente-deux  navires  j  en  1834,  trente-six,  la  ma- 
jeure partie  chargés  de  tissus  de  coton  et  de  fil  de  Saxe 
et  de  Suisse  ,  de  tissus  de  Crefeld,  de  quincaillerie  ,  de 
verrerie  allemande.  En  1832,  les  ports  du  Brésil  avaient 
reçu  de  Hambourg  seul  vingt-quatre  navires.  Dans  cette 
même  année,  quarante- cinq  bàtimens  ont  apporté  du 
Brésil  à  Hambourg ,  entre  autres  marchandises ,  pour 
15,000,000  fr.  de  café.  En  1833,  l'importation  du  café 
a  encore  été  évaluée  à  7,500,000  fr.;  celle  du  sucre  , 
à  19,000,000  fr.  L'importation  extraordinaire  du  café, 
qui  de  Hambourg  reflue  sur  tout  l'intérieur  de  l'Allema- 
gne, doit  être  ,  comme  celle  de  toutes  les  autres  denrées 
coloniales  ,  attribuée  à  la  baisse  progressive  des  prix  qui 
les  a  mises  à  la  portée  même  des  classes  inférieures.  Les 
denrées  coloniales  sont  aujourd'hui  considérées  en  Alle- 
magne comme  des  objets  de  première  nécessité  ,  on  peut 
en  juger  par  ce  fait  :  la  Silésie  prussienne,  qui  en  1770 
ne  consommait  que  721,000  livres  de  café,  en  a  con- 
sommé, en  1829,  plus  de  2,000,000  livres. 

Pendant  que  Hambourg  et  Brème,  dans  des  propor- 
tions du  reste  fort  différentes  ,  dirigent  principalement 
leurs  relations  vers  le  Nouveau-Monde,  presque  toutes 
celles  de  Lubeck  se  portent  vers  la  Suède,  la  Russie  et  en 

(1)  Malgré  le  grand  mouvement  imprimé  au  commerce  des  ville» 
hanséatiques  ,  l'effectif  de  leur  marine  n'est  pas  considérable.  Ham- 
bourg compte  au  plus  80  à  90  navires  de  2  00  à  300  tonneaux  ;  200 
autres  d'un  faible  tonnage ,  quelle  emploie  à  ses  transports ,  sont 
plutôt  danois  qu'hambourgeois  ;  seulement  le  commerce  hambour- 
geois  y  possède  le  plus  grand  nombre  de  parts.  Bi'ême  a  environ  50 
navire  de  100  à  200  tonneaux-,  Lubeck,  à  peu  près  200. 


ET  DE  LA  CONFÉDÉRATION  GERMANIQUE.  263 

général  sur  les  côtes  de  la  Baltique.  C'est  par  Lubeck  que 
passent  en  grande  partie  les  envois  que  font  la  France  et 
l'Allemagne  dans  ces  contrées  :  c'est  par  Lubeck  que  pas- 
sent les  retours  qu'elles  en  reçoivent  :  Hambourg  n'est 
qu'un  point  intermédiaire  occasionel  ;  mais  les  commu- 
nications ,  si  fréquentes  entre  ces  deux  villes  ,  vont  être 
rendues  plus  actives  encore  par  îa  construction  d'une 
chaussée  nouvelle  ,  qui  passera  par  Odesloë. 

Ainsi ,  l'association  n'a  pas  eu  pour  l'Allemagne  les 
résultats  désastreux  qu'on  affectait  de  craindre.  Une 
prospérité  croissante  se  répand  dans  toutes  ses  parties , 
et  sans  doute  les  modifications  qui  seront  apportées  au 
traité  le  rendront  encore  plus  efficace.  L'union  est  au- 
jourd'hui vivement  sollicitée  par  l'Allemagne  j  elle  se  pré- 
pare à  fondre  en  un  centre  commun  tous  ses  intérêts;  la 
propriété  littéraire  a  été  déjà  reconnue  par  tous  les  états 
comme  s'ils  ne  formaient  qu'un  seul  royaume.  Mais 
quelle  est  la  puissance  destinée  à  être  la  clef  de  ce  nouvel 
édifice  politique  ?  quel  sera  le  pouvoir  absorbant?  D'après 
tout  ce  qui  précède,  ce  rôle  semble  appartenir  à  la  Prusse. 
Depuis  que  l'Autriche  s'est  agrandie  vers  le  sud,  que 
Milan  reconnaît  son  autorité,  que  les  Dalmates  lui  obéis- 
sent, que  Presbourg  est  la  résidence  d'un  palatin  de  la 
maison  d'Habsbourg,  l'Autriche  est  devenue  étrangère  à 
l'Allemagne.  A  qui  donc  pourrait  être  dévolu  le  protec- 
torat, si  ce  n'est  à  la  Prusse,  qui  compte  déjà  sur  la  rati- 
fication de  la  Russie. 

(  Foieign  and  Continental  Review.) 


^^IjirosopÇtc. 


HISTOIRE  NATURELLE  BES  ANIMAUX  APOCRYPHES. 


Un  savant  étranger  s'occupe,  dit-on,  d'une  histoire  na- 
turelle des  animaux  apocryphes.  Si  l'auteur  justifie  con- 
sciencieusement son  titre  ,  il  produira  un  ouvrage  cu- 
rieux. Nous  avions  eu  nous -même  l'idée  d'un  travail 
analogue  ,  et  nous  nous  souvenons  que  chaque  nouvelle 
recherche  nous  ouvrait  l'accès  d'un  monde  inconnu.  Ce 
n'était  pas  seulement  aux  sources  diverses  de  la  supersti- 
tion populaire,  de  l'invention  poétique  des  mythologues 
anciens  ou  des  légendaires  du  moyen-àge,  de  la  peinture 
symbolique  ou  du  blason  féodal ,  que  nous  prétendions 
puiser  nos  documens.  L'histoire  naturelle  devait  nous 
révéler  aussi  la  véritable  origine  de  quelques-uns  de  ces 
êtres  qui  n'étaient  devenus  fabuleux  que  par  l'extinction 
totale  de  leur  race  ,  mais  dont  un  savant  anatomiste 
a  su  exhumer  et  reconstruire  les  squelettes  authen- 
tiques ,  rendant  à  la  tradition  et  à  la  science  ce  que 
l'imagination  seule  semblait  avoir  créé.  Ainsi,  par  exem- 
ple, on  avait  relégué  dans  la  classe  des  animaux  fantas- 
tiques cet  être  extraordinaire  que  les  poètes  anciens, 
comme  les  modernes  ,  les  scaldes  du  nord  comme  les 
trouvères  et  les  troubadours  du  midi,  représentent  doué  à 
la  fois  des  attributs  de  l'aigle  et  de  ceux  du  lion  ,  rep- 
tile gigantesque  à  face  humaine ,  tantôt  adoré  comme  un 
dieu,  tantôt  redouté  comme  un  ennemi  impitoyable  ,  at- 


niSTOlr.E  NATLT.ELLE  DES  ANIMACK  APOCr.YPnES.  2GS 

lelc"  au  char  d'une  fée  ou  à  celui  d'un  nt'j;ioauiH  ,  et  dont 
le  bras  puissant  d'un  chevalier  ou  rinlervenlion  pieuse 
d'une  jeune  sainte  pouvaient  seuls  délivrer  la  terre.  Eh 
bien!  le  dra;';on  n'est-il  pas  réalisé  aujourd'hui  dans  les 
débris  bien  conservés  de  cet  animal  singulier  découvert 
vers  la  fin  du  dernier  siècle  dans  les  schistes  calcaires  du 
comté  de  Pappenheim  ,  et  c|ue  le  grand  naturaliste  de  la 
France  a  nommé  le  j)iérodactvle?  Reptile,  mammifère, 
oiseau,  etc.,  le  ptérodactyle  offrait  dans  son  ostéologie , 
dans  ses  tégumens  ,  tous  les  caractères  classiques  ou  ro- 
mantiques du  dragon;  il  en  avait  les  écailles,  les  griffes  , 
la  queue ,  les  ailes  vigoureuses  attachées  au  corps  d'un 
serpent ,  et  sa  gueule  terrible  était  garnie  de  soixante 
dents  couvertes  par  un  bec  crochu.  Comment  ne  pas 
reconnaître  de  même,  dans  le  megalosaurus  (1)  ,  lézard 
gigantesque  de  trente  pieds  de  long  pour  le  moins,  la 
tarasque  du  Rhône  domptée  par  sainte  Marthe  ,  et  ce 
reptile  des  marécages  de  Rhodes,  qui  dévasta  l'ile  jus- 
qu'au jour  où  le  chevalier  Gozon  eut  dressé  ses  chiens  k 
le  combattre  en  les  familiarisant  avec  la  forme  horrible 
du  monstre  par  un  mannequin  de  carton  fait  à  sa  res- 
semblance ? 

On  peut  s'étonner  que  la  science  proprement  dite,  qui 

(l)  Note  du  Tr.  C'est  M.  CuTierqui  a  nommé  megalosauruslc  reptile 
dont  les  débris  ont  été  trouvés  dans  une  caverne  à  ossemens  fossiles 
des  environs  dOxfoid.  pai"  le  savant  naturaliste  anglais  M.  Buckland. 
L'énorniité  des  os  qui  restent  du  megalosaurus  indique  une  longueur 
de  quarante  à  cinquante  pieds  pour  la  totalité  de  son  corps.  Quel- 
ques  débris  feraient  même  soupçonner  de  plus  grands  animaux  de 
cette  espèce,  h  auteur  de  l'article  aurait  pu  citer  aussi  ViclitYOsaurus  , 
reptile  à  long  museau jjointu ,  avec  deux  yeux  énormes  qui  devaient 
lui  faciliter  la  vision  pendant  la  nuit  ;  le  nitsosaurus  et  le  plesiosaurus, 
lézards  antédiluviens  qui  n'étaient  guère  moins  volumineux  que  1  é- 
léphant. 


366  HISTOIRE  NATURELLE 

a  si  bien  réussi  à  recomposer  exactement  la  figure  des 
monstres  antédiluviens  et  de  ceux  qui  avaient  survécu, 
en  petit  nombre  peut-être  ,  aux  derniers  cataclysmes  de 
notre  globe,  oppose  quelquefois  un  scepticisme  si  dédai- 
gneux à  certains  récits  de  cette  tradition  dont  elle  n'a  fait 
souvent,  dans  ses  découvertes ,  que  vérifier  et  confirmer 
les  souvenirs  fidèles.  L'historien  des  animaux  apocryphes 
aura  besoin  d'étudier  ,  avec  la  même  impartialité  ,  la 
tradition  et  la  science  ,  pour  faire  la  part  de  chacun  et 
être  à  son  tour  consulté  par  les  érudits  et  les  lecteurs 
plus  frivoles.  Adopterait-il  même  un  plan  scientifique 
conforme  aux  systèmes  et  aux  classifications  modernes, 
ce  qui  est  très-praticable,  il  devra  se  défier  de  la  mé- 
thode d'exclusion  s'il  tient  à  être  complet;  ainsi,  libre 
à  lui  de  diviser  son  règne  animal  fantastique  en  mam- 
mifères ,  oiseaux ,  reptiles  ,  crustacés  ,  poissons  ,  mol- 
lusques ,  etc.  ,  pourvu  qu'au  premier  rang  de  l'échelle 
nous  trouvions  l'exagération  de  la  stature  humaine  et  sa 
capricieuse  dépression  représentées  par  le  géant  et  par  le 
pygmée,  par  l'ogre  et  par  le  nain  ;  pourvu  que  dans  ses 
quadrupèdes,  bipèdes,  oiseaux,  reptiles,  poissons,  etc., 
figurent  avec  honneur  le  lion  royal  des  romans  de  che- 
valerie à  qui  son  instinct  faisait  reconnaître  et  respecter 
un  fils  de  roi  (1)  ,  le  loup-garou  des  contes  de  nourrice, 
la  licorne  et  l'hippogriffe,  le  chien  des  Sept-Dormans,  le 

(1)  «  Il  est  vray  que  le  lyon  est  sire  et  roy  de  toutes  les  Lestes  du 
monde  ,  et  est  de  si  franche  nature  et  de  si  haulte ,  que  s'il  trouvoit 
filz  de  roy  de  loyal  père  et  de  loyalle  mère,  ja  nul  mal  ne  luy  feroit.  » 
{Lanceiot  du  Lac,  p.  2  ,  £f.  127).  Cette  curieuse  expérience  fut  faite 
sur  Leuvalles,  fils  du  roi  Eliézer ,  lorsqu'il  n'avait  que  trois  jours. 
Beaumont  et  Fletcher  ont  fait  usage  de  cefte  idée  dans  l\Amant 
en  démence.  Lorsque  Memnon  perd  la  tête  par  amour  pour  une 
princesse ,  on  cherche  à  la  remplacer  auprès  de  lui  par  une  autre 


DES  ANIMAUX  APOCRYPHES.  '    267 

cheval  Pardalo  (1) ,  le  perroquet  de  la  reine  de  Saba,  etc., 
le  roc  des  Mille-et-Une-Nuiis ,  le  dragon  de  Daniel  et 
celui  du  roi  Tiédéric ,  la  baleine  de  Jonas,  qui  n'était 
probablement  pas  une  baleine  ,  le  ver  de  Lamblon,  la 
tarasque ,  laguivre,  et  autres  animaux  dont  les  origines 
allégoriques  ou  historiques  méritent  d'être  éclaircies  et 
décrites  pour  notre  instruction  ou  pour  notre  amu- 
sement. 

Renonçant  pour  notre  compte  à  donner  suite  au  projet 
d'ouvrage  que  nous  avions  conçu ,  nous  consignerons 
ici  quelques  recherches  sur  deux  anima^ux  gigantesques 
encore  niés  par  quelques  sceptiques,  et  dont  nous  croyons 
l'existence  pleinement  démontrée  :  le  kraken  et  le  grand 
serpent  de  la  mer  Glaciale.  In  mare  multa  latent ,  dit 
Oppien;  qui  nous  dira  les  mvstères  de  la  mer.^  elle  seule 
a  les  secrets  des  diverses  phases  de  notre  globe,  car  éternel 
agent  de  toutes  les  révolutions  qui  l'ont  bouleversé  ,  elle 
ne  nous  a  laissé  connaître  les  divers  aspects  qu'il  offrit  suc- 
cessivement que  par  les  débris  qu'elle  a  dédaigné  d'empor- 
ter dans  son  lit  actuel.  C'est  par  l'inondation  de  ses  flots 
qu'ont  péri  les  races  de  géans  terrestres,  soit  parmi  les 
hommes  contemporains  de  Noé,  soit  parmi  les  animaux 
antérieurs  au  dernier  déluge  ,  lorsque  le  mastodonte  et 
l'éléphant,  relégués  aujourd'hui  en  Asie,  paissaient  com- 

femme  d'un  tout  autre  caractère ,  qui  commence  par  lui  donner  un 
baiser.  Memnon,  qui  se  croit  déjà  très-honoré  de  toucher  sa  main 
royale,  conçoit  des  soupçons  sur  l'identité  de  sa  maîtresse,  et  s'écrie  : 
«  Amenez-moi  le  lion  numide  que  j'ai  acheté.  Si  elle  est  de  sang  royal, 
le  lion  la  respectera  ;  mais  autrement. . .  il  la  mettra  en  pièces.  —  La 
î'emme.  Je  supplie  Votre  Seigneurie. . . 

(1)  Grâce  à  linquisition  sans  doute ,  la  mythologie  romantique  de 
l'Espagne  n'est  pas  aussi  riche  que  celle  des  peuples  du  nord.  Le 
che"val  Pardalo  est  un  des  rares  animaux  apocryphes  de  cette  contrée 


268  HISTOIRE  NATURELLE 

munément  sur  le  continent  européen  (1).  La  mer  seule  a 
conservé  dans  son  empire ,  toujours  le  même ,  ses  géans 
primitifs,  le  behemoth  et  leléviathan  que  l'Écriture  prend 
pour  termes  de  comparaison  quand  elle  veut  évoquer  des 
images  colossales.  Le  kraken  appartient  à  cette  famille  de 
monstres  qui  n'ont  pu  se  perpétuer  que  dans  l'élément 
dont  les  limites  et  la  profondeur  échappent  encore  aux 
calculs  de  cette  intelligence  humaine  parvenue  à  dénom- 
brer les  astres  et  à  prédire  le  retour  des  comètes. 

C'est  une  tradition  répandue  dans  les  mers  du  nord  et 
sur  les  côtes  de  Norwège,  qu'on  voit  souvent  des  îles 
flottantes  surgir  du  sein  des  vagues  avec  des  arbres  tout 
formés  aux  rameaux  desquels  pendent  des  coquillages  au 
lieu  de  feuilles,  mais  qui  disparaissent  après  quelques 
heures.  Deber  y  fait  allusion  dans  son  livre  intitulé  : 
Feroa  Reserala  ;  Harpelius  ,  dans  son  Mundus  mirabi- 
lis ;Tor(œus,  dans,  son  Histoire  de  Norwège.  Les  gens 
du  peuple  et  les  matelots  regardent  ces  îles  comme  les 

chevaleresque  et  superstitieuse.  Ce  cheval  habitait  les  cohtrées  les 
plus  désertes  de  la  Biscaye.  Quand  le  chevalier  don  Diego  Lopez  eut 
perdu  la  fée  Pied-de-Biche  qu'il  avait  épousée ,  et  qu'il  devint  pri- 
sonnier des  jNIaures  ,  la  fée  Piedde-Biche  mit  à  la  disposition  de  ses 
enfans  ,  pour  aUer  le  délivrer ,  le  cheval  Pardalo  ,  «  qui  ,  dit  la  lé- 
gende, ne  pouvait  souffrir  ni  bride,  ni  selle,  ni  sangle,  ni  étrier , 
ni  fers,  mais  conduisait  son  cavalier  tout  d'une  traite  et  en  une  heure 
d'un  bout  de  l'Espagne  à  l'autre,  de  Pampelune  à  Cadix. 

(1)  Le  mastodonte  .  animal  aujourd'hui  perdu,  était  contemporain 
de  1  éléphant  fossile.  Ses  ossemens  se  trouvent  avec  ceux  de  l'élé- 
phanl  dans  les  deux  continens  ,  mais  plus  souvent  dans  l'Amérique 
septentrionale.  Le  grand  mastodonte  avait  la  taille  et  la  forme  géné- 
rale de  l'éléphant,  sauf  quelques  légères  différences;  mais  son  corps 
devait  être  plus  allongé  et  ses  membres  plus  épais.  Le  mastodonte 
se  distingue  surtout  de  l'éléphant  par  la  forme  de  ses  dents  mache- 
lières,  d'où  lui  est  veau  son  nom. 


DES  ANIMADX  APOCRYPHES.  269 

habitations  sous-marines  d'esprits  malins  qui  ne  les  font 
ainsi  surnager  que  pour  railler  les  navigateurs,  confon- 
dre leurs  calculs  et  multiplier  les  embarras  de  leur 
voyage.  Le  géographe  Burœus  avait  placé  sur  sa  carte 
une  de  ces  iles  merveilleuses  qu'on  appelait  Gumnier's- 
Ore,  et  qui  apparaît  parmi  les  récifs,  en  vue  de  Stockholm. 
Le  baron  Charles  de  Grippenheira  raconte  qu'il  avait 
vainement  cherché  celte  ile  en  sondant  la  côte,  lorsqu'un 
jour  ,  tournant  la  tète  par  hasard  ,  il  distingua  comme 
trois  pointes  de  terre  qui  s'étaient  tout-à-coup  élevées 
sur  la  surface  des  flots  :  «  Voilà  sans  doute  la  Gummer's- 
Ore  de  Buraeus,  demanda-t-il  au  pilote  qui  gouvernait  sa 
chaloupe  ?  —  Je  ne  sais  ,  répondit  celui-ci ,  mais  soyez 
certain  que  ce  que  nous  voyons  pronostique  une  tempête 
ou  une  grande  abondance  de  poissons.  Gummer's-Ore 
n'est  qu'un  amas  de  récifs  à  fleur  d'eau,  oîi  se  tient  vo- 
lontiers le  soe-trolden,  ou  plutôt  c'est  le  soe-trolden  lui- 
même  (1).  » 

En  citant  cette  conversation ,  le  savant  baron  ajoute 
que  l'opinion  du  pilote  lui  parut  plus  vraisemblable 
que  celle  du  géographe,  et  il  l'adopte.  Les  pécheurs  nor- 
wégiens,  dit  Pontoppidan  ,  affirment  tous,  et  sans  la 
moindre  contradiction  dans  leurs  récits,  que  lorsqu'ils 
poussent  au  large  à  plusieurs  milles,  particulièrement 
pendant  les  jours  les  plus  chauds  de  l'été,  la  mer  sem- 
ble tout-à-coup  diminuer  sous  leurs  barques;  et  s'ils 
jettent  la  sonde  ,  au  lieu  de  trouver  quatre-vingts  ou 
cent  brasses  de  profondeur,  il  arrive  souvent  qu'ils  en 
mesurent  à  peine  trente  :  c'est  un  kraken  qui  s'inter- 
pose entre  les  bas-fonds  et  l'onde  supérieure.  Accoutu- 
més à  ce  phénomène,  les  pécheurs  disposent  leurs  lignes, 

(1)  Soe-troldon  (llcau  de  mer),  est  le  nom  populake  du  kraken 
dans  ces  parages. 


270  HISTOIRE  NAtURELLE 

certains  que  là  abonde  le  poisson ,  surtout  la  morue  et  la 
lingue,  et  ils  les  retirent  richement  chargées;  mais  si  la 
profondeur  de  l'eau  va  toujours  diminuant  ,  si  ce  bas- 
fond  accidentel  et  mobile  remonte,  les  pécheurs  n'ont 
pas  de  tems  à  perdre-,  c'est  le  kraken  qui  se  réveille,  qui 
se  meut ,  qui  vient  respirer  l'air  et  étendre  ses  large  bras 
au  soleil.  Les  pêcheurs  font  alors  force  de  rames,  et  quand, 
à  une  distance  raisonnable,  ils  peuvent  enfin  se  reposer 
en  sécurité,  ils  voient  en  effet  le  monstre  qui  couvre  un 
espace  d'un  mille  et  demi  de  la  partie  supérieure  de  son 
dos.  Les  poissons  surpris  par  son  ascension  sautillent  un 
moment  dans  les  creux  humides  formés  par  les  protubé- 
rances inégales  de  son  enveloppe  extérieure  ;  puis  de  cette 
masse  flottante  sortent  des  espèces  de  pointes  ou  de 
cornes  luisantes  qui  se  déploient  et  se  dressent  sembla- 
bles à  des  mâts  armés  de  leurs  vergues  -,  ce  sont  les  bras 
du  kraken ,  et  telle  est  leur  vigueur ,  que  s'ils  saisis- 
saient les  cordages  d'un  vaisseau  de  ligne  ,  ils  le  feraient 
infailliblement  sombrer.  Après  être  demeuré  quelques 
instans  sur  les  flots,  le  kraken  redescend  avec  la  même 
lenteur,  et  le  danger  n'est  guère  moindre  pour  le  navire 
qui  serait  à  sa  portée,  car  en  s'affaissant,  il  déplace  un  tel 
volume  d'eau,  qu'il  occasionne  des  tourbillons  et  des  cou- 
rans  aussi  terribles  que  ceux  de  la  fameuse  rivière  Maie. 
C'est  évidemment  du  kraken  que  parle  Olaùs  Wormius,, 
sous  le  nom  de  hafguje.  Cet  auteur  dit,  lui  aussi,  que 
son  apparition  sur  l'eau  ressemble  plutôt  à  celle  d'une 
ile  qu'à  celle  d'un  animal  :  Similiorem  insiilœ  quam 
bestiœ ,  et  il  ajoute  qu'on  n'a  jamais  trouvé  son  cadavre, 
parce  que  le  kraken  doit  vivre  aussi  long-tems  que  le 
monde,  et  qu'il  n'est  pas  probable  qu'aucun  pouvoir  ou 
instrument  de  destruction  soit  capable  d'abréger  vio- 
lemment la  vie  d'un  animal  si  monstrueux. 


DES  ANIMAUX  APOCRYPHES.  271 

Cependant,  en  1680,  mal{^ré  l'assertion  de  Wormius, 
on  trouva  enfin  le  cadavre  d'un  de  ces  monstres  échoué 
sur  la  cote  de  Norwège-,  c'était  un  jeune  kraken  qui  vint 
étourdiment  s'égarer  dans  les  eaux  qui  courent  entre  les 
récifs  d'Alslahong5  ses  longs  bras  ou  antennes  s'enga- 
gèrent dans  quelques  arbres  qui  croissaient  sur  le  rivage  5 
il  aurait  pu  facilement  les  déraciner  ,  mais  il  se  trouva 
pris  en  même  tems  par  les  extrémités  inférieures  dans 
les  rochers  ,  et  il  périt  malheureusement.  Quand  la 
putréfaction  s'empara  de  ce  corps  immense  qui  rem- 
plissait à  peu  près  tout  le  chenal ,  ce  fut  une  telle  infec- 
tion qu'on  craignit  long-tems  qu'une  peste  s'ensuivît. 
Les  flots  finirent  par  le  dépecer  et  l'engloutir  lambeau 
par  lambeau.  Le  rapport  de  cet  événement  fut  dressé  par 
M.  Friis,  assesseur  consistorial  de  Bodoen  ,  dans  le  No- 
roland,  et  vicaire  du  collège  institué  pour  la  propagation 
du  christianisme. 

Olaùs  Magnus,  dans  son  ouvrage  de  Piscibus  mons- 
truosis  -,  Paulinus  ,  dans  ses  Ephémérides  des  cuiiosilés 
de  la  Nature  ;  et  Bartholinus  ,  dans  son  Histoire  anato- 
mique,  admettent  également  l'existence  du  kraken  ,  et  le 
décrivent  à  peu  près  dans  les  mêmes  termes  que  Wor- 
mius. Bartholinus  ajoute  que  l'évêque  de  Nidros,  voyant 
celte  lie  Flottante  apparaître  sur  les  flots,  eut  la  pieuse 
idée  de  la  consacrer  immédiatement  à  Dieu  ,  en  y  célé- 
brant le  sacrifice  de  la  messe  :  il  y  fît  transporter  et  dres- 
ser un  autel,  et  oflicia lui-même.  Soit  hasard,  soit  miracle, 
le  kraken  resta  immobile  au  soleil  tout  le  tems  que  dura 
la  sainte  cérémonie  5  mais  à  peine  l'évêque  eut-il  rega- 
gné le  rivage,  on  vit  Vile  supposée  se  submerger  elle- 
même  et  disparaître  (1).  Selon  le  même  Bartholinus   il 

(1)  La  même  chose  a  été  racontée  d'une  baleine  ou  autre  monstre 
mariu  dans  la  légende  de  saint  Brandan  -Qui  in  hujus  buUua  dorto 


272  HISTOIRE  NATURELLE 

n'y  aurait  que  deux  krakens  qui  dateraient  du  commen- 
cement du  monde,  et  ne  pourraient  se  multiplier.  De 
peur  que  l'eau,  la  nourriture  et  l'espace  ne  vinssent  à 
manquer  à  une  race  de  pareils  géans ,  Dieu  ,  dans  sa  pré- 
voyance, aurait  mesuré  avec  une  sage  lenteur  tous  les 
mouvemens  du  kraken,  qui  n'éprouverait  le  sentiment 
de  la  faim  qu'une  fois  dans  l'année.  Sa  digestion  ache- 
vée, le  monstre,  dit  encore  Bartholinus,  laisse  échapper 
ses  excrémens  qui  répandent  une  odeur  si  suave  que  les 
poissons  accourent  pour  s'en  repaitre ,  mais  lui,  ouvrant 
son  effroyable  gueule  semblable  à  un  golfe  ou  détroit, 
instar  sinus  aut  Ji'eti,  il  y  aspire  tous  les  malheureux 
poissons  affriandés  et  pris  au  piège.  • 

Il  serait  facile  de  déployer  ici  un  grand  étalage  d'éru- 
dition en  citant  successivement  tous  les  naturalistes  qui 
ont  parlé  du  kraken  avec  plus  ou  moins  de  détail,  depuis 
Pline  et  Fulgosus  jusqu'à  Pennant  et  Shaw.  Dans  cette 
énumération  d'auteurs,  nous  ne  pourrions  oublier  ni  le 
poêle  Dass  ni  les  légendaires  et  les  chroniqueurs  Scan- 
dinaves, y  compris  Eric  Falkendorff,  évèque  de  Nidros, 
qui  écrivit  au  pape  Léon,  en  1520,  une  longue  lettre 
sur  le  kraken  consignée  dans  Y  Histoire  anatomique  de 
Bartholinus,  et  dans  le  livre  d'Olaùs  Magnus,  de  Piscibus 
monslruosls.  Mais  nous  nous  contenterons  de  rapporter  le 
curieux  récit  de  l'aventure  du  capitaine  Dens  et  de  son 
équipage,  tel  qu'on  le  trouve  dans  V Histoire  Naturelle 
des  Mollusques,  par  M.  Denys  de  Montfort,  et  auquel  le 
naturaliste  Shaw  fait  aussi  allusion  sans  eu  révoquer  l'au- 
thenticité. 

«  Le  capitaine  Jean  Magnus  Dens,  homme  respecta- 

tabernam  fixit ,  viissa7n  celebravlt ,  et  nonmulto  post  hœc,  ut  putabant 
insuLa  subiwrsa  e$t> 


DES  ANIMAUX  APOCRYPHES.  273 

ble  et  véridique,  après  avoir  fait  quelques  voyajjjes  à  la 
Chine  pour  la  compagnie  de  Gothembourg ,  était  enfin 
venu  se  reposer  de  ses  expéditions  maritimes  à  Dunkerque, 
où  il  demeurait,  et  où  il  est  mort  depuis  peu  d'années, 
dans  un  âge  très-avancé  5  il  m'a  raconté  que  dans  un  de 
ses  voyages  ,  étant  par  les  quinze  degrés  de  latitude  sud, 
à  une  certaine  distance  de  la  côte  d'Afrique,  par  le  tra- 
vers de  l'ile  Sainte-Hélène  et  du  cap  Negro,  il  y  fut  pris 
d'un  calme  qui,  durant  depuis  quelques  jours,  le  décida 
à  en  profiter  pour  nettoyer  son  bâtiment  et  le  faire  ap- 
proprier et  gratter  en  dehors.  En  conséquence  ,  on  des- 
cendit, le  long  du  bord  ,  quelques  planches  suspendues 
sur  lesquelles  les  matelots  se  placèrent  pour  gratter  et 
nettoyer  le  vaisseau.  Ces  marins  se  livraient  à  leurs  tra- 
vaux ,  lorsque  subitement  un  de  ces  encornais^  nommé 
en  danois  anchertroll,  s'éleva  du  fond  de  la  mer  ,  et  jeta 
un  de  ses  bras  autour  du  corps  de  deux  matelots  ,  qu'il 
arracha  tout  d'un  coup  avec  leur  échafaudage,  et  les 
plongea  dans  la  mer  ;  il  lança  ensuite  un  second  de  ses 
bras  sur  un  autre  homme  de  l'équipage ,  qui  se  préparait 
à  monter  aux  mâts  et  qui  était  déjà  sur  les  premiers 
échelons  des  haubans.  Mais  comme  le  poulpe  avait  saisi 
en  même  tems  les  fortes  cordes  des  haubans ,  et  qu'il 
s'était  entortillé  dans  leurs  enfléchures  ,  il  ne  put  en  ar- 
racher cette  troisième  victime  qui  se  mit  à  pousser  des 
hurlemens  pitoyables.  Tout  l'équipage  courut  à  son  se- 
cours^ quelques-uns,  sautant  sur  les  harpons  et  les  foua- 
nes  ,  les  lancèrent  dans  le  corps  de  l'animal ,  qu'ils  péné- 
trèrent profondément,  pendant  que  les  autres,  avec  leurs 
couteaux  et  des  herminettes  ou  petites  haches,  coupèrent 
le  bras  qui  tenait  lié  le  malheureux  matelot ,  qu'il  fallut 
retenir  de  crainte  qu'il  ne  tombât  à  l'eau ,  car  il  avait 
entièrement  perdu  connaissance. 

XV.  18 


274  HISTOIRE  NATURELLE 

»  Ainsi  mutilé  et  frappé  dans  le  corps  de  cinq  har- 
pons, dont  quelques-uns  ,  faits  en  lance  et  roulant  sur 
une  charnière,  se  développaient  quand  ils  étaient  lancés, 
de  façon  à  prendre  une  position  horizontale  et  à  s'accro- 
cher ainsi  par  deux  pointes  et  par  un  épanouissement 
dans  le  corps  de  l'animal  qui  en  était  atteint,  ce  terrible 
poulpe,  saisi  de  deux  hommes  ,  chercha  à  regagner  le 
fond  de  la  mer  par  la  puissance  seule  de  son  énorme 
poids.  Le  capitaine  Dens  ,  ne  désespérant  pas  encore  de 
ravoir  ses  hommes  ,  fit  filer  les  lignes  qui  étaient  atta- 
chées aux  harpons  ;  il  en  tenait  une  lui-même ,  et  lâchait 
de  la  corde  à  mesure  qu'il  sentait  du  tiraillement;  mais, 
quand  il  fut  presque  arrivé  au  bout  des  lignes,  il  ordonna 
de  les  retirer  à  bord,  manœuvre  qui  réussit  pendant  un 
instant,  le  poulpe  se  laissant  remonter;  ils  avaient  déjà 
embarqué  ainsi  une  cinquantaine  de  brasses,  lorsque  cet 
animal  lui  ôta  toute  espérance  en  pesant  de  nouveau  sur 
les  lignes  qu'il  força  de  filer  encore  une  fois.  Ils  pri- 
rent cependant  la  précaution  de  les  amarrer  et  de  les  at- 
tacher fortement  à  leur  bout.  Arrivées  à  ce  point,  quatre 
de  ces  lignes  se  rompirent  ;  le  harpon  de  la  cinquième 
quitta  prise  ,  et  sortit  du.  corps  de  l'animal  en  faisant 
éprouver  une  secousse  très-sensible  au  vaisseau.  C'est 
ainsi  que  ce  brave  et  honnête  capitaine  eut  à  regretter 
d'abord  ces  deux  hommes  ,  qui  devinrent  la  proie  d'un 
mollusque  dont  souvent  il  avait  entendu  parler  dans  le 
nord,  que  cependant,  jusqu'à  cette  époque  ,  il  avait  en- 
tièrement regardé  comme  fabuleux  ,  et  à  l'existence  du- 
quel il  fut  forcé  de  croire  par  cette  triste  aventure. 
Quant  à  l'homme  qui  avait  été  serré  dans  les  replis  d'un 
des  bras  du  monstre  et  auquel  le  chirurgien  du  navire 
prodigua,  dès  le  premier  instant,  tous  les  secours  possi- 
bles ,   il  rouvrit  les  yeux  et  recouvra  la  parole  ;  mais , 


DES  ANIMAUX  APOCRYPHES.  275 

ayant  été  presque  étouffé  et  écrasé,  il  souffrait  horrible- 
ment 5  la  frayeur  avait  aliéné  ses  sens;  il  mourut  la  nuit 
suivante  dans  le  délire.  La  partie  du  bras  qui  avait  été 
tranchée  du  corps  du  poulpe,  et  qui  était  restée  enga- 
gée dans  les  cnfléchures  des  haubans,  était  aussi  {jrosse  à 
sa  base  qu'une  vergue  du  mât  de  misaine,  terminée  en 
pointe  très-aiguë ,  garnie  de  cupules  ou  ventouses  larges 
comme  une  cuiller  à  pot  ;  elle  avait  encore  cinq  brasses 
ou  vingt-cinq  pieds  de  long  -,  et  comme  le  bras  n'avait 
pas  été  tranché  à  sa  base ,  parce  que  le  monstre  n'avait 
pas  même  montré  sa  tête  hors  de  l'eau  ,  ce  capitaine  es- 
timait que  le  bras  entier  aurait  pu  avoir  trente-cinq  à 
quarante  pieds  de  long.  )> 

Denys  de  Montfort  nous  apprend  dans  le  même  ou- 
vrage qu'à  Saint-Malo ,  dans  la  chapelle  de  Saint-Tho- 
mas, on  voit  un  ex-uoto,  ou  tableau  votif,  placé  là  par 
l'équipage  d'un  navire,  en  commémoration  de  sa  déli- 
vrance merveilleuse  d'un  monstre  semblable  à  celui  qui 
fut  si  fatal  aux  matelots  du  capitaine  Dens.  «  Ce  navire 
fut  attaqué  par  un  kraken  ou  poulpe  énorme ,  en  vue  de 
la  côte  d'Angola.  Le  monstre  jeta  soudainement  ses  bras 
sur  les  agrès,  et  il  était  au  moment  d'entraîner  le  navire 
au  fond  de  la  mer,  lorsque  les  matelots  s' armant  de  sabres 
et  de  haches,  réussirent  à  trancher  ses  tentacules.  Ce  fut 
pendant  la  crise  la  plus  horrible  de  leur  danger  qu'ils 
s'avisèrent  d'invoquer  leur  patron  saint  Thomas  ,  lui 
vouant  un  pèlerinage  si  par  son  intercession  ils  parve- 
naient à  sortir  sains  et  saufs  de  cette  rencontre.  La  con- 
fiance que  leur  donna  l'espoir  d'un  secours  céleste  dou- 
bla la  force  de  leurs  bras  ,  et  ils  se  dégagèrent  heureuse- 
ment des  atteintes  de  leur  redoutable  ennemi.  A  leur 
retour  en  France,  avant  de  rentrer  dans  leurs  familles  et 
d'aller  revoir  leurs  proches  ,  ils  se  rendirent  en  procès- 


276  HISTOIRE  NATURELLE 

sioii  à  la  chapelle  de  Saint-Thomas  et  lui  offrirent  leurs 
reconnaissantes  prières. 

((  Non  contens  de  ce  premier  et  solennel  vœu,  ces  ma- 
rins voulurent  encore  transmettre  d'un  commun  accord 
à  la  postérité  la  preuve  de  leur  gratitude  envers  saint 
Thomas,  en  chargeant  un  peintre  de  représenter  ,  autant 
qu'il  lui  serait  possible,  sur  la  toile  ,  leur  combat  terrible 
et  le  pressant  danger  qui  les  avait  menacés  dans  ce  dé- 
sastreux moment ,  où  ils  crurent  se  voir  arrivés  au  terme 
de  leur  existence.  C'est  à  cette  ferveur  et  à  cette  fidélité 
religieuse  ([ue  nous  devons  la  tradition  et  la  représenta- 
lion  de  ce  fait ,  dont  nous  nous  emparons  à  notre  tour  , 
parce  qu'offrant  une  chose  constatée  ,  il  rentre  dans  les 
attributions  de  l'histoire  naturelle  qui  se  sert  de  tous  les 
matériaux  dont  on  ne  peut  contester  l'authenticité  et  l'é- 
vidence ;  et  certes ,  les  naturalistes  seraient  trop  heureux 
si  tous  les  faits  qu'ils  consignent  dans  leurs  écrits  pou- 
vaient tous  être  constatés  par  une  cinquantaine  de  té- 
moins oculaires ,  tous  compagnons  de  la  même  fortune, 
qui  viendraient  unanimement  attester  et  déclarer  que  ce 
qu'ils  ont  vu  est  conforme  à  la  plus  sévère  véracité.  Nous 
citons  donc  avec  une  entière  confiance  ce  fait ,  qui  ne 
peut  appartenir  qu'au  poulpe  colossal  ;  dans  cette  occa- 
sion ce  gros  mollusque  faillit  faire  couler  bas  un  vais- 
seau ;  il  y  serait  parvenu  sans  la  ferme  et  vigoureuse  dé- 
fense de  l'équipage  qui  le  montait.  » 

Maintenant,  si  en  rabattant  quelque  chose  de  l'exagé- 
ration des  auteurs,  l'existence  du  kraken  était  enfin  prou- 
vée ,  il  resterait  à  le  classer  dans  la  famille  d'animaux  à 
laquelle  il  appartient  par  sa  conformation  générale.  Le 
kraken  de  la  mer  du  Nord  et  celui  de  la  mer  des  Indes 
sont  étroitement  alliés  à  ces  mollusques  appelés  poulpes 
et  polypes,  qui  comme  eux  sont  armés  de  longs  bras  avec 


I 


DES  ANIMAUX  APOCRYPHES.  277 

des  appendices  lentaculaircs  très-considéial)Ies  garnis 
d'un  ou  deux  rangs  de  ventouses.  Les  poulpes  ordinaires, 
parvenus  à  leur  entier  développement,  ne  sont  pas  déjà 
des  ennemis  à  dédaiffner.  Ces  animaux  ont  la  vie  très- 
dure  et  résistent  à  des  blessures  extrêmement  j^raves, 
pouvant  être  traversés  plusieurs  fois  par  le  fer  sans  mou- 
rir, doués  d'ailleurs  d'une  vertu  de  reproduction  dans 
chacune  de  leurs  tentacules,  comme  l'hydre  de  Lerne , 
qui  n'était  peut-être  qu'une  variété  du  kraken.  On  a  dit 
que  les  bras  des  poulpes  leur  servaient  pour  sortir  de 
l'eau,  venir  à  terre  et  grimper  sur  les  arbres.  L'action  la 
plus  commune  de  ces  grapins  est  aisée  à  concevoir  ;  c'est 
une  arme  terrible  pour  enlacer  une  proie.  Chaque  ma- 
melon des  appendices  tentaculaires  agit  comme  une  ven- 
touse, son  bord  étant  fixé  et  le  vide  pouvant  être  produit 
par  la  contraction  des  fibres  longitudinales  de  son  fond. 
Au  moyen  de  ces  cupules,  dont  le  nombre  va  à  plusieurs 
centaines,  Tadhérence  des  poulpes  au  corps  qu'ils  en- 
lacent est  si  forte,  qu'il  est  presque  impossible  de  les  en 
arracher  autrement  qu'en  leur  coupant  les  bras,  et  même 
adhèrent-ils  encore  pendant  quelque  tems  après  la  mort. 
Les  poulpes  sont  des  animaux  extrêmement  carnassiers, 
dit  M.  de  Blainville  ,  et  qui  vivent  surtout  dans  les  an- 
fractuosités  des  rochers  où  ils  se  mettent  en  embuscade, 
cachant  leurs  corps  et  ne  laissant  sortir  que  leurs  bras, 
pour  atteindre  leur  proie  au  passage.  Belon  dit  avoir  vu 
un  poulpe  se  battre  pendant  plus  d'une  heure  avec  un 
crabe  dans  le  port  de  Corcyie.  On  ignore  la  taille  à  la- 
quelle les  poulpes  peuvent  alleindre;  mais  parmi  ceux-là 
même  qui  nient  ce  mollusque  extraordinaire ,  il  est  des 
naturalistes  qui  admettent  le  poulpe  de  Pline. 

Ce  poulpe  ou  polype  avait  une  tête  de  la  grandeur  d'un 
baril  de  quinze  amphores,  et  ses  appendices  tentaculaires, 


278  HISTOIRE  NATURELLE 

qui  furent,  ainsi  que  la  tête,  présentés  à  Lucullus,  avaient 
trente  pieds  de  long ,  étaient  noueux  comme  des  massues, 
et  si  gros  qu'à  peine  un  homme  pouvait-il  les  embrasser  5 
les  suçoirs  ressemblaient  à  des  bassins ,  et  les  dents  étaient 
proportionnelles.  Ce  qui  fut  conservé  du  corps  pesait 
sept  cents  livres.  Ce  poulpe ,  pour  rendre  son  histoire  en- 
core plus  curieuse ,  observé  à  Gastera ,  dans  la  Bélique , 
avait  coutume  de  sortir  de  la  mer  pour  venir  dans 
les  réservoirs  y  manger  les  salaisons.  La  continuité  de 
ses  larcins  éveilla  la  colère  des  gardiens  :  ils  établirent 
des  palissades  fort  élevées,  mais  vainement 5  le  polype 
réussit  à  les  franchir  en  se  servant  d'un  arbre  voisin,  en 
sorte  qu'il  ne  put  être  pris  que  par  la  sagacité  des  chiens 
qui,  l'ayant  éventé  une  nuit  qu'il  retournait  à  la  mer, 
firent  accourir  les  gardiens  que  la  nouveauté  d'un  tel 
spectacle  effraya.  En  effet,  l'animal  était  d'une  grandeur 
démesurée  ;  sa  couleur  était  changée  par  l'action  de  la 
saumure,  et  il  répandait  une  odeur  atroce.  Cependant, 
après  un  combat  acharné  des  chiens,  que  Pline  rend  avec 
toute  la  vigueur  de  son  style  poétique,  et  à  l'aide  des 
efforts  d'hommes  armés  de  tridens  ,  on  parvint  à  le  tuer, 
et  on  en  apporta  la  tête  à  Lucullus. 

Elien  raconte  aussi  qu'avec  le  tems  les  polypes  de- 
viennent d'une  grandeur  démesurée,  au  point  d'égaler 
en  grandeur  les  cétacées ,  et  à  ce  sujet  il  expose  une  his- 
toire, à  peu  près  semblable  à  celle  de  Pline ,  d'un  poulpe 
qui,  ayant  dévasté  les  magasins  des  marchands  ibériens, 
fut  assiégé  par  un  grand  nombre  de  personnes,  et  taillé 
en  morceaux  à  coups  de  hache ,  absolument  comme  des 
bûcherons  coupent  les  grosses  branches  des  arbres.  Nous 
passerons  maintenant  sans  transition  à  l'histoire  du  grand 
serpent  de  mer. 

Il  n'est  aucune  religion  et  aucune  mythologie  où  le 


DES  ANIMAUX  APOCRYPHES.  270 

serpent  ne  joue  un  rôle  merveilleux.  Il  y  aurait  tout  un 
volume  à  écrire  sur  les  transformations  et  les  attributs 
contradictoires  dont  l'a  doué  l'imagination  de  tous  les 
peuples  qui  en  ont  fait  tour  à  tour  le  symbole  de  la  ruse, 
de  la  timidité  ,  de  la  force,  de  la  vitesse  ,  de  la  sagesse  , 
de  l'envie  ,  de  Tavarice  ,  etc. ,  etc.  ;  mais  nous  ne  par- 
lerons aujourd'hui  ni  du  serpent  de  la  Genèse,  qui  nous 
a  chassés  du  paradis  terrestre ,  ni  de  celui  de  l'Edda  qui 
entoure  le  monde  dans  le  cercle  de  ses  anneaux ,  ni  du 
serpent  Python  qui  engendra  la  peste,  ni  de  celui  d'Es- 
culape  qui  présidait  à  la  santé ,  ni  du  serpent  charmé  par 
les  Psylles,  ni  de  la  couleuvre  dont  les  jongleurs  se  font 
d'innocens  colliers,  ni  du  serpent  à  sonnettes  que  M.  de 
Chateaubriand  a  vu  danser  au  son  de  la  flûte  d'un  Indien  ; 
nous  voudrions  seulement  enlever  à  l'histoire  des  ani- 
maux apocryphes  le  fameux  serpent  marin ,  et  le  rendre 
comme  le  kraken  à  l'étude  des  naturalistes. 

C'est  dans  la  Bible  que  nous  trouvons  la  première  men- 
tion qui  ait  été  faite  du  grand  serpent  de  mer ,  sous  le 
nom  de  Leviathan.  Nous  savons  bien  que  plusieurs  com- 
mentateurs considèrent  le  Leviathan  de  l'Ecriture  comme 
une  baleine,  mais  une  analyse  raisonnéedes  passages  où 
il  en  est  question  nous  semble  devoir  conduire  à  une 
conclusion  différente.  Ainsi,  dans  Isaïe ,  chapitre  27, 
verset  1  ",  il  est  dit  :  In  die  illa  'visitabit  Doininus  in  gla- 
dio  suo  duro  et  grandi  et  forti ,  super  Leviathan  ser- 
pentem  'vectem  et  super  Leviathan  serpente  ni  tortuoswn 
et  occidet  cetuin  qui  in  mari  est.  «  En  ce  tems-là  le  Sei- 
»  gneur  avec  son  glaive  dur,  grand  et  fort,  châtiera  Le- 
»  viathan  le  serpent  perçant ,  Leviathan  le  serpent  tor- 
»  lueux  ,  et  il  immolera  la  baleine  qui  est  dans  la  mer.  » 
Aussi  dans  Job^  chapitre  26,  versets  12  et  14  :  Infor- 
titudine   illius  repente   maria  congregata  sunt  et  pru- 


280  HISTOIRE  NATURELLE 

dentia  ejus  percussit  superbum  :  spiritiis  ejiis  ornavit 
cœlos  et  obstitricanle  manu  ejus  ,  eductus  est  coluber 
tortuosus.  «  Dans  sa  force  il  divisa  aussitôt  les  mers,  et 
»  sa  prudence  frappa  les  superbes.  Son  esprit  orna  les 
»  cieux,  et  de  sa  main  il  forma  le  serpent  tortueux.  » 

Dans  le  premier  de  ces  passages  ,  il  y  a  évidemment 
une  distinction  entre  Le^^iathan  et  cetuni  (la  baleine). 
L'épitbète  tortuosus  le  dit  assez  ;  Le\^iathan  tortuosus , 
le  Leviatban  tortueux,  est  donc  un  serpent  dans  Isaïe  , 
comme  le  coluber  tortuosus  dans  Job.  Chaque  fois  qu'il 
s'agitde  la  baleine,  l'Écriture  l'appelle  de  son  nom.  Les  au- 
teurs de  l'antiquité  profane  semblent  n'avoir  connu  que 
le  grand  serpent  amphibie  dont  les  mœurs  ont  plus  d'ana- 
logie avec  celles  du  dragon  qu'avec  les  mœurs  du  grand 
serpent  de  mer  ,  mais  qui  est  connu  aussi  dans  le  nord. 
Tel  est  le  reptile  dont  parle  Tite-Live  dans  le  premier  li- 
vre de  la  Guerre  Punique  et  qui  frappa  d'une  si  grande 
terreur  l'armée  de  Régulus  sur  les  bords  du  fleuve  Ba- 
grada.  Pline  et  Valère- Maxime  en  font  également  men- 
tion. Ce  reptile  avait  cent  vingt  pieds  de  long,  il  tua  plu- 
sieurs hommes  et  il  était  presque  invulnérable.  Diodore 
de  Sicile  parle  d'un  serpent  d'Egvple  qui  fut  apporté 
vivant  à  Alexandrie,  et  offert  en  présent  à  Ptolémée  II. 
Ce  serpent  sortait  tous  les  jours  de  l'eau  pour  faire  irrup- 
tion sur  les  troupeaux  des  fermiers  voisins  de  son  re- 
paire. Après  plusieurs  attaques  sans  succès  dans  les- 
quelles plusieurs  hommes  perdirent  la  vie ,  il  fut  enfin 
surpris  dans  un  défilé  étroit  au  moyen  d'un  filet  en  cordes, 
et  porté  vivant  à  Ptolémée. 

Dans  les  tems  modernes  le  serpent  marin  a  les  mers 
du  nord  pour  demeure.  Poutoppidan  dit  que  l'on  croit 
si  fermement  à  l'existence  du  grand  serpent  marin  en 
Norwége  ,    que   toutes  les  fois   que ,  dans  le  manoir  de 


DES  ANIMAUX  APOCRYPHES.  281 

Norland ,  il  s'avisait  d'en  parler  dubitativement ,  il  fai- 
sait sourire  ,  comme  s'il  eût  douté  de  l'existence  de  l'an- 
guille ou  de  tout  autre  poisson  vulgaire.  Sur  les  cotes  de 
la  Norwége,  on  le  connaît  sous  les  noms  de  soe-amien 
et  (ïale-liist.  C'est  le  premier  de  ces  noms  que  lui  donne 
le  poète  Pierre  Dass  qui  en  a  fait  une  description  populaire  : 

Om  soe-armcn  veed  jeg  ey  nogon  beskced. 

Les  écrivains  Scandinaves  lui  attribuent  cent  toises  ou 
six  cents  pieds  de  long ,  avec  une  tète  qui  ressemble  beau- 
coup à  celle  du  cheval,  des  yeux  noirs,  et  une  espèce  de 
crinière  blanche  ;  on  ne  le  rencontre  (jue  dans  l'Océan, 
où  il  se  dresse  tout-à-coup  comme  un  mat  de  vaisseau  de 
ligne  ,  et  pousse  des  sifflemens  qui  effraient  comme  le  cri 
d'une  tempête  5  c'est  là  le  serpent  de  mer  proprement 
dit.  Mais  les  Norwégiens  connaissent  aussi  le  serpent 
amphibie  de  Pline  et  de  Valère-Maxime  -,  quelques-uns 
prétendent  que  ce  serpent  de  mer  naît  sur  la  terre-ferme 
et  qu'il  ne  se  rend  à  la  mer  que  lorsqu'il  est  souvent  trop 
gros  pour  se  mouvoir  facilement  ailleurs  que  dans  l'élé- 
ment où  il  prend  sa  croissance.  A  l'appui  de  cette  tradi- 
tion ,  nous  citerons  un  passage  du  Munclus  Mirabilis 
d'Happelius  : 

a  Nicolas  Gramius,  ministre  de  l'Évangile  à  Londen  en 
Norwége  ,  raconte  à  la  date  du  6  janvier  1656,  d'après 
le  rapport  de  Gulbrandi  Hougsrud  et  d'Olaùs  Ander- 
son  ,  qu'ils  avaient  vu  dans  la  dernière  inondation  un 
gros  serpent  d'eau  se  rendre  à  la  mer  ,  qui  avait  vécu 
jusque-là  dans  les  rivières  Mios  et  Banz.  Du  rivage  de 
celte  dernière  rivière  il  traversa  les  champs.  On  le  vit 
s'avancer  tel  qu'un  long  màt  de  navire ,  renversant  tout 
ce  qui  se  rencontrait  sur  son  passage  ,  même  les  arbres 
et  les  cabanes.  Ses  sifflemens  ou  plutôt  ses  hurlemens  fai- 


282  HISTOIRE  NATURELLE 

saient  frissonner  tous  ceux  qui  les  entendaient  ;  presque 
tous  les  poissons  disparurent  des  parages  de  cette  côte  , 
dévorés  ou  chassés  par  le  monstre.  Les  habitans  d'Odale 
furent  si  effrayés ,  qu'ils  renoncèrent  pendant  quelques 
tems  à  continuer  leur  métier  de  pêcheurs  ,  et  que  per- 
sonne n'osait  plus  même  aller  se  promener  sur  la  grève. 
A  la  fin  de  l'automne  ,  avant  que  les  eaux  de  l'inondation 
fussent  gelées  ,  on  aperçut  ce  serpent  énorme  à  distance, 
et  son  apparition  surprit  tout  le  monde.  Sa  tête  était  aussi 
grosse  qu'un  tonneau  et  son  corps  taillé  en  proportion 
s'élevait  au-dessus  des  ondes  à  une  hauteur  considérable 
qu'on  calcula  équivaloir  à  trois  pieds  de  Norwége,  pour 
le  moins,  n 

Olaùs  Magnus  décrit  aussi  un  serpent  amphibie  en  ces 
termes  : 

tt  Ceux  qui  visitent  les  côtes  de  Norwége  ont  pu  y  être 
témoin  s  d'un  phénomène  étrange.  Il  existe  dans  ces  parages 
un  serpent  de  deux  cents  pieds  de  long  et  de  vingt  pieds 
de  circonférence  qui  vit  dans  les  creux  des  rochers  aux 
environs  de  Bergen ,  et  sort  de  son  repaire  la  nuit ,  au 
clair  de  la  lune  ,  pour  dévorer  les  veaux ,  les  moutons , 
les  porcs  ,  ou  se  rend  à  la  mer  pour  s'y  nourrir  de  cra- 
bes ,  etc.  Ce  serpent  a  une  crinière  de  deux  pieds  de 
long  ;  il  est  couvert  d'écaillés  et  ses  yeux  brillent  comme 
deux  flammes  :  il  attaque  quelquefois  un  navire,  dres- 
sant sa  tête  comme  un  mat  et  saisissant  les  matelots  sur 
le  tillac.  )) 

Qu'il  existe  des  serpens  amphibies ,  on  le  conçoit,  mais 
il  est  difficile  d'admettre  sans  discussion  le  fait  de  la  dou- 
ble existence  attribuée  au  serpent  de  mer  qui  vivrait  d'a- 
bord à  terre  et  se  développerait  dans  l'Océan.  Ce  chan- 
gement de  lieu  ne  pourrait  se  faire  qu'avec  une  altération 
dans  les  principaux  organes  et  les  fonctions  animales  du 


DES  ANIMAUX  APOCRYPHES.  283 

jeune  reptile.  Il  est  encore  très-possible  que  le  serpent 
de  mer  fasse  de  courtes  irruptions  sur  le  riva{i;e,  qu'il 
soit  entraîné  d'un  fleuve  à  la  mer  et  de  la  mer  à  un  fleuve 
par  des  inondations  générales  ou  de  fortes  marées  ,  et 
qu'il  vive  même  dans  des  terrains  marécageux  ou  dans 
les  rochers  d'une  plage  momentanément  désertée  par  les 
flots.  Petrus  Undalinus  parle  aussi  de  serpens  énormes  qui 
habitent  certains  lacs  de  Norwége.  Occupons-nous  d'a- 
bord des  relations  qui  attestent  l'existence  du  serpent  de 
mer  dans  son  élément  naturel.  L'animal  que  dit  «V*oir 
vu  Paul  Egède  pendant  son  second  voyage  au  Groenland 
pourrait  bien  être  un  serpent  de  mer  : 

«  Le  6  juillet ,  nous  aperçûmes  un  monstre  hideux  qui 
se  dressa  si  haut  sur  les  vagues ,  que  sa  tète  atteignait  la 
voile  de  notre  grand  mât.  Il  avait  un  long  museau  pointu 
et  rejetait  l'eau  en  gerbe  comme  une  baleine.  Au  lieu  de 
nageoires  il  avait  de  grandes  oreilles  pendantes  comme 
des  ailes  ;  des  écailles  lui  couvraient  tout  le  corps  qui  se 
terminait  comme  celui  d'un  serpent  :  lorsqu'il  se  replon- 
geait dans  l'eau,  il  s'y  jetait  en  arrière,  et  dans  cette  sorte 
de  culbute  il  relevait  sa  queue  de  toute  la  longueur  du 
navire.  » 

Si  ce  monstre  était  un  serpent  de  mer  ,  ce  serait  le 
seul  dont  on  aurait  dit  qu'il  rejetât  l'eau  comme  la  ba- 
leine. Ce  phénomène  est  assez  remarquable  pour  faire 
supposer  deux  espèces  de  serpens  de  mer  d'une  organi- 
sation différente.  Le  monstre  des  îles  Orcades ,  dont  il 
sera  question  ci-après  ,  semble  avoir  été  pourvu  de  ces 
éverds  (1)  avec  un  long  cou  et  par  conséquent  des  orga- 
nes respiratoires  à  la  manière  des  baleines  et  des  autres 
cétacées  qui  rejettent  l'eau  par  une  ouverture  spéciale. 

(1)  Note  du  Tr.  On  appelle  évents  les  ouvertures  par  lesquelles  les 
cétacées  rejettent  l'eau  qui  entre  dans  leur  bouche  avec  leivr  proie. 


284  HISTOIRE  NXTDRELLE 

On  a  dit  aussi  que  le  serpent  de  mer  changeait  de  peau 
annuellement  comme  le  serpent  de  terre,  et  que  son  ap- 
proche causait  dans  l'eau  une  grande  agitation  qui  la  fait 
houillonner  quelquefois  comme  le  courant  d'un  moulin. 
On  rapporte  même  qu'à  Kopperwiig  en  Norwége  on  avait 
fait  un  tapis  de  table  avec  une  de  ces  peaux.  Ce  fait  ex- 
cita la  curiosité  de  Pontoppidan  qui  écrivit  en  consé- 
quence sur  les  lieux  pour  s'assurer  de  la  vérité  ;  mais  les 
informations  lui  manquèrent.  On  lui  apprit  cependant 
qii'e»  1720  ,  un  serpent  de  mer  avait  séjourné  quelque 
lems  dans  une  crique  près  de  Kopperwiig  :  il  était  venu 
là  par  une  haute  marée  à  travers  un  chenal  très-étroit  : 
il  y  avait  vt^cu  toute  une  semaine,  et  en  s'en  allant  il 
laissa  une  peau  qu'avait  vue  et  touchée  le  correspondant 
de  Pontoppidan,  nommé  Korlack-Rorlacksen.  Une  partie 
de  cette  peau  étant  restée  engagée  dans  le  chenal,  puis 
emportée,  il  avait  été  difficile  d'en  déterminer  la  longueur 
exacte  :  ce  qu'on  voyait  flotter  sur  le  chenal  pouvait  bien 
couvrir  plusieurs  toises.  D'après  certaines  relations,  cette 
peau  est  d'une  consistance  douce  et  limoneuse  comme 
le  corps  de  l'animal  lui-même  5  en  effet ,  des  matelots 
ayant  tué  un  de  ces  serpens  encore  jeune  ,  le  laissèrent 
sur  le  pont  du  navire  où  il  resta  jusqu'à  ce  qu'ils  fussent 
forcés  de  le  jeter  à  la  mer  à  cause  de  l'insupportable  odeur 
qu'exhalait  un  limon  visqueux  dans  lequel  tout  le  corps 
s'était  peu  à  peu  transformé. 

Ce  jeune  serpent  était  peut-être  delà  même  nature  que 
celui  qui  fut  pris  en  mer  par  l'équipage  du  navire  où  se 

«  Cette  eau  passe  ,  dit  M.  Cuvier ,  dans  les  narines  au  moyen  d'une 
disposition  particulière  des  voies  du  palais,  et  s'anaasse  dans  un  sac 
placé  à  rorifice  extérieur  de  la  cavité  du  nez ,  d'où  elle  est  chassée 
■  avec  -violence  par  la  compression  de  muscles  pxiissans ,  au  travers 
d'uue  ouvcrliue  fort  étroite  percée  au-dessus  de  la  tête.  » 


DES   AM.MAUX  APOCRYPHES.  285 

trouvait  le  père  Labat ,  et  qui  avait  quatre  pieds  de  long. 
«  Nous  l'atlaclKimes,  dit  le  père  Labat,  au  màt  du  vais- 
seau après  l'avoir  assommé  pour  voir  quelle  figure  il  au- 
rait le  lendemain.  Nous  connûmes  combien  notre  bon- 
heur avait  été  grand  de  n'avoir  point  touché  à  ce  pois- 
son qui  sans  doute  nous  aurait  tous  empoisonnés  ;  car 
nous  trouvâmes  le  matin  qu'il  s'était  entièrement  dissous 
en  une  eau  verdàtre  et  puante  qui  avait  coulé  sur  le  pont 
sans  qu'il  restât  presque  autre  chose  que  la  peau  ,  quoi- 
qu'il nous  eût  paru  le  soir  très-ferme  et  fort  bon.  Nous 
conclûmes,  ou  que  ce  poisson  était  empoisonné  par  ac- 
cident, ou  que  de  sa  nature  il  n'était  qu'un  composé  de 
venin.  Je  crois  que  c'était  quelque  vipère  marine.  J'en 
ai  parlé  à  plusieurs  pêcheurs  et  bonnes  gens  de  mer  sans 
avoir  jamais  pu  être  bien  éclairci  de  ce  que  je  voulais  sa- 
voir touchant  ce  poisson  (1).  » 

Toutes  les  relations  qui  parlent  du  grand  serpent  de 
mer  s'accordent  à  dire  que  la  moindre  bouffée  de  Aent 
oblige  immédiatement  cet  animal  à  plonger  au  fond  de 
la  mer  5  on  conçoit  avec  quelle  force  un  grain  frapperait, 
sur  un  corps  d'une  taille  si  haute  et  comparativement  si 
frêle.  On  en  cite  quelques-uns  qui  ont  fait  naufrage  et 
péri  dans  les  rochers ,  un  entre  autres  à  Amunds-Vaagen 
dans  le  Norfiord,  où  sa  carcasse  putréfiée  empoisonna  l'air 
pendant  plusieurs  mois.  Selon  Ponloppidan ,  la  même 
chose  arriva  dans  l'ile  de  Karmen.  Le  serpent  de  mer  est 
doué  d'un  odorat  très-subtil  et  très-susceptible  :  on  a  ob- 
servé qu'il  redoutait  l'odeur  du  musc.  C'est  pourquoi  les 
pécheurs  norwégiens  ne  se  mettent  en  mer  pendant  les 
mois  calmes  et  chauds  de  l'été  que  pourvus  de  ce  parfum 

(1)  Nouveaux  Foyages  aux  Ues  françaises  de  l'Amérique ,  tom.  V 
chap,  XIV,  pag.  335. 


286  HISTOIRE  NATURELLE 

dont  ils  arrosent  leurs  barques  lorsque  quelque  signe  par- 
ticulier semble  indiquer  l'approche  du  monstre.  Debos 
nous  apprend  que  les  marins  des  iles  Feroë  se  défendent 
par  le  même  préservatif  des  attaques  d'une  espèce  de  ba- 
leine (  trodwhale  )  qui  a  aussi  en  aversion  la  sciure  du 
bois  de  genévrier. 

L'évéque  de  Bergen  dit  avoir  appris  des  matelots  des 
mers  septentrionales  que  le  grand  serpent  de  mer  se  jette 
quelquefois  en  travers  d'un  navire,  de  manière  à  le  faire 
sombrer  par  son  poids.  Le  savant  prélat  raconte  aussi 
comment  ce  formidable  reptile  se  dresse  tout-à-coup  sur 
un  navire  et  y  choisit  sa  proie  parmi  les  marins  ou  les  pas- 
sagers 5  mais  il  n'aflirme  pas  ce  fait,  car  il  doute  que  le 
serpent  de  mer  soit  un  poisson  de  proie.  Cependant,  quoi- 
que l'évéque  n'y  ait  pas  songé,  ce  pourrait  bien  être  au 
serpent  de  mer  que  fait  allusion  le  prophète  Amos 
(  chapitre  ix  ,  verset  3  )  ,  lorsqu'il  dit  :  Si  absconditi 
fuerint  in  vertice  Canneli ,  indè  scrutans  auferain  eos  : 
et  si  celai^erint  se  ab  oculis  meis  in  profimdo  maris ,  ibi 
rnandabo  serpenti  el  mordebit  eos.  «  S'ils  se  cachent  sur 
le  sommet  du  Garmel,  j'irai  les  y  chercher  et  les  en  chas- 
serai ,  et  s'ils  voulaient  se  dérober  à  ma  vue  dans  le  fond 
de  la  mer ,  j'y  enverrai  le  serpent  qui  les  mordra.  » 

La  marche  du  serpent  de  mer  est  très-rapide ,  les  poè- 
tes norwégiens  la  comparent  au  vol  d'une  flèche.  Lors- 
que les  pêcheurs  l'aperçoivent,  ils  rament  en  général  dans 
la  direction  du  soleil  ,  le  monstre  ne  pouvant  les  voir 
lorsque  sa  tête  est  tournée  vers  cet  astre.  On  dit  qu'il  se 
jette  quelquefois  en  cercle  autour  d'une  barque ,  et  que 
l'équipage  se  trouve  ainsi  enveloppé  de  tous  cotés.  L'ex- 
périence a  appris  aux  marins  surpris  par  son  apparition 
à  ne  pas  se  diriger  vers  les  vides  que  laissent  sur  l'eau 
l'alternative  de  ses  plis  et  replis ,  de  peur  qu'il  ne  se  re- 


bliS  ANIMAUX  APOCRYPHES.  287 

dresse  et  ne  fasse  renverser  le  bateau.  Il  est  plus  sûr  de 
gouverner  droit  sur  la  tète  ,  car  il  est  probable  que  l'ani- 
mal plonge  et  disparait ,  surtout  si  on  a  pu  répandre  sur 
le  pont  de  l'essence  de  musc.  C  est  ainsi  que  font  les  ba- 
teaux qui  ne  peuvent  l'éviter  ;  mais  ceux  qui  le  décou- 
vrent à  distance,  se  hâtent  de  faire  force  de  rames  vers  le 
rivage  ou  du  côté  de  quelque  crique  inaccessible  à  ce  for- 
midable ennemi.  Voici  quelques  relations  qui  semblent 
fournir  des  preuves  positives  de  l'existence  encore  con- 
testée du  serpent  de  mer.  La  première  est  une  lettre  du 
capitaine  Laurent  de  Ferry  de  Bergen. 

A  la  fin  du  mois  d'août  1746,  je  revenais  d'un  voyage  à 
Trundliin,  par  un  tems  calme  et  cbaud.  J'avais  rintetitlon  de 
relâcher  à  Molde  ,  lorsqu'à  trois  lieues  de  ce  port ,  mi  moment 
où  j'étais  à  lire  je  ne  sais  plus  quel  volume  ,  j'entendis  comme 
murmurer  les  huit  hommes  qui  tenaient  les  rames  ,  et  j'ob- 
servai que  celui  qui  était  au  gouvernail  s'écartait  de  la  terre. 
A  ma  question ,  il  fut  répondu  qu'on  apercevait  un  serpent 
de  mer  devant  nous.  J'ordonnai  alors  au  pilote  de  se  diriger 
de  nouveau  sur  la  côte  et  d'approcher  cette  créature  singu- 
lière, dont  j'avais  oui  faire  tant  de  contes.  Blalgré  leurs  vives 
alarmes ,  nos  matelots  furent  forcés  d'obéir.  Mais  en  peu  de 
tems  le  serpent  de  mer  nagea  dans  la  même  direction  que 
nous  ,  et  malgré  tous  nos  efforts  ,  il  nous  eut  bientôt  dépas- 
sés ;  je  pris  mon  fusil,  qui  était  chargé,  et  tirai  sur  lui.  Il 
plongea  presque  au  même  instant ,  ne  reparut  plus ,  et  nous 
vîmes  que  je  l'avais  atteint  de  quelques  plombs ,  car  l'eau 
resta  rougeâtre  pendant  une  ou  deux  minutes  à  l'endroit  où 
le  serpent  avait  plongé.  Sa  tète  ,  qui  s'élevait  à  plus  de  deux 
pieds  au-dessus  des  vagues  les  plus  hautes ,  ressemblait  à  celle 
d'un  cheval.  Il  était  de  couleur  grise ,  avec  la  bouche  très- 
brune  ,  les  yeux  noirs ,  et  une  longue  crinière  qui  flottait  sur 
son  cou.  Outre  la  tête  de  ce  reptile  ,  nous  pûmes  distinguer 
sept  à  huit  de  ses  replis  qui  étaient  très-gros  et  renaissaient  à 


288  niSTOIRE  NATURELLE 

une  toise  l'un  de  Tauti'e.  Ayant  raconté  cette  aventure  devant 
une  personne  qui  en  désira  la  relation  authentique ,  je  la  ré- 
digeai et  la  lui  remis  avec  les  signatures  des  deux  matelots, 
témoins  oculaires ,  Nicolas  Peverson  Kopper  et  Nicolas  JNi- 
colson  Angleweven  ,  qui  sont  prêts  à  attester  sous  serment  la 
description  que  j'en  ai  faite. 

L.  DE  Ferry. 
Bergen,  21  févi-ier  1751. 

Mais  il  nous  semble  nécessaire  de  citer  une  relation 
plus  récente  :  divers  journaux  d'Ecosse  et  d'Angleterre 
ont  publié  ,  il  y  a  neuf  ans  ,  la  lettre  suivante  ,  adressée 
par  le  révérend  M.  Maclean  des  îles  Hébrides  au  secré- 
taire de  la  société  wernérienne  d'histoire  naturelle. 

J'ai  reçu,  monsieur,  votre  lettre  du  1"""  du  courant,  et  j'y 
aurais  répondu  plus  tôt  si  je  n'avais  tenu  à  multiplier  les  ren- 
seignemens  relatifs  à  l'animal  dont  vous  me  demandez  la  des- 
cription. Si  ma  mémoire  est  fidèle ,  je  l'aperçus  en  juin  1808, 
non  svu-  la  côte  d'Eigg,  mais  sur  celle  de  Coll.  Je  me  prome- 
nais dans  un  bateau,  lorsque  je  remarquai,  à  un  demi-mille 
de  distance  ,  un  objet  qui  excita  peu  à  peu  ma  surprise.  A 
première  vue,  il  m'avait  paru  comme  un  petit  rocher.  Sachant 
qu'il  n'y  avait  pas  de  rocher  dans  cette  situation ,  je  l'exami- 
nai attentivement.  Je  vis  alors  qu'il  s'élevait  considérablement 
au-dessus  du  niveau  de  la  mer  ;  et  après  un  lent  mouvement, 
je  distinguai  un  de  ses  yeux.  Alarmé  de  l'aspect  extraordinaire 
et  de  la  taille  énorme  de  cet  animal ,  je  dirigeais  le  gouvernail 
de  ma  barque  de  manière  à  ne  pas  trop  m'éloigner  du  rivage , 
lorsque  tout-à-coup  nous  vîmes  le  monstre  plonger  de  notre 
côté.  Persuadés  qu'il  nous  poursuivait ,  nous  fîmes  force  de 
rames.  Juste  au  moment  où  nous  venions  de  nous  élancer  sur 
un  rocher,  où  nous  montâmes  le  plus  haut  que  nous  pûmes , 
nous  le  vîmes  se  glisser  rapidement  à  flem*  d'eau  vers  notre 
proue.  A  quelques  toises  de  la  bai'que ,  trouvant  l'eau  peu 
profonde  ,  il  redressa  son  horrible  tête ,  et  faisant  un  détour, 


DES  ANIMAUX  APOCRYPHES.  289 

il  parut  évidemment  embarrassé  pour  se  dégager  de  la  crique. 
jNous  l'aperçûmes  encore  pendant  l'espace  d'un  demi-mille. 
Sa  tète  était  grosse  et  d'une  forme  ovale ,  portée  sur  im  cou 
plus  effilé  que  le  reste  du  corps.  Ses  épaules,  si  je  puis  les  ap- 
peler ainsi ,  n'avaient  aucune  nageoire ,  et  le  corps  allait  en 
s'amincissant  jusqu'à  la  queue  ,  dont  il  était  difficile  de  bien 
voir  la  forme  ,  parce  qu'il  la  tenait  continuellement  basse.  Il 
pai-aissait  se  mouvoir  par  ondulations  progressives  du  haut  en 
bas.  Sa  longueur  pouvait  être  de  soixante-dix  à  quatre-vingts 
pieds.  II  s'avançait  ou  s'éloignait  plus  lentement  chaque  fois 
que  sa  tète  était  hors  de  l'eau  ;  et  lorsqu'il  la  redressait  au- 
dessus  de  la  mer,  il  semblait  évidemment  chercher  à  distin- 
guer les  objets  lointains. 

A  la  même  époque  où  je  vis  ce  serpent  marin  ,  il  fut  aperçu 
dans  les  parages  de  File  de  Canna.  Les  équipages  de  treize  ba- 
teaux de  pèche  éprouvèrent  une  telle  peur  de  son  apparition  , 
que ,  d'un  commim  accord ,  ils  se  réfugièrent  tous  dans  la  cri- 
que la  plus  proche.  Entre  Rum  et  Canna  ,  une  barque  le  vit 
venir  sur  elle,  la  tête  hors  de  l'eau.  Un  des  hommes  de  cette 
barque  déclara  que  sa  tète  était  aussi  grosse  qu'im  petit  ba- 
teau et  ses  yeux  larges  comme  ime  assiette.  Du  reste,  je  n'ai 
pu  obtenir  d'aucun  de  ceux  cjui  l'ont  rencontré  aucune  parti- 
culai'ité  plus  intéressante  que  celle  de  ma  propre  relation. 

Donald  Maclean.  j 

Quelques  mois  après  l'apparilion  de  cet  animal  en  vue 
des  îles  de  Coll  et  de  Canna ,  le  corps  monstrueux  d'un 
serpent  mort  échoua  sur  la  plage  de  Stronsa ,  une  des  îles 
Orcades.  Il  avait  cinquante-cinq  pieds  de  longueur  et 
environ  dix  pieds  de  circonférence  ;  une  sorte  de  crinière 
hérissée  s'étendait  depuis  le  renflement  qui  succédait  au 
cou  jusqu'à  trois  pieds  environ  de  la  queue.  Ces  soies  , 
lorsqu'elles  étaient  humides,  devenaient  lumineuses  dans 
robscurité.  Il  était  pourvu  de  nageoires  qui  mesuraient 
quatre  pieds  et  demi  de  longueur ,  et  ne  ressemblaient 
XV.  19 


290  HISTOIRE  NATURELLE 

pas  mal  aux  ailes  déplumées  d'une  oie.  On  remarquera 
cette  analogie  avec  le  grand  serpent  marin  de  Paul  Égède. 
Ce  monstre,  vu  et  examiné  par  un  grand  nombre  de  per- 
sonnes, a  été  décrit  dans  des  rapports  constatés  par- 
devant  les  juges  de  paix  du  pays  et  des  savans  tels  que  le 
docteur  Barclay.  Sir  Everard  Home  voulut  le  classer 
narrai  les  poissons  de  l'espèce  du  squalus  maximus ,  mais 
cette  opinion  n'a  pas  été  admise  par  les  naturalistes  de 
l'Ecosse.  Enfin  une  des  dernières  apparitions  du  grand 
serpent  marin  eut  lieu  il  y  a  à  peine  dix  ans  en  vue  des 
côtes  d'Amérique.  Un  comité  fut  désigné  par  la  Société 
Linnéenne  des  États-Unis  pour  faire  un  rapport  sur  cet 
étrange  animal  -,  nous  allons  en  analyser  les  principales 
observations. 

Ce  fut  au  mois  d'août  1817  qu'on  annonça  qu'un  ani- 
mal prodigieux  avait  été  signalé  plusieurs  fois  dans  la 
baie  de  Glocester,  au  cap  Anne,  à  environ  trente  milles  de 
Boston.  L'aspect  général  de  son  corps  ressemblait,  disait- 
on,  à  celui  d'un  serpent;  il  se  mouvait  dans  l'eau  avec 
une  étonnante  rapidité ,  n'était  visible  que  par  un  tems 
calme  ,  avec  un  beau  soleil ,  et  flottait  sur  la  mer  à  peu 
près  comme  une  série  de  bouées  ou  de  tonneaux  ,  se  sac- 
cadant de  distance  en  distance.  Le  lecteur  n'aura  pas  de 
peine  à  saisir  la  coïncidence  frappante  de  cette  description 
."■énérale  avec  les  relations  norvégiennes. 

11  est  curieux  de  rapproclier  aussi  quelques-unes  des 
dépositions,  parce  qu'elles  s'accordent  toutes  sur  l'énorme 
taille  de  V animal  prodigieux  et  sa  forme  de  serpent, 
quoiqu'elles  varient  un  peu  quant  à  certains  détails.  La 
première  de  ces  dépositions  est  celle  d'un  individu  qui  vit 
le  serpent  marin  pendant  une  demi-heure  à  une  distance 
de  250  à  280  toises.  A  cette  distance  le  témoin  ne  pou- 
vait saisir  tout  l'ensemble  de  son  corps  dans  l'horizon  de 


DES-ANIMALX  APOCRYPHES.  291 

sa  lunette.  Il  voyait  huit  différentes  fractions  qu'il  con- 
sidéra comme  causées  par  le  mouyement  vertical  du  ser- 
pent. Le  second  témoin  dépose  que  le  10  août  il  observa 
un  étrange  animal  marin  qu'il  crut  être  un  serpent;  le 
reptile  glissait  au  travers  de  l'eau  avec  une  grande  vitesse, 
fdant  un  mille  toutes  les  deux  ou  trois  minutes;  cepen- 
dant on  put  l'examiner  pendant  une  heure  et  demie.  Il 
l'observa  encore  le  23.  Le  serpent,  d'une  couleur  brun 
foncé,  était  alors  parfaitement  tranquille,  étendu  sur  l'eau 
et  montrant  50  pieds  de  son  corps.  Le  troisième  témoin 
le  vit  au  même  endroit  et  estima  qu'il  pouvait  avoir  90  à 
100  pieds  de  long  avec  une  tête  semblable  à  celle  d'un 
serpent  à  sonnettes,  mais  aussi  grosse  que  celle  d'un  cheval. 
Quand  le  serpent,  se  mouvait  à  la  surface  de  la  mer, 
c'était  lentement;  tantôt  il  décrivait  des  cercles,  tantôt  il 
nageait  en  ligne  droite.  Le  quatrième  témoin  l'aperçut  le 
14  août  ;  en  le  regardant  à  travers  sa  lunette,  il  lui  vit 
ouvrir  la  gueule  qui  ressemblait  à  celle  d'un  serpent  ter- 
restre. Les  cinquième  et  sixième  témoins  le  virent  aussi  le 
même  jour  et  celui-ci  à  une  distance  de  trente  pieds.  Il 
lui  tira  un  coup  de  fusil ,  et  dit  qu'il  croyait  l'avoir  at- 
teint ;  mais  le  monstre  ne  parut  pas  être  intimidé  ;  il  se 
retourna  sur  lui-même ,  comme  s'il  eût  voulu  s'élancer 
sur  son  agresseur,  puis  il  plongea,  et  passant  directement 
sous  la  barque ,  il  alla  se  montrer  de  nouveau  à  cent 
toises  de  l'endroit  où  il  avait  disparu.  Le  septième  témoin 
l'observa  le  27  étendu  sur  l'eau  ayant  sa  tête  élevée  d'un 
pied  au-dessus  de  la  surface.  Il  resta  ainsi  tranquille  pen- 
dant quelque  teras  ,  puis  il  partit  tout-à-coup  avec  une 
grande  vélocité.  Le  huitième  témoin  le  vit  le  27  au  soir. 
Il  s'approcha  du  reptile  à  deux  longueurs  de  rame,  mais 
le  jour  lui  manquait  pour  qu'il  pût  le  bien  voir  et  le  dé- 
crire. Il  lui  parut  long  au  moins  de  50  pieds.  Le  neuvième 


292        histoihe  naturelle  des  animaux  apocrvi-hes. 

témoin  qui  le  vit  le  lendemain  se  trouvait  en  pleine  mer 
lorsque  le  serpent  sortit  d'une  espèce  de  caverne  du  ri- 
vage ,  et  vint  ensuite  passer  sous  la  quille  du  bâtiment  5 
il  se  retourna  sur  lui-même  et  repassa  près  de  la  proue. 
On  lui  tira  un  coup  de  fusil ,  et  on  conjectura  que  le 
plomb  l'avait  atteint,  car  il  se  tint  à  l'écart.  Il  paraissait 
avoir  70  pieds  de  long  ;  sa  tète  et  sa  queue  se  rappro- 
chaient quelquefois  de  manière  à  décrire  une  courbe , 
puis  se  séparaient  et  s'agitaient  dans  une  direction  con- 
traire, etc.  Le  bruit  de  cette  apparition,  la  publicité 
donnée  à  l'enquête  et  aux  rapports  qui  en  furent  la  suite, 
réveillèrent  les  souvenirs  de  plusieurs  personnes  qui  at- 
testèrent avoir  vu  un  monstre  semblable  quelques  années 
auparavant  :  Elkannah  Finey  de  Plymouth  assura  avoir 
vu  un  serpent  marin  à  Warren's-Cove  en  1815  5  et  le 
révérend  M.  Abraham  Gummings  déclara  qu'un  serpent 
marin  s'était  fréquemment  montré  pendant  trente  ans 
dans  la  baie  de  Penobscot ,  etc. 

Maintenant  s'il  s'agissait  de  tirer  une  conclusion  rai- 
sonnée  de  tous  ces  rapports  ,  nous  ferions  remarquer  qu'il 
serait  bien  singulier  que  les  pêcheurs  norwégiens  et  les 
pêcheurs  américains  eussent  revêtu  de  la  même  forme  un 
monstre  imaginaire  -,  quant  à  ceux  qui  douteraient  encore 
de  l'existence  du  kraken  ou  de  celle  du  serpent  marin , 
nous  leur  dirons  avec  Shakspeare  :  «  Crois-moi,  Horatio  , 
il  y  a  dans  le  ciel  et  sur  la  terre  un  plus  grand  nombre 
de  choses  que  n'en  peut  inventer  toute  notre  science 
philosophique.  « 

(^ReLrospecùve  Review.) 


,|o.îf  (^rature. 


DERNIERS  ÎMOMENS  DE  ]\I"  FELICIA  HEMANS, 

SA     VIE     ET     SES     OUVRAGES    (1). 


L'Angleterre  vient  de  perdre  sa  femme  poète  par  ex- 
cellence, celle  dont  toutes  les  revues  à  la  mode  se  dispu- 
taient les  fragmens,  Félicia  ïïenians  ,  génie  tendre  et 
délicat  dont  l'inspiration  douce  plane  encore  aujourd'hui 
sur  toute  la  poésie  de  l'Amérique  septentrionale.  Elle 
était  restée  pure  de  toutes  les  influences  qui  depuis  vingt 
ans  corrompent  la  poésie  anglaise,  elle  n'avait  ni  respiré 
l'atmosphère  des  salons  comme  miss  Norlhon  et  miss 
Landon,  ni  choisi,  comme  Marie  Howilt,  les  doctrines 
du  quakerisme.  Elle  s'était  maintenue  dans  une  sphère 
idéale  :  les  affections,  et  surtout  les  affections  tendres  et 
féminines,  avaient  pour  ainsi  dire  envahi  sa  poésie.  Sa 
modeste  résidence  à  Wavertree,  près  deLiverpool,  était 
un  but  de  pèlerinage  pour  tous  ceux  dont  le  cœur  est  en- 
core sensible  aux  accens  de  la  muse.  Elle  avait  trouvé 
peu  de  pro lecteurs  et  peu  d'amis  dans  cette  grande  ville 
commerciale  dont  les  clubs  littéraires  étaient  placés  sous 
la  dépendance  un  peu  pédantesque  de  Currie  et  de  Ros- 

(1)  Nous  avons  déjà  publié  dans  notre  galerie  des  Puissances  intel- 
lectuelles de  notre  âge  une  notice  sur  cette  femme  célèbre ,  qui  vient 
de  mourir  récemment  à  Diiblin.  Voyez  la  60'  livi-aisou  de  la  1"  série. 


294  FÉLICIA  HEMANS  , 

coe.  Cette  femme ,  naïvement  enthousiaste ,  avait  peu  de 
succès  auprès  d'eux  :  et  quant  aux  gros  négocians  de  la 
cité  marchande,  à  peine  dissimulaient-ils  le  mépris  que 
leur  inspirait  la  femme-poète. 

Les  Américains ,  dont  la  poésie,  comme  je  l'ai  dit  plus 
haut ,  s'est  modelée  sur  le  type  de  M"  Hemans ,  af- 
fluaient chez  elle  :  et  ils  étaient  assez  étonnés  de  ne 
trouver  qu'une  petite  maison  d'apparence  assez  vul- 
gaire, divisée  en  chambres  très  -  étroites  ,  très-obscures 
et  très-mal  meublées  :  dans  cette  maison  résidait  la  femme- 
poète,  ni  jeune  ni  vieille,  ni  grande  ni  petite  ,  ni  laide 
ni  jolie-  simple  ,  réservée,  modeste  dans  son  maintien, 
et  remarquable  seulement  par  la  beauté  de  sa  chevelure, 
dont  la  nuance  brune  se  mêlait  de  cette  teinte  noisette 
(auburn)  si  estimée  en  Angleterre.  Les  dames  s'en  allaient 
en  disant  que  c'était  une  personne  assez  commune ,  et  ne 
manquaient  pas  de  se  moquer  du  désordre  qui  régnait 
dans  sa  chambre,  et  du  grand  voile  noir  qu'elle  avait  cou- 
tume de  jeter  sur  sa  tête.  Les  dames  de  Liverpool ,  mé- 
disantes comme  des  provinciales ,  n'ont  jamais  pu  lui 
pardonner  ce  voile  noir ,  dont  elle  riait  elle-même.  Ce- 
pendant elles  l'assiégeaient  de  requêtes  et  de  flatteries 
dont  l'exagération  ridicule  l'amusait  beaucoup.  Pres- 
que toujours  la  dame  visiteuse  était  accompagnée  d'un 
énorme  album  sur  lequel  il  fallait ,  de  gré  ou  de  force, 
inscrire  quelque  nouvelle  élucubration.  «Ouest  le  tems, 
m'écrivait-elle,  où  j'étais  petite  fille  et  grimpais  sur  les  ar- 
bres au  moyen  d'une  échelle  !  alors  je  n'étais  pas  alhiimisée 
jusqu'à  la  mort!  Maintenant  toutes  mes  journées  sont  dé- 
vorées par  les  albums  ,  et  j'avais  hier  grande  envie  d'ins- 
crire sur  un  de  ces  registres  funestes  un  analhème  en  vers 
contre  leur  inventeur.  Toutes  les  caricatures  vivantes  de 
l'Europe  et  de  l'Amérique  me  font  l'honneur  de  venir  me 


SA  VIE  ET  SliS  OUVRAGES.  295 

voir  un  album  à  la  main. —  «  Madame  (me  disait  l'autre 
jour  une  petite  dame  américaine  après  m'avoir  beaucoup 
parlé  de  ma  gloire),  vous  me  permettrez  de  vous  présen- 
ter un  gentilliomme  de  mon  pays,  que  je  vous  donne  pour 
un  homme  sûr ,  un  parfait  bâton  d'amitié.  »  —  Un  peu 
surprise  de  cette  expression  biblique  ,  je  consentis  à  voir 
le  bdlon  d'aviiliê,  et  je  le  trouvai  si  long,  si  frêle  ,  si 
mince,  que  le  mot  me  sembla  exlraordinaircment  juste. 
Une  autre  fois  j'allais  visiter  en  Ecosse  les  ruines  poéti- 
ques de  l'abbaye  de  Melrose  :  je  m'étais  assise  sur  une  des 
dernières  pierres  qui  couronnent  ces  vénérables  débris  , 
et  la  lune  ,  qui  se  levait  lentement,  éclairait  cette  admi- 
rable scène  qui  réveillait  en  moi  mille  souvenirs  du  passé. 
J'étais  fort  tranquille,  et  dans  cet  état  de  concentration 
solennelle  qui  accompagne  toutes  les  grandes  impressions , 
lorsque  des  pas  un  peu  lourds  se  firent  entendre  et  se  rap- 
prochèrent de  moi  en  montant  un  escalier  à  vis  renfermé 
dans  la  tourelle  ;  tout-à-coup  sortit  à  mes  yeux  ,  d'une 
espèce  de  trou  ou  de  chausse-trappe  qui  conduisait  à  la 
plate-forme,  une  tète  grisonnante,  longue  ,  triste  et  hum- 
ble ,  suivie  d'un  corps  dégingandé  ,  que  supportait  une 
jambe  de  bois.  C'était  le  maître  d'école  du  village,  qui, 
amateur  des  belles-lettres  et  des  beaux-arts  ,  avait  appris 
que  je  visitais  Melrose,  et  qui  m'adressa  les  paroles  sui- 
vantes, après  avoir  toussé  :  —  «  Madame!  heureux  , 
mille  fois  heureux,  je  m'estime  moi-même ,  puisque  Dieu 
me  permet  de  ressentir  l'inspiration  de  votre  poétique 
présence ,  dans  un  moment  et  dans  un  Heu  tels  que  ceux- 
ci  !  »  —  J'eus  grand'pelne  à  ne  pas  partir  d'un  éclat  de 
rire  ,  et  toutes  mes  idées  solennelles,  majestueuses  et  mé- 
lancoliques s'envolèrent  à  la  fois.  Voyez  un  peu  quelle 
contrariété  c'est  pour  une  femme-poète  d'être  forcée  de 
rire  dans  une  circonstance  pareille  ,  au  milieu  des  ruines 


296  FÉLICIA  HEMANS  , 

et  SOUS  le  clair  de  lune  !  Je  descendis  gaîment  avec  le 
bonhomme,  qui  me  prodigua  les  fleurs  de  sa  rhétorique 
jusqu'au  moment  où  nous  nous  séparâmes.  » 

Cette  raillerie  douce  et  fine ,  cet  esprit  d'observation 
sans  causticité  caractérisent  bien  le  talent  de  Félicia  He- 
mans ,  et  font  connaître  cette  ame  excellente  ,  si  digne 
d'amour  et  d'estime.  Peu  d'orages  intérieurs  troublèrent 
sa  vie,  qui  cependant  ne  fut  pas  heureuse  ;  le  vrai  mal- 
heur, le  malheur  le  plus  profond  jaillit  du  cœur  même, 
émane  des  profondeurs  de  notre  organisation  5  c'est  là  que 
se  trouvent  les  tempêtes  et  les  foudres  -,  c'est  là  que  se 
préparent  nos  tortures  les  plus  cruelles,  nos  plus  doulou- 
reux supplices.  Plus  rêveuse  que  passionnée,  d'un  génie 
plus  tendre  que  tragique  ;  femme  timide  et  amoureuse  de 
la  solitude;  elle  n'a  pas  brigué  la  gloire.  La  gloire  est  ve- 
nue la  chercher.  Ses  inspirations  ne  sont  peut-être  pas 
très  -  ardentes  ,  mais  du  moins  elles  sont  naïves.  On  re- 
connaît ,  à  toutes  les  pages ,  le  cœur  d'une  femme  qui  ne 
s'est  point  laissé  dominer  et  dévorer  par  le  souffle  fatal 
des  émotions  violentes,  mais  qui  a  réglé  sa  conduite,  im- 
posé silence  à  ses  passions ,  bercé  son  ame  dans  une  douce 
et  consolante  rêverie ,  et  nourri  son  intelligence  de  lec- 
tures variées  et  bien  comprises.  Les  grâces  artificielles 
des  salons,  les  fausses  et  mensongères  beautés  de  la  poésie 
à  la  mode  ne  l'ont  jamais  séduite  :  elle  n'a  pas  orné  sa 
muse  de  paillettes  brillantes  5  elle  a  toujours  écouté  la 
voix  intime  de  sa  pensée  et  de  ses  émotions  pures. 

Sa  mère  était  allemande ,  comme  l'indique  le  nom  de 
sa  famille  maternelle  (  TFagner)  ;  et  l'on  peut  aisément 
reconnaître  dans  son  génie  la  trace  de  l'inspiration  ger- 
manique :  son  père  élait  irlandais.  Félicia  Dorothea 
Browne  naquit  à  Liverpool  en  1786  5  la  maison  habitée 
par  sa  famille  se  faisait  remarquer  au  milieu  des  construc- 


SA  VIE  ET    SES  OUVRAGES.  297 

lions  modernes  par  la  singularilé  de  ses  ornemcns  et  l'an- 
tique bizarrerie  des  sculptures  gothiques  qui  l'ornaient. 
Elle  était  fort  jeune  lorsque  son  père  alla  établir  sa  rési- 
dence dans  le  voisinage  de  Saint -Asaph,  dans  le  comté 
de  Galles  ;  peu  de  tems  après ,  elle  se  maria.  Elle  avait  à 
peine  dix-neuf  ans.  Son  mari  l'abandonna  après  six  ans 
de  mariage  ;  elle  lui  avait  donné  cinq  enfans.  Cette  cala- 
mité ,  la  plus  grande  de  toutes  celles  qui  pussent  accabler 
une  femme ,  la  condamnait  à  la  fois  à  l'isolement  et  à  la 
misère;  elle  ne  succomba  point  à  un  coup  si  terrible  5  sa 
mère  et  elle  habitèrent  le  même  logement  :  après  la  mort 
de  cette  dernière  ,  elle  choisit  pour  lieu  de  sa  retraite 
Wavertree,  près  de  Liverpool. 

Dès  l'âge  de  treize  ans  elle  avait  composé  des  vers;  l'é- 
vêque  Héber,  lord  Byron  ,  Shellev  (qui  dans  plusieurs 
épitres  essaya  de  la  convertir  à  son  panthéisme  favori)  , 
encouragèrent  ses  essais.  Quand  les  circonstances  que 
nous  venons  d'indiquer,  et  sur  lesquelles  nous  donnerons 
peu  de  détails  par  égard  pour  des  personnes  vivantes,  la 
contraignirent  à  chercher  une  ressource  pécuniaire  dans 
la  poésie  ,  qui  n'avait  été  pour  elle  qu'un  délassement  et 
une  distraction ,  plusieurs  éditeurs  de  Magasins  et  de 
Revues  lui  ouvrirent  leurs  colonnes  et  s'empressèrent 
de  contribuer  au  rétablissement  de  sa  fortune  et  à  l'a- 
grandissement de  sa  réputation.  C'est  un  fait  digne  de 
remarque,  que  l'Angleterre  ,  la  patrie  de  la  politique  et 
du  commerce,  le  pays  des  affaires,  n'a  jamais  pu  se  pas- 
ser de  poésie.  Un  économiste  politique  fort  distingué  avait 
raison  de  faire  observer  récemment ,  dans  son  Traité  des 
rapports  qui  existent  entre  les  Arts  et  la  production  des 
richesses  chez  les  différen s  peuples  ,  que  pas  un  ouvrage 
périodique  anglais  ne  prétend  à  la  popularité  sans  s'oc- 
cuper spécialement  de  poésie,  soit  en  mettant  à  contri- 


298  FÉLICIA  HEMANS, 

bution  les  grands  poêles  contemporains ,  soit  en  consa- 
crant à  leurs  œuvres  des  jugemens  critiques  beaucoup 
plus  détaillés  que  ceux  qui  leur  sont  consacrés  par  les 
journaux  de  France  et  d'Allemagne.  Preuve  irrécusable 
du  penchant  poétique  dont  la  nation  anglaise  n'a  jamais 
abjuré  le  pouvoir.  En  effet ,  depuis  que  les  races  nor- 
mande ,  saxonne ,  celtique,  danoise,  se  sont  confondues  , 
depuis  que  cette  fusion  si  difficilement  obtenue  et  ache- 
tée au  prix  de  tant  de  sang  a  constitué  la  masse  anglaise 
proprement  dite,  l'idiome  de  la  poésie  anglaise  a  toujours 
formé  un  dialecte  séparé  j  il  y  a  toujours  eu  une  langue  à 
part ,  une  sphère  réservée  aux  poètes  -,  et  notez  bien  que 
cet  idiome  dont  je  parle  ,  tout  distinct  qu'il  soit  de  la 
phraséologie  et  de  l'idiome  prosaïques  (réservé  à  la  con- 
versation et  aux  discussions  d'afl'aires)  ,  n'en  a  pas  moins 
été  populaire  et  national.  Jamais ,  même  sous  la  plume 
de  Mil  ton  ,  la  poésie  n'a  été  purement  savante  et  érudite. 
La  poésie  s'est  mêlée  aux  mouvemens  populaires  5  dès  l'o- 
rigine de  la  révolte  religieuse ,  Pierce  Pennyless  a  écrit  en 
vers  pleins  d'énergie  les  réclamations  du  peuple;  Shaks- 
peare ,  qui  a  tant  inventé  sous  ce  rapport,  et  qui  s'est 
pour  ainsi  dire  créé  une  langue  toute  shakspearienne ,  n'a 
pas  écrit  pour  les  savans  j  et  de  nos  jours ,  le  poète  le  plus 
puissant  de  pensée  et  de  style  qui  ait  succédé  à  lord  By- 
ron ,  c'est  Ebene/.er  Elliott ,  l'auteur  des  Chants  sur  la 
loi  des  Céréales ,  et  de  tant  d'autres  ouvrages  dictés  par 
les  émotions  populaires. 

Voici  bientôt  huit  ans  que  les  revues  anglaises  s'enri- 
chissent des  fragmens  que  M'*  Hemans  leur  a  confiés. 
Ces  trésors  poétiques  se  trouvent  épars  dans  le  Ma- 
gasin  de  Blackwood ,  dans  le  New  -  Monthly ,  dans  le 
Frazer.  On  trouve  dans  ces  morceaux  de  peu  d'étendue, 
une  grâce,  une  verve  douce  et  facile,  une  profondeur  et 


SA  VIE  ET  SES  OUVRAGES.  299 

une  ingénuité  de  sentimens  qui  justifient  la  renommée 
européenne  de  Félicia  Hemans.  Elle  a  beaucoup  écrit; 
et  peu  de  poètes  ont  produit  un  aussi  petit  nombre  de 
morceaux  ("aibles  par  la  pensée  et  pour  le  style.  Le  public, 
saturé  d'émotions  violentes  ,  acceptait  avec  bonheur  ces 
images  gracieuses  et  naïves  ,  cette  simplicité  cordiale  , 
cette  rêverie  facile  et  harmonieuse  ;  il  y  avait  dans  cette 
nouvelle  poésie  une  fraicheur  et  une  suavité  qui  rafraî- 
chissaient pour  ainsi  dire  les  intelligences  et  les  âmes. 
C'étaient  des  souvenirs  historiques  émanés  des  nombreuses 
lectures  de  M''  Hemans  ;  la  nationalité  allemande  se  fai- 
sait jour  à  travers  la  plupart  de  ces  inspirations  ;    sou- 
vent l'érudition  se  mêlait  aux  émotions  les  plus  vraies.  Les 
Chants  populaires  de  Herder  lui  inspirèrent  ses  Chan- 
sons de  nations  diverses  ÇLajs  of  many  lands  ).  On  re- 
connaît là  cette  volupté  singulière  avec  laquelle  l'imagi- 
nation germanique  aime  à  revêtir  diverses  formes,  à  s'im- 
prégner des  génies  étrangers  ,  à  se  parer  de  leurs  cou- 
leurs, à  leur  emprunter  leur  ame.  Disciple  non  seulement 
de  Herder,  mais  de  Gœthe  ,  de  Burger  et  de  Schiller , 
elle  fut  tour  à  tour  panthéiste  et  hellénique  dans  ses  poè- 
mes de  la  Grèce  moderne  et  du  Sceptique  ,•  castillane 
dans   son  Siège  de   Kalence  ,•   chevaleresque   dans   ses 
Chants  du  Cid;  italienne  dans  son  poème  sur  les  Arts  en 
Italie  :  puritaine  dans  son  Sanctuaire  de  la  forêt.  C'est 
celle  facilité  de  transfiguration  ,  celte  métamorphose  de 
l'ame  poétique,  que  nous  serions  tentés  de  nommer  l'ins- 
piration  germanique   :    c'est  là  l'originalité  de  Félicia 
Hemans  et  son  caractère  propre.  Elle  n'a  rien  d'exclusif  5 
elle  n'est  pas  comme  lord  Byron  ou  Waller  Scott ,  vouée 
soit  aux  pensées  philosophiques  et  profondes ,   soit  aux 
souvenirs  féodaux  et  chevaleresques.  La  même  voix  qui 
vient  de  chanter  l'^p'e  Maria  des  Catholiques .,  chante 


300  FÉLICIA  IIEMAKS, 

V Adieu  du  Protestant  à  son  vieux  manoir.  Ce  petit 
poème  ,  inséré  dans  le  Blackwood,  est  un  des  derniers 
que  31"  Hemans  ait  composé  :  nous  l'insérons  ici. 

l'adieu  du  gentilhommk   protestant. 

Voici  le  cliâteau  de  mes  aïeux  !  Je  me  tiens  debout  sur  le 
seuil  de  la  porte  antique.  Le  murmure  qui  bruit  à  mon 
oreille  est  celui  de  ma  rivière  natale.  Mes  vieilles  forêts  héré- 
ditaires se  couvrent  de  l'ombre  nocturne. 

J'ai  joué  tout  enfant  dans  cette  vallée  que  les  ténèbres  en- 
vironnent. Il  me  semble  que  les  voix  des  anciens  jours  reten- 
tissent dans  le  gémissement  du  vent  qui  siffle  et  s'engouffre 
dans  mes  tourelles. 

Silence  ,  silence ,  ô  mon  cœur  !  ne  te  gonfle  pas  !  Tais-toi  I 
Il  faut  que  je  parte.  Yoici  l'étoile  matinale  qui  brille  à  la 
pointe  grise  du  rocher,  près  de  l'aire  du  vieil  aigle.  C'est  le 
signal  du  départ.  L'heure ,  hélas  !  est  venue. 

L'épée  de  mon  père  est  dans  ma  main.  J'entends  la  voix 
profonde  du  vieillard  :  «  Souviens-toi,  me  dit-il,  de  mes  com- 
pagnons ,  noble  troupe  dont  la  gloire  est  inscrite  sur  ces 
murailles. 

»  Ne  souftVe  pas,  enfant,  qu'xme  taclie  flétrisse  la  foi 
pure  et  sainte  c{ue  je  t'ai  laissée!  Ne  le  souffre  pas!  souftVe 
tout ,  plutôt  que  d'abandonner  la  cause  sacrée  pour  laquelle 
nous  avons  ceint  le  baudrier.  » 

J'obéis.  L'étranger  marchera  sur  mes  gazons  ;  l'étranger 
vendra  les  portraits  de  mes  pères  ;  leurs  armures  se  rouille- 
ront, leiu's  bannières  tomberont  en  poudre.  Je  n'emporte  que 
mon  vieux  nom  ,  mon  nom  sans  tache. 

Je  vais  chercher  asile  dans  les  montagnes  aux  profondes 
vallées,  où  l'on  peut,  libre,  adorer  Dieu;  d'où  la  prière  in- 
dépendante monte  vers  le  ciel;  où  la  pensée  et  la  vérité  jail- 
lissent de  l'ame  sans  contrainte,  comme  le  torrent,  du  roc 
sauvage! 

Adieu,  «J  vons,  arlires  sons  lesquels  s'asseyait  ma  mère! 


SA  VIE  ET  SES  OUVRAGES.  301 

Adieu  ,  loyer  que  mou  père  aimait  I  adieu  ,  mon  viciuv  châ- 
teau ,  }iion  asile  sacré  I  Tombe;  en  ruine  ,  tombe  ,  puisque  le 
puissant  injuste  m'arrache  à  ma  terre  natale  ! 

Péris  ,  mon  vieux  chiîteau.  Que  le  silence  habite  à  jamais 
tes  ruines  1  Que  le  lierre  et  la  mousse  s'emparent  de  mes  salles 
désolées.  Je  vais  dans  les  montagnes  ;  et  je  vais  y  trouver 
Dieu  I 

M"^  Jameson  a  eu  raison  de  dire  que  jamais  homme 
n'aurait  pu  écrire  les  poèmes  de  Félicia  Hemans.  Il  y  a 
quelque  chose  d'essentiellement,  de  profondément  fémi- 
nin dans  toutes  les  pensées ,  dans  toutes  les  sensations  ex- 
primées par  elle  ,  et  même  dans  son  style  ,  à  la  fois  mo- 
deste ,  flexible  et  harmonieux.  Peu  de  poètes  ont  aussi 
bien  compris  la  situation  spéciale  de  la  femme,  son  rang 
dans  la  vie  ,  les  devoirs  qui  lui  sont  imposés  ,  le  bonheur 
et  le  malheur  qui  l'attendent.  «  Savez-vous ,  demande-t- 
elle dans  sa  Piière  du  soir  pour  une  pension  de  jeunes 
JilleSy  savez-vous  quel  est  le  lot  réservé  aux  femmes  ?  elles 
pleurent  des  larmes  silencieuses.  Elles  soutfrent  5  et  leur 
sourire  ne  doit  pas  s'éteindre  pendant  les  heures  de  l'an- 
goisse 5  il  faut  que  leur  affection  sincère,  profonde,  inépui- 
sable, ardente ,  tombe  ,  hélas  !  sur  des  roseaux  brisés,  sur 
de  stériles  terrains.  Leur  vie  se  passe  à  se  créer  des  idoles  , 
à  reconnaître  que  l'idole  est  d'argile,  et  à  pleurer  leur 
culte  évanoui!  »  Cette  sensibilité  féminine  s'est  surtout 
déployée  avec  une  énergie  et  une  grâce  ineffable  dans 
le  recueil  intitulé  :  Chants  des  Ajj'ecdons ,  et  dans  le 
dernier  ouvrage  de  M"  Hemans  ,  intitulé  :  Scènes  et 
Hymnes.  On  peut  reprocher  à  ses  premières  productions 
de  n'être  pas  assez  animées,  assez  vivantes ,  assez  dra- 
matiques. Une  imagination  rêveuse  y  règne  5  une  pensée 
douce,  triste  et  religieuse  berce  mollement  l'esprit  du 
poète.  Mais  la  vie  réelle  lui  échappe  j  on  cherche  en  vain 


'^^^  lÉLIClA  HEMANS  , 

la  trace  des  passions  humaines,  de  leur  bonheur  passa- 
ger ,  de  leurs  tortures  cruelles,  dans  ces  charmantes  et 
douces  rêveries.  Vers  la  fin  de  sa  vie.  M-  Hemans  s'est 
aperçue  de  ce  défaut  ■  elle  s'est  éloignée  par  degrés  de  la 
métaphysique  allemande  pour  se  rapprocher  delà  réalité 
anglaise. 

«  Dans  ma  jeunesse ,  écrivait-elle  à  un  de  ses  amis ,  j'é- 
tais assez  visionnaire ,  comme  il  arrive  souvent  à  ceux 
qui  s'occupent  d'art  et  d'études  avec  passion  5  les  objets 
positifs  ne  m'apparaissaient  que  sous  des  couleurs  vagues 
ou  sous  des  formes  élhérées.  J'ai  enfin  échappé  à  c'^ette 
fièvre  lente  de  l'intelligence ,  dont  on  retrouve  plus 
d'une  trace  dans  mes  ouvrages.  De  grandes  douleurs  , 
de  profondes  affections  ont  imprimé  à  ma  vie  un  cachet 
solennel.  Je  sens  que  j'ai  aujourd'hui  une  tâche  plus  haute 
et  plus  noble  à  remplir;  c'est  là  mon  devoir;  je  ne  com- 
mettrai pas  la  faute  de  m'en  détacher.  Vous  verrez  com- 
ment je  cherche  à  élargir  ma'sphère,  et  vous  médirez 
si  mon  but  est  imaginaire,  si  mon  entreprise  est  trop  au- 
dacieuse ,  et  si  vous  approuvez  mes  espérances.  « 

Walter  Scott,  qui  lui-même  se  fait  remarquer  par  une 
pénétration  bienveillante  et  une  intime  connaissance  de 
l'humanité,  bien  plus  que  par  la  force  et  l'élan  de  la  pas- 
sion, était  devenu  ,  pour  Félicia  Hemans  ,  l'objet  d'une 
vénération  profonde,  d'une  prédilection  marquée.  Voici 
une  lettre  délicieuse,  écrite  par  elle,  et  qui  exprime  bien 
l'harmonie  qui  existait  entre  le  grand  romancier  et  la 
femme-poète  : 

«  Je  ne  puis  écrire  et  parler  que  sur  un  sujet,  un  seul, 
c'est  Waher  Scott.  Nous  venons  de  faire  un  délicieux 
voyage  dans  le  petit  vallon  nommé  le  Falloii  du  Rimeur,^ 
Dieu  sait  dans  quel  état  celle  traversée  m'a  mise!  et  de 
quel  œil  ma  domestique  m'a  vu  rentrer;  vous  savez  ce 


SA  VIE  ET  SES  OUVUAGES.  303 

visage  extraordinaire  et  celte  physionomie  si  comique 
quand  elle  est  lu{;ubre.  Hélas!  j'avais  eu  à  lutter  contre 
tant  de  buissons  de  rosiers  sauvages  que  ma  pauvre  robe 
existait  à  peine  ,  et  les  groseillers  avaient  taché  mes 
gants  ,  et  l'aubépine  des  bois,  calamité  plus  terrible, 
avait  laissé  sur  ma  joue  une  longue  et  sanglante  trace  ! 
Qu'importe ,  j'avais  causé  ,  j'avais  marché  avec  Waller 
Scott;  il  m'avait  récité  ses  admirables  Ballades  Espa- 
gnoles, et  mon  cœur  s'était  ému  comme  le  cœur  d'un 
soldat  au  bruit  de  la  trompette  guerrière.  Oui,  ma  chère, 
je  le  vis  avec  fierté,  il  y  a  sympathie  entre  le  grand  in- 
connu et  votre  modeste  amie;  je  veux  vous  en  donner 
une  preuve  frappante  :  nous  étions  ensemble  dans  les 
bois  voisins  d'Abbotsford  5  un  petit  banc  rustique  se  pré- 
sente et  nous  invite  à  nous  asseoir.  Vous  savez  que  j'ai 
le  caractère  mal  fait-,  au  lieu  d'accepter  cette  invitation, 
me  voilà  qui  m'assieds  tout  à  mon  aise  sur  le  gazon  et  la 
mousse.  «  Il  me  semble,  dit  le  baronnet,  que  vous  feriez 
plus  prudemment  de  vous  asseoir  là,  sur  ce  banc.  —  Je 
n'en  doute  pas  le  moins  du  monde,  sir  Walter  ,  mais  je 
ne  sais  trop  comment  cela  se  fait,  je  ne  puis  m'empécher 
de  préférer  le  gazon.  —  Et  moi  aussi,  dit  le  vieillard  en 
prenant  place  à  côté  de  moi ,  et  moi  aussi.  Il  y  a  là  de- 
dans un  peu  de  taquinerie  et  d'entêtement;  mes  bons 
amis  et  voisins  me  répètent  si  souvent  que  cela  me  don- 
nerait des  rhumatismes.  On  m'avait  souvent  parlé  de 
la  physionomie  de  Walter  Scott,  de  son  peu  de  distinction 
apparente,  voire  même  de  sa  laideur.  J'ai  été  agréable- 
ment surprise  en  le  voyant  ,  et  je  le  trouve  beaucoup 
mieux  que  l'on  ne  dit.  L'expression  dominante  de  sa  fi- 
gure, c'est  une  malice  sans  méchanceté,  mais  pénétrante 
et  mêlée  d'une  bienveillance  qui  charme.  » 

Après  avoir  vécu  dans  ces  termes  de  familiarité  avec 


304  FÉLICIA  HEMANS  , 

le  célèbre  Écossais ,  elle  eut  pour  ami  non  moins  intime 
Wordsworth,  le  poète  de  Winandermere.  Ses  lettres, 
écrites  pendant  sa  résidence  chez  le  philosophe  mystique 
et  le  chef  de  V  École  des  Lacs,  ne  sont  pas  moins  curieuses 
ni  moins  amusantes  que  celle  dont  je  viens  de  citer  un 
fragment.  Il  parait  que  Wordsworth  lui  avait  inspiré  une 
sorte  de  respect  filial  et  non  une  affection  sympathique 
dans  le  genre  de  celle  que  Walter  Scott  lui  avait  ins- 
pirée. 

«  J'aime  beaucoup,  dit-elle,  celte  voix  grave,  sonore, 
solennelle  ,  qui  est  si  complètement  en  harmonie  avec  la 
nature  qui  l'environne.  Il  me  lit  des  fragmens  de  ses  ad- 
mirables sonnets  5  il  m'accompagne  ;  nous  allons  à  che- 
val ensemble ,  nous  nous  promenons  ensemble  dans  les 
bois  et  sur  les  lacs  5  j'aime  sa  vie,  qui  est  d'accord  avec 
ses  talens,  simple  et  pure  ,  noble  et  profonde  comme  ses 
talens.  Je  l'imite  autant  que  je  peux  ,  et  je  dois  convenir 
que  ma  manière  d'exister  est  naturelle  et  primitive  au- 
tant que  possible.  Comme  il  n'y  a  pas  d'horloge  dans  le 
réduit  que  j'habite  ,  je  ne  sais  pas  comment  le  tems  s'é- 
coule :  il  faut  demander  l'aumône  d'un  renseignement  à 
ceux  qui  me  visitent  et  qui  ont  une  montre  dans  leur 
poche.  Wordsworth  vient  me  voir  et  veut  lire  Schiller 
avec  moi;  pas  de  Schiller  dans  la  maison  5  j'ai  besoin 
d'une  tasse  de  chocolat,  le  chocolat  n'est  pas  plus  connu 
que  l'Alcoran  ;  mon  pauvre  spencer  de  soie  ,  après  avoir 
couru  le  monde,  a  besoin  de  quelques  amendemens  pa- 
ternels, rien  de  ce  qui  pourrait  lui  rendre  Tame  ne  se 
trouve  ici.  Quant  au  poète,  il  est  profondément  inca- 
pable de  m'ètre  utile  sous  ces  rapports  ordinaires  et  mi- 
sérables. Imaginez  qu'il  s'agissait  il  y  peu  de  tems  de  faire 
un  cadeau  de  noces  à  la  fille  du  poète  Soulhey,  ami  de 
Wordsworth ,  jeune  personne  à  laquelle   il  s'intéresse 


SA  VIE  ET  SES  OUVRAGES.  305 

beaucoup  5  croyez-vous  que  le  poète  lui  ait  donné  un  col- 
lier, une  lyre,  une  harpe,  une  aigrette ,  un  bracelet ,  un 
anneau,  une  fleur?  pas  du  tout;  il  lui  a  tout  bonnement 
apporté  une  grosse  paire  de  balances ,  bien  solidement 
établies  ,  dont  le  cuivre  étincelle  ,  dont  les  plateaux  sont 
admirablement  organisés.  «  Madame  ,  me  disait-il  grave- 
ment, en  me  racontant  ce  bel  exploit ,  rien  n'est  plus  né- 
cessaire; il  faut  qu'une  maîtresse  de  maison  pèse  tout 
elle-même.  —  Oh  !  que  j'eus  de  peine  à  me  contraindre, 
à  sourire  seulement  et  à  ne  pas  éclater,  lorsque  je  lui  ré- 
pondis :  {(  Rien  n'est  plus  gracieux  qu'une  balance  ;  j'ai 
envie  de  me  faire  peindre  une  paire  de  balances  à  la  main.» 
L'excellent  homme  est  fait  pour  ses  montagnes  ,  pour  ses 
bois,  pour  ses  lacs  ,  pour  ses  longues  et  fécondes  prome- 
nades sous  ces  chênes  où  il  a  gravé  son  chiffre  et  celui  de 
sa  femme;  il  me  montrait  l'un  et  l'autre  avec  joie,  avec 
orgueil,  et  ne  manquant  pas  de  me  dire  qu'il  venait  tous 
les  ans  renouveler  l'empreinte  que  le  tems  effaçait.  Il  est 
né  pour  créer  de  belles  œuvres ,  filles  de  celte  solitude 
enchantée,  et  non  pour  le  monde  où  nous  sommes.  )> 

«  Les  visiteurs  américains  m'accablent  ;  les  lettres  amé- 
ricaines m'arrivent  des  limites  du  désert;  un  jeune  plan- 
teur qui  habite  je  ne  sais  quel  paradis  situé  au-delà  des 
Skanateles  ,  des  Kaiongas  et  des  Oheidas  ,  m'écrit  qu'il  a 
pour  moi  un  attachement  intellectuel.  Libre  à  lui,  je  n'y 
vois  pas  grand  danger.  Ce  qui  me  fatigue  c'est  d'être  à 
faire  l'aimable  de  près,  et  de  recevoir  des  visiteurs,  ici 
même  ,  près  de  AVordsworth  ,  sur  les  bords  de  Winan- 
dermere.  Hier  au  soir  ,  j'ai  trouvé  trois  cartes  de  visite 
dans  ma  chaumière;  trois  cartes  de  visite!  j'ai  frémi 
d'horreur.  On  m'envoie  des  livres  de  toutes  les  dimen- 
sions ,  de  tous  les  formats,  que  j'ai  grand  soin  de  ne  pas 
lire  ;  un  Traité  des  Bosses  Phrénologiques ,  et  (  il  n'y  a 
XV.  20 


306  FËLICIA  HEMANS  , 

qu'un  Américain  capable  d'un  trait  pareil)  un  Traité 
complet  des  Petits  Péchés.  C'est  une  impertinence  et 
une  insulte  personnelle ,  moi  qui  passe  ma  vie  dans  les 
petits  péchés ,  moi ,  l'enfant  gàlée  par  excellence  ,  que 
M""'  de  Genlis  et  miss  Hannah  More  eussent  tous  les 
jours  condamnée  au  pain  et  à  l'eau  !  moi  qui  ne  prends 
une  aiguille  que  pour  la  casser  ,  et  une  paire  de  ciseaux 
que  pour  la  laisser  cheoir;  moi  qui  trouve  moyen  de 
faire  mon  courrier  si  lestement ,  en  ne  répondant  à  per- 
sonne, quand  la  correspondance  m'ennuie,  et  qui  écris 
des  lettres  de  huit  pages  à  propos  de  rien  ,  quand  cela 
m'amuse  -,  moi  qui  me  lève  toujours  si  tard ,  que  je  ne 
sais  plus  s'il  est  matin,  midi  ou  après-midi;  moi,  enfin, 
dont  l'existence  se  compose  d'une  immense  série  de  pé- 
chés fractionnaires  ,  lesquels  équivalent  à  un  immense 
péché  total  ! 

»  Voici  un  de  ces  péchés  que  je  veux  vous  raconter. 
J'ai  trouvé  ma  punition.  On  m'apporte  un  Annuaire 
américain  dans  lequel  je  trouve  un  article  intitulé  : 
Fausses  citations  de  mistriss  Hemans  sur  Voiigine  et 
l emploi  du  mot  barbe  (  cheval  )  dans  les  anciens  au- 
teurs. Singulière  rencontre  pour  vnie  femme  qui  comme 
moi  professe  un  grand  respect  pour  l'érudition  sincère, 
un  grand  mépris  pour  l'érudition  fausse!  Je  me  rappelai 
enfin  qu'un  certain  personnage  ,  venu  aussi  d'Amérique, 
m'avait,  il  y  a  deux  ou  trois  ans,  prié  de  lui  trouver  dans 
les  écrivains  du  XVP  siècle  plusieurs  citations  où  le 
mot  barbe  fût  employé.  C'était  une  tache  si  ennuyeuse, 
et  mon  homme  revint  si  souvent  à  la  charge  que  je  me 
débarrassai  de  lui  (  hélas  !  voilà  mon  crime  !  )  en  lui 
donnant  une  ou  deux  pages  couvertes  de  mon  écriture  et 
remplies  de  citations  inventées  à  plaisir.  Le  brave  homme 
emporta  celte  feuille ,  glorieux ,  heureux ,  satisfait  ;  et 


SA  VIE  ET  SES  OUVRAGES.  307 

après  m'avoir  remerciée.  La  malheureuse  feuille  traversa 
l'Atlantique,  tomba  entre  les  mains  d'un  professeur  Amé- 
ricain qui  me  reconnut  pour  faussaire  ,  et  fut  enfin  im- 
primée avec  le  sli(imate  scandaleux  et  la  marque  infa- 
mante que  je  viens  de  vous  rapporter.  )> 

Vers  les  derniers  tems  de  sa  vie  ,  M'*  Hemans  fixa 
son  domicile  à  Dublin,  où  elle  est  morte  le  15  mai  1835, 
d'une  maladie  complexe,  dont  le  fatal  résultat  était  prévu 
depuis  long-tems.  Sa  mort  a  été  calme  et  douce  comme  sa 
vie.  Jamais  elle  n'avait  voulu  céder  aux  prières  réitérées 
de  ses  amis  qui  la  pressaient  d'aller  à  Londres ,  où  sa  cé- 
lébrité lui  aurait  ouvert  les  portes  des  maisons  les  plus 
brillantes  :  sa  timidité  féminine,  son  exquise  modestie 
lui  faisaient  redouter  les  réunions  bruyantes  5  et  peut-être 
sans  les  malheurs  pécuniaires  qu'elle  eut  à  déplorer,  ne 
se  serait-elle  pas  décidée  à  devenir  auteur  de  profession. 
Elle  laisse  par  sa  mort  un  grand  vide  dans  la  poésie  an- 
glaise ,  honorée  aujourd'hui  d'un  si  petit  nombre  de  noms 
vraiment  illustres.  Sans  doute  elle  n'a  pas  reculé  les  bor- 
nes de  son  art  5  mais  elle  a  honoré  son  sexe ,  son  pays , 
son  époque,  par  la  pureté ,  la  chasteté,  la  noblesse  et  la  fé- 
condité de  ses  inspirations. 

(  Alhenœum.) 


^^'o^ctcjes. 


EXPLORATION 

SDS  COTES  ORXENTAI.es  DE  I.<AFBI$UE. 


Le  peu  de  relations  commerciales  qui  existent  entre 
l'Europe  et  les  cotes  orientales  de  l'Afrique  nous  a  pen- 
dant long-tems  empêchés  d'avoir  des  notions  géographi- 
ques exactes  sur  cette  partie  du  littoral.  Les  Portugais  , 
qui  en  ont  fait  les  premiers  la  conquête ,  ont  enfoui  dans 
leurs  archives  tous  les  documens  qui  y  étaient  relatifs  5  et 
le  peu  que  nous  possédions  renfermait  des  erreurs  mani- 
festes. En  1826,  le  gouvernement  anglais  résolut  d'en- 
voyer une  expédition  sur  la  côte  orientale  de  l'Afrique, 
dans  le  but  de  l'explorer  complètement,  ainsi  que  l'île 
de  Madagascar  et  les  autres  îles  adjacentes.  L'expédition 
se  composait  des  deux  vaisseaux  le  Leven  et  le  Bai  ra- 
conta. Le  dernier  de  ces  vaisseaux  avait  pour  lieutenant 
M.  Boteler  ,  auquel  nous  devons  la  narration  du  voyage. 
Celte  publication ,  dont  nous  allons  extraire  les  passages 
les  plus  intéressans ,  a  été  retardée  par  des  circonstances 
que  le  lecteur  n'apprendra  pas  sans  intérêt.  Des  quarante- 
sept  officiers  partis  d' Angleterre  à  bord  des  deux  vais- 
seaux ,  vingt-deux  sont  morts  dans  le  cours  de  l'expédi- 
tion, neuf  autres  ont  été  obligés,  par  le  délabrement  de 
leur  santé  ,  de  quitter  le  service.  L'auteur  lui-même ,  qui 
avait  échappé  pendant  ce  voyage  à  la  terrible  influence 


EXPLORATION  DES  COTES  DE  l' AFRIQUE.  309 

du  climat ,  a  succombé  lorsqu'il  allait  accomplir  une 
nouvelle  mission  scientifique;  et  il  a  fallu  plusieurs  an- 
nées avant  que  la  famille  de  notre  infortuné  compatriote 
put  accomplir  la  lâche  que  sa  mort  avait  interrompue. 

Nous  ouvrons  le  journal  de  M.  IJoteler  à  l'arrivée 
de  l'expédition  sur  la  côte  d'Afrique,  au  banc  du  Léo- 
pard : 

u  Le  banc  du  Léopard,  dit  M.  Boteler,  est  une  chaîne 
de  rescifs  qui  a  reçu  ce  nom  du  naufrage  d'un  brick  an- 
{^lais.  C'est  dans  les  environs  que  les  traditions  locales 
fixent  l'emplacement  de  Melinda  ,  autrefois  si  florissante. 
Tout  porterait  à  croire  que  le  banc  du  Léopard  formait 
autrefois  l'entrée  de  son  port.  Melinda  n'existe  plus.  On 
n'en  trouve  même  aucune  trace.  Cependant  certains 
traités  de  géographie  n'hésitent  pas  à  la  représenter  dans 
l'état  brillant  où  elle  était  sans  doute  il  y  a  plusieurs  siè- 
cles. On  peut  juger  par  là  de  l'exactitude  des  notions  que 
nous  possédons  sur  les  côtes  orientales  de  l'Afrique. 

»  Après  avoir  quitté  le  banc  du  Léopard,  nous  arrivâmes 
au  célèbre  port  de  Mombas  5  il  est  commandé  par  un  vieux 
château  sur  lequel  flottait  le  pavillon  rouge  des  Arabes. 
Il  était  lard  lorsque  nous  jetâmes  l'ancre ,  et  nous  ne 
pûmes  ce  soir-là  communiquer  avec  la  terre.  Mais  le 
lendemain  matin  ,  le  neveu  du  sheik  ou  sultan  se  ren- 
dit à  bord  avec  une  suite  de  vingt-six  personnes  5  il  ve- 
nait, au  nom  de  son  oncle  et  des  habilans ,  offrir  au  ca- 
pitaine Vidal  de  remettre  la  ville  et  son  territoire  au 
pouvoir  de  Sa  Majesté  Britannique  ,  et  prier  qu'on  lui 
permit  d'arborer  le  pavillon  anglais.  Celle  offre  méritait 
d'être  examinée  ,  et  nous  demandâmes  jusqu'au  lende- 
main pour  y  répondre.  Le  lendemain,  le  capitaine  Vidal 
me  chargea  d'aller  à  terre  rendre  visite  au  sheik.  En 
abordant   auprès   du    château,  je   fus  environné    d'une 


310  EXPLORATION 

foule  d'hommes  et  d'enfans  qui  semblaient  animés  d'une 
curiosité  excessive.  Mon  épée ,  mon  chapeau  et  chacun 
de's  objets  que  je  portais  fut  l'objet  de  l'examen  le  plus 
minutieux,  tandis  que  j'attendais  le  neveu  du  sheik.  En- 
fin il  vint  à  ma  rencontre  avec  plusieurs  Arabes  pour  me 
conduire  au  château  -,  mais  lorsque  j'eus  traversé  le  fossé 
sur  un  pont  formé  d'une  seule  planche ,  il  me  pria  d'at- 
tendre que  le  sheik  et  son  divan  fussent  prêts  à  me  rece- 
voir. Grâce  à  la  lenteur  ordinaire  des  Arabes,  j'eus  le  lems 
d'examiner  tout  ce  qui  m'entourait. 

w  Un  massif  de  rochers,  élevé  de  quelques  pieds  au-des- 
sus de  celui  dont  se  compose  la  presque  totalité  de  l'île, 
forme  les  fondations  du  château ,  qui  a  été  élevé  par  les 
Portugais  5  on  y  a  creusé  un  fossé  profond ,  et  les  fortifi- 
cations se  marient  tellement  au  roc  qui  leur  sert  de  base, 
qu'à  une  certaine  distance  on  ne  peut  les  distinguer.  Le 
tout  présente  à  l'œil  une  masse  indestructible.  Le  portail 
qui  sert  d'entrée  est  d'une  construction  plus  récente ,  et 
date  de  1635  j  son  aspect  a  quelque  chose  de  majestueux  -, 
au-dessus  de  ses  portes  hérissées  de  pointes  de  fer,  on 
voit  une  inscription  en  vieux  portugais  ;  elle  contient  la 
date  de  l'année  où  fut  érigé  le  monument ,  et  le  nom  du 
capitaine  Francisco  de  Sexas  de  Cabra,  son  fondateur. 

))  Je  fus  enfin  introduit  auprès  du  sheik,  qui  me  répéta 
l'offre  que  son  neveu  nous  avait  faite  de  sa  part-,  je  lui 
répondis,  ainsi  que  j'en  étais  convenu  avec  le  capitaine 
Vidal,  qu'une  décision  de  cette  importance  était  au-des- 
sus de  nos  pouvoirs  ,  et  qu'à  notre  retour  en  Europe 
nous  en  référerions  à  notre  gouvernement.  Il  fallut  qu'il 
se  contentât  de  cette  réponse  ;  et  il  chercha  à  nous  témoi- 
gner sa  bonne  volonté  en  nous  traitant  avec  toute  la  ma- 
gnificence que  comportait  la  pauvreté  du  gouvernement. 

»  Mombas  était  autrefois  une  ville  importante,  mais  elle 


DES  COTES  ORIENTALES  DE  l'aFUIQUE.  311 

est  complètement  déchue.  Vasco  de  Gama  s'y  arrêta  en 
allant  aux  Indes.  Ses  maisons  étaient  dès  ce  tems-là  bâ- 
ties en  pierres,  avec  des  terrasses  et  des  croisées  dans  le 
style  espa(^nol;  aussi  les  Européens,  privés  depuis  long- 
tems  du  spectacle  de  la  vie  civilisée,  T aperçurent-ils  avec 
un  vif  sentiment  de  plaisir.  Ils  croyaient  entrer  dans  un 
port  d'Espagne.  Cette  impression  favorable  s'accrut  en- 
core par  les  marques  d'affection  avec  lesquelles  ils  furent 
reçus.  Plusieurs  des  principaux  habitans  vinrent  au  de- 
vant d'eux  et  leur  promirent  tous  les  rafraichissemens 
que  la  ville  pourrait  procurer  5  mais  ils  insistèrent  pour 
que,  selon  l'usage  du  pays,  les  vaisseaux  entrassent  dans 
le  port.  Ces  instances  parurent  suspectes  à  Gama;  cepen- 
dant, cédant  à  la  nécessité  et  aux  vœux  de  ses  soldats  ,  il 
consentit  à  faire  ce  qu'ils  demandaient.  Les  Mombasiens 
avaient  tramé  contre  lui  un  complot  que  le  hasard  seul 
fit  échouer.  Les  Portugais  en  tirèrent  par  la  suite  une 
vengeance  éclatante.  Francisco  de  Alméda  ,  un  de  leurs 
amiraux,  après  avoir  soumis  Quiloa,  attaqua  Mombas  et 
la  réduisit  en  cendres.  Les  habitans  montrent  aujour- 
d'hui avec  orgueil  un  massif  de  maçonnerie  sous  lequel 
furent  enterrés  leurs  compatriotes  morts  en  défendant  la 
ville. 

»  Après  avoir  relevé  la  côte  jusqu'à  Quiloa,  nous  traver- 
sâmes le  canal  de  Mosambique,  et  commençâmes  l'exa- 
men des  côtes  de  Madagascar.  A  notre  arrivée,  Radama, 
le  héros  et  le  réformateur  de  ce  pays,  y  régnait  encore  ; 
il  aimait  les  Anglais,  et  avait  accueilli  à  Tannarive,  capi- 
tale de  son  royaume  ,  un  grand  nombre  de  nos  compa- 
triotes ,  et  entre  autres  plusieurs  missionnaires  qui  y 
avaient  monté  une  presse. 

»  La  population  de  Madagascar  est  d'environ  cinq  mil- 
lions d' habitans  qui  semblent  former  deux  races  dis- 


312  KXPLOnATION 

tinctes.  Les  habilans  des  côtes  sont  d'une  couleur  très- 
foncée  5  ils  ont  la  chevelure  laineuse  et  crépue ,  le  nez 
aplati  et  tous  les  attributs  physiques  de  la  race  nègre. 
Les  habilans  de  l'intérieur  du  pays  sont  cuivrés,  leur 
chevelure  est  longue  et  soyeuse  ,  leur  figure  a  le  carac- 
tère européen  5  c'est  à  cette  dernière  classe  qu'apparte- 
nait le  roi  Radama.  Sa  supériorité  sur  la  partie  noire  de 
la  population  a  été  démontrée  par  des  preuves  positives. 
Radama,  que  nous  avions  déjà  aidé  à  former  une  puis- 
sante armée,  voulut  ,  il  y  a  quelque  tems,  se  créer  une 
marine  5  il  envoya,  en  conséquence,  à  la  station  du  Cap, 
douze  jeunes  Madecasses,  dont  six  d'une  couleur  et  six 
de  l'autre  5  ils  furent  placés  à  bord  de  V Ariane.  On  en 
confia  deux  au  charpentier  ,  deux  à  l'armurier  ,  deux  au 
voilier  ,  en  ayant  soin  qu'il  y  eût  pour  chaque  état  un 
élève  de  chaque  race.  Les  Madecasses  cuivrés  apprirent 
les  diverses  professions  qu'on  leur  enseignait  avec  au 
moins  autant  d'aptitude  qu'auraient  pu  le  faire  déjeunes 
Anglais.  Il  n'en  fut  pas  de  même  des  Madecasses  noirs  ; 
ils  se  laissèrent  même  surpasser  par  leurs  compatriotes 
dans  les  fonctions  de  matelots,  bien  que  l'habitude  de  la 
mer  eût  dû  les  y  rendre  plus  propres. 

Cette  supériorité  de  la  race  caucasienne  ou  arabe  ex- 
plique la  facilité  avec  laquelle  Radama  avait  subjugué  les 
nombreux  petits  états  qui  se  partageaient  auparavant 
Madagascar.  Quoique  sa  mort  soit  venue  arrêter  l'exécu- 
lion  du  plan  qu'il  avait  formé  ,  on  peut  prédire  qu'avant 
peu  l'ile  entière  sera  soumise  à  une  seule  domination.  Ce 
qui  rend  cet  événement  plus  probable  encore,  c'est  qu'on 
y  parle  partout  la  même  langue. 

Lorsque  je  vis  Radama,  il  avait  une  trentaine  d'an- 
nées, mais  il  paraissait  plus  jeune  5  sa  taille  était  de  cinq 
pieds  cinq  pouces;   ses  Iraits  étaient  fins,  élégans  et gra- 


DES  COTES  ORIENTALES  DE  l' AFRIQUE.        313 

cieux.  Cependant  ses  manières  ne  répondaient  point  à 
ridée  que  nous  nous  étions  formée  de  son  caractère  5  sa 
démarche  annonçait  un  sentiment  de  défiance  porté  à 
l'extrcme.  Nous  savions,  à  n'en  pouvoir  douter,  que  ce 
chef  possédait  une  ame  ferme,  cajiahle  des  plus  grandes 
entreprises^  et  nous  vîmes  avec  surprise  un  homme  dont 
les  traits  portaient  l'expression  d'une  sorte  d'apathie. 
Tout  le  tems  qu'il  nous  parla,  il  tint  ses  yeux  baissés  ;  le 
ton  de  sa  voix  était  en  général  très-bas  5  ses  paroles  étaient 
saccadées,  tantôt  lentes  et  embarrassées  ,  tantôt  pressées 
et  rapides. 

))  Parmi  plusieurs  traits  qu'on  nous  rapporta  de  ce 
prince,  j'en  citerai  un  qui  prouvera  la  sagacité  et  en  même 
tems  la  fermeté  qu'il  mettait  à  opérer  les  réformes  qu'exi- 
geait sa  politique.  D'après  un  usage  immémorial,  les  Ma- 
decasses  portaient  leurs  cheveux  très-longs,  natés,  liés  et 
enduits  de  graisse  ou  d'huile  de  coco-,  Radama  trouva 
que  cette  parure  avait  de  grands  inconvéniens  tant  pour 
la  santé  que  pour  les  exercices  militaires  de  ses  sujets.  Il 
ne  voulut  pourtant  point  faire  de  cet  objet  une  affaire 
d'état,  et  eut  recours  à  un  autre  expédient.  Dans  une  re- 
vue générale  qu'il  fit  de  son  armée,  il  parut  les  cheveux 
coupés  à  l'européenne  :  les  jeunes  guerriers,  jaloux  d'i- 
miter leur  roi  dans  toutes  ses  actions,  s'échappèrent,  de  la 
revue  dès  qu'ils  le  purent ,  et  revinrent  se  présenter  à 
Radama  avec  la  tête  dans  le  même  état  que  la  sienne. 

»  Mais  cette  innovation  si  promptement  adoptée  par  la 
jeunesse  trouva  des  récalcitrans  chez  les  vieillards.  Les 
femmes  de  leur  côté  la  reçurent  avec  indignation  ;  elles 
avaient  toujours  eu  le  privilège  d'arranger  la  chevelure 
de  leurs  maris;  c'était  à  qui  s'acquitterait  de  ce  soin 
avec  le  plus  de  goût  et  de  propreté.  D'ailleurs  cet  usage 
avait  une  foule  de  petits  agrémens  5   que  de  querelles 


314  EXPLORATION 

de  ménage  s'assoupissaient,  que  de  réconciliations  s'opé- 
raient grâce  à  lui  !  Elles  ne  purent  sans  frémir  se  voir 
dépouiller  d'un  droit  aussi  précieux.  Elles  allèrent  en 
corps  trouver  Radama  ,  et  lui  demandèrent  à  grands 
cris  le  rétablissement  des  longues  chevelures  5  en  vain  le 
prince  leur  expliqua  les  motifs  de  sa  réforme  ^  en  vain  à 
leurs  prières  il  opposa  les  plaisanteries.  Les  têtes  étaient 
montées ,  les  langues  en  train  ;  Radama  fut  obligé  d'a- 
voir recours  à  d'autres  moyens  :  il  s'apercevait  que  les 
argumens  des  femmes  produisaient  de  l'effet  sur  la  popu- 
lace ,  une  sédition  devenait  imminente  5  il  appela  ses  gar- 
des, et  leur  désignant  quelques-unes  des  femmes  les  plus 
exaspérées,  il  leur  ordonna  de  les  mener  dans  le  bois  voi- 
sin, et  de  leur  couper  les  cheveux  de  manière  à  ce  qu'ils 
ne  repoussassent  plus. 

»  Les  gardes,  arrivés  dans  le  bois,  se  disposèrent  à  exé- 
cuter leurs  ordres  5  mais  une  difficulté  se  présentait  ; 
comment  couper  les  cheveux  de  manière  à  les  empêcher 
de  repousser?  Après  avoir  mûrement  considéré  la  chose, 
ils  crurent  enfin  avoir  saisi  l'intention  de  Radama  ;  ils 
coupèrent  la  tête  aux  séditieuses.  Cette  mesure  rigou- 
reuse mit  fin  à  tous  les  troubles.  La  titus  devint  à  l'ordre 
du  jour,  et  il  en  fut  de  cette  réforme  comme  de  toutes  les 
autres-,  elle  fut  poussée  à  l'extrême;  l'ancienne  coiffure 
nationale  est  vouée  maintenant  au  ridicule  et  au  mé- 
pris. 

»  Les  Madecasses  ont  en  général  de  l'aversion  pour  les 
Français  ,  et  celte  haine  faillit  avoir  pour  moi  des  consé- 
quences funestes.  Quelque  tems  avant  notre  arrivée,  un 
vaisseau  français  s'était  emparé  violemment  de  plusieurs 
pêcheurs  qu'il  avait  emmenés  à  l'ile  Rourbon.  Lorsque 
nos  vaisseaux  arrivèrent ,  comme  les  chaloupes  allaient 
chaque  jour  examiner  la  côte  pour  compléter  notre  tra- 


DES  COTES  ORIENTALES  DE  l'aFR1QU|;.  315 

vail,  les  Madecasses  supposèrent  que  nous  étions  Fran- 
çais, et  que  nous  venions  encore  dans  des  intentions  hos- 
tiles 5  ils  résolurent  de  se  venger.  Deux  officiers  ayant  été 
détachés  avec  un  cutter,  pour  faire  des  ohservations  sur 
un  ilôt  à  deux  pas  du  rivage,  les  naturels  sortirent  tout- 
à-coup  des  rochers  où  ils  s'étaient  cachés  et  les  tuèrent  à 
coups  de  pique  5  ils  coururent  ensuite  après  les  matelots 
qui  montaient  le  cutter;  mais  ceux-ci  eurent  le  tems 
d'échapper  et  de  regagner  le  Barraconta.  Le  hasard  seul 
fit  que  j'échappai  à  cette  catastrophe;  j'étais  monté  avec 
les  deux  infortunés  officiers  dans  le  cutter  qui  les  condui- 
sit à  terre  lorsqu'on  vint  me  chercher  pour  examiner  le 
corps  d'un  matelot  qui  venait  de  mourir  d'une  mala- 
die de  foie.  C'est  à  cette  circonstance  que  je  dus  la  vie. 
Après  avoir  relevé  les  côtes  de  Madagascar  ,  l'expédi- 
tion traversa  de  nouveau  le  canal  de  Mosambique,  revint 
sur  les  côtes  d'Afrique  en  les  examinant  minutieusement 
jusqu'au  cap  de  Bonne-Espérance. 

»  Cet  établissement  est  administré  par  un  gouverneur 
nommé  par  le'roi-,  il  est  assisté  par  un  conseil  exécutif 
composé  du  commandant  des  forces  militaires ,  du  pré- 
sident du  tribunal ,  de  l'auditeur  général  et  du  trésorier. 
Il  y  a  un  conseil  législatif  nommé  par  le  gouvernement , 
et  les  membres  en  sont  inamovibles.  Les  forces  militaires 
du  Cap  se  composent  de  trois  régimens  d'infanterie,  d'un 
fort  détachement  de  l'artillerie  royale,  d'un  détachement 
du  génie  et  d'un  corps  de  tirailleurs  à  cheval  dont  les 
soldats  et  les  sous-officiers  sont  presque  tous  Hottentots. 
Les  lois  hollandaises  régissent  encore  le  Cap  avec  quelques 
modifications.  La  torture  a  été  abolie.  Les  peines  infli- 
gées sont  la  mort  et  le  bannissement  avec  travaux  forcés 
dans  l'ile  Robben.  Les  affaires  criminelles  sont  jugées  par 


316  EXPLORATION 

le  jury.  La  langue  anglaise  a  remplacé  presque  entière- 
ment le  hollandais  dans  les  procédures. 

M  L'éducation  fait  des  progrès  rapides  au  Cap-  on  y  a 
envoyé  d'Angleterre  un  instituteur  par  chaque  district, 
pour  aj)prendre  gratis  l'anglais  aux  indigènes.  Il  s'est 
formé  à  Cape-Town  une  excellente  institution  nommée 
Souih  ajiican  Collège,  où  des  professeurs  enseignent  les 
mathématiques,  l'astronomie,  les  langues,  le  dessin,  etc. 
L'institution  possède  un  muséum  où  sont  classés  tous  les 
règnes  de  l'hisloire  naturelle  de  l'Afrique  méridionale^ 
et  plusieurs  sociétés  se  sont  formées  en  outre  pour  la  pro- 
pagation des  sciences  et  des  arts  utiles.  La  liherté  de  la 
presse  a  été  élahlie  au  Cap  en  1829.  Il  y  a  maintenant 
plusieurs  journaux  quotidiens  qui  s'occupent  de  politique 
et  de  littérature. 

»  En  quittant  le  Cap,  le  capitaine  Vidal  résolut  de  faire, 
sur  les  côtes  occidentales  du  continent  africain,  des  oh- 
servations  analogues  à  celles  qui  avaient  été  le  hut  de 
notre  voyage  sur  les  côtes  orientales.  Après  de  fréquentes 
et  ennuyeuses  stations  sur  des  plages  arides  et  désertes, 
nous  arrivâmes  à  la  haie  de  Kahende,  dans  le  Congo,  où 
nous  finies  un  assez  long  séjour.  Le  pays  était  sous  la  do- 
mination du  prince  Jack.  Ce  monarque  nous  reçut  avec 
cordialité,  mais  tout  en  reconnaissant  ce  hon  accueil, 
nous  ne  négligions  rien  pour  entretenir  nos  amis  nègres 
dans  le  sentiment  de  noire  supériorité  et  de  nos  forces, 
précaution  presque  indispensahle  avec  ces  peuplades 
sauvages.  Toutefois  un  incident  nous  mit  à  même  de  leur 
inspirer  pour  long-tems  une  déférence  salutaire. 

))  Un  des  principaux  personnages  du  pays,  un  viaff'uca, 
jeune  et  de  honne  mine,  venait  souvent  à  hord;  un  jour, 
dans  la  conversation,  il  nous  fit  entendre  qu'il  nous  soup- 


DES  COTES  UF.lE.MALES  DE  l'aIIUQLE.  317 

connaît  d'avoir  des  vues  sur  son  pays  ;  mais  il  ajouta  qu'il 
s'inquiétait  peu  de  nos  projets ,  et  que  ses  compatriotes 
et  lui  sauraient  bien  au  besoin  nous  en  faire  repentir. 

))  Un  de  nos  officiers,  le  lieutenant  Hawkey,  observant  le 
ton  de  jactance  avec  lequel  ces  paroles  avaient  été  pro- 
noncées ,  se  mit  à  rire  ,  et  dit  que  les  Anglais  n'étaient 
point  assez  simples  pour  chercher  à  s'emparer  d'un  pays 
aussi  misérable,  mais  que  s'il  leur  en  prenait  l'envie, 
toutes  les  forces  des  habitans  ne  les  en  empêcheraient 
pas.  A  ces  mots  le  maflfuca  ne  pouvant  contenir  son  indi- 
gnation demanda  des  armes  :  «  Eh  !  bien ,  reprit  M.  Haw- 
key ,  voilà  dix  minutes  que  vous  demandez  un  sabre  -,  si  je 
ne  vous  l'ai  pas  donné ,  c'est  que  vous  n'avez  pas  la  force 
de  le  manier.  Avec  cette  petite  épée  (  il  montrait  son 
épée  de  parade  )  ,  je  ne  vous  craindrais  pas  vous  et  votre 
sabre.  »  Le  mafFuca ,  tout  bouillant  de  colère,  proposa 
d'en  venir  aux  preuves  sur-le-champ. 

»  M.  Hawkey  avait  été  plusieurs  années  prisonnier  en 
France,  et  était  devenu  très -fort  dans  l'art  de  l'es- 
crime. Pour  punir  l'arrogance  du  nègre,  il  accepta  son 
défi  5  on  lui  donna  un  sabre  long  et  large  avec  lequel  il 
se  mit  à  espadonner  de  toutes  ses  forces  5  mais  à  l'aide 
du  plus  léger  mouvement  de  poignet,  M.  Hawkey  détour- 
nait l'arme  redoutable.  Il  semblait  que  son  adversaire 
eut  perdu  la  justesse  de  son  coup-d'œil  et  la  vigueur  de 
son  bras  5  l'Européen  était  calme  et  imposant ,  le  nègre 
était  hors  de  lui ,  et  ses  movens  s'épuisaient  :  ce  fut  le 
triomphe  de  la  tactique  sur  la  force  brutale.  L'affaire  se 
termina  par  une  légère  piqûre  faite  à  l'épaule  du  maffuca. 
Celui-ci  s'apercevant  enfin  de  l'inutilité  de  ses  efforts  et  de 
la  légèreté  de  sa  conduite ,  remit  le  sabre  dans  le  fourreau , 
tendit  la  main  à  M.  Hawkev  ,  et  depuis  ce  tems  il  se 


318  EXPLORATION 

montra  doux  et  poli  envers  tout  le  monde,  ne  cessant 
d'exprimer  son  admiration^pour  les  Européens. 

))  Notre  première  relâche  fut  ensuite  au  cap  Lopez.  Les 
habilans  de  cette  côte  parlent  presque  tous  Fanglais. 
D'après  le  peu  de  relations  que  nous  eûmes  avec  eux,  ils 
nous  semblèrent  doués  de  beaucoup  d'intelligence  ;  mais 
ces  heureuses  dispositions  sont,  comme  chez  toutes  les  au- 
tres peuplades  d'Afrique,  obscurcies  par  les  superstitions 
les  plus  bizarres.  Le  pays  était  gouverné  par  un  souverain 
nommé  le  roi  de  Passol.  Ce  prince  habitait  un  village  situé 
à  quelque  distance  du  bord  de  la  mer  ,  et  nous  admit  plu- 
sieurs fois  près  de  sa  personne  ;  aussi  lui  rendimes-nous  po- 
litesse pour  politesse.  Entre  autres  amusemens  qu'il  nous 
procura,  il  nous  fit  assister  un  jour  à  une  danse  de  fétiche.  Il 
avait  cherché  à  nous  inspirer  d'avance  une  haute  idée  de 
ce  spectacle  ,  en  nous  disant  que  nous  ririons  à  mourir. 

))  La  danse  commença  comme  celle  que  nous  voyions 
journellement  j  mais  tout-à-coup ,  et  sans  que  nous  nous 
y  attendissions ,  il  sortit  du  bois  voisin  une  figure  ex- 
traordinaire. C'était  un  homme  monté  sur  des  échasses 
hautes  de  six  pieds.  Il  avait  acquis  une  si  grande  habi- 
tude dans  cet  exercice  ,  qu'il  n'était  pas  moins  agile 
que  les  autres  danseurs.  Ses  évolutions  étaient  si  rapides 
qu'on  ne  pouvait  suivre  le  mouvement  de  ses  échasses. 
Parfois,  sans  se  servir  d'aucun  appui ,  il  restait  immobile 
pendant  deux  ou  trois  minutes.  Sa  figure  était  bizarre- 
ment peinte  en  blanc  et  à  demi  couverte  d'un  masque  hi- 
deux. Sur  son  front  il  portait  une  espèce  de  visière  jaune, 
bordée  de  petites  sonnettes,  et  surmontée  de  touffes  de 
plumes,  d'herbes  et  de  poils  d'éléphans.  Ses  épaules  étaient 
couvertes  d'une  peau  de  singe  à  laquelle  était  attachée 
par  un  fil  de  fer  une  cloche  d'une  grosseur  assez  consi- 


DES  COTES  OniENTALES  DE  l'aPHIQUE.  319 

dérable.  Sa  tète  et  son  cou  étaient  peints  en  vermillon ,  et 
le  reste  de  son  corps  en  vert  tendre  ;  il  avait  les  jambes 
et  les  bras  entortillés  de  nattes,  et  il  tenait  dans  ses  mains 
des  dents  d'alli^jators ,  des  lézards  desséchés,  des  plu- 
mes, etc. 

»  Tant  que  dura  la  danse,  le  fétiche  ne  prononça  pas 
une  seule  parole.  Lorsqu'il  cessait  de  marcher  il  levait  les 
bras  en  l'air,  et  tournait  la  tète  avec  rapidité.  Dès  qu'il 
recommençait  à  marcher  ,  il  les  étendait  avec  force  en 
avant.  Dans  le  premier  mouvement ,  il  semblait  qu'il 
montrât  le  ciel ,  en  menaçant  les  spectateurs  de  la  colère 
divine  ;  dans  le  second,  on  eût  dit  qu'irrité  de  l'inutilité 
de  ses  exhortations ,  il  allait  devenir  lui-même  l'exécu- 
teur des  vengeances  célestes. 

))  La  danse  dura  plus  d'une  heure,  sans  que  le  fétiche 
parût  fatigué.  Lorsqu'il  fut  retiré  dans  le  bois  d'où  nous 
l'avions  vu  sortir,  j'exprimai  au  roi  ma  surprise  de  l'a- 
gilité de  ce  danseur,  et  lui  demandai  quel  était  celui 
de  ses  sujets  qui  remplissait  ce  rôle  difficile.  A  cette 
question  il  se  montra  surpris  et  piqué  ,  et  me  répondit 
que  ce  n'était  point  un  homme  ,  que  c'était  le  diable.  Je 
m'adressai  à  plusieurs  des  spectateurs.  Ils  me  répondi- 
rent tous  que  le  fétiche  n'était  point  un  homme,  qu'il 
ne  mangeait  pas ,  qu'il  n'avait  point  de  maison,  qu'il  ha- 
bitait le  bois  d'où  il  était  sorti.  Quand  je  leur  demandai 
dans  quel  but  avait  eu  lieu  la  cérémonie  dont  nous  avions 
été  témoins ,  ils  ne  purent  rien  m'apprendre  ,  sinon  que 
c'était  l'usage  du  pays.  Ce  fut  leur  réponse  banale  à  tout 
ce  qu'on  leur  demandait  sur  leurs  coutumes  religieuses  ; 
et  je  crois  qu'il  leur  aurait  été  difficile  d'en  faire  d'autres. 
Privés  de  traditions  écrites ,  ils  ont  perdu  l'origine  de 
toutes  les  pratiques  bizarres  dont  se  compose  leur  culte. 
»] Arrivés  à  la  rivière  de  Caboun  ,^nous  envovâmes  les 


320  EXPLORATION 

chaloupes  pour  la  remonter  à  la  distance  de  plusieurs  mil- 
les. Les  bords  de  cette  rivière  sont  habités  par  une  race  de 
nègres  très-supérieure  pour  le  moral  et  le  physique  aux 
autres  peuples  de  cette  contrée.  Ils  parlent  anglais  avec 
une  facilité  remarquable.  Nous  eûmes  plusieurs  fois  oc- 
casion d'apprécier  leur  urbanité  et  la  douceur  de  leur  ca- 
ractère. Ils  portent  un  esprit  d'humanité  jusque  dans 
leurs  guerres  ;  ils  évitent  autant  que  possible  de  répan- 
dre le  sang.  Bien  qu'ils  connaissent  l'usage  de  la  lance  , 
ils  ne  se  servent  guère  que  du  mousquet  5  mais  ce  n'est 
pas  dans  leurs  mains  une  arme  bien  meurtrière.  Il  y  avait 
dans  la  rivière  un  brick  anglais  qui  était  à  l'ancre  depuis 
plusieurs  mois.  Le  capitaine  avait  été  témoin  de  la  der- 
nière guerre  entre  le  roi  de  ce  pays  et  un  roi  voisin.  Il 
nous  assura  que  dans  la  principale  bataille  qui  avait  duré 
quatre  heures  ,  il  n'y  avait  eu  qu'un  homme  de  tué. 
Comme  nous  paraissions  étonnés  de  cette  assertion ,  les 
naturels  qui  étaient  présens  furent  eux-mêmes  scandalisés 
de  noire  doute.  Ils  nous  dirent  avec  chaleur  que  leur 
but  dans  un  combat  n'était  pas  de  tuer  des  hommes  , 
mais  de  faire  du  bruit  pour  effrayer  l'ennemi.  Voilà 
comme  ce  peuple  pacifique  entend  l'art  de  la  guerre  si 
meurtrier  en  Europe!  Encore  n'est-il  exercé  chez  lui  que 
par  les  dernières  classes  5  les  gens  de  qualité  le  regardent 
comme  au-dessous  d'eux ,  et  restent  tranquilles  auprès  de 
leurs  femmes. 

»  Les  habitans  de  Fernando-Po  que  nous  visitâmes  en- 
suite, forment,  pour  les  habitudes  et  le  caractère,  un  con- 
traste tranché  avec  ceux  de  la  rivière  de  Gaboun.  Ils  sont 
turbulens  et  belliqueux.  La  couleur  de  leur  peau  varie 
beaucoup.  Les  uns  sont  d'un  noir  de  jais,  les  autres  ont 
un  teint  cuivré  ;  mais  tous  ont  la  même  physionomie. 
Leur  figure  est  large,  leur  œil  vif  et  plein  d'intelligence. 


DES  COTES  ORIENTALES  DE  l' AFRIQUE.         321 

»  Leur  costume  a  quelque  cliose  d'extrêmement  bizarre. 
La  partie  la  plus  remarquable  est  un  cbapeau  de  paille  à 
bords  étroits  et  à  forme  très-basse.  C'est  dans  les  orne- 
mens  de  ce  cbapeau  qu'ils  déploient  tout  leur  goût.  Ils  y 
atlacbent  des  crânes  de  singe,  des  mâchoires  de  chien  , 
de  petits  os  placés  en  sautoir,  le  tout  ombragé  de  grosses 
touffes  de  plumes  noires  qui  produisent  un  effet  lugubre. 
Cette  coiffure  est  maintenue  sur  la  tète  au  moyen  d'os 
pointus  fourrés  dans  leur  épaisse  chevelure.  Leurs  che- 
veux, bien  enduits  de  graisse  rance  et  de  terre  rouge,  for- 
ment de  grosses  nattes  qui  pendent  de  chaque  côté  de  la 
figure  comme  de  gros  paquets  de  cigares.  Cette  disposi- 
tion grotesque  des  cheveux  fait  paraître  la  tète  d'une 
grosseur  monstrueuse  qu'augmente  encore  l'étalage  de  la 
coiffure.  Leur  corps  est  couvert  d'ornemens  non  moins 
extraordinaires.  Presque  tous  portent  autour  de  leurs  bras 
et  autour  des  poignets  des  bracelets  très-larges  formés  de 
coquilles  enfilées. 

»  L'aspect  rebutant  de  ces  naturels  ne  nous  avait  pas 
prévenus  en  leur  faveur  ,  et  nous  nous  tînmes  conti- 
nuellement sur  nos  gardes.  En  général ,  je  ne  saurais 
trop  recommander  la  même  prudence  aux  navigateurs. 
Soyez  doux,  soyez  humains  avec  les  peuplades  sauvages, 
considérez-les  toujours  comme  des  ennemis  ,  et  traitez-les 
comme  tels  à  la  moindre  marque  d'hostilité.  Les  sauva- 
ges ne  peuvent  pénétrer  les  motifs  qui  vous  font  apïr.  Ils 
attribuent  votre  douceur  à  la  crainte  et  à  la  faiblesse  : 
mais  si  une  fois  ils  sont  bien  convaincus  de  votre  supé- 
riorité sur  eux  ,  vous  assurez  par  là  le  moven  de  les  tenir 
dans  le  devoir  sans  faire  usage  de  vos  forces. 

))  De  Fernando-Po  nous  allâmes  visiter  la  rivière  de 
Bonny.  Le  peuple  de  ce  pays  ,  ainsi  que  son  roi  nommé 
Peppel,  ne  nou,s  virent  pas  arriver  avec  un  grand  plaisiri 
xy.  21 


322  EXPLORATION 

Ils  savaient  bien  que  la  présence  d'un  vaisseau  de  guerre 
mettrait  obstacle  à  un  certain  commerce  dont  ils  tirent  de 
grands  profits  ,  c'est-à-dire  à  la  traite  des  nègres.  Ils  se 
mirent  donc  en  devoir  de  réunir  les  provisions  dont  nous 
avions  besoin ,  afin  de  se  débarrasser  de  nous  le  plus  tôt 
possible.  Le  commerce  que  les  Anglais  font  à  Bonny  con- 
siste en  huile  de  palmier.  Les  naturels  la  vendent  dans  de 
grandes  calebasses  qu'ils  apportent  dans  les  canots  qui 
descendent  la  rivière  l'espace  de  plusieurs  milles.  Quel- 
ques-uns même  viennent  de  si  loin  ,  qu'on  ne  connaît  ni 
le  nom  de  leur  pays,  ni  sa  situation.  Pour  donner  une 
idée  de  l'émulation  mercantile  qui  règne  dans  ce  pays,  il 
suffira  de  dire  qu'il  y  a  onze  ans  un  vaisseau  trouvait  à 
peine  à  Bonny  sa  charge  d'huile  de  palmier ,  et  qu'à  pré- 
sent on  y  en  apporte  chaque  année  de  quoi  charger  huit  à 
dix  bâtlmens. 

»  Plusieurs  navires  français  et  espagnols  étaient  mouillés 
dans  la  rivière  ,  occupés  à  la  traite.  La  plupart  avaient 
déjà  à  bord  une  partie  de  leur  chargement.  Ils  se  croyaient 
en  parfaite  sûreté,  lorsqu'un  jour  à  la  marée  montante 
ils  virent  venir  à  eux  les  chaloupes  de  deux  vaisseaux  de 
guerre  anglais  qui  avaient  mouillé  à  quelque  distance. 
Ces  chaloupes  étaient  pleines  de  monde  et  portaient  leur 
pavillon  déployé.  En  un  instant  les  négriers  donnèrent 
l'alarme ,  et  se  disposèrent  à  faire  une  résistance  désespé- 
rée. Le  plus  grand  des  navires  négriers  était  un  schooner 
espagnol  très-fort  d'équipage.  Il  était  considéré  comme 
l'amiral,  et  c'était  lui  qui,  copiant  les  usages  de  la  marine 
militaire,  tirait  le  coup  de  canon  matin  et  soir.  Ce  fut  ce 
navire  qui  ouvrit  le  feu  sur  les  chaloupes  anglaises,  et  les 
autres  l'imitèrent  aussitôt.  Malgré  la  rapidité  que  celles- 
ci  mirent  à  franchir  la  distance  qui  les  séparait  de  leurs 
ennemis,  elles  perdirent  plusieurs  hommes.  Toutefois,  les 


BES  COTES  ORIENTALES  DE  l' AFRIQUE.         323 

Anglais  ne  ripostèrent  pas ,  certains  de  tirer  des  forbans 
unevengeance  plus  sûre.  Peppel  et  ses  sujets  ,  qui  du  ri- 
vage étaient  témoins  de  cette  action ,  ne  pouvaient  reve- 
nir de  leur  étoiinement.  Ils  regardaient  les  Anglais  comme 
des  fous,  surtout  lorsqu'ils  virent  deux  chaloupes  seule- 
ment aborder  le  grand  schooner,  tandis  que  les  autres  se 
précipitaient  sur  le  reste  de  la  flottille.  En  moins  de  cinq 
minutes  les  négriers  furent  tous  enlevés.  Les  Anglais,  exas- 
pérés par  la  mort  de  leurs  camarades,  ne  firent  d'abord 
aucun  quartier,  et  les  cris  des  vainqueurs  étouffèrent  un 
instant  les  supplications  des  vaincus. 

»  Le  grand  schooner  fut  surtout  le  plus  maltraité.  Il  ne 
resta  presque  personne  à  bord.  Ceux  de  l'équipage  qui 
avaient  échappé  à  la  mort  cherchèrent  à  gagner  la  terre 
à  la  nage-,  mais  dans  le  trajet  plusieurs  furent  dévorés 
par  les  requins  dont  la  rivière  est  remplie.  Le  feu  ,  la 
confusion,  le  bruit  de  l'abordage,  les  cris  des  blessés  qui 
atteignaient  le  rivage,  ceux  des  infortunés  que  les  re- 
quins déchiraient,  tout  contribua  à  jeter  la  consternation 
parmi  les  noirs,  et  en  peu  d'insîans  la  ville  fut  déserte. 
Les  habitans  se  retirèrent  dans  les  bois ,  et  les  patrons  des 
navires  anglais  eurent  bien  de  la  peine  à  les  faire  revenir. 

•»  Dès  que  nous  eûmes  jeté  l'ancre,  nous  remontâmes  la 
rivière  dans  les  chaloupes  des  vaisseaux ,  et  nous  nous 
rendîmes  à  la  ville  où  demeure  le  roi  Peppel ,  sans  nous 
inquiéter  d'un  canot  de  guerre  qui  voulut  nous  arrêter. 
Notre  conduite  irrita  fort  le  monarque  noir.  Son  mécon- 
tentement s'accrut  encore  quand  il  vit  que  le  comman- 
dant de  l'expédition  n'était  pas  venu  le  visiter  lui-même. 
Il  nous  parla  en  termes  très-amers  de  l'événement  que 
je  viens  de  rapporter ,  et  se  plaignit  beaucoup  des  pro- 
cédés de  son  frère  Georges  (c'est  ainsi  qu'il  nommait  le 
roi  d'Angleterre). 


324  EXPLORATION 

M  Le  roi  Peppel  aime  beaucoup  l'ostentation,  il  déploya 
autour  de  lui  tout  le  faste  que  ses  moyens  lui  permet- 
taient. A  la  porte  de  son  palais  une  table  toujours  dressée 
pour  traiter  ceux  qui  viennent  le  voir.  Lui-même  donne 
souvent  de  grands  dîners,  auxquels  il  invite  les  capitaines 
des  navires  marchands,  ainsi  que  les  principaux  de  ses 
sujets.  Lorsque  son  ressentiment  fut  un  peu  calmé,  il  in- 
sista pour  que  nous  prissions  des  rafraîchissemens. 

))  Quelques  jours  après,  il  nous  fit  la  faveur  de  venir 
visiter  les  vaisseaux.  Nous  vîmes  à  cette  occasion  que  sa 
superstition  égalait  sa  vanité.  Il  arriva  dans  un  grand 
canot  de  guerre,  et  demanda  d'abord  si  nous  le  saluerions 
de  nos  gros  canons.  On  lui  répondit  que  c'était  notre  in- 
tention ,  et  il  parut  satisfait.  Le  salut  terminé ,  il  monta 
à  bord  du  Leven;  mais  auparavant  il  cassa  un  œuf  sur 
l'échelle  du  vaisseau  ,  convaincu  que  l'accomplissement 
de  celte  cérémonie  le  mettait  en  garde  contre  toute  es- 
pèce de  trahison.  H  avait  apporté  un  certain  nombre  de 
plumes  qu'il  mit  à  table  à  côté  de  lui,  ainsi  qu'un  os  du 
bras  de  son  père  qu'il  avait  pris  à  cette  intention.  Il  avait 
encore  imaginé  une  précaution  qui  ne  devait  pas  le  gêner 
médiocrement  :  il  portail  au  cou  un  poulet  vivant  attaché 
par  une  patte. 

))  En  général ,  la  superstition  est  le  trait  dominant  du 
caractère  de  ces  peuples.  Il  y  a  à  l'entrée  de  la  rivière 
de  Bonny  une  barre  fort  dangereuse  pour  les  vaisseaux. 
Comme  cet  obstacle  est  très-nuisible  au  commerce ,  les 
naturels,  persuadés  que  la  barre  n'est  autre  chose  qu'une 
déité  malfaisante,  cherchent  à  se  la  rendre  propice  en  lui 
sacrifiant  de  tems  en  tems  une  victime  humaine.  On 
choisit  pour  cet  objet  un  des  plus  beaux  enfans  qu'on 
puisse  trouver.  Pendant  plusieurs  mois  avant  la  cérémo- 
nie ,  il  est  logé  dans  le  palais  du  roi ,  qui  le  traite  avec 


DES  COTES  ORIENTALES  DE  l'aFIUQUE.  325 

toutes  les  marques  de  la  plus  {grande  afFection  :  cette  affec- 
tion toutefois  ne  va  pas  jusqu'à  tenter  de  l'arracher  à  son 
sort.  Du  moment  où  la  victime  est  choisie,  elle  devient 
sacrée 5  tout  ce  que  l'enfant  touche  lui  appartient  :  aussi 
chacun  s'enfuit  sur  son  passage.  Jusqu'à  l'instant  fatal,  il 
ignore  à  (juoi  on  le  destine.  Le  jour  du  sacrifice  arrivé  , 
on  le  conduit  à  la  barre  dans  un  giand  canot;  là,  on  l'en- 
gage à  se  jeter  à  l'eau  pour  se  baigner.  Aussitôt  les  con- 
ducteurs s'éloignent  à  force  de  rames  de  la  malheureuse 
vietime,  sur  laquelle  la  superstition  leur  défend  même 
de  jeter  un  dernier  regard. 

»  L'époque  de  notre  départ  pour  l'Europe  appro- 
chait :  nous  fimes  une  dernière  relâche  à  Sierra-Leone. 
Son  excellence  lord  Mac-Carthy  venait  d'y  arriver  et 
faisait  ses  préparatifs  pour  se  rendre  aux  établissemens 
des  nègres  libres.  On  sait  que  les  nègres  capturés  par  les 
croisières  anglaises  sont  logés  dans  des  villages  ,  sous  la 
surveillance  de  missionnaires  et  de  maîtres  d'école.  Je 
rapportai  de  ma  visite  les  espérances  les  plus  consolan- 
tes. Les  villages  étaient  aussi  propres  que  ceux  d'Angle- 
terre j  chacun  d'eux  possédait  une  église,  une  école,  et 
des  établissemens  commodes  pour  les  professeurs.  L'œil 
découvrait  de  tous  côtés  des  chemins  tracés ,  des  plaines 
défrichées  et  cultivées  ^  partout  les  enfans  se  précipitaient 
au-devant  du  gouverneur  en  l'appelant  Daddj ,  ce  qui 
signifie  père  :  c'est  le  nom  qu'ils  lui  donnent. 

»  La  capitale  de  la  péninsule,  Free-Town  ,  est  vaste 
et  dans  une  belle  position ,  au  pied  des  collines  sur  les- 
quelles sont  bâtis  le  fort  et  d'autres  établissemens  publics. 
Elle  forme  un  amphithéâtre  à  soixante-dix  pieds  au-des- 
sus de  la  rivière-,  les  rues  sont  larges,  coupées  à  an.o-le 
droit  par  d'autres  rues  parallèles  à  la  rivière.  Les  mai- 
sons sont  maintenant  presque  toutes  bâties  en  pierre.  Les 


326  EXPLORATION  DES  COTES  DE  L^ AFRIQUE. 

environs  sont  embellis  par  des  plantations  d'orangers , 
de  limons,  de  bananiers  et  de  cocotiers,  qui  se  marient  à 
la  pomme  de  pin  et  au  gonova  dont  les  bois  sont  rem- 
plis. Des  vignes  tirées  de  Madère  y  ont  déjà  réussi  par- 
faitement. 

»  Quelques  jours  avant  le  départ  des  vaisseaux,  je  reçus 
de  son  excellence  le  gouverneur  l'avis  de  ma  nomination 
au  commandement  du  sloop  de  Sa  Majesté,  VHécla,  des- 
tiné à  une  expédition  sous  la  ligne.  Je  fis  donc  mes  adieux 
à  tous  mes  camarades ,  dont  j'avais  si  long-tems  partagé 
les  dangers ,  et  je  m'occupai  sans  délai  des  préparatifs  de 
ma  nouvelle  campagne.  » 

{^Traveller  s  Magazine.) 


^iofjtrtpÇt^, 


MEMOIRES  D'UN  CHEF  INDIEN. 


Nous  sommes  tous  fatigués  de  jongleries  littéraires,  de 
romans  pseudonymes,  de  Mémoires  faux,  d'œuvres  apo- 
cryphes. Si  l'on  rassemblait  tous  les  ouvrages  dont  les 
véritables  auteurs  se  sont  cachés  sous  un  nom  supposé, 
la  réunion  de  ces  masques  formerait  une  immense  pro- 
cession de  carnaval.  Pour  moi  ,  je  n'ai  pas  le  moindre 
respect  pour  ce  genre  de  ruse,  de  quelque  habileté  qu'elle 
se  pare.  Ce  que  j'aime  avant  tout,  c'est  l'étude  réelle  de 
l'homme  :  dans  l'écrivain  je  m'obsline  à  chercher  l'hom- 
me. Un  des  fruits  de  la  civilisation,  c'est  de  nous  avoir 
trompés  constamment  sous  ce  rapport  comme  sous  beau- 
coup d'autres  5  tous  les  grands  hommes  ont  eu  des  imi- 
tateurs de  leur  style.  Dans  cette  grande  fabrication  lit- 
téraire ,  qui  fait  vivre  une  foule  oiseuse  de  jeunes  gens 
bien  élevés  et  sans  place,  la  biographie  apocryphe  entre 
au  moins  pour  les  deux  tiers.  Napoléon  Bonaparte  et  le 
cardinal  Dubois,  Ninon  de  Lenclos  et  M"^  Du  Barry, 
Nelson  et  Georges  III;  toutes  les  célébrités  ont  passé  par 
celle  étamine.  Londres  ,  Vienne  et  Berlin  cèdent  le  pas, 
sous  ce  rapport,  à  la  librairie  parisienne,  qui,  si  elle  l'o- 
sait, publierait  demain  les  Mémoires  de  Jésus-Christ  et 
de  la  Vierge  Marie. 

La  loyauté  commerciale  des  Américains  répugnerait 
à  cette  mystilication  littéraire;  aux  Etats-Unis  tout  se 
fait  sérieusement.  On  peut  bien  fermer  sa  porte  et  se  dé- 


328  MÉMOinES 

clarer  banqueroutier  ,  c'est  un  accident  commun  ;  mais 
il  ne  faut  pas  se  moquer  du  monde.   S'il  est  vrai  que  la 
gravité  soit  un  manteau  commode  pour  tous  les  vices, 
comme  l'a  prétendu  Swift,  les  vices  américains  sont  bien 
à  couvert.   Ce  héros  sauvage,  dont  le  nom   polysyllabe 
tient  plus  de    la  moitié  du  titre  (1),  je  le  regarderais 
comme  imaginaire  si  le  livre   dont  je  m'occupe   avait 
paru  partout  ailleurs  qu'à  Boston  5  je  l'aurais  relégué  au 
milieu  des  facéties  dont  la  littérature  européenne  inonde 
le  marché ,  je  n'aurais   pas  même  tourné  les   feuillets  ; 
mais  l'empreinte   américaine  me  rassure.   Corbeau-Noir 
n'est  pas  un   être  de  raison.   Je   lis  à   la  tète  du  livre 
une  attestation  signée  :  Antohie  Leclère ,  interprète  du 
gouvernement  pour  les  Renards  et  les  Sacs.  L'inter- 
prète des  Renards  et  des  Sacs  (deux  tribus  indiennes) 
n'avait  pas  besoin  d'attester  l'authenticité  du  volume-,  je 
l'ai  lu,  c'est  bien  le  livre  d'un   sauvage  ;  le  style  est  an- 
glais, souvent  écrit  en  mauvais  anglais,  par  parenthèse  : 
mais  la   pensée  appartient  à  un   indigène  du  continent 
américain.  C'est  le  seul  document  écrit  qui  nous   fasse 
partager  les  sentimens   secrets  de  ces  races  méconnues  5 
ce  sont  les  seules  pages  où  les  Indiens  opprimés  et  déci- 
més aient  laissé  la  trace  de  leurs  passions.  Jamais  homme 
de  race  blanche  n'eiit  deviné  le  génie  de  Corbeau-Noir. 
Voilà  bien  le  héros  des  forets  primitives  :   il  n'estime 
qu'une  chose  au  monde  ,  l'art  de  détruire  son  ennemi  à 
peu  de  frais,  et  en  s'exposant  à  peu  de  dangers  ;  il  ne  pro- 
fère jamais  un  mensonge  :  il  a  le  mépris  et  la  rage  dans 
le  cœur,  l'insulte  sur  les  lèvres  et  les  mains  toutes  san- 
glantes encore. 

(1)  Le  nom  de  ce  chef  indien  est  Mai-ka-mi-chi-kia-kiak ,  c[ue  l'on 
doit  traduire  par  Corbeau-Noir). 


D  UN   CHEF   IXDIEX,  329 

La  plupart  des  Indiens  (jui  se  sont  mêlés  aux  races  l)Uin- 
ches;  ceux  que  les  voyageurs  ont  étudiés,  et  qui  sont  ve- 
nus visiter  Boston,  New-York  ou  Philadelphie  ,  avaient 
perdu  le  caractère  primitif  de  leur  race.  La  civilisation 
les  avait  pénétrés  et  modifiés.  Elevés  par  les  mission- 
naires, devenus  chrétiens,  ils  n'avaient  plus  rien  de  com- 
mun avec  leurs  parens  sauvages.  Corbeau-Noir ,  au  con- 
traire ,  est  un  vieux  guerrier,  qui,  blanchi  sous  le  har- 
nais, maudit  encore  les  blancs,  et  raconte  avec  joie  et 
orgueil  les  nombreux  combats  qu'il  leur  a  livrés  5  il  avoue 
ses  assassinats  comme  des  litres  de  gloire  5  sous  tous  les 
rapports,  c'est  un  écrivain  original ,  et  peut-être  de  tous 
les  auteurs  de  Mémoires  est-ce  le  seul  qui  n'ait  jamais 
cherché  à  pallier  sa  conduite,  à  excuser  ses  torts  ,  à  dé- 
guiser la  vérité. 

Il  nait  en  1781  ,  à  l'embouchure  de  la  rivière  du 
Rocher  qui  se  jette  dans  le  Mississlpi.  La  tribu  des  Sacs 
à  laquelle  il  appartenait  venait  d'être  presque  entière- 
ment exterminée  par  une  tribu  ennemie,  qui,  alliée  aux 
Français  ,  l'avait  chassé  des  environs  de  Montréal,  sa 
première  résidence.  Unie  à  la  tribu  des  Renards,  elle 
livra  combat  aux  Kas-Kas-Kias,  et  fonda  plusieurs  vil- 
lages. Dans  son  nouvel  établissement,  la  tribu  avait  pour 
ennemis  les  Osages,  contre  lescjuels  Corbeau-Noir  fit 
ses  premières  armes.  «J'étais  près  de  mon  père,  dit  l'In- 
dien, quand  un  Osage  l'attaqua^  je  le  vis  tuer  son  anta- 
goniste et  lui  arracher  la  peau  du  crâne.  L'ardeur  guer- 
rière s'empara  de  moi,  je  m'élançai  sur  un  autre  ennemi. 
Mon  tomahaw  k  l'écrasa ,  ma  lance  transperça  son  corps, 
je  le  scalpai  et  je  rapportai  la  peau  à  mon  père  5  il  ne  me 
parla  pas,  mais  il  eut  Tair  joyeux.  J'avais  quinze  ans  5  peu 
de  lunes  après,  accompagné  de  sept  autres  jeunes  gens  de 
ma  tribu,  j'attaquai  cent  Osages^  j'en  tuai  un,  et  je  ne 


ââO  MËMOtREâ 

perdis  pas  un  homme.  Le  lendemain  ,  j'attaquai  toute  la 
tribu  à  la  tête  de  cent  quatre-vingts  hommes.  Tous  mes 
guerriers  m'abandonnèrent,  jugeant  l'entreprise  impru- 
dente, il  ne  me  resta  que  cinq  combattans  ,  et  je  remer- 
ciai le  Grand-Esprit  de  ce  qu'il  m'en  restait  un  seul.  Nous 
tuâmes  un  homme  et  un  enfant.  Les  Osages  nous  ren- 
dirent la  pareille,  et  la  guerre  continua.  A  dix-neuf  ans, 
je  leur  livrai  combat,  deux  cents  hommes  me  suivaient; 
la  bataille  était  furieuse.  L'ennemi  perdit  cent  hommes 
en  tout  ;  pour  moi,  je  tuai  cinq  hommes  et  une  femme. 
Le  Grand-Esprit  le  voulut.  » 

Telle  est  la  guerre  parmi  les  Indiens  -,  la  guerre  pri- 
mitive, nue,  dépouillée  de  la  parure  homérique  dont  le 
philosophe  et  le  poète  lui  prêtent  complaisamment  la 
draperie.  Le  sauvage  veut  détruire  la  tribu  voisine  qui 
partage  avec  lui  les  produits  du  sol,  et  qui  le  prive  de  sa 
subsistance.  Là  se  borne  sa  gloire  5  femmes,  vieillards  et 
enfans  tombent  sous  le  tomahawk.  C'est  une  guerre  de 
bêtes  brutes  qui  se  disputent  des  alimens  :  on  est  surpris 
de  voir  quelques  sentimens  héroïques  et  nobles  se  mêler 
à  cette  férocité  stupide.  «  Nous  nous  battîmes  ensuite  , 
dit  Corbeau-Noir ,  contre  les  Cherokies.  Dans  une  ba- 
taille qu'ils  nous  livrèrent ,  mon  père  fut  blessé  à  mort  : 
mais  j'eus  le  bonheur  de  voir  tomber  sous  mon  tomahawk 
celui  qui  l'avait  tué.  Je  revins  au  village,  je  noircis  mon 
visage  de  suie,  je  laissai  croître  ma  chevelure  et  ma  barbe, 
je  jeûnai,  je  veillai  et  je  laissai  cinq  années  s'écouler  sans 
prendre  part  à  aucun  combat.  » 

Ainsi  se  développent  les  premiers  germes  du  sentiment 
moral ,  germes  sans  lesquels  ces  luttes  des  sauvages  n'of- 
friraient pas  plus  d'intérêt  que  celles  des  renards  et  des 
loups  au  fond  des  bois.  Corbeau-Noir  ne  fait  jamais  pa- 
rade de  sa  bravoure  ;  la  prudence  et  la  ruse  sont  des  ver<= 


331 

tus  qu'il  eslime  bien  davantage  ^  il  est  fier  d'avoir  anéanti 
vingt-huit  ennemis  dans  une  escarmouche  :  il  s'est  caché 
derrière  un  buisson  pour  donner  la  mort  à  l'un  d'eux  5  il 
a  fait  semblant  de  fuir  pour  attirer  l'autre  dans  un  piège; 
il  n'a  pas  la  moindre  idée  de  ce  qu'on  appelle  bravoure 
parmi  les  peuples  civilisés.  Souvent  dans  les  pages  de 
Corbeau -Noir,  l'engagement  dure  un  jour  entier.  Ses 
adversaires  se  cachent ,  se  cherchent ,  se  poursuivent  5 
vous  diriez  des  enfans  qui  jouent  à  la  cligne-musette.  Cha- 
cun prend  de  sa  personne  un  soin  particulier  ;  c'est  un 
assaut  de  ruses.  On  tire  parti  de  tous  les  biiissons,  de  tou- 
tes les  grottes  ,  de  tous  les  accidens  du  terrain  ;  puis, 
lorsqu'un  des  partis  a  le  dessous  ,  que  ses  ennemis  Font 
cerné  et  qu'il  se  trouve  à  leur  merci,  le  massacre  com- 
mence. Ne  croyez  pas  cependant  que  la  pitié  soit  étran- 
gère à  ces  hommes  de  bronze.  Leur  système  social  leur 
défend  sans  doute  une  commisération  qu'ils  regardent 
comme  puérile;  mais  la  nature  l'emporte  souvent  sur 
cette  férocité  transformée  en  vertu.  «  Je  n'ai  jamais  tué, 
dit  Corbeau-Noir,  l'homme  qui  me  déclarait  qu'il  avait 
besoin  de  nra  pitié.  Souvent  un  de' nos  ennemis  est  venu 
rechercher  parmi  nous  sa  femme  ou  sa  sœur  captive ,  et 
non  seulement  je  ne  l'ai  pas  sacrifié,  mais  j'ai  honoré  son 
courage  et  sa  situation  sans  dpfense,  et  je  l'ai  renvoyé 
charg-é  de  présens.  Je  surpris  un  jour  un  hameau  des  usa- 
ges où  je  ne  trouvai  que  six  hommes  seulement  ;  j'avais 
cent  hommes  sous  mes  ordres  :  je  me  retirai  sans  leur 
faire  de  mal ,  quoique  cette  tribu  maudite  eut  tué  mon 
père  et  que  je  la  détestasse  du  fond  du  cœur.  Une  autre 
fois ,  j'avais  une  grande  injure  dont  je  voulais  tirer  ven- 
geance ;  les  hostilités  avaient  commencé  entre  moi  et  mes 
ennemis,  quand  je  rencontrai  deux  petits  enfans  de  la 
tribu  ennemie  que  j'aurais  dû  égorger  selon  les  lois  de  la 


332  MÉMOIRES 

guerre  ;  mais  je  pensai  à  mes  propres  enfans  ,  et  je  ne  les 
tuai  pas. 

»  Bientôt  j'appris  que  les  colons  espagnols  du  Missouri 
allaient  être  remplacés  par  des  colons  anglais  :  ce  qui 
me  rendit  triste,  car  tout  le  monde  m'avait  mal  parlé  de 
ces  hommes  d'Europe.  En  effet,  nous  ne  tardâmes  pas  à 
avoir  la  guerre.  Un  Anglais  fut  tué  par  un  Sac  avec 
lequel  il  élait  en  discussion  d'intérêt.  On  le  conduisit  à 
Saint-Louis  pour  le  juger.  Quand  un  meurtre  est  commis 
parmi  nous ,  nous  rachetons  le  meurtrier  en  payant  une 
somme  qui  est  le  prix  du  sang.  Il  nous  semblait  que  cette 
coutume  devait  régner  chez  les  blancs  comme  chez  nous, 
et  nous  envoyâmes  à  Saint -Louis  quatre  des  nôtres, 
en  les  chargeant  de  traiter  de  la  rançon  avec  les  Améri- 
cains. Les  blancs  consentirent  à  nous  rendre  le  prison- 
nier :  mais  ils  exigèrent  de  nous,  en  échange,  une  vaste 
étendue  de  terrain  que  nous  consentîmes  à  leur  céder. 
luBS  faces  pâles  ne  savent  tenir  leurs  promesses  qu'en  ap- 
parence ,  et  mentent  en  réalité.  Nous  livrâmes  le  terri- 
toire qu'on  nous  demandait  :  l'Lidien  ,  en  sortant  de  pri- 
son ,  fut  tué  par  un  des  amis  du  mort ,  qui  lui  cassa  la 
tête  d'une  balle.  A  peine  cette  semence  d'amertume  fut 
jetée  dans  le  sol  qu'elle  porta  ses  fruits.  Les  Sacs  ne  vou- 
lurent pas  laisser  sans  vengeance  leurs  frères  assassinés  5 
ils  s'allièrent  aux  Renards,  et  firent  aux  Anglais  une 
guerre  d'extermination.  » 

Comment  les  Indiens  n'auraient-ils  pas  de  la  haine  pour 
ces  hommes  qui,  à  leurs  yeux,  ne  sont  que  des  violateurs 
de  traités  et  des  voisins  perfides.'^  Toute  la  conduite  des 
Anglo-Américains  envers  les  sauvages  a  dû  laisser  dans  le 
cœur  de  ces  derniers  un  sentiment  d'irritation  profonde 
et  ineffaçable.  L'esprit  mercantile  et  intéressé  des  colons 
n'a  fait  qu'envenimer  la  haine  qu'ils  ont  inspirée.  Le  nom 


d'un  chef  indien.  333 

de  Français  ou  d'Espagnol  est  un  excellent  passeport  parmi 
les  débris  misérables  des  tribus  indigènes;  elles  ont  de 
la  haine  et  du  dégoût  pour  le  nom  américain.  Noire  di- 
plomatie européenne ,  mise  en  usage  par  des  hommes  avi- 
des qui  ne  cherchent  qu'à  envahir  le  leiritoire  de  leurs 
voisins,  circonvient  peu  à  peu  les  malheureux  sauvages  , 
et  leur  arrache  des  concessions  dont  ils  se  repentent.  On 
leur  envoie  des  députés  qui  leur  distribuent  de  l'eau-de- 
vie,  qui  leur  font  des  présens,  et  qui  sans  les  tromper, 
dans  l'acception  légale  du  mot ,  exercent  sur  eux  une  sé- 
duction coupable.  Il  est  impossible  que  les   relations  de 
voisinage  soient  bonnes  entre  ces  hommes  dont  les  mœurs 
diffèrent.  L'Indien  vole  une  poule  ou  une  gerbe  de  blé  5 
le  colon  se  venge  :  la  haine  est  mutuelle.  On  se  plaint  au 
gouvernement ,  qui  n'est  pas  fâché  de  profiter  de  la  cir- 
constance ,  et  qui  confisque  à  son  profit  tout  le  terrain 
des  sauvages.  Ils  résistent  :    on  les  bat  5  ils  demandent 
grâce,  et  la  première  clause  du  traité  de  paix  que  l'on 
signe  est  la  cession  volontaire  ,  ou  prétendue  telle,  des 
terres  qu'on  leur  a  prises.  En  1 804  ,  le  traité  dont  je  viens 
de  parler ,  et  dont   le  souvenir  est  pour   Corbeau-Noir 
un  sujet  d'amères  douleurs ,  venait  d'assurer  au  gouver- 
nement des  Etats-Unis  la  possession  d'un  grand  territoire, 
au  milieu  duquel  se  trouvait  enclavé  le  domaine  réservé 
à  la  tribu  des  Sacs  dont  notre  héros  faisait  partie.  Il  était 
facile  de  prévoir  que  ce  domaine  ne  tarderait  pas  à  aug- 
menter les  possessions  des»  Européens  :  c'est   ce  qui  ar- 
riva. Il  contenait  des  mines  de  plomb  :  trois  ans  après  , 
ces  mines  étaient  exploitées  par  l'infatigable  spéculation 
américaine.  En  1804,  les  possessions  des  Etats-Unis  ne 
s'étendaient  que  jusqu'à  la  prairie  du  Chien;   aujour- 
d'hui, elles  s'étendent  à  plus  de  sept  cents  milles  au- 
delà,  La  vie  de  Corbeau -Noir  est  d'autant  plus  intéres- 


334  MÉMOIRES 

santé,  que  long-tems  sa  tribu  a  seule  opposé  un  obstacle 
aux  empiétemens  américains.  Ne  nous  étonnons  pas  que 
Corbeau -Noir  traite  ses  ennemis  de  voleurs,  de  tyrans 
et  d'assassins. 

Peu  de  tems  après  la  signature  de  ce  traité ,  que  Cor- 
beto-Noir  regarde  comme  une  perfidie,  les  Américaius 
basent  le  fort  Madisson  aux  pieds  des  Rapides  des 
Moines;  cette  forteresse,  qui  semble  menacer  la  liberté 
indienne,  augmente  l'irritation  des  sauvages.  Laissons 
parler  Corbeau-Noir  :  «  Déjà  le  grand  prophète ,  fils  de 
Tecamschec ,  avait  parlé  à  ses  frères ,  et  les  avait  invités 
à  l'extermination  des  blancs.  Déjà  les  Winnebagoes  avaient 
levé  le  tomahawk,  lorsque  je  fis  le  siège  du  fort  Madisson, 
qui  fut  bien  défendu  par  l'Américain  Hamilton.  Peu  de 
tems  après,  la  guerre  éclata  de  nouveau.  Nous  avions  en- 
voyé au  grand-père  (au  président  des  Etats-Unis)  une 
députation  composée  de  Sacs  et  de  Renards  :  députation 
chargée  de  lui  demander  l'établissement  de  réglemens 
plus  équitables  ,  quant  à  notre  commerce  de  pelleterie 
avec  les  Américains,  il  nous  le  promit  j  sa  parole  ne  va- 
lut  rien,  et  des  milliers  de  braves  gens,  faces  blanches  et 
hommes  rouges  ,  périrent  à  cause  de  cela.  » 

Ce  passage  de  Corbeau-Noir  mérite  explication  5  si  les 
Sacs  et  les  Renards  se  conduisent  bien  à  la  guerre ,  ils 
n'ont  ni  le  mérite ,  ni  l'expérience  des  avocats.  Dans  l'o- 
rigine ,  le  commerçant  donnait  à  l'Indien  des  armes  ,  des 
munitions  et  des  moyens  de  subsistance  pour  l'hiver  5  il 
chassait,  et  payait  avec  sa  chasse  au  commencement  du 
printems.  Le  commerçant ,  selon  l'usage  éternel  du  né- 
goce ,  avait  soin  d'exiger  beaucoup  et  de  donner  peu  ;  il 
allépuait  pour  son  excuse  que  souvent  l'Indien  ne  le 
payait  pas  du  tout,  étant  ou  malade,  ou  paresseux,  ou 
entraîné  par  ses  vengeances  et  ses  querelles  personnelles, 


d'on  chef  indien.  335 

et  qu'on  ne  pouvait  guère  compter  que  sur  les  deux  tiers 
du  paiement  total 5  aussi  vendait-il  ses  mousquets,  ses 
balles  ,  sa  poudre  et  ses  haches  ,  deux  fois  leur  valeur. 
On  essava  de  remédier   à  ce  mal  et  de  corrif;er  cet  abus 
en  établissant  des  factoreries  dans  lesquelles  on  vendait , 
à  meilleur  compte ,  il  est  vrai ,  les  objets  dont  les  sau- 
vages avaient  besoin  5  mais  la  mauvaise  foi  européenne 
se  glissa  encore  dans  ce  nouveau  système.  Le  rebut  des 
manufactures  d'Europe  fut  débité  aux  malheureux  sau- 
vages ,  et  comme  ils  demandaient  toujours  du  crédit ,  ou 
les  rendit  victimes  d'une  usure  exorbitante.  On  profitait 
aussi  de  l'ignorance  indienne   pour  forcer  ces  pauvres 
gens  à  acheter  tout  ce  qui  leur  était  inutile.  J'ai  vu ,  sur 
le  comptoir  d'une  factorerie  ,  des  bourrelets  et  des  cu- 
lottes pour  les  enfans  Indiens,  qui  ne  portent  jamais  ni 
bourrelets  ni  culottes 5  des  almanachs  pour  des  gens  qui 
ne  comprennent  pas  les  almanachs  ,  et  des  tabatières  des- 
tinées à  des  hommes  qui  ne  prendraient  pas  une  prise  de 
tabac   quand  on  leur  donnerait  le  monde  entier.   Dans 
l'ancien  svstème  on  les  trompait  sans  doute,  mais  ils  re- 
liraient au  moins  quelque  utilité  des  objets  qu'on  leur 
vendait  si  cher 5  le  nouveau  système,  au  contraire,   ne 
leur  offrait  que  duperie,  et  ils  ne  savaient  que  faire  des 
objets  qu'ils  payaient  à  si  haut  prix.  Jugez  de  l'estime 
que  leur  inspiraient  les  Européens  ;   ils  devaient   regar- 
der cette  race  comme  une  race  de  voleurs  5  c'est  au  reste 
l'opinion  que  Corbeau-Noir  exprime  sans  trop  de  dégui- 
sement. 

«  Grand  fut  notre  étonnement,  dit  Corbeau-Noir,  lors- 
que ,  malgré  la  promesse  positive  de  notre  père  ,  nous 
ne  reçûmes  ni  munitions  ni  secours  du  facteur  auquel 
nous  nous  adressâmes  ;  nous  crûmes,  non  sans  cause,  que 
les  faces  pâles  voulaient  nous  perdre  complètement.  Au 


33G  MÉMOIRES 

milieu  de  nous  se  trouvait  une  face  pâle,  mais  un  grand 
cœur,  qui  nous  conseilla  de  nous  venger,  de  fumer  le  ca- 
lumet avec  les  Anglais  ,  et  de  nous  tourner  contre  les 
Américains  :  je  réunis  deux  cents  guerriers  et  nous  com- 
mençâmes la  campagne. 

Cette  face  pâle  et  ce  grand  cœur  était  le  colonel 
Dickson,  dont  la  vie  singulière  mérite  d'être  détaillée: 
fatigué  de  la  vie  civilisée  et  des  salons  dans  lesquels  si 
jeunesse  avait  brillé,  il  rejeta  loin  de  lui  les  habitudes  ai. 
la  vie  européenne  ,  épousa  une  squaw  qui  lui  donna  de 
nombreux  enfans  ,  et  se  fit  adorer  des  tribus  sauvages, 
qui  admiraient  ses  vertus  militaires,  et  cjui  s'étonnaient 
delà  loyauté  d'un  blanc.  Il  n'eut  pas  de  peine  à  déter- 
miner les  sauvages  à  prendre  le  parti  pour  les  Anglais  , 
contre  leurs  ennemis.  Avant  cette  époque,  les  Sacs  avaient 
été  les  plus  paisibles  des  Indiens  5  leurs  frères  les  avaient 
même  taxés  de  lâcheté  et  ne  les  nommaient  ordinairement 
que  les  femmes  :  conduits  par  Corbeau-Noir  et  animés 
par  le  colonel  Dickson ,  ils  redevinrent  hommes  5  Cor- 
beau-Noir avoue  qu'ils  firent  des  prodiges  de  valeur. 

«La  manière  dont  les  faces  pâles  se  batlent,  dit  no- 
tre héros  ,  me  sembla  très-ridicule  5  ils  s'exposent  aux 
coups  de  l'ennemi  sans  aucun  avantage  et  sans  avoir 
beaucoup  de  butin  à  remporter.  Je  retournai  chez  moi  y 
là  je  trouvai  un  vieil  ami  de  ma  jeunesse  qui  était  resté 
neutre  et  qui  n'avait  fait  aucun  mal  aux  Américains.  Il 
avait  un  fils  unique  dont  la  chasse  le  faisait  vivre.  Ce  fils 
avait  été  massacré  d'une  manière  effroyable  par  les  Amé- 
ricains. Le  vieux  Sac  me  conta  son  histoire  et  mourut 
sous  mes  yeux  de  fatigue  et  de  faim.  Je  pris  sa  main,  je 
jurai  de  le  venger,  et  je  partis.  »  En  effet ,  la  bataille  de 
Sink-hole ,  où  Corbeau-Noir  se  distingua ,  lui  offrit  une 
«c.laianle  occasion  de  vengeance  ,  et  les  mânes  du  vieux 


d'un  chef  indien.  337 

Sac  purent  être  consolés.  Un  intervalle  de  repos  permit 
à  Corbeau -Noir  de  réparer  ses  forces;  mais  bientôt  il 
apprit  que  sept  barques  chargées  de  soldats  américains 
remontaient  le  Mississipi  et  se  rendaient  à  la  prairie  du 
Chien,  poste  déjà  occupé  par  les  Anglais,  à  l'insu  du 
gouvernement  des  Etats-Unis.  «  Dès  que  les  messagers 
m'eurent  donné  cette  nouvelle,  dit  le  narrateur,  je  des- 
cendis les  bords  du  fleuve  dans  l'espoir  de  trouver  les 
barques  qui  m'étaient  signalées.  Je  les  rencontrai  près 
des  Rapides,  et  l'une  d'elles  ayant  été  jetée  sur  la  plage, 
je  l'attaquai.  La  moitié  de  l'équipage  périt,  et  j'y  mis  le 
feu.  Cet  exploit  ne  me  coûta  que  deux  hommes.  Nous 
trouvâmes  dans  la  barque  de  l'eau  de  feu  que  je  fis  jeter 
par  terre  comme  un  poison  qui  trouble  la  cervelle  :  puis 
une  boite  remplie  de  cette  mauvaise  médecine  dont  les 
hommes  de  la  médecine  blanche  se  servent  pour  tuer 
ceux  qui  ont  malades,  et  beaucoup  d'autres  choses  que 
nous  nous  partageâmes  ;  mes  alliés  me  donnèrent  ensuite 
une  grosse  barque  avec  des  canons,  et  je  m'en  servis  pour 
faire  le  plus  de  mal  possible  aux  Américains. 

»  La  guerre  finie ,  on  nous  fit  signer  un  traité  de  paix , 
que  nous  signâmes  les  yeux  fermés,  comme  à  l'ordinaire. 
Que  savons-nous  des  lois  blanches  ?  on  nous  ferait  signer 
une  promesse  qui  nous  engagerait  à  faire  disséquer  nos 
corps  vivans  ,  que  nous  prendrions  la  plume  d'oie  et  la 
tremperions  dans  l'eau  noire ,  sans  y  regarder  davantage. 
Les  blancs  ont  tort  de  regarder  ces  engagemens  comme 
bons,  ils  sont  nuls  devant  le  Grand -Esprit.  Les  blancs 
devenaient  plus  nombreux  tous  les  jours,  ils  nous  appre- 
naient à  boire  de  l'eau  de  feu  qui  rendait  nos  gens  fous  et 
malhonnêtes.  Deux  de  mes  enfans  moururent  pour  avoir 
trop  bu  de  ce  feu  liquide.  Mon  deuil  dura  deux  ans,  pen- 
dant lesquels  je  ne  touchai  aucune  arme ,  et  renonçai  à 
XV.  22 


338  MÉMOIRES 

tout  ce  qui  fait  la  joie  de  l'homme.  Je  donnai  tout  ce  que 
je  possédais  ,  et  je  me  noircis  la  figure  :  puis  j'entrepris 
un  voyage  au  Canada.  A  mon  retour  je  fus  pris  par  trois 
blancs  qui  me  lièrent  et  me  battirent.  Comment  aime- 
rions-nous ceux  qui  nous  traitent  avec  tant  d'injustice  ? 
On  me  dit  qu'il  fallait  quitter  ma  maison,  et  que,  d'après 
le  traité  que  j'avais  signé  ,  mon  pays  n'était  plus  à  moi. 
Je  refusai  de  céder  la  place  aux  étrangers.  Un  autre  chef, 
mon  ennemi ,  nommé  Keokuck  ,  soutint  l'opinion  con- 
traire. Depuis  long-tems  cet  homme  plein  de  ruses  s'était 
concilié  l'amitié  des  blancs,  et  il  espérait  que  la  tribu  le 
reconnaîtrait  pour  chef.  Je  me  déclarai  contre  lui.  Dans 
ce  moment  même  plusieurs  colons  vinrent  s'emparer  du 
village,  et  se  disputèrent  entre  eux  très-vivement  sur  les 
limites  d'un  territoire  qui  ne  leur  appartenait  même  pas. 
De  nouveaux  usurpateurs  leur  succédèrent  :  je  leur  or- 
donnai de  se  retiier  :  mais  Keokuck  les  soutenait-,  je  le 
regardai  comme  un  lâche  ,  et  je  détestai  cette  prudence 
prétendue  qui  le  portait  à  céder  notre  village  à  nos  mor- 
tels ennemis,  à  le  céder  sans  combattre.  Nous  avions  pris 
la  plume  et  signé  le  traité ,  mais  nous  n'avions  pas  eu  la 
moindre  idée  de  ce  qu'on  exigeait  de  nous.  Quel  droit  ces 
gens-là  avaient- ils  donc  de  nous  chasser  du  village  qui 
nous  avait  été  donné  par  le  Grand-Esprit.^  Après  nous 
avoir  désespérés,  pouvaient-ils  s'étonner  que  nous  les  dé- 
testassions. On  nous  battait,  on  iious  pillait,  on  nous  dé- 
pouillait :  et  ensuite  on  allait  se  plaindre  au  père  qui 
donnait  toujours  raison  aux  blancs  et  jamais  aux  Indiens. 
Notre  village  fut  vendu  tout  entier  :  on  nous  dit  que  si 
nous  ne  voulions  pas  partir  sans  résistance  on  nous  chas- 
serait de  force.  Je  me  plaignis  à  plusieurs  facteurs  ,  à 
plusieurs  agens ,  etj'afFirmai  que  jamais  je  n'avais  vendu 
mes  terres  j  on  me  répondit  que  si  cela  était,  le  père  me 


d'un  chef  indien,  339 

rendrait  justice  -,  ils  le  pensaient  sans  doute  ^  mais  jamais 
justice  ne  m'a  été  rendue.  Un  nouvel  arrangement  m'é- 
tonna  bien  davantage;  une  petite  fraction  de  notre  terri- 
toire avait  été  donnée  aux  Pottawattamies  :  le  père  la  ra- 
cheta pour  une  somme  seize  fois  plus  forte  que  celle  que 
tout  notre  territoire  lui  avait  coûté.  Comment  pourrait-il 
se  faire  qu'un  grand  domaine  valût  seize  fois  moins  qu'un 
petit  domaine  qui  en  faisait  partie  ? 

))  Je  commençai  à  penser  que  les  Américains  n'avaient 
aucune  idée  du  juste  et  de  l'injuste,  du  bien  et  du  mal, 
et  qu'ils  se  conduisaient  toujours  au  hasard,  ou  plutôt  d'a- 
près leur  intérêt  et  sans  aucune  honnêteté.  Alors  je  me 
résignai ,  persuadé  que  la  plus  vive  résistance  ne  servi- 
rait à  rien,  et  résolu,  si  les  guerriers  blancs  arrivaient,  à 
])érir  tranquillement  et  sans  me  plaindre.  Le  général  Gai- 
nes nous  donna  l'ordre  de  quitter  le  territoire,  sans  quoi 
on  allait  nous  chasser.  Deux  jours  nous  furent  donnés 
pour  passer  la  rivière,  que  nous  passâmes  en  effet  :  je  tou- 
chai la  plume  d'oie  que  je  trempai  dans  l'encre,  et  je  res- 
tai en  paix.  Mais  nous  avions  laissé  nos  champs  en  cul- 
ture et  les  épis  y  croissaient.  La  douleur  fut  grande  pour 
nous  de  voir  les  blancs  récolter  nos  épis,  pendant  que  nous 
restions  affamés  sur  l'autre  rive  ;  quelques-uns  des  nôtres 
passèrent  de  nouveau  le  fleuve  ,  et  s'emparèrent  de  quel- 
ques épis  :  ils  les  croyaient  à  eux  ;  car  ils  les  avaient  cul- 
tivés. Nos  femmes  ,  qui  mouraient  de  faim  ,  criaient  en 
réclamant  les  alimens  qu'elles  avaient  laissés  dans  leur  an- 
cien territoire.  Nous  avions  envoyé  à  Malden  un  des  nô- 
tres avec  la  commission  de  demander  aux  Anglais  si  nous 
pouvions  compter  sur  eux  en  cas  d'attaque  contre  les 
Américains.  Neapope ,  c'était  son  nom  ,  nous  répondit 
que  nous  pouvions  compter  sur  les  Anglais  :  ou  il  s'était 


I 


340  MÉMOIRES 

ti'ompé ,  ou  on  l'avait  trompé  j  mais  les  blancs  disent  ra- 
rement la  vérité.  » 

C'est  plaisir  de  voir  se  dessiner  avec  une  netteté  si  pi- 
quante tous  les  caractères  principaux  d'une  guerre  ho- 
mérique ,  transportés  dans  les  savanes  et  les  forêts  du 
Mississipl.  Neapope,  c'est  le  héros  Thalybdes.  Keockuck, 
c'est  Ulysse.  Le  prophète  qui  met  en  mouvement  toutes 
les  haines  et  toutes  les  armes  indiennes  ressemble  à  Cal- 
chas.  Notre  ami  Corbeau-Noir  est  une  espèce  d'Achille 
vieilli  :  malheureusement  il  y  a  entre  les  deux  civilisa- 
tions qui  vont  combattre  un  espace  bien  plus  grand  que 
celui  qui  sépare  les  Troyens  guidés  par  Hector,  des  Grecs 
aux  belles  bottes  j  et  cette  extrême  inégalité,  détruisant  les 
chances  de  succès ,  détruit  aussi  une  partie  de  l'intérêt 
dramatique.  Que  Corbeau-Noir  s'explique  lui-même. 

«  Je  remontai  le  Mississipi  avec  quelques  hommes  qui 
haïssaient  comme  moi  les  Américains.  Mais  bientôt  j'ap- 
pris que  le  subtil  Keockuck  avait  eu  raison  de  ne  pas 
croire  aux  paroles  de  Neapope.  Les  Anglais  ne  m'envoyè- 
rent aucun  secours.  Les  Pottawattamies  et  les  Winne- 
bagoes  refusèrent  même  de  m'envoyer  des  provisions. 
Enfin ,  voyant  quelques  soldats  à  cheval  qui  s'avançaient 
vers  nous  et  qui  appartenaient  au  camp  ennemi,  je  leur 
dépêchai  trois  des  miens  ,  qui ,  au  lieu  d'être  reçus  ho- 
norablement comme  c'est  la  coutume,  furent  traîtreuse- 
ment égorgés.  La  colère  coula  dans  mes  veines;  nous  nous 
jetâmes  sur  les  Américains  dont  la  plupart  furent  tués. 
N'était-il  pas  naturel  de  venger  nos  camarades  égorgés .''  » 

Pauvre  Corbeau -Noir  !  malheureuses  tribus  indien- 
nes !  Il  est  permis  de  déplorer  le  sort  de  ces  malheureux 
et  généreux  défenseurs  de  leurs  terres  et  de  leurs  foyers. 
A   peine  Castor-  Blanc  (  tel  est  le  nom  donné  par  les 


d'un  chef  indien.  341 

sauvages  au  {général  américain  Alkinson)  eut-il  appris  la 
résolution  désespérée  des  Indiens  et  leur  premier  exploit 
qu'il  se  mit  en  campagne.  Il  avait  à  combattre  environ  cinq 
cents  hommes  nus  et  affamés  :  troupe  misérable,  privée 
de  munitions  et  d'artillerie,  traînant  après  elle  des  enfans 
et  des  vieillards  qui  embarrassaient  sa  marche.  Atkinson 
possédait  toutes  les  ressources  de  la  guerre  européenne  , 
et  se  trouvait  à  la  tête  de  quinze  cents  hommes  bien 
disciplinés.  Corbeau-Noir  lui  tint  tète.   Il   raconte  avec 
une  simplicité  vraiment   héroïque  les  détails   de  cette 
triste  lutte.  Tantôt  à  force  d'adresse,  il  élude  la  poursuite 
d'un  adversaire  supérieur  en  nombre  et  en  force,  tantôt 
il  tombe  sur  lui  à  l'iniproviste  et  lui  fait  payer  cher  cette 
rencontre.   Les  soldats  de  Corbeau -Noir  meurent  l'un 
après  l'autre  de  faim  et  de  fatigue  ;  sa  petite  armée ,  cer- 
née de  toutes  parts  et  décimée,  fait  encore  bonne  conte- 
nance. On  ne  peut  que  porter  respect  à  cette  énergie  hé- 
roïque, qui  passerait  pour  sublime,  si  elle  eût  trouvé  son 
Thucydide  ou  son  Homère. 

«  Entre  la  rivière  Rock  et  le  Wisconsin  ,  dit  Corbeau- 
Noir  ,  notre  sang  coulait  tous  les  jours.  Les  lacs  et  les 
étangs  de  cette  contrée  la  rendent  impraticable  j  le  ter- 
rain y  est  mauvais  et  marécageux  ;  et  je  savais  que  les 
faces  pâles,  qui  n'aiment  point  la  fatigue,  nous  y  poursui- 
vraient difficilement.  Mais  quand  la  faim  s'empara  de 
nous  et  que  nous  fûmes  obligés  de  sortir  de  notre  retraite, 
l'armée  blanche  nous  poursuivit.  Elle  nous  atteignit  sur 
les  bords  du  Wisconsin.  Je  rassemblai  autour  de  moi  cin- 
quante de  mes  guerriers  les  plus  braves,  et  pendant  que 
le  gros  de  ma  faible  armée  passait  la  rivière,  je  tins  tète 
à  l'ennemi.  Je  réussis  à  couvrir  la  retraite  des  miens  5 
mais  tout  cela  était  inutile.  Le  Grand-Esprit  avait  fixé  mon 
sort.  Je  gagnai  le  Mississipi  ,  accompagné  de  ceux  qui 


342  MÉMOIRES 

m'étaient  restés  fidèles.  Un  grand  bateau  d'où  sortait  une 
fumée  épaisse  s'avançait  sur  le  fleuve,  comme  une  vaste 
maison  dont  le  toit  fumerait  (c'était  le  bateau  à  vapeur  le 
Guerrier).  Je  plantai  une  percbe  dans  le  sol  de  la  rive  , 
et  à  cette  perche  j'attachai  une  lanière  de  cuir,  pour  in- 
diquer aux  blancs  que  je  demandais  à  me  rendre  prison- 
nier. Mais  les   blancs  criblèrent  de  balles  noire  bande 
qui  n'eut  plus  qu'un  seul  pariri  à  prendre  5  c'était  de  pas- 
ser le  fleuve.  Nous  nous  enfonçâmes  dans  les  bois  et  nous 
construisîmes  des  radeaux  pour  cet  usage.  Nos  ennemis 
survinrent ,  le  fusil  et  le  sabre  à  la  main  ,  et  nous  mas- 
sacrèrent 5  nous  leur  demandâmes  la  vie ,  croyant  nous 
être  comportés  en  braves  et  nobles  guerriers  et  avoir  mé- 
rité que  l'on  nous  traitât  avec  honneur.  On  ne  voulut 
rien  nous  accorder.  On  nous  tuait  pendant  que  nous  na- 
gions 5  on  nous  égorgeait  par  terre  ,  parmi  nos  femmes  et 
nos  enfans;  quelques-uns  se  sauvèrent;  mais  la  plupart 
de  ces  misérables  furent  accueillis  à  coups  de  flèches  par 
les  Dahcotas,  nos  anciens  ennemis  qui  nous  portaient  une 
haine  mortelle ,  et  qui  massacrèrent  un  grand  nombre 
des  nôtres.  » 

Nous  joignons  notre  indignation  à  celle  de  Corbeau- 
Noir., La  grandeur,  la  générosité,  la  noblesse,  sont  du 
côté  des  Indiens;  les  Européens  se  montrent  avides  ,  san- 
guinaires, sans  humanité,  sans  honneur.  Mais  lisez  ce 
qui  suit. 

«  Je  me  rendis ,  continue  notre  héros ,  chez  les  Winne- 
bagoes  qui  me  donnèrent  asile,  et  qui,  bien  qu'étran- 
gers à  notre  guerre,  me  reçurent  avec  hospitalité.  11  fut 
convenu ,  entre  eux  et  moi ,  qu'ils  traiteraient  avec  les 
faces  pâles ,  de  manière  à  ce  que  ma  vie  fut  sauve.  Les 
faces  pâles  le  promirent.  Mais  voici  de  quelle  manière  se 
conduisirent  ces  hommes  quand  on  m'eut  remis  entre 


d'un  chef  indien.  343 

leurs  mains.  Ils  me  renfermèrent  dans  une  baraque  et  me 
firent  traîner  le  boulet  ^  c'est  une  masse  de  fer  ronde  que 
l'on  attache  au  pied  des  coupables  et  qu'ils  sont  obligés 
de  traîner  après  eux.  Sans  doute  mes  ennemis  voulaient 
m'empècher  de  fuir  :  mais  lorsque  Corbeau-Noir  a  donné 
sa  parole  ,  est-ce  qu'il  lui  arrive  jamais  de  se  parjurer  ? 
J'étais  vaincu  :  pourquoi  ne  pas  me  tuer  ?  Cela  aurait 
mieux  valu  que  de  m'humilier  ainsi.  D'ailleurs  à  quoi  cela 
servait-il  ?  Castor-Blanc  savait  que  nous  n'avions  plus 
d'armée.  Moi,  si  je  l'eusse  fait  prisonnier  sur  le  champ  de 
bataille,  je  n'eusse  pas  blessé  son  cœur  par  un  traitement 
pareil.  Tout  le  monde  sait  qu'un  brave  chef  de  guerre 
préfère  la  mort  au  déshonneur.  Peut-être,  cependant, 
est-ce  la  coutume  des  soldats  d'Europe  de  traiter  ainsi 
leurs  captifs.  » 

Le  malheureux  guerrier  eut  à  subir  une  nouvelle  humi- 
liation. Les  Américains  déclarèrent  qu'il  avait  cessé  d'être 
roi.  Une  prétendue  cérémonie  solennelle  fut  consacrée  à 
cette  parodie  de  dégradation.  Corbeau-Noir  existe  en- 
core, honoré  par  sa  tribu  qui  n'a  point  consenti  à  cette  ri- 
dicule déchéance ,  mais  qui  ne  peut  résister  à  la  puissance 
supérieure  qui  l'assiège  et  qui  l'écrase.  Dernier  champion 
des  forêts  qui  l'ont  vu  naître,  Corbeau-Noir  mérite  un 
souvenir  5  il  est  digne  que  les  historiens  blancs  parlent  de 
son  héroïsme  inutile ,  de  sa  sublime  résistance.  Le  type 
de  sa  figure  et  de  son  caractère  s'efface  chaque  jour. 
Non  seulement  ce  type  si  rare  et  si  noble  est  bon  à  con- 
server ,  mais  les  pages  dictées  par  Corbeau-Noir  sont 
les  seules  dans  lesquelles  on  retrouvera  la  trace  des  com- 
bats livrés  par  les  races  aborigènes  pour  repousser  les  en- 
vahisseurs. Jusqu'ici  les  hommes  seuls  avaient  écrit  l'his- 
toire de  leur  chasse  aux  lions  j  maintenant  le  lion  écrit 
ses  exploits.  L'autobiographie  de  Corbeau-Noir  est  un  livre 


344  MÉMoiliES  d'un  chef  indien. 

unique ,  qui  ne  serait  rien  sans  aulhenticité ,  mais  auquel 
cette  authenticité  irréfragable  assigne  une  place  tout-à-fait 
isolée  parmi  les  produits  de  l'intelligence. 

Qui  s'étonnerait  aujourd'hui  de  la  dégradation,  de  l'af- 
faissement ,  de  la  prostration  des  races  indigènes  ?  Elles 
savent  quel  sera  le  sort  de  tous  les  Indiens  assez  impru- 
dens  pour  relever  la  tête.  L'histoire  des  Sacs  et  des  Re- 
nards est  celle  de  toutes  les  tribus  indiennes.  Toujours 
le  même  sentiment  d'indépendance,  de  résistance,  d'hé- 
roïsme a  pour  représentant  un  héros,  un  Achille,  un  Cor- 
beau-Noir. Toujours  s'élève  à  côté  de  lui  un  partisan  de  la 
paix  et  de  la  temporisation  ,  un  chef  qui  flatte  les  blancs 
et  qui  leur  cède  ;  un  Keokuck,  habile  à  profiter  des  cir- 
constances et  à  s'emparer  de  l'esprit  du  peuple.  Les  lec- 
teurs d'Homère  sont  surtout  frappés  de  la  ressemblance 
qui  se  trouve  entre  l'héroïsme  de  ses  principaux  person- 
nages et  celui  des  Indiens.  Les  faibles  restes  des  tribus 
indiennes  que  les  avides  Américains  chassent  devant  eux, 
comme  un  troupeau  de  moulons  que  l'on  éloigne  de  ses 
pâturages  ,  ont  encore  leurs  chefs  de  guerre  et  leurs  chefs 
pacifiques.  Wapashaw,  chef  guerrier  des  Dahcotas,  les 
pousse  à  la  guerre,  c'est-à-dire  à  l'extermination  de  leur 
race.  Uncas  et  Mackintosh  ont  prolongé  l'existence  des 
Creehs  et  d'une  partie  des  Pequods ,  en  ayant  recours 
aux  négociations  pacifiques.  Sassacus,  chePguerrier  d'une 
branche  des  Pequods ,  s'est  armé  pour  la  défendre  et  a 
péri  avec  elle.  Mais  la  plus  subtile  diplomatie  des  sauva- 
ges ne  peut  qu'éloigner  leur  anéantissement  :  et  peut-être 
vaut-il  encore  mieux  marcher  hardiment,  avec  un  héroï- 
que courage,  au-devant  d'une  fatalité  redoutable,  inévi- 
table, que  de  l'atlendre  en  tremblant  et  de  reculer  l'heure 
de  la  mort  par  des  subterfuges  et  des  lâchetés. 

(  Foreign  Review.  ) 


^^i^ceffances. 


MON  Ax1ll  BOB. 


C'est  en  pension  que  je  connus  pour  la  première  fois 
mon  ami  Bob  Burnaby  :  Bob  était  alors  un  petit  marmot 
de  dix  ans  ,  aux  joues  rondes  et  vermeilles  ,  aux  clieveux 
bouclés.  Comme  j'avais  deux  ans  de  plus  que  lui,  et  qu'il 
existait  une  certaine  intimité  entre  nos  familles ,  on  le 
confia  à  ma  protection  spéciale.  Bobbv  avait  été  un  en- 
fant gâté  ,  l'enfant  unique  de  M.  et  M"  Burnaby;  jus- 
qu'à sa  dixième  année,  le  monde  avait  été  pour  lui  un 
monde  de  petits  pâtés  et  de  tartes  ,  de  confitures  et  de 
douceurs  :  sa  volonté  avait  été  la  loi  souveraine  de  la 
maison  paternelle,  son  plaisir  le  but  de  toutes  les  atten- 
tions de  sa  maman. 

On  devine  quels  fruits  une  semblable  éducation  devait 
produire  :  la  paresse  et  l'ignorance  ,  ces  deux  vices  qui  en 
produisent  tant  d'autres.  Enfin  Bob  se  permit  quelques 
actes  d'insubordination  si  impardonnables ,  que  son  père 
perdit  patience ,  et,  s'apercevant  un  peu  tard  qu'il  n'avait 
pas  le  talent  d'élever  lui-même  son  fils,  décida  que  le 
petit  réprouvé  serait  mis  en  pension.  Cette  décision  fut 
en  vain  combattue  par  les  menaces  ,  les  prières  et  les  at- 
taques de  nerfs  de  M"  Burnaby.  Bob  fut  immédiatement 
conduit  au  jardin  académique  dirigé  par  le  révérend 
docteur  Bearpepper. 

Je  devins  bientôt  très-attaché  à  Bob  ;  nous  aimons  na- 
turellement ceux  qui  nous  demandent  noire  appui ,  et 
tout  était  si  nouveau  pour  lui,  le  pauvre  enfant,  que  sans 


346  MON  AMT  BOB. 

moi  il  eût  été  bien  malheureux.  Jour  et  nuit ,  nous  étions 
deux  inséparables ,  assis  sur  le  même  banc  ,  devant  le 
même  pupitre,  additionnant  la  somme  destinée  à  nos  me- 
nus plaisirs ,  ou  composant  nos  thèmes.  La  nuit  venue , 
la  petite  couchette  de  Bob  étant  près  de  la  mienne,  il  me 
parlait  de  papa  ,  de  maman  ,  et  du  gros  chien  Pompée, 
jusqu'à  ce  que  le  sommeil  lui  fermât  les  yeux.  A  cet  âge 
si  tendre ,  Bob  avait  le  goût  de  la  dépense  :  son  argent 
faisait  toujours  ,  comme  on  dit ,  un  trou  à  son  gousset  ; 
aussi ,  quand  il  n'en  avait  plus ,  il  avait  recours  à  mes 
shelling,  et  en  devait  davantage  encore  à  mistriss  Puffy, 
la  grosse  pâtissière  qui  demeurait  au  bas  de  la  rue. 

Cette  prodigalité  anticipée  était  peu  de  chose  au  fond  , 
mais  elle  mettait  Bob  dans  de  continuels  embarras  5  or  le 
pire  des  inconvéniens  de  ces  embarras  toujours  renaissans, 
c'est  de  donner  aux  écoliers  qui  s'y  exposent  une  habi- 
tude de  mentir  et  de  faire  des  mystères  là  où  le  seul  re- 
mède serait  de  dire  naïvement  la  vérité.  C'était  ce  qui 
arrivait  à  Bob  ^  si  je  ne  l'eusse  aimé  sincèrement,  si  je 
n'avais  pas  été  pour  lui  un  véritable  ami ,  nous  nous  se- 
rions brouillés  cent  fois  pour  une  5  car  il  m'empruntait 
sans  cesse  en  me  promettant  de  me  rembourser,  et  ou- 
bliait toujours  les  promesses  qu'il  me  faisait  volontaire- 
ment :  ou  plutôt,  je  me  trompe  ,  il  n'oublait  rien.  Je  le 
voyais  plus  tourmenté  que  moi-même,  rougissant,  la 
larme  à  l'œil ,  humilié  et  désespéré  d'être  forcé  de  man- 
quer de  mémoire....  Au  fond  du  cœur.  Bob,  mon  débi- 
teur, était  encore  mon  honorable  ami. 

A  seize  ans  ,  je  quittai  l'établissement  du  D'  Rearpep- 
per,  et  Bob  versa  d'abondantes  larmes  en  me  voyant  par- 
tir :  il  ne  souffla  mot  des  neuf  shellings  et  quatre  pences 
qu'il  me  devait  5  mais  quand  je  lui  dis  :  «  Bob,  vous  m'é- 
crirez au  moins?  »  je  crois  qu'il  s'attendait  à  m'entendra 


MON  AMI  BOB.  347 

ajouter  :  «  et  n'oubliez  pas  de  m'envoyer  votre  petite 
dette.  M 

Pendant  mon  séjour  à  l'université  d'Oxford ,  nous  ne 
nous  revîmes  pas  :  d'abord  nous  nous  écrivions  souvent , 
et  le  style  de  notre  correspondance  était  très-affectueux  j 
mais  petit  à  petit  les  choses  changèrent ,  et  de  toute  une 
année  je  ne  reçus  pas  une  seule  lettre  de  Bob.  Enfin ,  par 
la  diligence  ,  m'arriva  un  exemplaire  richement  relié  de 
l'ouvrage  qu'il  savait  être  ma  lecture  favorite  ,  avec  mon 
nom  écrit  au  frontispice,  et  au-dessus  :  De  la  part  de  son 
affectionné  et  reconnaissant  ami  Bob. 

«  Oui,  pensais-je  en  lisant  cette  suscription  ,  tu  es  tou- 
jours mon  honorable  ami  !  »  Bob ,  après  un  laps  de  tems 
si  considérable,  avait  honte  de  m'envoyer  les  sept  à  huit 
shellings  montant  de  sa  dette  ;  et  il  ne  fut  satisfait  qu'après 
avoir  pu  consacrer  le  même  nombre  de  guinées  au  cadeau 
qu'il  destinait  à  me  rembourser.  Sous  le  pli  du  paquet , 
je  reçus  une  lettre  qui  m'annonçait  qu'il  avait  embrassé 
la  carrière  militaire  ,  et  qu'il  allait  joindre  son  régiment 
qui  était  dans  une  garnison  étrangère.  Il  me  conjurait  de 
ne  pas  conclure  de  son  long  silence  qu'il  m'eût  oublié  ; 
bref  il  y  avait  tant  de  chaleureuse  amitié  dans  la  lettre  , 
que  Bob  rentra  dans  mes  bonnes  grâces.  Ma  réponse  fut 
très-affectueuse ,  et  je  lui  donnai  l'assurance  qu'il  me  re- 
trouverait toujours  et  partout  le  même. 

Après  avoir  quitté  Oxford  ,  je  voyageai  en  France  ,  et , 
à  mon  retour  à  Londres,  je  rencontrai  mon  ami  Bob 
dans  un  hôtel  de  Bond-Street  :  c'était  alors  ,  dans  toute 
l'acception  du  mot,  un  vrai  fashionable.  Quelle  fête  de 
nous  revoir  et  de  nous  retrouver  bons  amis  !  Nous  ressem- 
blions plutôt  à  deux  écoliers  qui  se  rencontrent  après  les 
vacances  qu'à  des  hommes  qui  avaient  déjà  vu  le  monde. 
Lorsque  ,  bras  dessus  bras  dessous ,  nous  parcourions  les 


348  MON  AMI  BOB. 

rues  de  West-End  ,  nous  éclations  de  rire  comme  an 
tems  où  nous  nous  promenions  sur  la  pelouse  du  révérend 
docteur  Rearpepper. 

Si  je  n'étais  plus  tout  à-fait  le  même,  Bob  n'était  changé 
en  rien  :  il  avait  conservé  sa  tournure  d'esprit ,  son  ca- 
ractère et  ses  anciennes  habitudes  qui  n'avaient  fait  que 
se  fortifier  en  lui  avec  l'âge.  Il  aimait  toujours  les  dou- 
ceurs. Chaque  jour  il  me  conduisait  chez  Gunter  ou  chez 
Grange  ,  quelquefois  chez  tous  les  deux  l'un  après  l'au- 
tre, et  là,  comme  chez  la  vieille  mistriss  Puffy,  Bob  se 
livrait  à  son  péché  mignon,  avec  cette  différence  que  ses 
friandises  étaient  un  peu  plus  raffinées  et  un  peu  plus 
coûteuses  5  car,  hélas!  je  vis  bientôt  qu'il  avait  retenu 
l'ancienne  phrase  :  «  Portez  cela  sur  mon  mémoire.  » 
Malheureusement  Bob  en  agissait  de  même  avec  tous  les 
marchands  à  qui  il  s'adressait  :  c'était  sans  cesse  de  nou- 
veaux bijoux,  des  habits,  des  chapeaux,  qu'il  se  donnait 
sans  se  croire  obligé  de  tirer  de  l'argent  de  sa  poche. 

Je  savais  que  Bob   serait  probablement  un  jour  à  la 
tète  d'une  jolie  fortune  ,  mais  je  doutais  beaucoup  qu'il 
eût  alors  en  son  pouvoir  de  quoi  payer  le  quart  des  ar- 
ticles que  je  lui  voyais  acquérir  avec  si  peu  de  cérémo- 
nie. Je  me  hasardai  à  lui  faire  part  de  m.es  craintes  :  à  son 
embarras  ,  à  la  rougeur  qui  colora  ses  joues  ,  je  compris 
qu'il  sentait  la  vérité  de  mon  observation;  mais  je  re- 
connus bientôt  qu'avec  son  ancien  défaut  il  conservait  la 
mauvaise  habitude  de  chercher  à  les  cacher  par  des  men- 
songes  :   il  en  résulta  que  nous  passâmes  la  soirée  avec 
plus  de  réserve  qu'à  l'ordinaire.  Le  lendemain  matin, 
j'oubliai  la  soirée  de  la  veille,  car  Bob   vint  me  trouver 
en  m'annoncant  qu'il  avait  reçu  l'ordre  de  partir  pour 
l'Inde ,  et  qu'il  devait  quitter  Londres  sous  deux  jours.  Il 
avait  tout  juste  le  tems  de  se  préparer  à  se  mettre  en  route. 


MON  AMI  BOB.  349 

Nous  déjeunâmes  ensemble,  et  pendant  le  repas,  le  garçon 
présentait  continuellement  à  Bob  des  billets  cacbetés, 
qui  me  montraient  que  plusieurs  personnes  étaient  venues 
pour  le  voir ,  et  avaient  insisté  pour  lui  parler  ou  lui 
écrire.  Toutefois  ces  visites  ne  me  paraissaient  pas  de  bon 
aloi,  mais  je  ne  dis  rien.  Immédiatement  après  le  déjeu- 
ner. Bob  me  prit  le  bras  et  me  pria  de  faire  un  tour  de 
promenade  avec  lui.  Nous  avions  déjà  parcouru  ou  tra- 
versé en  silence  plusieurs  rues  et  divers  squares ,  lors- 
qu'avec  un  accent  d'émotion  Bob  me  dit  soudain  : 
«  Il  n'y  a  pas  d'alternative  ,  il  faut  que  je  parte. 

—  Oui ,  certes ,  Bob  ,  répondis-je ,  à  moins  que  vous 
ne  soyez  retenu. 

—  Retenu  !  dit  Bob  en  rougissant,  que  voulez-vous  dire  ? 

—  Pardonnez-moi,  répliquai-je ,  mais  réellement  peu 
de  jeunes  gens  qui  auraient  mené  un  train  de  vie  comme 
le  vôtre  pourraient  être  prêts  à  un  départ  aussi  soudain  : 
or,  mon  cher  Bob,  vous  savez  quel  est  l'élat  de  mes  fi- 
nances ;  vous  savez  que  je  n'ai  pas  la  moindre  épargne  à 
faire  sur  mon  revenu  ;  mais  si  toutefois  vous  pensez  que 
je  puis  vous  être  utile  ,  disposez  de  moi.» 

Bob  me  serra  le  bras  ,  ses  yeux  devinrent  humides  5 
mais  il  avait  honte  d'avouer  le  chiffre  de  ses  embarras. 

«  Je  vous  reconnais  là  ,  mon  cher  ami ,  et  à  l'instant 
même  vous  pouvez  me  rendre  en  effet  un  vrai  service  , 
en  mettant  votre  nom  à  une  lettre  de  change. 

—  La  somme  n'est  pas  trop  forte,  Bob,  j'espère  ^ 

—  Non...  ou  plutôt  je  crains  qu'elle  ne  le  soit  un  peu 
trop... 

—  Si  c'est  une  forte  somme ,  Bob ,  vous  savez  qu'à 
moins  que  vous  ne  puissiez  faire  honneur  à  nos  signa- 
tures le  jour  de  l'échéance,  c'est  moi  qui  irai  en  prison. 

—  Jamais,  reprit  Bob  avec  une  chaleur  et  un  élan  de 
sensibilité  dont  je  ne  pouvais  me  défier. 


350  MON  AMI  BOB. 

—  Eh  bien  !  quelle  est  la  somme  ? 

—  Laissez-moi  d'abord  vous  dire  certaines  choses  qui 
me  pèsent  sur  le  cœur,  continua  Bob  ^  mais  pas  ici...  ve- 
nez de  ce  côté.  «  Et  il  me  conduisit  avec  une  solennité 
silencieuse  jusqu'à  Park-Lane. 

«  Qu'est-ce  que  cela  signifie  ?  demandai-je  enfin. 

—  Chut  !  voyez-vous  cet  hôlel  ?  »  Et  Bob  me  montra 
du  doigt  une  très-jolie  maison  où  deux  laquais  en  brillante 
livrée  recevaient  les  cartes  d'un  personnage  en  voiture 
armoriée. 

«  Si  je  vois  cet  hôtel  ?  certes,  oui ,  je  le  vois  :  qu'y  a-t- 
il  donc  ? 

—  Cet  hôtel  est  habité  par  un  des  plus  riches  proprié- 
taires de  la  Grande-Bretagne. 

—  Je  n'aurais  pas  de  peine  à  le  supposer,  répondis-je. 

—  Il  a  une  fille  unique. 

—  Vraiment  ! 

—  Sa  seule  héritière  ! 

—  Eh  bien  ,  après  ? 

—  Je  suis  honteux  d'avoir  gardé  ce  secret  si  long-tems 
avec  un  ami  tel  que  vous,  murmura  Bob. 

—  Où  voulez-vous  en  venir  ? 

—  Mais  ce  secret  ne  m'appartenait  pas. 

—  Quel  secret  ? 

—  Cette  aimable  fille  ! 

—  Sur  ma  parole ,  Bob ,  m'écriai-je ,  vous  me  faites 
perdre  patience  ! 

—  J'ai  conquis  l'affection  de  cette  jeune  personne. 

—  De  l'héritière  ? 

—  Elle  m'aime  ,  dit  Bob  tout  bas. 

—  Mon  cher,  voilà  un  secret  qui  compte!  Quel  besoin 
avez-vous  alors  d'un  pauvre  diable  tel  que  moi  ? 

—  Oh!  vous  ne  savez  pas  tout  :  elle  m'aime...  elle 
m'aime  à  en  perdre  la  léte. . .  la  pauvre  enfant  !  mais  quel- 


MON  AMI  BOB.  351 

que  riche  que  soit  son  père  ,  s'il  soupçonnait  que  j'ai 
des  dettes...  il  s'opposerait  certainement  au  mariage. 

—  C'est  un  homme  de  sens  ! 

—  C'est  possible-,  mais  il  existe  un  autre  obstacle 

mon  rang Clara  ne  consentirait  pas  à  épouser  un  offi- 
cier qui  ne  serait  pas  au  moins  capitaine.  » 

Je  ne  pus  retenir  un  éclat  de  rire. 

«  C'est  une  faiblesse  peut-être,  dit  Bob  un  peu  ])iqué  , 
mais  c'est  la  seule  qu'elle  ait  ;  il  faut  bien  que  je  m'y 
prête  :  or,  mon  avancement  dépend  de  mon  voyage  dans 
l'Inde,  et... 

—  Très-bien  :  je  comprends  ;  mais  dites-moi  ,  Bob  , 
une  bonne  fois,  ce  que  vous  désirez  que  je  fasse? 

—  Mettez  votre  signature  à  une  lettre  de  change  de 
cent-quatre-vingt-dix  livres  sterling. 

—  Miséricorde!  quelle  somme...  mais  enfin,  puis- 
qu'il le  faut,  j'y  consens...  et  à  l'échéance... 

—  Je  l'acquitterai  honorablement... 

—  Ou  j'irai  en  prison  j  c'est  entendu.  Retournons  à 
l'hôtel. 

—  Un  moment,  j'aime  à  regarder  cette  maison... 

—  La  cassette  qui  contient  le  trésor,  n'est-ce  pas.-'... 

—  Oui ,  et  j'aime  aussi  à  la  regarder  pour  vous  ,  mon 
ami.  Vous  voyez  ces  trois  croisées  garnies  de  rideaux  de 
soie  bleue.  Oh  !  quelle  charmante  petite  chambre  !  Eh 
bien  !  cette  chambre,  je  veux  que  ce  soit  exclusivement 
la  vôtre  quand  je  serai  le  maître  de  la  maison.  Quelle 
chambre  !  un  ameublement  exquis  !  et  quelle  vue  du  parc  ! 
mais  venez  ,  nous  reparlerons  de  tout  cela  en  dinant.  » 

Avant  que  le  diner  fut  servi,  Bob  avait  retrouvé  toute 
sa  bonne  humeur  :  aussi  je  ne  pus  m'empêcher  de  soup- 
çonner, en  le  voyant  si  peu  désolé  d'une  si  prochaine  sé- 
paration ,  qu'il  aimait  encore  plus  la  dot  de  sa  maîtresse 
que  sa  maîtresse  elle-même. 


352  NOM  AMI  BOB. 

«  Je  ne  saurais  deviner,  Bob,  lui  dis-je,  comment  vous 
avez  pu  trouver  le  tems  de  courtiser  votre  belle  :  voilà 
plusieurs  mois  que  nous  sommes  inséparables  ,  et... 

—  Point  de  questions ,  mon  ami ,  ce  secret  ne  m'ap- 
partient pas. 

—  Pas  en  entier,  certainement ,  je  ne  vous  demande- 
rai plus  rien...  mais  cette  maison  de  Park-Lane  est-elle 
comprise  dans  l'héritage  qu'elle  attend  de  son  père  ? 

—  Oh  !  oui  1  et  quelle  maison  !  et  cette  chambre  que 
je  vous  destine  !...  Vous  aimez  le  bain  chaud  ? 

—  Beaucoup  ! 

—  Il  y  a  dans  cette  chambre  un  sofa  en  soie  bleu  de 
ciel ,  et  lorsque  vous  touchez  un  ressort...  je  ne  sais  par 
quel  mécanisme ,  le  sofa  disparait ,  ou  se  change  en  une 
baignoire,  la  plus  délicieuse  baignoire  de  marbre. 

—  Comme  c'est  commode  ! 

—  Oui,  et  une  baignoire  si  complète  :  trois  robinets. 

—  Trois  ?  vous  voulez  dire  deux  ! 

—  Non  ,  non ,  trois  :  un  pour  l'eau  chaude. 

—  Fort  bien. 

—  Un  pour  l'eau  froide. 

—  Cela  ne  fait  que  deux  ! 

—  Doucement  ;  et  le  troisième  pour  l'eau  de  Colo- 
gne !  » 

Ce  soir-là  je  mis  ma  signature  à  la  lettre-de-change  de 
Bob,  et  le  lendemain  matin  nous  nous  dîmes  adieu.  Je 
regrettai  Bob  très-sincèrement.  Après  son  départ ,  vin- 
rent pour  moi  quelques  mauvais  jours  ;  mes  petites  af- 
faires ayant  décliné  matériellement,  ma  gaîté  s'en  res- 
sentit, et  lorsqu'on  me  voyait  promener  seul  et  triste 
dans  les  lieux  que  j'avais  tant  de  fois  parcourus  avec  Bob, 
je  devais  paraître  l'ombre  en  peine  de  son  ami. 

Bob  parti,  mille  révélations  me  furent  faites  sur  ses 
dépenses,  et  au  bout  de  quatre  mois,  juste  deux  mois 


MON  AMI  noB.  353 

avant  réchéance  de  la  lettre -de- change,  j'avais  toutes 
sortes  de  raisons  pour  douter  qu'elle  piil  être  payée.  Je 
savais  rimposslbililc  où  j'étais  de  rembourser  cent  quatre- 
vingt-dix  livres  sterling  5  aussi  je  passai  une  ou  deux 
semaines  dans  une  anxiété  qu'il  ne  me  serait  pas  facile  de 
décrire. 

Un  matin  après  déjeuner ,  étant  sorti  plus  triste  que 
de  coutume  ,  j'errai  quelques  heures  de  côté  et  d'autre 
jusqu'à  ce  que  je  me  trouvai  dans  Park-Lane,  vis-à-vis 
la  maison  même  habitée  par  la  prétendue  de  Bob.  Ah  ! 
pensai-je,  si  Bob  était  à  présent  le  propriétaire  de  cette 
maison  ,  tout  irait  à  merveille  :  il  a  bon  cœur,  le  pauvre 
diable  ;  mais  hélas  !  avant  qu'il  me  mette  en  possession 
de  la  jolie  petite  chambre  bleu  de  ciel ,  avec  le  bain  aux 
trois  robinets,  je  risque  fort  d'aller  en  prison  et  de  voir 
mon  nom  déshonoré.  Mais  comme  je  levais  les  yeux  vers 
le  balcon  du  salon ,  j'aperçus  une  dame  qui  arrosait  des 
géraniums  5  elle  tourna  tout-à-coup  la  tête  de  mon  côté  , 
parut  me  reconnaître  et  me  fit  un  salut  de  familiarité. 
C'était  ma  vieille  amie  et  ma  proche  parente ,  M"  Sim- 
mons  ,  qui ,  me  faisant  signe  d'approcher  du  balcon , 
s'écria  :   «  Oh  !  je  suis  charmée  de  vous  voir  5  nous  ne 
sommes  à  Londres  que  depuis  deux  jours...  nous  logeons 
chez  M.  Molesworth.  Entrez,  je  vous  prie,  je  vous  présen- 
terai. 

Je  frappai  à  la  porte  avec  une  émotion  difficile  à  dé- 
crire, à  la  porte  d'une  maison  où  (par  anticipation)  je 
possédais  déjà  une  chambre  à  moi  avec  des  rideaux  de 
soie  bleue  et  un  bain  parfumé.  Je  fus  admis  au  salon,  et 
mon  amie  M"  Simmons  me  présenta  à  M.  Molesworth  , 
vieux  gentilhomme  affligé  de  la  goutte ,  et  à  sa  fille  uni- 
que ,  jolie  blonde  d'environ  dix-huit  ans. 

Je  passai  plusieurs  jours  de  bonheur  dans  cette  maison, 
XV.  23 


354  MON  AMI  BOB. 

grâce  à  mes  fréquentes  visites.  Possédant ,  quoiqu'elle 
ne  s'en  doutât  pas  ,  le  secret  de  la  jeune  personne ,  je  fis 
plus  de  progrès  dans  son  intimité  qui  si  j'avais  songé 
à  éviter  qu'on  ne  me  soupçonnât  d'avoir  des  vues  sur 
son  cœur  et  sur  sa  main.  Je  ne  tardai  pas  à  me  mettre  à 
mon  aise  avec  la  belle  héritière  ,  et  déjà  nous  donnions 
à  causer  à  toutes  les  personnes  de  notre  connaissance , 
sans  que  je  me  doutasse  que  nous  étions  engagés  dans  les 
commencemens  d'une  inclination. 

J'étais  allé  voir  mon  amie  M''  Simmons  un  matin  de 
bonne  heure-,  c'était  justement  la  veille  du  jour  où  la 
lettre-de-change  de  Bob  devenait  exigible  5  et  M"  Sim- 
mOns  me  demanda  avec  beaucoup  de  mystère  pourquoi 
j'avais  l'air  triste  et  inquiet.  Je  lui  fis  une  réponse  évasive, 
ne  me  souciant  pas  de  révéler  l'embarras  financier  dont 
j'étais  menacé. 

«  Bagatelle  !  reprit  M"  Simmons  ,  allant  bien  au-delà 
du  sens  de  mes  paroles,  mettez-vous  hardiment  en  avant 
et  faites  votre  demande!  votre  famille  est  honorable, 
et  quelle  que  soit  votre  position  actuelle,  vos  espérances 
vous  permettent  de  tout  attendre  de  l'avenir.  D'ailleurs  , 
elle  a  assez  pour  deux.    , 

-—  Elle  ?  repris-je  ,  de  qui  voulez-vous  parler  "^ 

—  De  qui  :  de  miss  Molesworth  ,  assurément ,  me  dit 
mon  excellente  amie  ^  je  suis  sûre  qu'elle  vous  voit  avec 
plaisir  et  que...  » 

—  Vous  n'en  êtes  pas  sûre  du  tout,  repris-je,  car  je 
puis  vous  apprendre  que...  «  J'hésitai,  car  je  n'avais  au- 
cun droit  de  trahir  le  secret  de  Bob. 

«Justement,  dit  alors  M"  Simmons,  la  voici ,  et  je 
vous  laisse  ensemble.  »  A  ces  mots ,  M"  Simmons  sort  par 
une  porte,  miss  Molesworth  entre  par  l'autre. 

«  De  quoi  est-il  question  ?  demanda  la  jeune  personne  , 
avec  émotion,  vous  paraissez  agité  :  qu'est-il  arrivé.^ 


MON  AMI  BOB.  355 

•"—  Sommes-nous  seuls  ?  dis-je  après  un  moment  de  si- 
lence :  il  vaut  mieux  que  je  m'explique.  «  Miss  Moles- 
worlh  tressaillit ,  rougit  et  baissa  les  yeux.  Si  j'avais  été 
un  amant  favorisé,  au  moment  de  faire  et  d'obtenir  l'aveu 
d'une  passion  mutuelle  ,  son  visage  n'eut  pas  accusé  plus 
d'embarras. 

—  Ne  soyez  pas  alarmée,  lui  dis-je,  je  suis  l'ami ,  le 
meilleur  ami  de  Bob,  et  je  sais  votre  secret. 

—  Mon  secret  !  s'écria  miss  Molesvorth. 

—  Oui  ,  ma  chère  miss,  répondis-je,  je  suis  comme  je 
vous  le  disais ,  l'ami  intime  de  Bob. 

—  De  Bob  ?  dit-elle. 

—  Oui ,  continuai-je  en  lui  prenant  la  main  ^  je  suis 
l'ancien  camarade  de  pension  de  Bob. 

—  Et  je  vous  prie,  monsieur,  ajouta-t-elle  en  retirant 
sa  main ,  qui  est  Bob  ? 

—  Ne  vous  inquiétez  pas,  repris-je  en  parlant  plus  bas, 
ne  croyez  pas  nécessaire  de  me  rien  cacher  :  avant  de 
quitter  Londres,  Bob  m'a  tout  dit. 

—  Tout  5  quoi  encore  ?  s'écria  miss  Molesworth. 

—  Yotre  amour  mutuel,  vos  engagemens...  repris-je.  » 
Miss  Molesworth  fit  un  mouvement  de  dépit  et  devint 

rouge  comme  une  cerise  :  d'abord  la  parole  lui  manqua, 
puis  elle  me  dit  ;  «.  Je  ne  sais ,  monsieur,  à  quoi  je  peux 
attribuer  cette  conduite.  Je  n'ai  aimé  personne...  je  ne 
suis  engagée  à  personne...  je  ne  sais  de  qui  vous  voulez 
parler.  Je  vous  avais  cru  un  ami ,  monsieur  ,  mais  main- 
tenant,  monsieur...  w 

Elle  ne  put  achever,  et  tomba  dans  un  fauteuil  à  mon 
côté,  baignée  de  larmes.  En  ce  moment  mes  yeux  se  des- 
sillèrent, je  compris  dans  toute  son  étendue  l'impardon- 
nable mensonge  de  Bob.  M"  Simmons  rentra  et  nous 
trouva  plongés  dans  le  plus  violent  désespoir.  Miss  Mo- 


356  MON  AMI  BOB. 

lesworlh  alla  se  jeter  dans  ses  bras,  se  mit  à  pleurer  sur  son 
épaule;  mais  avant  qu'un  quart-d'heure  fût  écoulé,  sans 
pouvoir  expliquer  comment  cela  se  fit ,  je  me  trouvai  aux 
pieds  de  la  jeune  personne ,  prononçant  des  sermens  d'a- 
mour ,  et  triomphant  de  la  découverte  que  ses  engagemens 
avec  Bob  n'élaient  qu'une  fable. 

Miss  Molesworth ,  en  fille  bien  née ,  me  renvoya  à  son 
père-,  mais  je  pus  lire  dans  ses  grands  yeux  bleus  qu'elle 
ne  me  haïssait  pas.  Je  me  retirai  donc  plein  d'espoir  et  d'a- 
mour. Le  lendemain  matin  ma  première  pensée  fut  pour 
l'entrevue  que  je  voulais  demander  à  M.  Molesworth  afin 
d'obtenir  son  consentement  -,  mais  hélas  !  le  souvenir  de 
la  maudite  letlre-de-change  vint  renverser  tous  mes  pro- 
jets. Il  n'était  que  trop  probable  qu'avant  deux  jours  je 
pourrais  bien  continuer  en  prison  mes  rêves  d'amour,  et 
raisonnablement  je  ne  pouvais  aller  me  proposer  pour 
."•endre  à  un  homme  qui ,  avant  de  m'accorder  sa  fille  , 
serait  obligé  de  payer  cent  quatre-vingt-dix  livres  sterling, 
pour  ne  pas  la  marier  à  un  débiteur  insolvable. 

Il  me  tardait  cependant  de  sortir  de  cette  anxiété  ;  je 
me  rendis  chez  le  banquier  de  Bob ,  pour  savoir  si  je  de- 
vais perdre  tout  espoir  de  ce  côté.  Mais  quelle  fut  ma  sur- 
prise en  entrant  dans  le  comptoir  de  M.  Goldsmith ,  d'ap- 
prendre de  la  bouche  du  premier  commis  que  les  fonds 
de  la  lettre-de-change  de  M.  Burnaby  étaient  arrivés. 

Je  me  reprochai  ma  rancune  anticipée  contre  mon  ho- 
norable ami,  et  lui  sus  gré  de  pouvoir  reparaître  en  bonne 
humeur  à  l'hôtel  de  Park-Lane. 

Pendant  un  mois  rien  ne  troubla  le  cours  paisible  de 
mes  amours,  tout  alla  au  gré  de  mes  souhaits,  et  lorsque 
le  mariage  fut  définitivement  arrêté  ,  miss  Molesworth  et 
sa  famille  quittèrent  Londres  pour  se  rendre  à  leur  rési- 
dence patrimoniale  du  comté  de  Wilts.  Je  restai  seul  pour 


Mox  AMI  non.  357 

terminer  quelques  affaires  d'intérêt.  Le  lendemain  du  dé- 
part de  ma  bien-aimée,  j'étais  assis  dans  ma  chambre, 
triste  et  rêveur,  lorsque  ma  porte  s'ouvrit:  c'était  Bob. 
Il  se  montra  si  heureux  de  me  revoir,  que  je  ne  pus  m'em- 
pêcher  de  le  recevoir  affectueusement.  Il  me  parla  le  pre- 
mier du  service  que  je  lui  avais  rendu  avant  sa  campaf>ne 
dans  l'Inde,  et  moi  après  avoir  franchement  avoué  le  plai- 
sir que  m'avait  fait  sa  ponctualité ,  je  lui  dis  . 

«  Eh  bien  !  Bob,  maintenant  que  vous  voilà  capitaine, 
rien  ne  peut  plus  empêcher  votre  mariage. 

—  Mon  mariage  !  dit  Bob  en  rougissant. 

—  Oui,  repris-je  en  riant  sous  cape,  votre  mariage  avec 
l'héritière  de  Park-Lane. 

—  Oh  !  répondit  Bob  en  s'élançant  de  sa  chaise  et  me 
serrant  la  main,  je  vous  prie  de  ne  jamais  me  reparler  de 
ce  mariage. 

—  Et  pourquoi? 

—  Tout  est  rompu  ,  hélas  ! . . . 

—  Rompu  ! 

—  Oui  !  la  perfide  !...  mais  cela  me  fait  trop  de  peine 
d'en  reparler  •  ne  me  le  rappelez  plus ,  mon  ami ,  je  vous 
en  conjure.  » 

Je  lui  promis  de  respecier  sa  douleur,  et  pendant  quel- 
ques jours  nous  reprimes  nos  anciennes  habitudes.  Tout 
allait  pour  le  mieux  5  cependant  un  matin  Bob ,  fort 
soucieux,  vint  m'annoncer  que  son  tailleur  avait  menacé 
de  le  faire  arrêter  pour  le  montant  de  son  mémoire.  J'of- 
fris aussitôt  d'aller  parler  à  cet  homme  exigeant ,  et  de 
chercher  à  obtenir  un  aélal. 

«  S'il  voulait  seulement  m'accorder  un  mois,  dit  Bob. 

—  Eh  bien!  répondis-je,  j'irai  toujours  lui  deman- 
der. )) 

Le  tailleur  fut  inexorable;  mais  il  me  dit  que  si  je  vou- 


358  MOX  AMI  BOB, 

lais  répondre  de  la  somme  et  m'engager  à  la  payer  moi- 
même  au  bout  d'un  mois  à  défaut  de  Bob,  il  attendrait, 
sinon  il  ferait  arrêter  son  débiteur  le  jour  même.  J'hési- 
tai d'abord  ,  mais  me  souvenant  de  l'exactitude  avec  la- 
quelle Bob  avait  fait  acquitter  les  cent  quatre-vingt-dix 
livres  sterling  de  sa  lettre-de-change  ,  je  me  rendis  res- 
ponsable de  sa  nouvelle  dette  et  revins  féliciter  mon  ami. 
Quand  je  lui  dis  ce  que  j'avais  fait  : 

«  Ce  n'est  pas  possible  !  s'écria-t-il  -,  vous  ne  pouvez 
avoir  voulu  vous  rendre  ma  caution  pour  le  mémoire  de 
ce  drôle. 

—  Je  l'ai  fait,  je  vous  assure  ,  mon  cher  Bob. 

—  En  ce  cas,  mon  cher  ami,  vous  le  paierez  :  je  n'au- 
rai pas  l'argent  moi-même et  je  ne  vous  avais  pas  de- 
mandé de  vous  en  rendre  responsable je  ne  pouvais 

exiger  cela  de  vous;  maintenant,  puisque  vous  l'avez 
voulu  ,  vous  paierez. 

—  Mon  cher  Bob,  vous  me  mettriez  dans  un  fatal  em- 
barras... Je  suis,  vous  le  savez,  dans  une  situation  très- 
particulière...  et  à  la  fin  de  ce  mois  j'aurai  de  tels  enga- 
gemens  ,  que  payer  pour  vous  me  sera  plus  que  jamais 
impossible.  « 

Cet  entretien  me  laissa  de  très -mauvaise  humeur.  Mes 
affaires  avec  les  hommes  de  loi  que  j'avais  besoin  de  con- 
sulter me  retinrent  quelques  jours  dans  la  Cité.  Je  vis 
Bob  plus  rarement,  et  quand  je  le  rencontrais,  c'était 
d'un  air  très-froid  que  je  l'accueillais.  Cependant  un  jout 
ou  deux  avant  l'expiration  du  mois ,  je  dus  penser  sé- 
rieusement à  l'inopportune  responsabilité  que  je  m'étais 
imposée.  La  veille  du  31 ,  j'allai  trouver  Bob  et  lui  repré- 
sentai vivement  ma  situation  pécuniaire  5  il  soupira,  me 
dit  qu'il  était  au  désespoir  que  je  me  fusse  engagé  pour 
lui,  et  déplora  très-pathétiquement  le  vide  de  sa  bourse. 


MON  AMI  BOB.  359 

Le  lendemain  matin  ,  avant  midi ,  je  courus  chez  le  tail- 
leur pour  le  conjurer  de  renouveler  son  billet  ^  mais  j'ap- 
pris alors  que  mon  honorable  ami  lui  avait  remis  la 
somme  dont  je  m'étais  rendu  caution.  J'allai  aussitôt  chez 
Bob  qui  me  reçut  avec  un  rire  si  franc  que  je  finis  par 
rire  avec  lui  ;  mais  je  dois  avouer  que  je  riais  d'autant 
plus  volontiers ,  que  je  savais  que  l'heure  de  la  vengeance 
était  proche. 

Quinze  jours  après  ,  la  famille  de  ma  prétendue  arriva 
à  Londres  pour  célébrer  le  mariage  qui  devait  avoir  lieu 
le  lendemain  malin  à  l'église  de  Saint-Georges-Hanover- 
Square.  Bob  me  demanda  ce  r/ue  j'avais  de  si  intéressant 
à  faire  que  je  semblais  occupé  du  matin  au  soir  ,  et  pour- 
quoi nous  nous  étions  vus  si  rarement  ces  derniers  tems. 

«  Mon  cher  Bob ,  lui  répondis-je  ,  c'était  un  secret  5 
mais  je  ne  veux  plus  avoir  de  secret  pour  vous...  Je  me 
marie  demain  malin. 

—  Vous  vous  mariez  demain  matin  !  Voyons  donc,  et 
avec  qui  ?  Racontez-moi  tout,  mon  cher  ami  :  est-ce  que 
je  connais  la  fiancée?  est-elle  jolie  !'  est-elle  riche  ? 

—  Ce  n'est  pas  le  moment  encore  de  répondre  à  votre 
curiosité,  mon  cher  Bob...  Suspendez  vos  questions.  Je 
dîne  à  six  heures  avec  ma  nouvelle  famille ,  et  je  vous  ai 
choisi  pour  mon  témoin  5  vous  viendrez  donc  pour  que 
je  vous  présente...  allez  vous  habiller,  et  dans  trois  quarts 
d'heure  j'irai  vous  prendre  en  voiture. 

—  Où  demeure  donc  la  prétendue  ?  me  demanda  Bob, 
lorsque  la  voiture  qui  nous  conduisait  entra  dans  Oxford- 
Street. 

—  Vous  allez  le  savoir,  mon  cher  Bob. 

—  Où  passons-nous  donc  ?  demanda-t-il  encore  lors- 
que la  voiture  fit  un  détour  à  gauche. 

— -  Nous  sommes  dans  Park-Laue. 


360  MON  AMI  Bon. 

—  Et  la  future  demeure?...  balbutia  Bob. 

—  Dans  Park-Lane,  mon  ami.  » 

On  ne  peut  se  faire  une  idée  de  l'air  confus  de  ce  pau- 
vre Bob  ,  et  lorsque  la  voiture  s'arrêta  devant  l'hôtel  de 
M.  Molesworth ,  il  me  dit  : 

«  Je  mérite  cela...  je  suis  honteux  de  moi-même 

Allons,  mon  ami,  retournons  chez  nous. 

— Nullement,  répondis-je  au  moment  où  le  domestique, 
après  avoir  fait  tonner  le  marteau  contre  la  porte  de 
l'hôtel ,  nous  ouvrit  la  portière. 

«  Quoi  !  mon  ami ,  vous  entrez  ?  disait  Bob  en  me  re- 
tenant par  les  basques  de  mon  habit. 

—  Si  j'entre ,  je  le  crois  bien  ^  Bob ,  venez  donc  ,  vous 
trouverez  ici  d'anciens  amis ,  et  vous  me  montrerez  la 
chambre  bleue  ,  le  bain  aux  trois  robinets,  etc. 

—  A'^ous  poussez  les  choses  trop  loin  ,  je  reconnais 
mon  tort —  j'ai  dit  ce  qui  n'était  pas je  vous  de- 
mande pardon...  n'est-ce  pas  assez?...  les  domestiques  et 
les  maîtres  de  celte  maison  a  ont  nous  prendre  pour  des 
fous. 

—  Nullement,  repris-jc,  mon  cher  Bob...  soyez  tou- 
jours aussi  vrai  que  je  le  suis  en  ce  moment  avec  vous.  » 
Je  lui  pris  la  main  et  l'entraînai  dans  le  salon  ,  humilié 
qu'il  était,  et  me  disant  tout  bas  :  «  Ah  ça  !  j'espère,  que 
c'est  entre  nous  ;  qu'ils  ne  savent  rien. 

—  Fden,  mon  cher,  rassurez-vous,  et  ils  ne  sauront  ja- 
mais rien  qui  puisse  faire  tort  à  mon  honorable  ami. 

—  Je  n'inventerai  plus  une  menterie  de  ma  vie  ,  me 
dit  Bob.  »  Et  ce  qu'il  y  a  de  plus  heureux,  c'est  que  voilà 
bientôt  six  mois,  qu'il  tient  parole. 

(Nc\v  Mcmthfy  Bfagazine.  ) 


NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

DE  LA  LITTÉRATURE  ,    DES  BEAUX-ARTS  ,    DU  COMMERCE  ,    DES  ARTS 
INDUSTRIELS,  DE  l' AGRICULTURE  ,  ETC. 


Les  lacs  d'Ecosse.  —  Il  n'est  pas  de  contrée  dont  la 
constitution  géo^nostique  offre  plus  d'intérêt  que  celle 
de  la  Grande-Bretagne.  Au  nord  comme  au  sud,  les  dé- 
pôts|calcaires ,  les  schistes  ardoisiers,  la  houille,  les  mi- 
nes de  fer  et  de  plomb ,  se  trouvent  en  grand  nombre  -, 
les]  mines  de  cuivre  et  d'étain  s'étendent  vers  le  sud- 
ouest  ;  le  nord  recèle  des  dépôts  de  cuivre  et  de  mercure, 
ainsi  que  des  roches  micacées  qui  renferment  des  pierres 
précieuses,  et  partout  on  y  trouve  des  sources  d'eaux  mi- 
nérales. Cependant ,  malgré  les  bizarres  aspérités  du  sol , 
les  lacs  y  sont  très-peu  nombreux.  En  Angleterre,  on  n'en 
voit  que  dans  le  Gumberîand ,  le  Lancaster  et  le  "VVesl- 
moreland.  Les  hogs  de  l'Irlande,  avec  leurs  eaux  bour- 
beuses et  leur  aspect  marécageux,  ne  sont  pas  dignes  de 
figurer  dans  cette  catégorie.  L'Ecosse  seule  possède  un 
grand  nombre  de  lacs,  vastes  réservoirs  dont  les  eaux 
pures  et  transparentes,  les  rives  pittoresques  et  les  monts 
élevés  qui  les  encadrent  attirent,  chaque  année,  de  nom- 
breux voyageurs.  Nous  allons  ici  faire  connaître  les  plus 
remarquables. 

Le  premier  de  ces  lacs  est  celui  qui  ;>('  trouve  le  plus 


362  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

rapproché  d'Edinbourg ,  le  Loch-Leven.  A  l'ouest  et  au 
nord-ouest  du  Loch-Leven  est  le  joli  vallon  de  Klnross, 
riche  de  ses  plantations  récentes  ,  de  ses  gracieuses  villas 
et  des  pâturages  où  paissent  ces  belles  vaches  dont  le  lait 
teint  de  son  nuage  azuré  le  thé  des  bourgeois  de  la  mé- 
tropole calédonienne.  Au  levant ,  un  vieux  château  en 
ruine  vous  parle  des  scènes  féodales  d'un  autre  tems  , 
c'est  le  château  de  Burleigh.  Mais  ,  à  ces  vergers  ferti- 
les, à  ces  vertes  pelouses  ,  à  ce  vallon  pastoral,  à  ces  rui- 
nes ,  et  même  aux  sommets  du  Lomond  et  du  Benarly , 
qui  bornent  l'horizon  aii  nord  et  au  sud,  les  lecteurs  de 
/'^Z'Z'e  préfèrent  les  iles  du  lac  lui-même,  et  surtout 
celle  qui  se  dessine  le  plus  près  du  bourg  de  Kinross  ,  et 
qu'on  vous  désigne  comme  la  prison  où  gémit  Marie- 
Stuart ,  nom  toujours  cher  à  l'Ecosse.  Le  lac  Leven  a 
onze  milles  de  circonférence  ,  et  le  chitYre  de  onze  se  re- 
produit si  souvent  dans  sa  description  ,  qu'on  prétend 
qu'il  lui  doit  son  nom,  contraction  à^Eleveji  :  ses  eaux 
baignaient  jadis  les  domaines  de  onze  lairds  rivaux  -,  onze 
ruisseaux  ou  petites  rivières  s'y  jettent  ^  il  contient  onze 
sortes  de  poissons ,  et  onze  espèces  différentes  d'arbres 
ombragent  ses  iles. 

On  appelle  le  Loch-Lomond  le  roi  des  lacs  d'Ecosse  , 
soit  à  cause  de  sa  largeur,  qui  est  de  huit  milles  en  plu- 
sieurs endroits,  et  de  sa  longueur  qui  est  de  trente  mil- 
les ,  soit  à  cause  de  la  magnificence  des  paysages  envi- 
ronnans.  Trente  îles  s'élèvent  sur  ce  lac  ,  et  les  plus 
larges  sont  couvertes  de  belles  plantations.  Quelque  site 
qu'on  choisisse  pour  voir  le  Loch  -  Lomond  ,  les  points 
de  vue  ont  un  mélange  ravissant  de  grâce  et  de  grandeur. 
C'est  du  mont  Misery  qu'on  peut  l'admirer  dans  sa  plus 
vaste  étendue  et  peut-être  dans  ses  aspects  les  plus  va- 
riés :  il  Y  a  là  d'ailleurs  une  sorte  d'attrait  littéraire  et 


DU  COMMERCE,  DE  l'iNDUSTRIE  ,  ETC.  363 

scientifique;  car,  à  quelques  milles  de  distance,  sont  nés 
trois  grandes  illustrations  de  l'Ecosse,  Buchanan  ,  poète 
et  historien,  Napier,  Tinventcur  des  logarithmes,  et 
Smollet,  poète  historien,  romancier  quia  célébré  lui- 
même  ces  lieux  en  vers  et  en  prose.  Cependant  ce  serait 
avoir  mal  vu  le  lac  Lomond  que  de  ne  pas  avoir  gravi 
le  ben  qui  porte  le  même  nom,  car  du  Ben -Lomond 
on  plane  sur  toute  l'Ecosse ,  et  plus  loin  encore.  D'un 
côté  est  Edinbourg ,  d'un  autre  Glascow ,  la  ville  des 
vieilles  gloires  calédoniennes  ,  la  ville  de  sa  prospérité 
commerciale  et  industrielle  :  quand  votre  vue  se  fami- 
liarise avec  cet  immense  panorama,  vous  découvrez  aussi 
les  iles  de  Bute  et  d'Arran  ,  la  côte  d'Islande  et  l'océan 
Atlantique  avec  son  horizon  infini.  Plus  près,  tous  les 
monts  de  l'Ecosse  sont  là  sous  vos  yeux  comme  les  flots 
suspendus  d'une  autre  mer  soudain  pétrifiée.  Je  suppose 
un  ciel  pur  ;  mais  si  des  nuages  accourent  du  nord  ou  du 
midi,  vous  les  voyez  glisser  au-dessous  de  vous,  et  si  un 
orage  se  forme,  grandit,  éclate,  vous  dominez  le  spec- 
tacle, vous  semblez  exciter  vous-même  les  élémens  qui 
luttent  sous  vos  pieds.  On  parcourt  aujourd'hui  le  lac 
Lomond  depuis  la  caverne  de  Rob-Roy  jusqu'à  Greenoch 
dans  un  élégant  bateau  à  vapeur,  où  l'on  trouve  toutes  les 
commodités  de  la  vie  comme  dans  la  meilleure  auberge 
des  Trois- Royaumes. 

Le  lac  Katune,  moins  vaste  que  le  lac  Lomond,  n'est 
guère  moins  pittoresque.  A  l'une  et  à  l'autre  de  ses  deux 
extrémités  ,  un  batelier  y  attend  les  voyageurs,  et  si  c'est 
le  vieux  Stewart  qui  vous  conduit ,  vous  saurez  bientôt 
les  noms  de  tous  les  sites  aussi  bien  que  Walter  Scott, 
qui  fit  sa  réputation  dans  une  note  de  sa  Dame  du  Lac. 
Voilà  le  Ben-Yenue,  voilà  Craig's-Innes  ,  voilà  la  Téte- 
de-Cerf,  et  puis  l'ile  d'Ellen,  etc.  Si  vous  vous  per- 


364  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

mettez  de  trouver  que  le  poète  a  un  peu  a^^randi  la  re- 
traite du  vieux  Douglas  et  de  sa  fille,  vous  reconnaîtrez 
qu'il  n'a  rien  dit  de  trop  des  Trosachs ,  cette  gorge  étroite 
qu'on  pourrait  appeler  les  Thermopyles  de  la  vieille 
Ecosse.  C'est  là  que  le  cheval  de  Fitz-James  succomba  de 
fatigue  sous  son  noble  cavalier. 

A  quelques  milles  du  lac  Katune  est  le  lac  Achray  :  le 
lac  Achray  n'a  qu'un  mille  de  longueur.  A  côté  des  deux 
lacs  précédens  c'est  une  vraie  miniature-  mais  rien  n'est 
plus  gracieux  :  les  rochers  les  plus  arides  ont  là  des  for- 
mes charmantes.  AValter  Scott  lui  a  donné  l'épithète  de 
Loi'eljr,  qui  le  caractérise  parfaitement.  On  dirait  que 
les  oiseaux  eux-mêmes  chantent  sur  ses  bords  avec  plus 
de  mélodie  qu'ailleurs.  Une  fée  sortirait  de  ses  ondes  que 
vous  croiriez  au  miracle  comme  une  chose  toute  natu- 
relle. Par  opposition  ,  le  petit  loch  Ard  est  d'un  aspect 
plus  sombre,  et  il  vous  rappelle  d'ailleurs  cette  scène 
tragique  où  les  Mac-Gregors  immolèrent  sans  pitié  cet 
espion  anglais  que  AValter  Scott  a  fait  si  poltron  dans  son 
Rob  Roj. 

Il  y  a  encore  le  lac  Hong  et  le  lac  Finn ,  et  bien  d'au- 
tres lacs  -,  mais  je  ne  parlerai  plus  que  du  lac  Ness ,  qui 
réunit  la  beauté  des  sites  aux  souvenirs  de  l'histoire.  A 
quelques  milles  du  lac  Ness  est  Culloden ,  où  périt  le  der- 
nier espoir  de  la  cause  jacobite.  Ce  fut  dans  une  chau- 
mière près  du  lac  Ness  que  Charles-Edouard  se  cacha 
pendant  deux  jours  après  la  grande  bataille  de  17  46.  Le 
pauvre  montagnard  (jui  devint  l'hôte  du  royal  proscrit 
s'appelait  Kennedy.  Il  fut  pendu  quelques  années  après 
à  Inverness,  accusé  d'avoir  dérobé  une  vache.  Il  faut  sa- 
voir que  le  vol  d'une  vache  était  jadis  en  Ecosse  un  ex- 
ploit de  héros  plutôt  qu'un  acte  de  bandit,  et  le  pauvre 
Kennedv,  pressé  d'ailleurs  par  la  faim,  aurait  pu  dire  à 


DU  COMMERCE,  I>E  l'iNDUSTHIE  ,   ETC.  365 

ses  juges  :  «  V^ous  faites  pendre  comme  voleur  un  homme 
qui  refusa  de  livrer  un  proscrit  dont  la  tête  valait  trente 
mille  livres  sterling;!  » 

Au  nord  du  Loch-Ness  on  voit  la  belle  roule  militaire 
qui  acheva  la  pacification  de  l'Ecosse.  Du  jour  où  les  ar- 
mées ré{5ulières  purent  pénétrer  dans  les  montagnes ,  les 
mœurs  patriarcales  des  chefs  de  clan  et  les  habitudes  de 
bandits  des  anciens  descendans  de  Gaël  n'opposèrent 
plus  qu'une  faible  résistance  à  la  civilisation  britan- 
nique. 


^^^(iciu^s    ^|C)^btC(if^5. 


Du  traitement  des  aliénés  en  Ecosse ,  en  Angleterre 
et  en  Prusse.  —  Depuis  l'époque  où  le  célèbre  médecin 
François  Pears  a  fixé  l'attention  du  monde  savant  sur 
l'état  misérable  où  étaient  alors  les  aliénés,  et  a  soumis 
leur  traitement  à  une  méthode  rationnelle ,  il  n'est  pas 
de  ville  considérable  où  l'on  n'ait  fondé  quelque  établisse- 
ment destiné  ,  non  plus  comme  autrefois  à  leur  servir  de 
prison  ,  mais  à  leur  fournir  les  moyens  de  guérir ,  ou  au 
moins  de  calmer  leurs  souffrances  5  cependant  un  grand 
nombre  de  ces  élablissemens  sont  loin  d'offrir  toutes  les 
conditions  que  réclame  l'objet  auquel  ils  sont  destinés. 
La  comparaison  que  fait  entre  quatre  de  ces  établisse- 
mens,  dans  quatre  contrées  différentes,  le  docteur  Combe, 
dans  un  ouvrage  fort  curieux  sur  la  physiologie  médicale, 
nous  semble  offrir  assez  d'intérêt  pour  que  nous  puissions 
la  reproduire  ici. 

Ily  a  à  Edinbourgdeux  établissemens  destinés  à  recevoir 
les  aliénés  pauvres  :  l'un  qui  appartient  à  la  ville,  et  l'autre 
à  la  maison  de  travail  ( /^Fe^f  church  charitj  TVorhhouse). 


366  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

Le  premier,  placé  au  milieu  de  la  ville ,  est  environné  de 
construclions  élevées  et  de  l'ancienne  enceinte  de  la  ville 
qui  a  une  grande  hauteur  et  qui  nuit  à  la  circulation  de 
l'air.  Les  bâtimens  dont  il  se  compose  avaient  été  primi- 
tivement destinés  pour  une  maison  de  commerce;  ils  sont 
peu  vastes,  très-bas  d'étage  et  ne  conviennent  nullement  à 
la  destination  qu'ils  ont  reçue.  Le  nombre  ordinaire  des 
malades  est  de  soixante-dix.  Le  peu  d'étendue  du  local  ne 
permet  pas  d'établir  une  classification  convenable.  Il  n'y 
a  ni  atelier  ,  ni  lieu  d'exercice  convenable  ,  et  la  ventila- 
tion y  est  mal  faite.  L'aspect  de  la  maison  n'ofFre  rien  aux 
pauvres  malades  qui  puisse  leur  plaire  ou  les  calmer  :  de 
quelque  côté  qu'ils  regardent,  ils  ne  voient  que  de  hautes 
murailles ,  des  fenêtres  étroites  et  des  barreaux  de  fer. 
L'asile  de  la  maison  de  travail  diffère  peu  de  celui  que 
nous  venons  de  décrire ,  si  ce  n'est  que  son  exposition  y 
permet  un  plus  libre  accès  à  l'air  et  à  la  lumière  5  mais  il 
n'y  a  ni  atelier,  ni  jardin  assez  grand  pour  que  les  malades 
puissent  prendre  un  exercice  salutaire,  et  si  l'on  remarque 
que  la  plupart  des  sujets  qui  y  sont  reçus  sont  habitués  au 
travail  et  au  grand  air  ,  on  concevra  facilement  combien 
doit  leur  être  funeste  ce  séjour,  où  ils  ne  trouvent  ni  les 
avantages  dont  ils  jouissaient  au  dehors ,  ni  aucune  com- 
pensation. 

En  opposition  avec  ces  deux  asiles  qui  sont  peu  dignes 
de  l'époque  actuelle  et  de  la  ville  éclairée  où  ils  se  trou- 
vent ,  nous  citerons  ceux  de  Putk ,  de  Dundee ,  de  Glas- 
cow,  d'Hanwell,  où  les  malades  sont  dans  des  conditions 
tout-à-fait  différentes.  Nous  choisirons  de  préférence  l'a- 
sile d'Han>vell  parce  qu'il  ne  renferme  que  des  pauvres  , 
etqu'il  nous  permetainsi  d'établir  une  exacte  comparaison. 
Cet  asile  contient  environ  six  cents  aliénés.  Le  site  sur 
lequel  il  a  été  bâti  est  élevé ,  gai ,  sec  et  aéré ,  sans  ce- 


DU  COMMERCE,  DÉ  l'iNDUSTRIE  ,  ETC.  367 

pendant  être  trop  découvert.  On  y  jouit  d'une  vue  agréa- 
ble à  la  fois  et  étendue.  Toutes  les  pièces  y  sont  bien  dis- 
posées, admirablement  chauffées,  et  ne  laissent  rien  à  dési- 
rer sous  le  rapport  de  la  ventilation  ,  de  l'éclairage  et  du 
mobilier.  Les  châssis  des  croisées  étant  en  Ter,  on  n'a  point 
à  redouter  d'accidens,  bien  que  Ton  ne  voie  aucune  trace 
de  contrainte  ^  dans  toute  la  maison  l'action  de  l'auto- 
rité est  si  peu  visible ,  que  Ton  croirait  que  chacun  est 
abandonné  à  sa  propre  discrétion.  On  a  aussi  établi  d'as- 
sez nombreuses  divisions  pour  qu'aucun  des  aliénés  n'ait 
à  souffrir  du  contact  de  ceux  dont  l'état  pourrait  exercer 
une  fticheuse  influence  sur  ses  sensations.  Tel  est  le  bon 
ordre  qui  règne  dans  cette  maison  que,  bien  que  le  nombre 
des  cas  fâcheux  y  soit  très-considérable  (les  cinq  sixièmes 
des  malades  qui  sont  dirigés  sur  Hanwell  sont  reconnus 
incurables  avant  leur  admission),   cependant  tout  y  res- 
pire le  repos  et  le  calme.  On  trouve  même  dans  les  quar- 
tiers des  idiots,  des  furieux  et  des  épileptiques^  un  aspect 
de  gaité  et  de  confiance  qui  contraste  avec  ce  que  l'on 
observe  dans  les  établissemens  analogues.  Le  directeur 
de  cet  établissement,  le  docteur  Ellis,  a  apporté  la  plus 
grande  attention  à  ce  que  chacun  des  aliénés  put  trouver 
une  occupation  dans  l'intérieur  de  la  maison.  A  peine 
a-t-on  passé  la  première  porte,  que  l'on  aperçoit  déjà 
quelques  malades  occupés  à  entretenir  les  plates-bandes 
et  à  niveler  le  terrain  ;  plus  loin  ,  d'autres  sont  occupés 
dans  dévastes  jardins,  ou  même  dans  les  champs  voi- 
sins. Quand  on  pénètre  dans  l'intérieur  des  bàtimens,  on 
croirait  voir  une  espèce  de  bazar  universel  :  ici  des  bou- 
langers, là  des  brasseurs  ou  des  tisserands  5  dans  d'autres 
chambres,  ce  sont  des  cordiers  ,  des  tailleurs,  des  cor- 
donniers ,  des  vanniers,   qui  tous  et  en  grand  nombre 
sont  occupés  des  travaux  de  leur  état.    Les  femmes  tra- 


368  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

■vaillent  aussi  de  leur  côté  5  les  unes  à  la  cuisine  ou  à  la 
buanderie  ,  d'autres  à  la  lingerie  :  tontes  enfin  sont  oc- 
cupées. On  ne  force  cependant  personne  à  tra^vailler.  On 
demande  à  tous  de  le  faire ,  et  celui  qui  refuse  n'en  est 
pas  moins  traité  avec  bienveillance  ;  mais  alors  on  cesse 
de  lui  accorder  quelques  petites  douceurs.  Ainsi,  on  ne 
donne  aux  hommes  du  tabac  que  quand  ils  font  quelque 
chose  d'utile ,  et  bientôt  ils  reconnaissent  qu'il  est  à  la  fois 
plus  agréable  et  plus  utile  de  se  livrer  au  travail  que  de 
rester  à  rien  faire. 

Ces  divers  établissemens  sont  uniquement  destinés  aux 
aliénés  pauvres,  et  conséquemment  on  pourrait  penser  que 
l'ordre  qui  y  règne  dépend  de  l'habitude  où  sont  ces  pau- 
vres malades  de  se  livrer  à  de  rudes  travaux.  Voyons 
maintenant  la  description  d'un  établissement  où  l'on  re- 
çoit des  pensionnaires.  Nous  choisirons  de  préférence  l'a- 
sile de  Siegbourg,  près  de  Cologne,  où  l'on  a  adopté  la  mé- 
thode du  docteur  Jacobi. 

La  nature  a  singulièrement' favorisé  la  localité  de  Sieg- 
bourf .  Le  rocher  isolé  sur  lequel  s'élève  l'établissement 
domine  un  riche  et  romantique  paysage  borné  au  sud  par 
les  pics  du  Siebeji-Gehirge ,  au  nord  par  les  ondulations 
du  terrain  ,  au-dessus  desquelles  on  distingue  les  tours  de 
Cologne  ,  à  l'est  par  une  chaîne  de  montagnes  boisées  , 
tandis  qu'à  l'ouest  l'œil  pénètre  dans  la  belle  vallée  du 
Rhin  qui  coule  si  majestueusement  au  milieu  des  jardins 
et  des  vignes  entre  les  villages  suspendus  au-dessus  de  ses 
eaux  et  les  ruines  des  vieux  châteaux  gothiques.  Au  pied 
du  roc  est  l'ancienne  ville  de  Siegbourg,  dont  les  remparts 
vermoulus  sont  baigné  par  le  Sieg ,  torrent  des  monta- 
gnes qui  se  précipite  à  deux  lieues  de  là  dans  le  Rhin.  Le 
château  appartenait  aux  bénédictins ,  auxquels  Napoléon 
l'avait  enlevé  pour  le  réunir  au  domaine  de  l'état.  A  la 


DU  COMMERCE,  DE  l' INDUSTRIE,  ETC.  369 

paix ,  le  roi  de  Prusse  n'ayant  trouA'é  aucun  acheteur  en 
fit  un  asile  destiné  aux  aliénés  des  provinces  rhénanes  ; 
il  faut  en  convenir  ,  rien  ne  pouvait  être  mieux  disposé 
pour  cet  usa^e  que  le  long  corridor  et  les  cellules  sépa- 
rées que  Ibrme  l'intérieur  du  monastère.  L'édifice  est 
presque  quadrangulaire,  mais  au  centre  de  sa  grande  cour 
on  voit  une  belle  église  s'élever  au-dessus  de  tous  les 
bàtimens  sur  trois  côtés;  le  rez-de-chaussée  est  presqu'en- 
tièrement  occupé  par  la  cuisine ,  les  bains  et  les  offices. 
Les  cellules  du  premier  étage  sont  destinées  aux  malades 
pauvres,  tandis  que  celles  du  second  sont  pour  les  pen- 
sionnaires ou  les  personnes  d'un  rang  plus  élevé  et  dont 
le  prix  de  la  pension  varie  suivant  les  soins  qu'ils  récla- 
ment. Le  quatrième  côté  du  quadrangle,  qui  offre  l'avan- 
tage d'être  un  peu  séparé  des  autres  ,  est  habité  par  les 
aliénés  dont  les  cris  ou  les  accès  de  rage  pourraient  in- 
commoder les  aliénés  paisibles.  Le  rez-de-chaussée  a  été 
assigné  aux  hommes,  et  le  premier  étage  aux  femmes. 
Cet  établissement  renferme  aujourd'hui  deux  cents  ma- 
lades, dont  quatre-vingts  femmes. 

Le  moyen  de  traitement  sur  lequel  on  insiste  dans 
cet  établissement ,  celui  qui  paraît  avoir  eu  le  plus  d'in- 
fluence dans  les  cas  heureux  ,  c'est  l'emploi  du  travail , 
soit  intellectuel ,  soit  manuel.  On  établit  dans  ce  but 
une  distinction  dans  les  habitudes  et  dans  la  position  du 
malade  ;  ainsi,  dans  la  classe  des  pauvres  ,  les  hommes 
sont  généralement  occupés  pendant  six  heures  par  jour  à 
la  culture  des  jardins  et  des  champs  qui  entourent  la 
montagne  ,  tandis  que  les  femmes  filent  ou  travaillent 
dans  l'intérieur.  Durant  les  heures  de  loisir,  ceux  qui 
marchent  vers  la  guérison  se  réunissent  en  société  dans 
des  chambres  particulières,  où  on  leur  fournit  pour  leur 
amusement  des  jeux  mécaniques  ,  des  journaux  et  des 
XV.  24 


370  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

ouvrages  d'un  caractère  léger  et  instructif.  Les  pension- 
naires ,  qui  en  général  ont  reçu  une  bonne  éducation, 
sont  aussi  continuellement  occupés:  les  dames  à  des  tra- 
vaux d'aiguille,  à  la  lecture,  à  la  musique,  et  les  hommes 
à  des  études  littéraires  et  arithmétiques  proportionnées 
à  leurs  moyens  et  adaptées  à  chaque  cas.  Des  personnes 
des  deux  sexes  surveillent  avec  soin  les  occupations  des 
deux  divisions.  Un  aliéné  de  cette  maison  était  occupé  à 
traduire  les  Commentaires  de  César  lorsque  je  m'appro- 
chai de  lui-,  un  second  étudiait  un  nouveau  morceau  de 
musique,  et  un  troisième,  observant  que  j'étais  étranger, 
m'adressa  la  parole  en  latin.  Les  appartemens  particu- 
liers des  pensionnaires  sont  fournis  de  tout  ce  qui  peut 
leur  en  rendre  le  séjour  agréable  ;  et  les  cours  et  les  jar- 
dins ofi'rent  un  espace  assez  vaste  pour  les  récréations  et 
les  exercices.  Il  y  a  une  bibliothèque  ,  des  billards,  dif- 
férentes espèces  de  jeux  et  divers  instrumens  de  musique 
pour  servir  de  délassement  pendant  le  petit  nombre 
d'heures  qui  ne  sont  pas  consacrées  aux  travaux  manuels 
ou  à  l'étude. 

^^cottotnie  ^gofift(|tt^ 

Des  profits  des  hommes  de  lettres  dans  les  seizième 
et  dix-septième  siècles ,  et  de  la  situation  financière  de 
Shahspeare  en  particulier.  —  On  parle  beaucoup  de 
nos  progrès  sociaux  5  quand  on  veut  réduire  cette  expres- 
sion à  sa  juste  valeur,  il  arrive  souvent  aux  philosophes 
de  reconnaître  avec  surprise  que  le  progrès  est  imagi- 
naire ,  et  que  les  forces  sociales  se  sont  déplacées ,  mais 
non  pas  changées.  Dans  l'opinion  commune,  la  situation 
de  l'homme  de  lettres  est  aujourd'hui  plus  avantageuse 


DU  C0SI5IERCE,  DE  l' INDUSTRIE,  ETC.  371 

qu'elle  ne  l'a  jamais  élé.  On  cite  la  seigneurie  de  Vol- 
taire ,  le  château  de  lord  Byron ,  l'influence  exercée  ^ar 
les  gens  de  lettres  sur  la  révolution  française  ;  on  oublie 
que  pendant  le  moyen -âge  un  homme  distingué  par  ses 
talens  devenait  cardinal  et  ministre.  Quel  est  le  professeur 
actuel  qui  occupe  une  position  comparahle  à  celle  d'A- 
beilard  ou  de  Pierre -le- Vénérable  ?  Pétrarque  vivait 
comme  un  prince,  le  Bimbo  avait  des  palais  ornés  de  sta- 
tues ,  Joinville  et  Froissard  ,  les  premiers  historiens  de 
la  France  ,  jouissaient  de  tout  le  bien-être  et  de  tout  l'é- 
clat dont  les  premiers  rangs  militaires  ou  civils  entou- 
rent aujourd'hui  un  citoyen  :  l'époque  était  hostile  à  l'in- 
telligence sans  doute ,  mais  celle-ci  reprenait  ses  droits 
et  assurait  à  son  possesseur  une  quantité  fort  honnête  de 
jouissances  matérielles.  Chaucer,  le  satirique  du  quator- 
zième siècle ,  était  tout  aussi  heureux  que  Béranger. 
L'universel  Erasme  ,  auquel  les  princes  écrivaient  avec 
tant  de  respect,  occupait  la  situation  de  Goethe.  Envi- 
ronnés d'obstacles  ,  pauvres  à  leur  naissance ,  dénués  de 
secours  ,  tous  ces  hommes  deviennent  maîtres  de  leur 
destinée.  Ne  parlez  pas  des  malheurs  du  Tasse,  de  ceux 
du  Dante,  de  Cervantes  et  de  Milton.  Ces  malheurs  ne 
tiennent  pas  à  leur  génie,  mais  à  leur  caractère  et  aux 
circonstances  qui  les  entouraient.  Milton  et  Dante  ont  été 
battus  de  tous  les  orages  politiques ,  mêlés  à  des  conspi- 
rations ,  brûlés  de  fanatisme  et  de  haines  particulières  , 
comment  n'auraient-ils  pas  payé  le  prix  de  leurs  passions 
et  de  leurs  fureurs  ?  Si  le  Tasse  a  beaucoup  soufTert ,  c'est 
qu'il  était  rêveur  ,  orgueilleux ,  misantrope  et  amoureux 
comme  J.-J.  Rousseau.  Enlevez  à  tous  ces  hommes  leur 
génie,  et  laissez-leur  le  caractère  malheureux  dont  la 
nature  les  a  doués,  les  mêmes  calamités  fondront  sur  eux, 
ils  seront  victimes  de  la  société  qu'ils  blesseront. 


372  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

Il  était  déjà  prouvé  que  William  Shakspeare ,  après 
avoir  passé  à  Londres  une  quinzaine  d'années  ,  et  avoir 
réalisé  une  somme  d'argent ,  fruit  de  ses  chefs-d'œuvre  et 
de  son  travail,  avait  quitté  tout- à -coup  la  grande  ville 
pour  n'y  plus  reparaître,  et  qu'il  avait  appliqué  le  capi- 
tal dont  il  se  trouvait  maître  à  l'achat  d'un  petit  domaine 
dans  sa  ville  natale  (1).  On  savait  aussi  que  depuis  l'é- 
poque de  sa  retraite  jusqu'à  celle  de  sa  mort,  il  vécut  dans 
une  profonde  solitude  ,  sans  envoyer  aucun  manuscrit  de 
drame  à  ses  anciens  camarades,  et  sans  se  livrer  à  aucune 
spéculation  lucrative  5  ce  qui  supposait  nécessairement 
une  fortune  indépendante.  Mais  il  était  réservé  aux  in- 
vestigations du  savant  le  plus  infatigable  de  toute  l'An- 
gleterre, de  Payne  Collier,  auteur  d'une  excellente  his- 
toire du  théâtre  d'Angleterre  ,  de  nous  faire  connaître  la 
véritable  situation  de  la  fortune  de  ce  grand  homme  , 
qui  en  définitive  n'avait  pas  plus  à  se  plaindre  de  son 
époque  que  les  bons  écrivains  actuels  n'ont  à  se  plaindre 
de  leurs  contemporains.  Deux  liasses  de  vieux  papiers  of- 
ficiels qui  avaient  appartenu  au  garde-des-sceaux  de  la 
reine  Elisabeth,  grand- chancelier  sous  Jacques  I",  lord 
Ellesmere ,  n'avaient  pas  été  compulsées  depuis  l'époque 
où  le  chancelier  lui-même  les  avait  scellées  du  sceau  of- 
ficiel 5  lord  Francis  Egerton  permit  à  M.  Collier  de  con- 
sulter ces  vieux  documens,  qui  lui  ont  donné  des  résul- 

(1)  D'après  des  documeus  officiels,  on  sait  qu'en  1602,  Shak- 
speare acheta  107  acres  de  terre  (50  hectares  environ)  qu'il  annexa 
à  sa  maison  de  New-Place  ;  qu'en  1603  ,  il  acheta  encore  pour  la 
somme  de  60  liv.  st.  (i,500  fr.)  une  grange  avec  remises,  greniers 
et  vergers  ,  située  près  de  Stratford,  et  qu'en  1605  il  donna  440  liv.  st. 
(11,000  fr.)  pour  le  loyer  des  grandes  et  petites  dîmes  de  Stratford. 
On  voit  que  Shakspeare  était  un  excellent  administrateur,  et  qu'il 
connaissait  toute  l'importance  des  capitaux  productifs. 


DU    COMMERCE,    UE    l'jNDUSTRIE  ,  ETC.  373 

tais  pleins  d'intérêt.  Ainsi,  dans  les  pétitions  adressées 
à  la  cour  par  la  compagnie  d'acteurs  dont  Shakspeare  fai- 
sait partie,  on  aperçoit  clairement  la  prof[ression  suivie 
par  la  fortune  du  grand  poète.  Dans  la  première  de  ces 
pétitions,  son  nom  est  placé  le  douzième-,  en  1596,  dans 
la  seconde  ,  il  apparaît  le  cinquième  ;  enfin ,  en  1G03  ,  la 
patente  que  lui  accorde  le  roi  Jacques  le  nomme  le  se- 
cond. Lorsque  la  corporation  de  Londres  ,  dominée  par 
des  sentimens  de  puritanisme  exagérés  ,  voulut  chasser 
tous  les  acteurs  de  ses  domaines ,  et  proposa  de  leur  ache- 
ter leurs  propriétés  ,  il  fallut  estimer  non  seulement  le 
capital  appartenant  au  théâtre,  mais  la  part  de  chacun 
des  propriétaires  ;  or,  d'après  les  nouveaux  documens  re- 
trouvés par  M.  Collier,  celle  de  Shakspeare  (  inférieure 
seulement  à  celle  de  Burhadge  son  camarade)  s'élevait  à 
1,433  liv.  sterling,  qui  équivaudraient  aujourd'hui  à 
7,000  liv.  sterl.  (175,000  fr.).  Le  montant  total  de  l'in- 
demnité réclamée  par  les  divers  actionnaires  et  proprié- 
taires du  théâtre  de  Blackfriars  s'élevait  à  7,000  liv.  st.  ; 
d'après  la  plus-value  actuelle  du  numéraire,  cette  somme 
représente  au  moins  35,000  liv.  sterl.  (870,000  fr.). 

Suivant  les  calculs  de  M.  Collier,  le  revenu  de  Shaks- 
peare en  1608 ,  c'est-à-dire  à  l'époque  où  il  avait  produit 
presque  tous  ses  chefs-d'œuvre,  équivalait  au  moins  à 
300  liv.  st.  de  cette  époque  ,  c'est-à-dire  à  1,500  liv.  st. 
(37,500  fr.).  Peu  d'auteurs  dramatiques,  M.  Scribe 
excepté  ,  ont  réalisé  de  nos  jours  un  aussi  beau  re- 
venu 5  quant  à  la  position  sociale  de  Shakspeare,  elle 
nous  semble  fixée  par  le  passage  suivant  d'une  lettre 
adressée  à  lord  Ellesmere  par  Henri  Southampton,  qui 
lui  demandait  sa  protection  pour  les  acteurs  contre  la 
corporation  de  Londres.  Après  avoir  fait  l'éloge  de  Bur- 
hadge, le  Roscius  anglais,  celui  qui  accorde  admirable- 


i74  KOOVELLES  DES  SCIENCES  , 

ment  le  geste  avec  la  parole ,  et  la  parole  avec  le  geste , 
il  parle  de  Shakspeare  comme  d'un  homme  qui  ne  mérite 
pas  moins  de  faveur  :  «  Mon  ami  particulier,  ajoute-t-il, 
acteur  estimé  dans  la  compagnie  ,  propriétaire  d'une  ac- 
tion dans  le  théâtre  ,  auteur  de  quelques-unes  de  nos 
meilleures  pièces  anglaises,  et  qui ,  vous  ne  l'ignorez  pas, 
était  singulièrement  aimé  de  la  reine  Elisabeth  ,  quand 
les  acteurs  venaient  jouer  devant  la  cour  à  Noël  et  à 
Pâques.  >y 

Il  paraît  même  que  la  prospérité  de  Shakspeare ,  ré- 
sultat évident  de  son  talent  et  de  son  économie  ,  excitait 
la  jalousie  de  ses  confrères  les  poètes ,  car  Daniel ,  l'au- 
teur de  sonnets ,  si  célèbre  à  cette  époque  ,  écrit  à  lord 
Ellesmere  une  lettre  dont  M.  Collier  cite  plusieurs  passa- 
ges fort  curieux  :  «  On  veut,  dit -il ,  d'après  la  requête 
de  quelques  gens  de  cour,  donner  à  un  homme  de  théâ- 
tre la  place  que  votre  excellence  m'a  promise  de  maester 
oflhe  revels  (intendant  des  menus  plaisirs)  •  si  l'on  avait 
choisi  mon  bon  ami,  M.  de  Rayton  ,  je  n'aurais  pas  mur- 
muré, car  il  aurait  rempli  cette  place  très-excellemment; 
mais  dans  mon  humble  opinion  ,  il  n'est  pas  convenable 
qu'elle  soit  remplie  par  un  homme  dont  les  pièces  se 
jouent  à  Londres  tous  les  jours  ,  qui  lui-même  fait  partie 
de  la  troupe  de  Sa  Majesté ,  qui  fait  des  gains  considéra- 
bles, et  qui  est  propriétaire  d'un  théâtre  :  ce  serait  l'o- 
bliger à  être  souvent  arbitre  dans  sa  propre  cause.  »  En 
effet ,  Shakspeare  n'obtint  pas  cette  place  •,  ce  fut  Samuel 
Daniel  qui  l'occupa. 

De  ces  nouveaux  et  incontestables  documens  relatifs  à 
la  situation  pécuniaire  du  plus  grand  écrivain  que  l'An- 
gleterre ait  produit,  que  résulte-t-il?  que  dans  presque 
toutes  les  époques  le  génie  a  conquis  sa  place  et  arraché 
à  la  société  la  plus  indifférente,  non  seulement  une  sté- 


DU  COMMERCE,   DE  l'iXDUSTRIE  ,  ETC.  375 

rile  estime ,  mais  le  bien-étre  et  l'aisance ,  toutes  les  fois 
que  Tordre  et  l'économie  ont  réglé  les  mouvemens  de  sa 
vie  matérielle.  Un  acteur,  au  seizième  siècle,  était  le  plus 
méprisé  des  baladins  ,  et  n'ol)lenait  pas  beaucoup  plus 
de  considération  qu'un  danseur  de  corde  de  nos  places 
publiques  n'en  obtient  aujourd'bui.  Cependant  nous 
voyons  Shakspeare  devenir  l'ami  de  lord  Southampton  , 
obtenir  la  faveur  de  la  reine  Elisabetb ,  et  mourir  ricbe 
propriétaire  dans  sa  petite  ville  natale  de  Stratford-sur- 
Avon. 


($. 


^S^S 


Les  Quakers  en  voyage.  —  Personne  mieux  que 
les  quakers  ne  sait  vivre  dans  les  limites  de  la  loi  et 
éluder  la  loi.  La  subtilité  de  leur  sévérité  fait  honte 
aux  anciens  casuistes.  Je  voyageais  un  jour  avec  trois 
vénérables  quakers  ;  ils  n'avaient  pas  ouvert  les  lè- 
vres pendant  toute  la  route  5  leur  habit  était  boutonné 
jusqu'au  menton,  leur  tèle  était raide  et  inflexible.  Nous 
descendîmes  dans  un  village  pour  nous  rafraîchir  pen- 
dant qu'on  changeait  de  chevaux.  Les  quakers  deman- 
dèrent du  thé ,  je  demandai  des  côtelettes.  La  maîtresse 
de  l'auberge,  femme  expérimentée,  m'apporta  des  côte- 
lettes et  du  thé;  aux  quakers  du  thé  et  des  côtelettes. 
Cette  habile  manœuvre  doublait  les  bénéfices.  En  vain 
nous  fîmes  observer  à  l'hôtesse  que  nos  appétits  n'exi- 
geaient pas  cette  surérogalion.  Elle  refusa  de  nous  écou- 
ter. Je  regardais  attentivement  les  convives ,  plein  de 
confiance  dans  leur  sagesse  et  décidé  à  les  imiter  dans 
cette  circonstance  épineuse.  Ils  burent  leur  thé,  je  man- 
geai mes  côtelettes.   Ils  offrirent  à  leur  hôtesse  le  prix 


376  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

exact  du  thé  qu'ils  avaient  bu,  je  suivis  leur  exemple, 
et  j'offris  la  valeur  de  mon  déjeuner.  L'hôtesse  cria,  tem- 
pêta ,  refusa  notre  argent ,  sous  prétexte  qu'elle  voulait 
tout  ou  rien. 

«  Sœur ,  s'écria  le  plus  grave  et  le  plus  sec  des  trois 
quakers,  veux-tu  ton  argent. 

—  Non ,  cria  la  sibylle  ,  je  n'en  veux  pas  !  » 

Le  grave  quaker  remit  son  argent  dans  sa  poche ,  bou- 
tonna le  dernier  bouton  do  son  habit ,  se  leva ,  fut  suivi  de 
ses  deux  frères  qui  imitant  son  mouvement  replacèrent 
leurs  schellings  dans  leurs  poches  respectives ,  et  quitta 
l'auberge.  Que  pouvais-je  faire  de  mieux  que  de  me  con- 
former à  un  modèle  si  respectable  ?  Ma  redingote  fut 
boutonnée ,  mon  argent  remis  dans  ma  bourse ,  et  je 
marchai  gravement  sur  les  traces  de  nos  quakers.  L'hô- 
tesse se  confondait  en  clameurs  effroyables.  Pas  un  des 
quakers  ne  se  retourna,  pas  un  d'entre  eux  ne  fronça  le 
soucil.  Nous  remontâmes  en  diligence.  Le  silence  régna 
pendant  une  demi-heure.  Alors  le  plus  grave  et  le  plus  âgé 
rouvrit  la  bouche  ecdit  :  «  Frères,  quel  est  le  cours  des 
indigos  sur  la  place  de  Londres  ?  » 

Sans  contredit  c'est  à  ce  calme ,  à  ce  sang-froid,  à  cette 
impassibilité  qu'apportent  les  quakers  dans  toutes  les  cir- 
constances de  la  vie  ,  qu'il  faut  attribuer  la  prolongation 
de  leur  existence  au-delà  de  la  durée  moyenne  observée 
chez  les  autres  classes  delà  société.  On  a  récemment  cons- 
taté le  fait,  mais,  comme  toujours,  on  a  oublié  d'en  signaler 
la  cause.  Ainsi  à  Cheslerfield ,  en  comparant  la  durée  de 
la  vie  chez  les  quakers  et  chez  quelques  autres  religion- 
naires,  on  a  trouvé  que  la  vie  moyenne  des  premiers  était 
de  47  ans  10  mois,  et  celle  des  seconds  de  29  ans  2  mois 
seulement. 


DU  COMMERCE,    DE  l'iNDUSTHIE,  ETC.  377 

Description  d'un  sarcophage  trouvé  dans  Vile  de  Crète, 
et  offert  à  V  Université  de  Cambridge  par  V amiral  sir 
Pidteney  Malcolm.  —  Quelle  sera  donc  rintelligencc  as- 
sez puissante  qui  s'occupera  d'écrire  l'iiisloire  de  ces  nom- 
breuses découvertes  archéologiques  qui  se  font  de  toutes 
parts?  qui  réunira  les  uns  aux  autres  ces  témoignajjes  ir- 
récusables de  la  civilisation  dans  les  époques  les  plus  re- 
culées? qui  substituera  les  faits  aux  hypothèses?  et  qui 
reconstituera  enfin  l'histoire  des  anciens  peuples  d'après 
leurs  monumens  ?  Jusque  là  ,  l'archéologie  ,  à  quelques 
exceptions  ne  sera  qu'une  science  de  simple  curiosité. 
En  attendant  que  ce  grand  travail  s'opère,  occupons-nous 
d'un  petit  trésor  da  sculpture  grecque  dont  l'université 
de  Cambridge  vient  de  s'enrichir.  Dans  les  fouilles  (jue 
l'on  a  faites  l'an  dernier  dans  l'ile  de  Candie  ,  on  a  dé- 
couvert un  magnifique  sarcophage,  qui  a  été  envoyé  à 
l'université  de  Cambridge  par  sir  PuUenay  Malcolm.  Ce 
tombeau  est  en  marbre  de  Paros  ,  et  a  plus  de  sept  pieds 
de  long;  il  fut  trouvé  brisé  en  plusieurs  morceaux  dans 
un  champ  de  Avo-Vasile ,  à  sept  ou  huit  milles  de  Viano. 
M.  Chantrey ,  dont  les  études  archéologiques  sont  depuis 
long-tems  appréciées,  fut  chargé  de  les  ajuster  :  il  serait 
difficile  de  l'avoir  fait  avec  plus  de  bonheur.  Les  côtés  et 
le  dessus  de  ce  précieux  monument  sont  entièrement 
sculptés  :  c'est  Bacchus  à  son  retour  de  l'ïnde.  L'on  sait 
que  ce  dieu  est  né  dans  l'ile  de  Crète,  et  que  les  habilans 
instituèrent  des  fêtes  orgiaques  en  son  honneur.  Le  relief 
est  très -saillant.  On  aperçoit  d'abord  un  jeune  homme 
nu  ployant  le  corps  sous  le  faix  d'une  outre  remplie  de 


378  ,    .     SOUVELLES  DES  SCIENCES-,       j;-; 

vin  ;  il  est  accompagné  d'un  musicien  ;  vient  ensuite  un 
éléphant  suivi  de  trois  femmes  qui  jouent  de  la  double 
flûte  et  des  cymbales.  Silène  s'avance  à  son  tour  :  le  bon 
vieux  père  nourricier  est  à  demi  pris  de  vin ,  et  semble 
toujours  content  de  sa  personne  5  un  satyre  joue  du  tam- 
bourin et  danse  avec  gaîté,  deux  centaures  mâle  et  fe- 
melle forment  l'avanl-dernier  groupe.  Voici  Bacchus  en- 
fin. Le  dieu  est  représenté  dans  toute  la  fraîcheur  de  la 
jeunesse;  la  satisfaction  et  la  joie  sont  peintes  sur  ses  traits; 
il  est  monté  sur  un  char  magnifique  et  soutenu  par  une 
jeune  fille  et  par  un  satyre.  De  la  main  droite  il  tient  un 
trophée  ,  et  couvre  de  la  gauche  un  faune  tremblant  que 
poursuit  un  centaure.  L'artiste  a  parfaitement  rendu  la 
hardiesse  de  l'un  et  la  peur  de  l'autre.  Sur  un  des  cotés 
du  sarcophage  on  voit  deux  hommes  qui  se  disputent  un 
enfant  placé  dans  une  corbeille.  Sur  l'autre  coté  ,  ce  sont 
deux  amans  qui  veulent  coucher  eux-mêmes  un  satyre 
plongé  dans  l'ivresse.  Ils  portent  leur  ami  sur  les  épaules, 
et  se  haussent  sur  la  pointe  des  pieds  pour  le  poser  sur  le 
lit  ,  tandis  que  le  satyre  a  l'air  de  sourire  à  leurs  vains 
efforts. 

I  (îfH  un  J«!9  Uii^diaoi 

^-^^— ^  •  ,  jI)  ijnnsd;)  au 

Etat  de  l^ instruction  élémentaire  en  Angleterre.  — 
Malgré  la  grande  impulsion  que  lord  Brougham  a  donnée 
à  l'instruction  primaire  delà  Grande-Bretagne,  il  s'en  faut 
qu'elle  soit  aussi  répandue  que  les  vrais  amis  du  pays  le  dé- 
sirent. On  peut  évaluer  à  1 ,200,000  le  nombre  des  élèves 
qui  fréquentent  chaque  jour  les  écoles  publiques  en  An- 
gleterre ,  non  compris  les  deux  universités  et  les  écoles 
de  dimanche.  Cependant  on  compte  dans  la  population 


DU  COMMERCE,   DE  l" INDUSTRIE  ,  ETC.  379 

anglaise  4,000,000  d'enfans  au-dessous  de  quinze  ans. 
En  déduisant  de  ce  chiffre  un  demi-million  pour  les  en- 
fans  à{jés  de  moins  de  deux  ans  ,  et  un  pareil  nombre 
pour  ceux  qui  sont  élevés  dans  leurs  familles  ,  les  écoles 
publiques  devraient  compter  3,000,000  élèves.  Il  est 
donc  évident  que  plus  de  la  moitié  de  la  jeunesse  an- 
glaise ne  trouve  point  dans  les  écoles  publiques  l'instruc- 
tion à  laquelle  elle  a  le  droit  de  prétendre.  D'après  le 
rapport  de  M.  Rickman  ,  on  ne  compte  dans  les  dix-huit 
comtés  les  plus  riches  de  la  grande-Bretagne  que  508,000 
enfans  des  deux  sexes  qui  fréquentent  les  écoles  publi- 
ques, mais  les  écoles  du  dimanche  reçoivent  en  outre 
631,000  adultes.  \niM  d  ii'up^.ui  hr^V^ 

'i  9191 1 

De  V application  du  mercure  aux  machines  locomo- 
trices. —  Un  journal  de  Hambourg  rapporte  que  l'aca- 
démie de  Saint-Pétersbourg  s'occupe  activement  de  l'exa- 
men du  projet  de  lord  Cochrane  ,  dont  le  but  est  de  sub- 
stituer le  mercure  à  la  vapeur  dans  la  marche  des  na- 
vires. On  assure  que  quand  même  ce  plan  serait  avanta- 
geux sous  le  point  de  vue  mécanique,  il  serait  encore 
impraticable.  A  l'appui  de  cette  opinion ,  on  remarque 
que  le  piston  des  machines  motrices  n'est  pas  tellement 
ajusté  au  cvllndre  qu'il  puisse  empêcher  les  volatilisa- 
tions du  mercure,  et  qu'en  outre  toute  matière  assez 
compacte  pour  empêcher  cette  émission  serait  dange- 
reuse. D'ailleurs  l'atmosphère  du  vaisseau  serait  cons- 
tamment chargé  d'effluves  mercurielles  qui  compro- 
mettraient gravement  la  santé  de  l'équipage  et  des  pas- 
sagers. Cette  objection  ,  qui  est  on  ne  peut  plus  fondée  , 


380  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

doit  faire  désirer  que  l'on  procède  à  de  nouvelles  expé- 
riences pour  voir  si  les  batteries  galvaniques  n'ont  pas 
encore  plus  de  puissance  et  ne  sont  pas  des  moyens  plus 
avantageux  que  celui  du  mercure. 


William  Cobbett ,  sa  ine  politique  et  littéraire.  — 
William  Cobbett  vient  de  mourir  àf;é  de  73  ans;  ce 
champion  iid'atigable  de  la  réforme  et  du  parti  populaire 
a  enfin  succombé  à  la  peine.  De  simple  soldat ,  il  s'était 
élevé  jusqu'à  la  Chambre  des  Communes.  Une  telle  car- 
rière dénote  des  talons  supérieurs.  Ses  qualités  et  ses  dé- 
fauts peuvent  être  attribués  à  son  manque  d'éducation; 
écrivain  lucide  et  persiiasif ,  mais  quelquefois  }';rossier  et 
méchant,  il  attaquait  courag;eusement  certains  abus  et  se 
soumettait  en  esclave  à  d'autres.  Il  voyait  les  dehors  d'un 
sujet,  mais  il  ne  le  pénétrait  pas  et  il  ne  comprenait  rien 
aux  principes  généraux,  kxec  tous  ses  défauts,  il  acquit 
pendant  un  tems  une  grande  influence  ,  qu'il  aurait  con- 
servée s'il  avait  su  respecter  les  principes,  la  vérité  et  les 
opinions  d'autrui.  D'abord  anti-jacobin  violent ,  et  en- 
suite radical  de  corps  et  d'ame  ,  ses  tergiversations  l'ont 
beaucoup  décrédité  ,  et  il  a  fallu  tout  son  talent  comme 
écrivain  pour  qu'il  ait  pu  se  soutenir  aussi  long-tems  en 
vogue.  L'esprit  de  contradiction  lui  servait  de  muse  ;  il 
lui  fallait  un  adversaire  ,  une  lice,  des  spectateurs.  Cob- 
bett ne  demandait  que  des  occasions  de  combattre  ,  de 
faire  admirer  sa  vigueur.  En  Angleterre  ,  il  se  montre  en- 
nemi acharné  du  système  monarchique ,  et  lorsqu'il 
passe  en  Amérique,  à  peine  a-t-il  touché  le  sol  du  Nou- 
veau-Monde ,  il  médit  de  la  république  et  tourne  en  ri- 


DU  COMMERCE,   bE  l'iNUUSTRIE  ,   ETC.  381 

dicule  celte  liberté  qu'il  adorait.  Quoi  qu'il  arrive  ,  on 
est  toujours  sûr  de  rencontrer  Cobbclt  dans  l'armée  mi- 
litante, jamais  dans  l'armée  triompbante. 

On  a  reproché  à  Cobbett  d'être  vulgaire  dans  ses  ex- 
pressions, mais  c'était  plutôt  de  la  franchise,  et  comme  il 
écrivait  pour  le  peuple  ,  son   langage  devait  nécessaire- 
ment être  tel  pour  être  compris.   Après  avoir  été  simple 
laboureur,  il  devint  soldat 5   son  plus  haut  grade  dans 
l'armée  fut  celui  de  sergent-major;   ayant  quitté  le  ser- 
vice, il  se  rendit  bientôt  après  aux  Etats-Unis,  où  il  don- 
na des  leçons  d'anglais  à  des  Français.  Dans  ce  tems  le 
parti  français  ou  démocratique  se  déchaînait  en  Amé- 
rique contre  l'Angleterre  5  Cobbett  prit  fait  et  cause  pour 
son  pays  qu'il  vengea  dans  un  ouvrage  périodique  nom- 
mé Pierre  Porc-Èpic  ;  condamné  de  ce  chef  à  de  fortes 
amendes,  il  fut  contraint  de  revenir  en  Angleterre,  on  il 
publia  un  journal  quotidien  sous  le  même  titre  :  le  Porc- 
Epic,  dans  lequel  il  défendit  M.  Pitt.  Plus  tard,  de  tory 
il  devint  radical-    ce  fut  en  1805.  En  1810,  il  fut  con- 
damné à  1000  liv.  st.  d'amende  et  à  deux  ans  de  prison  à 
Newgate.  En  1817,  présumant  que  la  suspension  de  l'acte 
de  Vhabens  corpus  pourrait  compromettre  sa  liberté ,  il 
partit  pour  l'Amérique  ,   d'où  il  ne  revint  que  lorsque 
cette  suspension  fut  rapportée.  C'est  de  cette  époque  que 
date  son  Poliùcal  Register,  pamphlet  hebdomadaire  dans 
lequel  il  livrait  une  guerre  acharnée  aux  ministres  ,  au 
clergé  ,  à  la  noblesse  ,  aux  tories  ,  au  wighs  et  à  tous  les 
partisans   des  abus.    Enfin   la  réforme  parlementaire^ 
objet  de  ses  désirs  ,  arriva  ,   et  comme  il  avait  toujours 
ambitionné   un    siège    au  parlement  ,    il    fut   élu   pour 
Oldham ,  où  sa  mort  a  occasioné  une  vacance  qui  vient 
d'être  remplie  par  la  nomination  de  M.   Lee.  William 
Cobbett  était  doué  d'une  prodigieuse  fécondité  d'élocu- 


382  NOUVELLES  DES  SCIENCES  ,  ETC. 

tion;  il  parlait  et  écrivait  sur  tous  les  sujets;  il  a  publié 
des  grammaires,  des  traités  d'agriculture  et  d'économie 
politique,  des  ouvrages  de  philosophie  et  d'esthétique. 
Le  caractère  ,  l'esprit  et  la  portée  de  cet  homme  prodi- 
gieux demanderaient  de  longues  études  pour  être  conve- 
nablement appréciés.  Chose  remarquable  :  William  Cob- 
bett  avait  dit  il  y  a  dix  ans  :  a  J'ai  encore  dix  bonnes 
années  à  vivre ,  »  et  il  est  mort  dans  la  première  quin- 
zaine qui  a  suivi  l'expiration  de  ces  dix  années.  Il  avait 
la  plus  haute  opinion  de  lui-même  ;  il  pensait  que  Wil- 
liam Gobbett  était  le  plus  grand  homme  de  son  siècle. 


riN    DU    QUINZIEME    VOLUME. 


TABLE 

'       DES    MATIÈRES    DU    QUINZIÈME    VOLUME. 


Pag. 

Histoire. -Législation.  —  1.  Des  Procès  d'état  et  des 
CondaninatLons  politiques  en  Angleterre.    (  Quar- 

terly  Reçiew.) 193 

2.  Des  Corporations  municipales  en  Angleterre ,  de 
leur-  origine,  de  leurs  progrès  et  de  leurs  varia- 
tions.  (  Dublin  Unwersity  Gazette.  ) 5 

Economie  politique.  —  Progrès  commercial  et  indus- 
triel de  la  Prusse  et  de  la  Confédération  germani- 
que. (  Foreign  and  Continental  Reoîew.) 235 

Philosophie.  —  Histoire  naturelle  des   animaux  apo- 

crj'plies.  (  Rétrospective  Renew.  ) 264 

Géographie.  —  Exploration  des  terres  arctiques  par  le 

commandant  Ross.  (  Athenœum.  ) 60 

Littérature.  —  1.  Histoire  du  Journalisme  aux  Etats- 
Unis.  (  Foreign   Quarterly  Review.  ) 35 

2.  Derniers  momens  de  BI.  Félicia  Hemans;  sa  vie 
et  ses  ouvrages.  (  Athenœum.  ) 292 

Puissances  intellectuelles  de  notre  Age.  —  Edouard 

Litton  Bulwer,  (  Monthly  Literary  Magazine.  ).  .  . .      81 

Voyages.  —  1.  Exploration  des  côtes  orientales  de  l'A- 
frique.  (  TruQeller's  Magazine.  ) 308 

2.  Une  Aventure  sur  les  montagnes  du  Vermont. 
(  New  Monthly  Magazine.  ) 94 

Economie  rurale.  —  Administration  d'une  ferme;  ses 
dépenses  et  ses  revenus.  (  Quarterly  Journal  of 
Agriculture.  ) 141 


384  TABLE   DES    MATIÈRES. 

Pag. 

Biographie.tMémoires.  —  Esquisses  autobiographiques 

de  Jolm    KetcJi.   {Keich's  Autohiography.) 109 

2.  Mémoires  d'un  chef  indien 327 

MiscELLANÉEs.  —  1.  Mon  ami  Bob,  (  Nea>  Monthly  Ma- 
gazine. ) 344 

2.  Prêteurs  et  Emprunteius.  (  Lamb's  Essàys.) 157 

Nouvelles  des  sciences,  de  la  littérature,  des  beaux- 
arts  ,  du  commerce  ,  des  arts  industriels  ,  de  l'agri- 
culture ,  etc 208  et  361 

Conjectures  sur  la  formation  de  la  houille  ,  167.  —  Miel  de  Trébi- 
sonde,  169. —  Plantes  aquatiques  de  l'Amérique  septentrionale,  170. 

—  Etat  actuel  de  la  civilisation  chez  les  Indiens  du  Canada ,  170. 

—  Composition  du  nouveau  ministère  whig,  173.  —  Progrès,  im- 
portance ,  commerce  et  industrie  de  la  ville  d'Odessa  -  176.  —  Un 
trait  de  la  vie  de  Charles  Lamb ,  179.  —  Iles  Cocos  de  la  mer  du 
Sud,  180.  —  Voyages  du  missionnaire  Wolff,  181.  —  De  la  lon- 
gévilé  des  artistes  dramatiques,  18/i.  —  Population  de  l'empire 
de  Maroc  ,  187.  —  Accroissement  de  la  marine  marchande  de  la 
Grande-Bretagne  ,  189.  —  Application  du  gaz  aux  divers  usages  de 
la  vie  domestique  et  au  chauffage,  189.  — Les  lacs  d'Ecosse.  361. 

—  Du  traitement  des  aliénés  en  Ecosse  ,  en  Angleterre  et  en 
Prusse,  365.  — Des  profits  des  hommes  de  lettres  dans  les  seizième 
et  dix-septième  siècles  ,  et  de  la  situation  financière  de  Shakspeare 
en  particulier,  370.  —  Les  Quakers  en  voyage,  375.  —  Descrip- 
tion d'un  sarcophage  trouvé  dans  l'île  de  Crète  ,  et  offert  à  l'uni- 
versité de  Cambridge,  par  l'amiral  sir  Pulteney-Malcolm ,  377.  — 
État  de  l'instruction  élémentaire  en  Angletei're,  378.  — De  l'appli- 
cation du  mercure  aux  machines  locomotrices  ,  379.  —  William 
Cobbett ,  sa  vie  politique  et  littéraùe,  380. 


FIN    DE    LA    TABLE.