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REVUE
BRITANNIQUE.
IMPRIMÉ CHEZ PAUL RENOUARD,
RUE GARAIVCIÈRE, Ni 5,
REVUE
BRITANNIQUE
ou
CHOIX D'ARTICLES
TRADUITS DES MEILLEURS ECRITS PERIODIQUES
DE LA GRANDE-BRETAGNE,
PAR MM. L. GALIBERT , DIRECTEUR; EERTON , AVOCAT A LA COUR ROYALE ;
THILARÈTE CHASLES; AJIÉdÉe TICHOT ; F. G ÉRUZEZ ; LARENAUDIÈRE ; I.ESOCRU ;
CH. COQUEREI. ; J. COHEN ; GESEST , DOCTEUR EN MEDECINE , ETC.
TOME SIXIEME.
QU.VTRÎÈME SÉRIE.
PARIS.
AU BUREAU DE LA RETUE, RUE DES BONS-ENFAINS , 21.
CHEZ JDLES r.E\OUiP.D, LIBUAIRE, RUE DE TOUR.XON, i\. 6.
CHEZ MAPAME VEUVE DONDEY-DCfUÉ , LIBUVITiE, HUE VIVIEX.NE, N. 2.
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University of Ottawa
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NOVEMBRE 185G.
REVUE
DE LA REFORME
DE LA CHAMBRE DES LORDS. ^
En 1719, quatrième année du règne de Georges P% époque
où , sous prétexte de consolider l'avenir de la révolution de
1688 , les partis avaient recours aux expédiens les moins par-
lementaires pour satisfaire à leurs passions du moment ,
le duc de Somerset prononça dans la Chambre des Lords un
discours qui fit sensation. Sa seigneurie représenta que le
(1) Note de l'éd. L'hostilité que la Chambre des Lords a soulevée contre
elle; les attaques incessantes dont elle est devenue l'objet depuis quelques an-
nées, tout nous porte à croire que, dans le cours de la session qui va s'ouvrir,
des réformes notables seront proposées pour modifier l'antique constitution de
ce corps politique. Le ton de l'article que nous reproduisons aujourd'hui,
emprunté à la Revue d'Edimbourg-, suffirait au reste pour l'indiquer. Cette
question est trop importante pour que nous négligions de la traiter avec tout
le soin qu'elle mérite. Nous interrogerons tour-àtour les divers partis, et nous
soumettrons à l'appréciation de nos lecteius les opinions les plus notables qui
prévaudront. Comme prolégomène de ce grand travail, nous pensons qu'il ne
sera pas sans intérêt de présenter ici une esquisse historique de l'origine et des
différentes phases qu'a subies la constitution de la Chambre des Lords.
Long-temps avant la conquête des Normands, toutes les affaires impor»
tantes de l'Angleterre se discutaient et se réglaient dans les grands conseils
Ç LE LA RÉF0R3IE
nombre des pairs s'étant considérablement accru depuis l'u-
nion des deux royaumes d'Ecosse et d'Angleterre , il était
absolument nécessaire d'aviser au moyeu de prévenir l'incon-
vénient d'une augmentation nouvelle de la Chambre aristo-
cratique : il cita l'abus qui avait été fait , sous le précédent
règne , du privilège de la couronne exercé dans un intérêt
du royaume. Le nom habituellement donné à ces assemblées sous le gouver-
nement des rois saxons, est celui de W'ittenagemote (conseil d'hommes
sages). Une vieille chronique rapporte que le roi Alfred ordonna que ces
conseils se rassemblassent deux fois l'an, et -plus souvent, s'il était nécessaire,
« pour traiier du gouvernement, du peuple de Dieu , de la manière de le tenir
« exeaipt de péché et de faire fleurir la tranquillité et la justice. » Après la
conquête, le pouvoir législatif résida dans le roi et son grand conseil, qui,
plus tard, reçut le nom de Parlement, A la tète de ce conseil, se trouvèrent
d'abord les lords spirituels; savoir: 2 archevêques, 24 évoques, 26 abbés
niilrés et 2 prieurs. Les abbés et les prieurs furent abolis sous le règne de
Henri YIII. Tous les pairs ecclésiastiques tiennent ou sont supposés tenir,
en fief, certaines anciennes baronics; car Guillaume-le-Conquérant jugea
convenable de changer la tenure spirituelle de franc aumône, en vertu de
laquelle les évèques possédaient leurs domaines, sous les rois saxons, en
tenure féodale ou parbaronic, d'après l'usage normand. Par là ces domaines se
trouvèrent assujélis à toutes les charges et impositions civiles dont ils étaient
auparavant exempts. Mais, quoique la loi les regarde comme un o/<//-e distinct
des lords temporels, et que cetie distinction nominale soit maintenue dans la
plupart des actes du Parlement, toutefois, dans l'usage, on confond ces deux
ordres sous le nom générique de lords; ih volent ensemble, et les questions
se décident d'après la majorité de leurs voix réunies.
Après les lords spirituels, viennent les barons, qui font aussi partie con-
stitutive du grand conseil de la nation. C'étaient les vassaux immédiats de la
couronne, en vertu des fiefs militaires. Ceux-ci étaient les membres les plus
honorables de l'étal; ils avaient, d'un côté, le droit d'èlrc consultés dans toutes
les délibérations publiques; mais, de l'autre, leur présence au conseil de leur
seigneur suzerain était un service qu'ils lui devaient. La dignité de comte ou
earl était inhérente à certaines charges ou domaines spéciaux ; elle était héré-
ditaire, et comme tous les comtes étaient en même temps barons, ils formaient
la partie la plus puissante et la plus considérable du conseil général.
Il y avait encore une autre classe de vassaux militaires immédiats de la cou-
loune, plus nombreux que les barons, appelés à faire partie des grands con-
seils : c'étaient les vassaux in capiie par service de chevaliers. Une baronnie
DE LA CHAMBRE DES LORDS. 7
passager et purement ministériel. Eu conséquence , il pro-
posa qu'un bill réglât et limitât le nombre des pairs de ma-
nière que le monarque ne put en ajouter plus de six au chiffre
actuel, jusqu'à la vacance progressive des sièges dont les
titulaires mourraient sans héritiers mâles. Par un second
article du bill , au lieu des seize pairs électifs d'Ecosse , vingt-
se composait ordinairement de plusieurs fiefs de chevaliers, et quoique l'é-
tendue d'une baronnie n'ait jamais été bien exactement fixée, il était rare
qu'elle fût au-dessous de 5o hides de terre. Or, il y avait en Angleterre
243,600 hides et 60,215 fiefs de chevaliers; d'où il résulte qui; chacun de
ces fiefs était terme moyen d'un peu plus de 4 hides, et les barounies de 12
à i3 fiefs de chevaliers. Mais il faut remarquer que ceux qui ne possédaient
qu'un ou deux fiefs de chevaliers, n'en étaient pas moins vassaux imaiédials
du roi et avaient le droit de se rendie au conseil général. Toutefois, cette
comparution étant regardée comme un fardeau trop lourd pour des personnes
d'une fortune médiocre, il est probable que ceux-ci n'étaient pas, comme
les barons, obligés d'y assister, sous peine d'amende.
Jusque-là, la nature du conseil général est déterminée de la manière la plus
incontestable; la seule question réellement indécise est celle de savoir à quelle
époque les comtés et les bourgs commencèrent à y être représentés, ou, en
d'autres termes , quand la Chambre des Lords cessa de composer à elle seule
le Parlement. Il y a tout lieu de croire que cette modification ne fut intro-
duite qu'assez long-temps après la conquête. Les énormes domaines conférés
par Guillaume à ses barons et ses chefs militaires ne demeurèrent pas long-
temps intacts. Ils furent peu-à-peu divisés, soit par des ventes partielles, soit
par suite de partages entre des co-héritiers , soit parce que, dans les cas de
retour à la couronne, le roi les partageait lui-même entre un plus grand
nombre de donataires. Il s'ensuivit que l'ordre des chevaliers et des petits
barons devint , de jour en jour, plus nombreux, ce qui dut leur rendre plus
onéreuse encore l'obligation d'assister à toutes les assemblées du grand con-
seil; aussi le roi Jean décida-t-il que, Uindis que les grands barons seraient
convoqués par une ordonnance royale , les petits ne le seraient que par un
ordre transmis aux shérifs de leurs comtés respectifs, qui n'envoyaient aux
conseils qu'un certain nombre de petits barons, en les faisant alterner entre
eux. Enfin, après la bataille d'Evisham , en 1265, une loi positive déclara
qu'à l'avenir, aucmi baron ne poun'ait paraître au Parlement , sans y avoir été
nominativement appelé par un writ spécial , ce qui donna à la Chambre des
Pairs la forme cpi'elle conserve encore aujourd'hui. Un changement analogue
s'opéra giaduellcmeut dans l'ordre des comte».
8 DE LA RÉFORME
cinq devaient être déclarés héréditaires dans ce royaume , eu
ne laissant aux autres membres de la pairie écossaise que le
droit de remplacer ceux qui s'éteindraient sans postérité
directe.
Celte motion , soutenue par le duc d'Argyle et le comte de
Sunderland , fut discutée le 2 mars avec beaucoup d'éclat. On
savait que le prince de Galles ne l'approuvait nullement ; mais
l'opposition avait contre elle le roi lui-môme , et au milieu du
c'est ainsi que uqus voyons la Chambre des Lords prendre peu-à-peu sa
forme actuelle. Nous avons indiqué ailleurs les différentes transformations
qu'a subies la Chambre des Communes. Nous ferons remarquer seulement qu'il
est assez généralement admis que c'est à l'année 1264, quarante-neuvième du
règne de Henri III, qu'il faut faire remonter l'entrée des députés des Com-
munes au Parlement, et que ce fut dans le premier tiers du siècle suivant
que les chevaliers cessèrent de voter avec les pairs pour se réunir à la Chambre
des Communes, Il ne faut pourtant pas perdre de vue que, dans l'origine, les
députés des Communes n'étaient convoqués que pour consentir les impôts
spécialement à la charge des villes; qu'une fois ces impôts accordés, ils se
séparaient, quoique le parlement restât assemblé, et qu'ils n'intervenaient en
rien dans la confection des lois d'intérêt général.
La Chambre des Pairs se compose aujourd'hui de 2 archevêques, 24
évêques, 4 ducs de la famille royale, 20 ducs, 19 marquis, 108 comtes,
i4 vicomtes, 124 barons; total : 3i5. La pairie écossaise a 7 ducs, 3 mar-
quis, 40 comtes, 4 vicomtes, 22 barons; total : 76. Sur ce nombre, il
y en a 36 qui sont en même temps pairs des deux royaumes; sur les 40
restans, la pairie écossaise en choisit 16 qui changent à chaque dissolution du
Parlement, et qui prennent séance à la Chambre des Lords. Dans la pairie
irlandaise, on compte i duc, 14 marquis, 68 comtes, 38 vicomtes, 57 barons;
total : 178 ; sur lesquels il y en a 71 qui sont en même temps pairs d'Angle-
terre et 28 élus à vie pour représenter le corps de cette pairie au Parlement.
D'après cela, la Chambre des Pairs du Royaume-Uni se compose aujourd'hui
d'un tolal de 3i5 pairs anglais, 16 pairs représentatifs écossais et 28 pairs
représentatifs irlandais; total générai : 359 membres, dont il faut déduire
S pairies représentées par des femmes. Il y a, en outre, en Angleterre, un
grand nombre de pairies dormantes, c'est-à-dire que la personne à qui ce
rang est dévolu de droit, ne se trouvant pas dans une situation de fortune à
pouvoir le soutenir convenablement , préfère ne point en réclamer le litre et
l'exercice.
DE LA. CHAMBRE DES LORDS. 9
débat, les whigs, qui s'étaient crus obligés, cette fois, de
défendre la prérogative royale , furent surpris de voir arriver
!e comte de Stanhope avec un message de sa majesté , qui
déclarait n'avoir aucune objection contre une mesure si im-
portante. Heureusement , les Communes s'alarmèrent de voir
ainsi la couronne abandonner son privilège , au risque de dé-
truire tout l'équilibre des trois pouvoirs ; et le bill eut pour
adversaire sir Robert Walpole, qui démontra victorieusement
son inconslitutionnalilé.
ce Si un pareil bill passe, écrivit cet homme d'état, dans
une brochure qui parut pendant la discussion, la Chambre
des Lords sera désormais un corps indépendant, qu'on ne
pourra ni forcer à rendre compte de ses actes comme un
ministère , ni dissoudre et renouveler comme une Cham-
bre des Communes. Les mêmes hommes se réuniront cha-
que année avec les mêmes résolutions, irrités par la ré-
sistance , et rien ne tiendra devant eux. Que les nobles pairs
se mettent dans l'idée de prendre les ministres en haine et
de les envoyer en prison , je voudrais bien savoir qui osera les
rendre à la liberté ; que la Chambre des Communes soit assez
imprudente pour les offenser, et que leurs seigneuries jugent
à propos de déclarer qu'elles ne peuvent plus agir de concert
avec une assemblée qui s'est mal conduite à leur égard , n'est-
il pas évident que la couronne sera forcée de convoquer une
autre Chambre plus docile aux vues des Lords, et qui ait pour
entendu, qu'il ne faut pas les contrarier? Si , enfin , la Chambre
haute décide que tous les grands emplois lui appartiennent en
propre, ou qu'elle se dispense, comme l'aristocratie de quel-
ques autres pays , de payer aucune taxe , tout en recevant la
plus grosse part des taxes levées sur les autres classes , soit en
appointemens, soit en pensions, je demanderai aux avocats
d'une pareille loi quelle ressource il restera au peuple et à la
couronne, »
Ce fut surtout à cette ferme opposition de sir Robert "Walpole
que la Chambre des Communes dut le rejet d'une mesure qui
10
DE LA REFORME
livrait. la nation, pieds et poings liés, à son aristocratie. Le
bill une fois adopté, la Chambre des Lords devenait aussi
inaccessible aux plébéiens que le sénat de Venise. Heureuse-
ment, riionnêle indignation de Steele et l'éloquence de Wal-
pole sauvèrent la constitution de la haine aveugle du monarque
contre son fils (1) et de l'ambition coupable de ses ministres.
L'unique remède constitutionnel que l'Angleterre ait pu
opposer, autrefois comme aujourd'hui, aux empiètemens de
la pairie est encore à sa disposition. La couronne possède tou-
jours la prérogative illimitée de créer des pairs. S'il a été
rarement nécessaire d'y avoir recours pour arrêter l'ambition
de la haute Chambre , il faut l'attribuer partie à la salutaire
réserve que lui inspire la connaissance du moyen de la domp-
ter, et partie à l'influence indirecte que possédaient naguère
€ux-mêmes leurs seigneuries dans la Chambre basse , où elles
parvenaient à obtenir tout ce qu'elles pouvaient désirer (2).
(1) Le roi Georges regardait son fils comme un ennemi personnel.
(2) Toici la liste des pairies anglaises et irlandaises, crécus par les divers
rois pendant le cours de leur règne.
NOMS
dts ruis.
PAIRS
anL-l;iis.
Gnillaunne 1 20
Guillaume II. . . . . 4
Henri 1 5
Etienne 18
Henri U 9
Richard 1 0
Jean 8
Henri III 22
Edouard 1 164
Edouard II. .. ... G3
Edouard III 81
Richard II 34
Henri IV 17
Henri V 8
Henri Yl 57
Edouard IV 67
Edouard Y 0
PAIRS
irlaud.
0
0
/\
\J
0
7
0
4
1
0
4
4
2
2
0
0
3
0
NOMS
des lois.
PAIRS
a;;2iaîs.
Richard III 5
Henri YII 20
Henri YIII 66
Edouard YI 22
Marie 9
Elisabeth 29
Jacques I 98
Charles 1 130
Charles II 137
Jacques II 11
Guillaume etMarie. 46
Anne 47
Georges 1 60
Georges II 90
Georges III '23 \
Georges IV 59
Guilla ime lY. . . . 30
PAIRS
irland.
0
0
17
2
0
3
55
57
41
5
14
8
54
76
268
12
1
DE LA CHAMBRE DES LORDS. 11
Mais cette influence n'existant plus, il ne reste que la terreur
de la prérogative royale pour empocher les pairs d'essayer leurs
forces et de tenter la réalisation des prévisions les plus fu-
nestes de sir Robert Walpole. Otez-lcur cette heureuse appré-
hension, soit par une limitation positive du droit de la cou-
ronne, soit par l'assurance qu'on leur donnerait qu'il n'en sera
fait aucun usage, et vous verrez comme l'assemblée aristocra-
tique , s'abandonnaal à ses préjugés ou à ses instincts ambi-
tieux , jettera fièrement le gant du défi aux autres ordres de
l'état. Si jamais arrivait le jour où une majorité de pairs se
montrât déterminée à repousser tous les bills que l'autre
Chambre leur enverrait contraires à leurs vues , il n'y au-
rait d'autre alternative que de se soumettre et d'ajourner
tout progrès national par une violente dissolution des Com-
munes, ou de réduire les Lords eux-mêmes par une création
suffisante pour rompre leur ligue et changer la majorité.
Céder aux pairs, ce serait, comme le prévoyait sir Robert
Walpole, les rendre maîtres du gouvernement. Un appel au
peuple par la dissolution du Parlement , ce serait transporter
aux électeurs cette influence en leur révélant toute la force
qui est en eux ; car personne ne niera que , si une nouvelle
Chambre des Communes revenait, après une dissolution, avec
le même mandat que la précédente , aucune autorité , dans
l'état , ne saurait lutter contre elle. Certes, la création de nou-
veaux pairs serait le remède le moins dangereux ; cependant ,
quoique l'ancienne prérogative du monarque soit demeurée
entière , l'exercice de cette prérogative a aussi ses inconvé-
niens là où il s'agirait de briser une majorité nombreuse , à
moins de modifier la constitution de la Chambre haute par
une combinaison qui , heureusement , est également dans les
prérogatives de la couronne. Tant qu'on ne créera que des
pairies héréditaires, toute création nouvelle ne sera que le
palliatif momentané d'un mal présent : on ne fera que multi-
plier les chances du retour d'une nécessité semblable dans un
temps doiiiij. Pour mettre les deux Chambres d'accord en
12 DE LA RÉF0R3IE
augmentant îechiOi'c delà pairie, sans compromettre l'avenir,
il n'est pas d'expédient préférable , ce nous semble , à l'an-
cienne pratique de créer des pairs à vie ou pour la durée d'un
parlement. Par ce moyen, et par ce moyen seul, une majorité
factieuse et obstinée de la Chambre hautepeut être légalement
domptée sans une augmentation permanente de ses membres.
Un pamphlet fut publié , il y a quelques années (1) , géné-
ralement attribué à un lord qui a long-temps rempli une place
importante dans les conseils de sa majesté. Le noble auteur
faisait plusieurs objections spécieuses contre une augmenta-
lion de la Chambre des Pairs, conseillée alors à la couronne
pour décider la question de la réforme parlementaire, ce Une
pareille mesure, disait-il, étoufferait la voix de l'un des trois
pouvoirs de l'état ; — la voix de chaque branche de la législa-
tion doit rester libre; — enfin, les Lords ont droit d'exprimer
leur pensée aussi librement qu'aucune des deux autres bran-
ches. » A cela il est facile de répondre : la constitution pra-
tique de la Grande-Bretagne ne connaît pas cette indépendance
théorique dont on fait tant de bruit; la couronne subit le
contrôle du refus des subsides, et les Communes subissent
celui de la crainte d'une dissolution ; serait-il raisonnable
que la pairie seule fût placée au-dessus de toute espèce de
contrôle? Le rôle secondaire qu'ont joué les Lords pendant le
dernier siècle a détourné l'attention de leur situation irrégu-
lière. Tant qu'ils ont consenti à goûter les douceurs du repos ,
laut qu'ils se sont contentés d'être un hôpital d'incurables,
pour nous servir de l'expression d'un des membres les plus
spirituels de la Chambre, ils ont éludé l'examen de leurs
litres ; mais s'ils veulent se mettre en avant et prendre part
aux affaires journalières du gouvernement; si, comme Faust
sous la conduite de Méphistophélès , ils échangent leur an-
cienne inaction contre une inquiète et pernicieuse activité ,
(1) On the const'ttittionnal rigkt and expediency of extending tlie pec'
rage, etc , etc. 1831.
DE LA CHAMBRE DES LORDS. 13
qu'ils s'attendent à voir peser leurs prétentions avec la même
sévérité qu'on analyse celles des autres corps de la législature.
Ils ne forment pas un corps constitué par lui-même , comme
l'ont dit quelques-uns de leurs flatteurs; ils ne sont pas in-
vestis, pour leur usage particulier, du pouvoir qu'ils possè-
dent; mais ils sont partie intégrante de l'état, qui a été
institué pour le bien commun de tous.
C'est une erreur de croire que, différant en cela des autres
branches de la législature , la Chambre des Lords soit restée
toujours la même par son caractère et son esprit, et qu'elle
ait constamment exercé la même autorité sur le gouverne-
ment exécutif. Dans le cours des âges elle a subi autant de
métamorphoses que certains insectes dans la révolution d'une
seule année. Sous les Plantagenets, quoique puissante anta-
goniste de la couronne, clic fut pour le peuple une chenille
dévorante. Sous la domination de fer des Tudor, clic s'en-
gourdit dans un sommeil provisoire, et se fit chrysalide. Elle
est devenue depuis un insecte aux ailes dorées avec quelque
velléité de piquer; espérons toutefois qu'elle n'enfoncera pas
son dard trop profondément de peur de laisser, comme tant
d'autres insectes , son aiguillon et sa vie dans la blessure (vitani
in vulnera ponat). Dieu nous préservera d'une pareille cala-
mité ; il faut compter aussi sur le bon sens ou sur le bonheur
de leurs seigneuries. Mais puisqu'on ne peut nier la possibi-
lité du danger dont elles nous menacent, nous voulons exa-
miner quelques-uns des projets qui ont été suggérés pour cor-
riger au besoin les imperfections de la Chambre haute , sans
détruire l'utilité de ses fonctions dans le mécanisme gouver-
nemental.
On a pensé que le nombre croissant des pairs pourrait em-
barrasser la Chambre dans l'expédition des affaires; c'est
pour remédier à cet inconvénient qu'on a proposé d'avoir des
pairs représentatifs pour l'Angleterre de même que pour
l'Ecopse et l'Irlande. Ce plan réduirait le chiffre de ceux qui
ont le droit de siéger et de voler; nuiis si ces pairs électifs
14 DE LA RÉFORME
étaient choisis par une majorité de tout le corps, les mem-
bres de la minorité seraient naturellement exclus.
Des admirateurs du vieux temps auraient voulu qu'à l'imi-
tation de notre antique constitution baroniale, aucun individu
ne piit siéger et voter dans la Chambre des Lords sans être
propriétaire d'une certaine étendue de terre. Mais si l'on
veut par là garantir l'indépendance des pairs sons le rapport
de la fortune, il faudiait quelque chose de plus que la sim-
ple possession d'un domaine. Combien de pairs, combien
de députés des Communes , sont propriétaires nominaux de
terres si grevées de dettes et d'hypothèques , qu'elles ne
laissent pas un grand revenu à celui qui en conserve le titre :
établir une enquête sur ces charges serait une inquisition trop
vexaioire, et peu satisfaisante d'ailleurs dans ses résultats.
D'autres ont proposé que la Chambre haute, comme le
sénat américain , fût nommée par élection sur une liste de
candidats présentés par la couronne; mais outre les graves
objections que ce plan soulève, il est évident que les élec-
tions, si elles étaient populaires, donneraient une chambre
rivale à la Chambre des Communes, et que si elles étaient
confiées à des électeurs aristocratiques , elles ne produiraient
qu'une pire édition de la Chambre des Lords actuelle.
Si nous devons chercher des modèles chez les autres peu-
ples, la constitution du sénat romain, telle qu'elle est expli-
quée par Middleion , nous indique les élémens d'un au-
tre plan au moyen duquel on réduirait le nombre des pairs
en modifiant heureusement le caractère de la pairie. Le sénat
romain, comme la Chambre des Lords d'Angleterre, était
composé partie des descendans de l'ancienne noblesse et
partie d'hommes nouveaux devenus éminens par leurs pro-
pres services. jMais aucun citoyen, quelle que fût sa nais-
sance, ou quel que fût sOn mérite, ne pouvait être admis
dans le sein du sénat avant qu'il eût été promu à quelque
charge cuiule par les libres suffrages du peuple, à l'excep-
lion de ceux qui étaient nommés une fois tous les cinq ans
DE LA. CHAMBRE DES LORDS. 15
par les censeurs pour remplir les vacances. Ne pourrail-oii
pas introduire dans notre Chambre des Lords un pareil prin-
cipe avec les modifications adaptées à notre constitution par-
ticulière? Tout en laissant à la couronne sa prérogative de
créer des pairs , ne pourrait-on pas établir qu'aucun pair hé-
réditaire ne siégerait et ne voterait dans rassemblée de son
ordre qu'après avoir été élu deux fois à la Chambre des
Communes, et y avoir siégé un certain nombre de sessions?
L'épreuve de deux élections populaires et l'obligation de
suivre les débats de la chambre élective pendant un temps
donné, tendraient à modifier les préjugés aristocratiques qui ne
sont que trop naturels à notre jeune noblesse. Pour quelques
familles affligées d'une aversion héréditaire contre les prin-
cipes populaires , et pour quelques individus aigris par de
récens désappointemens ou de prétendus griefs , le remède
pourrait être sans effet; mais il serait salutaire en général,
et, à tout événement, les lords futurs acquerraient dans la
Chambre des Communes une instruction et une expérience
qu'ils ne sauraient consciencieusement dédaigner. Pour cette
chambre elle-même il y aurait quelque avantage à admettre
ainsi dans son sein des pairs et des fils aînés de pairs : cela
contribuerait à modérer l'exaltation démocratique qu'on ob-
serve dans quelques-uns de ses membres.
Les mineurs et autres héritiers d'une pairie à qui manque-
raitla qualité requise pour siéger dans la Chambre des Lords,
seraient autorisés , après leur vingt-et-unième armée , à se
rendre aptes à réclamer leur privilège en se faisant élire dans
la Chambre des Communes, et pendant leur apprentissage ils
jouiraient de toutes les autres prérogatives de leur rang. Non-
seulement ce changement réduirait le chiffre de la Chambre
haute, mais encore il lui garantirait un plus grand nombre
de membres indi'pendans par leur fortune et distingués par
leur talent. Les incapables et les indignes seraient exclus sans
réclamation , et la Chambre échapperait au scandale de voir
donner des procuiations pour des pairs inhabiles à gérer
16 DE LA RÉF0R3IE
leurs propres affaires aussi bien que les aff'aires publiques.
Ce plan a l'avantage de combiner un principe ëleclif et un
principe liërédi taire en les plaçant tous les deux sous la sur-
veillance supérieure de la prérogative royale. Aucun lord ne
sera envoyé à la Chambre haute par les suffrages directs du
peuple, et cependant le plus grand nombre des membres de
cette assemblée auront été une fois dans leur vie désignés
par leurs concitoyens comme dignes d'occuper un siège dans
la législature du pays. Les pairs héréditaires formeront tou-
jours la masse de la chambre ; mais ces -porphyrogenetes ne
devront plus au seul hasard de leur naissance leurs fonctions
législatives. La couronne conservera le droit de récompenser
le mérite elles services par un siège dans la pairie, et si les
lords se liguaient jamais contre les autres pouvoirs de l'Etat ,
la prérogative royale serait assez forte pour dissoudre leur
ligue sans convulsion. Quant aux erreurs qui échapperaient
encore aux trois branches de notre gouvernement ainsi con-
stitué, le bon sens et l'intelligence du public seront toujours là
pour les redresser.
Nous disions plus haut que lorsque l'harmonie est rompue
entre les deux Chambres, les membres de la Chambre des
Communes expriment le sentiment de leurs constituans , et
que si une dissolution avait lieu, elle ramènerait des hommes
de la même opinion politique. Il est possible toutefois que
quelque changement dans le corps électoral produisît un ré-
sultat différent, c'est-à-dire une chambre autrement compo-
sée et avec un autre mandat que la précédente. On a dit que
tel avait été le résultat des dernières élections générales;
nous n'avons aucune raison de le croire, quoique les lords
aient récemment agi sous l'influence de celte idée. Mais alors
pourquoi se sont-ils arrêtés après avoir manifesté leur con-
fiance? Pourquoi ne pas demander à la couronne un change-
ment de ministère , au lieu de poursuivre indirectement leur
but en se montrant déterminés à refuser tout vote favorable
à la réforme tant que les whigs seront au pouvoir? Pourquoi
DE LA CHAMBRE DES LORDS. 17
tant de vains efforts pour mortifier les ministres et les con-
traindre à se démettre par dégoût de leur position dans la
Chambre des Lords , au lieu de les attaquer de front et d'ap-
peler un vote de censure sur leur conduite? Pourquoi braver
et outrager les députés des Communes dans l'espoir de les
irriter et de les pousser à des mesures intempestives, au
lieu de les renvoyer devant leurs constituans? Les chefs des
tories doivent bien savoir qu'il est impossible que les deux
Chambres restent une session de plus dans leur situation
respective ; le pouvoir législatif ne peut être plus long-temps
suspendu; le pays ne peut souffrir davantage de voir en pré-
sence deux assemblées hostiles qui ne cessent de se contra.-
rier dans tous leurs actes ; il faut que l'une des deux cède
spontanément , si elle écoute la sagesse ; ou sous l'influence de
quelque irrésistible nécessité , si elle s'obstine. Qu'ils soient
bien assurés que si cet état anormal de la législature n'a pas
encore provoqué de pétitions dans tous les coins de la Grande-
Bretagne, ce n'est pas que le peuple soit indifférent à la dis-
corde des deux Chambres, mais c'est parce qu'il hésite encore
sur le remède le plus propre à faire disparaître le mal.
L'état présent de l'empire britannique ne peut supporter
une longue suspension dans la puissance législative. Si nous
tournons les yeux sur l'Irlande , combien de motifs urgens
nous invitent à terminer promptement les divisions qui trou-
blent et déchirent ce malheureux royaume ! En Irlande , nous
trouvons les sept huitièmes de la population enrôlés du côté
de l'agitation avec une faible poignée de fiers et hardis ad-
versaires, qui regardent la majorité de leurs concitoyens avec
le même mépris , avec la même haine , que la noblesse fran-
çaise regarda la bourgeoisie, lorsque celle-ci réclamait , pour
la première fois, l'égalité des droits. Comment maintenir la
paix entre deux factions si irritées l'une contre l'autre , si ce
n'est par un gouvernement ferme et assez maître de tous ses
niouvemens pour pouvoir rendre à tous une justice impar-
tiale? Mais quelle force peut avoir un goiivernemenl si toutes
VI. — W^ SÉRIE. 9
^g. DE L.V RÉF0R3IE
les mesures qu'il propose pour le bien de l'Irlande, sont an-
nulées par la Chambre des Lords? Comment comprimer l'agi-
tation si on laisse subsister la cause principale de l'agitation?
Comment éteindre des passions furieuses, si une incessante
alternative d'espérances et de craintes continue à les attiser?
Que les Orangistes soient bien convaincus une bonne fois que
tout ce qu'ils ont à attendre du gouvernement, c'est la justice
et rien que la justice; que leur ancienne domination ne re-
naîtra plus, et que le temps a effacé toute distinction entre
les vainqueurs elles vaincus; de leur côté, que les catho-
liques puissent se croire en toute confiance protégés contre
les insultes et les outrages de leurs anciens maîtres, et la
violence des deux partis s'apaisera peu-à-pcu. Abusez -lesr
tour-à-tour par de fausses espérances, cl la fièvre n'aura pas
de fin.
S'il est nécessaire d'avoir recours au dangereux expédient
d'une dissolution, que le corps électoral réfléchisse à l'im-
portance du devoir qu'il aura alors à remplir. Le sort de
l'Angleterre sera de nouveau remis en ses mains; si les élec-
teurs se rendent coupables de négligence , le résultat en sera
funeste à toutes les espérances de réforme dont ils se sont
bercés jusqu'ici. Qu'ils ne perdent pas de vue qu'une majorité
d'une seule voix dans la Chambre des Communes peut dé-
truire , en une semaine , ce qui leur a coûté des années de
luîtes parlementaires; qu'ils se souviennent que, de même
que le bill de réforme a été adopté par le roi et la double ma-
jorité des deux Chambres, la même autorité peut le rappeler ;
non que nous pensions avoir à craindre une abrogation di-
recte du bill , avec une restauration des bourgs déchus de
leur franchise électorale. L'expérience serait trop hasardeuse
même pour l'imprudent politique qui est aujourd'hui à la tête
des tories; mais à côté de l'entière annulation du bill de ré-
forme , il est des imperfections de détails qu'il faut corriger, des
obscurités à éclaircir, et des perfectionnemens à introduire
da.us son mécanisme. Les électeurs voudraient-ils confier à
DE LA CHAMBRE DES LOBDS. 19
ses ennemis avoués la tâche de remédier à ces défauts? Que
pourraient-ils attendre d'une confiance si mal placée, si ce
n'est que le bilî serait mutilé de manière à perdre toute son
efficacité, comme instrument du gouvernement populaire?
L'histoire leur dira à quels périls fut exposé l'acte d'établis-
sement de 1718, tant que les tories eurent une majorité dans
la Chambre des Communes; ils béniront la sagesse de Geor-
ges, qui ne confia jamais son gouvernement qu'aux amis
éprouvés de sa famille (1). Eh bien! ce qu'était l'acte d'éta-
blissement à la maison de Hanovre , le bill de réforme l'est au
corps électoral.
Il est encore une considération, relative à la dissolution
du Parlement, qui mérite qu'on s'y arrête. En admettant,
par une supposition bien gratuite, que l'xVngleterre nommât
une majorité de représentans hostiles aux réformes locales
que réclame l'Irlande , y a-t-il la moindre chance , la moindre
possibilité que la majorité des membres irlandais en faveur
de ces réformes, ne sera pas augmentée? Or, rien de plus
contraire à l'union des deux royaumes que le fait d'une ma-
jorité décidée de membres anglais dans la Chambre des Com-
munes, rejetant toutes les mesures proposées en faveur de
l'Irlande, et par conséquent soutenues par la majorité des
membres irlandais. Qu'attendre d'un pareil conflit d'intérêts
opposés et de passions ennemies, si ce n'est une permanente
division des deux peuples , se terminant par une séparation
qu'ils auraient également à regretter tous les deux.
(Ediiihurgh Bciiew.)
(1) Allusion aux premières paroles prononcées par Georges l'"", lois de son
arrivée en Anj^lelerre. — Fondateur d'une dynastie nonvelle, ce prince voulut
montrer à la nation anglaise qu'il n'y avait pas solidarité entre lui et ses pré-
décesseurs. Les Stuarts étaient connus pour abandonner leurs amis dans les
niomcns difficiles : ce reproche était même passé en proverbe. Aussi Georges
en montant sur le trône, se liàta-t-il de dire : « Ma maxime est de ne ja-.
9.
20 DE LA RÉFORME, ETC.
«•mais abandonner mes amis, de rendre justice à tout le monde et de ne craindre
«personne.» Grâce à cette fermeté de caractère, à sa constante union avec le
parti whig et à la loyauté de sa conduite , Georges parvint à s'affermir sur le
trône de la Grande-Bretagne , et à triompher de toutes les attaques dirigées
contre lui par les amis du prétendant.
ittcrralc.
LA HAUTE CIVILISATION,
SES PRETENTIONS ET SES PRODUITS,
■ ■ai gi ig-T
Tous les siècles ont leur refrain ; celui du nôtre est civili-
sation, progrès. Avancer, rien de plus grand. ÏVIais vers quel
but? Se civiliser est admirable; n'est-ce pas s'améliorer, se
perfectionner, augmenter la somme de ses vertus et de ses
jouissances? Ainsi résonnent à l'oreille séduite ces mots pres-
tigieux. Est-ce un retentissement creux et vide? Ont-ils une
autre acception véritable? L'acception apparente est -elle
trompeuse? Quelle valeur propre faut-il attribuer aux fils de
(1) Quelques-unes des vues et des observations contenues dans cet essai
que nous empruntons au New Montldy Magazine , sont applicables à»la-
fois à l'Angleterre et à la France , c'est-à-dire au mouvement général de la
civilisation, qui emporte à-la-fois ces deux guides des nouvelles sociétés;
d'autres s'appliquent exclusivement à l'état actuel de la Grande-Bretagne. Sous
ces deux rapports, nous devions offrir à nos lecteurs un résumé sagace, souvent
lumineux, rempli de faits, exempt de misanthropie comme d'optimisme, et quii
indique avec une netteté rare l'élévation actuelle, le niveau, la surface elles
profondeurs de cette civilisation tour-à-tour vantée ou calomniée, mais que
l'on oublie d'apprécier. On y saisira sans peine la situation équivoque et mili-
tante de celte vieille aristocratie anglaise poussée dans ses derniers retranclie-
mens , et qui ne veut pas se laisser vaincre. La position respective , les rapports
et les tendances de la société ne se dessinent pas avec moins de clarté dans
ce résumé analytique qui est à-la-fois un tableau d'époques et un enseignement
d'avenir.
22 LA. HiLUTE CIVILISATIO> ,
la haute civilisation? Leurs acquisitions réelles où sont-elles?
Comptons-les :
Dès que l'homme se civilise, il reconnaît Dieu; l'allribut
distinct et particulier de notre espèce, ce qui la sépare des
brutes ; c'est l'idée de la divinité et de l'àme. A mesure que la
civilisation avance , l'idée de Dieu s'épure. Si la plus haute
civilisation est atteinte, l'idée de Dieu doit être complète et
générale. Voici donc un culte universel; le fétichisme dé-
truit; le code moral rapporté au code religieux; l'unité de l'a-
doration partout reçue; le fanatisme banni avec l'athéisme; le
peuple heureux d'une croyance éclairée ; les grands de la terre
professant une foi sincère. Civilisation , sont-ce là tes produits ?
Hélas! dans notre société civilisée, il n'y a pas deux hom-
mes qui s'entendent en matière de foi. Sans cesse vont se
multipliant les points en litige ; chaque doctrine se scinde en
mille doctrines ennemies qui, toutes, se subdivisent elles-
mêmes à l'inlini. Les théologiens savcLit ce qu'il y a
d'hérésies dans le monde; elles sont plus nombreuses que
les hommes. Chacun de nous renferme dans sa pensée une
douzaine de croyances auxquelles il ne croit guère. Résultat
splendide, problème mervedleusement résolu.
Ces matières sont-elles au-dessus de la portée des hom-
mes? Je quitte le royaume céleste; je m'en tiens a la seule
moralité; je laisse se débattre ce que Montaigne appelait
en plaisantant les cervelles philosophiques ; Bossuet contre
Fénelon , Cumberîand contre Cudworlh , Leibnitz contre
Mallebranche, Butler contre Buffier; sans compter Epicure,
Hobbes, Brown, Clarke, Shaftesbury, Edwards, Ilutcheson,
Hume, Smith, Price, Ilarlcy, ïucker, Paley, Bentham,
Ticid, Steward, Brown, Brougham, athlètes infatigables.
Cherchons la morale, non dans les doctrines, mais dans les
actes. Adieu aux théories; voyons la morale dqns les regis-
tres de l'Etat.
La polygamie est réprouvée, la prostitution est flétrie, le
libertinage est honteux. Mais voici ce que dit lasiaiistiquc. En
SES PRÉTEXTIONS ET SES PRODUITS. 2S
1830, la proporlion des ènfans bâtards aux enfans légitimes,
en France, était comme un est à treize. En Angleterre, y
compris le Pays de Galles, comme un est à dix-neuf: en 1835,
Londres comptait 2,084,520 âmes, dont 1,390,000 femmes;
et, sur ce nombre, 695,000 femmes seulement entrées dans
la vie réelle des femmes, c'est-à-dire au-dessus de seize
ans. Que sur cinq familles , trois se composent du mari et de
la femme, nous trouvons 2ZiO,000 femmes mariées etZi55,000
non mariées. La population de Londres a considérablement
augmenté depuis l'époque où Colquhoun publiait son Traité
sur la police de la métropole. Il évaluait alors le nombre des
femmes publiques à 50,000. Adoptons ce chiffi-e; sur cinq
femmes une est perdue. Et s'il fallait porter en compte la
ruine morale et partielle des femmes qui n'appartiennent
pas à tous , le secret des intrigues , le mystère des corrup-
tions, le dédale des fautes cachées, que serait-ce? Sur 61»
individus, en Angleterre, un est conduit en prison pour
crime. Ceux que la loi ne frappe pas doivent au moins
tripler ce nombre. Progrès de la société, associations cha-
ritables, discours philanthropiques , effacez-vous; permettez-
nous d'apercevoir ce que vous cachez : la table de jeu,
le mauvais lieu, la taverne, les courses de chevaux, les
paris, la banqueroute , la prison, le bagne. Que la haute ci-
vilisation reconnaisse ses enfans!
Mais elle a un fils dont elle est fière; c'est l'Honneur, père
du duel, qui régit encore souverainement l'Angleterre et la
France. Tous nos hommes bien élevés s'exercent au pistolet;
au seizième siècle tout gentilhomme était habile à l'escrime.
Il n'y a pas quinze jours, un lord et un capitaine buvaient en-
semble du vin de Madère, occupation innocente ; leur avis
diffère sur la qualité du vin. Ils s'injurient. « Pourquoi ne pas
arranger l'affaire? w dit un ((Muoin.
— Notre force au pistolet est trop connue, s'écrie l'un
d'eux.» Ils se battent; on emporte un cadavre. Peu de jours
îiprès (je parle de faits réels et récens), un colonel rencontre
24 LA HAUTE CIVILISATIOîf ,
un capilaine, son ami. Le chien de l'un mord le chien de
l'autre. L'un reçoit une balle dans la tête et l'autre dans la
cuisse.
Quittez ce cadavre et cet invalide, entrez à la Chambre des
Communes : voici des querelles bien plus violentes , des mots
bien plus durs, des imputations bien plus scandaleuses. Ce
ministre est un voleur; celui-là est vendu ; ce troisième cher-
che à se vendre. La canaille peuple les bancs des torys , et la
honte pleut sur le front des \vhigs. C'est chose admirable que
le stoïcisme antique et romain avec lequel tout cela s'écoute.
La civilisation veut du calme. Point de colère, pas un mou-
vement, pas un geste. Nul ne sourcille. Mais ce noble gen-
tilhomme que l'on a nommé brigand , se lève , et d'un ton
plein de nonchalance :
« Est-ce à l'homme ou bien au ministre que l'honorable
membre s'est adressé, demande-t-il ; l'injure est-elle person-
nelle?
— Personnelle! pas le moins du monde. Il n'y a rien de
plus vil que le ministre, je le soutiens; mais l'honneur de
l'homme est intact ! »
Distinctions justes , explications satisfaisantes. L'honorable
ministre se rassied et cause avec ses voisins.
Rien de plus complètement civilisé que tout cela. Quelle
influence le progrès de l'époque exerce-t-il sur nos rap-
ports avec les femmes? Quelle est notre moralité à cet
pgard? On connaît à Londres un homme à succès, mo-
dèle de sa caste , célèbre par le nombre de femmes qu'il a
déshonorées. Il a blessé tant de familles dans ce que l'hon-
neur a de plus sensible et de plus délicat , que nul cercle
ne lui est interdit et fermé. Un lord de mes amis, dont le
caractère est singulier, après l'avoir reçu quelque temps,
cessa de l'inviter.
te Pourquoi cette exclusion, lui demandai-je?
— C'est que toutes les femmes dont il approche passent
SES PRÉTENTIO'S ET SES PRODUITS. 26
pour flétries; et je ne me soucie pas que ma femme et ma
fille subissent ce fléau. »
Si le colonel eût appris ces paroles, il eût lue le lord. Il au-
rait bien fait; telle est la loi de la civilisation. Je demandais à
ce même lord pourquoi il menait peu sa femme dans le monde;
riche, belle, spirituelle, agréable?
« Elle ne serait pas à la mode , me répondit-il , et son
amour-propre souffrirait. Les distributeurs de la faveur des
salons sont gens vicieux et tarés. Les admettre à une inti-
mité qui souille quand elle ne corrompt pas, me répugne.»
Ce lord est un barbare !
La haute civilisation a fait du mariage quelque chose de
singulier. Le mariage se réduit à une affaire de convenance ;
on y cherche: bien-être physique, accroissement de fortune,
et le moins d'ennui possible. La question ordinaire est :
(.(.Combien epoiises-tii ? » Sympathies, affections, pensées
religieuses, morales, intimes, consolatrices ou passionnées,
sont étrangères au mariage. Qu'y a-t-il de commun entre la
moralité et le mariage? Londres possède un théàlre , nommé
Théâtre du Roi, où les maris titrés mènent leurs nobles
femmes. Là, tout grand seigneur choisit sa maîtresse sur le
théâtre. L'amphithéâtre et les loges renferment la proie des
plus humbles. Liaison, distraction, habitude, licence; comme
on voudra nommer cet usage; il est établi. Le spectacle de
cette recherche est public ; nulle femme légitime formée par
la haute civilisation ne s'en étonne. La chose est connue, con-
venue , nécessaire ; si elle n'est pas écrite dans le contrat de
mariage, c'est décence ou hypocrisie.
Ainsi, habile à multiplier les jouissances, la haute civili-
sation rend au mariage les droits du célibat : noble invention ,
toute nouvelle. Il y a des endroits où, pour un peu d'argent ,
vous trouvez un palais qui vous appartient , un excellent cui-
sinier, une causerie brillante, une bibliothèque choisie, la
fleur de la société ; tout ce que vous n'avez pas chez vous et
ce que la richesse ne pourrait vous donner : on nomme ces
26 LA HAUTE CIVILISATION,
endroits cluhs. Ils détruisent les salons et rendent les bals
déserts; ils font régner la jouissance égoïste et la recherche
du bien-être individuel. « Nous n'avons plus au bal, me disait
une comtesse , que des écoliers de seize ans. « Foyer domes-
tique, intimité de la famille, où étes-vous? On fuit dans toutes
les directions ; chacun s'éloigne de son domicile : on veut
être à son aise et jouir seul. Si l'on se réunit quelquefois,
c'est encore pour s'isoler; la société devient im sauve qui
peut.
. Ne parlons que de l'Angleterre. Le gentilhomme de province
est détruit ; son descendant économise neuf mois à la campa-
gne, afin d'en passer trois à Londres. Alors il vient s'abreu-
ver à cette grande source de plaisirs et d'agitation. Il apprend
à concentrer dans sa vie la plus grande variété de jouissances
possible; il saura bientôt comment la sensualité s'alimente et
se renouvelle; une existence privée de stimulans lui paraî-
tra pauvre et nulle. Triste métamorphose! De gentilhomme
propriétaire, il deviendra iiiveur. Une personne de bon ton
peut compter à Londres cent familles de connaissance : sou-
vent ce nombre s'étend jusqu'à mille. Deux mille personnes
étaient récemment invitées à la grande fête de lady Jersey.
Prenons un terme moyen ; composons notre liste de cinq cents
personnes dont il faut recevoir et rendre les visites. Une fa-
mille arrive de la campagne et passe trois mois à Londres ;
trois heures pour la toilette, douze pour les affaires, compo-
sent un total de quinze heures dont les gens du monde dispo-
sent. Voilà un millier d'heures , entre lesquelles il s'agit de
répartir tous les devoirs , tous les engagemens , tous les repas,
tous les plaisirs ; l'éclair n'est pas plus prompt que chacune
des actions de la vie. On éblouit, on brille, on se flétrit; les
affections n'ont pas le temps de naître. Se ruer d'une maison
à l'autre, courir d'un rendez-vous à un rendez-vous ; du parc
au dîner, du dîner au rout, du rout au bal; apparaître à
l'opéra, montrer sa figure au concert : vie de précipitation
et d'assautj rien de sérieux, liea de complet, point de repos :
SES PRÉTEXTIOKS ET SES PRODUITS. 27
une cohue de petites actions sans portée , sans but et sans
lien. La santé s'affaisse; le sang se dessèche ; la bourse tarit;
tout ce qu'il y a de plus frivole enlève des millions. « Je me
marie, et je vais économiser, disait un jeune baron à son ami.
— Sur quoi? lui demanda-t-on.
— Sur mes gants.
— Et comment cela?
— Il m'en faut cinq paires par jour, de toute nécessité.
— Comment pouvez-vous salir cinq paires de gants?
— Je sors à pied , une paire est détruite ; je me promène à
cheval, une seconde est salie; je vais dîner, il m'en faut
une nouvelle ; et le bal en exige deux, tout au moins. ))
Dans ce métier violent, la force s'épuise , l'énergie s'éteint,
le cœur se blase , la réflexion fait place à une activité de ma-
chine , la constitution se ruine. On a recours au vin, à l'opium
et aux liqueurs ; chacun fait de la nuit le jour ; ce qui achève
de ruiner la constitution. — «Pourquoi (demandez-vous) les
gentilshommes des provinces viennent-ils passer à Londres ,
non pas l'hiver, mais la belle saison? quitter la campagne,
lorsqu'elle est verdoyante , quand le ciel est pur , le gazon
frais ! » — La santé des chevaux l'exige; s'il fallait , pendant les
nuits d'hiver, les laisser stationner ou galoper dans les rues,
de neuf heures du soir à cinq heures du matin, toutes les
familles se ruineraient en chevaux.
Celte vie factice et violente constitue précisément la haute
civilisation. Par elle, les distances s'effacent; quinze lieues
d'aujourd'hui n'équivalent pas à trois lieues d'autrefois. On
voyage comme le vent ; on a quitté à jamais ce pesant carrosse
où s'entassaient, comme dans une arche dcNoé , cousius , cou-
sines, oiseaux, perroquets, animaux domestiques, et jusqu'aux
instrumens de cuisine ; bagage qui rencontrait sur la route
tant d'accidens dramatiques. Un membre de la Chambre des
Lords, dont le château était situé à cent vingt milles de Lon-
dres, allait régulièrement diucr tous les samedis chez un
28 LA HAUTE CIVILISATIOîT ,
noble qui habitait la capitale. « Combien de temps vous
faut- il pour venir ici , lui demanda son hôte?
— Je le sais, à quelques secondes près : la veille, j'écris à
tous les maîtres de poste de la route qu'ils aient à tenir leurs
chevaux harnachés et prêts à partir à une certaine heure; je
pars à cinq heures du matin ; j'arrive exactement, à chaque
relais, au moment convenu. A six heures ou six heures dix
minutes , je suis à Londres. »
L'aigle, dans les airs, voyage moins lestement. Ce n'est
pas seulement le privilège de l'aristocratie. Le plébéien tra-
verse l'Angleterre dans tout son diamètre , pour la somme
ronde de 36 shillings ou de 55 tout au plus.
JYous nous émerveillons de ce résultat : le bois , le fer et la
fumée donnent des ailes à l'homme. Tant de rapidité est
belle ; mais je demanderais un peu de bonheur. Celte vie
nomade qui brise tous les liens naturels , rend les devoirs
trop faciles à éluder; le besoin du changemcnl, l'amour de
l'excitation, la nécessité de la dépense, le désir d'imiter
et d'égaler ceux qui donnent le ton; l'ardeur de briller, la fu-
reur de jeter des millions auvent, achèvent le splendide
malheur auquel on se condamne. « Je suis désolé (me disait un
noble de second ordre) de ne pouvoir cultiver le duc de R...;
ma fortune n'y suffit pas. L'autre jour, je l'invitai à une battue:
il m'amena, s'il vous plait, onze domestiques, neuf chevaux,
trois voitures et soixante chiens. »
C'est le comble de la civilisation de ruiner son hôte par la
splendeur de sa suite. On se fait un point d'honneur de rece-
voir comme on est reçu. Il faut donner le même dîner; le salon
doit être aussi splendide , les convives aussi nombreux , les
musiciens aussi distingués. La baronne ne souffrira pas que la
duchesse porte des diamans plus beaux que les siens ; et la
banquière sera piquée d'une noble émulation en voyant passer
la vicomtesse. Tous les degrés de fortune essaieront d'atteindre
le même niveau : fausse égalité qui sera la ruine du plus grand
nombre. Pourquoi ce château magnifique est-il désert? Qu'est
SES PRÉTE?^TIO^'S ET SES PRODUITS. 29
devenue la famille noble dont voici l'écusson? Elle se cache eu
Toiiraine ou en Languedoc. Là, on vit d'épargnes; et l'on répare
la brèche faite par ces dépenses excessives, qu'exige la haute
civilisation. L'orgueil blessé des Anglais se tapit dans quelque
province étrangère, et livre à l'étonnemcnt des Tourangeaux
ou des Provençaux, l'énigme de ces familles baroniales, si
Hères, si hautes, si pauvres, si misérables.
Parlons de l'intelligence : la civilisation est sa nourrice,
chacun le sait. Observons la situation intellectuelle dans les
classes aristocratiques de notre pays. On rapporte du collège
un peu de grec et de latin ; peut-être le goût des lettres ; à
coup sur une moralité détruite, et la ruine de tous les prin-
cipes. De dix à quatorze ans , l'éducation du vice commence
au collège; de quatorze à vingt, la théorie devient pratique.
La servitude est spécialement enseignée en Angleterre. Le
système du fagging, particulier aux collèges de notre pays,
consiste à faire du plus faible , l'esclave, le valet et la victime
du plus fort. Heureux arrangement, qui infuse le savoir du
cuisinier dans les connaissances du groom , et mêle aux pro-
fondes observations du garde-chasse l'érudition du sommelier !
Le gentilhomme de la civilisation s'élève ainsi.
Voici le budget d'une journée de château ; j'en ai passé plus
de cent de cette espèce. On déjeune à dix heures : thé, café,
liqueurs, langues fourrées, jambons de Bayonne, pâtés de
Périgord; le déjeuner se prolonge jusqu'à midi. On se réunit
pour la chasse ou la pêche ; et l'on attend l'heure où il faut
s'habiller. Vient le dîner, qui compte trois services. Les fruits
les plus exquis , les viandes les plus chères , l'or et le vermeil
couvrent la table. Au milieu des rayons lancés par mille bou-
gies, une armée de valets brodés étincellent. Vous dînez en
satrape. Vous échappez sans doute aux grossiers excès ; mais
vous arrivez à la pléthore. Vous satisfaites celte sensualité
avide et dangereuse, qui sollicite sans cesse de nouveaux
rallinemens. Les cartes, le billard, le concert et l'intrigue
amoureuse remplissent la soirée. Que reste-t-il à l'intelli-
^ô I,\ H;\.UTE CIVILISATtO?î,
gence? La pensée germera-l-elle clans ces estomacs surchar-
gés de mets? C'est bien assez vraiment de pouvoir digérer.
L'amateur de whist conserve seul assez d'activité intellectuelle
pour combiner les chances de ses gains. A minuit, on se sé-
pare, quelquefois à onze heures, selon les coutumes de la
maison ou l'épuisement des convives. Les hommes vont fumer
leur cigarre dans la chambre du plus roué de la compagnie;
et les dames, qui ont appris à ne s'endormir que vers l'au-
rore, prêtent l'oreille au babil moral de leur femme de cham-
bre, quand elles ne lisent pas le dernier roman pour s'en-
dormir.
Parlez , si vous l'osez , à ces personnes, du développement
de l'intelligence, de l'amour des ans, du culte de l'esprit, des
conquêtes de la pensée. Dans leurs bibliothèques, qui renfer-
ment les plus nobles monumens de l'esprit humain, pas un livre
n'est déplacé : c'est une catacombe de chefs-d'œuvre , où les
volumes sontrangés comme des cadavres. Cette vaste maison,
qui ne désemplit pas depuis novembre jusqu'en février, et qui
reçoit tour-à-tour les noms les plus éclatans du royaume, ne
retentit pas d'une seule causerie littéraire. Personne ne trouve
une minute à consacrer aux jouissances intellectuelles. On
cause de toute autre chose. La conversation vit de scandale,
d'anecdotes controuvées sur les familles du comté , leurs
alliances et leurs espérances? la littérature et l'art sont en
oubli : peut-être parcourt-on quelques nouveaux voyages,
quelques romans à la mode : c'est là tout. Je dînais un jour chez
lordC. ; sa femme, qui a de l'esprit, s'avisa de soulever une
question intéressante , et cette discussion commençait à me sé-
duire. Mais comment faire : il y avait là vingt-sept personnes
invitées, que cette conversation intéressait médiocrement.
« Attendez, me dit le maître de la maison, ces messieurs vont
s'endormir. » Bientôt les dames quittent la table; les hommes
consuUentles bouteilles de vin de Champagne et d'Alicante. Les
vingt convives du genre mâle succombent , et la causerie s'en-
gage entre mon hùte et moi. Au milieu de notre discussion , le
SES PRÉTENTIONS ET SES PRODUITS. SI
mol électeur se trouve jelé. Il reteutit à l'oreille de l'un des dor-
meurs, et cet accent magique produit son effet. La conversa-
tion entre dans ce lit nouveau, et elle y reste. Le dictionnaire
du bon ton renferme cinq ou six paroles intelligibles qui émeu-
vent : élection, cheval de course, bouillotte, écarté, mariage
d'argent, ministère. Si vous voulez être compris, ne sortez
pas de là.
Ces élections elles-mêmes, quelle est leur moralité? Comp-
tez les membres du parlement qui sont arrivés là par d'autres
routes que celles de la corruption et do l'intrigue. Dangereux
exemple, misérable commencement de la vie politique. Je
connais des juges, personnnagcs graves et vertueux, dont la
vie fut bien près d'être déshonorée après une admission à la
Chambre des communes, admission préparée par une vénalité
insolente. La civilisation offre-t-elle donc un encouragement
réel à la violation des lois morales? On serait tenté de le croire.
Réfléchissez sur la théorie des dettes dans le grand monde.
Qui fa'est pas endetté? Nul ne s'en étonne. A qui importe-l-il
de savoir si le vicomte un tel balance exactement son passif
par son actif? On n'exige de vous qu'une chose : payez vos
dettes d'honneur, les engagemens de la table de jeu, c'est-
à-dire ceux qui ont été contractés par l'étourderie et la prodi-
galité ; du reste, les prisons sont là , et la banqueroute répond
à tout. L'homme bi-illant nage quelques minutes dans ce gouf-
fre :puis, il s'éclipse, disparaît; on ne sait ce qu'il est devenu.
Ecoulez SCS amis les plus intimes faire brièvement l'épitaphe
de sa gloire et de sa fortune.
« Pauvre ï , s'écrie un convive en passant devant le
château de ce dernier, dans le comté de Cambridge ; voilà
son palais abandonné; j'ai passé là quelques-uns des plus
beaux mois de ma vie ! » Voilà tout.
« Qu'esi-il devenu? demandai-jc à ce sensible ami.
— Du diable si j'en sais rien ! Piuiné, je crois; sous les
verroux sans doute I yy
On ne peut pas dépêcher plus lestement la reconnaissance.
Ô2 LA HAUTE CIVILISATION ,
Le chapitre des mœurs de la haute civilisation vient d'être
épuisé. Commençons à ébauclier celui des manières; il mé-
rite d'éire étudié. La grande base des principes que la haute
civilisation fait valoir, c'est de chercher son plaisir partout,
sans gêner le plaisir des autres : des égoïsmes qui se rencon-
trent et qui se ménagent. Un pacte entre toutes les personna-
lités pour jouir de la vie sans se nuire; faire peu de bruit,
tenir peu de place ; avoir des égards pour ceux qui sont pré-
sens et spécialement pour vos voisins; tout effleurer sans
appuyer sur rien ; tout indiquer sans soul&ver aucune discus-
sion violente; paraître indifférent à tout et même un peu
blasé sur tout ; voiler cet artifice sous une apparente ingé-
nuité, sous une parfaite facilité de commerce ; tel est le monde.
Voilà ses préceptes et sa pratique. J'avoue qu'il y a quelque
chose d'intéressant dans cette soumission volontaire et tacite
aux lois de la société générale. C'est ce que Burke appelle
très bien une fière et honorable subordination.
Mais l'arbitraire de ces lois m'a quelquefois étonné; et
plus on remonte l'échelle de la grande civilisation , plus leur
caprice paraît bizarre. A de singulières délicatesses se mê-
lent des grossièretés convenues qui sont le type du rang et
comme le symbole de la haute civilisation. Tantôt c'est un
argot spécial qui blesse à-la-fois la décence et le bon goût;
tantôt ce sont une foule de petits usages déplaisans et inci-
vils dont ûii ne cherche à relever la bassesse que pour se dis-
tinguer du vulgaire.
Youdra-t-on me croire, lorsque j'affirme qu'une jeune femme
du rang le plus élevé se plaît, lorsqu'elle cause avec les du-
chesses et les comtesses qu'elle reçoit , à soulager, en se frot-
tant violemment le dos, le prurit que lui cause la délicatesse
extrême de sa peau. Elle était livrée à cette agréable occupa-
tion, lorsqu'on se servit devant elle des expressions sui-
vantes : ce L'homme dont vous parlez a épousé une femme
ce charmante. »
Elle tressaillit , son sourcil se fronça , tous ses nerfs se cris-
SES PRETENTIONS ET SES PRODUITS. 33
pèrent ; vous eussiez dit qu'elle venait de marcher sur un
serpent. Dans la bonne société, les mois homme et femtne
sont proscrits ; on doit dire une -personne. Les conventions
singulières qui éclosent au milieu de ces mœurs factices vous
défendent aujourd'hui, par exemple, de mettre, en man-
geant, votre couteau dans votre bouche, et vous permettent
d'appuyer vos deux coudes sur la table, ainsi que je le voyais
récemment pratiquer à deux honorables qui venaient de pas-
ser trois mois chez le roi de la mode et le maître actuel du
bon ton.
« Les avez-vous observés , demanda le maître de la mai-
son qui n'était pas encore parvenu au même degré de rafine-
ment social ?
— Oui, les coudes sur la table depuis le potage jusqu'au
dessert; c'est une mode nouvelle importée de chez lord *'\ »
Trois jours après, deux autres personnages qui venaient
de quitter le même foyer de civilisation , passèrent une heure
chez un respectable ecclésiastique sans ôter leur chapeau :
nouvelle mode venue du même lieu, importée du même cen-
tre. Un jargon singulier qui change tous les mois , compose,
à l'usage des gens comme il faut, un dictionnaire ou plutôt
un argot qui les caractérise d'autant mieux qu'il est plus tri-
vial. Il y a de certaines voyelles qu'on ne doit pas prononcer;
de certaines épithètes grossières que l'on adopte; de certains
proverbes dont il faut faire usage, c'est le cachet du bon ton.
Passons aux classes secondaires. La civilisation les affecte
diversement. Au lieu de les rejeter dans quelques petites
coutumes exclusives , elle les exalte , les agrandit et les en-
richit. Elle leur fait subir un mouvement d'ascension perma-
nente. Avant de se dépraver comme les habitans des régions
supérieures, il faut qu'elles s'élèvent à leur niveau. Pour cela
grande lutte; concurrence formidable. Plusieurs tombent et
se précipitent dans une ruine sans fond. D'autres s'élèvent et
deviennent riches, puissans, gens à la mode. Plus la civilisa-
tion se perfectionne, plus l'accumulation des capitaux, l'ac-
VI. — k^ SÉRIE. 3
34 LA HAUTE CIVILISATION ,
croissemcnt de l'habilelé mécanique, le perfectionnement
des moyens , l'extension du crédit, la variété des méthodes
de fabrication ou des modes de commerce influent sur les
classes moyennes , celles qui, au lieu de vivre de leurs terres
ou de leur revenu , vivent de l'intérêt du capital.
La fermentation sociale est donc très vive. Dans une telle
époque , pour les régions supérieures , il s'agit d'improviser
ses plaisirs et de les multiplier en les variant; pour les classes
moyennes , il s'agit d'emporter la fortune à la course afin
d'obtenir bientôt ces mêmes jouissances réservées au petit
nombre. La lenteur modeste du commerce antique est rem-
placée par la violence de la spéculation hasardeuse; le com-
merce d'autrefois était chose honnête et patiente; la spécula-
lion d'aujourd'hui est ou une friponnerie expéditive ou un coup
de dé brillant. La prudence du commerce assure des gains mé-
diocres ; la spéculation promet des bénéfices chanceux , mais
immenses : c'est l'avidité de commerce mêlée à la fureur du
jeu. N'attendez pas du spéculateur, commerçant aléatoire, le
soin minutieux de bien acheter et de bien vendre. La parfaite
probité , calcul excellent pour obtenir le crédit ; le choix des
objets vendus et la modération dans le bénéfice total ne lui
appartiennent pas. Laissez au petit négoce d'autrefois cette
marche lente et ce lourd bagage de scrupules incommodes.
Nous allons beaucoup plus vite.
Le négoce lui-même repose maintenant sur une nouvelle
base. Le négociant, devenu jouoiu', jette sur le tapis vert son
capital tout entier; et ce n'est pas tout , il joue encore l'avenir
de ses gains possibles. Un des procédés sur lesquels a roulé le
commerce en Angleterre , mérite d'être rapporté. André tire
sur Clément et Clément tire sur André : s'engagcanl l'un et
l'autre à retirer leurs billets à l'échéance, à les reprendre comme
valeur comptant, ou à payer la différence s'il y en a. La valeur
factice qu'ils ont ainsi créée leur profite à tous deux un mo-
ment. Les banquiers y sont trompés, les billets courent, on
ne les proteste pas, le crédit s'établit, la spéculation déploie
SES PRÉTENTIOîsS ET SES PRODUITS. 35
ses vastes ailes , il n'y a plus de bornes au capital dont on
dispose. Les uns gagnent des millions, les autres se perdent
et s'abîment. J'ai connu deux maisons de commerce qui se
prêtaient ainsi mutuellement la somme énorme de A0,000 £
par an : l'une d'elles donnait 750 £ de traitement au commis
chargé de faire agir ce levier redoutable; elle manqua :
l'autre est parvenue à l'opulence. Universellement réprouvé,
ce moyen , universellement employé , a fait plus que de nuire
au commerce. Eu y introduisant la fraude, il a détruit la
bonne foi , le respect du commerçant pour lui-même et la
moralité du négoce : le jeu a tout envahi. Extension forcée ,
développement factice , activé encore par une concurrence
violente poussée jusqu'à la fureur.
Il est vrai que des fortunes gigantesques se sont élevées-
Qu'est-ce aujourd'hui que l'aristocratie? où est-elle? qu'on
me la montre? Ce petit aristocrate, fds d'un baronnet, vaut-
ill'homme qui dispose, grâce au commerce, d'un capital qui
ferait vivre un roi? En 1835 , le dividende d'une seule maison
de commerce de Londres, a été de 200,000 £ pour une année.
J'en connais une qui vend pour 1^,000 £ d'objets au comp-
tant par jour. L'un des nombreux parteners d'une brasserie
de la capitale, lire de celte entreprise Zi0,000 ^, année com-
mune ; un fabricant de pianos de Londres a gagné en un an ,
tous frais payés, la somme de 90,000 £. Est-ce là une aris-
tocratie de l'argent, dites-moi? Parmi les jouissances qui
s'achètent, y en a-t-il une que ces hommes ne puissent payer?
Le noble de naissance dispose-t-il des forces prodigieuses
que le seigneur suzerain de la richesse doit à l'accumulation
du capital, à la puissance mécanique , à la rapidité de loco-
motion , à la facilité d'acquérir et d'augmenter ses connais-
sances industrielles? Qu'est-ce que l'aristocrate opulent au-
jourd'hui , comparé à l'aristocrate de l'opulence ? Le Parle-
ment s'ouvre à ce dernier; il a son hùlel dans le quartier
noble, son château en province, fait son voyage annuel en
Italie, prend les eaux de Bade ou dcTœplitz, possède un cui-
26 LA HAUTE CIVILISATION ,
sinier admirable, des salons splendides, des meubles coû-
teux , et donne des repas magnifiques.
Que manque-t-il aux fêtes du marchand qui a construit sa
fortune ou qui s'occupe à la construire? Le voici : un ou deux
exclusifs, c'est-à-dire le petit nombre de personnes dont nous
avons parlé, et qui font métier et gloire de ne dire que
certains mots ; de ne se permettre que certains gestes et de
n'aller que dans certaines maisons. La ligne de démarcatio}i
s'établit sur des nuances misérables, sur de petites manières
que l'on ne peut acquérir au comptoir ni à la bourse. Deux
cohortes ennemies se disputent donc la préséance : l'une plus
puissante en effet et plus active ; l'autre plus dédaigneuse et
plus enviée. Quiconque n'a pas reçu des évènemens et de sa
naissance la vraie éducation aristocratique , essaiera vaine-
ment de franchir le cercle imaginaire de la vieille noblesse,
le rempart d'airain dont s'entoure la noblesse de race. Les
deux classes se rapprochent , mais pour se haïr, non pour se
confondre. Le vrai noble est un petit roi qui a sa cour, son
état de maison , 'ses flatteurs; qui ne voit que ses égaux, de-
vant lequel on se prosterne, dont la parole est toujours écoutée.
Il joue sur le velours ; son titre seul l'égale au plus puissant.
Traité avec déférence par les hommes de sa classe , il leur
rend égards pour égards. Sa vie n'est pas une lutte , mais une
victoire. On lui pardonnera la profusion et l'étourderie , non
l'avidité et l'avarice : on lui permettra d'intriguer, mais non
de thésauriser.
La vie du marchand n'est pas la même. Il a le gain pour
but; il combat àprement pour l'atteindre. Toutes ses con-
versations sont des luttes d'intérêt ; qu'il soit honnête , c'est
tout ce qu'on peut lui demander; généreux, il serait perdu.
Le lucre, qui résume l'idée de toutes les jouissances posi-
tives, l'absorbe entièrement. Son temps est précieux, Per-
dra-t-il ses minutes qui sont de l'or? les dépensera-t-il en
vaines causeries? en plaisirs élégans, mais coûteux? Sa mo-
ralité ne sera pas pire, mais ses manières se sentiront lou-
SES PBÉTE>TIO>"S ET SES PRODUITS. S?
jours du magasiu et du comptoir. J'eus , à ce sujet , une con-
versation assez piquante avec un voyageur célèbre :
« Jamais," me disait-il, je n'ai connu de marchand ou
d'homme d'affaires qui fût ce que j'appelle comme il faut.
— Permettez-moi de vous citer F. B., qui a un intérêt dans
une maison de banque, et dont la courtoisie me semble
parfaite.
— C'est une erreur. La semaine dernière, j'ai dîné chez
lui; la veille j'avais dîné chez le marquis de S Pendant le
repas que ce dernier nous donnait, un jeune avocat trouva le
lièvre excellent , et fit l'éloge le plus pathétique du gibier du
marquis.
— William (dit aussitôt notre hôte , en se retournant vers
l'intendant), vous aurez soin d'adresser à M. Willby des
lièvres de ma chasse et de les bien choisir. »
— L'avocat reçut en etïet ses deux lièvres par semaine
pendant toute la saison. Qu'aurait fait notre ami F. B., mon
amphitryon du jour suivant? il aurait supputé la valeur des
deux lièvres par semaine , et serait parvenu à ce résultat fort
sage, que k shillings tous les huit jours équivalent à 10 ^,
S shillings par an. « Monsieur, lui disait un jour son jardi-
nier, nous avons deux fois plus d'abricots, de poires et de
noisettes qu'il ne nous en faut; que dois-je faire de cela? —
Nous les vendrons, répondit-il aussitôt; combien cela peut-
il rapporter? )) — Le marquis n'eût pas manqué de dire : « vous
choisirez les plus belles pour M. le comte de et vous les
lui enverrez, etc., etc., etc. »
Telle est l'influence des habitudes : elle est inelîa cable."
Les nouvelles idées libérales n'ont pu amener la fusion
ou même l'alliance des deux principes. Le commerce a empiété
sur la noblesse sans lui emprunter ses caractères distinctifs ;
l'esprit de négoce a pénétré l'aristocratie sans lui donner les
qualités du marchand. Les substances se sont mêlées comme
dans une opération chimique, sans pouvoir se transformer en
une substance homogène. Les classes supérieures se sont abais-
^ LA HAUTE CIVILISATION,
sées sans que les classes inférieures se soient élevées. Deux
insolences contradictoires, celles des aïeux et celles de l'ar-
gent ont levé la léte à-Ia-fois. Les leçons de la révolution fran-
çaise ont été perdues. L'éducation a augmenté sans cesse la
puissance des classes moyennes; des capitaux accumulés ont
provoqué le luxe et précipité les hommes vers les jouissances
rapides et passagères. La paix a réduit la valeur des objets et
encouragé ce mouvement , on a vu naître un mode de société
dont l'Angleterre n'avait pas eu d'exemples. Tout était bou-
leversé sans changement apparent, sans secousse; mais tout
chancelait dans les profondeurs sociales.
Les efforts des hauts commercans se sont dirigés alors vers
l'imitation des classes nobles; imitation incomplète et impos-
sible. Le commerce secondaire les a suivis de près. Observez la
vie du jjoutiquierqui fait bien ses affaires : il quitte le comptoir
pour se mettre à table , et le repas pour l'opéra ou le concert.
Ses fils et ses filles sont élevés à-peu-près comme les enfans
de l'aristocrate et du banquier. Les fils deviennent actifs ,
vigilans, méthodiques, intéressés, âpres; ils savent vendre
et acheter, ils calculent, ils combinent; leur intelligence,
aiguisée pour le coiiimerce, s'occupe peu de littérature et
d'arts. Quand ils en parlent, ce n'est que jargon; la plupart
se délassent au spectacle ou en dînant bien. Chez les femmes
de la même classe vous trouvez infiniment plus de goût, de
convenances : elles ne sont pas absorbées par le négoce ; elles
parlent souvent trois ou quatre langues, et reçoivent des le-
çons des mêmes maîtres qui ont formé les duchesses et les
vicomtesses. Souvent ces maîtres cultivent les talens des
femmes de boutique avec beaucoup plus de soin que ceux
des femmes nobles. Ces dernières y apportent une patience qui
tient à leurs habitudes , aux idées de la famille , à leur désir de
briller : c'est leur seule distinction. Les artistes qui se trouvent
plus de niveau avec elles, leur donnent des leçons plus profita-
l)les. L'orgueil des gens de boutique est heureux de cette éduca-
tion aristocratique: ils comparent exactement, soyez-en sûr, le
SES PRÉTENTIOAS ET SES PRODUITS. d9
goût du chaut et les gouaches de la marquise avec les œuvres
et les talens des roturières.
« Comment peuvent-ils nous juger (disait un jour un jeune
vicomte), eux qui déclament si misérablement et si vivement
contre nous? Que savent-ils de nos mœurs et de nos idées?
— Beaucoup plus que vous ne pensez , lui répondis-je. Vous
parlez à la Chambre des Communes, et ils savent quelle est
votre instruction, jusqu'où elle s'étend, où elle s'arrête. Tls
vous rencontrent dans le monde , et vous contemplent dans les
lieux publics. Le détail de vos jours et de vos nuits est enre-
gistré dans les journaux; vos noms et vos discours frappent
sans cesse leurs oreilles. Ils vous connaissent mieux que
vous ne vous connaissez. :»
L'aristocratie va se détruisant d'elle-même. Chaque profes-
sion veut se hausser, est mécontente de la place qu'elle occupe,
et aspire à une position supérieure. Une longue suite d'aïeux,
des ancêtres héroïques, une richesse bien acquise par des
services publics, par des exploits militaires, par la probité
de la famille , commencent à tenir peu de place réelle , dans
une société qui cède à l'influence démocratique. Deux valeurs
servent maintenant de mesure à la capacité d'un homme : le
mérite personnel et la fortune. Que l'homme de la classe
moyenne se compare à l'homme de la classe aristocratique : qu'il
place ses efforts persévérans, l'emploi habile qu'il a fait de ses
ressources, et la lutte qu'il a subie , en face d'une oisiveté fri-
vole et d'une incapacité altière : il se croit dégradé. Le mépris,
l'envie, le mécontentement s'emparent de son cœur. Il n'y a
plus de lien entre les subdivisions de la société. Tout devient
marché , achat , pot-de-vin. Il s'agit de prendre tous ses avan-
tages, de tromper, s'il le faut, mais surtout d'acquérir. Tout
s'évalue, tout a son tarif. Yous pouvez vous ruiner ou faire
fortune : faites fortune , le mérite sera prouvé. Qu'est-ce qu'un
homme de talent pour nous aujourd'hui, si ce talent est pau-
vre? Qu'est-ce même qu'un archevêque, si, au respect moral
inspiré par sa profession , il ne joint ce respect beaucoup plus
Uù LA HAUTE CIVILISATION",
solide, qui s'échelonne sur les degrés de cinq, dix et quinze
mille livres sterling de rente?
Il y a trois cents ans, un monarque avait à peine des che-
mises; son ameublement était splendide et incommode. Les
carreaux de ses palais étaient jonchés de feuillages verts. II
y a des marchands aujourd'hui qui possèdent plus d'or que ce
petit souverain ne possédait de cuivre, et qui s'environnent de
jouissances que son royaume entier n'eût pas achetées. Ainsi
la richesse tend à détrôner l'aristocratie. Où s'arrêtera sa con-
quête?
Nous avons des nobles qui peuvent dépenser mille livres
sterling par jour. Récemment, le fils d'un fabricant de roues
de carrosse, établi dans une ville de province , légua un mil-
lion de livres sterling à son fils , brave officier de la marine
royale. L'influence de ces exemples les rend plus fréquens;
on cherche à concentrer l'opulence sur une seule têle , et à
créer de grandes maisons. Un ministre réformateur convenait,
l'autre jour : « qu'il fallait accorder au roi d'Angleterre une
ce liste civile de deux mille livres sterling par jour, pour que
« la majesté royale ne s'abaissât pas au-dessous des fortunes
ce particulières. » L'administration et l'emploi de ces immenses
revenus absorberont nécessairement un espace de temps,
une somme d'attentions et de veilles qui seront dérobées aux
travaux de la pensée , à l'amour des arts , aux recherches in-
tellectuelles. Tout le monde ne ressemble pas au philosophe
Cavendish, simple dans ses goiits, et peu soigneux de son
immense fortune. Un jour, son banquier va le trouver dans
son laboratoire de chimie, et lui dit :
ce J'ai àvous des sommes considérables et qui dorment depuis
ce long-temps. Qu'en faire? Faut-il les garder ou les employer?
ce — Les employer?... Employez-les! »
Et il retourna à ses fourneaux.
Complétons l'observation de ces phénomènes en descendant
jusqu'aux classes inférieures. Savoir, c'est pouvoir, leur
a-t-on ditj et cette leçon, ils la savent déjà par cœur. Il
SES PRÉTEWTIOISS ET SES PRODUITS. 41
leur a suffi , pour s'en assurer, de jeter les yeux sur la liste
des ministres qui ont gouverné l'état depuis cent ans. Pitt,
Blindas, Je>ikinson^Perceval,PeeI, Cannîng, Spnng-Rice
ne se sont élevés que par la force de l'intelligence , non par
l'influence de l'aristocratie. S'il n'est pas rare de trouver des
filles de marchands sachant la musique , la peinture , le fran-
çais et l'italien ; il est également commun de voir des artisans
instruits et éclairés, lecteurs assidus des débats parlemen-
taires , connaissant leur valeur, et sachant en user. La cou-
science de cette importance ajoute à leur force. Ils n'ignorent
pas que, dans beaucoup de circonstances, leur action est posi-
tive et puissante , et ils l'augmentent chaque jour. Dans une de
nos villes manufacturières, 'les ouvriers filateurs ne s'enten-
daientpas sur ie salaire avec les manufacturiers. Il y eut procès :
les chefs de la manufacture prièrent l'avocat choisi par les ou-
vriers, de venir s'entendre avec eux, afin de connaître leurs
intentions précises , leurs argumens et leurs preuves. L'avocat
les écoute , rédige avec soin le résumé des propositions , le
leur soumet, et le communique à deux des ouvriers princi-
paux. Ces derniers emportent avec eux le document ; trois
jours après, ils remettent entre les mains du conciliateur un
exposé de leurs motifs, si net, si élégamment écrit, si fort de
raisonnemens, malgré la simplicité énergique qui attestait
l'authenticité de leur travail ; que les maîtres furent obligés
de se rendre à ces raisons. Ils acceptèrent les conditions des
ouvriers, et avouèrent que ces derniers avaient seuls posé la
question sous son pointdevue véritable. Tout s'arrangea donc
à l'amiable; chacune des parties adverses céda; depuis cette
époque , la fabrique n'a pas cessé de prospérer.
Ce développement démocratique a été servi encore par le
bill de la Réforme. Le respect des races s'éteint : on n'estime
plus que la fortune, ou l'intelligence appliquée à l'acquisition
de la fortune. Tout engage les membres de l'aristocratie à s'en-
dormir et à s'énerver : tout siimule les classes moyennes et
les porte à s'éclairer, à s'élever, à s'instruire. Ce qui m'éloune ,
tiS LA HAUTE C1VILISATI03V ,
ce n'est plus de voir ces dernières atteindre la considération
et la puissance , mais d'observer l'énergie défensive de la no-
blesse, sa résistance obstinée et le front menaçant qu'elle
oppose à son ennemi. L'impulsion intellectuelle est immense
et donne cependant des résultats médiocres. On sait tout et
l'on ne sait rien ; l'ignorance est honteuse et le profond savoir
devient rare. Dans toutes les subdivisions des connaissances
humaines , vous trouvez tant de choses à apprendre , des con-
quêtes si nombreuses à faire , un si grand amas de matériaux
à remuer, que le courage vous manque. Souvent on s'en tient
à une branche que l'on exploite , à un filon que l'on parcourt.
Celui-ci approfondit les lépidoptères , ou donne toute sa vie à la
connaissance des charançons. Tl y a des hommes que la machine
à vapeur absorbe ; d'autres qui vivent dans l'élymologie et les
racines saxonnes. Les hommes les plus remarquables sentent
le besoin de ramener toutes les doctrines et tous les faits à
quelques points généraux et culminans ; d'embrasser l'ensem-
ble et de saisir les rapports. Ces derniers gravissent la mon-
tagne et découvrent tout l'horizon; mais quel conp-d'œil
d'aigle saisirait les délails, en se plaçant sur une cime aussi
élevée?
Quant à la masse, elle parle de tout, mais superficiellement ;
elle lit tout, mais rapidement : les mœurs deviennent douces
et paisibles; mais la difficulté de gouverner s'accroît. Tous se
civilisent et s'éclairent; on questionne, on interroge, on dis-
cute, on s'informe. A peine laisse-t-on à ceux qui dirigent la
société la liberté d'un seul mouvement; l'autorité suprême
une fois détruite, on n'a, pour apprécier les choses, qu'un
seul critérium: le caprice ou le jugement personnel. Plus de
vérités acceptées; plus d'axiomes admis. La conversation est
une arène ouverte à tous les paradoxes ; que dis-je? rien n'est
paradoxe, puisque rien n'est vérité. On peut tout penser, tout
dire et tout juger, reviser toutes les sentences et attaquer
toutes les doctrines. De nouveaux casuistes éveillent sans cesse
de nouvelles subtilités. Quel essor et quel mouvement donné
SES PRÉTESTIOKS ET SES PRODUITS. ft?f
à toutes les pensées ! quelle agitation brillante et confuse !
quelle fièvre de prétentions et de désirs ! Les esprits s'élan-
cent vers tout ce qui les séduit; les âmes orgueilleuses de-
mandent sans cesse de nouvelles jouissances de vanité ; peu
de personnes désirent ou acceptent un poste tranquille , un
emploi sérieux, une occupation grave et paisible. Il faut
marcher toujours et marcher vite : ainsi roulent, avec une
énergie et une précipitation qui s'accroît sans cesse, les flots
d'une civilisation dont la pente est plus rapide et le cours
plus violent, à mesure que les siècles s'enfuient.
Le résultat le plus singulier de la situation, c'est que chacun,
par ses lumières et surtout par ses désirs , est de deux ou trois
degrés au-dessus de la situation qu'il occupe. Tout le monde
veut obtenir le gros lot dans la loterie de la vie humaine. Cette
fille aux pieds lourds, aux larges mains, au dos voûté, aux
yeux louches, à la taille difforme, apprend le piano , la com-
position , la peinture , peut-être l'algèbre , pour épouser un
lord et avoir sa calèche : c'est une roturière, et sa famille n'a
jamais possédé 200 livres de rente. De là, cette population de
vieilles tilles qui encombre l'Angleterre ; vous en feriez une co-
lonie. Qui mariera sa fille à un homme de mérite, mais pauvre?
Personne. On attend : les heures entraînent les années , et la
fille ne se marie jamais. Une telle organisation sociale est fé-
conde en mécontentemens, en douleurs secrètes; celte loi
de progression, à laquelle tout le monde obéit, au lieu d'ap-
porter la paix et la vertu , amène avec elle les soucis et les
vices. Que les philosophes essaient de résoudre cette énigme
douloureuse.
Il est certain que l'homme aujourd'hui se fatigue davantage
et qu'il ne vit pas moins, comme si le métal dont il est fait
s'usait bien plus encore par la rouille que par l'activité, par l'oi-
siveté que par l'emploi. Il n'est pas sûr que la situation morale
de l'homme soit devenue meilleure ; mais les arts de la vie , la
partie matérielle de notre existence se sont merveilleusement
développés. Nous pouvons être moins heureux , plus inquiets ^
Uh LA HAUTE CIVILISATIO',
plus ennuyés, mais, assurément, nous vivons mieux; notre
coucher esl plus doux ; nos voitures sont mieux suspendues ;
nos jouissances physiques ont augmenté. Les masses se diri-
geant vers un même but, tandis que les individus consacraient
toute leur énergie à l'accomplissement d'un devoir spécial ,
ont donné au bien- être une progression gigantesque.
En 1688, le revenu de la nation s'élevait à 43,000,000 =£;
en 1812 , Colquhoun l'évaluait à /i20,000,000 ; il est probable-
ment aujourd'hui de plus de 620,000.000. Davenant, sous le
règne de Jacques II , portail rimpôl à 2,000,000 ^, et ajoutait
que le commerce et les manufactures n'étaient pas capables
de soutenir un plus lourd fardeau. Vers la fin de la dernière
guerre , notre impôt montait à hO fois cette somme ; nous en
avons supprimé la moitié, et le pays semble plus mécontent
qu'il ne l'était alors. Contradiction apparente : un impôt léger
semble très pesant à une nation gênée dans ses aflaires j un
lourd impôt n'est rien , quand l'argent surabonde ; c'est la
richesse superflue qui doit fournir l'impôt, ce A l'époque de la
révolution de 1688 (comme le dit fort bien Sinclair), on fai-
sait plus de tort au peuple en lui demandant un seul shilling
par livre sterling, qu'aujourd'hui en le privant de quatre shil-
lings sur la même livre. « C'est qu'à l'époque dont nous par-
lons, tout l'argent d'un citoyen était consacré aux nécessités
de la vie ; l'impôt l'obligeait à une privation réelle : aujour-
d'hui la privation est factice et la souffrance à peine sentie.
Si l'on se plaint, c'est surtout à cause de la propagation des
nouvelles doctrines, qui font regarder tout gouvernement
comme un voleur et toute administration comme spoliatrice ;
c'est aussi parmi nous une suite de ces vieilles haines reli-
gieuses que rien n'a pu éteindre. « Pourquoi (demande, avec
assez de raison, le Dissenfer) serais-je forcé de payer un
ministre anglican, dont les doctrines me sont odieuses et qui
ne me sert à rien? »
L'éducation tant vantée aujourd'hui , si généralement répan-
due, qu'a-t-elle produit? Elle a, comme nous l'avons vu plus
SES préte:vtio]vs et ses produits. Û5
haut, augmenté la somme d'intelligence et la décence exté-
rieure des classes secondaires. C'est là le seul résultat visible
de ce grand mouvement civilisateur. La force est remplacée
par la ruse; on est plus cauteleux et moins hardi. Jusqu'à
ce jour cette diffusion des connaissances a augmenté l'as-
tuce et les ressources dés derniers rangs, répandu l'envie , îe
mécontentement et la rage dans la classe immédiatement su-
périeure; enfin elle a accompli cette désunion fatale de tous
les rangs sociaux. J'avoue la puissance delà presse , mais je ne
conviens pas qu'elle soit toujours salutaire. Je crois pouvoir
affirmer qu'un capital de cent mille livres sterling alimente à
Londres la publication de livres obscènes, avec gravures
dignes de ces livres, qui se vendent très bon marché, et
qui plaisent surtout à la classe dont je viens de parler et dont
ils achèvent l'éducation.
L'intelligence étant un pouvoir et la fortune un but, des
multitudes de demi-savans deviennent auteurs; un grand
nombre de fdles de marchands et d'artisans , élevées au-des-
sus de leur état, se font institutrices, dames de compagnie,
gouvernantes, romancières. Le grand nombre de femmes
élevées pour les arts libéraux, et réduites par leur défaut de
fortune à chercher des moyens d'existence dans leui-s con-
naissances personnelles, encombrent la roule commune où
elles se jettent. J'ai connu des institutrices à qui l'on don-
nait cent livres sterling par mois ; j'en ai connu d'autres à
qui l'on donnait à peine la table et le logement, et qui ne
se trouvaient pas ainsi au niveau d'un bon domestique. Elles
ne pouvaient s'empêcher de comparer leur situation avec leur
savoir, leurs prétentions avec leur éducation. Quelle amer-
tume répandue sur leur vie par un si douloureux contraste !
La sensibilité s'exalte , la fierté s'accroît , les espéran-
ces sont brillantes; bientôt la vie devient obscure pour
elles; l'ennui, la consomption, le dégoût les saisissent. Ré-
sultat terrible de l'état de société où nous sommes, que ces
multitudes de méconlens enfantés pour la dispropoition entre
[l6 LA HAUTE CIVILISATION,
les nécessités et les désirs, entre le passé et le présent.
J'attribue aussi beaucoup d'influence au défaut de lien
«ntre les maîtres et les domestiques , entre les subalternes et
les chefs. Ceux-ci paient et commandent, ceux-là reçoivent
et obéissent ; mais l'autorité morale est détruite , la con-
fiance et la surveillance n'existent plus. Adieu à ce dernier
débris de la vie patriarcale. Le fermier lui-même vil séparé
des gens qu'il emploie. Le marchand s'isole de ses apprentis;
cette chaîne importante et morale une fois rompue, les
hommes voués à la domesticité ne sont retenus par rien ;
leurs heures de loisir sont libres et consacrées au vice. De
là cette insolence, ce dédain pour les convenances et les
devoirs, ces déprédations, cette violence qui caractérise la
classe dont nous parlons. On la voit la première dans la
liste des délits; l'indifl'érence du maître engendre l'incon-
duite du serviteur. Beaucoup de domestiques sont fort in-
struits, si vous prenez le mot instruction dans le sens vul-
gaire; mais cette instruction n'est rien sans les agens moraux
qui la développent et la rendent profitable ; au lieu d'appor-
ter un bénéfice, elle apporte un dommage; au lieu d'être
utile, elle est dangereuse.
Si le domestique s'éloigne du maître par l'insubordination,
il s'en rapproche par le costume. Tout le monde est vêtu de
la même manière. On ne peut deviner la place occupée par
chacun des membres de la société. La grande fécondité de la
production jette sur le marché une foule de vêtemens de ha-
sard , presque neufs encore , que le peuple rachète , et qui , des
épaules d'un prince passent sur celles d'un roturier ; aussi le
rang, dans la société actuelle, se trahit-il bien moins par le
costume , que par la manière de le porter. Il y a des femmes
de chambre que l'on ne distingue pas de leurs maîtresses.
Tous les jours on lit dans les feuilles publiques : «Une jeune
personne, très bien mise, vient d'être arrêtée par la police;
elle est soupçonnée de vol ou de recel. « Le dimanche , toutes
les classes qui se coudoient dans Hyde-Park, sont habillées de
SES PRÉTEKTIOSS ET SES PRODUITS. W
la même manière. L'élégance de la parure, le choix du costu-
me, exercent sans aucun doute une influence heureuse sur les
mœurs et les idées. Elles s'adoucissent; on est plus sociable,
moins rogue, plus disposé à plaire. Je n'imagine guère un
homme qui boxe en manchettes de dentelles et en gilet de
satin, ni une femme qui crie comme une harengère sous la
mantille de blonde qui couvre ses épaules. La recherche du
costume sympathise bien mieux avec l'artifice et l'escroquerie
qu'avec le meurtre et la violence ; aussi les vices qui éma-
nent de la force brute sont-ils bien moins fréquens aujour-
d'hui que ceux qui ont pour mobile l'astuce et la perfidie.
ce On désire beaucoup et l'on obtient beaucoup » selon la dé-
finition que Burke adonnée du bonheur public. Mais aussi,
pour balancer cet avantage, faut-il ajouter que l'on vole
beaucoup; et les progrès du commerce et de l'esprit de lucre
sont loin de corriger celte tendance.
Quel est le résultat définitif? Une amélioration morale jus-
qu'ici fort incertaine; un développement intellectuel incon-
testable, mais qui s'applique aux soins de la fortune bien
plus qu'à la philosophie et à la culture des arts; l'accrois-
sement incalculable des richesses et de la marche tou-
jours progressive que l'industrie, le bien-être, le commerce,
les jouissances , les voluptés ne pourront manquer de suivre.
Plusieurs écrivains modernes, frappés de cette marche as-
cendante, ont tracé le portrait de l'avenir sous des couleurs
tellement riches, que l'éclat et la magnificence des tableaux
delMartin auraient peine à les égaler. Récemment, M. Mor-
gan, dans un roman intitulé la Révolte des Abeilles, a fait
l'utopie complète des âges futurs tels que l'industrie doit les
faire un jour. Les ressources de la magie n'ont rien de plus
brillant que cette magie naturelle , résultat des efforts et des
capitaux de plusieurs siècles ; mais plus la condition physique
de l'homme aura été améliorée , et plus il deviendra nécessaire
d'augmenter sa moralité. Jusqu'ici, en multipliant notre ca-
pacité de jouissances, on n'a pas trouvé le secret de faire sui-
48 LA HAUTE CIVILISATION, ETC.
vre une proportion égale à notre capacité de bonheur. Caries
jouissances sont une excitation , non un état permanent ; une
fièvre, non un état de sanlé. Plus l'homme s'enivre de ce
breuvage, plus il offre de prise aux douleurs de la vie. Plus
on lui a donné , plus il exige ; et si l'instrument musical qui
se trouve garni de cordes innombrables, donnant des vibra-
tions plus multipliées , garde moins facilement l'accord ; on
peut dire aussi que la société nouvelle , possédant beaucoup
plus de ressources, offre à l'homme politique et au philo-
sophe un phénomène beaucoup plus complexe et plus diffi-
cile à résoudre.
{New-Monthhj Magazine.)
LE GÉNÉRAL ARNOLD
ET LE MAJOR ANDRÉ.
SCÈ^'ES DE LA GUERRE DE l'iNDÉPENDANCE AMERICAINE.
La guerre de l'indépendance américaine n'a pas offert de
plus intéressant épisode que la condamnation et la mort de
ce malheureux André , major anglais qui , pénétrant dans les
lignes américaines , trama , de concert avec un des généraux
de l'Union, un complot contre celte république. Livrer au
roi d'Angleterre une position très forte qui aurait pu dé-
cider du sort de toute la campagne , tel était le plan d'Ar-
nold : le traître se sauva, l'innocent périt. Arnold, générai
américain, mourut tranquille et méprisé ; André, qui avait
(i) Note du trad. La plupart des historiens qui ont essayé l'explicatioQ
de cet épisode de la guerre de l'indépendance américaine, lui ont laissé quel-
que chose de vague et de mensonger. Il a fallu que beaucoup de temps s'é-
coulât pour qu'un historiographe américain , voué à ce genre de recherches,
Jared Spcuks, consullant les archives de plusieurs provinces et les souvenirs
de quelques contemporains, vînt éclairer d'une lumière complète les faits de
cette tragédie caractéristique. Il rend justice entière au livre publié en l'rance
sur le même sujet par M. de Marbois; et il avoue que l'excellent esprit de ce
judicieux écrivain a disposé habilement tous les faits qui lui étaient connus.
Il ajoute que plusieurs particularilés précieuses ont dû lui échappei-, et que
les papiers de Washington et les minutes des interrogatoires subis par André
et par John Smilh, son complice, pouvaient seuls fournir à l'histoire ks
éclaircissemens qui lui ont manqué jusqu'ici.
VI. — h° SÉRIE. 4
5Ô LE GÉNÉRAL ARNOLD
voulu servir sa pairie et qui était resté fidèle à sa bannière ,
fut condamné à mort et pendu.
Bénédict Arnold, descendant de l'une des familles colo-
niales les plus estimées, a laissé un nom en exécration en
Amérique. Second fils de Bénédict Arnold, riche négociant
de Norwich , dans le Connecticut , il donna de bonne heure
des indices du caractère qui devait distinguer toute sa vie.
Sournois , irritable , implacable , cherchant ses jouissances
dans le mal, d'un égoïsme que rien ne pouvait fléchir, et
que le blàme ou le mépris n'épouvantait pas; il ne sympa-
thisait (disaient naguère encore les anciens habitans du pays)
ni avec le bonheur, ni avec la joie de ses semblables. Les
anecdotes minutieuses que l'on s'est plu à recueillir sur son
compte, depuis l'époque où ce nom, auparavant obscur , s'est
environné d'une célébrité fatale, révèlent la mauvaise nature
d'une âme étrange et peu commune. Sa mère, ne sachant que
faire de lui , le mit en apprentissage chez deux pharmaciens
associés, nommés Lalhrop. Son plaisir était de semer, dans
la rue qui conduisait à une école , des fragmens de vitres et
de bocaux brisés, afin que les enfans, en passant par là, se
déchirassent les pieds. Pour lui, debout sur la devanture de
la boutique, il les regardait en riant. Si, dès cette époque,
il jouissait des souffrances de ses camarades , il ne s'épar-
gnait point les fatigues et les dangers de l'audace la plus
téméraire. Souvent on le voyait se suspendre aux roues d'un
inoulin à eau, en suivre l'évohuion rapide, et plonger dans
l'onde écumanlc pour reparaître aux rayons du soleil.
Une situation étroite et paisible ne pouvait convenir à cette
organisation violente. Dégoûté de tout ce qui l'entourait,
détesté de ses camarades et de ses supérieurs , il s'enrôla
dans la milice, et partit à seize ans sans avertir personne.
Sa mère était veuve : la douleur que lui causa la disparition
de son fils fut vive , et elle alla supplier le ministre de l'é-
glise presbytérienne, à laquelle elle appartenait , d'intercéder
en sa faveur, et de lui faire rendre son fils. On parvint à
ET LE MAJOR ANDRÉ. <
rompre cet engagement , et le jeune Arnold fut reconduit chez
sa mère. 11 la quitta de nouveau, un an après; rejoignit l'ar-
mée, se trouva en garnison lour-à-tour à Ticonderoga et dans
d'autres forteresses des frontières; puis, fatigué d'une vie
régulière dont la discipline l'astreignait à des lois trop dures ,
il revint à Norwich où MM. Lathrop accueillirent de nou-
veau le déserteur. Cependant, sa mère, femme d'esprit et
de cœur, devinait la destinée de Bénédict : elle mourut,
vivement affligée par ces prévisions d'une âme maternelle;
heureuse peut-être de mourir sans assister au spectacle de
cette carrière d'ambition et d'exploits sans gloire, de témé-
rité sans honneur et d'immoralité profonde que devait cou-
ronner l'infamie.
A peine eut-il perdu sa mère , Arnold s'établit en qualité de
pharmacien à Nevv-Haven , et se lança bientôt dans les en-
treprises les plus hasardeuses que son activité et son audace
appelaient avec impatience. Il acheta des navires , se char-
gea de transporter aux Indes-Occidentales des marchandises ,
des chevaux, du mobilier; sovUeva partout une nuée d'enne-
mis que justifiaient son humeur impérieuse et son iniquité
naturelle ; se battit en duel avec un Français, et finit sa car-
rière commerciale par une banqueroute qui imprima sur sa
réputation une flétrissure odieuse. A peine cette banqueroute
était-elle déclarée, il rentra dans les affaires et se fit remar-
quer comme auparavant par son audacieuse violence, son
mépris de toute justice, ses démêlés perpétuels avec les
hommes qui avaient des rapports avec lui, et son impu-
dente déloyauté.
Arnold avait les qualités de ses vices, et son courage éga-
lait sa violence. Un jour qu'il conduisait, vers le navire où il
devait les embarquer , une troupe de bœufs, de chevaux et de
taureaux, un taureau presque sauvage, effrayé peut-être par
le bruit de la marée, quitta tout-à-coup ses camarades et
se mit à fuir le long du rivage. Arnold monte à cheval,
poursuit le taureau , le rattrape, descend, saisit l'animal fu-
62 LE GÉNÉRAL ARPfOLD
rieux par les narines, et le coniraint à le suivre jusqu'au
vaisseau. Si la venu morale eût égalé le courage d'Arnold,
il eût honoré sa patrie; mais la force brutale régnait seule
dans son âme ; Arnold ne fut qu'un brigand hardi et rusé.
La révolution éclate et tous les citoyens se lèvent. En 1775,
ArnoM , commandant ime compagnie des gardes du gouver-
neur, organisée à New-Haven, se trouvait à la tête de cin-
quante-huit hommes. La bataille de Lexinglon donna le signal
de l'indépendance; à peine celte nouvelle fut-elle parvenue à
IVew-Haven, toutes les cloches sonnèrent; et Arnold, dont
cet événement flattait le courage et les espérances , rassem-
bla le peuple sur la pelouse de la promenade, lui adressa
une de ces harangues patriotiques qui sont à l'usage des
ambitieux , et commanda le mouvement révolutionnaire de sa
contrée. Pour se procurer des armes, il fallut menacer les
magistrats de briser les portes des magasins et s'emparer de
ces armes. On se porta rapidement à Cambridge , rendez-
vous général des milices américaines. Arnold savait qu'un
plan avait été formé par quelques citoyens de Hartford pour
surprendre Ticonderoga : il n'ignorait aucun des détails de
ce plan. S'emparant d'une idée, qui n'était pas à lui, il se
présenta au comité de sûreté générale de Massachussets, en
développa les dispositions avec beaucoup de chaleur et de
force , fit valoir les ressources dont il disposait , les moyens
qu'il voulait employer; et reçut, le 3 mai, le titre de colonel,
avec la commission de recruter dans les provinces occiden-
tales les hommes nécessaires à son expédition. Il devait laisser
une petite garnison à Ticonderoga , dès que cette forteresse
serait prise; puis amener à Cambridge tous les canons et
tous les mortiers dont il se serait rendu maître.
L'armée américaine avait le plus grand besoin de ces se-
cours. ]Mais l'ardeur du nouveau colonel, son ambition et
ses espérances se trouvèrent singulièrement déçues , lorsqu'il
apprit qu'on l'avait devancé. Les montagnards du Berkshire,
les hommes du Connecticul et les soldats du général Easlon
ET LE MAJOR A>'DRÉ. 53
s'étaient déjà mis en marche vers le lac Champlaiu pour sur-
prendre Ticonderoga. L'audace d'Arnold triompha de tout :
accompagné d'un seul domestique, et n'ayant pas encore eu
le temps d'assembler des recrues, il se présenta au quarticf
général, exhiba ses papiers et réclama le commandement des
troupes. Celte prétention, qui résultait d'une fraude et qui
s'appuyait sur une usurpation, eut peu de succès. Arnold,
profitant des renseignemens qu'il s'était procurés et du plan
dont il avait pénétré le secret, espérait devenir chef de l'ex-
pédition ; on se révolta contre cette espérance. Les monta-
gnards, qui formaient la majorité des troupes, étaient trop
attachés à leur commandant Ethan-Allen , pour souffrir qu'on
lui enlevât une part de sa gloire, une portion de son autorité :
tous les soldats se refusèrent à suivre le nouveau chef. La gar-
nison se rendit avec armes et bagages; et Arnold entra dans
le fort presque en même temps que le commandant Ethan-
Allen, comme s'il eût voulu rappeler ainsi ses prétentions et
réclamer le titre arraché à sa vanité blessée. Mais à peine le
succès eut-il couronné l'expédition , il renouvela ses tenta-
tives; ce il était, disait-il, le seul officier auquel on dût obéir,
le seul qui eût un titre légal à faire valoir. » Une résolution
solennelle du grand conseil de Massachussets confirma le
commandement d'Eihan-AUen.
L'inquiétude , le besoin d'action et la soif du pouvoir qui
caractérisaient Arnold se déployèrent de nouveau. Il pro-
lesta contre la décision du conseil , adressa une plainte en
forme à la législature du Massachussets ; réunit environ cin-
quante hommes , créa deux capitaines , s'empara d'un schoo-
ner , l'équipa ; descendit le lac jusqu'à Saint-Jean , surprit
la garnison, fit douze prisonniers, brûla cinq bateaux an-
glais, s'empara de quatre autres, confisqua tout ce qui se
trouvait dans le fort, et revint avec ces dépouilles à Ticonde-
roga. Il rencontra sur son passage le colonel Ethan-Allen,
qui avait eu l'idée de la même expédition , mais dont les mou-
vemens avaient été moins rapides , et qui n'avait pas même
54 LE GÉNÉRAL ARNOLD
aperçu de loin le fort que son rival venait de prendre.
Le commencement d'une révolution favorisait l'audace et
l'ambition d'Arnold. Le plus brave et le plus hardi, en de
telles circonstances, n'attend pas que le pouvoir lui soit
donné; il s'en empare. Il plut au capitaine Arnold de se créer
ximiral de la flottille du lac Champlain. Avec cent cinquante
hommes , un schooncr , un sloop et vingt ou trente bateaux ,
il prit position près de Crown-Point , nomma des capitaines ,
arma ses navires et disposa en maître des ressources qu'il s'é-
tait attribuées. Ces efforts en faveur de la liberté nationale
étaient peu appréciés de ses concitoyens. On était surtout
blessé de son arrogance impétueuse, de son mépris pour
la discipline, et des moyens impudens qu'il employait
pour acquérir le pouvoir. Aux États-Unis , la probité civile
a toujours été plus estimée que le pouvoir militaire. De
nombreuses plaintes , adressées aux magistratures repré-
sentèrent Arnold comme un usurpateur audacieux , un
homme sans scrupule, sacrifiant les intérêts publics à son
intérêt; avide, sans principes et que rien n'arrêtait. Depuis
cette époque , on n'accorda plus aux sollicitations d'Arnold
que des réponses froides et presque dédaigneuses. Le ressen-
timent et l'amertume germèrent dans cette àme vindicative.
Le Massachussets et leConnecticut, qui se disputaient l'hon-
neur de garder les postes conquis , arrangèrent leurs diffé-
rends , et s'entendirent pour placer sous les ordres d'un seul
et même officier , nommé par le Massachussets , les troupes
destinées à celte expédition et envoyées par le Connecticut.
Arnold voyait ainsi toutes ses prétentions déçues , toutes ses
espérances frustrées.
Alors son active énergie conçut un autre plan qu'il ne tarda
pas à soumettre au gouvernement fédéral. Depuis long-temps
jl avait des rapports avec le Canada , dont il connaissait bien
les localités. Cinq cent cinquante hommes seulement, de
troupes anglaises , commandés par le général Carleton ,
étaient disséminés dans différens postes. Arnold, lié avec
ET LE MAJOR ANDRÉ. Ô5
plusieurs personnes domiciliées à Montréal et à Québec, en-
tretenait des relations avec elles : il demanda deux mille
hommes pour accomplir la conquête du Canada. jN^on-scule-
ment ses ouvertures furent accueillies avec froideur; mais
trois membres de la législature de Massachussets furent
chargés de demander au commandant Arnold compte des
munitions, des bagages, des armes, dont il s'était emparé,
et de soumettre à la plus exacte révision tous ses actes et
tousses déboursés! Lui qui avait espéré voiler sous les ap-
parences de l'intérêt public , les illégalités qu'il commettait et
les usurpations auxquelles le poussait son caractère ; lui qui
avait espéré faire plier ses concitoyens et tout conquérir par
la force 1 II traita sans respect et sans ménagement les mem-
bres de ce comité d'enquête.
« Qui m'accuse, leur demanda-t-il? pourquoi venez-vous
examiner ma conduite? Vos investigations présupposent des
soupçons injurieux que rien ne justifie. Quant à ma capacité
elle est prouvée ; ne m'a-t-on pas jugé digne du litre dont j'ai été
investi ? J'ai déboursé pour le service public une somme de
plus de mille livres sterling. J'ai pris des engagemens oné-
reux. Je ne me soumettrai pas à l'humiliation de laisser un
officier plus jeune que moi prendre ma place. Je donne ma
démission. » Elle fut acceptée; et, de retour à Cambridge,
Arnold obtint le paiement des sommes qu'il prétendait avoir
déboursées : mais plus d'un soupçon fâcheux l'atteignit.
Ce fut alors que le génie sagace de "Washington essaya
d'employer les talens militaires d'Arnold. Cette espèce d"hé-
roïsme aventureux, violent et hardi qui le distinguait ne devait
pas rester inactif. Pendant que le général américain Schuyler,
faisait une incursion armée dans le Canada , Arnold, à la tête
de onze cents hommes effectifs , remonta la rivière Kennebec ,
et traversant le désert de l'Est se dirigea vers Québec. L'ex-
pédition était dangereuse; il fallait remonter un courant
impétueux, et faire pénétrer plus d'un millier d'hommes
avec leurs armes et leurs bagages , à travers une contrée sau-
56 LE GÉNÉRAL ARNOLD
vage, désolée, sans ressources, entrecoupée de cataractes et
de rapides. Si Arnold ménagea peu les fatigues et la vie de
ses soldats, du moins ne manqua-t-il pas de dextérité, de
prévoyance et d'audace. Il s'était procuré le journal manus-
crit d'un officier français, nommé Monlrésor, qui, quinze
années auparavant, avait parcouru la même route. Les pro-
visions étaient en petit nombre : on ne pouvait avancer
sans une extrême fatigue; partout on rencontrait des Indiens
hostiles : il fallait marcher dans l'eau jusqu'au genou, en
portant de lourds bagages. Arnold écrivait à Washington :
(c Vous nous prendriez pour des animaux amphibies : tant il
ce faut passer d'heures et dépenser d'efforts pour lutter contre
« les ondes. » Ces obstacles n'arrêtent pas la persévérante
activité d'Arnold. Sept de ses bateaux périssent avec tout leur
bagage; mais il franchit le Saint-Laurent malgré une frégate
et un sloop anglais qui stationnaient pour intercepter le pas-
sage ; puis, gravissant le précipice de la Pointe-Levy, la petite
troupe d'Arnold se trouve en face de Québec.
Courage, résolution, prévoyance, lutte obstinée contre
tous les obstacles : voilà ce qu'on doit admirer dans la
conduite de ce chef qui , avant d'être un infâme , fut un hé-
ros. Cependant sa jonction avec Schuyler n'était pas opé-
rée. Des troupes fraîches étaient arrivées de Sorel et de
Terre-Neuve à Québec : dix-huit cents hommes défendaient
la ville. Les dispositions des habitans étaient-elles favora-
bles aux Américains? On en doutait. Arnold s'avisant d'un
expédient singulier, fit ranger en bataille sa troupe en face
des murailles; trois fois les acclamations des soldats atti-
rèrent l'attention des habitans. Il espérait que la garnison ,
ouvrant les portes de la ville, pour faire une sortie, laisserait
le champ libre aux citoyens qui se mêleraient aux troupes
assaillantes ; erreur. Les portes ne s'ouvrirent pas , et l'on ne
répondit qu'à coups de canon. Les habitans de Québec n'a-
vaient pas vu sans épouvante ce phénomène singulier : un
corps de troupes réglées , arrivant du désert ; phénomène que
ET LE MAJOR AINDRÉ. 57
l'imaginalion grossissait encore , et dans lequel leur supersti-
tion voyait une preuve signalée de la vengeance divine.
Mais la terreur inspirée par les honimes de fer, comme on
les appelait, ne dura pas long-temps; les Quebeckiens se
rassurèrent. En effet , toutes les cartouches de la petite armée
étaient mouillées , la plupart des armes hors de service. Il
fallut se replier vers la Pointe-aux-Trembles, et attendre l'ar-
rivée du général américain Montgoramery , qui se trouvait
à Montréal. La mort de Léonidas, si vantée par l'héroïque
antiquité, n'atteste pas un dévoùment plus beau et plus com-
plet que celui du général américain. Nous n'entrerons pas
dans le détail circonstancié de cette attaque ; c'est de la vie
et des actes du général Arnold qu'il s'agit. Pendant qu'une
balle l'atteignait à la jambe , le général ^lontgommery péris-
sait près du Cap Diamant. Trois ou quatre cents Américains
restèrent prisonniers : huit cents hommes seulement, en comp-
tant le régiment canadien de Livingston , qui venait de se
rallier aux troupes américaines obéirent à Arnold qui, malgré
la rigueur de l'hiver, s'obslina à bloquer la ville. La neige
tombait à flots pressés; les assiégeaus manquaient de tout,
et si les Canadiens eussent voulu mettre la moindre vivacité
dans leur attaque , rien n'eût été plus facile que de détruire
cette petite troupe.
Arnold, tout en suscitant par sa hauteur et ses mauvais
procédés l'irritation des soldats , avait montré quelques-
unes des qualités du chef d'armée : de l'énergie, de l'audace.
Le congrès le nomma brigadier-général, et lui envoya de
DOiivelles troupes , approvisionnées de tout ce qui était né-
cessaire pour braver la rigueur d'un climat glacé. On con-
struisit des remparts de glace avec de la neige que l'on
pétrit en forme de muraille, et sur laquelle on versa de
l'eau qui , saisie par le froid , devint dure comme la pierre.
Certes , si l'on ne considère que la bravoure et l'habileté, Ar-
nold avait bien mérité de la patrie. ^lais partout où il se
trouvait , on se plaignait à juste titre du peu de sûreté de
SS LE GÉNÉRAL ARNOLD
son commerce et de sa déloyauté dans les transactions. Com-
mandant en chef le siège de Québec , il est obligé de se dé-
mettre de son commandement; à Montréal, il frappe des
réquisitions illégales, et le général Gates, sans l'excuser,
déclare seulement que, par son intrépidité et son adresse, cet
homme a su devenir nécessaire. Le major Brown accuse pu-
bliquement Arnold de vol et de prévarication ; et Arnold ,
exposé à tant d'attaques; devenu un objet de haine pour ses
compatriotes et ses camarades , ne cherche pas à provoquer
un examen public de sa conduite. La force et le succès étaient
tout ce qu'il semblait chercher ; sa gloire et sa fortune lui
paraissaient devoir grandir au milieu delà haine publique.
Son dédain pour les hommes, son indifférence de l'opinion,
sa misanlropie amère devenaient plus intenses, à mesure que
ses propres fautes aggravaient l'animosité de ses concitoyens;
mais le général en chef protégeait cet homme d'exécution ,
dont il sentait l'utilité dans des circonstances si critiques.
Il s'agissait alors d'arrêter les mouvemens des troupes an-
glaises sur le lac Champlain, et d'armer une flottille à cet effet.
Un sloop, trois schooners et cinq gondoles se réunissent à
Crown-Point, sous le commandement d'Arnold. L'unique in-
struction qu'il eût reçue , c'était de ne pas dépasser l'île aux
Tertres et de stationner dans un détroit fort resserré, où les
eaux sont captives avant d'aboutir au lac : là, le général
devait se tenir sur la défensive et repousser toute agression.
Parvenu à Windmill-Point , il trouva l'île aux Tertres déjà
occupée par l'ennemi. Arnold s'arrête à Windmill-Point et
dispose ses vaisseaux en ligne à travers le lac , pour arrê-
ter le passage de toutes les troupes ennemies qui pourraient
se présenter. Peu de jours après , ceux de ses soldats qu'il
avait envoyés à terre furent attaqués par une troupe d'In-
diens , et Arnold sentit la nécessité de choisir un autre poste
d'où il lui fût possible d'exercer sur l'ennemi une exacte sur-
veillance, sans être inquiété. Il alla jeter l'ancre, d'abord
huit milles plus bas, près de l'île Lamolte, puis entre l'île
ET LE MAJOR ANDRÉ. 59
Valcourt et la rive occidentale du lac. Il avait reçu des ren-
forts; son escadre se composait de trois schooners, de deux
sloops, de trois galères et de huit gondoles. Mais bientôt la
flotte ennemie se mit en marche et les vedettes annoncèrent
que l'on découvrait au loin un vaisseau à trois mâts , deux
schooners, un radeau, deux gondoles, vingt chaloupes canon-
nières, quatre bateaux plats et quarante-quatre autres bateaux
d'approvisionnemens. Les vaisseaux anglais portaient sept
cents hommes; une telle inégalité de forces promettait peu de
succès aux Américains , qui n'avaient pour eux que leur bra-
voure et leur position. L'action fut chaude; et malgré leur
supériorité , les Anglais , après avoir nourri un feu très vif,
de midi à cinq heures, quittèrent le combat. Arnold était
resté à bord de la galère le Congrès, qui avait beaucoup
souffert et qui , le grand màt fracassé et tous les agrès dé-
truits, traînant à peine son débris mutilé, faisait eau de toutes
parts. La galère fVmhington n'était pas en meilleur état : son
premier lieutenant avait péri; son maître et son capitaine
étaient blessés. L'une des gondoles avait disparu ; l'autre
avait perdu tout son équipage. Faute de canonniers, Arnold
lui-même avait pointé tous les canons du schooner ; le nom-
bre des blessés et des morts était effrayant; mais on s'était
défendu avec honneur. Les officiers, réunis en conseil, décla-
rèrent que la prudence ordonnait de se replier sur Crown-
Point. Encore fallait-il échapper à la ligne de vaisseaux anglais
qui occupait tout l'espace situé entre l'île et le milieu du lac.
Les ténèbres et une brise nord favorisèrent cette manœuvre
Ixardie ; et avant l'aurore , la galère mutilée d'Arnold, servant
d'arrière-garde à la flottille américaine désemparée, avait
traversé toute la ligne anglaise, remonté le lac, jusqu'à douze
milles au-dessus du lieu du combat, et mouillait à l'île
Schuyler.
Les navires anglais avaient moins souffert. Le lendemain
matin, le général Carlelon, mettant toutes voiles dehors
atteignit la %d\iiVQ Washington , qui, après une courageuse
€0 I-E GÉNÉRAL ARNOLD
défense, finit par se rendre. La galère le Congres, montée
par Arnold, soutint, pendant quatre heures consécutives,
avec le plus héroïque courage, le feu d'un vaisseau de dix-
huit canons, d'un schooner de quatorze et d'un autre de
douze. Ce n'était plus qu'une carcasse noircie, qui flottait au
hasard et sans guide. Sept embarcations ennemies assiégeaient
la galère ruinée ; Arnold ne perdit pas courage , fit pénétrer
son navire et les quatre gondoles qui lui restaient dans une
crique, les échoua et y mit le feu. Pendant que les hommes
placés sous ses ordres se jetaient à l'eau, le mousquet à la
main, toujours inquiétant l'ennemi de leur feu; Arnold, le
dernier sur la galère, attendait le moment où l'incendie se-
rait assez complet pour lui permettre de se retirer. 11 quitta
enfin son poste et alla rejoindre ses hommes, qui, postés
sur le rivage, après y avoir planté le drapeau américain,
semblaient défier encore l'ennemi qui avait désemparé leur
navire. La petite flottille était en flammes; la mousqueterie ne
cessait de retentir; et celte retraite honorable pouvait encore
passer pour une victoire. Depuis le commencement jusqu'à
la fin de l'action , Arnold avait déployé un courage incontes-
table ; et si le reste de sa vie eût répondu à ce noble com-
mencement, l'histoire aurait enregistré la retraite de l'île
Schuyler parmi les plus belles actions militaires.
Après tout , c'était une défaite : Arnold traversa les bois ,
revint à Crown -Point avec ce qui lui restait d'hommes,
échappa heureusement à de nombreuses embuscades d'In-
diens et arriva , le soir même, à Ticonderoga, où il trouva le
reste de sa flotte. L'entreprise avait manqué ; mais était-ce la
faute d'Arnold? Pouvait-elle, devait-elle réussir? N'était-ce
pas assez de prouver aux troupes anglaises la bravoure et
l'énergie des Américains? assez de leur montrer que la nou-
velle république ne se laissait effrayer par aucun péril? L'in-
térêt populaire ne s'y trompa pas; la réputation d'Arnold
augmenta. Sans conquérir l'estime dont les défauts de son
caiactère le privaient , et l'alTection qu'il avait toujours dé-
ET LE MAJOR A?«DRÉ. 61
daignée, il s'éleva, dans l'armée , à un degré de considération
que méritaient , en effet , sa bravoure aventureuse et sa fière
résistance aux obstacles de la nature et du sort. Il avait con-
tribué à relever les espérances et à raviver l'enthousiasme de
ses compatriotes ; et sa carrière eût été brillante dès-lors ,
s'il eût pu vaincre les préjugés répandus contre sa probité
d'homme et sa loyauté de soldat.
Washington, dont l'intelligence élevée comprenait toute
l'importance des hommes audacieux et violons tels qu'Ar-
nold , le protégeait contre ses ennemis ; mais il ne pou-
vait effacer les traces de plusieurs actes imprudcns , in-
convenans ou coupables, dont le public gardait le souvenir.
En février 1777 , Arnold, qui, depuis l'expédition du Canada,
avait , suivant les ordres de "Washington , stationné à Rhode-
Island, eut la douleur de voir cinq nouveaux majors-généraux,
tous ayant moins de service que lui , promus par le congrès.
La peine qu'il ressentit fut amère : comme militaire, il avait
droit de réclamer contre une évidente injustice; comme
homme, il avait éveillé la méfiance, semé les inimitiés et
n'avait pas échappé aux soupçons les plus injurieux pour
son honneur. C'est aux Etats-Unis smnout qu'une imputa-
tion d'immoralité est fatale ; la gloire militaire ne lave pas
cette souillure , que les mœurs puritaines punissent comme
trois fois infâme. Il se plaignit. L'accent d'Arnold outragé
fut calme ; mais ce calme témoignait une profondeur de res-
sentiment extraordinaire. Il ne se souvenait plus que de ses
sacrifices ; il reprochait à sa patrie ingrate l'oubli de ses ser-
vices passés ; il devenait , à ses propres yeux , le Coriolan de
l'Amérique septentrionale. Washington devina la portée d'un
tel ressentiment , les résultats possibles d'inie telle colère. Sa
politique prévoyante ne voidut pas laisser au milieu des trou-
bles de l'Amérique ce germe fatal ; il écrivit à Arnold pour le
calmer, fit des démarches auprès du congrès et n'obtint que
des réponses évasives. Arnold sollicitait un comité d'enquête,
auquel il proposait de soumettre si\ conduite , lorsqu'une
6â LE GÉNÉRAL ARNOLD
occasion de prouesses brillantes s'offrit à lui : il la saisit avec
empressement. Les troupes anglaises commandées par Tryon
avaient débarqué à Campo , près de Fairfield , brûlé la ville de
Banbury et détruit les magasins de cette place forte. Arnold
l'apprend, se joint aux généraux Sillyman et Wooster, mar-
che avec eux contre Tryon, se charge du commandement d'une
division de cinq cents hommes, construit une barricade sur
la route de Rigfield et la défend avec un courage vraiment
héroïque. Les Anglais gagnent les hauteurs environnantes,
d'où ils lancent sur leurs ennemis une grêle de balles. Le
cheval d'Arnold est tué ; le cavalier ne tombe pas ; encore en
selle sur son cheval mort, il voit arriver à lui un soldat, la
baïonnette en avant ; il l'attend , le tue d'un coup de pistolet et
quitte la selle pour rallier ses troupes. Deux autres chevaux
furent tués sous lui dans cette affaire , où il montra le sang-
froid le plus merveilleux et le plus noble courage. Il fallut
bien que le congrès se rendît à tant de preuves de valeur.
Arnold fut créé major-général ; mais son rang de nomination
demeura le même ; il ne passa qu'après les cinq majors de la
dernière promotion. C'était à-la-fois un honneur et un blâme ;
une promotion et une dégradation. Arnold ne se crut obligé
à aucune reconnaissance envers ceux qui le flétrissaient en
l'honorant.
Ainsi s'accumulaient dans le cœur d'Arnold les causes de
mécontentement et de haine. En vain Washington, pour
apaiser cette irritation, lui donna -t -il le commandement
important des troupes stationnées sur la rivière du Nord; il
refusa , et vint à Philadelphie solliciter la formation de ce
comité d'enquête qu'il avait provoqué avec instance , et qui
lui fut refusé : le comité de la guerre déclara seulement que
la conduite du général Arnold lui semblait parfaitement
pure et honorable ; mais cette justice ostensible cachait une
secrète inimitié qui blessait d'autant plus Arnold qu'il lui
devenait impossible de l'atteindre et de la combattre. Il
se plaignit hautement, et finit par présenter au congrès
ET LE MAJOR A^DRÉ. 63
les comptes de ses dépenses, qui offraient un total con-
sidérable pour lequel il se constituait créancier de l'Etat,
Liberté complète avait été laissée aux administrateurs et
aux généraux de la nouvelle république (1). Arnold s'était
trouvé à -la -fois, comme beaucoup d'autres, commis-
saire des guerres, général et payeur. Celte irrégularité
dépendait des circonstances; mais ce que l'on ne pouvait
expliquer, c'était l'énormité de la créance réclamée par Ar-
nold , et qui ne se trouvait d'accord ni avec ses ressources
antérieures , ni avec la situation du pays. Où et comment
avait-il pu se procurer les sommes qu'il prétendait avoir dé-
boursées? Son crédit ne les eût pas obtenues, et il n'en jus-
tifiait pas l'emploi. Youlait-il, par une vengeance ignoble,
punir son pays en le volant? Prétendait-il s'indemniser lui-
même des injustices dont il se plaignait? Regardait-il ce pil-
lage de l'Etat comme une conséquence nécessaire et naturelle
de cette crise violente? Enfin son patriotisme n'était-il que le
voile d'une rapacité sans pudeur? Quoi qu'il en soit, l'examen
de ses registres et de ses comptes augmenta la défiance qu'il
avait inspirée à ses concitoyens. Le comité chargé de cette
affaire paraissait fort embarrassé et ne se pressait pas de
donner son avis. Arnold, plus altier que jamais, insistait pour
obtenir une solution et surtout pour reprendre son rang d'an-
cienneté, parmi les nouveaux majors. Mais ses instances
réitérées n'avaient point de succès , et sans doute il aurait
rejeté loin de lui le grade qu'on lui offrait et le service
militaire, si Washington ne l'avait désigné pour l'armée
du Nord , qui marchait à la rencontre du général Burgoyne
et de sa formidable armée. Arnold , plus capable peut-
être d'une générosité éclatante que d'une exacte et rigou-
reuse justice, se rendit à l'appel de Washington, consentit à
(i) Voyez dans noire livraison Je janvier i836, l'extrait que nous avons
donné des comptes tenus par Washington hii-même, pendant la durée de
celte guerre : ce sont des modèles d'ordre cl de clarté,
64 l-E GÉNÉRAL ARNOLD
agir sous le commandement de Saint-Clair, l'un des cinq ma-
jors qui lui avaient été préférés, et déclara qu'il attendrait
patiemment le jour où l'équité nationale lui offrirait la répa-
ration qui lui était due.
Vers la fin de juillet , x'Vrnold atteignit le fort Edouard et
rejoignit le général Schuyler. Les Américains se préparaient
à descendre l'Mudson, et, selon les conseils de Kosciusko, à
choisir leur campement près de la Crique de Moïse. L'armée
se composait de deux divisions, dont l'une fut confiée au
commandement d'Arnold. Il contribua beaucoup au succès
de la campagne par un stratagème qui força les Anglais à
lever le siège A\x fort Schuyler, défendu vaillamment, mais
prêt à se rendre faute de vivres. Un nommé Cuyler, homme
assez riche et considéré dans le pays, avait été employé
comme espion par les Anglais : fonctions presque toujours
désastreuses, qui offraient alors aux hommes avides une
chance de grands et périlleux bénéfices. Le général anglais,
Saint-Léger, était sur le point de forcer les assiégés à se
rendre, et les forces d'Arnold ne suffisaient pas pour faire une
diversion importante. Cuyler, espion des Anglais, est saisi
et conduit près d'Arnold. Ce dernier lui promet sa grâce , la
vie et une récompense, s'il veut se laisser reprendre par ceux
qui l'envoyaient , et , par un rapport exagéré , tromper l'en-
nemi de l'Amérique : Cuyler y consent. Un sauvage, qui
assistait à cet entretien , donne le plan et les détails du stra-
tagème, avec cette finesse de conception et cette adresse
de combinaisons qui caractérisent les hommes de sa race.
Tout ce qu'il avait prévu arriva. Cuyler fut en effet arrêté par
un poste avancé anglais, et sa ruse obtint un succès complet.
Un second espion, jui le suivit de près, confirma son rapport,
et le général Saint-Léger ne douta pas qu'un renfort de
troupes américaines ne s'apprêtât à le surprendre. Il leva
précipitamment le siège, laissant derrière lui une partie de
ses bagages et de ses tentes, dont Arnold s'empara. Le gé-
néral Gates, satisfait de la conduite d'Arnold, lui confia le
ET LE aiAJOR AKDRÉ. 65
commandement d'un poste important près du gué de Loudon:
Bientôt le coteau de Behmus fut témoin d'un engagement
considérable , où les troupes , commandées par Arnold , don-
nèrent seules. Par un mouvement de jalousie qu'Arnold ne
lui pardonna pas , Gates ne voulut point permettre à ce der-
nier d'y paraître en personne. Mais les troupes américaines
allaient plier, quand Arnold, s'élançant au galop, s'écria t
ce Je vais les remettre dans la bonne route, et ce sera
ce bientôt fini 1 v
Gates lui dépêche un aide-de-camp qui le ramène. Mé-
content et incapable de se modérer , il manifeste hautement
sa colère, et bientôt la mésintelligence s'établit entre lui et
le général. Elle s'accrut encore, lorsque Gates, dans son
rapport, négligea de mentionner Arnold et ses troupes,
ce Quoi I s'écria ce dernier , tous les corps de l'armée ont été
ce cités honorablement , et mes divisions qui ont décidé la
ce victoire sont oubliées dans voire rapport I » Gates répondit
avec son arrogance accoutumée. Une correspondance assez
longue, injurieuse et provocatrice d'une part, altière et vio-
lente de l'autre, s'engagea et se termina par la demande que
fit Arnold d'obtenir un sauf-conduit, et de retourner près de
Washington : elle lui fut accordée.
]\Iais on s'attendait à une bataille. Quitter l'armée dans
ce moment paraissait impossible au chef américain. Il resta ;
sans emploi et sans commandement, plein de courroux;
forcé de plier sous l'autorité d'un maître, et cherchant tous
les moyens possibles de trouver une vengeance et de guérie
les blessures faites à son honneur militaire. Le 7 octobre,"
l'action s'engagea de nouveau sur les hauteurs de Behmus.
Dès le matin , on vit Arnold monter à cheval , parcourir le
terrain dans toutes les directions, et s'élancer au grand
galop vers le champ de bataille. Le major Armstrong re-
çoit l'ordre de le ramener; mais Arnold s'aperçoit de son
dessein, pique des deux, décrit plusieurs crochets dans la
plaine, monte la colline, la redescend, fatigue celui qui le
VI. — k^ SÉRIE. 5
00 LE GÉ?iÉRAL ARNOLD
poursuit, et finit par se jeter dans la mêlée, en dépit des
ordres qu'il n'avait pas reçus, mais qu'il prévoyait. Là, sa
conduite fut celle d'un fou et d'un héros. Partout où il y
avait quelques ordres à donner, partout où le combat était
furieux, c'était lui qui dirigeait le mouvement des troupes;
lui qui suppléait à l'indolence et à l'inexpérience du général
en chef; lui qui remplaçait les officiers morts, qui choisissait
les endroits périlleux , et qui , brandissant son épée , ralliait
et conduisait les soldats. Jamais, pcut-èlre, dans aucune
bataille, officier n'a joué ce rôle : sans ordre de ses chefs,
sans commandement précis, il décida la victoire. Sa patrie"
doit à cette fureur indisciplinée le gain de l'une des batailles
les plus importantes de la campagne : ce fut lui qui com-
manda la brillante manœuvre qui termina la journée et en-
traîna la défaite totale de l'ennemi. Il venait d'emporter d'as-
saut les batteries hessoises, lorsqu'une balle lui traversa la
cuisse : on l'emporta grièvement blessé. Que n'est-il mort à
cette époque? c'était un héros!
Il fallut que Gates lui-même rendit justice à sa bravoure.
Le congrès, sollicité par Washington, lui accorda le rang
qu'il avait si long-temps sollicité; Washington joignit à l'en-
voi de ce grade celui d'une lettre honorable et d'une paire
d'épauletles qui lui avaient été envoyées de Franco. La car-
rière d'Arnold se dessinait brillamment. Lorsqu'il fut envoyé
à Middletown et à New-Haven ; les habitans vinrent au-de-
vant de lui et l'accueillirent par de vives démonstrations de
joie , et avec tous les honneurs dus à un guerrier héroïque.
Aussitôt que les troupes anglaises eurent évacué Phila-
delphie , Washington confia le commandement de cette place
importante à Arnold , en lui transmettant les ordres du congrès
qui prohibaient, jusqu'à une certaine époque, l'exportation
et la vente de toute espèce de marchandises. Mais Arnold
exécuta ces ordres avec une telle rigueur que les citoyens en
lurent blessés. L'irritation d'Arnold n'avait pas seulement
pour cause ce qu'il appelait les mépris de son gouvernement
ET LE MAJOR A>DRÉ. 67
et de ses concitoyens, mais l'état de sa fortune compromise
par un luxe et des dépenses extravagantes. Tantôt, il es-
sayait des spéciîlalions plus ou moins hasardeuses, tantôt il
parlait d'acheter et d'armer un vaisseau à ses frais. On le
craignait beaucoup ; on ne l'eslimait pas. Le grand conseil
de Pennsylvanie avait vu avec mécontentement l'autorité
arbitraire qu'il s'était arrogée et lesusurpations de pouvoir dont
il s'était rendu coupable. Ici , comme toujours , au lieu d'a-
doucir et de pallier , il aggrava ses torts par le dédain et l'in-
solence. Dénoncé au congrès et traîné devant une cour mar-
tiale , sous la prévention d'avoir abusé des deniers publics ,
fait servir à son usage personnel la propriété des particuliers,
et agi illégalement dans plusieurs circonstances, il vit cette
affah'e, qui compromettait son honneur, prendre un tour
défavorable , malgré les recommandations et la protection dé
Washington. Sa défense fut habile et hardie jusqu'à l'impu-
dence. On a su plus tard tout ce qu'il y avait d'effronterie
et d'hypocrisie dans sa conduite. Au moment même où il
réclamait, avec l'indignation la plus vive, contre les per-
sécuteurs de son innocence ; où il les défiait de prouver leurs
impulaiions; où il faisait valoir le désintéressement et le
dévouaient de ses sacrifices à la patrie ; une correspondance
secrète le rattachait au parti anglais : il se préparait à la
trahison qu'il avait conçue et dont il pressentait non les dé-
tails, mais le but. Il fut impossible de trouver les preuves
nécessaires pour le condamner sur tous les griefs : on exa-
mina long-temps les témoins et les preuves. L'instruction
du procès n'était pas encore terminée, lorsque les besoins
du service , rappelant sous les drapeaux les membres du tri-
bunal militaire, retardèrent encore le prononcé de la sen-
tence. Lente agonie pour Arnold, obligé de rester à Phila-
delphie, sans commandement, sans titre, sans caractère,
malheureux et sombre, et tellement haï des citoyens, qu'un
jour la populace lui jeta des pierres. Il écrivit au congrès
pour se plaindre de cet outrage 3 et par une nouvelle malu-
5.
68 LE GÉNÉRAL ARNOLD
dresse, il en rejeta le crime sur le grand conseil de Pennsyl-
vanie , et s'attira ainsi une nouvelle réprimande du congrès.
Condamne enfin sur deux griefs , absous sur deux autres ,
il fut forcé de se soumettre au blâme ofliciel du général en
chef Washington, qui se conduisit en cette circonstance
avec une modération, une sagesse, une prudence dignes de
lui. Rien de plus noble, de plus convenable, de plus habile,
que les paroles adressées au coupable par Washington.
<c J>fotre profession (lui dit le commandant en chef) est
ce la plus chaste de toutes les professions : l'ombre d'une faute
ce ternit nos actions les plus brillantes. Cette faveur publique
ce si dilTicile à conquérir , peut se perdre par une seule étour-
<c derie. Je vous réprimande , parce que vous avez oublié que
ce la modération envers vos concitoyens était pour vous un
ce devoir proportionné à votre bravoure dans le combat , bra-
ce voure qui vous a rendu formidable à nos ennemis. Donnez
ce de nouvelles preuves de ces splendides qualités qui vous
ce ont déjà placé au rang de nos généraux les plus distingués.
te Autant qu'il sera en mon pouvoir, je n'oublierai rien pour
te vous faire reconquérir l'estime que vous avez autrefois si
te bien méritée. »
Une âme généreuse aurait été touchée des ménagemens de
Washington; mais le parti d'Arnold était pris. Dès sa jeunesse,
une haine sourde s'était allumée chez lui. Les Américains es-
limaient trop la probité civile et trop peu la vertu militaire
pour qu'il ne leur rendît pas mépris pour mépris , et haine
pour haine. Ce fut depuis cette époque un duel à mort entre
lui et son pays. On différait toujours le paiement des comptes
arriérés qu'il réclamait. Pressé par les circonstances , il s'a-
dressa à M. de La Luzerne, envoyé du roi de France, et
essaya d'obtenir de lui un secours pécuniaire, promettant ses
services au monarque étranger. L'envoyé français répondit
que, te rarement, les sujets d'un état recevaient les subsides
te d'un prince étranger sans devenir ou ses espions ou ses
« esclaves j transaction qui déshonore également et celui qui
ET LE MAJOR ANDRÉ. 69
ce achète et celui qui se vend. » Arnold se retira et ne pensa
plus qu'à se jeter entre les bras des ennemis de sa patrie.
Parmi les familles américaines dont le penchant les ratta-
chait à l'ancien ordre de choses et qui gardaient fidélité à
l'Angleterre, on remarquait celle d'Edouard Shippen, domi-
cilié à Philadelphie. Pendant le séjour des troupes anglaises
dans cette ville, il s'était lié avec plusieurs officiers de cette
nation , et , entre autres , avec le major André, jeune homme
de la plus belle espérance. Sa douceur, sa grâce, sa gaîté,
le faisaient rechercher de ceux qui le connaissaient; et la
jeune fille de M. Shippen , la plus jolie et la plus brillante des
filles de Philadelphie à cette époque, entretint avec lui une cor-
respondance qui se continua môme après le départ de l'armée
anglaise. Arnold, qui se liait volontiers avec tous ceux qui
partageaient son ressentiment, fut présenté dans la famille de
Shippen. Séduit par la beauté de la jeune fille , il la demanda
en mariage et l'obtint. Il n'ignora pas long-temps sa cor-
respondance avec le jeune André, et il l'encouragea; car cette
correspondance devait lui servir pour communiquer avec
l'ennemi. Ce fut sous le couvert des lettres de sa femme et
par l'entremise d'André , qu'il dévoila aux Anglais la trahison
qu'il méditait. Comment se fit-il que le jeune André périt seul,
conduit à la mort par son habile adversaire ; que le traître
Arnold s'échappa ; que toutes les dispositions d'Arnold , ten-
dant à compromettre André, réussirent? Le lecteur appré-
ciera bientôt les détails de ce drame , assez mal compris
jusqu'ici.
André n'avait trouvé pendant sa vie que des admirateurs
et des amis. Né de parens genevois, élevé à Genève jusqu'à sa
seizième année , il avait été envoyé à Londres pour travailler
dans une maison de commerce ; mais son goût pour la poésie
et les arts lui rendaient cette situation pénible. Une jeune
personne qu'il aimait et qui le payait de retour, fut mariée
par sa famille à un riche banquier, et André , désespéré , s'en-
gagea dans les troupes anglaises qui partaient pour l'Améri-
70 LE GÉNÉRAL AR>OLD
que. Fait prisonnier dans le Canada, il resta quelques mois
entre les mains des ennemis, et fut échangé contre des pri-
sonniers américains, ce Ils m'ont dépouillé de tout , écrivait-il
« à un de ses amis, et m'ont laissé nu sur le rivage : je n'ai
« pu garder que le portrait de Léonore peint par moi d'après
ce nature; encore m'a-t-il fallu le cacher dans ma bouche. Je
(c l'ai conservé et je m'estime heureux. » André était bon pein
îre et bon poète. On voit encore à Philadelphie son journal
manuscrit où beaucoup de paysages à la plume , d'oiseaux co-
loriés et d'objets d'histoire naturelle , sont expliqués et décrits
par lui dans un style plein d'élégance et de chaleur. Sir Ilenry
Clinton le fit passer adjudant-général-major , malgré sa jeu-
nesse et en dépit des réclamations du ministre anglais. Clinton
le regardait moins comme un inférieur que comme un ami-
et un confident.
Ce fat, nous l'avons dit, sous le couvert d'André, que
la correspondance d'Arnold se soutint pendant dix - huit
mois , sans exciter aucun soupçon. Le général en chef
anglais qui connaissait le peu de crédit dont Arnold jouis-
sait auprès de ses compatriotes , fit peu d'attention aux
avances du traître. Il y pensa plus sérieusement , lorsque
ce dernier, malgré la répugnance de Washington, eut été
nommé commandant de West-Point, l'un des postes les plus
importans de la contrée. La sagacité de Washington s'étonna
de ce qu'un homme aussi entreprenant qu'Arnold eût sollicité
une situation presque paisible , et qui ne demandait que de
la vigilance et peu d'activité.
S'emparer de West-Point, c'était devenir maître de tous les
postes qui en dépendaient : de leurs garnisons , de leiu'S ap-
provisionnemens, des canons, des vaisseaux, des bateaux
nombreux que les Américains possédaient dans ces parages;
c'était aussi se rendre maître de la navigation de l'Hudson,
couper la communication entre les Etats américains du centre
et ceux de l'est , faciliter les rapports de l'armée anglaise avec
le Canada, et surtout priver les armées française et américaine
ET LE M.\.JOR A^DRÉ. 71
combinées des secours nécessaires, si l'une el l'autre , comme
on le pensait, voulaient tenter un coup de main sur New-
York, et le préparer en faisant de Wesl-Poinl un lieu de
ralliement et un dépôt de vivres. Après quelque hésita*
tion, Washington data de Peekskill, sur l'Hudson, la nomi-»
nation d'Arnold au commandement qu'il souhaitait , et celui-
ci se hâta de s'y rendre. Un jour le marquis de Lafayelîe,
qui commandait six bataillons d'élite d'infanterie légère,
vit A.rnold se présenter à lui. «Je sais, lui dit celui-ci, que
ce vos espions de New-York vous procurent des communi-
cc cations utiles. Si vous les faisiez passer par West-Point,
« leur voyage serait plus rapide; confiez -moi leurs noms
« et leurs adresses, je me chargerai de proléger leur mar-
te che. )) Lafayette répondit au général américain que les
noms de ces personnes ne se confiaient jamais à qui que ce
fût, et le pria de l'excuser. Il comprit plus lard le motif qui
avait porté Arnold à cette démarche, el le profil que le traître
espérait en tirer.
André , auquel Clinton accordait toute sa confiance , lui rc
mettait les lettres écrites par Arnold sous le nom de Gustave,
lettres auxquelles André répondait sous le nom d'Anderson.
Arnold ne se découvrit pas d'abord , il se laissa deviner.
Lorsque Clinton regarda l'affaire comme suffisamment pré-
parée, il chercha les moyens d'exécution. Arnold deman-
dait à s'aboucher avec un officier qui lui convînt et qui
lui inspirât confiance: il indiquait André. Le temps pressait;
Arnold, qui dans sa correspondance employait un style de
commerce, destiné à voiler ses desseins, prétendait qu'il
ne voulait rien faire sans avoir 7'égle les intérêts du capital.
Il voulait que le major André vînt le trouver dans son propre
camp et promettait de le faire passer pour un scrviieur secret
et utile de la cause américaine. Quel motif pouvait lui die*
ter une proposition si dangereuse pour André? D'autres
le diront; il nous suflit de rapporter les faits. Quoi qu'il en
boit, André refusa.
72 LE GÉ^'ÉRAL AR>OLD
Une première entrevue fut tentée ; mais le feu des cha-
loupes canonnières anglaises dérangea toutes les dispositions.
On songeait aux moyens de réaliser une seconde entre-
vue, lorsque l'on apprit que le général Washington, en par-
courant la ligue, allait passer l'Hudson sur le bateau même
d'Arnold. Il fidlut différer encore. Le Vautour , navire an-
glais qui stationnait à peu de distance , dans les eaux de
l'Hudson , attendant le succès de la trahison , attira l'attention
de "Washington. Le général en chef dirigea sa lorgnette sur
ce point, l'y tint long-temps fixée, et parla très bas aux per-
sonnes qui l'entouraient. On vit Arnold pâlir : a Vraiment,
ce s'écria Lafayctte, qui se trouvait près de Washington , le
« général Arnold , qui correspond avec l'ennemi , devrait
^c bien nous dire ce que le comte de Guiche est devenu avec
ce son escadre. « C'était une plaisanterie jetée au hasard par
le général Lafayctte : Arnold se troubla un moment. « Que
ce voulez-vous dire, s'écria-t-il avec véhémence? » Puis il se
remit, écouta l'explication de Lafayette, et parut calme. Il
avait, un moment, cru son complot découvert.
Le quartier général d'Arnold se trouvait dans la maison
d'un colonel Beverly Robinson, qui offrait des facilités sin-
gulières pour l'exécution du complot : Beverly attaché à la
cause anglaise et dont les propriétés avaient été confisquées,
desirait vivement que la trame pût réussir ; on fut obligé de
$6 confier à lui et l'on organisa , sous son couvert et sous
son nom , une nouvelle correspondance. Il semblait deman-
der au général la permission d'occuper sa maison , dont l'état-
major s'était emparé ; mais chacune des paroles de ses lettres
cachait un sens mystérieux qui ne pouvait compromettre ni
Arnold, ni Robinson, et que personne ne saisissait. Dans
une de ses réponses à Robinson , qui se trouvait à bord du
Vautour , le général Arnold indiqua le lieu et le jour de
son entrevue avec André. Ce dernier suivit les instructions
d'Arnold et prépara son fatal voyage; Clinton lui recom-
manda trois choses : de ne pas se déguiser; de ne pas péné-
ET LE M:UOR ANDRÉ. 73
trer dans les lignes américaines , et de ne recevoir d'Arnold
aucune espèce de papiers. Ces précautions étaient, en effet,
les plus sages : André ne s'y conforma pas. Pour amener
André à l'endroit convenu, il fallait un homme dévoué;
un nommé Smith s'y prêta. Il fut convenu qu'il monterait
un bateau , viendrait chercher André à bord du f autour
et le conduirait sur un point désert du rivage. Après plusieurs
incidens , la plupart nés de la défiance d'Arnold et des em-
barras graves de la situation , les bateaux de garde améri-
cains reçurent l'ordre de laisser passer Smith et ses bate-
liers.
Tout était tranquille ; la nuit était calme ; les étoiles bril-
laient au ciel; une eau doucement agitée emporta le ba-
teau, qui glissa dans un profond silence; rien n'arrêta ou
ne suspendit sa marche jusqu'au moment où la proue de la
barque vint toucher le flanc du navire le Vautour. Une
voix rauque hèle les nouveaux arrivans , et n'épargne pas les
épithètes choisies du langage maritime à ces misérables
Américains, qui ne craignent pas d'approcher ainsi de la
marine royale. A bord, tout le monde, excepté Robinson
et André , ignorait la destination du bateau ; on conduisit
Smith au capitaine, qui reçut de lui une lettre écrite par
Arnold, prudente comme toujours. Les Anglais avaient es-
péré que, selon sa promesse, Arnold viendrait à bord du
Vautour conférer avec ses complices ; mais le sagace et cau-
teleux Arnold envoyait à sa place Smith , qui devait amener
Robinson, ou qui le croyait du moini. On dit à Smith que
Robinson était malade, et l'on fit paraître, comme devant
partir à sa place , André , qui , enveloppé d'une grande redin-
gote, était destiné aux périls et aux dangers de celle mission.
Tous deux se placèrent ensemble dans le bateau; personne
ne les arrêta dans leur route , et ils atteignirent silencieusement
Longclove , oii Arnold était venu à cheval. A peine débarqué,
Smiih se glisse dans les broussailles, se dirige vers cet endroit
et finit par trouver Arnold dans une obscuiilé profonde et
74 LE GÉ?fÉRAL ARNOLD
blotti au milieu d'arbres épais. Smith va .chercher André ,'
le mène près d'Arnold et les laisse seuls .
Les bateliers dormaient. Smith, indigné de la méfiance
qu'on lui montrait , maudissait Arnold et ces desseins mysté-
rieux qu'il né connaissait pas. Les heures s'écoulent , l'entre-
vue se prolonge; Smith, s'enfonçant de nouveau dans les
broussailles , avertit les deux interlocuteurs qu'il est temps
de se retirer; mais on n'est pas encore convenu des faits.
Arnold prolongeant la conversation, a opposé tant d'embar-
ras et d'argnlies aux propositions d'André , que rien ne se
conclut. Le jour commence à poindre et André est obligé de
se cacher dans la maison de Smith; on se met à table, on
déjeune, on examine de nouveau l'affaire. Arnold demanda une
somme considérable et André l'accorda : Clinton voulait con-
clure à tout prix. Le plan d'opération d'Arnold était habilement
perfide : il s'agissait d'éparpiller les forces américaines dans des
directions différentes et éloignées, de laisser libres, et sans dé-
fense, les routes qui aboutissaient à West-Point, et d'ouvrir
ainsi le passage aux forces de Clinton. Afin de rendre l'exécu-
tion plus facile, André consentit à se charger de notes, de
cartes et d'instructions que lui remit son complice, et qu'il plaça
dans ses bas , sous la plante des pieds : il promit de les
détruire en cas d'arrestation. L'habit militaire qui se trou-
vait sous sa grande redingote pouvait augmenter son danger.
Smiih, qui croyait André simple citoyen, s'étonnait d'un tra-
vestissement aussi périlleux ; Arnold lui répondit que la va-
nité du jeune homme en était cause, et que pour se donner
un air d'importance , il avait emprunté l'habit d'officier : Smith
lui prêta un de ses habits.
En vain André insistait pour être placé sur un bateau qui
le mènerait au Fantonr,- Smith s'y refusa. Arnold prétendit
que des obstacles insurmontables s'y opposaient. Il prépa-
rait ainsi une double chance : celle de réussir complètement
dans son entreprise, cl celle de livrer André à la mort. Tant
de prévisions et de profondeur porlèrenl leurs fruits. André
ET LE MAJOR A5DRÉ. 75
commeKail les deux fautes irréparables contre lesquelles Clin-
ton avait essayé de le prémunir : il acceptait un déguisement
et emportait des papiers qui prouvaient le complot. On se
met en roule : Smilh , connu dans le pays et dont l'humeur
joviale plaisait à tous, fait r «ncontre de plusieurs habi-
tans de la contrée, les amuse de ses bons mots, s'arrête
un moment chez un sellier, prend part à la gaîté de quel-
ques marchands attablés autour d'un bol de punch. Rien ne
déride le jeune André : un sombre pressentiment le domine.
Arrêtés plusieurs fois dans leur route par les patrouilles et
les gardes avancées des Américains , l'un et l'autre doivent
leur salut à la présence d'esprit de Smith , et aux passeports
en bonne forme donnés par Arnold; mais André reste
muet. Toutes les questions que lui adresse son guide sont
sans réponse. Une patrouille du capitaine américain Boyd
les force de faire halte : ils sont amenés à cet officier qui
les retient assez long-temps, les interroge, les avertit que
les garçons vachers (^hriganûs, anglais) infestent les parages
qui conduisaient aux Plaines-Blanches, et leur conseille de
passer la nuit dans la maison d'un nommé Miller dont l'hos-
pitalité leur fournirait un asile : on couche sous l'humble toit
de Miller; André ne peut fermer l'œil. Au point du jour, on se
lève, on part; à peine les lignes américaines sont-elles dé-
passées, le visage d'André s'éclaircit, son front sombre s'é-
gaie. Il redevient poète et artiste, il cause, il raconte, il
observe et fait remarquer à son compagnon les beautés du
paysage. Tel est le tempérament mobile de l'homme d'ima-
gination; sa vie est un drame, et ses sensations ont une
double activité. Près du pont du Pin, Smith fait ses adieux
à André, partage avec lui le papier-monnaie dont il dispose,
le quille et, retournant près de sa famille qu'il avait laissée
à Peekskill , finit par aller rendre compte de son voyage au
général Arnold.
Le territoire neutre qui conduisait aux Plaines-Blanches
était dévasté par des hordes de brigands, filles delà gueire
76 LE GÉNÉRAL ARNOLD
civile. Elles feignaient d'appartenir aux deux partis. Les
uns sous le nom de vachers anglais, les autres sous celui
^écorcheurs américains , ne songeant qu'au pillage, se
liguant quelquefois pour assurer leurs bénéfices , faisant
semblant de se livrer bataille pour mieux jouer leur rôle ,
désolaient la contrée. André, qui n'ignorait pas ces cir-
constances, se trouva bientôt en face de l'embranchement
de deux routes dont l'une et l'autre aboutissaient aux Plaines-
Blanches. Celle de droite était le domaine particulier des
vachers prétendus Anglais : à ce titre , elle lui sembla
préférable. Ce fut ce qui le perdit. Le malin même de ce
jour, sept Américains, fermiers, marchands et bourgeois,
avaient formé le projet de stationner aux environs de cette
route dont les vachers s'étaient rendus maîtres , et à faire
main basse sur toutes les personnes suspectes qui viendraient
à passer. Quatre de ces sentinelles volontaires prirent posi-
tion au sommet d'une colline d'où l'on apercevait un vaste
paysage. André s'avançait paisiblement et se félicitait d'a-
voir triomphé de tant d'obstacles. Sous sa vieille redingote
bleue usée brillait l'habit rouge du fermier-gentilhomme
que Smith lui avait prêté ; habit serré sur la taille et dont les
boutonnières chargées d'un passe-poil d'or étincelaient au
soleil. Un chapeau rond et pointu aux larges bords et un pan-
talon de nankin complétaient son costume.
« Paidding! s'écria l'un des surveillans, voici un gentil-
homme qui s'approche ; si vous ne le reconnaissez pas, arrè-
tons-le ! »
Paulding était un fermier d'une quarantaine d'années,
homme avide et de résolution , qui descendit aussitôt , saisit
le cheval d'André par la bride , plaça son mousquet sur la
poitrine du voyageur et lui dit : « Où allez-vous?
— Messieurs , s'écria étourdiment André , qui les prenait
pour des vachers anglais j nous sommes du même parti.
— Quel parti?
— Celui des vachers ?
ET LE MAJOR ANDRÉ. 77
— Précisément.
— Je suis officier anglais, et chargé d'une mission
urgente. »
Il tira sa montre, soit pour indiquer que le temps s'écou-
lait , soit pour que la forme anglaise de cet objet de prix ren-
dît ses paroles plus vraisemblables.
ce Descendez de cheval, cria Pauldingî
— Ma foi , messieurs , je donnerais tout au monde pour
pouvoir continuer ma route.
— Comment vous nommez-vous?
— Jean Andersen.
— Avez-vous un laissez-passer?
— Oui , du général Arnold. »
Cette parole imprudente décida de tout. Il ne réfléchissait
pas qu'après s'être donné pour officier anglais, le îaîssez-pas-
^er du général Arnold paraîtrait au moins suspect. On l'entraîna
dans les broussailles qui bordaient la route , et on le força de
se déshabiller. Les recherches les plus minutieuses n'avaient
rien produit , lorsqu'un des vachers s'avisa de porter le
doigt sous la plante du pied d'André : on sentit des papiers
frémir; on les examina, et on acquit la preuve évidente du
complot dont André favorisait l'exécution. Conduit au poste
militaire le plus proche , qui était Northcastle , il offrit à ceux
qui l'avaient pris une rançon très forte, mais ils s'obstinè-
rent à la refuser.
C'était le 23 septembre 1780. Le même jour, paraissait à
New-York, mi journal anglais nommé La Gazelle Roijale,
publiée par un nommé Rivington. Dans ce numéro se trouvait
im poème comique, œuvre du jeune André lui-même, et où,
sous le titre de Chasse aux } aches, il se moquait de l'en-
nemi. La dernière strophe de celte production singulière
semblait prophétiser le sort du poète. « En vérité (disait-il
ce en terminant sa course épique) , je tremble de m'en vanter!
ce Si ce guerrier-mencur-dc-bœufs, Waynes, allait m'attraper
ce à son tour! » André fut allmpe le jour même où ces vers
78 LE GÉNÉRAL ARNOLD
fureiil publiés. Le hasard se permet des licences que le plus
hardi romancier redouterait.
Le lieutenant-colonel stationné à Northcaslie se nommait
Jameson ; homme d'une intelligence tellement trouble et in-
complète , que le major André rencontra une chance de salut
à laquelle il ne devait pas s'attendre. Cet homme reconnut
dans les papiers saisis sur André , tout ce qui prouvait une
trahison préméditée : cartes, plans, évaluations, renseigne-
mens écrits do la main d'Arnold. Il n'eut pas l'esprit de com-
prendre que c'était là une trahison ; se laissa séduire aux
contes que lui faisait André et que le soin de sa conserva-
tion lui dictait; cl tout en adressant les papiers saisis à
Washington , prit la résolution d'envoyer André au quartier-
général , c'est-à-dire de le réunir à son complice. Mais sous
les ordres de Jameson se trouvait un major Tallmadge qui,
huit jours auparavant, avait reçu d'Arnold Tordre précis
d'amener au quartier-général tout homme qui , arrêté par lui,
se nommerait Anderson. Celte circonstance et la lecture des
papiers ne lui laissèrent pas de doute sur le complot ; il in-
sista vivement pour que Jameson changeât de résolution.
Après beaucoup de discussions et d'hésitations , on convint
que le prisonnier serait conduit au Bas-Salem , village où
un I\L Brenson lui offrit l'hospitalité. Là, le prisonnier, voyant
son sort fixé, écrivit à Washington la lettre suivante :
<c Les renseignemens donnés jusqu'ici par moi m'avaient été dictés
par le désir bien naturel de me tirer d'embarras. J'ai peu d'habitude
du mensonge, et n"ai pu réussir. Que voire excellence soit persuadée
qu'en faisantcelle démarche auprès d'elle, je ne cède ni à mes craintes
sur ma vie, ni à une faiblesse indigne d'un militaire. Je ne veux pas
rester sous l'imputation d'avoir joué un rôle vil par intérêt. C'est
pour venger ma réputation que je parle, non pour assurer ma vie.
La personne qui est entre vos mains est le major Jean André, adju-
dant-général dans l'armée anglaise. A la guerre, obtenir des ren-
seigneuiens et conquérir de l'influence dans l'armée de son ennemi ,
est un avantage que la coutume permet. J'ai, pour favoriser une
ET LE MAJOR A>DRÉ. 79
entreprise de ce genre , consenti à venir trouver entre les camps des
deux armées une personne qui devait me donner des renseignemens.
J'ai quitté le bord du Vautour à cet effet, et une barque m'a conduit
au rivage. Une fois à terre , on m'a dit que la nuit était trop avancée
pour que je reprisse la même route, et qu'il fallait rester : j'étais en
uniforme, et j'avais risqué ma vie. Contre mes intentions et mes sti-
pulations , je me suis trouvé dans vos lignes ; Votre Excellence com-
prendra aisément ce que j'éprouvai quand on refusa de me reconduire
dans le bateau qui m'avait amené. Devenu prisonnier malgré moi, je
concertai ma fuite, quittai mon uniforme, parvins à dépasser les
lignes américaines et je finis par atteindre le territoire neutre. Là,
quelques volontaires m'ont arrêté. Je n'ai rien à vous révéler déplus;
j'atteste sur l'honnour, comme soldat et gentilhomme , que tout ce
que contient cette lettre est vrai. Quelque rigueur que la politique
puisse vous dicter, j'ai l'honneur de prier Votre Excellence (et je
sais à qui je m'adresse ) de faire que cette rigueur soit accompagnée
d'assez de convenances et d'égards pour ne pas laisser croire que ma
vie a été flétrie et ma conduite déshonorante. Je vous demande aussi
la permission d'écrire une lettre ouverte au général Henri Clinton,
ime seconde à une personne pour obtenir des vélemens et du linge.
Tuis-je rappeler à votre souvenir plusieurs Américains de Char-
leston dont le complot a été découvert, et qui sont maintenant pri-
sonniers. Quoique leur situation et la mienne ne soient pas complète-
ment analogues, on pourrait les échanger contre moi, et le traitement
dont je serai l'objet pourrait, dans tous les cas influer sur leur sort.
Je A'ous adresse cette lettre, monsieur, non-seulement h cause de la
position supérieure que vous occupez, mais encore par la confiance
que m'inspire la haute générosité de votre caractère, etc.
Dès les premiers momeus oa avait remarqué la démarche
d'André , son pas réglé , soîi allure martiale , sa manière
de tourner sur le talon de sa boiic; mais on était loin de
deviner l'importance de la capture que l'on avait faite. La
lettre ouverte que le jeune prisonnier remit an major Tall-
madge, pour Washington, l'étonna autant qu'elle l'émut.
Cependant Arnold, paisible dans son quartier général,
devait y lecevoirà déjeuner, le 2/i au malin, Washington,
80 LE GÉNÉRAL ARNOLD
Lafayelte et l'étai-major américain. Jolie et toujours brillante,
madame Arnold avait conservé la séduction de ses premiers
ans. Il était dix heures. Le général en chef avait fait l'inspec-
tion d'une partie de la rive de l'Hudson , lorsque , au lieu de
prendre la route qui conduisait chez Arnold, il tourna bride
et suivit un petit sentier dont la direction était opposée.
ce Général, lui cria Lafayette , vous vous trompez de route;
madame Arnold nous attend à déjeuner; ce chemin nous
éloignerait beaucoup.
— Oh ! (reprit Washington en souriant), je sais que vous
autres jeunes gens vous êtes tous amoureux de madame Ar-
nold, et que vous ne vous trouvez jamais ni assez long-temps
ni d'assez bonne heure auprès d'elle. Vous pouvez aller, si
vous voulez, déjeuner avec elle et lui dire de ne pas m'atten-
dre. J'ai quelques redoutes à examiner. Tout-à-l'heure je re-
viendrai vous retrouver. »
Personne ne profila de la permission, excepté les deux
aides-dc-camp qui allèrent prévenir de ce retard Arnold et sa
femme. Ils se mirent à table avec les aides-de-camp. Au mi-
lieu du repas une lettre est remise au général : celui-ci la dé-
cachette , la lit , devient pâle , se contraint , se lève de table ,
et dit tout haut que sa présence est nécessaire à West-Point,
et qu'il part. Il fait seller un cheval, entre dans son cabinet,
appelle sa femme et lui dit :
«Je vous quitte, peut-être pour toujours; ma vie dépend
« du moment où je suis. Si je n'atteins les lignes ennemies,
« je suis perdu ! »
Elle tombe évanouie ; Arnold descend , monte à cheval , le
pousse au galop jusqu'à la rive, démarre un bateau, appelle
six rameurs , leur promet deux galons de rhum si le passage
est rapide , fait voltiger un mouchoir blanc au-dessus de sa
tête comme s'il était im parlementaire, et atteint le bord du
F autour. Une fois arrivé, il fait monter les matelots et leur
déclare qu'ils sont prisonniers de guerre, ce Nous sommes ve-
nus comme parlementaires; nous retournerons de même,
ET LE BIAJOR A>'DRÉ. 81
s'écria le chef des bateliers. » Une lutte violente s'engagea ;
les Anglais furent plus humains et plus équitables qu'Arnold.
Clinton mit les bateliers en liberté.
Bientôt, pour rejoindre Arnold , qu'il croit être à West-
Point, Washington traverse l'Hudson avec quelques officiers.
La rivière était calme, le temps serein. On admirait la beauté
de ce grand paysage, encadré par de gigantesques monta-
gnes. « La salve qui nous attend , dit Washington , sera d'un
magnifique effet, et le canon bondira solennellement dans
ces cavités étagées. »
La salve attendue ne se fait pas entendre, Washington s'en
étonne. Un officier de la garnison paraît, suivant les sinuo-
sités de terrain , et se dirige vers le bateau : ce On n'a pas vu
Arnold depuis deux jours, dit-il , et l'on n'a reçu aucun ordre
de lui. )) La surprise du général redouble. Deux heures sont
employées à inspecter les travaux et à reconnaître l'état de la
garnison; puis l'état-major reprend la route de la maison
d'Arnold.
Il était quatre heures, lorsqu'un messager apporte à-la-fois
à Washington la lettre de Jameson, la nouvelle de l'arresta-
tion d'André et les papiers trouvés dans ses bottes. Washing-
ton ne manifestait aucune émotion.
ce Tenez , Lafayette ( lui demanda-t-il en lui montrant les
papiers) , ù qui se fier? »
Il s'assit à table, après avoir donné ses ordres, et sans
perdre le sang-froid qui le distinguait toujours. Quelques
minutes après, une lettre d'Arnold lui fut remise; leltre impu-
dente , adroite, effrontée : ce II ne voulait pas prendre la peine
ce de justifier une conduite que le vulgaire blâmerait; l'in-
ce gratitude de ses concitoyens lui était connue ; il n'espérait
ce d'eux aucune faveur; la rectitude de sa conscience lui ser-
ce vait de consolation. Ses deux aides-de-camp n'avaient,
« affirmait-il, rien connu de ses projets, et la seide grâce
te qu'il demandât, c'était que l'on permît à sa femme (inno-
tt cente comme un ange) de se retirer à Philadelphie. » Un
VI. — tf SÉRIE. 6
S2 I>E GÉNÉRAL ARNOLD
attachement vif pour sa femme semblait être le seul penchant
honnête qui rachetât celte âme avilie.
Piesque aussitôt Washington reçut une lettre de Beverly
Robinson, réclamant la liberté d'André, ce André, disait-il,.
a était venu en parlementaire : c'était à ce titre qu'il avait
« passé les lignes américaines; protégé par le droit des na-
« tions, nul ne pouvait le tenir prisonnier. » Ces deux lettres
furent sans effet.
ce Depuis l'instant où André écrivit à Washington (dit le
<c major Talimadge, dans son rapport), jusqu'au moment de
<c sa mort, je ne l'ai pas quitté; c'est moi qui l'ai accompagné
«jusqu'au lieu de l'exécution; je l'ai conduit au gibet, le
« cœur navré de voir un si brave offiiier périr d'une mort
ce réservée aux infâmes. Je n'ai vu chez aucun homme plus
« d'affabilité , plus de grâce, des talens plus variés. Souvent,
a au milieu d'une conversation délicieuse , surpris de son
<( éloquence naturelle , de ses connaissances , de son prestige ,
« j'ai réfléchi que toute cette aménité et toute cette grâce
tt allaient s'éteindre sous la main du bourreau ; et des larmes
« sont venues mouiller mes yeux.
ce Pendant que nous faisions route ensemble, nous prîmes
<( l'engagement mutuel de causer librement de ce qui concer-
<e nait l'un et l'autre, sans jamais nous occuper d'aucune
« personne tierce. Il sut rendre notre route charmante ; me
ee parla des évènemens de sa jeunesse, des dispositions mili-
i< tairessur lesquelles il comptait si l'entreprise avait réussi,
<e et des points d'attaque qu'il avait combinés. Il était si animé
ee dans ce récit, que je croyais le voir l'épée à la main, monter
a la colline et s'emparer de West-Point.
ce Quelle récompense attendiez- vous, lui demandai-je?
— La gloire militaire , me répondit-il , l'approbation de
<e mes chefs et celle du roi. »
ee On ne pouvait, quand on entendait André, douter de la
«ce vérité des sentimens délicats qu'il exprimait.
ET LE 3IAJ0R A^DRE. 1^
« — Que pensez-voiis de ma situation? me demanda-t-ii
(c quand nous arrivâmes à Tappan.
ce La question était embarrassante.
te — Sous quel point de vue pensez-vous que mon affaire se
« présentera au général Washington et au tribunal militaire?
ce Mes réponses évasives ne le satisfaisaient pas , et je finis
te par lui dire avec une clarté qui me coûta :
te J'avais un camarade d'enfance qui m'était bien cher, et
ce qui s'appelait àVathan-Hale. Après la bataille deLong-Tsland,
ccWashington voulut se procurer des renseignemens sur la
ce situation de l'ennemi ; Haie s'offrit et fut accepté ; on l'ar-
ec rêta au moment où il repassait les lignes anglaises. Con-
ce naissez-vous , ajoutai-je en appuyant sur les mots, le dé-
ce noùment de mon récit ?
ce — Pendu comme espion Mais vous ne regardez pas
ce sans doute ma situation comme semblable à la sienne?
ce — Absolument semblable, et semblable sera votre sort. »
te II discuta un moment, mais sa gaîté avait disparu. »
Malgré la sévérité du devoir militaire , on témoigna à André
tout l'intérêt et les égards qui se conciliaient avec sa situation.
Washington voulut qu'une chambre propre et convenable lui
fût accordée et qu'on le traitât avec civilité. Les Américains
eux-mêmes ne pouvaient s'empêcher de comparer à labassesse,
à la perfidie, à la férocité d'Arnold, dont la vie n'était pas
en danger, les qualités rares de ce noble jeune homme qui
allait périr. La sympathie pour André était universelle; elle
se manifesta même parmi les officiers composant le tribunal
militaire chargé de l'enquête. On lui demanda si , en mettant
pied à terre , il s'était regardé comme protégé par le drapeau
et le titre de parlementaire, et Non, répondit-il, je ne puis dire
cela :je suis venu secrètement, et j'ai toujours compté m'en
retourner de même. » La délicatesse d'André évita tout ce qui
pouvait inculper d'autres personnes; il ne fit même pas men-
tion d'Arnold d'une manière outrageante et courroucée. Le
procès ne fut pas long : eu vain une lettre de Clinton au géné-
6.
8& LE GÉ>ÉRAL AR>OLD
rai américain , parvint-elle accompagnée d'une seconde létlre
d'Arnold qui prétendait qu'André n'étant venu que comme par-
lementaire et appelé par lui, commandant de West-Point,
n'était passible d'aucune peine ; la commission militaire passa
outre, et déclara que le major André , surpris sous un dégui-
sement dans les lignes américaines, devait être considéré
comme espion et pendu comme tel. La dernière lettre d'André
au général Clinton est trop louchante et trop simple dans son
héroïsme pour que nous ne la reproduisions pas :
Votre Excellence n'ignore pas de quelle manière j"ai été fait pri-
sonnier, la gravité de la situation où je suis et le sort qui m'attend ;
J'ai obtenu de Washington la permission de vous écrire. Je désire
effacer de votre esprit la pensée que ma destinée peut vous être impu-
table, et que j'ai pu me regarder comme obligé par vos ordres à faire
ce que j'ai fait. En pénétrant dans les lignes ennemies et en acceptant
un déguisement, j'ai contrevenu à vos ordres positifs; de là ma situa-
tion actuelle. Quant à la route que j'ai été forcé de prendre , elle m'a
été imposée parles évènemens. Je suis tranquille d'esprit; préparé
à mon sort , quel qu'il puisse être ; un zèle honorable pour le service
du roi m'a perdu. En écrivant à votre excellence , la force des obli-
gations que j'ai contractées envers vous et la profonde gratitude que
Je vous porte reviennent à ma pensée. Recevez les remercimens d'un
cœur ardent et sincère , pour toute la bienveillance que vous m'avez
prodiguée , et les vœux les plus profondément sentis pour votre
l)ien-èlre et pour votre avenir. J'ai une mère et deux sœurs que les
évènemens récens ont ruinées, et pour lesquelles ma solde militaire
serait une amélioration de fortune. 11 est inutile que je m'explique
davantage; la bonté de Votre Excellence m'est connue, etc., etc. »
Washington, qui ne reculait devant aucun devoir, fut
ému de cette noble résignation. Il y avait dans les circon-
stances spéciales de l'affaire des détails trop touchans pour
ne pas le frapper. Ils éveillaient une sympathie générale.
Incapable de sacrifier le devoir et l'honneur militaire à ses
seuiimens personnels, il voulut tenter un dernier effort en
faveur d'André, avant de donner la signature qui devait le
ET LE MAJOR ANDRÉ. 85
conduire à la mort. Le capitaine Ogden fut chargé de s'in-
former d'une manière détournée si le général Clinton con-
sentirait à échanger Arnold contre André. Cette transaction
(d'ailleurs contraire aux lois de la guerre) ne put avoir de
résultat. Les Anglais prétendaient qu'en passant à l'ennemi ,
Arnold n'avait fait que se rendre à son souverain légitime et
déposer des armes rebelles. Clinton repoussa donc toute pro- *
position de cette espèce ; mais aussitôt trois de ses officiers
furent chargés de porter de nouveaux détails sur les faits en
litige, de replacer la question sous son vrai point de vue, et
de ne rien négliger pour obtenir la libération d'André. Ces
officiers s'acquittèrent de leur mission avec habileté et avec
zèle. Mais ils étaient aussi porteurs d'une autre lettre d'Ar-
nold à Washington ; lettre impudente et perfide qui eût suffi
pour déterminer le supplice d'André. Par une frivole bra-
vade, Arnold donnait sa démission; outrageait ses conci-
toyens ; les menaçait de sa vengeance dans le cas oii le sang
d'André serait répandu; annonçait qu'il égorgerait de sa main
tous les parlementaires qu'il rencontrerait; et n'oubliait rien
de ce qui pouvait irriter et indigner Washington et ses com-
patriotes.
André mourut, non-seulement en homme d'honneur, mais
avec une sérénité d'àme et une grâce dans la résignation , qui
furent dignes de sa vie. Il demanda seulement à AVashington
« que son genre de mort fût convenable à un militaire homme
d'honneur. » Le malheureux ne put obtenir d'être fusillé; il
ne reçut pas de réponse, et le calme de son âme ne se dé-
mentit pas. Sa plus vive crainte était de laisser dans la vie du
général Clinton un souvenir amer qui ressemblât à un re-
mords. Lorsque cette pensée revenait frapper son esprit, il
s'exprimait avec l'éloquence la plus pathétique et la phis pro-
fonde. Dans sa prison, il s'amusait surtout à dessiner en at-
tendant la mort. Le malin même du jour fixé pour l'exécution,
il traça à la plume son portrait dont la ressemblance est frap-
pante, qu'il donna à un officier américain nommé Tomlinson,
86 LE GÉNÉRAL AR>'OLD
et qui se trouve aujourd'hui au collège de Trumbull (^noiis le
repi'oduîsons en tête de cet article) , il fit venir deNov-York
son unifoime complet , et attendit le moment fatal.
L'heure du supplice était fixée au 2 octobre à midi. Quand
il vit entrer son domestique fondant en larmes, il lui dit:
(c Laissez-moi ! ne revenez que lorsque vous aurez plus de
courage ; 5) puis s'étant rasé et habillé :
c< Messieurs , dit-il , quand vous voudrez ! y>
Deux sous-officiers lui donnèrent le bras, et il sortit d'un
pas ferme, souriant à ceux qu'il rencontrait, et saluant les
personnes de sa connaissance. Un immense concours de peu-
ple silencieux admirait son héroïsme. Quand il aperçut le
gibet il pâlit, ce Qu'avez-vous lui demanda-t-on? — La mort
ne m'effraie pas , mais je déteste ce genre de mort ; « et il fit
Ini-même les lugubres préparatifs.
« Si vous desirez parler, lui dit l'officier chargé de l'exé-
cution , vous le pouvez. » Il souleva un moment le mouchoir
dont ses yeux étaient couverts.
« Je désire , s'ccria-t-il , que vous soyez témoin que je
subis ma destinée comme un brave soldat? « Aussitôt la char-
rette qui le soutenait se déroba sous ses pieds , et il expira.
Telle fut la fin d'un jeune homme aussi regretté de ses amis
que de ses ennemis. Il a laissé en Amérique un souvenir
si tendre et si profond que la trace n'en est pas effacée ; la
mémoire d'un homme vertueux , Washington , fut exposée
à un blâme immérité , que plusieurs historiens ont ré-
pété : le Congrès , que le général en chef avait fait consul-
ter en secret, s'était opposé à la libération du jeune homme.
Les auteurs de la capture d'André , fcien que récompensés
d'abord par le Congrès, ont ensuite été considérés, en Amé-
rique, avec beaucoup moins d'intérêt qu'André lui-même,
et trente-six ans après l'événement, lorsque Paulding, le
principal auteur de la capture, demanda au Congrès une
pension additionnelle , il rencontra une opposition très forte,
surtout de la part du major Tallmadge , qui affirma que les
ET LE MAJOR ANDRÉ. 87
capteurs n'avaient jamais mérité une récompense publique.
Les restes du major André , arrachés à la terre qui les re-
couvrait, ont été transportés à IVestminster, au milieu de
tout ce qui est grand et glorieux. Arnold, que sa femme alla
retrouver, fit imprimer une défense de sa conduite, écrite
avec force et avec adresse , et qui prouvait qu'à cette âme
noire, profonde et perverse se joignait un esprit subtil ^^
énergique et adroit.
A peine dans les rangs de l'armée anglaise , il fut chargé
de commander les expéditions dirigées contre la Virginie et
New-London. Il essaya de correspondre avec Lafayette , et
lui envoya un parlementaire ; mais en apercevant la signa-
ture , Lafayette refusa d'avoir aucun rapport avec cet homme.
Un jour qu'on amenait devant Arnold un prisonnier améri-
cain : ce Comment me traiterait-on si vos troupes me faisaient
prisonnier, lui demanda-t-il?
— On vous couperait cette jambe qui a reçu une blessure
au service du pays; on l'enterrerait avec honneur, et l'on
suspendrait le reste de votre corps à un gibet. »
Le long ressentiment qu'il avait couvé contre sa patrie
trouva enfin l'occasion de s'assouvir : il mit à feu et à sang
Nevv^-London , situé à quelques milles de l'endroit de sa nais-
sance, et monta dans le clocher de l'église pendant que
la ville brûlait. En 1781, il repartit pour l'Angleterre, et
survécut vingt ans à sa honte et à son crime. On n'entendit
plus parler de lui qu'à propos d'escroqueries habiles, tra-
mées ou consommées de manière à ce que le mépris seul
piit l'atteindre, mais non la loi. Un membre de la Cham-
bre des Communes , qui l'aperçut un jour dans la gale-
rie, s'écria: ce Tant que cet homme sera présont, Je ne
parlerai pas. » Repoussé par l'indignation et le dédain uni-
versels, il alla s'établir comme armateur et constructeur de
vaisseaux à New-Brunswick , dont la population se com-
posait alors de réfugiés améiicains. On le soupçonna d'avoir
incendié un magasin, assuré par lui au-dessus de sa va-
88 LE GÉNÉRAL ARNOLD ET LE MAJOR ANDRÉ.
leur réelle. Mis en jugement, on ne put trouver des preuves
suffisantes. Le peuple, qui l'abhorrait, plaça un gibet devant
sa maison , y suspendit une effigie surmontée d'un écriteau
qui portait le nom de traître , et la brûla solennellement
en face des fenêtres d'Arnold.
Ce misérable fit le commerce avec bonheur, mena une vie
splendide; revint souvent en Angleterre, et se tira toujours
d'embarras par son sang-froid et sa présence d'esprit. A la
Pointe-à-Pitre ( Guadeloupe ) , il servit d'agent aux troupes
anglaises, et leur fournit des vivres et des provisions sur
lesquels il réalisa des gains considérables. Les Français re-
prirent la Guadeloupe, s'emparèrent d'Arnold et le jetèrent
avec plusieurs autres prisonniers sur un des pontons qui se
trouvaient dans la baie. Un soldat lui apprit qu'il était recon-
nu. Il renferme aussitôt son trésor dans un tonneau vide, y
place une lettre dans laquelle il réclame la propriété de cet
argent, jette le tonneau à la mer dès qu'il fait nuit, et le voit
emporté par les vagues, jusqu'au rivage près duquel la flotte
anglaise mouillait. Puis, au moyen d'une corde, il descend
sur deux ou trois planches disposées en radeau , qui se trou-
vaient près du ponton, il coupe le câble qui attachait ces
planches et se laisse entraîner jusqu'à une petite barque sans
rameurs, dont il s'empare, et qu'il conduit lui-même jusqu'à
la flotte anglaise. Ce modèle du crime heureux et du vice
florissant revint ensuite jouir d'une fortime considérable , ac-
quise par toutes les espèces d'infamie , à Londres , où il
mourut à 61 ans, le 14 juin 1801.
(^American Biography.)
£\tUu\tx\vc.
LES FEMMES AUTEURS
EN ANGLETERRE.
Toutes les plaisanteries sur les femmes auteurs semblent
heureusement épuisées : il est enfin permis à une dame d'a-
voir du talent et du génie, sans cesser d'appartenir à son
sexe. La femme auteur n'est plus un de ces phénomènes vi-
vans qui ne se reproduisent qu'à de longs intervalles ;
elle n'est plus reléguée dans un monde à part; elle peut
être tendre épouse, bonne mère, sœur aifeciueuse, et
même femme de ménage, comme au temps où elle savait
tout juste épeler ses lettres. Au lieu de se voir nécessai-
rement condamnée à tous les ridicules du pédantisme éru-
dit ou du pédantisme littéraire , ses faiblesses et ses ma-
nies , si elle en a , sont celles de son caractère , et non plus
les attributs distinctifs d'une espèce de troisième sexe. La
femme auteur, en un mot, a sa place dans notre civilisation
comme dans notre littérature , dans nos salons comme dans
nos cabinets de lecture, elle est le produit naturel de la
diffusion des lumières dans une société où l'éducation des
femmes s'est perfectionnée, et qui laisse à chacune d'elles la
liberté de son intelligence ou de sa vocation. Voilà, selon
nous, ce qui explique suflisanmienl pourquoi depuis quelques
années nous voyons tant se multiplier les livres publiés par
90 LES FEMMES A.UTEURS
des femmes, en France comme en Angleterre. A madame de
Staël, à madame Colin, à madame de Genlis, etc., ont suc-
cédé des muses non moins fières ou non moins tendres; mais
c'est surtout dans la patrie de lady JMonlagu ot de son homo-
nyme , qui a rendu ce nom deux fois cher aux Bas-bicus (1),
que chaque jour la famille des femmes auteurs devient plus
nombreuse et plus riche en illustrations.
Faire connaître toutes les dames qui écrivent et publient
des livres dans la Grande-Bretagne, ce serait entreprendre
un dénombrement aussi long que le fameux catalogue des
vaisseaux dans l'Iliade. Pour aujourd'hui, du moins, nous
négligerons celles de ces dames qui se sont emparées des ré-
gions élevées de la science, comme l'astronome M""* Somer-
ville , et l'économiste M" I\Iartineau. Nous parlerons peu des
poétesses , c'est-à-dire nous ne parlerons que de celles qui ont
écrit en prose aussi bien qu'en vers , nous contentant de juger
le talent des héritières de Walter Scott, classe la plus consi-
dérable des femmes auteurs.
On a souvent dit que le roman était destiné principalement
à amuser les loisirs des femmes : il était naturel que les fem-
mes se livrassent de préférence à ce genre de composition.
Malheureusement , elles n'ont pas toutes profité des leçons de
leur dernier maître ; et il faut avouer que le roman est tombé
bien bas depuis la mort de l'auteur de Waverley. Aussi , a-t-il
(1) Note du trad. Mi^tress Monlagii, qui a écrit un volume pour ilcleiidre
SliaksiieareconlieVollaiic, présiilait en 1781 une colciie de dames, qu'on appela
le C!ub des Bas-Bleus ; voici rorigine de ce uom de Bitte Stoching, donné de-
puis, en Angleterre et même en France, aux femmes plus occupées de leur
plume que de leur aiguille. Un des hôtes les plus assidus de la maison ae Mrs
r»Ionlagu é.ail M, B. Stillingtlcct, dont ces dames aimaient beaucoup la
couversatiou sérieuse. Comme il portail habituellement des bas bleus, M" Mon-
lagu l'appelait familièrement M. BasI'Ieu, sans se douter qu'on lui appli-
querait, à elle-même et à sa société, ce sobriquet diversement expliqué de-
puis, mais dont voilà l'origine telle que l'a confirmé le docteur S. Johnson.
Voyez sa Vie, par Boswell,
EK AIsGLETERRE. 91
peu-à-peu cessé d'occuper les lecteurs sérieux. Il nous reste
encore des romans populaires, mais combien en est-il que
l'on trouve ouverts, comme on trouvait ceux de Scott, sur la
table des hommes d'état, des savans, ou môme des littéra-
teurs? Il n'y a plus que les critiques qui, par devoir d'état,
ne peuvent s'empêcher de lire certains de ces ouvrages. En
revanche, il s'est créé, dans la classe moyenne, une nouvelle
espèce de lecteurs auxquels il fallait sans doute cette nou-
velle espèce de romans , qui ne témoigne pas en faveur du
bon sens, naguère proverbial, de la nation anglaise. Nous
voulons parler de ces personnes qui dévorent tout livre dont
le titre, le frontispice ou l'annonce leur promettent une pein-
ture de la vie aristocratique ou fashionable. Notre bour-
geoisie se dédommage, dans ces lectures, de ne pas être
admise à la cour , chez les lords de Grosvenor-Squarc ou
dans les salons d'Almack. Mais Dieu sait comme les usages du
beau monde sont là travestis, parodiés ou platement décrits
par des écrivains qui, la plupart, ont vu tout juste, de la
haute société, ce qu'on peut en voir par le trou d'une serrure ,
ou en faisant parler les laquais dans les vestibules des hôtels
de West End. C'est qu'il y a une recette commune pour la fa-
brication de ces chefs-d'œuvre. Il est curieux de voir comment
on remplit trois volumes d'un roman fashionable. Des pou-
pées habillées, pour représenter des ducs et de belles la-
dies; des descriptions d'appartemens, rendues imposantes
par une nomenclature qui ressemble à un devis de tapissier;
un insipide dialogue, empruuté au jargon desjokeys de Tat-
tersall, des oisifs de l'Opéra, des joueurs de Crockford et des
dandys d'Almack; des termes de cuisine, des phrases anglo-
françaises, etc., voilà les élémens de la science que doivent
posséder, avant tout, les dames qui prennent la plume pour
nous faire assistera des scènes de clubs et de maisons de jeux,
aux orgies de nos jeunes lords , et aux déjeuners de garçon
qu'ils donnent dans leurs petits appartcmens de Bond-Strect.
Pour l'honneur de ces aimables auteurs, il faut supposer
92 LES FEMMES AUTEURS
qu'elles ne connaissent ces épisodes de la vie élégants que
par ouï-dire ou par devination. Quant aux loilelies de la
mode , on sait où le premier venu peut prendre ses renseigne-
mens : nos feuilles du soir et du matin contiennent assez ré-
gulièrement , sous le titre de mirror of fasMon , ou court
news et fashionahie movements, la liste des personnes pré-
sentées au roi et à la reine, avec leurs noms et leurs ti-
tres, le détail de leur costume, etc., etc.; il n'y a qu'à la
copier pour être exact. Combien les étrangers doivent être
émerveillés de trouver dans nos mœurs ce fétichisme de la
mode et de la vie aristocratique , qui a infecté dernièrement
une partie de notre littérature. Il est impossible que cette
curiosité maladive, qui fait seule la vogue de productions
d'ailleurs si méprisables, ne soit pas remplacée bientôt par
un meilleur goût : mieux vaudrait revenir aux fantômes et
aux vieux châteaux d'Anne Ratcliffe; et soyons justes, déjà
on peut remarquer que les vrais talens de notre littérature
féminine se fraient une autre route, où les suivra nécessaire-
ment le docile troupeau des imitateurs. Ce ne sont pas des
fictions sans mérite que celles de lady Blessington , de lady
Charlotte Bury, de lady Scott, de M" C. Hall, de W Nor-
ton, de Î\I" Ferriar, de M" Gorc, de miss Laetitia Landon
et de quelques autres, qui ont compris enfin qu'en fait de
modèles. M" Edgeworth devait l'emporter sur lady Mor-
gan , et Walter Scott sur W Bulwer.
La mode est si favorable aux romans de femmes que le
plus populaire des romanciers actuels n'a peut-être obtenu
une partie de sa vogue qu'à la nature de son talent, qui nous
autorise à le placer à la tête des femmes auteurs. En effet, ce
qui manque d'énergie et de virilité à M. Bulwer n'est jamais
plus apparent que lorsqu'il s'efforce de déguiser sa nature
féminine par l'affectation d'une philosophie profonde et d'une
expression vigoureuse, en même temps que sa vanité et sa
susceptibilité excessives le trahissent par le dépit et les pe-
tites colères que lui cause la plus légère critique.
EK ANGLETERRE. 93
Voyez Pelliam^ son chef-d'œuvre : que d'emphatiques pré-
lenlions et d'ignorans solëcismes î Son héros se vante de
savoir Paris par cœur, d'être un adepte du faubourg Saint-
Germain et de la Chaussée-d'Antin : eh ! bien, sur deux phrases
françaises qu'il prononce , il y en a au moins une qui est im-
propre et dit le contraire de ce que M. Bulwer veut expri-
mer. Henry Pelham se montre aux Tuileries sous le roi
Charles X, cour d'étiquette s'il en fut, et il s'y conduit avec
une fatuité impertinente qui dément la réputation d'esprit et
de bonnes manières qu'il mérite dans les parties vraiment re-
marquables du roman. C'est qu'on n'exagère jamais impimé-
ment les qualités même les plus précieuses : c'est que de
l'esprit à la sottise , comme du sublime au ridicule , on peut
dire qu'il n'y a qu'un pas. M. Bulwer est par trop ambitieux
de se croire à-la-fois l'égal de Waller Scott et de Voltaire.
Habile manie'riste, il neutralise ses plus heureuses ressources
en voulant les multiplier j mais de tous ses avortemens litté-
raires , les plus tristes sans contredit sont ces deux derniers
ouvrages , Pompeîa et Rienzi. Avec quelle assurance il res-
suscite l'antiquité pour y placer ses dandys de Londres ! Figu-
rez-vous l'élonnement d'un érudit qui, occupé à examiner l'in-
scription d'un mausolée romain , en verrait tout-à-coup sortir
M. Pelham, en frac, et lui tendant une main gantée pour lui
dire d'une voix grasseyante: sir, excuse tny glove ! De même
pour Rienzi : quel démenti donné à Gibbon ! quelle bizarre
manie de nous faire du dernier tribun de Rome , du fils de
l'aubergiste et de la lingère, un noble bâtard, un fils d'em-
pereur d'Allemagne ! Cette licence, poétique ou romanesque,
qui dénature un fait notoire, un fait essentiel, d'ailleurs, à
l'exactitude historique du caractère de Rienzi, se retrouve
dans toute la carrière du tribun de Buhver. Au lieu d'un per-
sonnage joignant la vigueur et la rudesse du moyen âge à
renthousiasmc de la littérature renaissante, au lieu d'un ré-
volutionnaire classique cherchant ses images de la grandeur
romaine cl ses inspirations d'éloquence romaine dans les
Qll LES FE3IMES AUTEURS
pages de Tite-Live et de Cicéron , mais incapable par Ini-
même de faire face aux difficullés de sa posiiion , nous avons
une espèce de fat de salon, un ambitieux littérateur et un
politique de boudoir, abandonné ou trahi par l'aveuglement
de la populace. Si, comme Byron, qui ne voulait pas, dans
ses préfaces, qu'on eiît l'air de le confondre avec Childe
Harold, M. Bulwer n'avait pas prolesté contre quiconque
tenterait de l'identifier avec ses personnages, nous conclu-
rions de son dernier manifeste sous forme de roman , qu'il
veut priver de son patronage et de son patriotisme un peuple
d'ingrats. Mais pour nous résumer sur les défauts de ce ro-
mancier et justifier ce que nous avons dit de son talent en
général, nous remarquerons que les héros favoris de M. Bul-
wer, ceux qu'il rend les interprètes de sa philosophie sociale
ou satirique comme Pelham , ceux qu'il dote de ses rares
qualités , ceux à qui il prête ses nobles sentimens , comme
Glaucus et son Rienzi , manquent d'énergie comme lui et ont
une certaine affectation de grâce féminine.
Parmi les femmes célèbres du siècle , lady Morgan est ,
selon nous,- celle qui ressemble le plus à M. Bulwer par le
caractère de son talent et le cachet de sa manière. Nous
n'entreprendrons pas un parallèle entre ces deux puissances
intellectuelles : nous remarquerons seulement que lady
Morgan, comme M. Bulwer, est une onaniériste. Nous
retrouvons la même tournure d'idées et la même imagination ,
ou , si nous osons parler ainsi , le même point de vue moral
dans tous ses ouvrages : depuis la Jeune fille Irlandaise jus-
qu'à La Princesse , sans en excepter sa France et son Italie :
or, l'on peut en dire autant de ceux de M. Bulwer, depuis
Pelham jusqu'à Rienzi, en y comprenant son Angleterre
et les A 71 g lais, et son recueil de miscellanées, iniiiulé Le Stu-
dieux. Mais il y a cette différence que le maniérisme de
lady Morgan n'est qu'à elle, tandis que celui de M. Bulwer
appartient moitié à lui et moitié à lady Morgan. Lorsque
lady Morgan fait dialoguer ses personnages, il y a dans son jar-
EW ANGLETERRE. ^g-
gon une verve, une vivacité, une liberté , une familiarité qui ne
laissent pas de produire leur effet. Elle nous montre une
galerie àefantoccini en action, mais les masques sont si drô-
les, les fils qui les font mouvoir sont tirés avec tant d'adresse,
et les évolutions de ces marionnettes sont si amusantes que le
petit théâtre rival de M. Buhver ne pourrait lutter plus d'une
saison contre le sien. Les personnages de celui-ci sont bien
quelquefois assez grotesques et assez cxtravagans, mais leurs
mouvemens sont plus forcés et plus raides. Leur langage est
tour-à-tour si ampoulé et si bas dans la même page , qu'il
choque trop ouvertement les règles du goût et de la vérité
Toute illusion est détruite. Ce n'est pas que lady Morgan se
refuse l'hyperbole et le style ambitieux : comment ressemble-
rait-elle sans cela à M. Bulwer? Mais son exagération et ses
énigmes nous paraissent moins étranges, et quoique son style
tombe parfois dans le trivial , sa pudeur ne lui aurait jamais
permis de faire causer les dames de Pompeii aussi librement
que l'a fait M. Bulwer sur les tableaux d'un cabinet d'amateur.
Du moins, si lady Morgan a visité le fameux musée des cu-
riosités réservées du roi de Naples , elle s'est bien gardée de
leur consacrer un chapitre dans ce livre sur Y Italie , que lord
Byron a cependant honoré de l'épilhète de fearless (intré-
pide).
Lady Morgan a malheureusement inspiré à son élève la
manie de garnir son dialogue de phrases anglo-françaises ,
et c'est une singulière vanité à M. Bulwer d'avoir voulu,
comme son prototype , braver les critiques de deux nations
à-la-fois par cette langue hybride qui ne saurait être com-
prise nia Londres ni à Paris. Nous serions curieux d'entendre
causer entre eux ces deux écrivains dans ce patois presque
exclusivement à leur usage , et échanger leurs coq-à-l'àne
pendant une heure; peut-être que leur sérieux n'y tiendrait
pas , et qu'ils se révéleraient réciproquement le ridicule de
leurs prétentions polyglottes.
Lady Morgan a été encore le modèle de M. Bulwer, lors-
96 LES FEMMES AUTEURS
que celui-ci se propose un but pliilosophique dans ses romans,
et croit s'asseoir sur le piédestal de Voltaire. Vous vous sou-
venez (\'0'Donell, composition que nous avons entendu louer
par ceux-là même qui ne partagent pas toute notre estime
pour le talent de l'auteur. Le but de cet ouvrage était de
prêcher au gouvernement anglais la nécessité d'émanciper
les catholiques d'Irlande : voilà pourquoi, à la satire des
mœurs, lady Morgan avait voulu joindre l'examen philoso-
phique de la législation ; on trouve là une satire fine quoique
amère, et une philosophie évidente pour l'intelligence la plus
paresseuse. Pourquoi M. Bulwer n'a-t-il pas le même succès
dansson ironie et sa philosophie? Pourquoi est-il obligé d'é-
crire de longues préfaces pour rendre son lecteur complice
de son esprit railleur et de sa philosophique propagande?
Nous voyons avec plaisir que l'éditeur de lady Morgan réim-
prime ses romans qu'une popularité plus solide que la sienne
avait un peu laissés dans l'ombre : ils sont d'une date trop an-
cienne pour que nous les passions en revue ; mais nous avons
à la féliciter d'avoir conservé toute la verve de son jeune
âge; car il est impossible de ne pas reconnaître dans la
PrÎHcesise sa vivacité spirituelle , sa finesse d'observation et
son talent à faire ressortir les ridicules d'un caractère; nous
lui reprocherons toutefois les aventures et les métamorphoses
trop mullipliées de son héroïne, véritable caméléon; les
naïvetés trop crues de son laquais irlandais , copie de l'Hum-
phrey Clinker de Smollett; l'abus de ses notes de voyages,
et enfin une gratitude un peu trop vaniteuse de l'accueil
que lui ont fait la cour de Lacken et les braves Belges.
En vérité, quelque libéraux que nous soyons, nous ne
saurions nous empêcher de trouver que lady Morgan pousse
un peu loin quelquefois le libéralisme et l'admiration pour
la révolution belge, ses dernières amours en fait de révo-
lution, il faut le croire. Ce libéralisme lui a porté malheur,
en la mettant maintes fois en contradiction avec elle-même.
Car, et c'est encore ici un trait de ressemblance de M. Bul-
Eîî angieterhe; ^
wer avec lady Morgan , comment concilier ce culte des prîn=:
cipes populaires avec des prétentions aristocratiques? Com-
ment persuader qu'on prêche de bonne foi 1 égalité et les
droits du peuple , quand on se montre si curieuse de ne con-
naître que des princes et des grands seigneurs? Cela tient un
peu sans doute aux. précédens de la vie de lady Morgan , qui ,
avant d'épouser un baronnet (de la création de George IV,
par parenthèse), était simple gouvernante dans une riche fa-
mille, où elle a pris ses airs de lady, tout en protestant
contre l'injustice du sort à son égard, et contre l'humiliation
de son talent réduit à une espèce de vasselage temporaire;
Nous ne connaissons pas les antécédens de lady Bles-
sington ; mais elle est entrée dans la carrière littéraire, comme
quelquefois une débutante paraît sur la scène, avec une
grande réputation de grâces et d'esprit. Sa beauté l'avait
aussi rendue célèbre , et son portrait fait encore le prirtci-
pal ornement de ces almanachs coquets où elle se révéla
pour la première fois au public des lecteurs par quelques,
vers indiscrètement dérobés à son album. Les poètes en
vogue, Byron et Moore entre autres, avaient brûlé leur grain
d'encens sur l'autel de cette muse du beau monde. Elle
avait une cour (que quelques médisans appelaient une co-
terie) , et l'on était curieux de savoir si la grande épreuve
de la publication serait aussi favorable que la préven-
tion de l'amitié à son premier roman. Il est rare que
ces réputations faites à l'avance se soutiennent, et nous
avouerons que le début de lady Blessington nous avait fait
trembler pour sa couronne. Le titre était déjà une enseigne
de parti qui ne convenait guère à son sexe et à sa po-
sition. Les Repealers (1) plurent donc médiocrement. Le
dialogue et les incidens nous faisaient trop rapidement passer
de la vie populaire en Irlande aux détails de la vie patri-
(1) Nom d'une fncliou irlandaise, ainsi nommée, parce qu'elle invoque sans
cesse le rappel de TuDion des deux royaumes.
\I. — ^l*^ SÉRÏE. 7
^ LES." FESTMES" ilITEURS
cienne de Londres ; le tableau était cependant fidèle sous
ses deux aspects, et surtout la parlie irlandaise, car lady
Blessington écrit le patois angio-iilandais avec une correction
et une pureté qui imposent silence à la critique. Nous pré-
férons, malgré ces avantages, à ses esquisses irlandaises,
celles de M'^^ C. Hall , qui , dans des cadres moins étendus,
jîous a donné une série de peintures de genre du plus grand
-elïet. (1) !:}'■) ,(^ :r::
Lady Blessington a pris sa revanche dans son second roman,
les Deux Amis, et ses partisans ont pu, cette fois, la compli-
menter sans trop mentir. Au lieu de deux amis ou de deux amies
seulement, nous avons dans ce livre deux paires d'amis de
l'un et de l'autre sexe, pour nous servir de l'expression de
Wordsworlh.Ces deux jeunes dames, l'une Anglaise de nais-
sance et d'origine, l'autre transplantée de France, mais natura*
liséeenAngleteiTe, ne se distinguent par aucun contraste frap-
pant, et leurs deux caractères sont tracés avec une certaine
délicatesse qui n'est pas sans charme. Ce sont les deux 7nes-
sieurs qui peuvent réclamer le litre du roman ; car non-sculcr
ment ils sont habilement peints, et heureusement opposés l'un
à l'autre 5 mais encore chaque portrait a son mérite particulier,
sans avoir besoin de son pendant pour que ses qualités soient en
relief. Le premier est un homme politique, un patriote inspiré
■d'une mâle ambition et d'une généreuse philosophie, qui subit
en martyr l'atmosphère accablante de la boutique oratoire de
Sainl-Étienne, où il vote, à six heures du malin, avec une
minorité sans espoir , le bonheur de la race humaine ; le
second est le rejeton d'une souche aristocratique, qui,
avec une égale ardeur, dissipe ses jours et ses nuits ainsi
que la fortune paternelle dans mi tourbillon continuel de
plaisirs et de folies. Au premier aspect, ces deux hommes
pourraient vous paraître divisés par une sorte de répulsion
électrique. Lady Blessington les a réunis par une tendre
(1) Nous reproduisons dans ce numéro une esquisse de mœurs du Pop dç
Galles, écrit par ccU<i daiue.
EN ANGLETERRE. '99
amitié. Elle tempère la sévérité du patriote par une sensibi-
lité indulgente , et la frivolité du jeune noble par un senti-
ment de généreuse bienveillance; leur amitié ne fait que
devenir plus probable et plus agréable par l'opposition de
leurs caractères.
On devine que les deux amis sont les amans des deux
amies. Dans une foule de scènes variées avec art et intéres-
santes, nous les voyons exposés aux peines ordinaires de la
séparation et du désespoir amoureux ; l'un parce qu'il enlève
la femme d'une de ses connaissances intimes; l'autre parce
qu'il a blessé (non pas morlcllement) le frère de sa maîtresse,
en faisant le libéral amateur, à Paris , dans la glorieuse ré-
volution des trois jours. Ayant rejoint leurs belles en Italie;
grâce à une surprise pcut-êlre un peu mélodramatique, ils se
réconcilient avec elles d'autant plus aisément que l'homme
ûe plaisir s'est dégagé des liens de la dame enlevée, et que
le frère blessé est vivant , guéri de sa blessure , et présent
sur les lieux. Aussi les aventures de ces deux couples finisseat-
elles par la bénédiction nuptiale qui comble tous leurs vœux.
Il y a dans ce roman plusieurs personnages secondaires ,
dont les caractères sont tracés avec art, sans exagération, et
bien groupés; l'émigré français est excellent. Lady Blessing-
ton a parfaitement mis en scène ses comiques prt^ugés de
noblesse et de nationalité, ainsi que sa vanité qui lui survit
dans son testament. Peut-être pourrait-on objecter qu'il est
un peu raidc et guindé pour un Français. Nous pensons aussi
que l'auteur, en voulant peindre les mœurs parisiennes , a
commis un anachronisme et une injustice qui doivent être
relevés. Elle excite une émeute, en 1830, chez un noble du
faubourg Saint-Germain, et prête aux mutins le costume
cl le langage des sans-culottes de 1793. Nous pensons aussi
qu'elle se trompe lorsqu'elle représente une dame française
reprochant comme du mauvais goût tout signe d'émotion ,
feignant de ne pas reconnaître une personne dont la toilette
n'est pas ù la mode^ ci s'écriant ; «Je (remblais que quel-
7.
100 LES ÏEVMES ArTETIKS
qu'un de ma connaissance ne me vît avec celte femme ! » Les
dames françaises se font remarquer, au contraire , par leur
franchise, leur naturel, et une dignité qui ne craint pas d'être
si facilement compromise. C'est en Angleterre que lady Bles-
sington aurait pu trouver l'original d'un pareil portrait ; elle
a peint sans doute la vie parisienne d'après de vieilles tradi-
tions, et n'a pas eu le temps de l'observer elle-même dans
son passage rapide à travers la France. Nous en sommes
d'autant plus convaincus , que c'est avec un tact plus sûr et
une exactitude frappante qu'elle décrit l'Italie , où elle a fait
un plus long séjour. Par exemple , à propos d'un de ses per-
sonnages qui est sur le point de réparer sa fortune par un
mariage : ce Ce mariage ne fut pas , dit-elle , un sujet de con-
versation maligne ; on ne fit aucune gageure ni pour , ni
contre ; la fiancée ne reçut pas une seule lettre anonyme des
ennemis du futur pour l'avertir. Cela peut paraître impro-
bable, et c'est cependant très vrai; car les Italiens ont
tnoins de malice, et plus d'indolence que les Anglais. ))
Elle dit ailleurs :
« Certaines fautes qui, en Angleterre, font exclure irrévo-
cablement la coupable de sa caste, sont jugées différemment
en Italie. Là on ne peut comprendre que de pareilles fautes
dégradent une femme dans notre pays , qui , étant considéré
comme le pays de la liberté politique, semble devoir être éga-
lement celui de la liberté des mœurs. De là vient que , lorsque
les Italiens voient quelque Anglaise généralement méconnue
de ses compatriotes, ils regardent cette Paria avec horreur,
ne pouvant s'imaginer qu'elle soit si sévèrement punie pour
cire simplement coupable d'une peccadille ; ils s'écartent d'elle,
à leur tour, avec terreur, persuadés que c'est quelque crime
ignominieux qui lui a mérité cet ostracisme, y)
Il y a bien d'autres anomalies dans le système social de la
Grande-Bretagne , où tous les jours, nous pourrions appliquer
le proverbe populaire qui dit que tel homme peut voler un
cheval , tandis que tel autre ne doit pas regarder par-dessus
EN ANGLETERRE. 101
la haie du pré où il est au vert. Nous remarquons dans la
morale de lady Blessinglon une cliarilé qui nous semble ex-
cessive : ce Croyons, dit-elle, que dans une moitié des liaisons
qui paraissent criminelles, Yapparence seule existe. î> C'est
fort aimable, sans doute , mais la moitié est un terme moyen
par trop libéral ; en môme temps , lady Blessington recom-
mande au sexe les principes de la morale et de la religion
comme la cuirasse la plus sûre contre le 7'use' archer. Hélas!
cette armure même de la noble lady n'est pas toujours à l'épreu-
ve des flèches du dieu ; elle le sait bien , et de là vient , sans
doute , tant d'indulgence pour les pauvres cœurs que le trait
perfide a blessés. Voici des réflexions qui font honneur éga-
lement à ses sentimens de chrétienne : il s'agit de lady Wal-
mer , la femme enlevée du roman , qui meurt en Italie repen-
tante et princesse.
ce Elle fit un testament pour léguer toute sa fortune à la
<c marquise d'Heatherfîeld, faible réparation du chagrin qu'elle
ce lui avait causé; elle mourut en vrai pénitente, donnant, dans
ce sa dernière heure , un exemple de piété qui , nous devons
ce l'espérer, fut accepté là-haut comme l'expiation des erreurs
ce de sa vie. C'était l'absence de religion et de morale qui
c< l'avait plongée dans la honte et le déshonneur. Elle
ce avait vécu pour la société seule, oubliant qu'elle rejette de
ce son sein les infortunes et les coupables , comme une consti-
ce tution vigoureuse repousse les maladies contagieuses. Le
ce passé et le présent se dévoilèrent enfin à ses yeux, dé-
ce pouillés de toutes leurs illusions , et elle se détourna de ce
ce monde qui avait, jusqu'alors, été son idole, pour mettre
ce toute son espérance dans celui qui peut pardonner les pé-
cc elles que ses faibles créatures condamnent sans pitié. »
Certes, il n'y a rien de mieux dans ces romans évangéliques
d'Anna IMore, qui faisaient, dit-on, pleurer feu M. Wilber-
force. Serions-nous à la veille d'une réaction religieuse en
littérature? Lady Blessington ambitionnerait- elle la gloire
d'introduire dans le gii^ud monde les œuvres dévoies do
102 LES FEMMES AUTEURS
M'"^ Barbauld , de M*'* Trimmer et des autres pieuses roman-
eiùres dont un de ses admirateurs, lord Byron, s'est si cruelle-
ment moqué ? C'est déjà beaucoup, pour nous autres profanes ,
de trouver dans les romans fashionables quelques pages
d'édification. A ce litre, nous devons aussi des remer-
cîmens à une autre dame qui , dans son dernier ouvrage , a
choisi pour un de ses héros un révérend ecclésiastique fai^
sant l'amour en style de sermon.
Malheureusement la Dévouée de lady Charlotte Bury n'ob-
Jient pas le succès de ses précédons ouvrages (/e Déshérité,
Coquetterie , etc.|). La Dévouée ai à-la-fois un roman plus
ambitieux et plus faible , avec un plus grand nombre de dé-
fauts. L'héroïne est dévouée d'abord à son frère; copie de
lord Byron , et que lady Charlotte Bury a même rendu poète
et boiteux , pour que la ressemblance fût plus frappante ; elle
est dévouée ensuite à un ecclésiastique qui est en même temps
un saint et un lady-cide. Il est vrai que ce révérend ennemi
de son repos , ne connaît pas sa passion pour lui ; le frère de
l'héroïne et lui sont tous deux amoureux d'une beauté coquette
et ambitieuse , qui sacrifie son admiration pour le poète , son
amour pour le saint et son propre bonheur , à un mariage de
vanité que lui propose son père , un des plus ennuyeux per-
sonnages qu'on puisse trouver dans le monde des romans.
C'est un de ces vieux lords toujours à cheval sur l'étiquette,
fiers de leurs parchemins, pompeuses caricatures dont on a
trop abusé dans les fictions et sur le théâtre. Lady Charlotte
a créé aussi un coquin sorti des basses classes , qui attribue
sa méchanceté et ses malheurs à une éducation au-dessus de
son état... Voyez un peu les cruelles conséquences de la dif-
fusion des lumières. Dans le même roman , un Juif se laisse
presque mourir de faim au milieu de ses sacs pleins d'or,
qu'il finit par léguer au poète boiteux , en reconnaissance de
son vote sur le bill proposé en faveur des Israélites. Il eût été
plus poétique de faire voter le poète en faveur du chemin de
fer de Londres à Brighiou. Mai$ ce qui nous choque le plus
EN ANaiETERaE. i }0|
dans cette composition, c'est le caractère dé l'amant ecclé-
siastique , véi itable hermaphrodite , moitié saint , moitié
dandy , qui soupire en style évangélique et cherche à lutter
contre ses tendres sentimcns avec une pieuse faiblesse d'in-»
tentions et une dévote insipidité de phrases.
-^^ Un des traits caractéristiques de nos femmes auteurs c'est
qu'elles ne sont pas fâchées d'introduire leur opinion sur
lapolitiquedujour.Cetteprétentionne date que des œuvres de
lady Morgan , car elle n'existait pas chez M" Behn , ni chez
M'^* Heywood , sous le règne de Charles II , ni chez miss Fiel-
ding, ni chez M*"^ Sheridan, ni chez M" Ralcliffe, ni plus
près de nous chez M" Porter, qui avait cependant essayé,
avant sir Walter Scott , d'élever le roman jusqu'à la dignité
de l'histoire . Mais aujourd'hui il n'est pas de sujet si frivole
que ces dames ne trouvent le moyen d'y parler de la Réforme
parlementaire. Lady Charlotte Bury n'est pas satisfaite de ce
qui se passe en Angleterre et sur le continent. La Réforme
n'est, selon elle, que V écume d'un soi-disant patriotisme , et
en décrivant un de ses personnages, elle l'appelle a un mo-
narque qui règne sur la mode, non comme régnent les monar-
ques aujourd'hui , sans pouvoir réel , mais virtueUement, des-
potiquemcnt et effectivement, etc. Voyez donc la méchanceté
de CCS libéraux et de ces constitutionnels d'Europe , qui vou-
âraient limiter le pouvoir dont les rois, ces bonnes âmes,
h'ont jamais abusé. Lady Charlotte se plaint dA même
esprit révolutionnaire en littérature : et Ne savcz-vous pas,
dit son Byron-Dclamere ou Delamere-Byron , que toutes les
grandes choses de ce monde sont renversées? Si je publiais
un poème comme IMillon, serait-il lu? — un roman comme
Buhvcr, serait-il compris? » Milion et Bulwcr ! — Pclham et
le Paradis Perdu, voilà qui n'a nul besoin de commentaire :
les femmes sont d'accord entre elles.
Il serait facile de signaler de beaux passages dans ce
roman ; mais les défauts sont des taches isolées , tandis que
les beautés se tiennent et ne pourraient ôtrc citées qu'en
lui LES FEMMES AUTEtBiS
longs extraits. Nous en dirons autant du principal roman de
M'* Norton , la Récompense d'une Femme , qui offre un
remarquable rapport de sujet avec la Dévouée de lady
Charlotte Bury; coïncidence tout -à-fait fortuite, car non-
seulement les caractères et les détails ne sont plus les mê-
mes, mais encore ils portent l'empreinte de deux intel-
ligences essentiellement différentes. ^P Norton est sortie
d'une famille où le talent est héréditaire , et avant de rivaliser
avec les romanciers de la mode , elle avait débuté par un
poème qui la classait parmi nos meilleurs poètes (1). Mal-
heureusement à cette gloire elle a bientôt préféré le revenu
plus sûr du métier d'auteur. En éparpillant son talent dans
les revues et les magazines , en se mettant aux ordres des
libraires et en leur vendant des livres en prose , conçus à la
hâte , écrits de même , et qui ne sont pas dignes de ce qu'on
attendait de ses premiers essais, celle qui aurait pu être la
rivale de M" Hemans est descendue à la popularité plus
facile des romanciers fashionables. Du reste, elle connaît le
monde qu'elle peint dans ses esquisses , et dernièrement un
procès , qui pourrait être au moins un épisode de roman , est
venu lui donner une nouvelle célébrité.
Nous avons vu avec peine une autre muse abandonner la
poésie pour la prose : miss Laslitia Landon ne nous semble
pas aussi heureuse dans ses contes que dans ses poèmes che-
valeresques et ses petites pièces, où une expression toujours
choisie relève la pensée la plus simple. C'est de la poésie de
femme , plus délicate que forte , mais de la vraie poésie ; et
miss Landon doit nous savoir gré de l'exclure de cette galerie,
où nous nous occupons plus spécialement des dames qui écri-
vent leurs fictions en prose.
Parmi celles qui ont le plus produit , depuis quelques an-
nées , gardons-nous d'oublier M" Gore , qui d'ailleurs a quel-
que chose de plus en sa faveur que le nombre considérable de
(1) Voyez daus la Revue Britannique |es divers ailicles <juq nous avons pu-
bliés sur M'^Norlou,
EN ARGLETERRE. 105
ses volumes. M*"* Gore est aussi une mamVm^^, tantôt avec
la prétention de Buhver, tantôt avec la vivacité de lady
Morgan ; mais dans ses nombreux ouvrages , on voit l'effort
d'un talent qui court après la variété plutôt qu'une invention
spontanée et rapide. Elle veut , à tout prix , amener une saillie
ou une remarque satirique ; et sa volubilité infatigable devient
monotone. Il ne faut pas que l'imagination d'un auteur semble
être régléeparun ressort comme le mouvement d'un automate.
Le génie a ses alternatives d'enthousiasme et de langueur.
M" Gore affecte de tout connaître, depuis les notes di-
plomatiques de Talleyrand et de Metternich jusqu'au registre
des paris que Jean Baltimore tient à Doncaster ; depuis ce
qu'elle appelle les belles explosions d' éloquence de madame de
Staël jusqu'aux phrases de Georges Robins , le commissaire-
priseur. Elle s'est encore laissée aller à la contagion du jargon
anglo-français de Pelham et des termes de gastronomie :
voici , par exemple , un échantillon de la vivacité factice et
des faux brillans de son dialogue fashionable. La scène est
une fête champêtre :
a Gunter ne s'est pas distingué aujourd'hui; — le coup de
maître manque; l'immortel Robert ne s'est pas trouvé en
veiDe.
— Gunter! croyez-vous que le comte ait été assez hanal
pour employer quelqu'un que tout le monde peut avoir en
payant? On a envoyé chercher quatre confiseurs de la rue des
Lombards , et un décorateur de la rue Vivienne ! — Lord Sta-
pylford a prêté son glacier {un glacier eni^ lien entendu^
arrivé de Milan l'automne dernier), et tous les apprêts^ dia-
blotins et dragées furent expédiés par le portefeuille de l'am-
bassadeur.
— On dit que les dépêches étaient bien sucrées , et que
deux autographes datés du bureau des a ffci ires étrangères for-
maient une véritable brouillade, pour avoir été trempés dans
le sirop de cédrat. On distingue une acidité diplomatique
dans ces pralines ! Lady Rachel , ne trouvez-vous pas à ces
hosties uae espèce de goùi tuUeyraudique? »
lôô LES FEMMES AUTEURS EN ANGLETERRE.
M" Gore ne se comprend pas toujours elle-même assuré-
ment. On disait deCongrève que tous les personnages de ses
pièces, jusqu'à ses valets, étaient de beaux esprits comme lui.
On peut en dire autant de M" Gore, avec cette différence que son
esprit n'est pas précisément celui de Congrève. Nous lui con-i
seillerons d'adopter un style moins ambitieux et moins affecté,
d'abuser un peu.moins de ce qu'elle nous donne pour l'argot
du monde fashionable, et enfin de se montrer plus indulgente
dans ses tableaux de mœurs. M" Gore relève avec plus de malice
que de gaîté les faiblesses de son propre sexe , au point que
dans son roman Les mères et les filles^ elle transforme la
société moderne en une arène où les femmes ne font que rêver
mariage, et se poursuivent de leur haine jalouse après comme
avant d'être établies. Avouons ici encore que les défauts de
]Vr* Gore sont d'autant plus choquans qu'ils semblent volon-
taires, comme si l'auteur prenait plaisir à gâter des pages
remplies de talent.
L'espace nous manque pour juger aujourd'hui M" Shel-
ley, cette fille de Godwin, qui, dans Franlteistein , s'est heu-'
reusement inspirée du Saint- Lcon de Godwin, son père, et
peut-êlre aussi des inventions sataniques du poète dont elle
porte le nom. Le fnet'veilleux de Frankeistein appartient en-
core plus à la poésie qu'au roman proprement dit.
Pour conclure , quoique nous mainteiiiions nos critiques
contre le mauvais emploi que la plupart de nos dames auteurs
ont fait do leur talent, nous sommes loin de nier ce talent.
Nous croyons même qu'à aucune époque de notre histoire ,
l'imagination des femmes n'avait autant conlribué à l'éclat et
à la popularité de la littérature nationale. Nourseulement les
drames de Joaniia Eaillie et les compositions lyriques de mis-
Iriss Hemans , mais encore les fîclions en prose de quelques-
unes des célébrités qui figurent dans cet article, prouvent
suffisamment celle assertion.
fBï'itîsh and foreign Fieviewj
llavrtgCîp* - 6trtti$ttquc*
LA NORWEGE.
SES INSTITUTIONS, SES HABITANS ET LEURS MOEURS.
•tnaî'V'igr —
La Norwège est un des pays les moins connus de l'Europe.
Siluccàrextrémilé nord-ouest de noire continent; habitée par
un peuple simple , modeste et pauvre ; possédant peu de pro-
ductions à offrir en échange pour les objets de luxe du reste
de la terre ; placée sous un ciel rigoureux, quoique plus tem-
péré que sa latitude ne semblerait le comporter; prenant peu
ou point de part au mouvement politique des étals méridio-
naux, celle contrée offre en général peu d'attrait aux voya-
geurs. Ils aiment mieux aller demander des inspirations
poétiques à l'Italie et à la Grèce, dos pensées sublimes et
pieuses aux rives du Jourdain ou de brillantes distractions à
Paris et à la France. Mais, par cette raison même, les détails
que nous allons donner sur la constitution politique de la
Norwège, sur ses lois, sur les ressources de son commerce,
sur les mœurs et les usages de ses habitans , ne pourront
manquer d'offrir un grand intérêt.
Seul , peut-être , de tous les peuples de la terre , la Nor-
wège possède des institutions libres , qui ne sont point sorties
108 LA NORWÈGE
du sein des ruines et des révolutions, qui n'ont point été
cimentées par le sang; mais qui, mûries dans le cabinet d'un
législateur philosophe , se sont trouvées applicables dans la
pratique , sans qu'il ait été nécessaire d'y faire aucun change-
ment. Si l'on remonte vers la cause de cette singularité appa-
rente , on voit qu'il faut l'attribuer à ce que les élémens essen-
tiels de la liberté politique existaient déjà dans le pays. Les pro-
priétés s'y trouvaient plus subdivisées que partout ailleurs, et
l'administration douce et éclairée du Danemark, quoique avec
des formes arbitraires, avait laissé peu de griefs à redresser. En
effet toutes ces lois, toutes ces institutions étaient, dans l'origine
émanées du peuple ; et, comme il n'existait point en Norwège
de privilèges héréditaires qui pussent en fausser le principe ,
elles avaient été transmises intactes d'un siècle à l'autre. La
nouvelle constitution n'est donc qu'un édifice élevé sur des
fondemens posés depuis long-temps, et dont les premières
assises existaient huit siècles avant la génération actuelle.
]\ous allons présenter en peu de mots les principales bases
de cette constitution.
Le royaume de Norwège est un état libre, indépendant,
indivisible et inaliénable, uni à la Suède sous un même roi,
La forme de son gouvernement est celle d'une monarchie
tempérée et héréditaire. La religion luthérienne évangélique
est la religion dominante : tous les habitans sont obligés d'éle-
ver leurs enfans dans ces principes , et l'entrée du royaume
est interdite aux Juifs. Si l'on peut, à bon droit, s'étonner de
trouver une législation aussi intolérante chez un peuple libre
et dans le siècle où nous vivons , il faut aussi faire connaître
les motifs que les Norwégiens allèguent pour la maintenir.
« Tous les Norwégiens étant aujourd'hui luthériens , l'intolé-
cc rance de la loi, disent-ils, est presque sans inconvénient ; sa
« tolérance ne pourrait profiter qu'à quelques étrangers , qui
ce ne pénétreraient dans le pays que pour le troubler par le
«prosélytisme, ou à quelques juifs qui viendraient spéculer
ce sur sa pauvreté, et apporter re.\emple de la mauvaise foi
ET SES INSTITUTIONS. 109
« à cette population probe et honnête. » Les lois d'un pays,
ajoutent-ils encore, doivent être faites avant tout dans l'intérêt
des nationaux ; et si , d'un côté , il est juste de reconnaître les
mêmes droits aux enfans d'une même nation , quelle que soit
leur religion , il y a toujours un grand avantage pour un pays
à n'avoir qu'une seule croyance; c'est une cause de plus
d'union et de concorde. Il est donc utile d'empêcher autant
que possible, sans persécution, l'introduction d'une religion
nouvelle.
La succession au trône est linéale et agnaiique : les
femmes en sont exclues. La majorité du roi est fixée à dix-
huit ans. Les princes de la famille royale ne peuvent être
revêtus d'aucun emploi direct; cependant le prince royal ou
son fils aîné peuvent être nommés vice-roi. Le roi doit passer
tous les ans quelques mois en Norwège, à moins que des
empêchemens graves ne s'y opposent. Il choisit lui-même un
conseil de citoyens norwégiens, ûgés au moins de trente ans:
ce conseil doit être composé, pour le moins, d'un ministre
d'état et de sept autres membres , entre lesquels le roi répartit
les affaires de la manière dont il le juge convenable. Le roi
a également la faculté de créer un vice-roi ou un gouver-
neur. Il n'y a que le prince royal ou son fils aîné qui puisse
être vice-roi ; mais un Norwégien ou un Suédois peuvent être
nommés indifféremment à la place de gouverneur. Le vice-roi
doit résider dans le royaume, qu'il ne peut quitter pendant
plus de trois mois, chaque année. Le roi, en son conseil
d'éiat, a le droit de faire grâce aux criminels, après que le
tribunal suprême a prononcé et donné son opinion , excepté
toutefois dans les causes que le odehthîng aurait fait porter
au rigsret, auquel cas il ne peut y avoir d'autre grâce que
celle qui exempterait d'une peine capitale.
Le peuple exerce le pouvoir législatif par le storthhig qui
est composé de deux chambres, ou plutôt de deux sections :
le lafjlhîng et Voilcfsihtug. Les mcndjrcs du storlhing ne sont
pas élus directement ; ils sont le produit d'une élection à deux
110 »?:: LA NORWÈGE
degrés. Les électeurs du premier degré , que la conslltutlon
désigne simplement par le mot stemmehrethigede (ceux qui
ont droit de voter) se composent de toute personne née en Nor-
wège, âgée de vingt-cinq ans, et qui depuis cinq ans est
propriétaire ou a pris à ferme un domaine imposé tenitoria-
lement, ou qui est bourgeois d'une ville et y possède une
maison, ou un terrain de la valeur de 300 thalers (1,700
francs). Pour être éligible, il ne faut pas avoir moins de trente
ans, avoir résidé pendant dix ans en Norwège, n'occuper
aucune place dans le gouvernement ou à la cour, et ne
recevoir aucune pension de l'état ou du roi. Une particu-
larité qui ne se rencontre qu'en Norwège, c'est que le nond)re
des membres de cette assemblée n'est pas fixe , il dépend du
nombre d'électeurs qui se sont présentés dans les collèges élec-
toraux. Le storthing actuel se compose de quatre-vingt-seize
membres et d'autant de suppléans. Au jor<r indiqué, tous les
citoyens ayant droit de voler s'assemblent dans l'église parois-
siale pour choisir les électeurs ou valgstnœnd. Dans les cam-
pagnes, chaque centaine de xoluns pi^esens nomment un élec-
teur; dans les villes, il y a un électeur par cinquante votans.
Ceux qui s'abstiennent volontairement ne peuvent voler; mais
ceux que la maladie empêche de se rendre au collège peuvent
envoyer leurs votes par écrit. Aux dernières élections, il y a
eu à-peu-près un quart des votans de la Norwège qui ne se sont
point présentés. On ne saurait nier que ce mode d'élection n'ait
de grands inconvéniens. Faire faire souvent six à huit lieues
à de pauvres cultivateurs , dans une saison de l'année où les
travaux de la campagne réclament tous leurs soins, sans
que leur présence augmente sensiblement le nombre des
électeurs , puisque cent un votans en nomment autant que
cent quatre-vingt-dix-neuf; c'est trop exiger du patriotisme
populaire. Et pourtant le nombre des électeurs n'est pas une
circonstance à dédaigner; car c'est ce nombre qui décide de
celui des membres du storthing.
Les membres du storthing reçoivent une indemnité d'un
ET SESilTSTITUTIONS. 111
ihaler et demi par jour pendant la session , indépendamment
de leurs frais de voyage. On a beaucoup écrit pour et contre
cette indemnilé, et plusieurs storlliings s'en sont même oc-
cupés : on la trouve trop considérable. Dans les meilleurs
hôtels de Christiania, on est logé, nourri et chauffé pour
vingt thalers par mois ; et dans les pensions particulières , il
n'en coûte guère que seize ou dix-huit. La plupart des honder
ou paysans, députés au slorlhing, ne dépensent guère plus
d'un demi-lhaler par jour, et rapportent chez eux , à la fin de
la session , un petit capital , fruit de leur commerce législatif.
D'un autre côté cependant, si aucune indemnité n'était ac-
cordée, il y aurait beaucoup de personnes, plus instruites que
d'autres de la situation et des besoins de leur pays, qui ne
pourraient pas accepter ces hautes cl uliles fonctions.
L'ouverture du storlhing a lieu ordinairement le premier
jour non férié du mois de février, tous les trois ans, dans
la ville de Christiania , à moins que le roi ne choisisse
quelque autre ville. Le président et le secrétaire du stor-
lhing sont élus pour huit jours. Aussitôt que l'assemblée
est constituée, elle procède à l'élection, dans son sein, des
membres qui doivent composer le lagthing ou conseil légis-
latif. Il comprend le quart du nombre total des membres; les
trois autres quarts forment Vodelstliing; le lagthing délibère
séparément, et a un président et un secrétaire particuliers,,
élus aussi tous les huit jours. Sur les vingt-quatre membres
du lagthing actuel, il y a huit personnes occupant des places
dans l'ordre civil , cinq ecclésiastiques, deux avocats, et neuf
bouder ou paysans.
Le storthing ne se divise point comme le parlement, en
parti du ministère et parti de l'opposition. Quelques membres
sont pcut-èlrc plus constitutionnels que d'autres; mais le gon-
vcrnenicnt ne pouvant exercer la plus légère influence sur
les élections , il est évident qu'il ne saurait y avoir de partis
proprement dits dans l'assemblée. On regarde comme un dé-
faut et même, à quelques égards, comme m\ obstacle à la
112 LA KOKWrÈGfi
marche des affaires, qu'il n'y ait personne dans le storthing
qui ait mission spéciale de présenter et de soutenir les projets
du gouvernement, et qui puisse donner, sur les affaires publi-
ques, les renseignemens qui lui sont souvent nécessaires.
Toute loi doit être d'abord proposée à l'odelsthing, soit
par un de ses propres membres, soit par im des conseillers
d'état au nom du gouvernement. Si la proposition est ac-
ceptée, elle est envoyée au lagthing qui l'approuve ou la re-
jette, et dans ce dernier cas la renvoie, accompagnée de ses
remarques. Celles-ci sont pesées par l'odelsthing qui met le
projet de côté ou l'envoie de nouveau au lagthing , avec ou
sans changement. Quand un projet a été proposé deux fois par
l'odelsthing au lagthing, et que celui-ci l'a rejeté, tout le stor-
thing s'assemble , et les deux tiers de ses voix décident alors
du projet. Si le roi approuve une résolution proposée par l'o-
delsthing, et déjà adoptée par le lagthing ou par le storthing
entier, il la revêt de sa signature : dès-lors elle a force de loi.
S'il ne l'approuve pas, il la renvoie à l'odelsthing, en déclarant
que, pour le moment, il ne trouve pas convenable de la sanc-
tionner. Dans ce cas, le storthing alors assemblé ne doit plus
soumettre la résolution au roi , qui peut procéder de la même
manière, si le premier storthing ordinaire lui présente de
nouveau la même résolution; mais si elle est de nouveau
adoptée par les deux chambres du troisième storthing , et
ensuite soumise au roi avec demande de ne pas refuser sa
sanction à une résolution que le storthing , après de mûres
délibérations, croit être utile, elle acquiert force de loi,
quand même elle ne serait pas sanctionnée par le roi , avant
la fin du storthing. On voit par là que le roi n'a que le veto
suspensif; il a plusieurs fois cherché à s'emparer du veto
absolu, mais les Norwégiens se sont toujours montrés in-
flexibles à cet égard.
La sanction du roi n'est pas nécessaire aux résolutions par
lesquelles le storthing détermine son organisation, sa consti-
tution et Sa police intérieure, ni à celle par laquelle l'odels-
ET SES INSTITUTIO:VS. 113
thing met des conseillers d'état en accusation; le slorthing a
usé plusieurs fois de son droit de mise en accusation. Ainsi,
i\I. Collett, qui était autrefois à la tète de la régence de
JVorwège, en qualité de conseiller d'état, et M, Fasthing ,
vice-amiral et doyen des capitaines de vaisseau , ont été ré-
cemment mis en accusation (1). Le premier fiu acquitté, et le
second condamné à faire des rentrées au trésor , ce qui ne
l'a pas empêché de rester aussi conseiller d'état. En général ,
comme fort peu d'hommes en Norwège sont capables de bien
administrer, l'on est membre du conseil d'état à vie ou à-peu-
près.
Les emplois de l'état ne peuvent être conférés qu'à des ci-
toyens norvégiens qui professent la religion luthérienne, ont
juré fidélité à la constitution et au roi , et parlent la langue
du pays. Il faut, en outre, pour être employé comme subal-
terne dans l'administration, subir devant l'Université un
examen préliminaire sur la langue norwégienne , et, pour
parvenir aux plus hautes fonctions de l'état , il faut être lau-
dahilis, c'est-à-dire avoir subi, avec une grande distinction,
un examen à l'Université sur des matières d'enseignement
supérieur; en Norwège, on subit même des examens pour
exercer un métier.
Il n'y a pas de classes privilégiées en Norwège : une loi
de 1821 a aboli la noblesse héréditaire, en respectant toute-
fois les droits acquis , c'est-à-dire en laissant la noblesse à
ceux qui étaient nés nobles avant celte époque. D'après une
vérification faite à cette occasion , on a reconnu qu'il n'y avait
en Norwège que dix-neuf familles nobles, dont deux seulement
sont titrées, savoir : celle du comte de Wedel Jarlsberg et
celle des barons de Rosenskrone. Voici de quelle manière on
peut classer la population de Norwège , dont le chiffre géné-
ral s'élève à 1,195,000 âmes.
(i) M. Collcll a été remplacé, au mois d'octobre Jcniier, par M. le comte de
Wedel Jarlsberg.
VI. — /»* SÉRIE. 8
114 LA NORWÈGE
1° Les employés civils; au nombre d'envijon deux mille.
2° Les négocians et marchands.
3° Les charcuitiers, marchands de vins et de comestibles.
b° Les hommes de profession ou de métier.
5° Les ouvriers et domestiques.
6" Les indigcns.
Dans les campagnes , les diverses classes de la population
peuvent être rangées de la manière suivante :
1° Les paysans propriétaires qui jouissent de ïodelsref.
2° Les selvejere, qui n'ont qu'un droit de propriété réso-
luble par Vodelsret.
3° Les hausmaend; ce sont ceux qui n'ont fait que louer
ia terre qu'ils cultivent, sous la condition , en outre, d'aller
travailler chez le propriétaire, toutes les fois que celui-ci
en aura besoin.
k" Enfin , les hommes de profession , ouvriers et domestiques.
Dans les villes comme dans les campagnes, les rentiers et
les pensionnaires forment une classe très peu considérable.
Par le droit dit Of/c/^re^, ou retrait liguager, les membres
de la famille à laquelle des terres avaient originairement
appartenu, pouvaient les revendiquer et les reprendre au
prix qu'elles avaient lors du rachat, et cela même après des
siècles, pourvu qu'ils représentassent le titre de famille, et
que, de dix en dix ans, ils eussent fait la réserve de leurs
droits. Cette coutume, à laquelle les Norwégiens tiennent
beaucoup et qu'ils ont conservée dans leur constitution, a
pourtant été modifiée depuis. Le temps au bout duquel on peut
revendiquer a été réduit à cinq ans. Du reste , il n'est pas
nécessaire de stipuler ce droit dans l'acte de vente, et le père
ne peut point y renoncer pour ses enfans. Puisque nous en
sommes sur les droits de propriété , c'est ici le cas de dire un
mot de celui appelé ansœdesret, par lequel l'aîné des enfans ,
ou dans le cas de succession collatérale , tel autre des héri-
tiers désignés par la loi, peut s'emparer des terres dépen-
dantes de la succession , situées à la campagne , à la charge
ET SES INSTITUTIONS. 115
par lui de payer à ses co-hériiiers leur part en argent dans
un certain délai donné.
L'armée norvégienne se recrute par engagemens volontaires
et par conscription ; elle se partage en armée de ligne, en
landvaern ou réserve, et landstorm ou levée en masse.
L'armée de ligne est forte de 12,000 hommes, dont 3 à
4,000 sont habituellement sous les armes. Le personnel
de la marine se compose de 5 à 6000 marins engagés ou
recrutés, et de 14,000 marins enrôlés qui ne prennent du
service que lorsqu'on les appelle. Le matériel se compose d'une
frégate , de deux corvettes, de deux bricks, et de plusieurs
petits bàtimens, tels que chaloupes et barques canonnières.
La Norwège est divisée en ({w^iiTQ stifts , dix-sept «me/,?^
quarante-trois /ogrc/ene-y, et en trois cent quarante paroisses.
Les paroisses correspondent à-peu-près à ce que l'on nomme
en France des communes. Les fofjderies sont les arrondisse-
mens ruraux de recettes d'impôts; le fonctionnaire qui les
perçoit s'appelle fogde, et est en même temps chargé de sui-
vre l'exécution des jugemens et de la police rurale. Les as-
semblées de paroisses , composées de tous les électeurs poli-
tiques du premier degré qui y demeurent, s'assemblent sous
la présidence du curé, pour délibérer sur les intérêts de la
paroisse. La convocation se fait d'une manière singulière
et mérite d'être consignée. Le landmand , espèce d'huis-
sier, armé du biidstick ou bâton de message , le remet à un
habitant de chaque quartier, qui le porte à son plus proche
voisin et le glisse sous sa porte , s'il ne le trouve pas chez lui;
la transmission du hitdstick se fait ainsi de proche en proche
jusqu'au dernier. Le budstick est un petit bâton creux de 18
pouces de long, armé à l'un de ses bouts d'une pointe de fer,
et à l'autre extrémité d'une pomme qui s'y adapte par une vis.
L'ordre de la convocation , le but , le jour et le lieu se trouvent
indiqués sur une feuille de papier qui est roulée dans le
budstick, et chaque électeur, avant de le remettre à son
voisin, en prend connaissance. Celui qui n'a pas porté le
8.
jl6 LA KORWÈGE
J)â[on paie une amende. Ainsi aulrefois, en Ecosse, on en-
voyait un bâton dont un bout était brùlc et l'autre teint de
sang, pour appeler un clan aux armes, et aujourd'hui encore,
en Hollande, les ordonnances ou avis qui s'affichent, se termi-
nent en général par ces mots: zegt het voorf Çdilc&-\eph\^\o'm).
Expliquons en peu de mots le système judiciaire et l'esprit
des lois de la Norwège.
Les affaires civiles, commerciales et criminelles peuvent
être soumises à trois instances : 1° la juridiction inférieure (w«-
derret) appelée hroîgdthiiig à la campagne, et hycthing dans
la ville ; 2° le stiftoverret ( tribunal supérieur ou cour supé-
rieure du stifl); et 3° le hoejesteret (ivWnm^X suprême) qui
siège à Christiania , et se compose d'un justicier ou président,
ayant rang de lieutenant-général , et de huit assesseurs , prenant
aussi leur rang parmi les hauts grades militaires. Sept de ces
neuf juges, qui doivent être âgés au moins de trente ans,
sont nécessaires pour prononcer un jugement ; ils rendent la
justice l'épée au côté. En première et deuxième instance les
causes ne s'instruisent que par écrit ; on ne plaide pas ora-
lement, à moins que le défendeur plaide lui-même sa
cause, encore ne le peut-il faire que sous la condition de
ne parler qu'un quart d'heure. Au tribunal suprême on
n'instruit (\vi oralement, excepté dans les causes où il s'agit
de comptes. Les avocats plaident en uniforme et portent l'épée.
Il y a, pour certaines classes d'individus ou pour certaines
affaires, des juridictions spéciales. Telles sont: 1° le rigsret
(cour du royaume), qui n'est autre chose que le lagthing con-
stitué en cour de justice. Vodelsthing seul peut mettre en
accusation devant ce tribunal , ou y renvoyer des accusés ;
3" les tribunaux ecclésiastiques ; 3° les conseils de guerre.
Les lois civiles et criminelles, en Norvvège, sont à-peu-près
les mêmes qu'en Danemark. Un des articles de la constitution
ordonnait la publication d'un nouveau code général pour la
Norwège, mais cette publication n'a pas encore eu lieu.
A l'époque de l'union de la J^orwège avec la Suède (1815) ^
ET SES INSTITUTIONS.
117
les dettes de ce royaume ("taicnt énormes en comparaison de
ses ressources. Un remède violent était devenu nécessaire
pour ne pas exposer le pays à une ruine totale. La masse
des billets du rigshank, réduite à 22,000,000 de species
(125,000,000 de francs), fut retirée, et on créa en même
temps une banque forcée de 2,000,000 en espèces métalli-
ques. La génération d'alors se sacrifiait ainsi pour la généra-
lion future. Cette détermination coûta cher à la Norwège ; elle
influa d'une manière ruineuse sur la fortune des simples
particuliers, ainsi que sur le commerce et l'industrie géné-
rale. Il fallut chercher, par des emprunts, à venir au secours
des classes industrielles : les conditions en furent onéreuses.
D'un autre côté, la nouvelle banque ne put opérer qu'avec
peine dans les premières années de sa création ; ses actions ,
quoique fondées sur des espèces métalliques , ne pouvaient
être réalisées en papier qu'avec perte. Enfin , pour mettre le
comble à ce que la situation avait de fâcheux, l'importation
du blé augmentait considérablement , tant par le peu de
progrès de l'agriculture que par le grand nombre de distil-
leries d'eau-de-vie qui s'élevaient de tous côtés.
Si telle était la situation de la Norwège , il y a dix-sept ans ,
on doit reconnaître aussi que, depuis sa réunion à la Suède,
sa prospérité a fait de rapides progrès. Essayons d'en esquis-
ser le tableau.
Les produits de la pêche forment un des principaux objets
d'exportation pour la Norwège. En 1819, elle se réduisait
à 240,000 tonneaux de harengs, et 55,800 skipponds de dif-
férentes espèces de poissons, tandis que, en 1831 , cette exporta-
tion s'est élevée à 536,000 tonneaux, et 156,000 skipponds ;
accroissement d'autant plus remarquable que l'augmentation
de la population a occasioné en même temps une consom-
mation Ultérieure beaucoup plus considérable qu'auparavant.
Le commerce des planches a pris, surtout pendant les
dernières années, un développement d'autant plus inattendu
que les mesures adoptées par l'Angleterre pour favoriser cette
118 LA NORWÈGE
branche du commerce de ses colonies, nuisent beaucoup à
la Norwège. Malgré cela, l'exportation des planches qui,
dans les six premières années de l'union , n'avait été que de
120 à 160,000 last par an , s'est élevée , pendant les trois der-
nières années, à une quantité moyenne de 21/^,000 last par
an. La navigation , si intimement liée avec le commerce des
planches, en a suivi les mouvemens, quoique dans une
moindre proportion , et cela parce que des circonstances po-
litiques et commerciales ont ouvert une concurrence de fret
préjudiciable à la Norwège. Le tonnage qui , il y a douze ans,
s'élevait à-peu-près à 53,000 last, répartis sur 1,700 bàti-
mens, peut aujourd'hui être évalué à 72,000 last sur 2,200
navires. Le nombre des matelots s'est accru de 8,000 à 12,000,
et dans les années 1830 à iSoU, près de 3,600 vaisseaux nor-
wégiens ont visité les ports étrangers.
L'augmentation de la population suit de près le dévelop-
pement du commerce et de l'industrie. Celle de la Norwège
qui était, en 1816, de 900,000 âmes, s'élève aujourd'hui à
près de 1,200,000. Quoique l'industrie agricole de la Nor-
wège n'ait pas pris les mêmes développemens que le com-
merce, elle a cependant fait de grands progrès. Avant l'union
avec la Suède, la Norwège importait près d'un million de
tonneaux de blé de l'étranger; aujourd'hui, malgré l'aug-
mentation de la population, elle n'en tire plus que 750,000
tonneaux , sur lesquels 500,000 sont employés à la fabrication
de l'eau-de-vie.
La banque, si gênée au commencement de sa formation, se
trouve aujourd'hui non-seulement complètement consolidée,
mais elle s'est encore vue en état d'augmenter la masse du
papier circulant. Il y a dix-neuf ans, cette masse ne passait
pas deux millions ; il y a dix ans , la banque avait dt\jà doublé
cette somme , et depuis le commencement de la présente an-
née 5,200,000 species circulent. Son actif présentait, en 1826,
une somme de 6,900,000 species, eten 1835, il était de 8,737,000
species. Le fonds métallique de la banque, ainsi que le fonds
ET SES INSTITUTIONS. 119
de réserve, soiu aujourd'hui au complet. Ces fonds s'éle-
vaient , à la fin de 1835 , à 3,000,000 espèces métalli-
ques.
Les revenus de la Norwège , composés principalement des
droits de douane, se sont accrus dans la même proportion
que son commerce et son industrie. Pendant les dix an-
nées de 1816 à 1825 , le montant total reçu à la tréso-
rerie, provenant des douanes, a été de Sil,039 species
espèces, et 825,920 species papier, par année moyenne.
Dans les dix années suivantes , ce revenu s'est élevé , malgré
des réductions considérables dans le taux des droits, à plus
de 802,800 species espèces , et 518,000 species papier; enfin,
l'année passée, la douane a versé dans le trésor de l'état
1,071,760 species espèces, et 537,652 species en billets. L'aug-
mentation du produit de la douane a permis de diminuer suc
cessivement l'impôt direct des villes et de la campagne qui,
en 1818, s'élevait à 600,000 species; aujourd'hui, celte
somme se trouve réduite à 185,000 species. Le budget total
de la Norwège ne monte pas à plus de 2,300,000 species par
an (13,000,000 francs).
Les produits minéraux de la Norwège sont considérables
comme objets de commerce d'exportation ; toutefois , les mi-
nes d'argent de Kongsborg sont devenues plus productives
depuis quelques années. Elles ont produit depuis 1830, pour
une valeur de plus de 700,000 species papier.
Nous avons parlé plus haut des pêcheries de la Norwège
comme formant la partie la plus importante de son commerce;
nous allons traiter ce chapitre avec détail.
Cette pèche se distingue en pêche d'hiver et pêche d'été.
La première est la plus importante : elle a pour but de
prendre la grande morue que l'on appelle , en Norwège, ski'ie
Çacellus major vulgarîs). On la trouve en quantités innom-
brables dans les environs des îles de Lofoden , par 68" 30' de
latitude nord. Plus cette morue est grasse, plus elle est esti-
mée, et ce qu'il y a de fort remarquable, c'est que sa graisse
320 LA KORWÈGE
augmente et diminue graduellement par périodes de sept
années , sans que l'on ait pu découvrir encore la cause de ce
phénomène. Au commencement de février, le poisson arrive
par larges bancs, dit fiskebjerg, montagnes de poisson, qui
ont plusieurs toises d'épaisseur. On reconnaît leur présence
en jetant une ligne de fond ; les poissons sont souvent si pres-
sés les uns contre les autres , que le plomb a beaucoup de
peine à pénétrer cette masse compacte. Les principaux lieu>:
de pêche sont situés à environ un mille delà côte, et à une
profondeur de soixante à quatre-vingts brasses. A^ers la fin
de mars ou au commencement d'avril, le poisson quitte les
côtes dont il s'était approché pour déposer le frai , et retourne
en pleine mer.
Les paysans du Nordland et du Finmark viennent pêcher
là avec des bateaux et des yachts. Vers la fin de janvier, ils
s'équipent pour leur départ et se procurent les provisions et
l'attirail de pêche nécessaires : le tout reçoit la dénomination
de hornskah, et se divise en deux parties égales , dont l'une
se met dans les bateaux, et l'autre dans le yacht qui les
accompagne. Les pêcheurs se divisent ensuite eux-mêmes
en ce qu'ils appellent baadlaug, associations de bateaux , qui
mettent leur pêche en commun et se partagent le produit ,
d'après certaines règles. Une association se compose de deux
barques, ayant chacune dix rames et vingt hommes ; vingt
ou trente de ces associations ont ensemble un yacht en com-
mun. Pendant la pêche, le yacht reste à la côte et sert, en
quelque façon, de magasin. Quand la pêche est terminée, les
foies et les œufs sont salés dans des barils et chargés à bord
du yacht, qui retourne avec eux au port où il a été frété. Là,
le foie est déchargé, cuit, converti en huile, puis rechargé
de nouveau, avec le poisson qui reste de la pêche de l'année
précédente, et expédié pour Bergen : c'est ce que l'on ap-
pelle la première réunion. Les bateaux arrivent d'ordinaire à
Bergen vers la fin de mai ou au commencement de juin. Le
yacht, à son retour, entre dans le port, prend à bord les
ET SES INSTITUTIOS. 121
futailles vides, l'attirail de pêche, etc. , dont il a besoin
pour la pèche d'hiver et se rend à Lofoden , où le rundfish
sec est embarqué pour être porté à Bergen : c'est la der-
nière réunion. Après ce voyage, la tache est finie pour l'an-
née, et le fret du yacht se paie par une part dans les profils.
Le produit de chaque association est divisé en onze parts ;
chaque pêcheur en prend une , et la onzième se partage entre
le propriétaire du yacht et ceux des bateaux. L'équipement
complet d'une association comprend les rames , les mâts , les
voiles, les cordages, et tout l'attirail nécessaire pour la
pêche, soit au filet, soit à la ligne. Chaque association doit
avoir six à huit filets de trente brasses de long et de trente
mailles de profondeur; les mailles, composées de doubles
fils de fort chanvre , ont six pouces de large quand elles
sont étendues. Les lignes ont 1000 brasses de long; et on
y attache 1200 gros hameçons de fer étamé par des cordons
d'une brasse de long. Il faut, en outre que chaque homme se
munisse de provisions pour deux à trois mois. Les frais d'équi-
pement de chaque individu sont estiméi à 40 species papier
(environ 180 francs).
Quand les pêcheurs arrivent à Lofoden , ils se rendent à
terre, près de l'endroit où ils comptent pêcher {fiskevaer) ;
chacun choisit un emplacement pour y construire une
maison et y élever les cadres de bois sur lesquels on met sé-
cher le poisson. La maison est en bois de 12 à 16 pieds en
carré, avec un foyer au milieu et un trou dans le toit pour
laisser passer la fumée : cette maison peut recevoir dix hom-
mes. Les cadres {sijeld) sont des croix de bois plantées en
terre avec des perches placées horizontalement, sur lesquelles
les poissons , attachés deux à deux par les queues , sont sus-
pendus pour sécher. Il faut que cet échafaudage soit assez
élevé pour empêcher que les renards n'y puissent atteindre et
que le poisson ne soit avarié par les hautes marées.
Les pêcheries sont réglées d'après des lois fort ancien-
nes , mais modifiées à différentes époques. Certaines per-
122 LA HORWÈGE
sonnes choisies par les pêcheurs eux-mêmes sont chargées de
veiller à l'exécution de ces réglemens.
Le poisson se prépare de deux façons différentes, soit
comme rundfisk, plus connu sous le nom de stock fisk, ou
comme klipfisk. Pour préparer le rundfisk, on ouvre le ven-
tre du poisson ; on en lire le foie et les œufs et on en coupe la
tête; après quoi, on le suspend aux cadres pour sécher. Les
foies sont mis dans des barils , et les œufs sont en partie salés
et en partie employés comme appâts. Les têtes se sèchent et
s'emportent pour servir de nourriture aux vaches. Pour faire
le klipfisk , on fend le dos du poisson et l'on en relire la grosse
arête ; puis , on le met au fond du bâtiment avec du sel. Pour
mille poissons, il faut de trois à quatre barils de sel. Un bâti-
ment emporte d'ordinaire vingt mille poissons salés, avec les-
quels il se rend à la côte de Helgeland , ou à la partie septen-
trionale du Stitt de Dronlheim , où la principale opération se
fait de la manière suivante :
On débarque le poisson dans un lieu où il y a de grandes mon-
tagnes plates, exposées au midi , au haut desquelles on l'étend
au soleil. Quand le temps est pluvieux, on le réunit par grands
las et on le couvre de grosses pierres pour empêcher qu'il ne
s'avarie. Pendant cette opération , qui se répète plus ou moins
fréquemment, selon que le temps est plus ou moins favorable,
le poisson éprouve une fermentation qui lui donne un goût
agréable. Quand la saison est bonne, celte préparation s'achève
en trois ou quatre semaines. Le klipfisk se prépare rarement
à Lofoden , à cause de l'humidité du climat. Cent pois-
sons, y compris les gages elle fret, reviennent à 5 specics et
produisent de 16 à 18 voger de klipfisk. L'opération rend le
poisson beaucoup plus léger, en sorte que deux cargaisons de
poisson salé ne donnent qu'une cargaison de klipfisk. Quand
les circonstances sont favorables, ce commerce est lucratif;
mais il est sujet à de grands risques. Le klipfisk est rarement
préparé par les pêcheurs eux-mêmes, ce sont les marchands de
Dronlheim , de Christiausand , de Moldo, de Bergen, etc., qui
ET SES IXSTITUTIOS. 12S
s'en chargent. Ils envoient leurs bâtimens à Lofoden avec des
provisions , de l'eau-de-vie , du tabac et d'autres marchan-
dises qu'ils échangent contre le poisson cru.
Les foies sont rapportes par les pêcheurs , dont la première
occupation , à leur retour , est d'en extraire l'huile ; deux
barils ou deux barils et demi de foies , qui sont le produit de
deux à cinq cents poissons, selon qu'ils sont plus ou moins
gras, donnent un baril d'huile, qui se renferme dans des fu- ■
tailles de bois de chêne et se vend à Bergen. Les œufs sont
envoyés principalement en France , où on s'en sert comme
appât pour la pêche des sardines. Dès que la saison de la
pêche est passée, Lofoden devient aussi désert qu'il était
auparavant animé ; mais quand vient le moment de des-
cendre le, poisson, la vie y renaît. Celte époque est fixée
par la loi au 12 juin ; il est défendu, sous des peines sévères ,
d'enlever le poisson plus tôt.
Pour donner une idée de l'importance de cette pêche ,'
il suffira de remarquer que, dans la pêche d'hiver de
1827, il vint à Lofoden et à Westeraalen seulement, 2916
bateaux et 12^ yachis, montés par 15, 32i hommes. On prit
16,Zi56,000 poissons, qui fournirent i3,000 barils de foies.
En évaluant le poisson à un dcmi-species par vog , les foies ù
sept species le baril, et 6000 barils d'œufs salés, à un spe-
cies, on a un montant total de /430,987 species, qui, à cette
époque, valaient 1,900,000 francs. Comptant, après cela, la
valeur des yachts , des bateaux , de leurs gréeniens et des pro-
visions consommées par les pêcheurs, on trouvera un total
de plus de quatre millions de francs, capital considérable,
quand on songe qu'il n'est fourni que par de simples paysans.
Quoique la pêche de Lofoden soit très productive, le profit
net de chaque individu est peu considérable, ce qui tient, en
partie, au grand nombre de pêcheurs et, en partie, aux ava-
ries que subissent les bâtimens et les ustensiles par suite des
tempêtes et autres accidcns. Le profit que chaque homme lire
d'une excursion de pêche est estimé à ^0 vogcr de rundfisk ,
12U LA NORWÈGE
3 barils d'huile, el 500 poissons crus , dont la valeur totale est
de 48 species. Déduction faite des frais, qui se montent à
27 species, le profit net qui reste par tête est de 21 species
(environ 120 francs).
Les mœurs des liabitans des villes sont partout à-pcu-près
les mêmes ; Christiania , Drontheini , Cergen , les seules villes
où la population se presse, ont entre elles une analogie
frappante : même tristesse, même régularité, mêmes habi-
tudes. Quand on veut bien connaître un peuple, c'est à
la campagne qu'il faut l'étudier; car c'est là que les mœurs
primilives se conservent le plus long-lemps dans leur pureté
originelle. Et si celte observation est vi-aie partout, même en
Angleterre et en France, à combien plus forte raison doit-elle
l'être dans une contrée reculée comme la Norwège , où les
maisons clairsemées rendent difficiles les communications
des habitans entre eux , et que les étrangers ne visitent pres-
que jamais. Kous allons donc jeter un coup-dœil sur les
usages des différentes classes de Nor\Yégiens des campagnes.
Les mœurs domestiques si simples et si primitives des ri-
ches propriétaires ont quelque chose d'agréable et de sédui-
sant. Le salon de famille est jonché de feuilles fraîches et
vertes , et tous les meubles sont propres et brillans. Dans un
coin, il y a une grande pendule à poids, dans un autre, un
buffet; et autour de la chambre sont rangés des bancs el des
chaises à grands dossiers de bois. Les divers membres de la
famille s'y livrent chacun à leurs occupations particulières ,
qui offrent une heureuse fusion de mœurs antiques et de
civilisation moderne. Ici on carde de la laine ou du chanvre ;
près de la cheminée placée dans un coin de la salle , qu'elle
chauffe et éclaire en même temps , deux ou trois rouets sont
en mouvement; tandis que les jeunes gens pincent de la gui-
lare, chantent en chœur, ou se livrent à la danse. Le d('jeuner
est servi sur une table placée à l'une des extrémités de cette
salle, qui est ordinairement fort spacieuse ; on ne s'assied pas
pour déjeuner. Ce repas consiste en tartines de pain et de
ET SES I>'STITUTIO>S. 125
beurre , avec de la viande fumée , du saucisson , du poisson
sec , arrose de bierre forte , servie dans le grand bol de fa-
mille, qui est généralement d'argent massif; les hommes
prennent, en outre, un petit verre d'eau-de-vie de France ou
de Norwège. Au reste, ceci n'est que le second déjeuner; le
premier, qui se compose d'une tasse de café, se prend une
couple d'heures plus tôt et est servi à chaque membre de îa
famille , dans sa chambre à coucher. Pendant que les hommes
se promènent en long et en large dans le salon , causant
et déjeunant, la maîtresse du logis entre et sort pour va-
quer aux affaires du ménage ; les domestiques viennent
prendre ses ordres; les voisins entrent pour raconter ou de-
mander des nouvelles ; les enfans apprennent leur catéchisme
ou walsent dans le coin qui leur est spécialement consacré;
tout cela présente une scène animée, quoique sans confusion ;
et lire un double agrément de l'harmonie qui règne entre
tous les membres de la famille et de la politesse avec laquelle
ils se traitent réciproquement. Cette politesse est, du reste,
très remarquable chez les Norwégicns et s'étend à toutes les
classes.
Parmi les usages qui , en d'autres pays , sont tombés en dé-
suétude, il en est un qui frappe singidièrement l'étranger à
son arrivée en Norvège. Quand on se lève de table, après
duier, chaque personne fait le tour de la société et serre
la main à chacun , en disant : « Tack for mad^^ (je vous re-
mercie pour le repas), ou bien « Wel hekomme^t (bien vous
fasse). Ces formules sont générales. On enseigne à l'enfant
à faire la révérence à sa mère et à lui dire tack formad,- mari
et femme, en quittant la table, se serrent la main, et se di-
sent très gravement tack forinad. Quand la société est nom-
breuse, on a l'air de danser une contredanse autour de la
table. Ce qu'il y a encore de rcnmrquable, c'est que les per-
sonnes âgées elles-mêmes ne manquent pas de dire grave-
ment et cérémonieusement tack for mad Vd\ plus petit en-
fant. En général, on ne fait pas, en JVorwège, autant de
126 LA NORWÈGE
différence qu'ailleurs entre les enfans et les grandes per-
sonnes. Ils sont traités avec la même considération et le
même respect que leurs parens. Outre la phrase de poli-
tesse dont nous venons de parler, deux amis Norwégiens
qui se rencontrent ne manquent pas de se serrer la main en
disant : Tack for sidste , ce qui veut dire : Je vous remercie
du plaisir que m'a procuré votre société la dernière fois que
nous nous sommes vus. Ce serait une faute grave que de né-
gliger celte cérémonie. Un ouvrier ne passe jamais devant un
autre ouvrier qu'il voit à son travail, sans lui souhaiter bonne
chance ou bon appétit.
Le jour de Noël est un grand jour de réjouissance, pendant
lequel les riches propriétaires de la campagne réunissent chez
eux autant d'amis qu'ils peuvent en rassembler. Ils sont in-
vités par un homme à cheval , porteur d'une liste sur laquelle
chacun écrit, à côté de son nom , s'il accepte ou s'il refuse.
Quand le moment de la réunion approche , on commence à
entendre de loin les sonnettes des traîneaux; le bruit devient
plus retentissant; le premier traîneau arrive et bientôt vingt
ou trente autres le suivent, volant comme des flèches sur la
ueige. Les mouvemens vifs et animés des petits chevaux à la
crinière et à la queue flottantes, les formes légères et élé-
gantes des traîneaux , les dames enveloppées de leurs châles
et de leurs fourrures, les hommes, debout derrière le traî-
neau, vêtus de peaux de loups, le maître de la maison et les
domesiiques accourant à la porte avec des lumières pour re-
cevoir les convives ; tout cela forme un spectacle aussi neuf
qu'agréable pour l'étranger qui en est témoin. Le café et le
Ihé sont présentés à chaque personne à sou arrivée. On
s'assied autour du salon et on cause jusqu'à ce que tout le
monde soit réuni; alors on sert le niillem maaltid ou repas
du milieu. C'est un plateau chargé de tartines de pain et de
beurre , d'anchois , de tranches de langue fumée , de bœuf
d'Hambourg et de fromage. Les hommes prennent d'ordi-
naire à ce repas un verre de liqueur. On forme après cela les
ET SES IINSTITUTIOKS. 127
tables de jeu , autour desquelles les hommes seuls s'asseyent ;
les femmes ne touchent jamais aux cartes. Les jeux sont le
boston, l'hombre, le shervenzel, espèce de piquet compliqué,
et le lanturelu à trois cartes : les enjeux sont en général fort
petits. Les hommes âgés qui ne jouent pas fument et causent.
Les plus jeunes au contraire jouent de la guitare , chantent
ou dansent unewalse, un galop ou la danse nationale appelée
polsk. Les verres de punch circulent d'autant plus fréquem-
ment qu'il n'est pas d'usage de boire pendant ou après le sou-
per. Ce repas est toujours le même. Il commence par un plat
de poisson coupé en tranches, qui est présenté successive-
ment à chaque convive , pendant que la maîtresse de la mai-
son fait le tour de la table pour s'assurer que tout le monde
est servi. Après le poisson, on change d'assiette; un domesti-
que essuie le couvert, et les autres plats sont présentés tour-
à-tour. Ils consistent en quartiers de rennes, coqs de bruyère
et divers autres oiseaux sauvages. Chaque plat est accompagné
d'ime sauce particulière , généralement assaisonnée de certai-
nes baies confites telles i{im\e ruhus chomœmorus, le ruhus
arclicusQl \evacciniutnvilis idœa. Le souper se termine par un
gâteau. La maîtresse de la maison ne s'assied presque pas; elle
découpe , se promène derrière les chaises et sert ses convives :
on aurait l'air très mal élevé si l'on faisait autrement. Ce n'est
pas que l'on manque de domestiques; toutes les maisons sont
remplies de jeunes filles fraîches et proprement mises. L'a-
bondance et la joie régnent dans tout le pays pendant la quin-
zaine de yule, et la nuit, on dirait une illumination générale,
en voyant les lumières qui brillent à toutes les fenêtres.
La propreté des costumes et des maisons des paysans en
Norwège a été généralement remarquée par les voyageurs.
Les maisons sont toutes construites de troncs d'arbres dont
les interstices sont remplis de mousse. Dans les provinces les
plus froides elles ont de doubles murs en bois, ce qui les rend
fort chaudes pendant l'hiver. Les toits sont recouverts de ma-
tériaux de différentes espèces : quelquefois ils sont chargés
128 LA TsORWÈGE
d'une couche épaisse de cailloux, d'autres fois d'écorce de
bouleau qui, par sa nature huileuse, résiste à l'humidité. Pres-
que toujours de grosfragmens de rochers sont posés sur le toit
pour empocher que le vent ne renlèvc ; aussi a'est-il pas rare
de voir croître l'herbe et quelquefois même des arbres assez
forts sur les toits des maisons. Les croisées sont garnies de
rideaux de mousseline ou de gaze , et dans toute la Norwège
les paysans jonchent le plancher de leur chambre à coucher
de baies de genièvre, qui y répandent une agréable odeur,
et, à ce que l'on assure , invitent au sommeil.
Vivant, comme ils le font presque tous, fort loin des
villes et des villages, dans de petites fermes isolées, au
milieu des montagnes, souvent à plusieurs lieues de leurs plus
proches voisins, les paysans norwégiens se sont vus dans la
nécessité d'apprendre plusieurs métiers, et y acquièrent une
adresse peu commune. Non-seulement ils ont un grand talent
pour sculpter le bois, mais encore ils font de petits ustensiles
de cuivre et d'argent, réparent, quand elles eu ont besoin,
leurs montres et leurs pendules, et construisent jusqu'à des
orgues. Ils sont grands amateurs de musique. Leur instru-
ment favori est le luur; espèce de cornet à bouquin qui res-
semble beaucoup à celui^des Suisses. Il a cinq pieds de long,
et est fait d'écorce de bouleau. Ils ont aussi une espèce de
guitare à cinq cordes qui ne manque pas d'harmonie. Le
goût de la danse est général parmi les paysans de la Nor-
wège. Ils passent des nuits entières à danser leur polsk chéri ;
et malheureusement leurs réjouissances sont presque toujours
accompagnées d'ivresse , vice inhérent à tous les peuples du
Nord. Les deux sexes boivent avec excès de l'eau-de-vie de
grain et du genièvre; mais ils ne sont point querelleurs.
Les principales occasions où ils s'enivrent sont le jour de la
Saint-Jean , de la Noël et lors dos noces ou des fiançailles.
Au nombre de leurs diverlissemens les plus ordinaires en hi-
ver, on doit mettre la chasse au loup : c'est à-la-fois un passe-
lemps, et une expédition nécessaire pour délivrer le pays de ces
ET SES I^STITUTIOKS. 129
voraces animaux. Celte chasse se fait de différentes façons,
mais il y en a une surtout qui est fort singulière. Les chas
seurs partent avec plusieurs traîneaux , dans chacun desquels
ils mettent un cochon de lait. Quand ils arrivent au milieu
des bois et des rochers , ils pincent le cochon ou lui mar-
chent sur la queue , et le cri du petit animal ne manque pas
d'attirer les loups , qui se présentent souvent en si grand
nombre que les chasseurs qui ne tirent pas bien courent de
grands dangers.
Dans leur long hiver , alors que les montagnes et les vallées
sont également couvertes de neige, les rivières et les lacs
changés en une surface solide , les Norwégieus font de grands
voyages en traîneaux, volant avec une rapidité extraordi-
naire, et allant toujours droit devant eux, sans faire aucun
des détours qu'ils sont obligés de décrire pendant l'été. Aussi
la distance de Christiania à Drontheim qui, en été, est de cent
soixante lieues, se trouve réduite à près de moitié en hiver.
i\Iais les JN'orwégiens ont encore une autre manière de voya-
ger en hiver , presque aussi rapide et bien moins embarras-
sante, au moyen de leurs skies, chaussure qui tient le milieu
entre le soulier à neige et le patin. Ces skies sont faites d'un
bois dur et ont six à huit pieds de long sur six pouces de
large. La skie gauche est plus courte que la droite , afin que
celui qui les porte puisse se retourner plus facilement sur le
talon; les pieds sont fortement attachés vers le milieu des
skies; le patineur tient en main un long bâton, à l'aide du-
quel il dirige sa marche et l'accélère en appuyant son bàlon
sur la neige. Les skies sont couvertes, en dessous, de peaux
de veau marin ou de sanglier, dont les soies, tournées en
arrière, donnent sur la neige un appui nécessaire quand on
monte les montagnes. Lorsque la neige est bien ferme , les
paysans ne craignent pas de descendre avec leurs skies les
précipices à pic : tout Norwégien sait, du reste, s'en servir,
quel que soit son âge ou son sexe. Mais la circonstance la
plus remarquable qui se rattache à l'usage des skies , c'est
yi.—k" SÉRIE. 9
130 LA KORWÈGE ET SES 1>'STITUTI0>S.
qu'elles ont été adoptées par un régiment de milice, formé
parmi les paysans et les mineurs de Roems , et qu'on appelle
le régiment des Skieloehere ou Patineurs. Il se compose de
deux bataillons de six cents hommes chacun. Quand ils font
l'exercice en skies, ils portent lenrs fusils en bandoulière,
et tiennent à la main un bàlon. On les a souvent employés
avec succès dans les guerres que la Norwègc a soutenues con-
tre la Suède. En été, les skieloebere n'ont rien qui les distin-
gue des autres corps de l'armée. Leur uniforme est vert-clair.
Les paysans de la Norwège , comme tous les habitans des
régions sauvages et romantiques, sont très superstitieux. Ils
croient à de mauvais génies, qu'ils appellent ]Seiss, êtres
méchans et taquins qui habitent surtout les lieux solitaires,
et qui prennent une grande variété de formes. Le lac de Dil-
lingen est le séjour de prédilection de JSoech, génie très fort
et très méchant, qui apparaît généralement sous la forme
d'un grand cheval noir. Si un paysan parvient à lui mettre
une bride, il devient un animal très utile et sert fidèlement
son maître ; mais il faut avoir soin de lui laisser toujours sa
bride. Si on la lui ôte, ne fùl-ce que pour un moment, il
s'échappe, et sans qu'il soit possible de le rattraper. Les
Norw égiens croient aussi aux présages de mort , tels que les
lumières surnaturelles qui brillent, ou les bruits mystérieux
qui se font entendre aumilicu de la nuit. Ils craignent aussi les
sorciers; les paysans sont convaincus que les petits quadru-
pèdes destructeurs, qu'ils appellent lemmings , et qui se
montrent inopinément, tombent du ciel avec la pluie, et plus
d'un pécheur de la côte est prêt à jurer qu'il a vu de ses pro-
pres yeux le liraken, ce monstrueux poisson qui ressemble
à une île flottante de plus d'une lieue de tour.
{Jthenœum.^
tableau înr illantr^.
LES AUBERGES BU PAYS DE GALLES.
Il y a dans le Pays de Galles et chez les Gallois quelque
chose qui me fait senlir tout d'abord que je suis loin, bien
loin de la belle Angleterre : la population clairsemée; les
femmes en chapeau, parcourant la campagne sur leurs po-
neys aux crins ébouriffés ; les intonations barbares de leur
langage; l'aspect nu de leurs sublimes montagnes; et, dans
leurs belles vallées, l'absence de celte culture qui , après
(ont, détruirait le caractère particulier des sites. L'habitude
de braver l'intempérie de l'air et l'effet vraiment masculin
de leurs coiffures donnent aux paysannes une expression rude
et déplaisante. J'ai rarement rencontré parmi elles une belle
figure. Les hommes sont encore plus laids : corps épais , ca-
ractères refrognés , semblables à des serfs, et possédant toute
l'aisance et la satisfaction d'hommes libres. J'aimais cepen-
dant celte nature rocailleuse , sablonneuse , ces grands pins
blancs comme des fanlùmes ; ces collines de sable fin que le
vent soulève et fait onduler, ces paysans robustes tout occu-
l)és de leurs travaux rustiques , ces étroites vallées avec leurs
chutes, leurs cascades et leurs précipices, que les sommets
neigeux des Snowdon dominaient de toutes paris : demi-
civilisalion demi barbare; énergie, adresse, audace, et
partout un caractère pittoresque, plein de séduction pour
ceux qui ont long-temps habité les grandes villes , et qui sont
las de leur lumulte.
9;
13a LES AUBERGES
Les messieurs qui composaient notre caravane de promeneurs
étaient allcinls d'une manie qui, quelque universelle qu'elle
soit parmi les hommes de ma connaissance , est à mes yeux la
plus extraordinaire de toutes, même quand règne la canicule.
Ils nous abandonnaient dans l'auberge, nous autres dames, plus
long-temps que nous n'aurions voulu, el s'en allaient le long
des ruisseaux jeter leurs ligues, attendant avec une admirable
patience qu'elles leur ramenassent quelque menu fretin , eux ,
si impatiens quand il nous arrivait de perdre une demi-heure
de trop à empaqueter nos robes. Ils appelaient la pluie un beau
temps pour la pêche : beau temps et jolie récréation en vérité '.
Au bout d'une demi-journée ils nous apportaient huit ou dix
truites et autant d'anguilles frétillantes; puis , au lieu de s'oc-
cuper de nous distraire , nos galans pêcheurs, las et mouillés ,
se mettaient à discourir sur le mérite supérieur des hameçons
de Londres comparés à ceux de Liverpool. Des hameçons
ils passaient aux mouches d'amorce , chaciui vantait les
siennes; le lendemain matin ils se réveillaient avec des rhu-
mes ou des rhumatismes, et s'étonnaient d'avoir pris des rhu-
matismes ou des rhumes après être restés stupidement cinq
ou six heures exposés à la pluie. Que faire pendant ces
longues heures d'attente , au milieu des misérables auberges
de village, fréquentées par des colporteurs et des fermiers.
Observer et réfléchir, tel fut mon lot. Je consignerai ici quel-
ques-unes de ces observations qui contribuèrent à me faire
prendre mon ennui en patience.
Nous venions de quitter le gîte confortable d'une bonne
hôtellerie de la vallée de Beddgellart , pour nous rendre dans
les régions alpines, lorsqu'une averse nous surprit, une de
ces averses d'orage qui ne tombent du ciel que dans un pays
de montagnes. Continuer notre roule était impossible, les
lorrens écuuieux débordaient, les chemins étaient devenus
fangeux; les chevaux glissaient à chaque pas, et les roues
de notre voiture restaient engagées dans les ornières. Mais
bientôt le village de Tremadda, avec cet aspect froid et
DU PAYS DE GALLES. 133
plombé qu'ont toujours les villages gallois par un temps
sombre, vint nous offrir un asile. Les nuées étaient descen-
dues des hauteurs et semblaient vouloir s'épuiser sur nous.
Aussi, en entrant dans l'auberge, je regrettai plus vivement
encore la gaîlé de Beddgellart. La jeune fille que j'avais vue
la première venir au devant de nous était vêtue de deuil , la
servante était en noir comme elle ; le garçon d'écurie , au
visage rude , avait un lambeau de crêpe flétri autour de sa
casquette de loutre; les tapis de l'escalier étaient à demi
posés, et toute la maison avait cet air solitaire, triste et
incommode que dissipe seul le sourire d'une hôtesse de
bonne humeur; mais ici point d'hôtesse, point de sourire.
Jusqu'au petit chien qui était noir....; néanmoins, quand
il courut auprès de sa jeune maîtresse et que celle-ci lui
eût parlé doucement dans sa langue maternelle , je trouvai
la langue galloise musicale, et la jeune fdie jolie.
Lorsque nous allumes, nous autres dames , à la cuisine
pour faire sécher notre bagage de fourrures, de boas et de
manteaux, la jeime fdle et le garçon d'auberge s'empressè-
rent autour de nous et nous comblèrent d'attentions. Com-
ment peindrai-je les tendres soins de la jolie galloise? c'était
plutôt l'obligeance d'une aimable hospitalité, qu'un service
mercenaire. La pauvre fdle avait perdu sa mère quelques
semaines auparavant; et celte auberge écartée se trouvait
maintenant sous la direction de deux maîtresses, les deux
filles de la défunte.
ce Hélas! pensai-je, deux pauvres fdles ainsi abandonnées,
sans les conseils d'une mère! sans les soins d'une mère! et
dans un lieu si sauvage ! 5)
Cette réflexion me fit regarder plus attentivement encore
notre jeune hôtesse, et le charme de sa beauté calme s'em-
para de mon âme. Les messieurs de notre société ne la con-
sidéraient pas avec des yeux si favorables. J'ai souvent re-
marqué que les hommes estiment plus la beauté matérielle
des formes et rharmonic des traits, que ce sentiment qui
134 LES AUBERGES
donne à l'ensemble l'expression, la vie : ils font plus de cas
du port et de la couleur de la fleur que de son parfum. Ma
jeune Galloise avait seize ans tout au plus , une taille fine
et svelle; je n'ai jamais vu de figure plus mélancolique.
L'impassibilité des douleurs muettes était empreinte sur tous
ses traits, cette tristesse profonde qui dévore secrètement
le cœur. Sa bouche était petite et bien faite; mais jamais le
sourire ne séparait ses lèvres délicates, ou ne creusait de
gracieuses fossettes sur ses joues fraîches et rondes. Quant à
ses yeux bleus qui s'ouvraient doux et larges , sous des sour-
cils bien arqués, rien n'égalait la tendresse de leur regard :
ces yeux révélaient avec éloquence tout ce qu'il y avait d'af-
fectueux dans son àme. Pendant que j'étudiais ainsi sa phy-
sionomie, le petit chien noir se glissa de nouveau à côté
d'elle et se blottit dans le manteau fourré qu'elle faisait sécher,
ce Ce chien est-il à vous, lui dis-je?
— Oui, madame.
— Quel joli chien! l'aimez-vousbien?
— Oh! oui, j'y suis très attachée; il me suit partout, ex-
cepté le dimanche, et encore ce jour-là il sait bien que je
vais à l'église, et il m'attend à la porte jusqu'à mon retour.
Si je l'aime V je le crois bien ! il est si fidèle ! >>
Ah ! pensai-je , voilà encore une de ces imprudentes qui se
reposent sur la fidélité et l'afleciion de ceux qu'elles aiment.
Si elles sont déçues , tout le bonheur de leur vie est éclipsé ;
le vase est brisé, adieu le parfum qu'il contenait; en une
heure il s'est évanoui. Je la laissai cependant, caressant une
créature qui ne la trompera jamais, celle-là.
Nous attendions que la pluie eiit cessé , mais elle tombait
toujours par torrens. Placée à une fenêtre sur le derrièi-e de
la maison, je suivais la course rapide d'un ruisseau qui des-
cendait de la montagne , jusqu'à une terrasse taillée dans le
roc vif, lorsque toul-à-coup l'orage cessa aussi brusquement
qu'il avait commencé. Je vis alors ma jeune Galloise, fran-
chissant une petite cour, emporter avec elle une jatte rem-
DU PAYS DE GALLES. 135
plie de lait caillé , et gravir les degrés qui conduisaient à la
terrasse, suivie de son petit chien (baptisé, par parenthèse,
du nom héroïque de Bloscoii). Parvenue à une sorte de large
palier en granit, elle se trouva aussitôt entourée d'une fa-
mille de dindonneaux qui dévorèrent leur pàlée avec une
gloutonnerie caractéristique , tandis que lanière se permet-
tait quelques bourrades contre mon ami le petit chien, et
l^arodiait avec son long cou les menaces de l'aigle; mais le
rusé Moscou les éludait chaque fois en tournant autour de sa
maîtresse , et ne laissant que sa queue exposée au bec de
l'ennemi. Heureusement les dindes gloussent beaucoup et
ne mordent guère : la queue de Moscou ne fut même pas
entamée.
Je gravis les marches de la terrasse et je trouvai quelques
rosiers encore fleuris dans un parterre cultivé naguère, mais
où les mauvaises herbes et les ronces avaient rapidement pris
la place des fleurs. Les dindons vivaient dans ce jardin,
comme ils eussent fait parmi les plantes sauvages de la mon-
tagne ; il fallait les voir chasser les insectes ranimés par les
premiers rayons du soleil renaissant, et se pavaner fièrement
au milieu des allées.
ce Aimez-vous les oiseaux? demandai-jc à ma jeune hôtesse.
— Oui , madame , ce sont de pauvres créatures sans pro-
tection. ))
Cette réflexion m'émut, sortie des lèvres de cette orphe-
line, bien plus malheureuse, bien moins protégée, à mes
yeux, que ces pauvres créatures que la mère rassemblait en
ce moment sous son aile.
ce Nous ferons soigner le jardin , me dit-elle , voyant que je
faisais attention à l'abandon du parterre Mais nous avons
été si tristement occupés dans ces derniers temps!
— Je le sais, lui répondis-je, le beau temps réparera ici
les ravages de l'hiver; et vous, vous êtes si jeune que Dieu,
je l'espère, aura bien plus vite encore réparé l'orage dont
les coups vous ont frappée. »
136 LES AUBERGES
Elle secoua la tête sans répondre, et se baissa pour cueillir
quelques roses sauvages. Hélas! je vis que ses larmes se mê-
laient sur leurs corolles aux gouttes de la pluie , et je priai le
ciel de ne pas laisser Torphelme se faire une seconde nature
de sa douleur <c Privez-moi de mon chagrin, me disait
une veuve, à qui je parlais de consolations; privez-moi de
mon chagrin , et alors je serai réellement seule dans ce monde
glacé. y>
Enfin , je me mis à chercher dans mon esprit quel était ce-
lui des hommes que j'avais vu dans la salle et dans la cour de
l'auberge, qui pouvait être le père de celte charmante fille....
Ce ne pouvait être ce grand monsieur assis dans le coin de la
salle ; ni l'autre lisant le journal, l'œil droit fixé sur le
papier, l'œil gauche sur nous Il n'y avait cependant de
figures respectables que celles-là, et quant à ces grossiers
Gallois occupés à boire ou à jaser dans leur patois oh!
non, impossible qu'il y eût parmi eux le père de ma petite
favorite : c'eût été chercher une rose moussue dans un buis-
son de ronces.
ce Le jardin a l'air si Irislc, s'écria-t-elle, en me remettant
un bouquet cueilli par elle , le jardin a l'air si triste que
les abeilles n'y viennent plus butiner, comme s'il n'y avait
plus de miel pour elles!
— Cependant c'est un site superbe, répondis-je, » et je
le trouvais superbe en effet , avec sa végétation luxuriante ,
et ses plantes jetant, d'une terrasse à l'autre, des guirlandes
embaumées. Au-dessus s'élevait l'amphithéâtre des montagnes,
et un arc-en-cicl joignait les deux pics les plus élevés, su-
blimes granits allant perdre leurs têtes dans les nuages, et
inébranlables sous les coups répétés de la foudre. Il me
sembla que nous étions rapetisses à la taille des insectes,
ce Oui, c'est un site superbe, répétai-je; votre père n'aime-
t-il pas la culture des jardins? »
La jeune fille me regarda, mais ne dit rien. Tant que je
vivrai, je me rappellerai l'expression de ses yeux , c'était
BU PAYS DE GALLES. 137
celle du désespoir ; ses lèvres remuèrent, mais je n'entendis
aucun son, et, couvrant son visage de ses mains, elle se mit
à descendre la terrasse en courant Je ne la revis plus!
Pauvre fille ! j'appris , en rentrant à l'auberge , qu'elle avait
perdu son père et sa mère dans le même mois !
Ceux qui voudront suivre nos traces dans Norlh-Wales ,
apprendront avec plaisir que l'auberge de Tan y Bwlch, au
nom affreux , est une des plus délicieuses haltes qu'ils pourront
trouver dans les vallées de cette contrée pittoresque. Elle est
située à Festiniog, nom qui , bien prononcé, ne manque pas de
mélodie. La maison est bien tenue, l'hôtesse jolie, souriante et
affable ; la servante AVinifred ressemble assez à une poupée
hollandaise; mais c'est un vrai bijou par son service actif elsa
bonne humeur. L'hôte lui-même est riche en cette science que
je préfère à toutes : la connaissance de son pays et surtout de
la localité plus reslreinle de Tan y Bwlch ; il ne sait pas beau-
coup de légendes , mais je pense qu'il regarde comme au-
dessous de sa dignité d'aubergiste et ùetrouveuv-proprîétaire
d'ime mine d'étain , d'attacher trop d'importance à de folles
histoires. Il est très fier de sa mine. Avec quelle vanité il est
allé nous en chercher deux échantillons ! ce Voyez comme
c'est beau et riche! s'écriait-il. » Je ne l'ai pas contredit,
quoique à mes yeux rien ne soit plus lourd et plus horrible ;
mais lui, encouragé par notre admiration, n'a pas craint de
solliciter d'un de nos voyageurs, honnête industriel de Liver-
pool, une somme de 2 ou 300 £ en échange d'un intérêt dans
l'exploitation 1 Quant à moi , si j'ai peu aimé son minerai , j'ai
admiré plus franchement ses chevaux et ses poneys ; délicieux
animaux, en effet, pleins de feu et s'élançant avec la rapidité
du chamois.
Le jour de notre arrivée, il a plu toute la matinée : c'était
dimanche. Ne pouvant aller à l'église , je me suis mise à
la fenêtre, tantôt lisant, tantôt regardant. Bientôt le livre eut
tort ; je n'eus des yeux que pour le paysage. Je ne vous décri-
138- LES AUBERGES
rai pas les riches teintes vertes des ormeaux qui décoraient
ramphilhëàtre des hauteurs : je pris plaisir à suivre le vol
de deux petits oiseaux gris , occupés à chasser des insectes ,
ou plutôt allant et venant avec inquiétude à travers Taimo-
sphère humide. A leur tour, les paysans qui revenaient de
l'office fixèrent mon attention; la plnpart s'arrêtaient devant
une fenêtre qne j'appris être celle de la maison contenant le
dépôt des lettres non réclamées de ce canton. Il paraît que
leur curiosité s'exerçait en conjectures sur celte collection
toute couverte de toiles d'araignées, et dont le dépouillement
eût sans doute fourni un volume de révélations curieuses.
Après midi, la pluie cessa.... enfin! Nous voici une com-
pagnie heureuse dans cette auberge du Pays de Galles, quoi-
que nos messieurs aient voulu continuer un moment leurs
querelles politiques. Pour contraster avec ces turbulens dis-
puleurs, nous avons un quaker au cœur naïf et à la figure
grave : c'est un vrai adorateur de paysages ; mais il n'est pas le
seul, et nous sommes tous ici réunis dans un même sentiment,
notre admiration pour une nature tour-à-tour gracieuse et
grandiose. La pluie a cessé tout de bon : plus de nuage qui
nous menace ; le ciel est bleu , et un beau soleil de juin ré-
chauffe l'humide vallée de Festiniog : on dirait , sous ses
rayons, qu'une pluie de diamans a paré la terre; chaque
brin de gazon brille de sa perle liquide ; chaque feuille frémit
de joie... nous partons tous ensemble pour la promenade!
En sortant de l'auberge, nous passâmes sous un porche
rustique où étaient assis paisiblement des enfans aux joues
rouges et brunies par le soleil. On voyait qu'ils étaient, comme
le site lui-même , sous l'influence de la paix du dimanche ,
cette paix religieuse et indéfinissable qu'éprouvent tous ceux
qui, ce jour-là, vont errer dans nos campagnes anglaises. Je
\is une fumée se dresser en colonne bleue au-dessus des
arbres qui revêtaient de leur vert manteau la moniagne que
nous gravissions, ce Qui habite là? demandai-je à une petite
fille qui descendait dans la vallée , en s'arrôiant pour regarder
DU PAYS DE GALLES. 139
curieusement le calice des fleurs ou le papillon posé sur la
rose sauvage. Elle secoua la téle : je répétai ma question en
montrant la fumée, ce Hall! liait! » s'écria-t-elle deux fois.
Je trouvai plus tard que cette fumée venait de l'édifice qu'on
appelle le château {hall) dans le pays. Nous poursuivîmes
notre chemin tantôt le long d'un précipice ouvert au pied de
rochers bleuâtres, taniùt en côtoyant un bois de toutes sortes
d'arbres. Enfln, les précipices disparurent, et sur un plateau
s'éleva devant nous ce qui reste de ce château bâti à une
époque où l'on sacrifiait tout à l'architecture extérieure d'un
édifice. La façade imposante regardait le défilé d'où nous
débouchions , et les derrières du bâtiment s'appuyaient sur
une montagne dont la cime se perdait dans les airs. La vue
de l'esplanade était magnifique : à nos pieds, la vallée de Fes-
tiniog déroulait les détails de son panorama j rien ne troublait
l'harmonie do ce tableau. Nous avions avec nous un enfant,
une jolie petite fille, agile comme un faon et toujours en mou-
vement comme une hirondelle ; après une ou deux exclama-
lions qui réveillèrent les échos des montagnes, elle subit, elle
aussi, le calme du paysage et bégaya l'expression de son ravis-
sement. Toul-à-coup, je sentis sur ma main quelque chose de
froid comme la glace : c'était le museau d'un lévrier, noir
comme le jais et lustré comme le satin ; il me regarda et
sourit.... Je dis qu'il sourit, et si vous n'avez pas obseivé ,
comme moi, cette expression de sourire particulière aux lé-
vriers, vous n'aimez pas véritablement cette belle variété de
la race canine. Avec le lévrier était un épagneul malicieux,
aussi gai, mais moins élégant, un chien au poil frisé et pas
toujours sage, à ce qu'il paraît, car on lui avait pendu au cou
un bâton qui lui entravait les jambes, et que le coquin lor-
gnait de temps en temps d'un œil plus méprisant que
triste.
Ces deux quadrupèdes aimaient la société, je suppose, car
ils nous escortèrent dans toute notre promenade , tantôt nous
suivant, tantôt nous précédant jusqu'au chdleau, que nous
140 LES AUBERGES
voulûmes visiter. Ici la perspective changeait d'aspect sans
être moins belle , et ravie de tout ce que je voyais , je ne pus
contenir le vœu de mon âme : « Oh ! comme j'aimerais, m'é-
criai-je, à demeurer dans un lieu semblable , oîi la douleur ne
saurait pénétrer ! »
A peine avais-je prononcé ces folles paroles qu'un profond
soupir se fit entendre auprès de moi , et , en tournant la tête ,
je vis un vieux domestique vêtu de deuil ; il nous ôta son cha-
peau et nous demanda si nous voulions voir de plus près la
façade de la maison. Nous suivîmes ce vénérable guide , et
quand nous fûmes sur la terrasse , il me montra du doigt
l'écusson de deuil suspendu à la porte : « Pardonnez, madame,
ma liberté , dit-i! , en s'adressant à moi ; mais j'ai voulu vous
faire voir que la douleur a pénétré ici. )) Ce château avait vu ,
l'année précédente , les noces du plus heureux couple de ces
montagnes : l'épouse devint mère, et ce gage d'amour resserra
encore le lien de ces deux êtres qui s'étaient long-temps ai-
més, qui avaient les mêmes goûts et presque le même âge.
Hélas ! une maladie soudaine vint interrompre ce bonheur : la
jeune épouse se trouva veuve trois mois après avoir été mère.
Le chêne a été arraché et couché sur le sol ; que deviendra la
frêle plante qui s'était entrelacée à ses rameaux?
Nous quittons la vallée de Festiniog , et encore la pluie !...
cette fois l'auberge de la Chèvre d'Or nous ouvrit ses salles
protectrices. Je m'amusais à étudier les métamorphoses rapi-
des des nuages, qui, alternativement, me cachaient la cime
du vieux Snowdon, et puis, s'écartant comme un rideau de
théâtre, appelaient mon admiration sur ce géant au front
couronné de neige ; lorsque j'entendis tout-à-coup l'aigre voix
de l'hôtesse, qui disait au palefernier : ce Attention, David! »
En un instant, David fut sur la porte de l'hôtellerie, tenant
à la main sa casquette de peau de loutre. « Grizzy ! cria en-
core l'hôtesse. — Me voici, répondit Grizzy. — Grizzy, es-
suyez votre figure et attention !
DU PAYS DE GALLES. 141
— Eh! lepuis-je, madame? voyez la pluie el la chaleur
qui m'étouffe!
— Ne parlez pas de pluie ni de chaleur, solte que vous
êtes, reprit la maîtresse de la Chèvre d'Or; mais faites ce
que je vous dis, et apportez-moi un bonnet propre. »
La cause de toute celte inquiétude de notre hôtesse ne tarda
pas à être connue. Je vis rouler sur le coteau voisin une jolie
calèche verte , très bien équipée sous tous les rapports. Mais
pendant que Grizzy s'essuyait le front, apportait la coiffe de
sa maîtresse et se mettait sur ses gardes, je l'entendis mur-
murer assez distinctement : « Eh là! mon Dieu ! que de bruit
pour le WiUij de la veuve! »
« j\r^ Jones, demandai-je, qu'est-ce que le JVilhj de la
veuve ? y> L'hôtesse ouvrit les yeux ; elle se préparait à se
placer sur le seuil de la porte , car la calèche approchait ; mais
elle n'alla pas plus loin et rentra dans la petite pièce , moitié
salon , moitié cuisine , où nous avions cherché un abri contre
l'orage. Là , elle se récria , un peu agitée : « Eh donc ! ma-
dame ! — certes , madame , — ^jc vois que vous savez , madame ;
— mais si vous voulez, madame ; — ne parlez pas si haut , ma-
dame ! — les temps changent , madame , — et les gens aussi ,
madame; — permettez-moi de l'inviter à entrer, madame , el
laissez-moi pousser ce pot-à-beurre sous la table , de peur de
l'offenser, madame. 5)
Cette éloquente tirade fut entremêlée de diverses révéren-
ces à l'appui de son activité et de son humilité. L'hôtesse était
une femme rondelette, aux joues couleur de cerise , et aimant
à se parer de rubans rouges pour assortir probablement sa
parure à l'air de son visage. Quoique la pluie continuât,
nos messieurs étaient allés à la pêche; je me uouvais toute
seule et pus observer à mon aise l'entrée du personnage
qui causait tant d'émoi dans l'aubcige de la Chèvre dOr.
Je n'aime pas à regarder les hommes laids cela gâte le
goùtj mais je hais plus encore ce qu'on appelle a un joli
142 LES AUBERGES
homme. » Celui qui descendait de la calèche appartenait à
cette classe odieuse.
Il était petit, blond, avec un teint frais , des yeux gris , des
cils presque blancs, et une moustache de la couleur de ses
cheveux ombrageait ses lèvres roses. Il était enveloppé d'un
manteau de velours doublé d'hermine. Il s'avança délicatement
sur la pointe des pieds jusqu'au grand fauteuil placé devant
la cheminée, s'assit en étendant ses jambes sur le garde-feu ,
sans paraître s'apercevoir qu'il y avait une dame dans la
chambre. Après avoir regardé autour de lui avec la plus
complète indifférence, il ôta enfin son chapeau de voyage qui
prêtait à sa tète un air gracieux dont elle avait bien besoin;
car à peine fut-il découvert , qu'une expression de malice
vulgaire se répandit sur le petit homme , et je le détestai dix
fois davantage. M" Jones entra avec ses révérences accou-
tumées : « Monsieur veut-il prendre quelque chose? un verre
de Xérès, du negus ou du vin sucré? de.... toute la maison
est à son service... v — Non , rien. Je me suis fait une règle
de ne jamais boire de vin hors de chez moi. » ^F^ Jones fit
une dernière révérence et se relira..
La voix de ce voyageur méprisant allait fort bien à son
genre de beauté; c'était une voix vulgaire qui cherchait à
s'ennoblir par l'affectation. Je m'en voulais de faire tant d'at-
tention à lui, et je ne pus cependant m'empêcher de l'ob-
server encore. Ses cheveux étaient raides, mais ils avaient
été artificiellement bouclés sur sa tête large et plate ; le front
n'était pas mal fait... , il ne manquait que de cette élévation
qui donne de la dignité aux traits les plus ordinaires... — Mais
les chevaux étaient changés ; on vint l'en avertir, et sortant
aussi délicatement qu'il était entré tout-à-l'heure, le Wiily
de la veuve , toujours enveloppé de son hermine et de son ve-
lours, se glissa dans sa voiture, qui roula de nouveau.
M" Jones fit la révérence jusqu'à terre , et tous les bipèdes
appartenant à la Chèvre d'Or se tinrent respectueusement la
tête découverte sous les grosses gouttes de pluie.
DU PAYS DE GALLES. Ih'o
« Je suis enchantée d'avoir écarté le pot-à-beurre , dit
M" Jones en se frottant les mains.... Etes-vous bien sûre,
madame, qu'il ne l'a pas vu?
— Comment aurait-il pu le voir sous la table? lui dis- je.
— Qui sait? il a des yeux qui... mais il suffit, je m'en-
tends »
Je vis que j\r' Jones avait la démangeaison de parler, et
depuis mon enfance j'ai la passion d'écouter.
« Le vilain personnage! grommela le pallrenier en dehors
de la fenêtre.
— C'est bien vrai! répondit Grizzy.
— Et il y a cependant des gens qui ont soif cet été , dit le
palfrenier à la casquette en peau de lapin.
— Pouvez-vous attendre un pour-boire du Willy de la
veuve? dit Grizzy.
— Connaissez-vous tous les détails de son histoire? « me dit
l'hôtesse d'un air mystérieux, qui, le voyant éloigné, grillait
de me les raconter. D'ailleurs n'avait-il pas dédaigaé son verre
de Xérès et son vin sucré. Les gens du peuple ne pardonnent
pas les dédains d'un parvenu. S'éiant convaincue par ma ré-
ponse que, loin de connaître fous les détails de l'histoire de
son original, je n'en connaissais aucun, M" Jones satisfit
ma curiosité sans se faire prier.
« Il y a dix ans, dit-elle, que près de Deabigh vivait un
riche propriétaire qui s'enrichissait encore chaque jour par
son activité. Il nourrissait des bœufs, des moutons, des porcs
et autre bétail. Il possédait plusieurs auberges, une à Bau-
gar, l'autre à Chester II avaiî partout quelque champ ou
quelque maison , et la mer encore était parcourue par ses
vaisseaux Aussi, quand soufflait le vent, ne dormait-il pas
tranquille. Il se maria quelques années avant sa mort, et
épousa une femme fort jolie, ma foi; ce n'était pas une lady,
mais pour une jolie femme, il n'y avait pas à lui disputer ce
litre, quoique tous ceux qui en convenaient ajoutassent
quelquefois qu'elle aurait pu être meilleure qu'elle n'était. •»
lllU LES AUBERGES
— Nous avons tous besoin de devenir meilleurs que nous
ne sommes, » lui dis-je.
L'hùlesse me regarda d'un air un peu soupçonneux, et
reprit :
« C'est vrai, peut-être; mais vous savez, madame, que
lorsque le monde dit que les gens pourraient être meilleurs
qu'ils ne sont, cela veut dire qu'ils sont bien moins bons que
leurs voisins. Cependant la mariée dont je parle était belle...
voilà qui est certain; et un jour son mari mourut lui lais-
sant tout ce qu'il possédait; Dieu sait quelle fortune!
te Ce richard était un grand tyran dans son genre. Il acca-
blait de politesses tous ceux qui ne s'en souciaient pas , mais
jamais maître ne fût plus dur pour ses serviteurs. Il y a trente
ans qu'un de ses bergers mourut de froid dans la neige ; cet
homme devait, ce même hiver, se marier à une fdic de la
montagne ; et la preuve , c'est que la pauvre fdie se traîna
dans le cimetière par un froid mortel, et, se couchant sur
sa tombe solitaire, y mit au monde un enfant qu'on trouva le
lendemain matin auprès de sa mère morte. Il n'y avait pas
une femme de ce canton qui n'eût recueilli ce malheureux"
enfant sur son sein , et ne se fût chargée de le nourrir par hu-
manité ; mais lorsque le richard du pays déclara que celle
qui l'allaiterait recevrait de lui cinq shillings par semaine, et
qu'il faisait son affaire de l'avenir du nouveau-né , les mon-
tagnes retentirent de l'éloge du généreux seigneur. On ne
parla pas d'autre chose pendant un mois entre Denbigh et
Caernarvon. L'orphelin profita et grandit. On l'envoya à l'é-
cole; mais dès qu'il sut lire et écrire, le richard découvrit
que c'était un garçon intelligent qui pouvait lui être utile
dans sa maison. Il le prit donc à son service; et, en effet,
c'était un garçon propre à tout quoique sale, actif quoique
curieux » Ici l'hôtesse qui cherchait une nouvelle épi-
gramme regarda malicieusement le pot-à-beurre <c Oui,
curieux , ajouia-t-e]lc|; mais les gens curieux ont bien leur
utilité aussi, car ils savent beaucoup de nouvelles, madame.
DU PAYS DE GALLES. 145
Or, Wllly avait quinze ans quand son patron, comme on
l'appelait, se laissa mourir. La veuve ne congédia pas l'or-
phelin et continua à l'employer, tantôt comme laquais, tantôt
comme secrétaire, tantôt à une chose, tantôt à une autre;
elle en fit, bref son factotum; et lui, ne boudait aucun
ouvrage : au contraire, il allait au-devant de tous les ser-
vices qui lui étaient commandés; il souffrait patiemment
l'humeur de sa maîtresse ; il s'humiliait sous tous ses caprices,
malgré sa vivacité qui faisait souvent succéder un soufflet à
un mot de colère. N'importe, Willy recevait tout, et ce qu'il
y a d'extraordinaire, c'est que par cette patience et cette
humilité il gagnait tous les jours du crédit sur l'esprit de la
dame. Chose étrange : cette belle veuve était devenue tout-à-
coup aussi intéressée que son vieux mari. Sa passion était
d'amasser liards sur liards; Willy sut se rendre précieux à
son avarice : levé de bonne heure, surveillant tous les tra-
vaux de la plus grande ferme , il mesurait le lait dans la lai-
terie, faisait mettre sous ses yeux tout le beurre en pots, et
l'accompagnait au marché, où il restait sur place jusqu'à ce
que tout fût vendu , se contentant d'un morceau de fromage
mangé à la hâte et d'une demi-pinte de cwrrw lui qui
lout-à-l'heure a méprisé mon Xérès! » L'hôtesse ici de-
vint rouge de colère et s'arrêta tout essouflée. Si j'eusse été un
homme j'aurais fait venir une bouteille de Xérès pour la
consoler et lui rendre la parole. Heureusement elle la re-
trouva bientôt.
ce La veuve, madame, continua-t-elle, reçut plusieurs of-
fres de mariage, il se présenta même de nobles partis; elle
dit non à tous et toujours non. On la voyait le dimanche se
rendre seule à l'église de Denbigh , et se placer dans] sou
banc avec des airs de duchesse. Willy rampait humblement
derrière elle, portant son livre de messe. Il y avait bien des
personnes qui disaient que Willy épouserait la veuve; mais,
répondait-on , s'il pouvait croire à un pareil rêve, il commen-
cerait à relever la tête. Au conlraire, Wllly la tenait toujours
VI. — 4* SÉRIE. 10
146 lES AUBERGES
tasse , et sa maîtresse le rudoyait lonjouss: aussi plaignait-on
quelquefois Willy ; mais lui de rire , lorsqu'on lui témoignait
^ lui-même celte compassion.
ce La veuve et son Willy vivaient ainsi depuis plusieurs an-
nées : ou avait presque oublié de parler d'eux. On les laissait,
elle ajouter des liards aux sous, des sous aux shillings, des
shillings aux guiuées, et lui surveiller les pots-à- beurre ou
porter le livre de messe , lorsque la veuve tomba malade. Sa
lualadie dura près d'un mois; mais ce ne fut que deux jours
avaut sa mort qu'on aperçut quelque chaugement dans la cou-
(Juite de Willy. Lorsqu'il vit qu'elle était au plus mal, il se
glissa dans la chambre , se mit auprès du lit , prit la main de
la malade et demanda comment elle allait. La garde ût une
grimace de funeste augure : Willy ne quitta plus le chevet.
La garde prélendit qu'une fois ou deux elle fut tentée de
lui demander ce qu'il faisait là ; mais il fixa sur elle un regard
glacé qui lui faisait expirer la parole sur les lèvres. A ime
heure la veuve mourut; à deux, Willy, l'humble elpaiieut
Willy, était un grand seigneur. Rien ne s'apprend vite
comme de commander, madame; Willy disait déjà : ce Obéis-
sez-moi! » comme s'il n'avait jamais obéi lui-même. Il sem-
blait être né maître et non valet. Vainement, lorsqu'il eût
tourné le dos , on se dit : je ne ferai pas ce qu'il m'a ordonné ;
quand il reparut, il fallut bien le faire : Willy, depuis quatre
ans, ctciit le mari de la veuve .'
— Ce que vous me dites est singulier, m'écriai-je!
— Très singulier, sans doute, reprit M" Jones, car la
veuve s'appartenait à elle-même; mais le ministre qui les
avait unis recevait une rente pour garder le secret. Les ob-
sèques de la dame furent magnifiques , quoiqu'on ail dit que
Willy s'entendît avec le sacristaia de l'église de Denbigh
pour enlever les plaques d'argent du cercueil, quand il fut
déposé dans le caveau. Mais oslensiblcment, il n'épargna
rien pour se montrer ce qu'il voulait être désormais.
— Et que voulait-il être?
DU PAYS GALLES. 147
— Un homme comme il faut , et il a réussi ; ce qui est chose
facile du reste, avec soixante ou quatre-vingt mille livres
sterling pour soutenir son rang. K'ai-je pas vu de mes yeux
lord Flanberris le regarder avec mépris, comme un reptile,
le dimanche qui précéda la mort de la veuve ; puis , le di-
manche d'ensuite , le même lord Flanberris sourire au même
Willy, et un mois après, l'emmener dîner dans son château?
Il est vrai que lord Flanberris a quatre filles à marier.
— Quelle étrange histoire! répétai-je.
— IN'ous autres pauvres gens, poursuivit l'hôtesse, nous
sommes bien pardonnables de saluer un pareil homme , nous
vivons de notre civililé; mais comment ceux qui n'ont pas
besoin de lui peuvent-ils oublier si vite ce qu'il a été ; le voik\
membre du Parlement. Non-seulement on le salue, mais on
lui fait la cour , et ses manières communes , on appelle cela
des manières originales : je le veux bien. Cependant, je ne
lui pardonne pas d'avoir refusé mon vin de Xérès , lui qui a
vécu de lait aigre pendant des années : refuser mon Xérès ! »
La pluie avait cessé : nos messieurs étaient de retour de
la pêche. Tout-à-coup la calèche ramena le parvenu à l'au-
berge.
(c Eh donc! s'écria l'hutesse, je croyais qu'il s'en allaita
la ville : il aura visité seulement une de ses fermes ! »
Telle est la puissance de la richesse, que l'hôtesse oublia
sa rancune. Le palefrenier et Grizzy furent rappelés. Le
Willy de la veuve trouva , en descendant de voiture , tous les
valets de l'auberge à leur poste , lui offrant leurs services , et
IM" Jones son vin de Xérès, avec ses révérences.
(Neic Moitthhj Magazine.)
10.
ittt$ccllancr$.
HORACE DE BELZUNGE.
chrojvique de l'uîviversit é de coi.mbre.
C'était en 1592. La petite rue qui conduit du marché de
Coïmbre à la route d'Oporto, ordinairement si tranquille,
était le théâtre d'une scène tumultueuse. Rarement la popu-
lation portugaise daignait traverser cette rue, frappée d'une
espèce d'interdit, et habitée par un nombre considérable de
familles juives , dont les habitudes serviles et les coutumes
religieuses étaient pour les chrétiens un objet de dégoût.
Qu'était devenue la résignation séculaire avec laquelle ces
juifs supportaient ordinairement les humiliations dont on les
écrase? Les voici tous en mouvement, tous furieux. Habi-
tués à l'outrage et à l'isolement , pourquoi s'éveillent- ils?
pourquoi s'irritent-ils? quel motif extraordinaire cause l'effer-
vescence qui règne, non-seulement dans la basse classe , mais
même parmi la classe élevée des sectateurs de Moïse?
Un mélange confus de guenilles et de dorures produisait
l'effet le plus étrange. Partout des haillons el des uniformes.
Rembrandt n'eût pas manqué de s'emparer de cette scène bi-
zarre où tout le monde se mêlait, courant çà et là, en proie à
une étrange hallucination. La douteuse clarté delà lune ver-
sait son demi-jour olivâtre sur les traits réguliers et caracté-
ristiques de cette race orientale. Bientôt on vit une figure hu-
maine s'enfuir précipitamment de cette rue et venir tomber
aux pieds de la statue du roi qui s'élevait à son extrémité.
HORACE DE BELZU>"CE. 1^9
La foule se pressait ; on poursiiivail le fugitif. De longs cris
annonçaient la fureur générale : partout lanternes, bâtons,
armes de toute espèce ; de minute en minute le cercle
se rétrécissait autour de notre héros, qui, bientôt, fut en
butte à l'attaque féroce de cette multitude irritée. Renversé
par le premier choc , il chercha péniblement à se dégager du
long voile dont il était enveloppé ; lorsque après plus d'un
effort infructueux, il y fut parvenu, on vit surgir un beau
jeune homme, dont les traits, couverts d'un fard jaune, selon
la mode du temps , annonçaient par leur noblesse expressive ,
la distinction de sa naissance. Il réussit à se soustraire aux pre-
mières agressions , et , se redressant avec fierté , tout en cher-
chant à ses côtés une épéequine s'y trouvait point, il se re-
tourna avec mépris vers les figures barbares qui l'entouraient.
« Par saint Denis, leur dit-il , jamais honnête Français ne se
« trouva en telle compagnie! Sur mon honneur, canaille
« juive, si vous osez porter encore la main sur le descendant
« des connétables de France , il vous arrivera malheur. «
Les juifs répondirent à cette allocution par un cri sauvage;
vous eussiez dit le rugissement confus de bêtes féroces. Ils
se jetèrent sur le jeune homme avec plus de rage que la pre-
mière fois, et son manteau jaune fut en lambeaux. Malgré
l'inutilité de la résistance, la victime luttait toujours, et
c'était un spectacle terrible que cet acharnement d'une
foule sur un seul homme. On eût pu croire qu'Israël voulait
en un seul jour venger toutes ses injures. On n'entendait que
le choc des lanternes , le brisement des bâtons , le bruit des
pas sur le pavé ; au-dessus de cette scène confuse et terrible
planait, comme un juge sévère, la statue du roi Sébastien ,
éclairée par la lune.
Dans ce moment parurent au haut de la rue quatre torches
portées par des valets, revêtus d'une riche livrée; au milieu
d'eux marchait un jeune noble, enveloppé de son manteau
noir ; il s'arrêta et dit à ses domestiques de s'informer de la
cause du tumulte. Mais avant qu'ils eussent pu remplir ses
ISO HORACE DE BEL2UNCE.
ordres, il était déjà monté sur un de ces perrons élevés, dont
toutes les rues de Coïmbre sont garnies j de là il cria d'une
voix forte :
ce Séparez-vous! au nom de la loi de Moïse, séparez-
<c vous. »
A ces mots, celte masse d'hommes, si dense, tout-à-Flieure
que vous eussiez dit un seul bloc mobile , se sépara , et l'on
aperçut distinctement , à la clarté des torches , le jeune
homme fugitif. Ses traits délicats annonçaient à peine dix-
ïieufans. On pouvait lire sur cette charmante physionomie la
grâce , la finesse et la bienveillance. Un costume étrange le
défigurait cependant. Des pieds à la tète il était enveloppé
d'un drap couleur de feu, ses pieds figuraient ceux d'un
satyre : une longue queue se balançait et passait par une des
ouvertures de son manteau; sur sa poitrine était posé un écri-
leau, portant ces mots: judas le traître. Les lambeaux de
tout cet attirail, demi chrétien, demi païen, qui avait failli
coûter cher à celui qui le portait, étaient le jouet du vent.
(c Qu'avez-vous fait là , don lïoralio ? s'écria le nouveau
venu, en s'adressant au fugitif. Conuucnt vous trouvez-vous
dans cet horrible quartier? et sous un tel déguisement encore?
— Demandez -le à celle honorable canaille, répondit
l'autre I ce n'est ma foi pas moi qui les ai cherchés. Que le
diable joue son rôle lui-même une autre fois, si cela lui
plaît. Les misérables n'ont pas le moindre respect pour
Judas, leur ancêtre. Quant à mon sang ils l'ont versé sans
scrupule. Yoyez ! il tombe abondamment de mon bras. Heu-
reusement quelques-uns de mes haillons sont rouges; le sang
paraît moins. Je vous remercie , don Sébastien , sans vous j'é-
tais perdu. »
En disant ces mots, le jeune Français s'approcha du Portu-
gais pour lui serrer la main. Celui-ci recula de quelques pas
avec horreur.
— Ne m'approchez pas , Horace ! Votre haleine est souillée
par votre contact avec ces idolâtres ; n'essayez pas d'arriver
HORACE DE ÊELZU5CE, 151
jusqu'à moi. Mes domestiques se placeraient entre nous!»
Muet de surprise , Horace de Belzunce (tel était le nom du
Français ) jeta sur don Sebastien , qui s'éloignait d'un pas
grave , un long regard dans lequel se peignaient la douleur
et l'étonnement. Jeunes l'un et l'autre, ils se trouyaient éga-
lement confiés aux soins des pères jésuites , dont la renommée
avait déjà signalé l'admirable talent pour l'éducaiion de la
jeunesse et dont la puissance grandissait dans l'ombre. Le
teint rose et un peu paie d'Horace contrastait avec le teint
bronzé de son camarade, autant que le nez d'aigle, l'œil
ardent , recouvert de sourcils épais, et les lèvres contractées
de Sébastien faisaient ressortir la physionomie gracieuse et
bienveillante du gentilhomme français. On verra bientôt ces
deux destinées se croiser et se confondre, sans que l'nne puisse
jamais attirer l'autre et l'absorber ; on verra ces deux jeunes
gens , dont j'emprunte l'histoire aux annales des jésuites de
Coïmbre, obéir, chacun dans leur ligne, à l'inévitable fiitaliië
du caractère. Ici le dévoûment toujours puni , toujours prêt a
s'immoler ; là l'égoïsme , que rien ne corrige , que rien
n'émeut, que rien ne fléchit.
Le jour même, dont la soirée se couronna par la scène
tumultueuse que nous venons d'esquisser , le peuple de
Coïmbre s'était rendu en foule au collège des jésuites , pour
assistera la représentation d'une comédie nouvelle, donnée
parles bons pères : c'était, bien entendu, un drame sacré. Judas
Iscariote y jouait un rôle important, dont personne n'avait
voulu se charger. Horace seul, craignant que le drame composé
par un des pèies ne put pas être représenté, faute d'un ac-
teur indispensable , voulut bien se charger du pénible rôle.
L'auteur n'avait pas manqué de semervSon œuvre d'anathèmes
contre les juifs. Ceux-ci haïssaient spécialement les jésuites,
dont le pouvoir n'était pas encore aussi grand qu'il le devint
plus tard. Leur fureur essaya de s'assouvir, en aitirant Horace
dans le quartier qu'ils habitaient. Mais Sc'bastien se mon-
tra. Horace rentra inaperçu dans la maison des jésuites, et
152 HORACE DE BELZUNCE.
ce ne fut que le lendemain que celte scène leur fut connue.
Usant de leur influence , ils exigèrent une éclatante répara-
tion: ils l'obtinrent. Les pauvres juifs furent chassés à coups
de verge. Des amendes énormes furent infligées aux plus
riches : seul moyen de les soustraire à des humiliations plus
grandes encore. On s'empressa de faire visite au jeune Fran-
çais, pour le féliciter de sa miraculeuse délivrance, et don
Sébastien se présenta chez lui un des premiers.
Ce Portugais appartenait à l'une des plus illustres familles
du royaume. Héritier d'une grande fortune ; orgueilleux et
faible, craintif et vindicatif, il devait voir réussir tous ses
desseins. La pâleur de ses traits , beaux d'ailleurs , n'annon-
çait pas cette fraîcheur de la santé , qu'on trouve d'ordinaire
chez un jeune homme de vingt ans. Son œil noir n'était pas
le miroir d'une àme pure : on y voyait briller le feu de la
convoitise et de l'ambition. Il aimait le jeune Horace comme
le chat aime son camarade. Ce dernier^ élevé avec lui
dans la maison de son oncle , lui avait toujours montré un
attachement sans bornes et une sincérité à l'épreuve. Ho-
race, léger et galant comme un Français, toujours gai, ja-
mais inquiet , s'éloignait de son ami par les qualités comme
par les défauts : les sentimens de l'un et de l'autre vont se
développer à nos yeux avec une énergie dramatique.
Près de Coimbre vivait un riche protestant qui s'était enfui
de France, et qui habitait cette retraite avec une fille et deux
fils. Le bruit courut, mais à tort, que Sébastien entretenait
une intrigue amoureuse avec la jeune protestante. Un des fils
du réfugié vint trouver don Sébastien et lui demander satis-
faction.
ce Eh bien , dit Horace à son ami qui venait de lui apprendre
cet accident, que vas-tu faire?
— Le bienheureux saint Jacques me préserve de risquer
ma vie contre un hérétique, indigne de tenir mon étrier
lorsque je monte à cheval !
— H est gentilhomme comme toi , et l'hérésie ne peut , quant
HORACE DE BELZUSCE. 153
au point d'honneur, le rabaisser au-dessous de ton rang.
— Bah ! un être que la sainte inquisilion brûle comme la
paille! il ne peut pas m'oifenser.
— Tu dois te battre, ne fût-ce que pour défendre l'hon-
neur de la jeune fdle.
— Une hérétique!
— Fùi-elle la dernière des servantes de ton père , si elle est
vertueuse, tu ne dois ni l'insulter, ni souffrir qu'on l'in-
sulte.
— Exagération !
— Ce sont les principes de mon grand-père et de tous les
Français qui ont le cœur bien placé.
— Mon honneur est hors de l'atteinte de ces gens-là! Un
grand de Portugal peut seul l'attaquer. Si cet insensé fait im
pas de plus, il est perdu; j'ai à mes ordres une centaine de
paysans qui sauront le mettre à la raison. Si dans le .conflit
il tombe mort , une messe sauvera son âme ; c'est trop de gé-
nérosité envers un hérétique ! «
Horace s'éloigna en silence. Il alla se battre à 'la place de
son ami pour défendre l'honneur d'une jeune fdle qu'il ne con-
naissait pas. Le prix de son dévoùment fut triste; il reçut un
vigoureux coup d'épée qui le retint long-temps au lit; dès
que Sébastien en eut connaissance, il courut se prosterner sur
les dalles d'une église pour implorer la guérison de son ami
et le pardon de ce duel que l'Eglise condamne.
Ainsi avait commencé le double développement de leur
existence; il devait se continuer de même, et quelque dou-
loureuse que fût la leçon dont notre histoire véridique con-
tient les résultats, nous devons en retracer toutes les circon-
stances. Nos deux héros appartenaient à deux classes d'hom-
mes opposées ; celle qui sacrifie les autres à soi et celle qui
se sacrifie aux autres. Les pères jésuites, qui employaient
tout, la vertu comme le vice , ne voulurent pas laisser s'é-
vanouir l'excellente occasion qui s'olfrail, de tourner au profit
de l'ordre et d'exploiter en faveur de sa puissance deux es-
154 HORACE DE BELZUNCE.
prits si contraires. Ils travaillèrent activcmoni à les attirer
dans leur république.
Le jeune Portugais entra dans Tordre, s'engageaut à laisser
tous SCS biens présens et futurs à la compagnie de Jésus.
Les deux amis devinrent alors plus intimes, bien qu'Horace,
étant déjà pj'ofès , se trouvât alors le supérieur de Sébastien.
Parmi les pères qui approchaient le plus des deux jeunes
gens , se trouvait en première ligne le père Angeîo dcl Os-
iran Riguez, homme de quarante ans, habitué au grand
inonde , et maître de cette pénétration , de ce sang-froid que
donne une longue expérience des cœurs.. Son rang de profès
des quatre vœux le plaçait au-dessus du recteur du collège;
et sa participation aux mystères les plus profonds de l'ordre ,
lui donnait un ascendant auquel il était difficile de résister. A
de grandes qualités Piiguez joignait des défauts redoutables.
Sa vie .avait été une longue et orageuse épopée ; sestraiis vigou-
reusement sculptés , mais contractés d'une manière bizarre ,
témoignaient d'une grande agitation et de longs combats.
Il était recherché dans sa parure. Il n'ignorait pas l'influence
de l'extérieur sur les hommes : dévoué à la compagnie de
Jésus, il en pratiquait toutes les maximes, et Horace, son
favori, ne pouvait partager Tastuce de tous ses principes. « Je
<c sais, disait-il alors à Sébastien, que la finesse, la ruse, la
« dissimulation, la flatterie, sont justifiées et sanctifiées par
<c le but que nous nous proposons; mais ce sont des armes
a qui ne sont bonnes qu'au moment fatal des nécessités der-
tc nières. 5) Sébastien pensait autremenlet adoptait, dans toute
leur étendue, les théories des Pères. Il prononça bientôt après
le triple vœu de pauvreté, de chasteté et d'obéissance.
Cependant Sébastien faisait souvent des promenades mys-
térieuses dont il cherchait toujours à dissimuler le véritable
but : une jeune et jolie Juive avait trouvé le moyen de lui
plaiie , lui qui avait témoigné autrefois tant d'aversion pour
sa race. Un jour , le hasard amena dans la même maison le
père Ignace, au moment où le Portugais s'y trouvait. Traité
HORACE DE BELZ€>'CE. loy
par Sébastien avec un orgueil méprisant, Ignace ne pouvait
laisser échapper une si belle occasion de vengeance : comment
faire? Sébastien ordonne à la Juive de fermer ses jalousies , de
contrefaire la malade et d'attendre l'événement. Quant à lui,
il court à la maison professe, ouvre la porte d'Horace et se
précipite dans la chambre de ce dernier, avec toutes les ap-
parences du plus profond désespoir.
c< Ah ! s'écrie-t-il , une femme que j'adore est dangereuse-
ment malade, et un ordre pressant du recteur m'empêche de
voler chez elle; je t'en supplie, Horace, au nom de notre
amitié si intime, n'abandonne pas la jeune lille; va me rem-
placer auprès d'elle : tiens , prends ce médicament ; cours î
elle demeure rue d'Atocha, près de l'église : Horace rends-
moi la vie. y>
Il le poussa dehors avant qu'il eût eu le temps de se recon-
naître; puis Sébastien courut à sa chambre, se déshabilla et
se mit au lit, prétextant qu'il avait la fièvre.
Cinq minutes s'écoulent; la baguette du sous-procurateur
fait retentir sa porte et lui annonce l'arrivée du recteur. Ce
dernier entre , suivi d'Ignace : quelle surprise pour l'un et
l'autre de trouver dans son lit, livré au sommeil, celui que
venait de rencontrer le père Ignace dans un quartier fort
lointain 1
Sébastien eut l'air de ne rien comprendre à l'accusation du
recteur, qui se retourna, fort en colère, du côté du père
Ignace, en lui reprochant ses calomnies. «Je jure par tous îes^
saints, s'écria ce dernier, que j'ai bien cru voir le frère
Sébastien ; sans doute , la faiblesse de ma vue est seule cou-
pable. En tous les cas, je suis bien sur que cette odieuse
maison renfermait tout-à-l'heuie un membre de notre ordre ;
envoyez-y quelqu'un; le coupable doit y être. »
A ces mots, Sébastien poussa un cri d'eifioi qui éveilla
l'attention dn recteur.
« Au nom de votre Vœu sacré (lui dit-il) , je vous ordonne
de me dire ce que vous savez de celte affaire.
156 HORACE DE EELZUNCE.
— Mon père (répondil-il d'une voix tremblante), vous me
demandez d'accuser un ami et un frère?
— Fùt-il voire père, vous le direz : l'intérêt de l'ordre
l'exige; parlez.
— Malheureux Horace! ime Juive l'a. séduit; mon père,
pardonnez-lui I 5>
Il retombe épuisé sur son oreiller.
ce Consolez -vous, mon fils, vous n'avez point trahi votre
ami ; vous l'avez sauvé : ma bénédiction tombe sur vous ;
l'ordre vous protège. »
Les serviteurs du collège sont aussitôt mis en roule vers la
rue d'Atocha; et Horace, surpris dans la chambre d'Esiher,
fut ramené prisonnier au couvent. Sermens, protesiaiions ne
servent de rien : enfermé dans une des prisons de l'ordre, il
médite à loisir sur cette imprudence qui exerce sur sa vie
une influence si cruelle.
Trois longues journées se passent; la tête appuyée dans ses
mains, absorbé dans ses réflexions, il voit naître le soir du
quatrième jour. Une lampe chétive brûle à ses pieds, et la
lune fait jouer le caprice de sesTayons sur les barreaux de la
fenêtre. La porte s'ouvre ; Sébastien entre.
« Eh bien , lui dit Horace, c'est par toi que je suis ici; tu
m'as calomnié ; tu as attiré sur ma tète le châtiment que
méritait ta faute ! Avoue-la : tu seras pardonné. »
Le cœur de Sébastien n'était pas encore entièrement gâté :
cette grandeur d'àme le vainquit. H se jeta en pleurant dans
les bras d'Horace.
ce Sébastien , dit ce dernier , souviens-loi de cette soirée ;
lu es passionné et orgueilleux, je le sais : promets-moi seule-
ment de ne plus me tromper ! Ma poitrine te servira d'abri, si
tu veux; mais je veux savoir pourquoi. »
Sébastien l'embrassa une seconde fois, et lui dit :
ce Par la croix que je porte sur la poitrine, je te le jure. »
L'alliance fut de nouveau conclue, et, le cœur plus léger,
Horace passa sans murmurer de sou cachot dans la cour in-
HORACE DE BELZUÎICE. 157
lërieure , où le boiirreau des pères jésuites frappait à coups
redoublés les épaules nues des coupables. Selon les inslituiions
d'Ignace , ces chàlimens devaient être publics; mais les mu-
railles de la cour étaient si élevées que , dans cette cir-
constance comme dans toutes les autres, les pères jetaient de
fait un voile épais sur leurs actions. Pieds nus, les épaules
seules découvertes, les bras liés avec un cordon de soie jaune,
privilège dû à sa naissance , Horace attendit son sort. Quand
le bourreau eut fait sa lâche , le jeune homme resta là , de-
bout, selon la loi, sous le soleil, le front voilé de tristesse , et
les yeux attachés sur le ciel.
Il y avait alors à Lisbonne une jeune princesse, Constanzia
Nanhes, jeune fdlede dix-sept ans, que la politique ombra-
geuse de la cour de Lisbonne tenait éloignée et comme exilée
à Coimbre sous la garde d'une vieille parente. La maison
habitée par cette jeune fille et sa gardienne était attenante au
collège des jésuites; et les fenêtres de ses apparlemens don-
naient sur la cour où Horace subissait la punition de son
dévoùment. Les épais rideaux de sa croisée étaient soulevés
légèrement; et tandis qucL^Ja tète appuyée sur sa jolie main ,
elle semblait écouter avec attention les vieux récits d'une
Mauresque, qui exhumait de leurs tombeaux les ombres des
amans de Grenade et les délices de l'Alhambra , son œil furlif
errait sur les maisons voisines. Ses regards tombent sur la
figure pensive d'Horace , sur ce front pâle , cet œil fier et si
doux, celte noble attitude, cette tristesse héroïque, ces nobles
formes : jamais modèle posant devant un peintre qui veut
reproduire un héros hellénique, n'offrit un plus admirable
type de noblesse idéale. Constanzia devint rêveuse et n'écouta
plus ces belles histoires qui, peu de temps auparavant, lui
semblaient pleines de vie , de ilamme et de bonheur.
Quelques semaines après celle humiliante et douloureuse
punition , les deux amis , mandés chez don Riguez , se rendent
près de lui. Une mission de la plus haute importance pour
l'ordre va leur être confiée, dit- il. Il s'agit d'enlever
Î58 HORACE DE BELZUNCE.
adroitement à don Oi tez Belhador , ancien amiral de sa Ma-
jesté très Fidèle, un papier qui se rattache aux plus graves
intérêts.
« La possession de ce document est majeure; les moyens
importent peu : la foi sanctifie tout. L'amiral a une femme
encore belle , mais sur le retour. Don Sébastien , gagnez la
confiance de la femme; vous, Horace, soyez l'ami de don
Ortez. Pour faciliter votre entrée dans cette maison, voici
une cassette qu'un cousin de l'amiral m'a chargé de lui re-
mettre ; pensez à la confiance qui vous est montrée et soyez-en
dignes. »
Don Sébastien accepte ce double et singulier rôle avec joie ;
Horace avec répugnance. Ils se présentèrent chez l'amiral,
qui les reçoit fort bien ; ce vieux marin , que la nature avait
doué de peu de finesse, tenait étendu sur un tabouret ses
jambes de goutteux. Bientôt après , on vit entrer la dame du
logis, dont la jeunesse avait dû faire plus d'une victime, et
4ont l'automne était belle encore. On annonce le dîner; les
deux amis y sont conviés ; Horace parle marine avec l'amiral :
Sébastien est aimable et réussit- à plaire. Sa causerie était
douce, poétique, gracieuse et dévote. En vain dona Ulrique se
dégageait-elle de ce sujet de conversation sacrée : Sébastien
y revenait toujours ; donnait-elle un tour de coquetterie au
dialogue commencé, Sébastien reculait obstinément et deve-
nait poli quand il aurait dû être galant. Après le repas, on
passa dans le salon; puis on prit le frais sur le balcon du
palais, qui dominait sur la mer.
ce Tenez , dit la belle Ulrique en souriant à don Sébastien ,
voici un beau crucifix richement travaillé ; je vous prie de
ne pas m'oublier dans vos prières. »
Elle lui fil une profonde révérence et sortit. Horace ne
fut pas plus heureux. L'amiral ne se laissa point séduire;
aucun de ses secrets ne lui échappa : les jeimes gens se ren-
dirent chez don Riguez.
fic Mes amis, leur dit-il, je me suis trompé dans mon choix :
HORACE DE BELZUNCE. 159
changez de rùle. L'amiral aura bien plus de confiance dans
Horace , et sa femme dans Sébastien, m
Le soir même de ce jour, Horace fut abordé par un petit
nègre appartenant à famiral , qui lui glissa dans la main une
grenade; il ouvrit le fruit , et y trouva un papier portant ces
mots : ce Horace, la mission dont vous êtes chargé ne peut
a réussir que par une femme. » Ces mots furent une énigme
pour le pauvre Horace. Le soir même, il se rendit chez l'a-
miral, qu'il ne trouva pas à l'hôtel et qui assistait, avec toute
la noblesse de Coïmbre, à une fête donnée hors la ville.
Horace allait se retirer ; une duègne vint lui apprendre que sa
maîtresse serait flattée de recevoir sa visite. La conversation
fut gaie. Bientôt, avec celte Iranchisc dont il ne pouvait se
défaire, le jeune homme avoua qu'il desirait beaucoup ob-
tenir d'elle un papier utile à son ordre , et il l'indiqua.
Ulrique fixa les yeux sur lui, se leva, prit une cassette,
rouvrit, en tira un papier, et dit à Horace d'un ton ferme :
ce Horace, votre jeunesse et votre naïveté portent avec
elles-mêmes leur excuse.... Voici le papier que vous sou-
haitez : il ne tient qu'à moi d'en disposer, car mon époux
est le premier de mes esclaves. Le papier est à vous. Pro-
mettez-moi seulement ; jurez-moi de »
Elle se lroul>la. Horace lui-même resta muet. Elle vit son
trouble, son horreur: elle comprit les sentimcns qui agitaient
le jeune homme; elle sortit. Le lendemain, l'amiral et sa
femme avaient quitté Coïmbre.
ce Pourquoi n'avoz-vous pas obéi à notre ordre? demanda
don Riguez ù Horace , lorsqu'il lui eut rendu compte de sa
mission. »
La rougeur qui colora les joues du jeune homme fut sa
seule réponse.
ce Vous oubliez souvent, continua le profès des quatre
vœux , que l'ordre auquel vous appartenez a le droit de tout
exiger de vous.
— j\Iêmc un péché? demanda limidement Horace.
160 HORACE DE BELZUNCE.
— Qu'appelez-voiis péché? Le moyen qui conduit à une
fin louable, peut-il être jamais coupable? fùt-il même péché,
que vous importe? Dans ce cas, il retombera sur la tête de
ceux qui vous l'ont commandé! Vous n'êtes rien qu'un instru-
ment; l'Ordre est tout. »
Horace passa dans les larmes la nuit qui suivit celte con-
versation; jamais les chaînes de l'ordre ne lui avaient semblé
si pesantes; jamais sa destinée ne s'était offerte à sa pensée
sous un aspect aussi sombre. Hélas! son cœur, cruellement
blessé, devait sentir plus profondément encore la griffe du
tigre qui l'avait saisi. Les douleurs de cette nuit, l'abaisse-
ment auquel il se trouvait condamné , firent un homme d'un
jeune homme; son courage se retrempa , sa force s'exalta, il
jura de ne jamais acheter le bonheur au prix d'une faute, dût
la mort punir sa résistance.
Sébastien venait d'obtenir un beau triomphe : c'était à ses
efforts, unis à ceux de don Riguez, que l'ordre était rede-
vable d'une admirable acquisition. La princesse Constanzia
et sa duègne avaient congédié leur confesseur, et résolu de
prendre un jésuite. Ces fonctions furent confiées à don Ri-
guez, qui les accepta avec joie, bien que son départ de
Coïmbre fût prochain. Déjà il avait subi l'effrayante litanie
des péchés de la vieille princesse, à laquelle il venait de se
liâter de donner l'absolution ; lorsqu'on annonça la princesse
Constanzia. Par malheur, don Riguez fut mandé dans ce
moment pour une affaire de la plus haute importance , et il
fallut qu'il cédât la place à Horace.
Ce dernier prit place au confessional. Triste et pensif, ses
regards erraient dans la sombre église où ses fonctions l'ap-
pelaient; son œil parcourait cette longue perspective qui
commençait à la porte de sa prison de bois, pour se terminer
à une lampe qui brûlait devant la statue de la Vierge. Tout-à-
coup un bruit de pas se fait entendre : il aperçoit trois formes
de femmes voilées jusqu'aux genoux qui s'avancent à pas
lents vers lui: deux s'arrêtent; la troisième, dont la marche
HORACE DE BELZUNCE. 161
incertaine trahit l'émotion, se dirige vers le confessional.
Horace a devant lui une jeune fille timide , dont il ne peut
apercevoir les traits ; il rassemble sa fermeté , et , répondant
par un grave signe de tête au salut de Constance, il s'apprête
à remplir dignement le ministère sublime confié à sa jeunesse.
Elle tombe à genoux à côté de lui : bientôt il entend la voix
d'un ange qui parle à Dieu.
Elle avoua ses péchés qui eussent été des vertus devant le
juge le plus sévère ; mais lorsque sa voix, devenue trem-
blante , parla du regard qu'elle avait jeté dans la cour du cou-
vent ; lorsqu'elle peignit avec une émotion et une simplicité
indéfinissables l'effet qu'avaient produit sur elle l'aspect dit
jeune homme et l'air de souffrance héroïque qui le distin-
guait ; lorsqu'elle se plaignit de ce souvenir trop doux qui ne
l'abandonnait ni le jour ni la nuit, le cœur de l'homme soutint
une lutte affreuse contre le devoir du prêtre , et il sentit que
la princesse ne pourrait plus être un objet indifférent pour
lui. Toutefois , la confession s'acheva sans que la jeune fille
pût soupçonner qu'elle venait de découvrir son secret à celui
qui causait son trouble. Mais le trait avait porté, et Horace
vit le danger qu'il courait. Constanzia s'aperçut aussi du
trouble du jeune homme. Horace s'éloignait avec soin d'un
si grand péril. Sébastien , admis également auprès de la prin-
cesse , ne put résister à l'influence de cette beauté rare. Au
lieu de la fuir comme faisait Horace , il commença par séduire
la duègne et la mettre dans ses intérêts. Son ami s'aperçut des
desseins que Sébastien avait formés. H résolut de soustraire
Constance aux poursuites de son ami , et devenu le bon ange
de la jeune fille qu'il aimait, il sut la protéger contre le dé'
mon qui l'avait choisie pour sa proie.
La jalousie est clairvoyante , Sébastien eut bientôt tout
deviné; il médite sa vengeance et va dénoncer, au recleur,
la prétendue intrigue d'Horace. Ce dernier est arrêté, il ne
nie pas son amour. Son beau printemps si rapide , si cruel-
lemem tué par la tempête , accable sa pensée. Il se croit
VI.— 4" SÉRIE. J2
J62 HORACE DE BiiLZUNCE.
incapable de résister à ce malheur. Ce n'était ni la nouvelle
trahison de son ami, ni le danger qui le menaçait, qui
ébranlaient son courage. Le souvenir de cet ange qu'il avait
protégé ne le quittait pas. Quel péril pour elle, exposée
sans défense à la passion d'un homme sans principes ! et qui
se faisait une loi de ne rien respecter.
Les pères ne laissèrent pas long-temps Horace dans l'in-
cerlitude. Le troisième jour au soir, il reçut un billet de
Sébastien , par lequel , prévoyant qu'il l'accuserait d'avoir
manqué à sa parole , et de l'avoir dénoncé au recteur, il lui
(lisait de ne s'en prendre qu'à lui seul ; « par votre trahison ,
K ajoutait-il , vous vous êtes placé en dehors de tous les liens
t< de l'amiiié. Acceptez l'offre qui va vous être faite , seul
^c parti qui vous reste à prendre. » Horace jeta loin de lui
ce billet, résolu de n'implorer sa grâce à personne. Une
heure après , Don Riguez entra dans sa prison : le jeune
homme n'apercevant sur les traits du profès qu'une expres-
sion de bonté , se jeta à ses genoux et les baigna de ses
larmes.
ce L'ordre (lui dit don Riguez) ne vous punit pas seu-
lement parce que vous n'avez pas pu résister à votre passion ;
nous sommes tous faibles , et cette robe ne nous empêche
pas d'être hommes; mais vous méritez châtiment à cause du
choix que vous avez fait , et du peu de précautions dont vous
vous êtes entouré. Toute la ville est instruite ; vous ne pouvez
plus y rester. Votre départ est arrêté.
— Au nom du ciel , mon père , imposez-moi les persé-
cutions les plus sévères, déchirez mon corps. Mais ne me
forcez pas à quitter Coïmbre.
— Notre ordre ira-t-il se perdre , pour que vous continuiez
votre roman? Ecoutez-moi! votre sort m'intéresse, vous êtes
de ces hommes dont les femmes surtout apprécient le mérite ,
c'est un don qui appartient à l'ordre , comme tous les dons que
chacun de nous peut posséder. Il se présente une occasion où
votre jeunesse fera peut-être plus que la sagesse des saints
HORACE DE BELZUNCE. 163
frères. Gabrielle d'Esîrces, adhérente zélée de l'hérésie, est
devenue la maîtresse en titre de Henri de France; par elle,
notre ordre pourrait trouver moyen de s'introduire dans cette
cour, si cette jeune femme rentrait dans le giron de l'Eglise.
Voici des lettres de plein pouvoir, un riche costume, de l'or.
Il faut partir aujourd'hui même. Il vous est permis de vous
présenter à cette dame , sous le nom qui vous conviendra le
mieux, et de réussir par tous les moyens que notre zèle nous
suggérera. 5>
Don Riguez se tut, et attendit la réponse du Français.
Celui-ci s'écria avec l'accent de la terreur :
ce Impossible !
— Je ne suis pas ici pour écouler vos plaintes folles.
Adoptez le parti que mon amitié pour vous m'a inspiré , ou
partez cette nuit pour le Nouveau-Monde. Un vaisseau va
mettre à la voile à Oporto, vous vous y embarquerez.
— Sainte mère de Dieu, s'écria-t-il , tu lis dans mon
cœur, tu sais qu'il est pur de vices ! quelle souffrance m'est
donc réservée ! »
Lorsqu'il se releva, les ténèbres régnaient autour de lui,
et son sort était décidé.
Au bout de quelques insians parut Riguez , suivi du geôlier
et d'un matelot; les chaînes d'Horace tombèrent, et le len-
demain matin le San-Antoino voguait à pleines voiles, pour
Rio de Janeiro , emportant l'exilé.
La fraude, l'astuce, l'art d'exploiter les circonstances,'
servirent merveilleusement les desseins de don Sébastien • à
trente-six ans, il était père provincial et devint l'un des
plus ardcns persécuteurs de la noblesse portugaise. Constancia
da Gloiia fut obligée d'entrer en religion à Rome, où une
dévotion peu éclairée réduisit pour elle , à de vaincs prati-
ques, toutes les idées hautes et nobles dont s'enorgueillit
l'humanité. Le malheureux Horace, à son arrivée en Amé-
rique , subit un emprisonnement rigoureux de trois ans ; puis
il fut envoyé dans les Pampas pour y propager la foi chrétienne
n.
164 HORACE DE BELZUNCE.
et convertir des sauvages qui ne pouvaient comprendre les
vérités qu'il venait leur annoncer. On le laissa ainsi languir
dans une obscurité profonde : il devint savant, se livra à
l'étude de l'astronomie , et passa les dernières années de son
existence, retiré dans une vallée desCordillières, à méditer
sur les dangers d'une vie mal commencée, et sur l'aveugle
destin qui avait jeté ses vertus naïves au milieu de la plus
grande société d'ambitieux qui ait dominé le monde.
(^Rétrospective Review.)
NOUVELLES DES SCIENCES,
DE LA. LITTÉRATURE, DES BEAUX- ARTS, DU COMMERCE, DES ARTS
INDUSTRIELS, DE l' AGRICULTURE , ETC.
Nouvelles expériences sur la respiration, la production
de la chaleur animale et la circulation. — L'un des faits
qui ont le plus embarrassé les physiologistes lorsqu'ils ont
voulu donner l'explication des phénomènes de la respiration ,'
c'est la présence de l'acide carbonique dans l'air expiré. On
sait, en effet, que l'air qui a servi à la respiration contient
moins d'oxigène , et au contraire , une plus grande quantité
d'acide carbonique qu'avant son introduction dans les pou-
mons.
Mais où cet acide s'est-il formé? Par quelle voie est-il mé-
langé avec l'air expiré? voilà des questions qui n'ont pu être
résolues jusqu'ici. Ce n'est pas cependant que de nombreuses
hypothèses n'aient été émises pour on donner l'explication.
La plus ingénieuse et celle qui obtint le succès le plus écla-
tant fut celle proposée par Lavoisier ; il supposa que la por-
tion d'oxigène de l'air qu'on ne retrouve pas après l'expiration,'
s'était combinée avec le carbone contenu dans le sang et avait
formé l'acide carbonique qui se trouve en excès. Comme
deux corps ne peuvent se combiner sans qu'il y ait produc-
tion de calorique , il attribuait la chaleur animale au calorique
dégagé continuellement par la combinaison de l'oxigène de
l'air avec le carbone du sang.
Cependant Lagrangc ayant remarqué que la température
166 NOUVELLES DES SCIENCES.
du poumon n'était pas notablement plus élevée que celle des
autres organes, et que le calorique produit par la combinai-
son continuelle du carbone et de l'oxigène aurait suffi pour
brûler le poumon lui-même , il supposa que l'oxigène, au lieu
de se combiner dans le poumon avec le carbone , était en-
traîné dans la grande circulation , où il s'unissait au carbone
et était ensuite rapporté au poumon à l'état d'acide carbo-
nique. Mais celte théorie elle-même élait opposée aux faits;
caria différence qui existe entre le sang veineux au moment
où il enîre dans le poumon, et le sang artériel quand il en
sort, démontre bien que cette transmutation se fait instanta-
nément dans cet organe lui-même.
Les expériences que le docteur Rogers, de Philadelphie,
vient de publier récemment , jellent un nouveau jour sur celte
question importante, en même temps qu'elles font connaître
une nouvelle force dont l'action n'avait été jusqu'ici qu'impar-
faitement étudiée. Cette force est celle qui fut aperçue et dé-
crite d'abord par jM. Dulrochei, sous le nom A^endosmose
des liquides, et d'après laquelle, lorsque deux liquides diffé-
rens sont séparés par une cloison mince et imperméable, il
s'établit un courant au travers de cette cloison.
Les expériences de M. Rogers lui ont démontré que le phé-
nomène d'endosmose n'a lieu que quand la cloison est un
tissu organisé végétal ou animal, elqu'il varie non-seulement
suivant la nature de ce tissu, mais aussi suivant celle des
fluides (liquides ou gaz) (pii sont mis en contact avec les
deux surfaces du tissu. Avant de faire connaître quelques-
unes des applications que le savant américain a faites de cette
découverte à 1 étude de plusieurs parties de la physiologie ,
donnons une idée de l'énergie avec laquelle peut agir celte
force nouvellement connue. Si on attache un morceau de
membrane sur le gouleau d'une bouteille renq)lie d'une solu-
tion de sulfate de potasse , et qu'on la plonge renversée dans
un vase rempli d'eau pure, au bout de quelques heures on
verra cette membrane dislendue en dehors, et cette disten-
NOUVELLES DES SCIENCES. 167
sion ira en augmeniant jusqu'à ce que la membrane crève
par l'effet de la pression qu'elle supporte, et en même temps
on verra diminuer proportionnellement la quantité d'eau con-
tenue dans le vase. Dans une expérience rapportée par le
docteur Rogers , la rupture de la membrane (dont il ne fait
pas connaître la nature) s'opéra au bout de deux heures, et
il dit avoir calculé que la force de pression qu'elle avait à
supporter dans les derniers instans était au moins de quatre
atmosphères, et qu'elle serait devenue beaucoup plus consi-
dérable si la membrane avait pu la supporter.
Dans cette expérience, la cloison membraneuse qui sépa-
rait les deux liquides n'avait permis qu'un seul courant, un
courant ascensionnel ; mais dans d'aulres cas, il s'établit deux
courans ou une communication réciproque , bien que souvent
dans des proportions différentes , entre les deux fluides sé-
parés par la membrane. C'est sur ce fait important que repose
la nouvelle théorie de la respiration proposée par le docteur
Rogers, et que l'expérience suivante va faire comprendre.
Ayant rempli de sang veineux et récemment tiré une petite
vessie de coclion , qu'il suspendit ensuite sous une cloche en
verre pleine d'oxigène et placée sur une cuve de mercure ;
il vit bientôt s'abaisser la surface du mercure qui formait le
fond de la cloche. Ayant ensuite analysé le gaz que celle-ci con-
tenait, il reconnut qu'une grande quantité d'oxigène avait
disparu et avait été remplacée par une quantité plus grande
encore d'acide carbonique, ce qui expliquait l'abaissement
du mercure. La même expérience , répétée avec d'autres gaz,
tels que l'hydrogène, l'azote, l'hydrogène pur carbonisé, a
fourni les mêmes résultats. Dans tous les cas il y a eu émis-
sion de gaz acide carbonique.
Il ressort donc de cette expérience, d'abord, que le sang
veineux contient de l'acide carbonique, ce qui n'avait en-
core pu être démontré par aucune expérience directe, et
qu'il n'est point formé dans le poumon par la combinaison de
i'oxigène de l'air avec le carbone du sang, comme Lavoisier
168 NOUVELLES DES SCIENCES.
l'avait pensé. Elle offre en outre la solution du problème de
la respiration par l'analogie qui existe entre l'appareil em-
ployé dans l'expérience précédente et le poumon.
Chez les mammifères, le poumon reçoit, à chaque inspi-
ration , un volume considérable d'air atmosphérique pendant
que les veines pulmonaires qui se ramifient sur ses parois lui
fournissent une grande quantité de sang. Nous trouvons donc
ici, comme dans l'expérience précédente, d'un côté de la
membrane pulmonaire et en contact avec elle, une atmosphère
d'oxigène et d'azote, et de l'autre côté, également en con-
tact avec elle, une grande quantité de sang veineux. Aussi
voyons-nous, encore comme dans l'expérience, de l'acide
carbonique éliminé à chaque expiration.
Si l'on compare ie volume considérable d'acide carbonique
fourni à chaque expiration (de trois à dix ou onze centièmes)
à la petite quantité obtenue dans l'expérience , on sera peut-
être étonné d'une aussi grande différence , bien que la cause
soit la même; mais l'étonnement disparaîtra si l'on remarque
la différence qui existe dans l'étendue de la surface dans les
deux cas. Toute la surface de la petite vessie employée dans
l'expérience n'excédait pas huit pouces carrés , tandis que
la membrane pulmonaire offre, à l'air, une surface bien plus
considérable, et sur laquelle le sang, passant avec une
grande rapidité, se renouvelle à chaque instant.
Le principe établi ici par le docteur Rogers permet d'expli-
quer aussi avec la plus grande facilité comment s'opère la
respiration chez les poissons et autres animaux aquatiques
pourvus de branchies (qui remplacent chez eux les poumons),
et comment ils séparent l'élément respirable contenu dans le
liquide au milieu duquel ils vivent.
Il est encore facile de concevoir, d'après le même principe ,
comment toute la différence qui se trouve entre la respiration
des animaux et celle des plantes peut être le résultat d'une
simple modification dans la structure entière des tissus qui
permettent, chez les plantes, l'introduction de l'acide carbo-
NOUVELLES DES SCIENCES. 169
nique et la sortie de l'oxigène , tandis que c'est ie contraire
qui a lieu chez les animaux. Ainsi s'explique encore facile-
ment la nutrition interne des animaux et des végétaux par
cette propriété qu'ont les tissus d'attirer ou de repousser cer-
taines substances.
Le même physiologiste a obtenu , en modifiant légèrement
la dernière expérience, un résultat d'une haute importance,
puisqu'il tend à substituer une nouvelle théorie pour la pro-
duction du calorique chez les animaux, à toutes celles pro-
posées jusqu'ici. Ayant voulu constater si la température du
sang contenu dans la petite vessie éprouvait quelque modi-
fication pendant la sortie de l'acide carbonique et l'introduc-
tion de l'oxigène, il y introduisit le bulbe d'un thermomètre,
et vit avec étonnement une élévation considérable de la tem-
pérature pendant cette opération.
Cette expérience , dit l'auteur, nous prouve donc que quand
une membrane ou un tissu est traversé en vertu de ses forces
moléculaires par un fluide, il en résulte une élévation de
température, et comme chez les animaux il s'établit sur tous
les points de leur économie des courans qui varient suivant le
tissu et le fluide qui les traversent, il est facile de concevoir
comment se produit la chaleur qui les anime, et comment elle
est entretenue à-peu-près au même degré dans toutes les
parties.
Parmi les autres applications que le docteur Rogers fait de
ces expériences à l'étude des phénomènes de l'organisation,
il en est encore un que nous noterons, c'est l'induction qu'il
en tire pour l'explication de la circulation veineuse , circula-
lion dont la cause est encore un mystère pour le physiolo-
giste, bien que de nombreuses hypothèses aient également
été avancées à son occasion. Cette cause, d'après le phy-
siologiste de Philadelphie, résiderait dans la force que
possèdent les tissus, d'attirer et de se faire traverser,
même malgré une forte pression , par certains fluides avec
lesquels ils sont en coniact.
170 NOUVELLES DES SCIENCES.
Quelle que soit rexactitude des inductions que le docteur
Rogers a tirées de ses expériences , elles n'en sont pas moins
remarquables, d'abord, parce qu'elles ajoutent aux faits ira-
porians déjà signalés par M. Dutrochet, et surtout parce
qu'elles donnent plus d'étendue à une science d'une création
îoute récente, qui n'a même pas encore reçu de nom spé-
cial , celle qui , par la réunion des lois organiques aux lois
physiologiques, cherche à rattacher les phénomènes vitaux
aux phénomènes généraux qui régissent la matière inorga-
nique.
€caiTomie politique.
Situation des dernières classes en Irlande (1). — Il est moins
facile qu'on ne le pense communément de connaître l'état de
misère ou d'aisance d'un peuple. Sans doute, l'apparence de
la population, l'aspect extérieur de ses habitations, la manière
dont elle s'habille, la connaissance de toutes ses habitudes, la
nature du sol qu'elle habite, son industrie et les revenus
qu'elle fournit à l'état, sont des élémens très importans pour
juger approximativement de ses ressources et de ses besoins;
mais pour les apprécier avec exactitude, il ne faut point
s'en rapporter à ces indications générales. Il est une foule de
détails sur lesquels les tableaux statistiques et les voyages res-
tent muets, et que l'on ne peut connaître qu'après un séjour
prolongé et une espèce d'intimité. C'est à ce titre que les
documenssuivans, sur l'état actuel de l'Irlande, nous parais-
sent offrir de l'intérêt : ils sont extraits du rapport du docteur
Barrelt, l'un des commissaires chargés par le gouvernement
anglais de faire des recherches sur l'état des pauvres en
Irlande.
(1) Voyez, dans noire numéro du mois d'août, l'article intitulé: Histoire
insurrectionnelle de l'Irlande depuis le commencement du dix-huiticme siècle
jusqu'à nos jours.
NOUVELLES DES SCIEISCES. 171
Il est généralement admis par tous les médecins qui ont
pratiqué en Angleterre et en Irlande , et surtout par ceux qui
ont été en mesure de comparer les hôpitaux de ces deux pays,
que le nombre des maladies est non-seulement beaucoup plus
considérable, mais qu'elles sont encoi-e bien plus fâcheuses
et qu'elles se terminent plus souvent d'une manière funeste en
Irlande qu'en Angleterre, à Dublin qu'à Londres. Pour tout
observateur impartial , la cause d'une telle différence est aussi
évidente que la différence peut l'être elle-même. On ne peut
l'attribuer qu'aux privations de tout genre qu'éprouvent les
Irlandais, à l'infériorité de leur nourriture, de leurs vête-
mens, de leur logement et à l'abus plus excessif et plus pro-
longé qu'ils font des spiritueux. Signaler , comme quelques
personnes le font souvent, un petit nombre d'individus robustes
et d'une belle santé, dont l'énergie de la constitution a lutté
avec avantage contre les causes débilitantes au milieu des-
quelles ils sont placés, et les citer comme la preuve de
l'excellence de leur manière de vivre , de leurs alimens et de
leurs habitudes, c'est faire de l'exception la règle. Ceux qui
ont pénétré parmi les dernières classes de ce pays, soit à la
ville , soit à la campagne , savent que l'on y rencontre un bien
plus grand nombre de figures pâles et amaigries , indices d'un
âge prématuré , que de ces physionomies heureuses dont l'ex'
pression annonce la satisfaction et la santé.
Dans les districts ruraux et hors de l'enceinte des villes »
les pauvres Irlandais vivent, pour la plupart, dans des huttes
ou cabanes bâties avec de la terre humectée ou des pierres
sèches. Chaque hutte ne comprend qu'une seule pièce, oii
l'on ne voit d'autre meuble qu'un pot pour faire cuire des
pommes de terre , une mauvaise paillasse , les lambeaux de
quelque couverture, sous lesquels tous les membres de la
famille se pressent la nuit, dans une nudité presque com-
plète, cherchant ainsi à se réchauffer mutuellement. La
paille sur laquelle ils couchent est à peine renouvelée tous les
six mois. Quelquefois celle pièce contient en outre une table
172 NOUVELLES DES SCIENCES.
avec une couple de chaises et même quelques' pièces de vais-
selle; mais, le plus souvent, ces divers objets manquent. Le
meuble qu'on trouve constamment dans ces misérables ré-
duits est le porc , qui y occupe un emplacement spécial , et
qui est considéré comme l'hôte le plus indispensable, car c'est
lui qui fournit les moyens de payer le loyer. Le tas de fumier
que l'on amasse auprès du porc est encore l'objet d'un soin
tout spécial; il est adossé contre la croisée ou près de la
porte, et a pour accompagnement nécessaire, une mare
d'eau stagnante. Chaque cabane est ordinairement occupée
par une ou deux familles composées de quatre à six individus.
Les rues sont dégoûtantes d'ordures et de fange ; et il s'en
élève continuellement des émanations pernicieuses pour la
santé des habitans.
Quand ce sont des maisons au lieu de huttes qu'habitent les
pauvres gens , alors ils y sont entassés en si grand nombre ,
qu'on le croirait difficilement sans l'avoir vu. Chaque cham-
bre est partagée en plusieurs divisions pour recevoir deux
ou trois familles. Le propriétaire n'y fait jamais la moindre
réparation, tant qu'elles ne sont pas en danger de crouler.
Le loyer est ordinairement d'un shilling par semaine pour
une chambre entière, ou de huit pence pour la moitié, en
sorte qu'une petite maison de quatre à six chambres ne rap-
porte pas moins de 12 à 15 livres sterling par an.
ce Lorsque je visitai ces cabanes, dit le docteur Carrett, je
trouvai plusieurs habitans qui ne pouvaient en sortir faute
d'habilleniens; la misère les avait forcés à vendre jusqu'aux
haillons dont ils pouvaient se couvrir. La plupart des prê-
tres catholiques m'ont dit qu'il arrivait fréquemment aux
paysans de ne pouvoir venir à la chapelle le dimanche parce
qu'ils n'avaient pas des hardes convenables. Je remplirais des
volumes si je voulais rapporter tous les exemples de cet état
de misère que j'ai recueillis. Je ne puis cependant me rappeler
sans peine une jeune fdle déjà grande , que je vis un jour en
entrant dans une de ces cabanes accompagné du médecin du
KOUVELLES DES SCIENCES. 173
dispensaire , à demi nue , se cachant dans un coin , et qui ne
pouvait sortir au dehors pour chercher de l'ouvrage parce
qu'elle n'avait pas de vêtemens décens pour se couvrir.
C'est à l'absence de vêtemens et à l'action du froid et de
l'humidité que les médecins attribuent les nombreuses affections
de poitrine qui font chaque année tant de ravages sur cette
malheureuse population, tandis que les maladies d'estomac et
d'entrailles , qui y sont également très fréquentes , dépen-
dent surtout de la nourriture exclusivement composée de
pommes de terre , et surtout de celles de la plus mauvaise es-
pèce, nommée dans le pays a lump, et que l'on préfère parce
qu'elle est beaucoup plus grosse et qu'elle fournit une récolte
plus abondante. On ne la mange que bouillie, parce qu'elle est
ainsi d'une digestion plus difficile, qu'elle reste plus long-
temps sur l'estomac et empêche la faim de se faire sentir plus
tôt. Dans beaucoup d'endroits, la pomme de terre forme toute
la nourriture du pauvre , qui la mange seule le matin, à midi
elle soir, lorsqu'il peut faire trois repas par jour, ou, tout
au plus, avec un peu de lait ou des harengs salés. Le pain de
froment, les œufs et le lard sont des objets de luxe auxquels
ils ne pensent même jamais. Il s'en faut encore que la nourri-
ture des enfans soit celle qui conviendrait à leur âge. Le
poisson salé et les pommes de terre en font la principale
base; l'orge, l'avoine et le riz sont d'un prix trop élevé
pour qu'on puisse leur en donner. L'époque où le pauvre
Irlandais est réduit à la plus mauvaise nourriture est celle
où les provisions de pommes de terre de l'année précé-
dente , sont consommées avant la nouvelle récolte. En con -
sultant les registres des hôpitaux, on reconnaît que c'est
aussi pendant ce temps que les affections d'estomac et des
intestins sont les plus communes. C'est aussi le moment où la
fièvre règne avec le plus d'intensité.
La disette , à cette époque , est quelquefois si grande, que
les classes les plus pauvres n'ont pour tout aliment que les
herbes , les coquillages et ce qu'ils peuvent trouver sur le
174 NOUVELLES DES SCIE>'CES.
rivage. Pendant les mois de juin et de juillet derniers, les tra-
vaux de l'agriculture devinrent si rares et la misère fut si géné-
rale que beaucoup d'individus périrent réellement de faim.
A cette époque , les pommes de terre ne se vendaient que
six deniers le poids de 21 livres; ainsi, ces pauvres gens se
trouvaient dans l'impossibilité la plus complète de les acheter
même à ce bas prix. Beaucoup de journaliers ne travaillaient
que pour leur propre existence ; et , pendant ce temps , leurs
femmes et leurs enfans restaient sans ressources. Tous ceux
qui auraient pu compter sur la prochaine récolte de pommes
de terre avaient été obligés de la vendre d'avance pour se
soutenir quelques jours de plus. Aussi, pour eux, la disette
se prolongea -t-elle beaucoup plus qu'elle n'eût dû le faire
réellement.
iîti'tforoloijif.
Tempe lature des puits profonds dans l'Inde , à F ouest
de la Junina. — Le Rev. Everest s'est livré à ime série de
recherches , à différentes profondeurs , pour constater la tem-
pérature des puits dans l'Inde , lesquelles peuvent servir de
comparaison pour déterminer l'accroissement moyen de tem-
pérature avec la profondeur , dans l'intérieur du globe. Ces
puits n'ont, en général, que 30 ou Uù pieds, lorsqu'ils sont à
quelques milles de la rivière ; mais , au-delà du Rhetak , ils
n'ont pas moins de 110 à 120 pieds; celui du fort Hansi en
a 16o. Dans chacun d'eux la température augmente avec la
profondeur; toutefois il y a une exception dans la saison des
pluies; alors la température se rapproche de 78° Fah. (20°, 4 R.
ou 25, 5 c), qui est à-peu-près celle de la pluie. Il en résulte
que les puits profonds sont à leur minimum de chaleur dans
la saison chaude , et se réchauffent dans la saison froide ; le
contraire a lieu dans les puits superficiels. L'on a remarqué
aussi que dans les puits qui servent à l'irrigation et dont l'eau
est sans cesse enlevée, la lempéraiurc est plus grande et aug-
NOUVELLES DES SCIENCES. 175
mente plus rapidement que dans les puits qui ne servent pas
à l'arrosement , comme le démontrent les, chiffres suivans :
TCITS KB' SEBVA5T POINT A L IRRIGATION.
Pieds. Température.
42 F. 78°,6
60 79,2
80-100 79 ,6
120 79,8
160 80 ,0
PDIIS QUI SEKVEHT A L Ih]\TGATION.
Pieds,
Température,
CO.
90.
120.
F.81°,0
81 ,9
82 ,7
Dans le cours d'une campagne , le lieutenant Tremenheere
a fait, sur la température d'un grand nombre de puits situés
dans une vaste partie de l'Inde, entre 26° et 28° lat. N.
et 76°, et 78. Ion. E. des observations qui ont donné pour
moyenne :
Nombre de puits observés. Profondeur. Température.
13 de 40 à SOpieds 78 ,0 F.
6 de 80 à 120 79,9
4 de 1 20 à 1 40 8 1 ,0
La température moyenne de la contrée est de 76. Fahr.
6ciau*c5 €l)imiquc5.
Existence d'une espèce particuHère de goudron , dans h
sang. — M. Osborn, après s'être livré à une foule de recherches
sur la composition du sang humain , vient d'annoncer qu'il y a
découvert une espèce particulière de goudron. Voici le procédé
qu'il suit dans les expériences : II mêle intimement une once
d'acide sulfurique concentré avec une livre de sang humain ,
non encore coagulé , puis il laisse le mélange reposer pen-
dant 24 heures; alors, il y ajoute 2 onces de carbonate de
chaux et remue jusqu'à ce que l'effervescence produite par
le dégagement du gaz acide carbonique ait cessé. Alors le
tout est mis dans une cornue de terre vernissée , au col de
laquelle on adapte un long tube qui va plonger dans un flacon;
176 NOUVELLES DES SCIENCES.
OU chauffe graduellement le cornue au bain de sable. Il se
dégage d'abord du gaz acide carbonique auquel succède un
liquide contenant le goudron qui surnage. Ce goudron est vis-
queux; consistant, comme le goudron végétal, et d'une odeur
très désagréable. Soluble dans l'alcool , il brûle comme le gou-
dron ordinaire, mais en répandant une odeur de plumes
brûlées ; chauffé dans un tube , il donne un gaz qui s'enflamme
par l'approche d'un corps enflammé , et qui paraît être du
gaz hydrogène carboné. (1)
CinstalUsation du sodium. — Le sodium est la substance
métallique que H. Davy a extrait le premier, de la soude,
comme le potassium a été retiré également par lui de la
potasse , ainsi qu'on a pu le voir dans la Notice Biographique
que nous avons consacrée à cet illustre chimiste dans le cahier
d'octobre. Depuis la découverte de Davy, ces métaux ont fait
l'objet des recherches d'un grand nombre de chimistes. Mal-
gré cela, l'on n'avait pas encore obtenu le sodium à l'état
de cristaux , ou du moins, l'on n'avait pas remarqué que
des sections , dans une de ses masses , présentassent une
apparence ou une surface cristalline. Ce dernier fait s'est pré-
senté à M. Boottiger, et peut être répété de la manière la
plus simple. Si l'on coupe en deux avec un couteau extrême-
ment tranchant, une boule aussi grosse que possible de
sodium parfaitement dépouillé de naphte, les deux sinfaces
de section ne présentent , comme on sait , aucune trace de
(1) Note du trad. Dans l'exposé des recherches de M. Osborn, nous
reconnaissons bien le goudron pour un des résultats qu'il a obtenus, mais
non son existence dans le sang humain comme principe immédiat. Tous les
chimistes connaissent la puissance désorganisatrice que l'acide sulfurique
concentré exerce sur les substances végétales et animales; or, le goudron ob-
tenu par ce deruicr nous paraît dû à la réaction que cet acide concentré opère
sur l'albumine, la fibrine, la matière grasse, etc., du sang; celle opinion nous
paraît la seule admissible jusqu'à ce que M. Osborn soit parvenu à extraire
directement le goudron du sang par unmojen qui ne le dénature point.
NOUVELLES DES SCIENCES. 177
Structure cristalline. Mais, si ces deux hémisphères sont
plongées immédiatement dans l'essence de térébenthine, les
faces coupées changent d'apparence au bout de quelques
minutes, d'une manière fort remarquable, et l'on obtient
ainsi une surface évidemment cristalline, semblable au
moiré métallique qu'on produit par l'action de l'eau acidulée
par l'acide sulfurique sur le fer-blanc. Toutes les espèces
d'essences de térébenthine ne produisent pas cet effet; mais
la plupart de celles qu'on trouve dans le commerce , ainsi
que celle qui est traitée par le chlorure de calcium jouissent
de cette propriété.
De l'art en Allemagne , et des révolutions quilyasuhies.
— L'art allemand s'est toujours distingué par un caractère de
gravité sévère, d'observation et de profondeur qui n'appartient
pas aux autres peuples. Avant le xiv* siècle , la Germanie pos-
sédait une école de peinture florissante , qui descendait im-
médiatement de l'école byzantine , et qui en avait la raideur
affectée. Van-Eyck créa l'école vraiment aUemande , et rem-
plaça la recherche souvent artificielle de ses prédécesseurs
par une pureté de sentiment inconnue avant lui. Beaucoup
d'artistes l'imitèrent.
Ce fut une révélation extraordinaire dont les frères Bois-
serée étonnèrent l'Europe, lorsqu'au commencement de
ce siècle, ils lui découvrirent tout un monde de peinture
contemporain de la féodalité, oublié, délaissé ou méprisé,
et appartenant exclusivement à l'Allemagne. Leur collec-
tion fut l'œuvre de toute leur vie. Nés à Cologne, ils puisèrent
à deux sources différentes l'amour des arts et la singularité
exclusive de leurs goûts : ce fut à Paris, où Napoléon avait
réuni, en guise de trophée, les œuvres des vieux maîtres,
qu'ils conçurent la première idée de leurs travaux. Ils les
régularisèrent sous la direction des frères Schlcgel , qui don-
VI. — 4® SÉRIE. 12
J78 NOUVELLES DES SCIENCES.
naient alors une impulsion nouvelle à la critique des arts et
de la littérature. Leurs recherches, leurs comparaisons, leurs
travaux ne leur permirent pas de douter que la tradition by-
zantine n'eût formé la première école allemande, à la source
de laquelle ils remontèrent, et dont Guillaume de Cologne
fut le héros. Ce peintre avait imité (mais en se rapprochant
davantage de la nature) la manière conventionnelle des By-
zantins. Il avait ainsi frayé la route à Van-Eyck et aux élèves
de ce dernier, qui adoptèrent un style plus vrai , plus simple ,
plus religieux, et qui forme la seconde période de l'art alle-
mand. Là se trouvent réunis Hemmeling, Hugo, Vandergoes,
Israël Yanmeckenem , Michel Wohlgemulh, Martin Schoen
^t quelques autres. La troisième période date d'Albert Durer,
se continue avec Lucas de Leyde, Jean de Mabuse, Cra-
nach , Holbein , et s'arrête au xvi* siècle. Dt\jà , chez les der-
niers adeptes de cette école, on aperçoit l'influence des Ita-
liens, qui s'emparaient du sceptre des arts. Leur caractère
devient moins allemand; la forme est plus pure , ou plutôt
elle n'est pas si durement accusée ; c'est une nouvelle influence
qui se fait sentir. En effet , depuis cette époque , l'Italie en-
yahit tout. L'art original de l'Allemagne se perd; et l'on ne
voit renaître la tradition germanique que deux cents ans
après, en 1803, sous l'inspiration des frères Boisserée.
Leur magnifique collection éveille une réaction violente.
Goethe, Canova , Thorwaldsen, Schlegel comblent d'éloges et
les créateurs de l'art allemand et les patiens collecteurs de ce
musée unique, que le roi de Bavière acheta , en 1827, 386,000
florins.
Les premiers effets de la réaction eurent quelque chose de
ridicule et d'absurde. On imita non-seulement les qualités
hautes, le caractère religieux, l'énergie suave , la grandeur
mélancolique, dont les compositions des anciens maîtres
portaient l'empreinte; mais aussi la raideur des attitudes, le
défaut de perspective , la sécheresse des détails et l'inhabileté
de l'exécution. Par degrés, ces déduits s'affaiblirent; et une
^NOUVELLES DES SCIENCES. 179
nouvelle école surgit, qui , professant la pins haute admira-
tion pour les anciens maîtres , ne se borna pas à calquer
leurs défectuosités frappantes. Le nom de Cornélius et de
Schadow se répand à travers l'Europe. Plusieurs collections
rivales de la collection Boisserée se forment en Allemagne,
entre autres celle de M. Solly, amateur anglais, qui, aidé
des conseils de M. Hirt, a réuni plus de trois mille tableaux
de diverses écoles anciennes, achetés 610,000 thalers en 1820
par le gouvernement prussien. Le ridicule de l'exagération
s'éteint ; des règles certaines et raisonnables guident enfin les
artistes; des écoles s'élèvent dans les principales villes de
l'Allemagne, et des chefs-d'œuvre sont le résultat de cette
impulsion. La fureur pour les vieux tableaux avait été long-
temps si contagieuse en Allemagne que, lorsque les Italiens
rencontraient quelques-unes de ces croûtes enfumées que
personne ne voulait acheter, et qui n'avaient pour eux aucune
valeur, ils s'écriaient : « cela serait de défaite en Allemagne. »
Cette mode passa comme toutes les manies révolutionnaires.
Rien de plus curieux que l'histoire du nouveau développe-
ment de la peinture en Allemagne, pendant ces dernières an-
nées, années fécondes, qui ont produit Cornélius et Schadow,
et vu se former ou renaître les écoles de Mimich, de Dussel-
dorf et de Berlin, pendant que la sculpture et l'architecture se
réveillaient à la voix de Rauch et de Schinkel , pendant que les
nouvelles universités de Berlin et de Bonn répandaient au loin
la science, pendant que la Bavière attisait, en Germanie, cette
grande flamme d'émulation et de progrès dont lepays est encore
dévoré. Grande révolution intellectuelle, liée à la révolution
politique, et surtout au mouvement singulier commandé par
les fi'ères Schlegel , mouvement opposé au despotisme militaire
de Bonaparte , coïncidant avec le nouveau mysticisme catho-
lique de Novalis ; et servi par les efforts des frères Boisserée.
Celte histoire , un ami des arts , riche , éclairé , le comte de
Raczynski , vient de l'entreprendre, d'une manière lai'gc,
grande et noble. C'est un beau monument qu'il élève aux artistes
12.
180 NOUVELLES DES SCIENCES.
de l'Allemagne moderne, enrichi de magnifiques gravures,
de délicieuses vignettes et qui formera trois volumes in-4°. (1)
C'est la première fois que l'on a conçu l'idée d'un travail
aussi important pour l'histoire de l'intelligence et de la civi-
lisation. Si nous possédions une œuvre analogue pour l'époque
de Raphaël , ou pour celle de Vandyck et d'Albert Durer, l'his-
toire des plus belles conquêtes de l'homme dans les arts d'imi-
tation s'offrirait tout entière et sans voile à l'observation du
philosophe.
Statistique.
Effets de la réduction du timbre sur la circulation des
jouî^naux. — Dans notre dernière livraison, nous avons donné,
sous ce titre , des documens curieux sur la circulation des
journaux de la Grande-Bretagne , circulation qui s'est rapi-
dement accrue depuis la réduction du timbre. L'empressement
avec lequel cet article a été reproduit par les journaux fran-
çais, nous a donné une preuve de l'importance que l'on atta-
chait à consigner ces résultats. Aussi , nous empressons-nous
de reproduire la substance d'un nouvel article que le Tait's
Magazine vient de consacrer à cette question.
La circulation des journaux de province augmente chaque
jour dans une proportion plus considérable que celle des
journaux de Londres; parce que ces feuilles s'adressent plus
directement aux petites bourses. Un journal de Londres, qui
coûte encore six livres et dix shillings par an , ne peut être
recherché que par les lecteurs de la classe aisée , les salons de
lecture , les clubs et les tavernes. On doit tenir compte aussi
de l'époque où la réduction du timbre est venue modifier le
prix des feuilles quotidiennes. Octobre et novembre ont tou-
jours été une mauvaise saison pour la presse politique. Cepen-
(1) La première partie de ce grand ouvrage , rédigée en allemand , vient de
paraître à Berlin Sous peu de jours, elle sera aussi publiée eu français, avec le
même luxe, à la librairie de M. Jules Kcuouard,
NOUVELLES DES SCIENCES. 181
dant le Mornîng Chronîcle a gagné 14 p. 7o depuis octobre;
et le True Sun, journal du soir radical, a presque doublé son
tirage. Le Constitutîonal, de la même opinion, continue àpro-
spérer; mais ce sont surtout les feuilles hebdomadaires de
Londres qui ont le plus profité du bénéfice de la loi: quelques-
unes, comme le IJ'eehhj True Sun, sont parvenues, depuis
deux mois, à un chiffre très élevé : le Weekly True Sun we,
distribuait que 1300 exemplaires en juillet dernier : il en place
aujourd'hui plus de 13000. Le Tait' s Magazine appelle prin-
cipalement l'attention de ses lecteurs sur le progrès de la
presse provinciale de la Grande-Bretagne, depuis la réduction
du timbre. En voici le tableau.
A Montrose , dit-il , dans le comté d'Angus en Ecosse , la Mont-
rose Review tirait, en septembre dernier, à 780 exemplaires; elle
tire maintenant à 950. — Des deux journaux de Dundee, l'im a
augmenté de 50 p. 7o; l'autre, de 1083 exemplaires, s'est élevé à
1540. — Le Perth Ckronicle a gagné 20 p. ^j^. — Le Stirling
Observer, feuille fondée depuis la réduction, a déjà une circulation
de 700 exemplaires. — Les diverses feuilles libérales de Glascow ont
presque doublé leur tirage. -A Kilmanrock, ville manufacturière
d'Ayrshire, les feuilles hebdomadaires ont augmenté de 70 p. %. — A
Dumfries le Z>«m/>7V* Coj/yzVr tire 1700, etne lirait que 1300 avantla
réduction. — A Edimbourg, Taugmentalion est de 200 par journal.
Maintenant, si d'Ecosse nous rentrons en Angleterre par les comtés
du Nord, nous trouvons que le Durham Chronicle a augmenté
dans la proportion d'un cinquième. — Les quatre journaux du
comté de Cumberland ont gagné 300, et ceux du Westmoreîand250.
— Dans leYorkshire, le Leeds Times place maintenant 2500 numé-
ros par semaine, ce qui équivaut à une augmentation de 150 p. "/q- -A-
Preston, le Preston Chronicle tire à 1300 au lieu de 750. — Le
Liverpool Chronicle augmente chaque semaine son tirage de 500.
— Le Lincoln Mercury se distribue à 6500, au lieu de 6000. — A
Noltingham, les journaux libéraux n'ont augmenté leur tirage que
de 250. — Dans le comté de Salop, pays oii régnent de riches familles
tories , les journaux whigs et radicaux l'emportent sur leurs con-
currens et gagnent tous les jours. — Le Su f folk Chronicle a aug-
182 NOUVELLES DES SCIEÎSCES.
mente de 16 p. ^\y — Le Northampton Mercury a gagné 300. —
Le Philantropist de Birmingham et le IFarwick Advertiser ,
25 p. °/y. — Le Hereford Times a obtenu une augmentation de
80 p. 7o — Dans le comté de Gloucester, quelques feuilles ont doublé
leur tirage; d'autres l'ont augmenté d'un tiers ou d'un quart. —
Windsor, résidence royale, n'a qu'un journal , et il est radical -. il a
augmenté d'un douzième. — Dans le Wiltshire et à Balh, les feuilles
whigs et radicales ont augmenté de 20 '^',; à Plymouth, de 50; à
Devonport, d'un tiers. On remarque le même progrès dans le pays
de Cornouailles, dans le comté de Dorset et dans celui de Snssex. —
Brighton est, comme Windsor, une résidence royale, et là aussi
le radicalisme le plus franc s'est établi autour de la royauté. Le sé-
jour d'une cour produirait-il le radicalisme raisonneur, comme un
palais dévéque produit au moins une secte dissidente? Brighton a
quatre journaux, dont un seul tory qui sert pour tous les torys du
comté de Sussex : les trois autres sont radicaux ou libéraux, et
dirigés par les coteries de la localité. Le plus répandu est le Brigh-
ton Herald f libéral modéré, qui a gagné 50 p. ";, depuis la réduc-
tion ; mais le Brighton Patriot, organe radical , a doublé aussi.
Là s'arrêtent les explorations du Tail's Magazine, dont
les résidlats, comme on voit, sont tous ù l'avantage de la
presse libérale. On ne doit pas oublier que le piibliciste écossais
a prévenu qu'il laissait aux torys le soin de faire la statistique
de leurs propres journaux.
Piéglement intérieur de la bibliothèque impériale de
Saint-Pétersbourg. — Nous consignons ici quelques extraits
du règlement intérieur de la bibliothèque impériale de Saint-
Pétersbourg, parce qu'ils complètent les renseignemcns que
nous avons publiés sur ce grand établissement, dans notre
dernière livraison (1) , et parce qu'ils fournissent une preuve
du soin minutieux que prend le gouvernement russe , à tort
ou à raison , pour prévenir les dilapidations dans les établis-
semens publics.
(i) Nous saisissons CPtte occasion pour relever quelques criturs qui se sonl glissées dans
cet arliclo. Page Sig: Clémeut XVU , lise: : Clément XIV; page 334 : Fradescant , lisez:
Tradescant; page 33; : Codex Alexandrinum, lisez: Codex Jllezandriuus.
NOUVELLES DES SCIENCES. 1S$
11. Le directeur est le seul qui ait le droit de prendre chez lui
des livres de la bibliothèque, soit pour sou propre usage, soit pour
les remettre au ministre de l'instruction publique sur la demande
que celui-ci lui en aura faite par écrit. Le directeur ne peut cepen-
dant exiger ces livres qu'après avoir donné un reçu oîi le titre de
l'ouvrage est spécifié en détail. Ce reçu sera remis au bibliothécaire
chargé de la section dont le livre demandé fait partie , et ne sera
rendu qu'après que le livre pris par le directeur ou demandé par
le ministre de l'instruction publique aura été remis sans être en-
dommagé. Ce droit du directeur ne s'étend pas sur les manuscrits,
qui dans aucun cas ne peuvent être donnés hors du bâtiment de
la bibliothèque impériale publique.
22. Les bibliothécaires, tant effectifs qu'honoraires, sont res-
ponsables des livres qui leur auront été confiés. En conséquence ils
prêteront serment par écrit de remplir exactement leurs devoirs,
avant d'entrer en fonctions.
38. Chaque jour à la clôture de la bibliothèque l'employé du
jour, conjointement avec celui qui est chargé des fonctions d'éco-
nome , et en cas d'absence avec celui qui remplit les fonctions de
secrétaire fera fermer toutes les portes des salles et du dépôt des
manuscrits, ainsi que les armoires grillées. Il déposera les clefs
dans une caisse destinée à cet effet , sur laquelle il mettra son ca-
chet avec celui d'un des deux employés ci-dessus nommés. Celle
caisse reste sous sa garde , et ne peut être ouverte que le lende-
main par celui qui doit le relever de son service , en présence du
secrétaire ou de l'économe. Il est défendu à l'employé de jour de
recevoir chez lui qui que ce soit après neuf heures, à l'excep-
tion cependant du directeur, de son aide et des employés faisant les
fonctions d'économe ou de secrétaire.
40. Il est sévèrement défendu atout employé de s'absenter pen-
dant le temps de son service, sans en avoir prévenu l'économe ou le
secrétaire, d'autant plus qu'il est chargé depuis l'heure de la clôture
de la bibliothèque jusqu'à celle où il est relevé, de répondre des
verroux et cachets apposés aux différens endroits.
41. L'employé de jour se tiendra après la clôture des salles,
dans l'une des salles rondes du milieu , soit au rez-de-chaussée,
soit au premier étage; mais il passera la nuit dans la salle ronde
184 NOUVELLES DES SCIENCES.
du rez de-chaussée où sera déposée la caisse et l'argent apparte-
nant à la bibliothèque.
42. Toutes les fois que le directeur ou son adjoint aura fermé
avec l'économe et cacheté cette caisse, l'employé de jour y apposera
conjointement avec eux son cachet. Il lèvera les scellés à l'arrivée
de celui qui doit le relever, après lui avoir fait voir qu'ils étaient
en bon état. Ce dernier y apposera ensuite le sien.
4â. L'économe ne peut entrer dans le garde-caisse où l'argent
est déposé sans le directeur ou son adjoint. Pour prévenir tout
inconvénient, la porte du garde-caisse sera scellée par le direc-
teur , l'économe et l'employé de jour ; les clefs ainsi que celle de
la caisse seront déposées dans la chambre de l'économe dans une
cassette particulière munie des cachets susdits.
69. L'usage des bougies ou chandelles sans lanternes est rigou-
reusement défendu dans les salles de la bibliothèque.
78. Les personnes désirant lire ou faire des extraits à la biblio-
thèque, les jours désignés à cet effet, en avertiront le bibliothé-
caire de service, au jour où la bibliothèque est ouverte au public.
Elles écriront en conséquence , sur une carte destinée à cet usage ,
leurs noms et le titre du livre qu'elles désirent. Le bibliothécaire du
jour ayant reçu cette carte , leiu* donnera aussitôt un billet d'entrée
pour tout le temps qu'elles voudront s'y occuper. On ne pourra sans
ce billet entrer à la bibliothèque les jours destinés à la lecture,
le mardi excepté.
79. Ceux qui sont inscrits de cette manière trouveront le lende-
main et le jour suivant de la même semaine les livres qu'ils auront
demandés et pourront en faire usage à leur gré; l'encre leur sera
fournie , mais ils feront apporter avec eux plume et papier. Pour
la commodité du lecteur les tables et pupitres seront pourvus de ti-
roirs où ils pourront serrer leurs papiers ; et pour plus de sûreté il
leur sera permis d'apposer leur cachet à un tiroir jusqu'à ce que
leur travail soit achevé.
83. S'il arrive que plusieurs personnes demandent un même livre
dont il n'existe qu'un seul exemplaire à la bibliothèque, ce livre
sera remis préférablement à celui qui en a besoin par état; ainsi
les livres de théologie seront donnés aux ecclésiastiques , de pré-
NOUVELLES BES SCIENCES. 185
férence aux séculiers ; les livres qui traitent de l'art de la guerre
aux militaires de préférence aux employés civils, etc.
90. Les salles de la bibliothèque étant toujours parfaitement
diaudes même pendant les froids les plus rigoureux personne ne
pourra y entrer en manteau, capote, pelisse ou bekesch; on dé-
posera ces habillemens dans la loge des servans à la porte du rez-
de-chaussée ; on permet d'entrer en surtout. L'entrée sera inter-
dite à ceux qui ne sont pas décemment habillés.
91. Les domestiques portant livrée ne pourront être admis dans
l'intérieur de la bibliothèque. Ceux qui sont venus à la suite de
leurs maîtres , se tiendront en attendant au bas de l'escalier dans
le vestibule chauffé.
6it»^vapl)ic.
Wesley et Georges Wliitefield. — Le plus intéressant
ouvrage peut-être qui reste à écrire , c'est l'histoire des
sectes dissidentes et de leurs propagateurs. Tous ces génies
bizarres , protégés par la civilisation anglaise, l'ont poussée
sans le savoir dans la route de liberté qu'elle suit aujourd'hui.
Au milieu d'eux s'élèvent les Watts, lesLardner, et surtout
Wesley, homme extraordinaire, dont la parole contagieuse a
fait tant de prosélytes et dont la bizarrerie égalait l'éloquence.
Peu de romans sont aussi singuliers que le roman de sa vie -,
ce fut Wesley, qui ayant à se plaindre de la coquetterie
d'une jeune personne qui lui avait donné des espérances trom-
peuses, monta en chaire pour la censurer publiquement , et
refusa de l'admettre à la sainte table si elle n'exprimait publi-
quement son repentir. Ses voyages en Amérique , ses prédi-
cations ardentes , l'influence extraordinaire de sa parole
attestent à-la-fois son courage , son talent et la force de son
enthousiasme. La superstition se mêlait chez lui aux théories
les plus élevées et les plus sévères ; il pratiquait la biblioman-
cic ou divination par la Bible , et souvent il ne se détermi-
nait dans sa conduite que d'après la page de la Bible que le
hasard lui avait offerte. Un jour qu'il visitait le comte Zinzin-
186 NOUVELLES DES SCIENCES.
dorff , ce dernier lui ordonna de prendre une bêche , de
creuser une fosse , el d'aller ensuite , tout souillé par ce tra-
vail manuel, rendre visite à une grande dame. Wesley se
soumit paisiblement et fit tout ce qui lui était ordonné. Il
prêchait dans les bois, dans les places publiques, sur les
grands chemins ; il annonçait les doctrines les plus dures ,
l'inutilité des bonnes œuvres pour le salut , qui dépendait se-
lon lui de la volonté unique de Dieu. A sa voix , une foule
immense accourait, beaucoup fondaient en larmes , ou étaient
saisis de convulsions frénétiques. On n'entendait autour du
prédicateur que hurlemens et gémissemens; quelques-uns
tombaient par terre comme frappés d'une attaque d'épilepsie.
«Je me voyais entouré de cadavres vivans , dit Wesley dans
ses Mémoires, et je ne cessais de mêler ma voix à leurs cris
d'agonie, jusqu'au moment où je parvenais à métamorphoser
leur désespoir en allégresse, w Wesley avait autant de cou-
rage personnel que d'éloquence populaire. Un jour que la po-
pulace d'une ville du comté de Cornouailles entourait sa mai-
son en poussant des vociférations affreuses et en menaçant de
briser ses portes , le prédicateur sortit seul , le front nu , et
leur dit : « Me voici , je suis Wesley, que me voulez-vous?
qu'avez-vous à me dire? lequel d'entre vous a un repro-
che à m'adresser, un compte à me demander? est-ce vous ,
ou bien vous? « La populace se tut et s'écoula en res-
pectant le courage de Wesley. Un jour à Bath , le dictateur
des salons , le roi de la mode , le célèbre Beau Nash se vanta
de réduire au silence Wesley qui se trouvait alors dans la
même ville; il entra dans la salle où la congrégation wes-
leyenne était réunie autour du prédicateur. Une conversa-
tion remarquable s'établit entre ces deux personnages si dif-
férens. « Qui vous autorise à prêcher ici? demanda Nash.
— Jésus-Christ , dont l'archevêque de Cantorbéry a été
l'organe dans cette circonstance.
— Il vous autorise à violer les lois , à effrayer le peuple , à
troubler la société?
NOUVELLES DES SCIENCES. 187
— Monsieur, répliqua Wesley, m'avcz-vous entendu prê-
cher?
— Jamais.
— Quelle opinion pouvez-vous avoir d'un homme que vous
n'avez jamais entendu ?
— Je juge d'après le bruit public.
— Si je vous jugeais d'après le bruit public , je craindrais
d'être trop sévère. »
Beau Nash, dont la réputation était détestable , sentit qu'il
n'avait plus qu'à se retirer et ne répliqua pas. L'influence de
Wesley fut si grande que beaucoup de jeunes Écossaises,
persuadées par ses discours, se consacrèrent au célibat. Sa
quatre-vingt-sixième année allait finir quand il mourut. Pen-
dant des mois entiers, il ne posséda pas un shilling; ses voya-
ges à pied dans toutes les saisons , la frugalité de sa vie et les
longs combats qu'il eut à soutenir n'altérèrent jamais cette
constitution d'airain. Il avait, comme Bonaparte, le besoin ou
plutôt la soif du pouvoir. Seul , il fonda et organisa une secte
puissante et enthousiaste, et dans ses dernières années, il laissa
cent vingt mille sectateurs gouvernés par quatorze cents pré-
dicateurs, tous soumis à ses lois. Wesley n'inspirait pas seu-
lement la conviction de ses doctrines, mais l'exaltation la plus
vive pour sa personne et un attachement qui peut passer pour
de l'idolâtrie. Les wesleyens imitaient jusqu'aux actions les
plus insignifiantes du maître; ils marchaient comme lui,
mangeaient comme lui, s'habillaient comme lui. En 1742 , il
renonça à l'usage du thé; les méthodistes l'imitèrent; un peu
plus tard , il se nourrit de légumes ; toute son armée suivit le
même exemple ; et quand il coucha sur une planche pour se
mortifier, aucun araiinien de son école n'osa se servir de
matelas.
Georges Whitefield, long-temps associé à Wesley, et qui
se détacha de lui, était prequc aussi extraordinaire que Wes-
ley lui-même. Quelques diflércnces d'opinions relatives aux
dogmes les avaient séparés, ou plutôt ces deux saints hom-
18g NOUVELLES DES SCIENCES.
mes ne voulaient pas d'une puissance rivale. Si les doctrines de
Wesley sont eiTicaces, disait un jour Whitefield et qu'elles
conduisent à la perfection, faites- moi voir l'homme pieux et
sage dont ses doctrines ont développé la vertu. On lui amena
en effet un wesleyen qui passait pour un modèle de sainteté;
quand cet homme parfait fut entré dans la chambre , White-
field lui jeta à la tête une aiguière pleine d'eau. Le pieux wes-
leyen, étonné d'un accueil si extraordinaire, s'essuya en se
fâchant. « Si monsieur était parfait, répliqua Whitefield, il
saurait supporter chrétiennement les outrages. y> Une des
plus drôles expéditions de Whitefield, ce fut sa grande
guerre contre polichinelle , en llhO. Le prédicateur s'établit
en face de la baraque qui servait de théâtre de marionnettes,
et se mit à invectiver en termes bibliques le pauvre polichi-
nelle, qui, en effet, débitait beaucoup d'obscénités, jurait
horriblement, et donnait un très mauvais exemple aux ma-
telots et aux ouvriers qui l'écoutaient. Mais, ce qui est cu-
rieux, c'est que polichinelle n'eut pas le dessus. On l'aban-
donna pour Whitefield , et le prédicateur vit la foule accourir
à lui. Telle fut sa popularité , que la cour s'en effraya et que
Georges II demanda un jour à lord Chesterfield s'il n'y avait
pas moyen de l'arrêter dans l'étrange carrière qu'il parcourait.
Je ne vois qu'un moyen, répondit Chesterfield, c'est d'en faire
un évéque. Comme Bridaine, parmi les catholiques , il avait
recours aux plus étranges moyens d'émotion. Franklin, le
sage américain , avoue que jamais orateur n'a produit sur lui
une impression aussi forte. «II prêchait dans une rue, dit Fran-
klin, et demandait l'aumône au public pour je ne sais quelle
institution charitable ; vers le milieu du sermon , un homme
se mit à pleurer et à sangloter tout haut. Whitefield s'arrêta ;
l'interrupteur s'avança vers lui , et jetant devant Whitefield
cinq ou six cailloux qu'il avait à la main , il lui dit dans son
langage populaire et énergique : j'étais venu pour vous casser
la tête , et vous m'avez brisé le cœur. Moi-même, continue
Franklin , je n'avais pas d'abord une haute opinion de ce
KOUVELLES DES SCIENCES. 189
prédicateur nomade , mais il arrêta mon attention ; je me sen-
tis touché , je mis ma main dans mon gousset où se trouvait
mon argent , puis je supputai la somme dont je ferais le sa-
crifice. A mesure que l'orateur parlait, la somme augmentait;
enfin notre homme devint si éloquent que je vidr.i mes poches
et m'en allai sans un denier. » Plus réellement éloquent que
Wesley, Whilefield ne possédait pas cependant le génie de
l'organisation et de l'administration au même degré que
le Loyola du méthodisme.
Commcrf f 3uîJU5tric.
Commerce des bois en Angleterre. — Voici bientôt dix ans
que les armateurs anglais se plaignent de la mauvaise qualité
des bois du Canada, et le gouvernement n'a pas encore songé
à les faire cesser. Des droits excessifs pèsent toujours sur les
provenances de la Baltique , et tous les ans le commerce du
bois paie aux colonies de l'Amérique septentrionale un tribut
de 1,500,000 £ (37,000,000 de francs).
A cela, les partisans de la restriction remarquent d'abord
que du moment oîi l'Angleterre réduirait les droits sur les
bois de la Eallique, leur prix hausserait considérablement;
mais ce n'est guère probable, quand ou considère la grande
concurrence qui s'établirait sur-le-champ dans le nord de
l'Europe. La preuve en est que sur quatorze ports de la Nor-
wège, qui autrefois fournissaient du bois à l'Angleterre, il
n'y en a plus aujourd'hui que trois qui puissent recevoir
les bois de l'intérieur à un prix assez modique pour les
expédier avec avantage sur la Grande-Bretagne. Daus le
cas d'une réduction de droits, les onze porls inoccupés
entreraient de nouveau en concurrence avec leurs rivaux,
et préviendraient toute espèce de renchérissement.
Mais la grande question est de savoir jusqu'à quel point
lu perle du monopole du bois influerait sur la prospérité des
colonies de l'Amérique septentrionale. L'existence même de
190 KOUVELLES DES SCIEWCES.
ces colonies est-elle en quelque sorte attachée à ce commerce,
ou bien ont-elles d'autres moyens d'employer leurs capitaux
et leur travail ? Le changement serait-il , dans tous les
cas, si difficile que les résultats pourraient en devenir fu-
nestes ?
Les colonies de l'Amérique septentrionale sont, tant par
leur sol que par leur climat, singulièrement bien adaptées à
l'agriculture , qui , dès à présent forme la principale occupa-
lion des habiians. Le froment récollé dans le Canada se vend
en Angleterre 55 sh. , après avoir payé un droit de 5 sh. Sa
qualité est supérieure à celle du froment anglais. Le chanvre
et le lin sont aussi des produits indigènes de ces colonies ; on
les y cultive en assez grande quantité pour l'usage de l'inté-
rieur. En 1825, la partie méridionale du haut Canada envoya
à Montréal U tonneaux de tabac ; l'an dernier elle en a expé-
dié près deiOO tonneaux. Cette augmentation de produits a eu
lieu malgré la séduction que présentait le monopole du bois.
S'il cessait d'exister, la culture du tabac prendrait une exten-
sion très considérable. Malgré l'introduction dans le com-
merce de la soude factice , la potasse continue à offrir au Ca-
nada un objet considérable d'exportation. Enfin, selon les
divers districts, les colonies anglaises de l'Amérique four-
nissent du bœuf , du porc salé, du poisson sec et mariné, du
beiuTC, du lait, des cuirs, des cornes, du suif, des chevaux,
et une foule d'autres objets. La Nouvelle-Ecosse et le Noii-
veau-Brunswik ne peuvent manquer de devenir un jour
un des plus beaux pays du monde pour les pâturages. La va-
leur totale des marchandises importées dans le Canada, dans
le cours des trois dernières années , a été d'environ 2,200,000 £
argent des colonies; cette somme a été payée par 500,000 £
apportées en numéraire par les émigrés d'Europe , par une
valeur de 500,000 £ de bois exporté ; de sorte qu'il est resté
une somme de 1,200,000 i£ à 1,00C,000.^ (25,000,000 fr.),
pour laquelle la colonie a exporté des marchandises autres
que du bois. Il est donc hors de doute que le Canada
NOUVELLES DES SCIENCES. 191
possède des moyens plus que suffisans de remplacer ce qu'il
perdrait par la suppression du monopole.
La plus grande partie du capital engagé dans le commerce
du Canada , est un capital flottant. L'établissement des mou-
lins et des quais, qui constitue le capital fixe, s'élève à
200,000 ^ au plus. Et encore à cet égard faut-il remarquer que le
bois de charpente commence à manquer dans les États-Unis,
situés près de la mer. Déjà les États de New-York et de Ver-
mont en ont tiré considérablement du Canada, et il y a tout
lieu de croire que ce commerce prendra une extension assez
considérable, non-seulement pour employer tous les moulins
et les quais actuellement existans , mais pour exiger même
que l'on en construise de nouveaux.
On pourrait aller plus loin encore. Après avoir démontré
que le monopole du bois n'est pas , pour ces colonies , d'un
avantage aussi grand qu'on le suppose généralement, il ne
serait pas impossible de soutenir d'une manière plausible,
qu'il leur est même funeste, car il empêche le développement
de branches d'industrie, bien plus profitables pour elles, en
y substituant un commerce, que l'on peut regarder avec rai-
son comme une loterie. Voici pourquoi : le prix du bois , en
Amérique, est extrêmement faible en comparaison du prix de
la vente en Angleterre. Ainsi le sapin blanc, qu'on achète au
Canada , pour 12 shillings la charge , se vend en Angleterre
70 ; la différence se compose du fret , des droits d'eiUrée et
des autres frais. Supposons donc , que le sapin vienne à bais-
ser à Londres de 3 shillings 1/2, cela fait 5 p. % sur le prix du
marché. Or rien n'est plus commun qu'une telle variation
dans le prix des marchandises ; mais celte même baisse de
5 p. 7o) 6n fait une de 30 p. % suivie prix d'achat, et devient
ruineuse pour l'expéditionnaire.
Puisque les colonies ne perdront point au changement de
système , attendu qu'elles trouveront d'autres moyens d'em-
ployer leurs capitaux, il s'ensuit que les manufactures de
la métropole auront toujours chez elles le même débit , et
192 NOUVELLES DES SCIENCES.
qu'elles y gagneront le nouveau débouché qu'elles s'ouvriront
chez les nations européennes , d'où l'Angleterre tirera ses
bois à l'avenir. Ces nations, dit-on, ne prennent point au-
jourd'hui des produits manufacturés anglais ; cela est vrai ;
mais pourquoi? parce qu'étant pauvres et n'ayant rien à ofTrir
en échange que du bois, dont l'Angleterre ne veut point , elles
sont obligées de s'approvisionner chez des peuples qui con-
sentent à prendre leurs bois. Serait-il possible maintenant que
l'extension que prendrait le commerce du bois en Norvvège ,
ne tournât pas à l'avantage direct de l'Angleterre?
Si les manufactures anglaises ne souffrent point , il est du
moins évident , dira-t-on , que les armateurs y perdront ; et
que par suite, la puissance maritime de la Grande-Bretagne
en sera affectée. Voyons jusqu'à quel point cet argument est
juste.
On peut évaluer le nombre de cargaisons de bois expédiées
des colonies pour l'Angleterre, année commune, à 1,369,
formant Zi07,818 tonneaux, et employant il^hik matelots.
Mais les bùiimens employés au transport de ces 1,369 cargai-
sons font plus d'un voyage par an. On peut les estimer à 2 1/2,
d'où il suit que le nombre des vaisseaux employés à ce com-
merce se réduit à 586 ; mais en ne mettant que deux voyages
on aura 684 bàtimens, 20/i,000 tonneaux et 8,700 matelots. Il
faut ensuite remarquer que le commerce du bois avec les
colonies ne serait pas totalement anéanti , puisque l'Angle-
terre continuera à tirer de l'Amérique environ 100,000 char-
ges {loacls) de sapin blanc, qui emploieront toujours 220
cargaisons ou 111 bàtimens; quant aux 573 autres navires,
il est assez probable qu'ils trouveraient à s'occuper en grande
partie dans les nouvelles relations qui s'ouvriraient avec
la Baltique.
IMPRIME PAR LES PRESSES MECANIQUES DK PAUL RENOUARD,
RUE GARAHCIÈRE, 5.
DECEMBRE 1836.
REVUE
BRITANNIQUE.
€omttitvct. — Jnîïu^trir.
LIVERPOOL,
SON ORIGINE, SES PROGRÈS
ET SON IMPORTANCE ACTUELT-E.
Avec le règne d'Élisabelh commence une ère nouvelle
pour l'Anglelerre ; elle n'est plus en proie auK cjuerres
de religion et aux mésintelligences politiques, qui déso-
lent les autres contrées de l'Europe. Les luttes sanglantes
des maisons de Lancaslre et d'York sont apaisées; à la ty-
rannie capricieuse de Henri VIII; aux haines féioces di^
Marie a succédé un mouvement régulier. L'administra-
tion devient plus intelligente, plus probe, plus économe;
les deniers publics, au lieu d'être follement jirodigués,
reçoivent d'utiles applications : on construit des routes,
on creuse des ports, on établit des chantiers. Partout
se manifeste une activité inouïe. La marine anglaise, qui,
VI. — U'' SÉRIE. 15
]^94 LIVERPOGL ,
il ravciienient d'Elisabeth , ne se composait que de vingt-
sept navires ou pinaces , est bientôt en mesure de tenir'
tête à la puissance maritime la plus redoutable de Tépoque :
à l'Espagne. Vinrincihie Arinada fuit honteuse devant les
escadies d'Howard ; et à la mort d'Elisabeth , l'Angleterre
possède quarante-deux vaisseaux, dont dix-huit de six
cents à raille loaneaiEX , montés par haFt mille hommes.
Des exp(';élitions loiniaiiies sont entreprises; Davis lente de
trouver un passage, nord -ouest, vers le pôle arctique;
sous lu conduite de Jaaies Lancaslre, une compagnie va
former des comptoirs dans l'Inde, et ce qu'aucune autre
nation n'avait encore os.é entreprendre, Elisabetli l'exécute.
Elle ouvre des rj-ppurts commercitiax avec la Moscovie.
Les navires anglais franchissent la mer d'ArUangel, re-
montent la Dwina jusqu'à Walogda , établissent un portage
entre cette ville et Yaroslaw, descendent le Volga jusqu'à
Astracau; puis, traversant la mer Caspienne, vont distribuer
leurs marchandises en Perse et en Turquie. Voilà quels
furent les préludes de cette puissance maritime qui , deux
cents ans plus tard, devait envahir le monde.
L'industrie ne resta pas en arrière. Les fêtes brillantes de
la cour, la tranquillité dont les citoyens jouissaient, répan-
dirent insensiblement chez toutes les classes le goiit du
luxe. Les fermiers qui, cinquante ans auparavant, s'esti-
maient fort heureux lorsqu'ils parvenaient à se donner un
matelas de laine et un sac de son pour oreiller, commen-
cèrent à avoir des lits de plunn;, à couvrir leur table de
14uge blanc, à orner leur buffet de vaisselle de cuivre,
d'étain, quelquefois d'argent. On ne se contenta plus des
étoffes grossières fournies par les anciennes fabriques; les
marchandises étrangères , plus belles et mieux eonfectionnées ,
prévalaient sur tous les marchés , et l'industrie nationale se
vil obligée de répondre par de nouveaux elVorLs aux nouvelles
exigences de la mode. La fabrique des étoffes de soie,, établie
en- Angleterre depuis le quinzième siècle, ne commença à
SOJV ORIGINE ET SES PROGRÈS. 195
faire des progrès réels que sous le règne d'Elisabeth ; ei ce tut
seulement en 1592 que les labricans de soieries de Londn-s
songèrent à se constituer en corporation. Les cruelles persë^
cutions du duc d'Albe lavorisèrent encore ce uiouvemem: in-
dustriel : uue muliitude de Flamands, fuyant la tyi-annie ,
vinrent chercher asile en Angleterre, comme les protes-
lans français, un siècle plus tard. Les éaiigrës enrichirPM
leur nouvelle patrie de leurs capitaux, de leurs bras <•£ de
leur industrie; et en 1582, l'Angleterre exportait déjà 200,0(^0
pièces d^étoffes de laine.
Mais l'industrie , en satisfaisant les nomeaux besoins ,
opérait une révolution immense. Les recherches du luxe
dissipaient les grandes fortunes des anciens barons; hnrrs
nouvelles dépenses soutenaient, enrichissaient l«s commer-
çans et les manufactHriers , et les rendaient plus indépeii-
dans. Les seigneurs, au lieu du despotisme qu'ils étaient ac-
coutumés à exercer sur des gens à leurs gages ou itourris
à leiïr table, ne conservèrent plus que l'ascendant de ce-
lui qui commande sni' celui qui exécute. Les feudatair(^ ,
ayant aussi plus affaire d'argent que d'hommes, lâchaient
d'améliorer leurs biens , tournaient toutes leurs vues dw côré
delnliie; faisaient enclore leurs champs, réunissaient plu-
sieurs petites fermes en une seule, et ne songeaient plus à
soudoyer les mercenaires qu'ils avaient autrefois à leurs or-
dres pour troid)ler l'état, ou pour guerroyeraveclenis voisins.
Toutes ces modifications introduites dans la vie privée eurent
pour re'sullats l'augmentaiion de la foi'tune pul)lique , l'agran-
dissement des villes et le développem^ent du comm-erce exPié^
Heur, n faut donc i^'uronter à ctrtte ('poquc pour trouver l'ori-
gin<' (\u grand inouvenu'ut iiulusli'iel de l'Angleterre; progrés
soutenu, le siècle suivant, par Féinrgraiion des protestam
français , cl auijuel h^s inventions mécaniques du dix-hui-
tième siècUî donnèrent un essoi- nouveau. .Ui milieu du sei-
zième siècfe nous voyons en effet Rirmingham , Manchester,
£eeds, York , NîeXttnghanr et la plupart des villes manufaciu-
13.
196 LIVERPOOL,
rières se former ou s'clendre ; c'est encore à celte époque que
commence à poindre la première lueur de la prospérité com-
merciale de Liverpool , dont nous allons rapidement esquisser
l'histoire.
Vers la fin de 1561 (troisième année du règne d'Elisabeth) ,
pendant que cette princesse se livrait tout entière à ses
démêlés avec Marie Stuart, les notables habitans d'une
pauvre bourgade du Lancashire, en dehors de si graves in-
térêts , rédigeaient dans les salles enfumées de leur maison
municipale une humble supplique pour être déchargés des
cinq ou six livres sterling dont leur ville était redevable envers
la couronne. « Pauvre ville déchue Çpoor decayed totcn),
<c disaient-ils dans leur requête, et qui ne se relèvera jamais
<c si sa majesté ne daigne jeter sur elle un regard de pitié. «
Le dégrèvement eut lieu ; et la pauvre ville qui fut alors
l'objet de cette faveur, c'est Liverpool, aujourd'hui seconde
métropole du commerce britannique, Mont les navires vo-
guent sur toutes les mers, dont les relations s'étendent
jusqu'aux points les plus éloignés du globe. Mais en 1561,
ce n'était en effet qu'un misérable bourg, de toutes parts
entouré de marais, et où l'on ne comptait que sept rues
et cent trente-huit maisons payant chacune 12 deniers d'im-
pôts. Les habitans, cultivateurs et marins, au nombre de six
cent quatre-vingt-dix, possédaient douze bateaux, jaugeant
ensemble cent soixante-dix-sept tonneaux et montés par
soixante-quinze hommes. Une maison , dans la rue principale,
se louait alors U shillings par an (6 francs); le froment y
valait 1 shilling; un mouton se vendait 2 shillings, et la
journée d'un homme se payait U deniers (8 sous). Tels ont
été les commencemens de cette ville, dont le mouvement
commercial égale aujourd'hui celui de tous les ports réunis
de la France , et qui fait à elle seule une plus grande masse
d'affaires que les Etats-Unis.
La fondation de Liverpool est ignorée. Son nom n'appar-
tient ni à la domination romaine ni à celle des Saxons. Les
S0?( ORIGINE ET SES PROGRÈS. 197
historiens de l'antiquité n'en font aucune mention : c'est un
hameau de pêcheurs qui, durant les orages delà féodalité,
s'est insensiblement accru avec les alluvions de la Mersey.
En prenant possession de l'Angleterre, les Romains ne for-
mèrent aucun établissement dans cette partie du Lanca-
shire, et ne songèrent même pas à fortifier l'embouchure
de la Mersey. Les Saxons ne donnèrent pas une grande
attention à ce comté aujourd'hui si florissant. Guillaume-le-
Conquérant, qui enregistrait avec tant de soin ses posses-
sions, ne fait même pas mention de Liverpool dans son
Dooms-Daij-Book. On voit seulement, dans la carte annexée à
ce recensement , que la partie orientale de la Mersey, sur
laquelle s'élève aujourd'hui Liverpool, se nommait Isnie-
dime ; et on lit dans le Dooms-Day-Book : Idelmimd held
hmedune : it is worth thirty two pence. Le Lancashirc n'oc-
cupe pas une place distincte dans le Doutns-Day-Book ; la
partie nord de ce comté est comprise dans le Yorkshire et la
partie sud dans le Cheshirc. Ce n'est que vers 1089 qu'on
trouve cité le nom de Liverpool, à propos du château qu'y
fit construire le comte Roger do Poitou , immédiatement après
la conquête des Normands : nom diversement écrit dans le
principe, et sur l'oiigine duquel on ne peut guère former
(jue des conjectures, du moins quant à la première partie ;
car le mot pool, marais, s'explique suffisamment par l'état
marécageux, même aujourd'hui, de certaines parties extrê-
mes de la ville. Leland, dans son Ilinerary, écrit du temps de
Henri VHI . dit : Lyrpole alias Lyrpoole. Selon Enfield , la véri-
table orthographe du mot, écrit Vàwioi Levcrpoole QXLevpoole,
n'a guère été fixée qu'en 1567; quant à l'étymologie, cet auteur
pense que le premier mot peut venir de Liver, herbe marine
très commune sur les côtes occidentales de l'Angleterre , ou de
la famille Lever fort ancienne dans ce pays et dont la généalo-
gie se trouve consignée dans les manustritsharléiens, déposés
au Rritish Muséum. « La Mersey, dit Cambden (1607) prend
son embouchure dans l'Océan par un large canal au dessous de
LIVERPOOL,
Litheï'pole conimuiiéinent appelée Xf/'^oo/c, place heureuse-
ment située pour le commeice avec l'Irlaude. » Les armes de
la villp, qui paraissent être d'une date assez récente, ne jettent
aucun jour sur celte question. Au milieu d'un écusson sur
lequel s'appuient, d'un cùlé un Neptune, de l'autre un Triton
sonnant de la conque marine, on diolingue une espèce de
héron tenant une bram-he dans son bec, avec cet exergue :
Deiis iiohis hœc ofia fccii. Remarquons en passant le mot
oiia^ appliqué à l'une des villes les plus actives, le . plue -
cupées du monde entier.
Quoi qu'il en soit, c'est surtout au peu d'importance de Li-
verpool durant les premières années de sa fondation, qu'il
faut aiiribucr l'iucertiiude où l'on est aujourd'hui sur sou
origine el sur i'éiyuioioglc de son nom. En 1207, huit années
avaiU que les buions lui arrachassent la garantie des libertés
anglaises, consacrée par la Magna Cliaria, le roi Jean
accorde a Liverpool une charte dont l'original existe encore
dans les archives de la vdie. Il garantissait aux habitans
de Liverpool toutes les l'ranchises numicipales, dont jouis-
saient les aulies villes de la cote, franchises qu'augmenta
encore Henri lll en les coui'édiint à perpétuité, moyennant
ce une ledevance d(; dix marcs. » En 1228, une autre charte
du même loi (-lablil une corpoialion de nuuchands et exclut
tous ciux qui n'en fout pas partie, du privilège de trafiquer
(^makîitg inerc/ianaise) a Liverpool, si ce n'est avec la
permission des bourgeois. D'après Maddox, il paraît que le
village ou lown (villaîu) de Liverpool payait à Henri , dans la
onzième année de son règne, un toilage de 11 marcs 7 sh. 8 d.
Mais toutes ces chartes contribuèrent fort peu a l'accroisse-
ment de Liverpool, puisque Edouard V\ dans la défense qu'il
lit à tous les ports de mer de se prêter à l'exportation de l'ar-
gein, soji anglais, soit français, monnaie de biUon ou autre,
ne mentionne pas Liverpool. On trouve cependant dans cette
liste : Biisiol, ilidl, New-Caslle et soixante autres ports. Il n'est
pas non plus question , dix ans plus tard , de Liverpool , lorsque
SOS ORIGINE ET SES PROGRÈS. 1'^
J'oixk'e est expédié à tous les ports d'Angleterre d'envoyer à
Dublin des vaisseaux et des hommes pour le transport du
comte d'Ul>ler et de son armée en Ecosse, Enfin, en 1338,
une levée de 700 vaisseaux et de l/i,000 hommes est ordonnée :
la paît contributive des ports ci-après mentionnés donne la
mesure de leur importance relative :
Londres arma 25 vaisseaux avec 662 lioinmes.
Bristol — 24 — 600 —
Hull — 16 — 466 —
i'oitsinoiitii — 5 — 96 —
Liverpooi — 1 barque 6 —
Les annales politiques de Liverpooi, durant la féodalité,
sont sans intérêt, et personne n'a piis la peine de consigner
la paît qu'elle a pu prendre aux mouvemens de cette époque.
Le petit nombre de ses habiians, sa situaiion désavanta-
geuse, au milieu des marais, l'enipéchèrcnt sans doute
de se mêler à ce conflits , auxquels concoururent cepen-
dant une foule de villes dont l'importance n'était guère plus
considérable. La plus grande ilhistration de Liverpooi, du-
rant ces époques t)rageuses, sont les Moores; famille an-
cienne dont l'histoire s'identifie avec celle ^e Livei'pool, leur
patrie, et dont ils furent hmg-iemps les protecteurs. Mais
l'histoire même de cette famille est encore très obscure : ce
ne sont que des faits détachés qui scintillent ça et là et qui ne
jettent qu'une lueur douteuse sur l'ensemble des évènemeus
Ainsi nous voyons qu'a la balaili(! de Poitiei's (1356) Edouard,
le prince Noir, nomme sir William delà Moore, chevalier et
banneret, en récompense de ses bons services; qu'en 13'J3,
Jean de Gand accoi'de à Thomas de la Moore, et a Kobert de
Derby, toutes les communes de Liverpooi, (Concession con-
firmée par Henri IV; que Thomas de la Moore eut l'honneur
d'être douze fois le chief'magistrate of'this horuugh ; et qu'en
166^1, Liverpooi étant au pouvoir de la républii|ue, le com-
maudeiuent en fut coutié au colonel Moore, qui, après uo
200 LIVERPOOL,
siège de trois semaines , remil la ville au prince Rupert , ne-
veu de Charles I".
Liverpool était alors entouré d'un mur en terre , avec un
fossé de 12 pieds de long sur 3 de profondeur. Un grand nom-
bre d'Anglais et d'Irlandais s'étaient réfugiés dans cette ville ,
eniporiant avec eux leurs richesses, et entre autres une
grande quantité de laine, dont les assiégés se servirent pour
protéger leurs murailles. Le prince Rupert , après la prise de
Bollon, dont la garnison (1200 hommes) fut passée au fil de
l'épée, se présenta devant Liverpool. Il ne pensait pas que
cette ville dût tenir un seul jour : ce n'était, disait-il, qu'un
nid de corneilles (a crow's nest^; mais il reconnut, ajoute
l'historien Seacombe, à qui ces détails sont empruntés, que
c'était bien un nid d'aigles ou un repaire de lions {cm eagle's
nest or a den of lions). Après des efforts long-temps com-
battus, le prince entre dans la ville, à trois heures du matin ,
égorge tous les habitans qui s'opposent à son passage , et en-
ferme comme prisoimiers , dans l'église de Saint-Nicolas , les
femmes et les vieillards restés sans défense ; mais Liverpool
)ie tarda pas à être repris par les forces parlementaires , sous
les ordres de sir John Meldrum.
Voilà le seul fait d'armes de Liverpool; la seule circon-
stance où cette ville ait pris une part effective aux affaires
publiques. Depuis celte époque, comme toutes les villes de
l'Angleterre, elle s'est acquiiiée de sa dette envers la patrie par
des contributions volontaires. En 17Zf5, lors de la tentative du
prétendant, elle offre à Georges II un régiment tout équipé
(Lirerpoo/ Bfues), composé de 648 hommes, dont la levée
lui coûta 4858 /; et, en 1798, elle vote encore 17,000 ^6 (for
the defence ofthe countnj). Ce n'est donc pas dans l'histoire
politique de Liverpool qu'il faut chercher l'intérêt qui s'attache
à cette ville, mais dans l'origine de son commerce, dans les
causes qui ont contribué à l'agrandir et à le développer.
Le comté de Lancastre, dont Liverpool occupe l'une des
extrémités méridionales, est situé à-peu-près au centre delà
SOy ORIGIKE ET SES PROGRÈS. 201
Grande-Bretagne , entre l'Ecosse et le Pays de Galles. C'est
une bande étroite de terre resserrée par les cotes de la mer
d'Irlande et les montagnes du Yorkshire ; sèche et aride dans
les parties supérieures ; humide et marécageuse dans les
parties rapprochées de la mer. Quatre grandes rivières : la
Loyne, la Wyre, la Ribble et la Mersey , qui reçoivent dans
leurs cours une niultiiude d'alïluens , sillonnent cette contrée
et y causent de fréquentes inondations. Le sol du Lancashire
est généralement peu fertile , la température fort variable , et
les vents qui y régnent très froids : aussi un tiers de la surface
de ce comté reaie-t-il improductif, et la propriété y est
très morcelée. Cependant, c'est avec des conditions aussi dé-
l'avorablcs , que l'industrie persévérante deshabitans a fait du
Lancashire un des plus florissans comtés de la Grande-Bre-
tagne. La terre, trop spongieuse , détruisait les semences ;
on la fouilla pour l'aérer, et à force de creuser, on découvrit
les riches bassins houillers de West-Derby, de Blackburn, de
White-Haven , de Wigan , de Halewood , de Leigh , dont les
produits alimentent aujourd'hui toutes les manufactures avoi'
sinantes. De bonne heure, les tisserands profitèrent de l'at-
mosphère humide et dense de ce pays pour y établir leurs
métiers. La navigation des rivières était souvent obstruée par
les sables mouvans dont leur cours est semé; les fondrières
rendaient les chemins impraticables pendant huit mois de
l'année. Les habitons du Lancashire furent les premiers à
substituer les canaux à ces voies de communication incom-
modes, comme ils ont été depuis les premiers à adopter les
chemins de fer. Il n'y a pas une seule invention utile , une
seule découverte applicable qui n'ait été aussitôt mise en pra-
tique dans le Lancashire , ou qui n'y ait pris naissance. ]Man-
chester est la première à fabriquer des cotonnades ; la Sankey
est le premier canal de la Grande-Brelagiie ouvert à la cii'cu-
lation. En 17,5:5, John Wyalt de Litchfield coininciicc à filer
le (50lon à la mécanique; Hargreaves de Blackburn , en 1"67,
améliore ce procéd('' que Samuel Cronqiton devait ensuite
202 LI VERPOOL ,
perfectionner. Pendant ce temps, Arkwright de Preston ,
mettait la dernière main au banc à brocher. Le révérend
Gartwright iijvcntait le métier mécanique , et James Watt
faisait fonctionner sa machine à vapeur dans les aieliers de
Soho. Sur d'autres points Hancock dotait Shelïield d'une in-
dustrie nouvelle ; la British plaie Company élevait à Ravens-
Head une des plus iniportantes manufactures de glaces de
l'Anglelerre , tandis que Wedgvvood créait les poteries du
Staffordshire qui occupent 60,000 ouvriers, et qui livrenttous
les ans à la consommation pour 150,000,000 fr. de produits.
Tous ces hommes, tous ces lieux que nous venons de citer, ap-
partiennent au conitédeLancastreou auxdistrictslimitrophes.
Ces progrès successifs, celte applicaiion constante, ont
exercé les plus heureux résultats sur l'accroissement de la
richesse et de la population de ce comté. Manchester et ses
environs réalisent tous les ans 300,000,000 fr. de profit net,
et la population du Lancashire ne cesse de faire des progrès
surprenans. En 1700, on ycomptaitl66,000 habitans ; 297,000
en 1750 ; 672,000 en 1801 , et en 1836 , la population de
ce comté est évalu(>e à 1,^00,000 habiiaus ; accroissement
prodigieux qui ne peut être comparé qu'à celui des États-
Unis. Voyons niainteiiant quelle est la part qu'a prise Liver-
pool à ce mouvement général.
La prospérité actuelle de Liverpool n'est pas seulement le
résultai de rintelligence et de l'aciivité de ses habitans ; elle
lui vient de sa situation géographique, qui la rend l'intermé-
diaire ob igc'ede l'Irlande avec l'Angleterre , et surtout de sa
inoxiuiilé de l'un des centres uianufacluriers les plus impor-
lans du Royaume-Uni. Sans ces circonstances, il n'est guère
probable que ce port eût pris l'importance qu'il a a'^quise.
Voyez ce qu'est devenu Bristol. Les comtés qui l'entou-
rent n'ayant pas pris la même part au mouvement indus-
triel qui s'est opeié depuis un demi-siècle , Bristol n'est au-
jourd'hui qu'un port de troisième ordre , et ne fait pas le
quart des affaires de Liverpool. Cependant , Bristol , au sei-
SON ORIGINE ET SES PROGRÈS. 203
'/ième siècle , était drja une ville considérable ; c'était la se-
conde ville commerciale de l'Angleterre; elle florissait, alors
que Liverpool ne songeait pas à sortir de la vase où il était
enseveli. C'est que, de toutes les branches d'industrie , il
n'en est aucune qui soit soumise à plus de vicissitudes que le
commerce maritime ; c'est que les desiinaiions et les prove-
nances changent sans cesse ; c'est que les ports de mei' ne
vivent pas de leur propre vie ; c'est qu'au lieu de puiser
leurs forces dans leur sein , ils l'attendent des painis les
plus e.xlrêmes ; c'est qu'au lieu d'imprimer le mouvement ,
ils le leçoivent. Aussi , les habilans de Manchester , qui
sentent leur supériorité vis-à-vis de Liverpool, ne man-
quent pas de dire , dans leurs momens de récrirninalion ,
qu'il ne tient qu'à eux de détruire l'opulence de cette ville,
en creusant un canal maritime qui permettrait aux navires de
ïong cours d'arriver jusqu'à Manchester. Vaines menaces qui
ne se léaîiseroni pas, mais qui sont justifiées par l'existence
tout artilicielle de Liverpool. Que sont , en efiét , devenues
ces villes si ilorissanies de l'antiquité et du moyen - âge :
l'yi-, Carihage , Alexandrie. Gènes, Venise, Lisbonne, Am-
sterdam , Earcelonne ? Les unes, simples ports de tranit, ont
vu leur prospérité décroître du moment où le commerce a
trouvé de nouvelles voies ; les autres ont subi la loi du dépla-
cement des industries. Brème, Hambourg, Lubeck, ne con-
servent aujourd'hui leur ancienne splendeur que parce (jue
l'Allemagne s'est faite industrielle. Au seizième siècle ,
l'Angleteri e était encore la vassale des puissances maritimes
du continent; elle frétait leurs navires et l'ccevait d'elles les
produits étrangers à son sol. Du moment ou elle transporta
l'industrie dans son sein , elle a pu faire aisément le double
bénéfice du fret et de la main-d'œuvre. Eh bien , ce que
l'Ajigleterre a fait à l'égard d(î l'Euiope , Liverpool l'a aussi
réa:lisé à l'égard des autres poits de l'Angleterre : il s'est
assimih' au\ districts manulaeturiers , et à forcer d(,' zeh; et
d'activité , il est devenu un de leurs plus utiles auxiliaires.
204 LI\ERPOOL,
Les seuls ports qui pouvaient entrer en concurrence avec
Liverpool : Preston et Cliesler, tous les deux sur le canal
Saint-Georges , sont ensablés depuis long-temps.
Jamais lâche aussi difficile et aussi importante n'a été ac-
complie avec plus de sollicitude et d'intelligence. Liverpool
ne se contente pas d'avoir d'excellens navires ; il est en cor-
respondance avec toutes les places commerçantes du monde ;
il entretient des agens sur les points principaux , et chaque
jour , par leur intermédiaire , il sait tout ce qui peut inté-
resser le commerce et la fabrique : les sécheresses du Ben-
gale ; la crue inespérée du Nil ; les bonnes ou les mauvaises
récoltes de la Mobile ou de Savannah ; la prospérité des trou-
peaux de l'Australie ; les besoins des habitans de Singapour
et de rvlalacca , ou l'apparition subite , sur les marchés , de
nouveaux concurrens. Un compte en partie double est ouvert
à chaque subdivision du globe ; et, chaque jour , tout ce qui le
concernes') trouve minutieusement enregistré. Puis la corres.
pondance particulière et les journaux propagent ces rensei-
gnemens , et apprennent aux manufacturiers de l'intérieur
les nouveaux débouchés qui s'ouvrent à leurs produits; les
espérances qu'ils peuvent réaliser; les dangers qu'ils ont ;i
éviter; les essais qu'ils peuvent tenter. Il n'y a pas de négo-
ciansau monde mieux renseignés que ceux de Liverpool , et
rien n'est plus curieux et plus varié que les neuf journaux qui
se publient dans cette ville. Mais aussi il ne lui a pas fallu
moins de cent cinquante ans pour se préparer à remplir ce
rôle , à fonctionner avec tant de précision. Nous l'avons vu :
en 1561 , Liverpool ne dispose que de 177 tonneaux ; en 16^8,
ce chiffre s'élevait à peine à 462. Ce n'est qu'en 1699, avecl'ou-
verliu-e du premier dock , que l'importance de ce port com-
mence à se dessiner ; alors son tonnage décuple , et déjà
5000 habitans forment la population de la ville. Dès ce
moment Liverpool grandit à vue d'œil ; il serait diflicile de
suivre son accroissement rapide : c'est une ville qui marche
sans s'arrêter, sans regarder derrière elle, et qui échappe à
SOS ORIGINE ET SES PROGRÈS. 205
toutes les supputations des arilhméticiens politiques. Cepen-
dant, nous sommes parvenus, dans nos recherches, à con-
stater le mouvement progressif de la population de cette
ville depuis plus d'un siècle , et nous nous empressons de
consigner ici ce document curieux.
Tahlemi progressif de la populalion de Liverpool , depuis
le commencement du di.v-hidlième siècle jusqu'en 1831.
Epoques.
Maisons h;ilillics.
IiiUnbilces.
Population
1700
»
»
5,714
1720
»
»>
10,446
1730
»
..
12,000
1740
..
-
18,000
1760
..
a
25,787
1770
5,928
412
34,407
1790
8,148
717
55,732
1801
11,466
»
77,658
1812
15,589
418
94,376
1821
,•)
s
118,972
1831
25,637
944
165,221
On compte aujourd'hui environ 230,000 âmes à Liverpool,
y compris 10,000 marins environ appartenant au port. Le
dernier recensement est celui de 1831. Aux 165,221 habilans,
qui constituent la population de Liverpool, propremenldile, ce
recensement en ajoute ^5,000 de townships attenant à Liver-
pool, et qui depuis en fonlpartie. La popidation de 1831 éiail
donc de 211,000 habitans : et on peut facilement admettre ,
depuis celte époque, un accroissement de 20,000 âmes.
Poursuivons maintenant notre histoire.
£n 1700, l'Angleterre s'était chargée parle traité de l'a-
siento , de fournir aux colonies espagnoles les esclaves qui
leur seraient nécessaiies ; mais ce traité , rompu par l'avène-
ment de Philippe d'Anjou au trône d'Espagne, ne lerut sa
complète exécution qu'en 1713. Les négocians de Livei'pool
comprirent, les premiers, tous les avantages que pouvait offrir
cette nouvelle branche de conuncrce , et leur porl fui l'un des
206 LIVERPOOL,
premiers de la Grande-Bretagne à «équiper des navires pour
lu traite. C'est de celle époqne surtout que date le rapide ao
eroissetnent de Liverpool. Ses navires négriers ouvrent sjh-
les côtes d'Afrique d'immenses dc'bouclios aux produits de
Manchester, de Birmingham , de Sluiflield et du Yorkshire ;
ils transportent ensuite les esclaves aux Antilles , et de là ils
prennent en retour, pour l'Europe, du rhum , du sucre oi du
tabac: triple opération qui à chaque voyage doublait la iV)i-
tune des armateurs. Quelque odieux que soit (H'iralic, on ne
peut s'empêcher de reconiiaître qu'il a exercé nue grande
influence sur le développement de la richesse , dans les vv-
gions tropicales. Lorsque Pedro d'Esiença et ])éclieux eui'enl
transporté la canne à sucre et le cafler dans les x^îtilles, les
bras manquaient pour cultiver ces plantes. Les trente-sir moix
( colons tenqwraircs venus d'Europe , engagés pour trois ans
seulement, et dont la niorialit(' était de GO p. % durant cet
espace de temps) ne pouvaient Iburuir uiîe quantité de tra-
vail surfisanle. ^lelli-e à profit la riche végétation des tropi-
ques ; remplacer des homnu's énervés , par des hommes ro-
bustes accoutumés déjà au; climat de la zone lorride : ce
n'était pas une mesure sans portée ; c'était une idée pleine
d'avenir. Si les capitaines négriers eussent été plus humains ;
si les propriélaiies de plantations eussent un peu mieux com-
pris les avantages de la traite ; si au lieu d'abrutir leurs es-
claves , ils les eussent attachés au sol qu'ils IVriilisaient ; s'ils
les eussent associés aux proliis immenses (|u'ils réalisaient
par leur concours, assurément l'humanité n'aurait pas eu tam
à récrimin«!r contre la traite : car c'est à ces mains esclaves
(}ue l'Europe et l'Amérique doivent les grandes relations
connnei'ciales qui se sont établies eutn^ elles ; car ces mains
esclaves pouvaient seules acclimater , propager et répandre
les cultures qui font aujourd'hui la prosixrité des deux Amé-
riques .• le café , le tabac , la canne a sucre et le coton.
Quoi qu'il en soit, Liverpool prit une large part aux expédi-
lioBsqui, pendant le dix-huitièmesiècl'e, farenî dirigées sur les
SO> ORlGI>E ET SES PROGRÈS. 207
côtes d'x\fnque ; de 1730 à 1770, deux mille bàtiniens négriers
partirent de ce port , et on calcule que dans l'espace de onze
années seulement, ces navires transportèrent 304,000 esclaves
qui furent vendus /tOO,000,000 francs, ei les armateurs n';a-
lisèrent un bénéfice de 200,000,000 francs. En 1771, cent six,
navires jaugeant 110,000 tonneaux partent encore de Liver-
pool pour la traite ; mais déjà la concurrence rendait ces ex-
péditions moins lucratives. Aussi, lorsqu'en 1781 commença
la croisade humanitaire en faveur de labolition de l'escla-
vage, les ncgocians de Liverpool écoutèrent sans grande
émotion les paroles terribles de leur concitoyen Roscoé ,
contre ce trafic. Leurs spéculations s'étaient portées sur un
autre point; et en 1806, quand M. Wilberforce obtint ihi
parlement le bill d'abolition , le tonnage des navires négriers
de Liverpool n'excédait pas 25,000 tonneaux. Depuis dix ans,
la traite avait été abandonnée aux armateurs de troisième
ordre , qui. la continuèrent encore après le bill , sous pavilUju
espagnol ou portugais. Les grandes expéditions allaient
toutes désormais être entreprises dans l'intérêt des manufac-
tures ei se diriger vers le Nouveau-Monde. Une compagnie
puissante possédait le monopole de l'Inde et de la Chine ;
Liverpool ne pouvait porter ses regards de ce côté ; il con-
centra dans son port le connnerce de l'Angleterre avec lus
États-Unis. Suivons avec attention cette nouvelle phase , l'umî
des plus brillantes de l'existence commerciale de Liverpool.
Les Etats-Unis , après avoir conquis leur indépendance ,
s'occupèrent avec aideur à réparer les désastres que la guerre
civile leur avait causés : chaque état, suivant ses dispositions
naturelles, se voua au commerce, à l'agriculture ou à l'in-
dustrie. La Caroline , la Géorgie , la Louisiane , l'Alabama ,
contrées éminemment agricoles , entreprirent plusieurs cul-
tures nouvelles, et entre autres celle du coton qui, dès les
premières années, dépassa tontes les espérances. Pendant ce
temps , Manchester, secondc'îc par les inventions ingénieuses
que nous avons déjà mentionnées, parvenait à fabriquer des
208 LIVERPOOL,
étoffes de pur colon , supérieures à celle de Tliide , et bien
moins chères. Le résultat de ce double succès ( la production
peu coûteuse de la matière brute , et la mise en œuvre à bon
marché de celte même matière ) fut l'établissement immédiat
de rapports commerciaux entre l'Angleterre et les Etats-
Unis , rapports qui n'ont cessé de s'accroître , et dont Li-
verpool est devenu le centre commun. Ainsi que le constate
le tableau qui sert d'appendice à cet article , la production
du coton et les diverses applications de cette matière entrent
pour plus de moitié dans le mouvement commercial de Li-
verpool. En 1781, les douanes anglaises refusèrent d'admettre,
comme entaché de faux , un certificat d'origine qui constatait
que huit balles de coton étaient de provenance anglo-amé-
ricaine. En 1835 , les États-Unis ont produit 1,340,000 balles
de coton ; et en ont expédié sur l'Europe 1,010,500 balles;
dont 700,000 environ ont été dirigées sur Liverpool. Ce port
reçoit chaque semaine 15,000 balles de coton , et expédie à
son tour , pendant la même période , pour 250,000 £ de pro-
duits manufacturés. Ces chiffres sont trop explicites pour que
nous cherchions ailleurs la cause de la prospérité actuelle de
Liverpool. Ce sont ces échanges continus et toujours pro-
lîTCSsifs de la matière brute contre les produits manufacturés
de cette même matière , qui ont enrichi le commerce de
Liverpool, qui lui ont assuré la suprématie sur tous les autres
l>orts , et qui , en quelques années , ont doublé l'importance
de ses affaires , ainsi que le constate le document ci-après :
Tableau présentant le double mouvement du port de
Live^yool pendant les années ci-après :
AKINÉES. INAVIRES. TOjMSAGE. EXPORTATIQAS. IMPORTATIONS.
1815. 6,440 '709,849 F. 200,000,000 T. 300,000,000
1834. 13,444 1,692,870 457,998,000 490,000,000
1835. 13,941 1,168,426 684,558,000 655,389,000
1836. 14,959 1^947,613 _ _ _ _
Sous le rapport de l'importance commerciale , de la na-
vigation maritime, de la valeur des produits qui passent par la
S0> ORIGINE ET SES PROGRÈS. 209
voie de Liverpool, ce port est, sans contredit, après Lon-
dres, le plus impoiiant de tous ceux de la Grande-Bretagne.
iXew-Castle semble le dépasser par le chiffre numérique de
ses navires; mais Liverpool lui est bien supérieur par le ré-
sultat définitif de ses opérations. Faisons d'abord connaître
le matériel des principaux ports de l'Angleterre.
Tableau présentant le nombre de navires et le tonnage
appartenant aux ports ci-après en 1832 :
DÉSIGNATION NOMBRE NOMBRE MOYENNE
des ports. de uivires. de tonneaux. du tonnage.
Londres 2,663 572,835 218
New-Castle. . . 987 202,379 205
Liverpool. . . . 805 181,780 225
Sunderlaud . . . 628 107,628 171
Whilehaven. . . 496 72,967 147
Hull 479 72^:>48 150
Bristol 316 49^535 150
Au premier aspect, New-Castle paraît supérieur à Liver-
pool et par le nombre de ses navires et par le mouvement
de son port. Ne perdons pas de vue que l'activité de New-
Castle est exclusivement absorbée par le transport de ses
charbons; que ses navires entrent et sortent plusieurs fois
dans le courant d'un mois, et que la valeur du combustible
qu'ils transportent, quelque utile, quelque indispensable qu'il
soit, ne saurait être comparée aux riches cargaisons des
navires de Liverpool. Mais, ce qui prouve mieux encore la
supériorité réelle de Liverpool sur New-Castle, c'est l'im-
portance relative des sommes que les deux villes versent dans
les caisses du trésor : ce document est du plus grand intérêt.
Tableau comparé du produit des douanes dans les ports
ci-après ait 5 janvier de chaque année :
PORTS. EN 1835. EN 1836. ACCROISSEMENT.
Londres F. 239,499,300 F. 245,040,000 F. 5,545,700
Liverpool. . . . 96,193,975 106,827,250 10,6'^3,275
Krislol 11,950,000 18,020.200 4,070,200
ISew-CaslIe . . . 6,781,170 6,884,120 102,050
Nous venons de justifier le rang et rimportancc que nous
VI. — W SÉRIE. 14
210 'LIVERPOOL,
avons assignés à Liverpool ; nous avons dit son origine, ses
progrès; nous avons indiqué les causes extérieures qui ont
influé sur le développement de ses relations; il nous reste
maintenant à exposer les travaux que celte ville a elle-niême
accomplis pour aider et favoriser le mouvement dont les cir-
constances l'ont fait devenir le centre.
Liverpool n'a pas de port , dans l'acception de ce mot. La
Mersey, à rembouchure de laquelle il est situé, facilite
.seulement les arrivages. Mais rieu autrefois ne protégeait
les navires contre les coups de vent et les tempêtes dont le
canal Saint-Georges est fréquemment le théâtre. D'un autre
côté, la Mersey, qui n'a qu'un parcours de 50 milles, rece-
cevant dans ce trajet de comte durée un grand nombre de
îorrens et c'e ruisseaux impétueux, charriait sans cesse des
sables et du limon qui ont tiiù par exhausser son lit , et barrer
presque son embouchure. En sorte que, à marée basse, les
navires mouillés devant Liverpool reposaient sur la vase, cl
couraient , à la moindre bourrasque, les plus grands dangers.
Plusieurs sinistres graves, survenus dans les seizième et dix-
septième siècles, suggérèrent sans doute aux habiians de Li-
verpool l'idée de lutter contre cet obstacle qui semblait dcvoii-
b'opposer à la prospérité de leur ville. Des phares flotians furent
disposés à l'enibouchurc de la ]\Icrsey, pour indiquer les
jiasses; et en 1699, on se décida à construire le premiei-
dock, comblé en 1825, et sur l'emplacement duquel sélève
aujourd'hui la Douane. Les docks sont une ci-éaiion lonle
moderne qui appartient exclusivement à l'Angieterre , ainsi
que l'indique la racine anglo-saxonne de ce mot (^dckken,
couvrir, enclore). La darse des anciens ne saurait leur être
comparée. Le dock est un bassin , creusé au milieu des
terres , où l'eau de la mer arrive et y est maintenue d'une
manière artificielle; la darse, au contraire, consislail à abri-
ter, à défendre un bassin naturel sur le bord de la mer, et
souvent à en fermer l'entrée par une chaîne, afin de garantir
contre toute surprise les navires qui s'y retiraient. L'instinct
SON ORIGTJiE ET SES PROGRÈS. 211
de la guerre el de la d(*fense avait créé Ips darses; l'esprit du
commerce el ie sentiment de la consorvation ont présidé à la
construction des docks. Ce fut l'impérieuse nécessité qui sug-
lifëra aux habitans de Liverpool l'idée de ces ports artificie!s,
idée heureuse que Londres imita cent ans plus tard, et qui,
partout, a produit les plus heureux résultats. (1)
C'est en effet sur les bords de la Meisey , au milieu de ce
labyrinthe de mers intérieures, creusées par la main des hom-
uics, entourées de quais en granit el de vastes magasins, qu'il
faut voir Liverpool : là se trouve le principe de sa force el de sa
puissance. Ce sont ces immenses bassins, qui, protégeant les
navires contre Finconsiance des marées et conti'e la violence
des vents , qui , rendant les chargemens et les déchargemens
plus faciles, ont fait la fortune de Liverpool. Avant 1699,
date de l'établissement du premier dock , le port de Liverpool
était peu fréquenté; les marins se décidaient avec peiiie à
affronter ies bancs de sable dont l'embouchure do la j\Iersey
est semée. De 1700 à 1750, trois nouveaux docks furent ajou-
tés au premier, et la navigation quadrupla. En 1700, Liver-
pool ne possédait que 80 navires, jaugeant /i600 tonneaux;
en 1751 , nous en trouvons 220 avec 19,160 tonneaux, et le
iiond>re des entrées s'élève déjà à 1S71 bàilmens. C'est un
beau spectacle que celui qu'offrent ces 25 bassins, larges,
commodes, spacieux, encombrés de vaisseaux, venant de
toutes les parties du globe et partant pom' toutes les direc-
tions, important et exportant toutes les marchandises imagi-
nables, et occupés sans cesse à charger ou à décharger sous
df vastes hangards. Et sous ces hangards , quelle activité I
(jucl mouvement et quel ordre surtout! Des brouettes en-
(1) Pour rendre celte description plus fiirilc à saisir, uou-; avons fait repio-
(luiie les docks avec le [ilus grand détail sur la carte qui est placée en lèle do
(et article. On y voit aussi les deux enii)rancl)emi ns souterrains du clieiniu
de fer qui vienaenî, l'uu au centre de la ville, l'autre dans le voisiuage des
*tujiis, pour prendre les voyageurs et les niarcbandises.
1^.
212 LIVERPOOL,
ohâssées sur des rails en fer font circuler les caisses, les
balles, les tonneaux , que des grues tournantes , disposées sur
les quais , enlèvent des navires , ou introduisent dans leurs
entreponts; les négocians pèsent, dégustent, reconnaissent
leurs colis, tandis que les commis marquent et inscrivent.
La police des docks est admirable et d'une sévérité inouïe,
on le conçoit sans peine; la moindre imprudence suffirait
pour détruire en un instant d'immenses capitaux. A chaque
navire est assignée une place qu'il ne peut quitter sans la
permission du commandant ; et, pour prévenir toute espèce
de confusion , chaque dock a une destination spéciale : les
uns ne reçoivent que les navires du cabotage ; les autres ac-
cueillent tous ceux qui font les voyages de long cours; ceux-ci
ne s'ouvrent que pour les navires chargés des cotons des
États-Unis; ceux-là, enfin, n'admettent que les bàtimens de
la Baltique et des mers du Nord. Les vingt-cinq docks ou bas-
sins de Liverpool occupent une superficie de 112 acres ou
'i50,000 mètres carrésv Voici quelle est la contenance de quel-
ques-uns d'entre eux.
Tableau des principaux docks et bassins de Liverpool,
avec leur contenance et la date de leur construction.
1814. Biiinswkk Dock.
1816. Princes' Dock. .
1788. Queeiis' Dock. .
— Duck 11" 3. . . .
_ Dock 11° 1 ... .
18.10. Clarence Dock. .
— Dock \\° 2. . . .
1738. Georges Dock. .
icres.
ymds.
12
2744
11
3890
10
3101
6
4031
6
1153
G
273
6
124
5
2593
a( re». yards.
—
Queen's Basin. .
5
191
—
Brunswick Basin.
4
4262
1755.
Saltliouse Dock.
4
3665
—
Pi ince's Basin. .
4
1549
1832.
Caiiing Dock . .
3
4575
—
llalftide Basin. .
3
4500
.
Half lide Docks.
2
3505
Georges Basin. •
3
1852
Tous ces docks sont régis par les délégués du dock-estate,
compagnie qui les a fait construire. On pourra se faire une
idée de ce qu'ont dû coûter ces grands établissemens , lors-
qu'on saura que Clarence-Dock, ouvert en 1830, et qui
occupe une superficie de 6 acres seulement (2 hectares 1/3)
SO> ORIGINE ET SES PROGRES.
213
a coulé 650,000 £ (6,120,350 fr.); mais les revenus consi-
dérables qui en provienuenl fournissent aux entrepreneurs
d'amples dédommagemens. Depuis 1752, les docks de Li-
verpool, non compris les droiis municipaux, ont produit
5,000,000 £ (125,000,000 fr.)- Successivement, une partie
de ce revenu a été consacrée à ouvrir les nouveaux docks que
les besoins du commerce réclamaient; en sorte que le dock-
estaie se trouve aujourd'hui grevé d'une dette de 1,380,000 £,
à l'extinction de laquelle il affecte une portion du moulant
des droits perçus. Ces droits se prélèvent à-la-fois sur les
marchandises, suivant leur nature, et sur le tonnage, sui-
vant la destination ou le point de départ des navires : le droit
de tonnage varie depuis 25 centimes par tonneau (pour les
navires du cabotage), jusqu'à 2 fr. 80 cent, pour les navires
qui viennent du cap de Bonne-tspérance, ou qui naviguent
dans l'Océan Pacifique. Voici, au reste, un tableau curieux
qui indique à-la-fois l'accroissement rapide de ce droit, et le
mouvement progressif du port de Liverpool.
ANNÉES.
1752.
1760.
1770.
1780.
1790.
1800.
1810.
1820.
1830.
1831.
1832.
1833.
1834.
1835.
1836.
NOMBRE
de
navires
entrés.
1,245
2,073
2,261
4,223
4,746
6,729
7,276
11,214
12,537
12,928
12,964
13,444
15,941
14,959
TONNAGE
DROIT
PERÇU
sur le
NWSRES.
tonnage.
»
\\i. n.
1,776
))
2,330
»
4,142
»
3,528
»
10,037
450,060
23,379
734,391
65,782
805,033
^14,717
1,411,964
68,322
1,592,436
81,039
1,540,547
74,530
1,590,461
"9,558
1,692,870
84,061
1,768,426
87,644
1,947,613
97,847
DROIT i
l'ERCD
sur les
icliundîses.
49,694
83,007
102,415
95,517
103,422
107,668
110,993
124,146
TOTAUX
des
liROITS
1,776
2,330
4,142
3,528
10,037
23,379
65,782
91,411
15 1,3 '29
183,454
170,047
182.980
191,7^9
198,637
221,993
214 LIVERPOOL,
I es docks de Liverpool suiu de trois espèces : les plus int
porJans, les ivet-docks, dans lesquels l'eiiu se maintient tou-
jours à la môme auteur, sont sp«''cialement affectés aux na-
vires de long cours; les dry-docks, qui restent à sec dans
les marées basses, reçoivent les petits navires du cabotage;
enfin , les graving-docks, qui sont fort étroits (50 à 60 pieds
de large), n'admettent que les navires en réparation. Les
portes des graving-docks arcboutent en dehors; celles des
wet-doeks, au contraire , arcboutent en dedans : parce que ,
dans le premier cas il s'agit, pour la commodité des répara-
lions, de laisser évacuer l'eau avec la marée basse, tandis
que, dans les autres docks, on lient à la conserver. La plu-
part de ces docks sont précédés d'un basiin ouvert , espèce de
vestibule où le navire attend que les écluses du dock s'ouvrent
avec la maiée haute pour le recevoir. On comnmiiiijue d'un
dock à l'autre par do fort jolis ponts tournans en fer; les
trottoirs de ces ponts sont sur le même niveau que la voie
principale; mais le piéton y est garanti par une série de cônes
en fonte qui s'interposent entre les voilures et lui. Ici lout a
été prévu pour faciliter la circulation des personnes et des
marchandisis. Un rail-way avec tunnel, prolongement du
grand chemin de Manchester à Liverpool, vient prendre les
marchandises au King's dock, à un tiers de mille au sud de
la douane, et un nouvel embranchement, bien près d'être
achevé , ii a les prendre également au Queen's-dock.
Mais Tavaniage des docks ne consiste pas seulement à don-
ner un abri assuré aux navires, à les préserver des atteintes
de la malveillance, et à fournir à leurs cargaisons des maga-
sins covivenabiement disposés p ;ur les recevoir. Entre les
mains des spéculateurs , les docks sont devenus un instrument
d'échange très efficace, et qui accroît la circulation d'une
manière étonnante. Aussitôt qu'une marchandise est entrée
dans les magasins des docks, l'administration fournit au dé-
positaire un certificat ou warrant qui atteste la nature, la
qualité et l'importance ues marchandises déposées. Ce litre
SON ORIGINE ET SES PROGRÈS. %%5
esl Iransmissible par voie d'endossement ; le propriétaire peut
l'échanger contre de l'argent, ou le consigner en garantie d'un
prêt. L'endossement prouve le fait de la vente ; en sorte que,
sans avoir besoin de prendre liviaison de la marchandise,
sans la déplacer, sans s'exposer à payer le moindre droit, et
sans être obligé de la soigner et de la surveillei', elle circule
de main en main comme une simple valeur de poiiefruille ; et
le capital qu'elle représente peut ètie immédiatement con-
sacré à de nouvelles opérations. Ces avantages réunis sont
si considérables, que l'on ne conçoit pas comment, après une
expérience de près de cent cinquante ans, l'exemple de Li-
verpool n'a pas été suivi par toutes les nations commerçantes
de l'Europe.
Après avoir garanti les navires, dans le port, contre les
avaries, il importait d'* tablir des relations dii'ectes, sures, et
périodiques avec les piiticipales places de commerce. Liver-
pooi a senti de bonne heure cette nécessiié, et depuis long-
temps il entretient plusieurs lignes de paquebots, qui pren-
nent des passagers, se chargent de la correspondance, ou
transportent les effets précieux. La ligne la plus importante
est celle de New-York ; les navires qui la desservent sont
d'une construction adruiable, et leur chargement peut être
presque toujours évalné à un ou deux millions de francs. Cha-
que mois, quatre pa juebols se dirigvnt sur jXew-York; et
bientôt nn cinquième service de paquebots à vapeur de huit à
douzQ cents tonneaux sera mis en activité pour cette destina-
(io*n. Ce seront les premiers bateaux à vapeur qui franchiront
l'Atlantique; chaque navire portera deux machines de la force
de 200 chevaux, et ne mettra que 18 à 20 jours pour faire la
iravciséc. Chaque mois, en outre, deux paquebots partent
de Liverpool pour IMiiladelphie; un pour r.oston ; deux
pour liio-Janeiro ; deux pour Gènes et Livourne; et trois
pour Lisbonne. Mais les services les plus actifs, ceux qui
déterminent le plus grand mouvcmciit dans le port de Liver-
pool, à cause de la rréquenc< des départs et des arrivées,
216 LIVERPOOL,
sont les lignes de Glascow, de Wilehaven, de Belfast, de
Dublin et des côtes d'Irlande , toutes desservies par des ba-
teaux à vapeur. C'est par leur intermédiaire que l'Irlande
expédie ses grains et ses bestiaux; commerce immense qui
s'élève à 200,000,000 fr. par an ; et qui ne figure pas sur les
tableaux du commerce général de Liverpool, annexés à cet
article.
La navigation à vapeur du port de Liverpool présente un
effectif de 0)1 steamers, de la force totale de 9085 chevaux;
quelques-uns de ces steamers, les plus forts , ont une puis-
sance de 300 chevaux ; les moindres de 80. Avant 1824, le
service des bateaux à vapeur entre Liverpool et Dublin était
interrompu pendant l'hiver. Deux steamers transportaient les
voyageurs d'une ville à l'autre , pendant la belle saison seide-
ment; mais aucun d'eux ne se chargeait des marchandises. En
1826, le service de la poste entre Liverpool et Dublin a com-
mencé à devenir régulier, et aujourd'hui diverses compagnies
transportent les marchandises et les passagers avec une ad-
mirable régularité. Voici le tableau détaillé de ces différentes
compagnies et de la force dont elles disposent :
1° City of Dublin sfeam-packel Company : 19 steamers, pré-
sentant ensemble une force de 3135 chevaux. ÎMusieurs de ces stea-
mers sont de 530 tonneaux et de la force de 200 chevaux. La traversée
de Liverpool à Dublin se fait en 12 ou 15 heures. Cette Compagnie
a, en outre, 52 bateaux de charge (24 en bois, 28 en fer), pour le
service intérieur de l'Irlande, qui naviguent sur canaux et rivières.
2° Saint-Georges steam-packet Company : 9 steamers, 1170
chevaux , dont le plus fort est de 250 chevaux et le moindre de 60.
3° Drogheda sleam-jiacket Company : 4 steamers, 480 chevaux.
4° Londonderry Company : 2 steamers, 300 chevaux.
5 Scotch and other Companies : 23 steamers, 2520 chevaux.
La plupart de ces steamers font le service de l'Ecosse; la coupe en
est hardie et élégante; ils sont plus gracieux que ceux qui se con-
struisent à Liverpool , mais moins solides. Glasgow est, en général,
supérieur à Liverpool dans ce genre d'industrie. De Glasgow est sorti
SON ORIGINE ET SES PROGRÈS. 217
le premier bateau à vapeur, en 1812; de ses chantiers encore aujour-
d'hui sortent les bateaux les plus forts et les plus majestueux. Plu-
sieurs des steamers appartenant à la Scotch Society ont la force de
180 chevaux ; deux ont une puissance de 300 chevaux et ont coûté
chacun 24,000 £.
6° Belfast steam-yacket Company : 2 steamers , 320 chevaux ;
l'un 240, et l'autre so chevaux.
7» Waterfovd Company : 4 steamers, 580 chevaux.
80 His Majesty's mail-packets: 4 steamers, 580 chevaux; deux
ont été récemment allongés, et leur puissance augmentée.
Indépendamment de ces steamers, il y en a environ 30 de 20 à 60
chevaux , faisant le service de la Mersey , de l'une et de l'autre rive,,
et de Liverpool à Runcorn.
Portons maintenant nos regards sur les grands travaux
auxquels Liverpool a concouru pour établir l'admirable sys-
tème de communications intérieures qui lient son port au
reste de l'Angleterre. Lorsque l'on sait dans quel mauvais
état de viabilité se trouvaient les chemins au dix -huitième
siècle (alors il ne fallait pas moins de trois jours pour franchir
une dislance de 30 à 36 milles) , on s'étonne à bon droit de la
rapidité et surtout du bon marché avec lesquels Liverpool
transporte aujourd'hui les marchandises qu'elle reçoit sur les
points les plus reculés de l'Angleterre. La première , elle a ré-
solu le problème de la vitesse combinée avec l'économie ; pro-
blème qui intéressait si vivement le commerce et l'industrie.
Les difficultés étaient immenses : toutes ont été surmontées.
En 1720 , Liverpool ne communiquait avec Manchester que
par la JMersey et rirwel ; mais ces deux rivières , souvent
obstruées par les sables, rendaient le trajet lent et coûteux.
La grande route était presque impraticable ; le transport d'une
tonne de Liverpool à Manchester se payait alors 12 schillings
par la voie d'eau et n'exigeait pas moins de onze jours;
le roulage demandait 40 shillings. Pour remédier à ce grave
inconvénient, on creusa dans certaines parties le lit de la
Mersey et de rirwell , et la navigation en devint plus facile ;
318 LIVERPOOL ,
Biais cette amélioration insuffisante sollicita bientôt la cana-
lisation de ces deux rivières. Aujourd'hui des barges de 35 à
hO tonneaux, chargées de sucre, de grains, de rhum, de
vin , des produits des Indes , de la Méditerranée , de la Bal-
tiqu , franchissent en quinze heures cette distance , pour le
prix de 6 shillings par tonneau , et prennent en retour les
produits nianulacuircs de Manchester et du Yorkshire. Les
besoins du cornsnerce ne tardèrent pas cependant a demander
Toux eriure d'une nouvelle voie , et ce fut le duc de Bridgewa-
ter, f( iidaisHiidu système de la canalisation en Angleterre, qui
sa chargea de la consiruire, avec le concours du célèbre ingé-
nieur lirindeley.Propiiétaire des houillères de WorsIey-IIall.
situées a 12 milles de Manchester, le duc , se voyant réduit à
ne tiier aucun parti de ces richesses, faute de moyens de
transport , conçut lidée d'un canal qui lui eu facilitât l'écou-
lemeiil. Celle bram he, qui s'étend depuis Leigh jusqu'à Sal-
fords , près Manchester, franchit l'Irwel sur un pont aqueduc
de 186 mètres de long , capable de recevoir les barges les
plus fortes, et soutenu par des arches d'une assez grande ou-
verture pour ne pas iniercepier la nav. galion de rirwell. En
sorte (ju'à Burton , point d interseclion de ces deux cours
d'eau , on a , a chaque instant du jour, l'éirange spectacle de
deux navires qui voguent a pleines voiles au sonunet l'un de
l'auiie. Celle branche nue fois terminée, le duc de Biidge-
water (tendit son canal jusqu'à Riuicorn sur la Mersey ; et en
1766, celle seconde ligne de comniunicalion entre Liver-
pool et MjnchesU r fut livrée à la navigation. C'est encoie
en face de Buncorn que le canal de la Saiikey vient déposer
les chaiDons du disiricl de Saint-Helleus , taudis que V£l~
lesmere canal, par lequel Chester se latlachc à Liverpool,
et .a ffeawer navigation y transportent tous les ans plus
de 200,000 tonneaux de sel qui sont échangés contre les
charbons du Wigan. Grâce à l'embouchure de ces di-
vers canaux , Runcorn est devenu un point commercial
important. Les sables, qui plus bas obstruent la Mersey,
SON ORIGISE ET SES PROGRÈS. 219
ne laissant que quelques passes , ne permettraient pas aux
canaux de se rapprocher davantage de Liverpool ; d'un
autre côté, ces sables qui favorisent Runcorn , conservent
aussi à Liverpool sa supériorité , en rendant impossible pour
les grands navires l'accès de Runcorn (1). Mais de tous les
canaux qui rayonnent autour de Liverpool , le plus important
est le Leeds and Liverpool canal , qui n'a pas moins de 1/tO
milles de parcours ; il commence à l'extrémité nord de Liver-
pool, suit le cours de la Douglas jusqu'à Wigan (2), et com-
munique par l'Air et l'Oiise avec Hull et la mer du Nord. Sa
construction a coûté 2,000,000^, et n'a été terminée qu'en
1816. Les divers canaux qui rayonnent autour de Liverpool
et qui composent le système hydraulique dont cette ville est
comme le centie , ont un parcours d'environ Ù12 milles ; mais
comme ils se rattachent , soit directement, soit indirectement,
aux divers canaux dont le reste de l'Angleterre est sillonné,
les relations de Liverpool avec Londres, Hull, Birmingham
et les principales villes de l'iniérieur , sont toujours faciles et
assurées^par celte voie , malgré la dislance et les chaînes de
moniagnesqii les séparent.
Lemêriie motif qui , en 1720 , avait déterminé les habiians
de Liverpool et de Manchester à remplacer le roulage et la
navigation fluviale par un système plus perfectionné , devait
nécessairement, avec l'accroissement de leurs affaires, les por'
ter ach' rcher plus tard de nouvelles combinaisons pour accé-
lérer leurs rapports et rendre pluï. faciles et moins coûleuxles
moyens de transport d'une ville à l'autie. En 1825 , le mouve-
menlcommercial devient si actif en Angleterre, l'extension des
(1) Oulrc les liarges, Runcorn a reriien 1835cent trente-six navires, j.itigeanl
ensemble 8081 tonneaux, tiu seizième environ du mouvement de Liverpool.
(2) Le JVignrit^a i780, fournissait à Liveij)ool 50,000 louues de charbon;
il en fonrnil aujourd'hui 250,000. AVigan alimente Liverpuol, comme U'orslcj
alimente Manchester — Dans un prochain article sur Manchester, nous
donnerons une carie géiiéra'e du Lancashire, où se trouveront indiqués les
routes, les canaux et les villes mentionnés ici.
220 LIVERPOOL,
manufaclures est si grande , et la voie lente des canaux répond
si mal à l'impalience fébrile des spéculateurs , que de toutes
parts on cherche à remédier à ce vice radical. Les barges
mettaient quinze heures pour franchir la distance qui sépare
Liverpool de Manchester! Ce temps paraissait énorme , mal-
gré le progrès immense qui avait été léalisé depuis 1720.
C'est alors que l'on proposa d'appliquer à la circulation exté-
rieure le système des rails usité dans l'intérieur des mines;
innovation qui présentait trop d'avantages pour être rejetée.
Aussi , le comté de Lancaslre , qui le premier avait creusé
des canaux et construit des docks, fut le premier à faire
usage des chemins de fer, et ce fut sur le chemin de Liver-
pool à Manchester que roula la première machine à vapeur
de Stephenson. En quelques mois, 400,000 £ (10,000,000 fr.)
d'actions sont prises; le chemin est livré à la circulation en
1828 , et la distance qui sépare Manchester de Liverpool n'es'
plus que de deux heures et demie pour les marchandises et
d'une heure vingt minutes pour les voyageurs ! Quelle joie,
quel triomphe, quel succès pour cette population tout affairée
r[ui compte son existence par secondes , et qui dit sans cesse :
limes is money ! Les résultats de cette entreprise donnèrent ,
ia première année , 40,000 £ de bénéfice , et au 31 décembre
celte sonune était portée à 85,529 j£ (2,138,000 fr. en deux
ans ! ) Et cependant combien de difticultés n'eul-on pas à
vaincre : des vallées à franchir , des montagnes à percer, des
tunnels à creuser sous les villes , les marais fangeux de
Chat-Moss à combler et à raffermir. Tous ces obstacles furent
vaincus , et en moins de quatre ans 800,000 £ (20,000,000 fr.)
furent enfouis dans cette gigantesque entreprise.
Avant l'établissement du rail-uay, 26 voilures faisaient
journellement le service entre Liverpool et Manchester ; ce
qui donnait un mouvement d'environ 400 voyageurs par jour.
Le rail-way une fois ouvert , ce chiffre s'éleva à 1200 ; puis
insensiblement il a augmenté jusqu'à 1500; il a aujourd'hui
quadruplé : ce qui donne un mouvement d'un demi-million de
SON ORIGIKE ET SES PROGRÈS. 221
voyageurs par an, entre deux villes qui comptent près de
'tOO,000 habitans. Les voitures mettaient trois heures pour
franchir la distance, et le prix était d'une demi-guinée su»'
l'impériale ; et encore pour obtenir cette vitesse , fallait-il
faire des extravagances , tuer les chevaux et employer , à
<haque relais , huit hommes (4 pour dételer, k pour aie-
ler), afin de ne pas perdre plus de 20 secondes. Après de tels
(efforts , les rail-ways étaient seuls capables de répondre à
l'impatience du public. Maintenant, parlerai!, le voyageur
franchit la distance de Manchester à Liverpool en 1 heure 20
minutes , et ne dépense que 5 shillings. Le transport des mar-
chandises a suivi la même progression : le premier mois ,
1432 tonnes seulement furent expédiées , et un an après, ce
chiffre s'élevait à lO/i, 356. Aussi la somme des bénéfices a-t-
cUe toujours été en augmentant. Voici , au resie , un tableau
assez curieux présentant , pour le premier semestre 1834, le
montant des dépenses , des recettes et des bénéfices que fai-
sait la Compagnie par nature de transport :
P»R VOYICB'JR. P»F. TOSSE DE HiSCRAAD, PAR Tn>KE DP. CIllRIiOIl.
Dépense 2 sh. 10 d. I/4 0 sh. 1 1 d. 1/2 0 sli. ^ d. 1/2
Profits 2 2 1/i 2 5 0 10 3/4
Tadx EXIGÉ.. 5 0 1/2 9 4 1/2 1 3 1/4
Re'stime' général de ^e semestre.
rOUK lES VOïUGEl'RS. POCB LIS M» RCH» N DISES. PflfP. LE CUàltON.
Dépense 28,681^ 29,018 ^^ 888^
Profits 22,089 10 202 2,037
Recette BRUTE.. 50,770 39,720 2,92:
11 résulte de ce tableau que le transport des marchandises
est le plus coûteux et le moins profitable , et que celui du
charbon est , au contraire , le moins coûteux et le plus profi-
table. Mais la houille tend chaque jour à abandonner les
222 LIVERPOOL,
vail-ivays , car elle trouve à se faire transporter à meilleur
marché sur les canaux , et la plupart des nouvelles usines ,
pour économiser les frais de cartage ( transport du rail-vvay
à la fabrique) , s'établissent sur le bord des canaux. Voici
maintenant le tableau général des recettes et dos dépenses
eftectuées parla Compagnie du chemin de fer, pendant les
Cîioq dernières années :
DÉTAIL ET PRODUIT DES RECETTES. TOTAL
Années. Voj.igeurs. jVlaicliandises. Charbon. nts nÉ>>EXsis.
1831 — 101,829 £ — 52,960 rf — 910 i£ ~ 84,404
1832 — 8S,164 — 67,45i — 4,988 — 94,936
1833 — 98 815 — 79,258 — 5,229 — 109,250
1S34 — 111,062 — 82,284 — 6,333 - 124,644
1835 — 120,334 — 90,006 — 7,088 — ■\i?,,9,Q9
ToTAC.\... 515,204 371,962 24,-548 547,043
La somme totale de ces trois chapitres de recettes s'élevant
à 911,714 jf , il résulte que la Compagnie a bénéficié, pen-
dant ces cinq années, une somme de 9,116,000 fr., on. .. . 364,671
Le rapport du premier semestre 1835 a constaté que les som-
mes fournies et empruntées par la Compagnie s'élèvent à un
total de 1,219,860 ^, sur lequel 1,171,387 £ ont été dé-
pensées. La Compagnie emploie 64 agens, commis et inspec-
teurs , et 636 enginemen ^ gnards , lahourers^ etc. , dont le
salaire s'élève , par semaine , à la somme de 780 £. Les
dividendes que cette Compagnie a payés pendant ces cinq der-
nières années ont suivi la progression suivante , et ses actions
se sont élevées de 100 à 265 ^.
Dividendes payés par la Compagnie du chemin de fer de
Livei^ool à Manchester, pendant îcs années ci-après :
1831 1832 1833 1834 1835
l'^'" semestre. . . 4 „£ 10 s. 4.^ 0 s. 4£ 4 s. 4 X 10 s. 4 .i' 10 s.
2' semestre... 4 10 4 4 4 10 4 10 (1) 5 0
(I) The direclors rctained 10 "/„ of the profits as a rescrvcd fund in ac—
cordance wilh a power granted by the act.
SOS ORIGIJNE ET SES PROGRÈS. 223
Cependant, malgré ces résultats avantageux, les chemins de
fer n'ont pas réalisé tout ce que l'on en espérait ; ils n'ont pas
totalement remplacé les canaux , ainsi que l'on s'y attendait
dans le principe. Ceux-ci, il est vrai, ont subi d'abord une
forte dépréciation ; mais ils ont bientôt repris faveur. Si le
rail-way transporte plus vite , il n'opère pas à au^si bon
compte que !e canal, et il importe peu, dans certaines circon-
stances, qu'une tonne de charbon ou de marchandise voyage à
raison de 10 milles ou de 3 milles à l'heure. Là où il faut que
la vie commerciale circule avec une sorte d'activité fébrile ,
comme entre Liverpool et Manchester, le rail a des avan-
tages incontestables ; mais hors de là cet avantage diminue,
et comme le dit MaccuHoch , quelque étonnans que soient les
résultats du chemin de fer de Liverpool à Manchester ,
ijOus doutons fort qu'il y ait un grand nombre de situations
dans le royaume qui puissent présenter les mêmes avantages.
Les circonstances , en effet , et les localités sont rares où le
transport des marchandises requiert la célérité du lail way;
«'t le rail ne peut se soutenir que par un grand mouvenient
< ommercial. 11 a cet avantage, il est vrai, de s'adapteià toutes
tes localités ; mais en général le canal convient mieux là où la
vie doit arriver avec une raisonnable vitesse, abondante et à
peu de frais. Pour toutes les matières qui sont l'objet do be-
soins actifs ou qui sont susceptibles de se détériorer par le
temps, la vitesse du transport devient un avantage que peut
payer le consommateur; dans ce cas , le chemin de fer est
préférable, parce que ni les froids de 1 hiver, ni les séche-
resses de l'été ne peuvent en entraver le service.
Mais les canaux ont une grande supé-riorité en ce (juils
peuvent supporter un poids presque indéfini. Sur un ciie-
min de fer , le poids dont chaque roue peut être char-
gée est limité par la force de la bande qui porte cette
roue , et rarement ce poids s'élève à plus d'une tonne. De
là résulte la nécessité de lépartir la marchandise transportée
sur un grand nonibre de chariots, ce qui augmente beaucoup
224 LIVERPOOL,
le matériel du iransporl et par suite les frais. La charge que
peut porter un canal est uniquement limitée par la dimension
des bateaux qu'il peut admettre. Ainsi sur un canal degrande
dimension , chaque bateau peut porter jusqu'à 200 tonneaux
(200,000 kil. ) , tandis que ce même poids exige 60 à 70 cha-
riots sur un chemin de fer. Le canal présente donc une grande
économie de matériel, et cette économie réduit nécessaire-
ment les frais de transport d'une quantité proportionnelle ù
sa valeur.
Sur le GrandJimction- Canal, M. Bevan a reconnu qu'il
fallait une force équivalant à 35 kilogrammes pour mouvoir
un bateau chargé de 21 tonnes, à raison d'un mètre par se-
conde ou de trois kilomètres et demi par heure. Avec cette
vitesse, la proportion de la force de traction au poids entraîné
est donc rh- Sur un chemin de fer horizontal bien construit,
et avec des chariots du meilleur modèle, cette même propor-
tion de la force de traction au poids transporté est f{-^. Ainsi,
pour une vitesse semblable d'un mètre par seconde, un mo-
teur quelconque produira un effet beaucoup plus considérable
sur lecanal. Mais il faut observer que si la vitesse augmente ,
la résistance sur le canal croît à-peu-près proporlionnelle-
ment au carré de cette même vitesse , conformément aux lois
physiques de la résistance des fluides , tandis que, sur le
chemin de fer, la résistance opposée au mouvement est con-
stante indépendamment du taux de la vitesse ; ou , en d'autres
termes , la résistance opposée au mouvement agit sur un
chemin de fer, comme une force accélératrice constante, ana-
logue à la force de la pesanteur; et sur un canal, comme une
force accélératrice variable suivant la loi du carré des vites-
ses. Cependant l'ingénieur Russel a constaté que ce principe
se modifie dans la pratique , et que lorsqu'on atteint un cer-
tain degré de vitesse, la résistance, au lieu d'augmenter, dimi-
nue. Ainsi, l'expérience lui a démontré, et ses résultats sont
établis, dit-il , par le dynamomèlre, que la résistance qu'é-
prouve une barque du canal augmeniebien réellement selon le
S0>' ORIGISE ET SES PROGRÈS. 225
carré de la vitesse , mais seulement jusqu'à ce que cette
vitesse soit de 7 milles 1/2 à l'heure , taux qui corres-
pond à une résistance de 330 livres ; que si la vitesse est
portée à 8 milles 12 à l'heure, la résistance n'est plus
que de 210 livres ; que si on augmente encore la vitesse ; la
résistance s'élève à 236 livres , beaucoup moins compara-
tivement que pour une vitesse de 7 milles 1/2 à l'heure. Une
vitesse de 12 milles à l'heure , enfin , a accusé une résistance
de 352 livres, à peine plus forte que celle de 7 milles 1/2.
Depuis 1831, un système analogue a été inlroduitsur le Pais-
ley and Glascow canal, qui a 12 milles de long; les trans-
ports s'y font avec une vitesse au moins égale à celle des
chemins de fer , et la dépense est si minime que le chiffre
en paraît incroyable. Les bateaux qui naviguent sur ce canal
ont 70 pieds de long sur 3 1/2 de large; ils sont remorqués
par des chevaux et portent 100 à 120 passagers. Depuis deux
ans , ïk voyages s'effectuent par jour , sans aucun dommage
notable pour les rives. Ce canal u"a que 8 pieds de large, et
en donnant au bateau en longueur ce qu'on lui fait perdre
en largeur, on trouve ainsi la même capacité , et on multiplie
le bénéfice de la résistance vaincue.
A côté de ces deux systèmes de communication accélérée
le roulage ne brille pas ; mais , quoique plus lent et plus
coûteux, il est nécessaire pour le détail; c'est la voie du petit
commerce : aussi ne scra-t-il pas inutile de faire connnaitre l'état
actuel de cette industrie. La distance de Liverpool à Man-
(îhester, par la route ordinaire, est de 36 milles : les voituriers
mettent 16 à 18 heures pour la franchir , et encore sont-ils
obligés de relayer à moitié chemin. Les frais de transport de
100 livres coûtent 1 shilling 4 d. ( 1 fr. 65 ccn. ou 33 fr. par
tonneau ) ; nous avons vu qu'en 1720 , ils coûtaient 50 fr. ou
^lO shillings (1). Malgré celle réduction , les commissionnaires
(1) si l'Angleterre a trouvé de grands béinfircs à remp'accr le roulage par
les canaux et les rhemios de fer, la France reliicrait un avantage encore plus
VI. — 4° SÉRIE. 15
2^6 LIVERPOOL,
de roulage ne trouvent pas de chargement et abandonnent
chaque jour celte partie ingrate pour entreprendre les trans-
ports en cueillelle sur les fly-boats , petits bateaux de canal
d'une marche supérieure. Il n'y a aujourd'hui que dix maisons
à Liverpool , qui s'occupent de roulage ; elles expédient des
voitures à quatre chevaux , portant de 5 à 6000 livres ; mais,
Ea plupart du temps , elles n'emploient que des voitures à
éeux chevaux, qui portent de 3 à 4000 livres.
Tels sont les trois systèmes de communication intérieure
qui mettent Liverpool en rapport , non-seulement avec ]\Ian-
chester , mais avec les principales villes de l'Angleterre et de
l'Ecosse. L'historique que nous en avons tracé indique suffi-
samment les progrès qui ont été successivement introduits
dans ces divers systèmes , et la part que chacun d'eux prend
au mouvement général.
Liverpool est trop commerçant pour être industriel. L'ar-
mateur habitué aux Gi'andes spéculations ne comprendrait
pas les petits calculs du fabricant, elles classes inférieures,
habituées au graiid air , se résoudraient difficilement à vivre
dans la serre chaude des ateliers. Cependant on trouve à
Liverpool une foule d'établis&emens industriels , qui se lient
tous au commerce extérieur et à la navigation. Ce sont
des chantiers de construction , des fabriques de montres et de
chronomètres , des corderies , des manufactures de chaînes-
câbles , des fonderies de fer et de cuivre , etc. Liverpool met
à la mer tous les ans , ternie moyen , douze steamers neufs ,
dont six de première classe et six de s(;conde. Ti^ente chan-
tiers pour les constructions navales y sont en pleine activité ;
mais douze seulement construisent des bateaux à vapeur et
des navires de haut-bord. Le chantier de M. Wilson, dans
le voisinage de la 3Icrsey, mérite surtout d'être remarque.
Depuis dix ans, ce constructeur a fourni au commerce
considérable dans ceUe substilulion , car la plus grande masse des transports
s'y effectue par la voie de terre , et le prix du roulage y est encore relative-
ment plus élevé qu'en Angleterre.
S0> ORIGISE ET SES PROGRES. 227
«ne dizaine de bateaux à vapeur du prix de 6 à 7000 £
(150 à 170,000 fr. ) nus ; les machines , les agrès , etc. , etc. ,
coûtent ordinairenienl autant. Dans ce moment, on construit
trois steamers d'une dimension gigantesque: ils auront IGO,
175 et 220 pieds de long; ce dernier doit être armé de deux n'a-
chines de la force de 200 chevaux ; et , comme on calcule une
force de cheval pour trois tonneaux , ce navire jaugera au moins
1200 tonneaux. MM. Williams et Perry , deux des plus riches
entrepreneurs de Liverpool , et chefs de la société Cihj of
Dublin steam-packet , estiment que la construction des na-
vires et des bateaux à vapeur, avec toutes les industries qui
«'y rattachent, occupe 3 à iOOO ouvriers, et intéresse plus
•de 1-2,000 personnes.
A mesure que les essais s'accomplissent, que les perfec-
tionnemens s'opèrent , on a reconnu qu'il n'y a que des ba-
teaux de grande dimension qui puissent procurer la navi-
ï-ation à la vapeur la supériorité qu'elle doit avoir sur la
iiavigaiion à voiles. Mais, dans un si étroit passage , il s'opère
tant de luttes diverses , les élémens s'y livrent tant de rudes
batailles: l'eau, la vapeur, l'air et le feu, se contrariant
lour-à-tour, détruisent sans cesse les calculs qui paraissent
les mieux fondés. Malgré ces difficultés, de grands progrès
se réalisent et d'autres se préparent.
Pour opposer à tous ces chocs une résistance convenable
on en est venu à rapprocher davantage les membrures , à
remplacer les courbures en bois par des courbures de fer ; à
assujétir le bordage, non avec des chevilles , mais avec des
boulons à écrous en cuivre ou en bronze. Rien, d'ailleurs,
-âe remarquable ne s'est opéré depuis six ans dans le système
des machines a vapeur, si ce n'est le condensateur de Hall,
appareil ingénieux, mais dispendieux, compliqué, fragile, se
détraquant fréquemment sous la main même la plus habile,
et exigeant, par conséquent, de fréquentes réparations. Ce
système a pour objet de ramener au réservoir la vapeur qu'il
lait circuler comme le sang dans le corps humain , d'en pré-
15.
228 LIVERPOOL,
venir dès-lors la déperdition , d'employer une moins grande
quanlilé d'eau ftoide , partant de procurer une économie no-
table de combustible. Sous ce rapport, il est d'un grand avan-
tage dans les navigations de long cours, parce qu'il rend moins
considérables les approvisionnemens de houille. C'est vei*s
l'économie du combustible, moins à cause delà dépense que
de l'embarras, que tendent tous les perfectionnemens. Depuis
1812 , il s'en est opéré d'immenses , ainsi aujourd'hui , avec une
quantité égale de charbon , on obtient neuf fois plus de ré-
sultats qu'on n'en obtenait alors. C'est aussi dans ce but que
M. Howard a tenté de nouvelles expériences. Dans le système
de JM. Howard, la vapeur n'est point engendrée par une
chaudière , mais bien par une plaque de fer reposant sur un
bain de mercure tenu à une haute température, et sur laquelle
s'effectuent, à des intervalles réguliers, des jets d'eau froide.
Dernièrement, la Pesta, armée de machines construites
d'après le système de M. Howard, dans un voyage qu'elle a
fait de Londres à ^largate, a rivalisé de vitesse avec les plus
forts steamers. Si ce système réussit , il donnera pour résul-
tat une économie de deux tiers sur le combustible.
Six ou sept établissemens s'occupent de la construction des
machines à vapeur ; mais le plus considérable de tous est celui
de .M. Fawcett. Ses machines sont recherchées partout, dans
l'Inde comme en Amérique ; et son nom circule dans le monde
entier (comme il le dit lui-même ) , giavé sur l'airain. Cet
habile constructeur emploie cinq à six cents ouvriers dont la
moyenne des salaires s'élève à 25 shillings ( ol fr. 25 c. ) pai'
semaine et par homme. Les machines les plus puissantes
qui se construisent dans cet atelier , sont de la force de 200
chevaux ; elles sont destinées au nouveau paquebot de la
ligne de New-York, qui est sur les chantiers de Wilson.
Il y a six ans, les machines les plus fortes ne dépassaient pas
65 à 70 chevaux : ce qui faisait io^ à J/iO chevaux pour un
stea?ner , chaque bateau étant pourA u de deux appareils.
Ce fait seul atteste les progrès que l'art a réalisés daiis
S0> ORIGINE ET SES PROGRÈS. 229
cette spécialité, car, depuis long-temps, on a construit des
machines fixes d'une plus grande puissance : aux mines de
Cornouaiiles, on en voit fonctionner de la force de ^tOO che-
vaux. Dans les ateliers de M. Fawceit la vapeur exécute la
plus grande partie des travaux ; elle transporte les fardeaux ,
fait mouvoir les soufflets de forge , bat l'enclume ; tourne le
fer , le rabote et le polit. Sous sa direction , la vapeur est de-
venue une esclave docile, qui se prêle à toutes les exigences
de l'ouvrier. Rien de plus imposant à parcourir que ces ate-
liers où tant de volontés diverses, où une si grande masse
de forces obéissent à la même impulsion , concourent au
même résultat. Malheureusement, les Sociétés d'union vien-
nent souvent troubler Tordre et l'harmonie qui régnent dans
ces établissemens.
Les sociétés d'union , c'est la coalition réduite en système :
elles ont leur théorie toute faite, leur point de départ et leur
temps d'arrêt. La coalition se renferme dans les limites d'une
seule profession : les sociétés d'union les embrassent toutes,
et deviennent par cela plus formidables; leurs mesures sont
plus habilement conçues et donnent aux classes ouvrières un
immense avantage contre les chefs d'éiablissemens. Si le tailleur
veut obtenir une augmentation , il suspend ses travaux , et le
maçon et le peintre, etc. , qui travaillent , viennent à son se-
cours, jusqu'à ce que l'augmentation désirée soit obtenue :
cet étal dure quelquefois fort long-temps. Ainsi , aux poteriex
les travaux ont été généralement suspendus pendant deux
mois.
Les 15,000 ouvriers de Preston , qui gagnent 7000 .^ par
semaine, ont voulu naguère obtenir une augmentation :
10 p. "o leur ont été accordés; ils les ont refusés , comp-
tant travailler tour -à -tour par moitié. Les maîtres ont
alors, d'un commun accord, résolu de leur ôter cette res-
source qui faisait leur force : ils ont fermé les ateliers. Ce
moyen atiiomphé de la coalition, parce (}u"uu seul coipsd'état
y concourait; mais quand elle est générale et qu'elle embrasse
3311^ LIVERPOOL ,
toutes les professions, alors elle a les résultats les plus funestes;
car les ouvriers attendent, pour faire valoir leurs exigences, le
moment où les commaiides sont les plus abondantes et les
plus pressées : aussi les maîtres prennent-ils le parti d'offrir
des engagemens pour un , deux ou trois ans, et avec cela des
gages fort élevés. Ainsi, dernièrement on offrait aux ouvriers
fondeurs , avec promesse d'emploi continuel , jusqu'à 34 shil-
lings par semaine ; mais l'ouvrier , qui sent sa force , veut
conserver son indépendance , et il a tellement la conscience
de ce qu'il peut , que les turn out (suspensions des travaux)
se reproduisent daus toutes les professions et sur tous les points.
Les maîtres seront peut-être obligés de céder ; et comme ils
fabriqueront à plus grands frais , ils perdront le bénéfice de
leurs bas prix sur les marchés étrangers. Voilà l'un des em-
barras les plus graves du développement de l'industrie et de
la diffusion des connaissances. L'ouvrier intelligent , réduit
à un travail mécanique , et sachant apprécier ses résultats,
se révolte contre la nécessité qui l'accable , et cherche , par
des élans convulsifs , àsecouer le joug.
Chose assez remarquablejusqu'ici , les affaires de banque
et de revirement se sont faites à Liverpool par l'entremise
d'un petit nombre de banquiers et d'une succursale de la
Banque d'Angleterre. C'est en 1829 seulement que se forma
la première banque particulière qui , offrant au commerce de
plus grands avantages que les autres établissemens , vit bien-
tôt sa prospérité grandir. Ses succès enhardirent les spécula-'
leurs,, et de 1831 à 1836 , au grand déplaisir de la Banque
d'Angleterre, trois nouvelles banques se sont formées; leur
capital nominal est de 11,750,000 ^f, et le capital payé, en-
viron 1,600,000^'. En voici le tableau détaillé :
Manchester and Liverpool district Banking Company a com-
inencé ses opérations en 1829. Elle a 14 branches (comptoirs), 8 sous-
branches dont la plus voisine est à 6 milles , la plus éloignée à 52
milles. Capital nominal, 5,000,000 ^; 5000 actions, loo ^chacune ^
SO?f ORIGINE ET SES PROGRES.
231
tontes émises. Capital payé, 749,600/; les dividendes payés se
sont élevés , en mars
1831, à 5 p. %,
1832, à 5 p. %.
1833, à 6 p. °„.
1834, à 7 1/2 p. %.
1835, à •.. 7 1/2 p. o/q.
1836, à 7 1/2 P°/o-
Bank of Liverpool a commencé ses opérations en mai 1831.
Sans branches; capital nominal, 3,ooo,ooo /; divisé en 30,ooo ac-
tions de 100 £ cliaqne, dont 25,810 seulement ont été émises, et le
capital versé s'élève à 258,100 £ ; les dividendes payés se sont éle-
vés, de 1832 à 1834, à 6 p. 0/^; pour le premier semestre 1835, à
7 p. "/o» 6t pour le second, à s p. "g.
Liverpool commercial Ban k a commencé en 1833, Sans bran-
ches; capital nominal, 500,000/ , divisés en 50,ooo actions de lo/
chacune , dont 24,440 ont été émises ; et le capital versé s'élève à
244,000 £. Le dividende payé eu 1834 s'est élevé à 5 p. ^j^ ; pour le
premier semestre 1835, à 3 p, "/p; pour le deuxième semestre, à
3 l;2 p. 'y^.
Liverpool Tradesmen's bank a commencé en avril 1836, Sans
branches ; capital nominal, 250,000 ./ , divisés en 25,000 actions de
10 / chacune , avec la faculté de le porter à 400,000 /. 1 8,420 ac-
tions ont été émises , et le capital payé s'élève à 46,C50 / ou 2 £ lo
shillings par action.
Au reste, voici le tableau du cours des actions de quelques-unes
des Compagnies industrielles établies à Liverpool.
NOMBRE NOMS DES MONTANT CAPITAL PRIX DIVIDENDE
X)'ACTIO^S. COMPACMLS. HCS ACTIONS. l'ATÉ, ACTl EL. ANNCEL.
2,898 I.eeds and Liverpool canal. 100
3,5"0 Ellesniere canal.
600 Bridgewaler canal.
500 Mersey and Itwell.
2,600 Tient et Mersey.
500 Gaz Company.
388 Boolic Watei Works.
— Liverpool rail-wav.
Nous venons de drfisser rinvciuaire assez exaci, un peu
long peut -cire, des principaux rouages qui concourent à
100
100
530
20
133
133
so
M
100
100
y>
)>
100
100
580
25
100
100
580
S2 1,2
243
243
310
5
220
220
310
10
100
—
265
9
232 LIVERPOOL,
entretenir l'existence commerciale de Liverpool, examinons
maintenant Tinfluence que celte activité incessante exerce sur
la ville et les habitans.
Cette ville géante, quoique d'hier; cette ville, dont tout
porte le cachet de la nouveauté, malgré la teinte noire qui
recouvre ses édifices : c'est Londres sur une moindre échelle ,
c'est Londres sur une seule rive et sans ponts, mais avec
trente bateaux à vapeur, qui , à chaque instant et par tous les
temps et avec une immense rapidité, transportent pour trois
deniers (30 centimes) les voyageurs de l'un à l'autre bord
de la Mersey (demi-lieue de large). Liverpool s'élève dou-
cement en amphithéâtre sur la rive droite de ce fleuve,
et olTre de toutes parts une masse compacte de construc-
tions hérissées çà et là de flèches , de clochers et de cou-
poles , au-dessus desquels plane un nuage de fumée en-
tretenue dans son impénétrable densité par trente ou qua-
rante cheminées d'usines. Lorsque l'on est sur la rive gau-
che de la Mersey, on n'aperçoit qu'une forêt oscillante
de mâts, de vergues et de cordages, qui cachent et dé-
couvrent par intervalles les édifices de la ville , qui avoisL-
nent les docks : la douane , l'hôtel des bains , l'entrepôt des
tabacs , les magasins du commerce , vastes constructions à
sept étages percées de mille fenêtres. Voilà Liverpool , au
premier aspect , vu à vol d'oiseau. Si vous pénétrez dans l'in-
térieur, de belles rues s'offrent à vous, larges, bien aérées,
bordées de trottoirs, unies comme les allées d'un parterre,
sur lesquelles les voitures i^oulent sans fracas avec une admi-
rable facilité. On a toujours soin , en Angleterre , de donner
aux rues principales , plus de largeur qu'aux routes qui y
aboutissent ; c'est bien vu. Dans l'intérieur des villes , la cir-
culation devient plus active ; elle a besoin de plus d'espace pour
se mouvoir. Mais en parcourant ces voies somptueuses, pavées
à la Mac-Adam , ornées de magnifiques boutiques , sillonnées
sans cesse par de brillans équipages , on est surpris de voir
tout a côté : de petits passages, d'étroites ruelles , de sombres
S0> ORIGINE ET SES PROGBÈS. 233
allées, où la lumière du jour ne plonge jamais, où une boue
noire el grasse séjourne consiammenl. C'est là que le petit
commerce s'agiie; c'est là que la misère élale ses guenilles,
que des enfans à demi nus se vautrent dans la fange : pénible
contraste qu'offrent toutes les grandes villes industrielles,
reproche sanglant adressé à notre civilisation si fière, si or-
gueilleuse de ses produits.
Liverpool possède un assez grand nombre d'édifices pu-
blics ; mais en général leurs proportions manquent d'élé-
gance. A l'exception de Saint-Luc , de deux ou trois autres
églises , de Vinfirmary, de la douane , tout le reste est à con-
tresens : c'est une contusion de tous les ordres, entassés sans
goût, sans méthode, sans proportions. La f^içade de la sta-
tion du chemin de fer (dans Lime Street) ressemble à un
palais royal ; il est vrai que si le chemin de fer n'est pas roi ,
c'est du moins aujourd'hui une grande puissance. Cette fa-
çade est belle, mais elle est surchargée d'ornemens. Les ar-
chitectes anglais ne savent pas donner à leurs constructions
cet aspect gracieux , simple et léger, qui caractérise les mo-
numens de l'antiquité : pour faire du grandio&e , ils font lourd
et massif. Ils réussissent mieux dans l'architecture domes-
tique {homely) ; avec quel art ils prévoient tous les besoins
de la vie intérieure! corridors, parloirs, dégagemens, sa-
lons, tout a été soumis par eux à un calcul minutieux et exact.
Comme toutes les grandes villes de l'Angleterre et de l'Amé-
rique , Liverpool a ses distributions d'eau et de gaz à domi-
cile; quatre compagnies sont chargées de ce soin. Deux
d'entre elles distribuent l'eau dans toutes les maisons moyen-
nant une somme annuelle fixée d'après les prix du loyer : 5 %
pour les loyers de 20 à 25 ^, 6 "/o Jusqu'à 60 ^ et 5% au dessus ;
l'eau se distribue trois fois la semaine. Les robinets restent
ouverts une ou deux heures , le teiups nécessaire pour qu'on
fasse la provision de deux jours. Dans les maisons nouvelles
l'eau arrive dans un réservoir couvert au niveau des toits
el va gagner de là les divers étages : immense commo-
234 LIVERPaOL ,
dite 5 mais surtout immense avantage en cas d'incendie. L'un
de ces établissemens, Liverpool and Warrington Water-
icorks, formé en 1800, est devenu en 1822 la propriété de la
commune ;iî aquatre^ta^/ow^ , au dessus d'autant de puits, d'où
l'eau est extraite au moyen de quatre machines de la force,
terme moyen , de 30 chevaux chacune. La dépense s'élève à
12,000 ^ environ et la recette est du double : le charbon seul
coûte 1600 £. Cette compagnie alimente environ les 2/3 de la
ville , et fournit aussi aux besoins des navires stationnés dans
les docks à l'aide de tubes en cuir, qui s'adaptent à l'orifice de
tuyaux souterrains. Le tarif pour cet approvisionnement est
de 1 sh. pour 100 gallons, 15 sh. pour une heure d'écoulement,
à travers un tuyau d'environ trois pouces de diamètre. L'autre
établissement, Bootle fFaterworks,ioxiàé en 1799,tire ses eaux
du petit village de Bootle situé à trois milles de Liverpool.
Ses distributions se font à l'aide de quatre machines, deux de
(|liarante chevaux, une de trente et l'autre de douze. Elle ali-
mente l'autre 1,3 de la ville 5 les oittskirts et les docks. La
dépense est de 7000 :£. On calcule que ces deux établissemens
fournissent environ 18,000,000 de gallons pour la consomma-
^tion journalière de la ville et des docks; c'est à-peu-près huit
gallons par habitant.
Deux compagnies sont également chargées de l'éclairage
de la ville : l'une depuis 1818 et l'autre depuis 1823. Non-seu-
lement les boutiques, mais les églises , les théâtres et tous les
lieux de réimion publique sont éclairés au gaz; et les maisons
particulières ne tarderont pas sans doute à adopter ce bril-
lant éclairage. Les boutiques ne paient que 8 shillings le bec
par année. La consonmiation d'un bec ordinaire est de S/IO de
pied par heure. L'une de ces compagnies fournissait primiti-
vement le gaz extrait de l'huile (huile de palme, l'une des
principales productions de l'Afrique) qui donnait une lumière
très vive , et qui durait beaucoup plus que le gaz ordinaire ;
mais au lieu de 1 sh. les 100 pieds se payaient 3 sh. La résine
fut substituée à l'huile, mais les frais encore trop élevés, n'ad-
SON ORIGINE ET SES PROGRÈS. 23&
mirent qu'une réduction de 6 d. et elle a été obligée d'adopteF
le gaz carburé. Ces deux compaguies peuvent fournir aujour-
d'hui 110 à 120,000,000 pieds cubes de gaz par année.
Une population qui travaille pendant toute la semaine, et qui
se recueille le dimanche, n'a guère songé à se créer des lieux
de distraction. Liverpool ne possède qu'un seul théâtre et deux
promenades publiques : la première. Prince s Parade, sur les
bords du fleuve, est souvent interdite dans l'été par les grands
vents auxquels elle est exposée , et dans l'hiver par la rigueur
de la saison; la seconde, St-James Walk, dominant la ville
et les environs , est une étroite avenue bordée d'arbres ché-
lifs, et qui n'a pas plus de deux cents toises de long sur sept
ou huit de large. Mais en revanche, derrière celte allée, se
trouve un parc en miniature , avec de jolis gazons, fuis, frais et
verts, sur lesquels se penchent déjeunes taillis, heureusement
distribués, et semés de quelques grands arbres de l'eftet le plus
pittoresque. Derrière ce grove, qui n'a pas deux arpens, le
terrain s'abaisse et forme une gorge assez profonde. C'était une
ancienne carrière : on en Ut (1829) à grands frais (21,000 £)
un cimetière, lieu charmant, véritable vallée de repos,
verte, calme et silencieuse. Ce sont là, avec le Zùolorfical
Garde H^ où l'on n'entre qu'en payant un shilling, les seules
promenades publiques de Liverpool. Mais tout cela se ferme
le dimanche, comme le cœur lui-même s'y resserre. On di-
rait que ce jour-là la mort a abaissé ses ailes sur cette popu-
lation si bruyante la veille. Le samedi soir, jour de paie,
tout le monde s'anime ; on cherche à dépenser , en quelques
heures, la vie du lendemain, qui ne doit être égayée ni par un
sourire ni par d'agréables causeries. En efl'et , on n'aperçoit
le dimanche dans ces rues solitaires , dont toutes les bouti-
ques sont exactement closes, que des ond)ies errantes,
froides, silencieuses, sans vie, sans mouvement et sans joie.
La préoccupation des allaires, l'activité incessante que
réclament le commerce et l'industrie, donnent, en général,
aux habitans de Liverpool un ton de rudesse, un esprit d'é-
236 LIVERPOOL,
goisme dont ils ne se départent presque jamais. Vous cher-
clieriez vainemenl à Liverpool celte urbanité , celle politesse
exquise, ce paifum de bonne société que Ton trouve dans les
villes du centre, à Edinburgh ou à Oxford par exemple.
L'Iiabiiant de Liverpool renchérit sur l'Anglais; il est tout
d'une venue, il va droit et vile au fait. Times is money ,
c'est son mot de prédilection ; il n'en veut point perdre , et il
néglige ces formes de bienveillante politesse dont on a quel-
quefois occasion de faire échange sans se connaître. Vous
voici à l'entrée d'un passage élroil, vous vous arrêtez pour
laisser passer le Liverpoolien qui y est engagé. LeLiverpoolien
vous voit, vous regarde, mais il n'accélérera pas sa marche,
et sa raideur ne se prêtera point, en passant devant vous, à
cette imperceptible inclinaison qu'un mouvement instinctif
fera faire à tout homme bien élevé. Vous êtes dans un salon
de lecture , les journaux sont dressés sur des pupitres : vous
lisez ; un Liverpoolien s'approche, se met derrière vous, vous
pousse, vous souffle aux oreilles et lit. Si vous avez assez
de courage pour soutenir le siège, lorsque vous seiez sur le
point de tourner la feuille, vous sentirez aussitôt un doigt
qui s'y opposera ; le Liverpoolien ne vous laisse pas le champ
libre ; c'esl à vous de déguerpir. Vous vous levez , il prend
votre place , et tout cela se fait comme la chose du monde la
plus naturelle. Malgré ces habitudes vulgaires, malgré cel
amour du lucre , malgré les soins de son négoce, Liverpool a
des inslilulions scieniifiques, ila son musée , son académie de
peinture, ses expositions, et décerne même des prix. Mais
est-ce par goùl? Non. La ville est trop nouvelle; la civilisa-
lion intellectuelle n"a pu marcher de front avec la civilisation
industrielle ; voilà ce que l'on ne doit jamais oublier lors-
qu'on étudie une jeune ville et une ville d'affaires. Ce
n'est pas par goût pour les sciences, les lettres ou les
arts, que Liverpool s'est donné tous ces établissemens qui
appellent les arts , les sciences , les lettres , bien plus
qu'ils n'en sont le sanctuaire. Liverpool est riche, il sait
SO>r ORIGIISE ET SES PROGRÈS. 237
(]u'une ville riche doit les aVoir, et il se les est donnés comme
un parvenu orne sa maison de livres, de tableaux, de sculp-
tures. On ne saurait tout avoir ou du moins tout à-la-f is. Le
perfectionnement physique, la vie positive d'abord ; plus tai d
s'il est possible, la vie intellectuelle, la vie noble et généreuse,
la vie de l'âme comme l'autre est celle du corps.
Cette agitation incessante des affaires; ces fortunes lapidcs
qui s'élèvent; ces crises qui éclatent; cette roue immense
qui en tournant précipite les uns, gl'iindit les autres; tout
ce mouvement dont nous avons vu la surface, et dont Li-
verpool est l'un des plus imposans théâtres, comment réagit-
il dans les profondeurs? quelle influence exerce-t-il sur les
classes inférieures? C'est une dernière étude qui manquait
à notre tableau. Liverpool a ses pauvres, ses misères, ses
souffrances et ses douleurs. Comme Londres, Bristol, Man-
chester, Shefiields, comme tous les grands foyers d'industrie;
parce que la distribution des profits a lieu partout d'une
manière inégale; parce que la vie coniinuelienient active
de l'industrie , vie de labeur sans compensation , use rapide-
ment les hommes, dévore leur force physique, épuise leur
moral. De quelle constitution puissante ne doit-il pas être
doué , celui qui est engagé dans celte pénible carrière ! pour
accomplir la rude tâche qui lui est imposée , pour tenir tète
aux oscillations de l'industrie; pour conibaitre enhn les
passions dont l'homme est sans cesse agité. Ce qui dans toute
autre condition est un défaut bien véniel devient pour le tra-
vailleur un crime irrémissible. Il doit (lavailler toujours et
sans cesse. Toutes les jouissances, dont il entend faire le récit,
dont il hume l'avant-goùt, qu'il prépare de ses mains calleuses
lui sont interdites I les doux loisirs, le comfort, le bien-être ,
qui n'est pas du luxe, lui soûl refusés, connue à une nature
trop grossière : qu'il lutte consiamment , voilà son lot. Le plus
petit nombre triomphe, le leste meurt à la j^einc , on se d('-
moralise. Parcourez Da!e-stieet : à chaque instant vous êtes
coudoyé parla misère en haillons, la misère aux regards in-
238 • LIVERPOOL ,
quiets, aux joues pâles et creuses, qui marche les pieds nus,
qui végète ou grelotte, pleure, boit et se bat dans les humides
cellars des chétives maisons dont la vieille ville est semée.
Dale-street est le rendez-vous général de la misère et de
rivrognerie , comme Church-sireet , est celle du vice. Le 27
mars 1836, on a constaté qu'il existait à Liverpool. 1600 piih/ic
houses, 70 taps, plusieurs centaines de débitans de bière (en
1831 il y en avait 585), 300 maisons de prostitution ; dont 15
dans fVilliamton- square, et 20 saloons (espèces de salles de
danse), où se réunissent les filles publiques et les voleurs.
On avait, pendant un temps, toléré l'ouverture des public
houses le dimanche matin , et le nombre d'individus traduits
alors le lendemain devant les magistrats était de 100 à 120 ;
ce nombre a été réduit à 50,^Iepuis qu'on en a exigé la fer-
meture ce jour-là. Les mais*s de prostitution contenaient
les unes 2, les autres 10 filles, soit 1200 en tout, et en y
(comprenant celles qui vivent in lodginrjs a?id cellars , on
obtient pour chiffre général iOOO. Mais ce qu'il y a de pire,
c'est qu'à Liverpool les filles publiques allient la pratique du
vol à celle du vice ; et cette pratique est encouragée par l'im-
punité, les victimes n'osant pas, 1 sur 10, porter plainte et
les poursuivre. Ainsi, on a constaté que dans une seule mai-
son de prostitution il a été volé , dans un an , 2000 ^ (25 , 000 fr .) .
Un tiers de ces femmes vit avec les voleurs. Ceux-ci sont au
nombre de 1000, dont GOO rôdent autour des docks, aidés
dans leur tâche par 1200 en fans au-dessous de 12 ans qui
volent pour leur compte ou qui aident les grands. Pour
résultat définitif on trouve que la population malfaisante
de Liverpool prélève tous les ans un impôt de 700,000 £
(17,500,000 fr.) sur les autres classes. Celte effroyable masse
de désordres était attribuée en partie à la boisson et à l'insuf-
fisance de la police. La force de la police a depuis été aug-
mentée ; mais le mal ne paraît pas devoir diminuer.
Loin de nous la pensée , en citant ces faits , de vouloii-
formuler une accusation contre Liverpool ; nous avons cru
SOX ORIGINE ET SES PROGRÈS. '2S9
seulement qu'il importait de présenter tous les résultats de
i-ette étonnante prospérité dont nous avons entrepris d'es-
quisser le tableau. Il faut bien en convenir, si la civilisation
industrielle est de beaucoup supérieure à celles qui l'ont pré-
cédée , elle a encore un progrès à faire : se débarrasser de la
plaie hideuse du paupérisme qu'elle traîne toujours à sa suite
Liverpool n'a rien négligé pour y parvenir. Il a ouvert des
établissemens nombreux à toutes les souffrances ; une maison
de travail où 2000 indigens trouvent asile; des hospices flot-
tans sur les docks pour les matelots que la maladie surprend;
UTi hôpital pour les étrangers privés de iTssources, et un
grand nombre d'écoles où la nouvelle génération apprend à
devenir morale.
Mais, parmi les nombreux établissemens de bienfaisance de
Liverpool , il en est un surtout qui mérite d'être cité, c'est le
TSîglit Asijliun for the honseless poor. Liverpool se glorifie
d'en avoir le premier conçu le plan et de l'avoir le premier
mis à exécution , et de posséder, à cet égard, l'établissement
!e plus vaste peut-être qui soit au monde. Londres, la seule
ville qui jusqu'ici l'ait imitée, n'en possède que trois ou
(juatre beaucoup moins imporfans. Liverpool a raison de
s'honorer des sentimensphilanliopiquesqui lui donnent celte
priorité et cette prééminence tout à -la -fois; mais l'excès
du mal n'y est-il pas pour quelque chose ; mais la ville qui,
la première, a créé un tel établissement, n'a-t-elle pas dû
être aussi celle chez qui le besoin s'en est fait le plus vive-
ment sentir? Il y a vingt ans, en 1816, époque calamiicuse
pour l'Europe; la misère, ordinairement si grande à Liver-
pool , y fut plus grande que de coutume. Sans pain et sans
asile, une foule de malheui-eux, trouvant qu'il était moins dif-
ficile de se passer de l'un que de l'autre, employaient leur peu
de ressources à satisfaire les exigences de la faim , et quand
venait le soir, ne sachant où reposer leur tête, ils s'étendaient
le long d'un mur, se pressaient auprès des fours à chaux, dans
le voisinage des tuileries , et le malin leurs corps engourdis
240 LIVERPOOL, SOX ORIGINE ET SES PROGRÈS.
avaient peine à se soulever pour recommencer leur vie de
souffrance. Quelques maisons d'asile leur furent ouvertes : ce
lut là l'origlue ànJMghtAsyhim. Ces maisons, dont le nombre
s'accrut jusqu'à trois , entretenues au moyen de souscriptions
particulières, insulfisanles , subsistèrent jusqu'en 1830. Ce
l'ut alors qu'un homme, essentiellement pliilanlrope , un
homme estimé de tous ceux qui le connaissent, et que tout
le monde connaît, lui, son nom ou ses actes, l'édiieur du
Mercurrj, sir Egerton Smith, conçut l'idée de réorganiser ces
éiablissemens et de les fondre en un seul, mais permanent,
sur une échelle plus vaste, plus économique et plus commode
tout à-la-fois. La misère ne diminuait pas. le nombre des
malheureux restait le même, et la charité publique sa lassait.
Egerton vint au secours des malheureux et des riches. Il
trouva le moyen de concilier leurs intérêts ; et soutenu de son
éloquence au conseil municipal, comme dans les colonnes de
son journal, il triompha de tous les obstacles; et, en décem-
bre 1830 , on vit le yight Asylum , tel qu'il existe aujour-
d'hui, vaste, commode, bien aéré, s'ouvrir pour les hoiiseless
poor. Au-dessus de la porte, on lit celte inscription : Frappez
et an vous guvrira ; touchantes paroles de saint Luc, dont il
n'a jamais été fait une plus ingénieuse et plus juste applica-
tion. Dans cet établissement, plus de six mille individus trou-
vent annuellement un asile, et y passent, terme moyen, cinq
nuits. Ainsi, grâce à Egerton, plus de trente mille nuits de
souffrances sont épargnées aux malheureux I
iitUuxtnn. — |îl)tlaô0|)l)iir.
CONSEILS DE GŒTHE
AUX GEXS DE LETTRES.
Les hommes remarquables traînent ordinairement après
eux un bataillon de médiocrités qui n'est pas le moindre
embarras de leur génie. L'éclat de ces imitateurs est un
reflet; leur lumière même n'est qu'une ombre. L'homme de
génie les emporte après lui comme les plis de sa lobc ; ils
viennent s'abriter sous les colonnades de son palais, qu'ils
manquent rarement de flétrir. Là , ils font leurs orgies ; ils s'v
prélassent tour-à-tour ; prêtant souvent leurs ridicules à leurs
maîtres qu'ils parodient. Ce bataillon scrvilc a souvent dû
faire sourire Gœthe et Voltaire.
Autour de Gœthe nous apercevons les Meyers , les Mercks,
les Knebels, lesZelters, les Betlina-Brentano,lesEckermann;
de même que , autour de Voltaire, les La Harpe, les Da-
lembert, les Morellel , les Damilavilie, venaient se grouper :
accessoires qni vivent un peu par eux-riiêmes, et beau-
coup par leurs patrons. Parmi eux , Eckermann occupe
une place isolée. Ses rapports sont plus naïfs; il les redit
avec moins d'alTectation et plus de cœur que ses camarades.
Né dans la roture et long-temps conliné dans l'obscurité, il
a plus de peine à se porter grand homme, et reçoit modes-
tement les conseils de Gœthe. Ces enseignemens, que le vieil
VI. — 4® SÉRIE. 16
2^6 CONSEILS DE GOETHE
lard donnait avec liberlé à un pauvre littérateur, auquel il
s'intéressait , ont quelque chose de ferme, de naïf, de patriar-
cal , que l'on cherche en vain dans les relations entrete-
nues par Gœihe avec d'autres écrivains plus célèbres et
plus ambitieux. Ces avis s'adressent à toute la nation des
auteurs ; et sous ce rapport nous les considérons comme
éminenîment utiles.
Le père de noti'e héros était un petit colporteur d'épingles,
de bobines de soie et de plumes à écrire, entre Lunébourget
Hambourg. Sa mère faisait des bonnets de dentelle, filait le
coton et nourrissait une vache. Le jeune Eckermann, leur re-
jeton , aidait ses parons en recueillant , sur la rive de l'Elbe,
les joncs et les roseaux qui servaient à la pâture de la vache ;
puis il ramassait des branches sèches dans la foret pour sou-
tenir la pauvre vie de ses parens ; glanait des épis après la
moisson , et ramassait des glands de chêne pour les vendre
aux fermiers qui en nourrissaient leurs volailles. Telle a été
la vie d'un homme qui a loiig-temps correspondu avec Gœthe,
qui a pénétré dans l'intimité du grand poète , et qui nous a
transmis les paroles dernières , les suprema verha , de ce
roi de son siècle intellectuel.
Eckermann avait du goût pour le dessin : ses premiers essais
fixèrent l'atlenlion de quelques bourgeois de Hambuurg, qui
le protégèrent. Il fut tour-à-lour commis, secrétaire, volon-
taire dans les troupes allemandes, élève de peinture , et enfin
écolier de grammaire et de rhétorique , au milieu d'enfans
qui riaient de son âge avancé. Ce fut alors qu'il ouvrit, pour
la première fois, les ceuvres de Gœihe, et qu'il y puisa sa
première inspiration littéraire. Communiqué à Gœthe lui-
même, le manuscrit d'Eckermann fut revu et corrigé par ee
nouveau patron , imprimé sous ses auspices, parCotta,li-
braiie de Weimar, et commença sa réputation littéraire. Puis,
la confiance de Gœthe pour son protégé augmenta : il fit de
lui son secrétaire et son commensal ; lui abandonna le soin
d'arranger ses papiers; lui révéla les secrets de sa pensée et
AUX GESS DE LETTRES. 247
de son expérience , et prépara ainsi le travail curieux que son
confident vient de publier sons le titre de Conversations avec
Gœthe , pendant les dernières années de sa vie.
Il serait facile d'extraire de ces volumes un code entier à
l'usage des écrivains. Nous nous contenterons de citer plu-
sieurs fragmens , opinions, jugemens et portraits échappes
au grand homme, sans chercher à donner à des pensées
éparses une forme compacte et un ensemble logique qui alte'-
reraient leur naïveté.
— « Il y a , disait-il un jour , chez les hommes qui se livrent
à la science et aux belles-lettres, un grand* malheur, un vrai
iléau. Leur sympathie les attache rarement a ce qui est hien^
à ce qui est beau en soi , mais à ce qui les relève , les sou-
tient et les exalte. Tel, dont ils espèrent un appui, est l'objet
de leurs éloges; tel autre, qui les critique, leiu' est odieux.
Us banniraient volontiers du monde le sentiment du heau et
ilu hon^ comme une autorité gênante, comme une domina-
lion insupportable ; même dans les sciences positives , ils ac-
ceptent bien moins ce qui sert le progrès des connaissances
générales, que ce qui profite à leurs intérêts. Ils divinise-
raient l'erreur si elle pouvait se transformer en pensions ,
en dignités et en luxe. Estimer et choisir ee qui est réelle-
ment excellent, c'est chose rare et qui peut passer pour un
phénomène. Voyez comment* **a innné sur notre litté-
rature : son érudition et son talent ont été inutiles à notre
pays. î\Ianquer de consistance, de caractère, est un dé-
faut trop commun aux gens de lettres. Malheureusement .
nous n'avons pas aujourd'hui de Lessing qui, par la simpli-
cité et la tenue du caractère, impose le respect à tout ee qui
l'entoure, et honore la carrière qu'il parcourt.
«La considération et le respect dont nous parlons ne les
environne pas toiijours, il s'en faut. Voltaire lui-même a-t-il
fait du bien? j'en doute. Cette chaude et bouillante philo-
sophie du dix-huitième siècle ressemble à un vin spiritueux
et fumeux qui enivre les intelligcuces au lieu de les soutenir
16.
248 ONSEILS DE GOETHE
et de les diriger. Elle offre un singulier spcclacle : la
raison de l'honinic aux prises avec la raison de Dieu. L'es-
prit humain a voulu faire ce qu'il lui plaisait de l'intel-
ligence suprême ; l'esprit humain , pauvre et misérable
jouet , dont l'intelligence suprême fait ce qu'elle veut.
Mesurer et supputer les opérations de l'univers et prêter
au monde son propre esprit, singulière prétention! Partir
d'un point de vue aussi borné , pour embrasser et ëireindre
l'ensemble gigantesque des choses humaines 1 quelle tache!
quel travail !
« Je doute que l'homme soit né pour résoudre jamais dé-
finitivement le problème du monde. C'est bien assez pour lui
de chercher le point où ce problème commence , et de le cir-
conscrire dans les limites intelligibles ; son pouvoir ne s'é-
tend pas plus loin. Dès qu'il parle de sa liberté , il détruit
par cela même l'omniscience de Dieu. Que savons-nous donc
sur ce qui nous intéresse le plus? II suffît d'aborder les idées
philosophiques pour reconnaître combien il est délicat et
imprudent de s'immiscer dans la profondeur inscrulable des
mystères divins.
a Le mot liberté est un de ceux qui ont le plus violem-
ment remué notre temps , et qui ont ébranlé avec plus de
force certains grands esprits; celui de Schiller, par exem-
ple : j'avoue que ce mot liberté me présente une idée assez
peu intelligible. Je serais bien plutôt porté à croire que cha-
cun de nous possède ici-bas un degré de liberté supérieur à
lusage que nous pouvons en faire. A quoi bon une liberté
d'action énorme , quand la faculté de l'action elle-même est
fort restreinte? à quoi me sert une vaste maison, à moi, qui
ai passé tout l'hiver dans les deux chambres que vous voyez;
chambres remplies de livres, de meubles, d'instrumens ; où
je peux à peine me remuer et d'où je n'ai pas même eu le
désir de bouger pendant plusieurs mois? ai-je visité les au-
tres chambres qui sont sur le devant de ma maison? en ai-je
eu seulement l'idée? De quelle utilité peuvent être des jouis-
AUX GENS DE LETTRES, 2^9
sauces prétendues, dont on ne tire aucun parti , et qui , sou-
vent, ne vous laissent qu'un regret?
« Je ne connais pas de liberté plus désirable que celle de
vivre dans une atmosphère saine , et d'exercer sans entrave sa
profession. Nous ne sommes libres que sous les conditions que
nous impose la nature : l'agriculleur, sous la condition de culti-
ver péniblement le sol ; le prince, sous le poids de tous les ennuis
dont son autorité est environnée ; le courtisan, sous la loi d'une
étiquette plus ou moins gênante. Être libre, selon quelques-
uns, c'est ne pas reconnaître de supérieurs. Suivant les sages,
c'est connaître et employer le privilège de l'homme : et ce
privilège consiste à distinguer un être supérieur et à l'ado-
rer. Je regarde le sentiment de l'envie comme le plus hu-
miliant pour celui qui le possède; et je tiens, au contraire,
celui d'une admiration raisonnable et d'une vénération sen-
sée, pour le plus honorable de tous les sentimens. Il nous
élève au niveau de l'objet respecté. Notre sympathie prouve
qu'il y a communauté entre nous et cet être supérieur; une
portion de sa grandeur peut seule nous élever jusqu'à sa con-
templation.
« Schiller et Byron n'ont pas assez compris ces vérités. Il y
avait dans leur siècle un génie de négation, d opposition et
de lutte qui les a beaucoup trop envahis, et qui a nui d'une
manière irrémédiable à l'effet de leurs travaux les plus su-
blimes. Toute activité qui émane d'un principe négatif n'a-
boutit nécessairement qu'à un résultat négatif; et ce qui est
négatif n'est rien. Quand j'aurai prouvé que ce qui est mau-
vais est mauvais, qu'aurai-je gagné? £t si la manie de l'op-
position me force à soutenir que ce qui est réellement bon est
mauvais, ne me trouvé-je pas exposé à faire beaucoup de
mal? Pour être utile, il ne faut pas s'amuser à critiquer amè-
lement les ridicules de ses voisins; mais les laisser se tirer
d'affaire comme il leur plaiia, et chercher pour notre usage
ce qu'il y a de bon el de meilleur. Notre lâche n'est pas de
détruire; mais de fonder, s'il est possible, un édifice sur le-
350 CONSEILS DE GOETHE
quel nos contemporains el l'avenir puissent jeter les yeux
avec plaisir et gratitude.
« Schiller et lord Byron ont tons deux poursuivi avec ardeur
ce fantôme brillant, ce mot paré de tant d'éclat factice : li-
berté; mais il y a de grandes différences entre eux. Byron,
en sa qualité d'Anglais, connaissait beaucoup mieux le monde ;
Schiller, à proprement parler, ne domina que la sphère
idéale. J'aurais été curieux d'observer l'effet qu'aurait pu
produire sur l'àme ardente de Schiller, le début gigantesque
de Byron : en 1807, le grand homme de l'Alleniagne reposait.
ce Schiller a toujours adoré la métaphysique , stérile en
©ile-niême, ce qui l'a engagé dans une inutile recherche,
que l'on peut regarder comme un supplice de rinlelligence.
Voilà ce qui prête à quelques-unes de ses pages une ap-
parence de faux et de mensonge : ce génie extraordinaire se
donnait mille peines pour échapper à la naïveté , et arriver
au seniimenl élhéré, à l'idéalisme pur. Tristes efforts! la
réalité est le sol dans lequel la poési-e doit prendre racine :
une fois isol« du vrai, qui est sa puissance et sa force,
l'idéal du sentiment se trouve tellement suspendu dans le
vague, que l'homme ne sait plus qu'en faire. On reconnaît
cette faiale perplexité dans les lellres que Schiller écrivait à
Humboldt : au milieu des créations du poêle dramatique,
les théories philosophiques le préoccupaient beaucoup plus
que la poésie elle-même.
« En cela et en beaucoup d'autres choses , sou esprit et le
mien n'avaient aucun rapport. Il redoutait la spontanéité que
j'appréciais beaucoup : il réfléchissait et philosophait sur
toutes choses; il se laissait arracher à la naïveté du jet et de
l'impression par le besoin de réfléchir et de se rendre compte
de tout. Aussi discutait-il volontiers tous ses ouvrages scène
à scène , pied à pied, vers à vers ; tandis que moi, j'aimais à
les couver dans un profond silence. Ses dernières pièces de
théâtre ne renferment pas une ligne qui n'ait été commentée,
retournée, élucidée entre nous. Pour moi, au contraire, je
AUX GE>"S DE LETTRES. "251
me plaisais, si je peux le dire, à cacher ma grossesse. Je ne
montrai à Schiller mon Hermann et Dorothée qu'au moment
où j'eus entre les mains un exemplaire de ce poème.
« La nature physique n'était pas pour lui l'objet d'une
étude assez approfondie. Il n'avait ni le temps ni la volonté de
s'abaisser jusqu'à ces observations : tous les paysages con-
tenus dans son Guillaume Tell résument, non ses impressions
personnelles, mais les documens que je lui ai donnés, et que
cet esprit créateur sut empreindre d'une puissance de réalité
extraordinaire. Schiller avait été élevé dans une école mili-
taire dont la vigoureuse et dure discipline détermina celte
révolte, pour ainsi dire physique, contre la force brute, qui
caractérise ses premiers ouvrages; \qs Brigands surtout. Plus
âgé, il transporta cette lutte dans la sphère idéale : com-
bat auquel succombèrent ses forces corporelles. Il deman-
dait à ses facultés de travail, d'application et d'étude, plus
qu'elles ne pouvaient produire. Sa santé était très dérangée.
Dominé par la pensée de l'indépendance humaine , il voulut
non-seidement lutter contre la maladie , mais lui imposer la
loi de produire des chefs-d'œuvre. Pour moi , qui estime
beaucoup cependant le catégorique impératif Çl); je suis
persuadé que cette violence extrême faite au nom de la li-
berté humaine, détermine souvent le naufrage des facultés
de lame et de celles du corps. Schiller, qni était très sobre
et qui buvait peu de vin dans son état ordinaire, avait re-
cours aux stimulans, qui maintenaient l'élévation factice de
son esprit , lorsqu'il sentait ses facultés physiques s'affaisser.
Non-seulement sa santé en fut affectée, mais ses ouvrages
s'en ressentirent ; et tel passage dont les critiques ont blâmé
la poésie maladive, me semble rentrer totalement dans le
domaine de la pathologie.
(1) On voit que Guclhe, tout ea blâmant la rethcrche et l'alfectation de
la philosophie abstruse se servait familièrenicnl de ceslermes, et qu'il parlait
de Y impéralif catégorique comme dous parlons du jour et de la nuit, du
froid et du chaud, des idées les plus répandues el les plus vulgaires.
252 CONSEILS DE GOETHE
<c Lord Byron est à-la-fois un homme de génie , un homnif
de haute race et un Anglais. Ses bonnes qualités lui appar-
tiennent en propre : comme pair d'Angleterre, il a fait et dit
des sottises ; mais son génie est immense. La méditation phi-
losophique proprement dite n'appartient pas plus à lui qu'à
ses compatriotes, toujours plus ou moins distraits par le
génie des affaires qui les domine. Enfant quand il veut
jouer le philosophe, Byron commence à être sublime quand
il fait naïvement des veis. Je me suis amusé à noter les pas-
sages où il essaie de paraître méditatif et où il n'est qu'inspiré.
Lui-même ne savait pas pourquoi ni comment il créait de si
belles choses. Cela lui venait comme les beaux enfans aux
belles femmes, sans que le père ou la mère connaissent la
raison déterminante de leur beauté.
« JVul n'a possédé à un plus haut degré que lui la puissancti
poétique. Saisir la forme extérieure des objets, les repro-
duire dans leur vérité, sous les couleurs les plus vives ; con-
centrer toute la verve et toute l'énergie d'un volume dans
quelques paroles foudroyantes : voilà Byron. C'est une assez:
grande gloire, mais il avait le malheur d'être descendant des
Byron. Une certaine condition moyenne est la plus favo-
rable de toutes au développement de la pensée et du ta-
lent. Byron malheureusement était nc' de manière à n'avoir
ni maître, ni conseiller, ni guide. Qui lui aurait imposé? qui
aurait élevé une digne devant ses caprices ? personne. Byron
ne savait où il allait, vivait au jour le jour, se permettait
toutes les folies, allait où il pouvait et comme il pouvait, et
suscitait l'hostilité du monde ei.li':'r.
« L'intelligence de Shakspeare était complète ; celle de By-
ron, grande, mais incomplète. Ce dernier eut le bon esprit de
s'apercevoir qu'il n'existait que des points de contact fort éloi-
gnés entre lui et le dramaturge du seizième siècle. Il ne s^
constitua pas l'admirateur du grand homme ; il l'accepta seu-
lement en partie, et s'il eut pu le renier entièrement, il l'eût
osé. Shakspeare se montre vaste, lucide et gai ; Byron est
AUX GENS DE LETTRES. 2oo
morose, négaiif et souvent furieux. Shakspeare a une indul-
gence vaste et un noble pardon pour toutes les sottises ; Byron
se fait remarquerpar une ironie inexorable. La susceptibilité'
irritée de Byron , puissamment développée par les incidens
d'une vie souvent douloureuse, cherchait des ennemis : il était
on ne peut plus sensible à l'éloge et au blâme. L'indifférent'
de Shakspeare a été poussée jusqu'à l'oubli de son propie
génie. Ces deux natures ne pouvaient sympathiser : par mw
singularité remarquable , Shakspeare aurait pu admirer By-
ron ; Byron ne pouvait admirer Shakspeare tout entier; tani
il est vrai que souvent l'admiration , au lieu d'être preuve de
faiblesse, est preuve de force. Pope, au contraire, ne gênait
point lord Byron et ne pouvait l'offusquer ; Byron le compre-
nait sans le craindre: Pope était questionneur, mordant, mé-
chant, satirique, poète de salon; Byron non-seu'ement
comprenait Pope tout entier, mais le dominait.
« Les critiques sur Shakspeare nous inondent ; cependant
ce qu'on aurait de mieux à faire serait de jouir de lui sans
essayer une appréciation impossible ; elle prouvera toujours
les limites de notre pensée, la faiblesse de noire jugcmenl.
Il y a dans mon IFilhelm Meister quelques linéamens épais
de ce grand travail sur Shakspeare, que personne n'achèvera;
mais un ou deux triiiis ne font pas un tableau. 11 faut renoncer
au portrait conqjlet et exact de cet homme immense : j'ajout»'
qu'il est dangereux aux esprits d'un certain ordre de s'occuper
de lui trop exclusivement. Que de mauvais poètes la Germanie
ne doit-elle pas à Shakspeare et àCalderon! Combien d'in-
telligences écrasées par la contemplation du géant anglais 1
« J'ai eu le bon sens de secouer son joug de bonne heure ,
et de marcher dans ma voie, sans m'enchaîner à la ser-
vitude d'une perpétuelle et gauche copie. Après avoir dé-
posé sur ses autels Egmo/it et Gœtz de Berliclâiifjcti , je
l'ai quitté. Byron a fait de même. On a tort de croire (pte
Shakspeare soit, à slriv-îeuient parler, un puèle théâtral.
Il ne pense ni au parterre, ni à la ranq)e , ni au\ coulisses,
«25^ CONSEILS DE GOETHE
ni aux entrées et aux sorties, ni aux mille exigences de
la représentation. Intelligence pour laquelle le théâtre était
une sphère trop étioile : le monde l'était aussi. Une fa-
culté qu'il possédait ( non peut-être au suprême degré
comme Calderon, mais d'une manière émincnte), c'é-
tait la faculté sympathique ; la faculté (Taîjner. On n'est
jamais complet sans elle. Elle manquait essentiellement à
lord Byron , l'homme le plus négatif du monde. Tl s'enve-
loppait dans son dédain orgueilleux. Shakspeare aimait au
contraire à développer, au profit de l'humanité, sa science
d'observation et son instinct de pénétration. La poésie de
Byron a été une opposition perpétuelle : faute de tonner à la
Chambre des Communes, il a foudroyé, dans ses poèmes, le
genre humain, son ennemi. C'est un homme mécontent de
lui-même , mécontent de ses confrères , mécontent du public :
il rappelle les paroles de l'apôtre: cyïiihale hriUante^ mais
vide de charité. Un jeune poète allemand, dont plusieurs
poèmes que je viens de lire semblent attester le mérite
supérieur (1), manque également de cette faculté d'amour.
Il ne peut pas aimer : il sera le dieu de ceux qui , sans avoir
son talent, prétendront marcher dans la même direction né-
gative. Quant à Byron , cela ne m'étonne pas; il s'était mis
en guerre avec tous ses contemporains ; sa position était
fausse depuis le commencement. Il avait attaqué de front,
non-seulement tous les gens de lettres , tous les hommes cé-
lèbres, mais l'Église et l'État ; et cela, dans le pays où l'Église
et l'État forment le faisceau le plus compacte et le plus serré.
Il se fit bannir d'Angleterre et se serait fait bannir de l'Europe.
En quelque lieu qu'il fût, la place et l'air lui manquaient ; la
liberté la plus illimitée ne le contentait pas; il se sentait
partout gêné ; le monde était sa prison. En allant com-
battre en Grèce, il n'a fait que céder à ce sentiment de
(1) s'il faut eu cruiro rauteur anglais qui a coiunieiilé uu fragment de
Gœthe, il s'agirait ici du brillant et satirique Heine.
AUX GENS DE LETTRES. 5o5
torture affreuse qui le poursuivait et ne lui laissait aucun
répit. Dire étourdiment ce qui lui venait à l'esprit; ne re-
culer devant aucune imprudence ; ne se refuser aucune lios-
liiité, ce n'était pas le moyen d'obtenir la paix : il ne la
connut pas.
« Celte misanthropie stérile est un écueil fatal. Il faut aussi
ne pas laisser détruire ses facultés les plus hautes par l'ambi-
tion de produire un grand ouvrage ; de s'élever au-dessus de
son niveau naturel, et enfin de àe\enir populaire. Je ne serai
jamais populaire, moi. Tous mes ouvrages sont faits pour
les hommes d'élite, non pour le peuple. Malheur à qui écrit
pour la masse , au lieu d'écrire pour certaines personnes , qui
ont les mêmes sympathies et les mêmes tendances que nous.
« Populaire ! Que l'on ne s'effraie pas de ne point l'être : ]Mo-
zart et Raphaël ne l'ont jamais été. Je ne me compare pas à
ces noms sublimes; mais, tout ce qui est très grand et très
sage appartient exclusivement à la minorité. La minorité re-
présente la raison pure; la majorité est le symbole du tour-
billon, de la passion, de la déraison. L'histoire parle de
certains ministres qui avaient à-la-fois contre eux le roi et le
peuple ; et qui , seuls , mus par une sagesse supérieure , sont
venus à bout de leurs grands desseins. Le peuple , la masse
ne comprendront jamais que les passions et les sentimens;
la sagesse est le privilège éternel du petit nombre.
« Garantissez-vous d'une influence politique , si vous voulez
rester poète. Tout ce qui est force brutale , action des par-
tis, dictature politique, est diamétralement contraire à la
liberté de l'intelligence, à la franchise, à l'élan de la pensée ,
à l'essor poétique. Cette action presque matérielle à exercer
sur les hommes; le machiavélisme inséparable d'un tel mé-
tier; ce mélange de force et de ruse; ces lois sans cesse in-
terprétées au violées ; cette prévoyance vigilante des évène-
luens; cette lutte contre les obstacles, parquent le poète
dans un domaine orageux; dans une almosplière d'iniérèls
vils qui étouffent tout ce qu'il y a d'idéal chez lui. Thompsoa
256 COîîSEILS DE GOETHE
a écrit un charmant poème sur le plaisir c/e //é* r/ew faire;
il en a écrit un détestable sur la liberté.
ce Poète , laisse donc ton génie se déployer sans entraves \
Que la barrière des préjugés et des factions ne borne pas la
vue I Tu seras assez patriote , quand tu auras répandu dans
ton pays le goût du beau et du bon. Ta vie, à toi, c'est de
planer comme l'aigle, de tout voir et de lever les yeux vers
le soleil. Un chef de parti n'est, après tout, qu'un bon ca-
poral ; ou , si l'on veut, un capitaine qui commande à des in-
térêts organisés en bataillon. Passer sa vie à détruire des pré-
jugés , à renverser des barrières intellectuelles ; élever les
esprits et purifier les âmes ; n'est-ce pas quelque chose de
mieux? n'est-ce pas une impertinente ingratitude que de de-
mander au poète une autre espèce de patriotisme? Quelle re-
connaissance plus haute son pays peut-il lui devoir? Certes,
c'est bien s'acquitter envers sa patrie que de conserver le feu
sacré de la moralité publique; d'augmenter la somme des
jouissances nobles et élevées; d'améliorer les hommes au
lieu d'enflammer leurs passions.
ce Je m'embarrasse assez peu, vous le savez, de ce que l'on
dit ou de ce que l'on écrit sur mon compte ; mais je sais que ,
aux yeux de certaines personnes, moi qui toute ma vie ai
travaillé comme un galérien, je passe pour n'avoir rien fait
qui vaille, parce que j'ai toujours refusé de me jeter dans
la politique active. Je déteste cordialement ces gens qui
se mêlent de ce qui ne les regarde pas , de ce qu'ils com-
prennent le moins. Pour plaire à ces messieurs, il aurait
apparemment fallu que je devinsse président d'un club de
jacobins , et que je renonçasse à écrire des livres et à faire
des chansons.
« Je voudrais que les jeunes gens fussent aussi en garde
contre le prestige de ce qu'on appelle invention originale.
Croyez-moi, le monde tel qu'il est, la réalité, la vie, sont
assez féconds et assez riches pour que l'on s'en tienne à ce
qu'ils nous offrent? Toute poésie idéale a son origine dans la
A.UX GEiNS DE LETTRES. 257
réalité. C'est dans le vrai que tout ce qui est beau prend sa
source; c'est lui qui fournit tous les matériaux de la création
poétique. Quant aux œuvres bâties de nuages et suspendues
en l'air, je n'en fais aucun compte. Les faits et les caractères
appartiennent au monde réel ou à la tradition.
« Un auteur trouve toute espèce d'avantage à traiter des
sujets familiers à lui et au peuple. Il en est maître ; il les pétrit
à son gré ; il peut diriger et modifier les développemens qu'il
leur donne. Regrettons que vingt peintres différons aient
couvert l'Italie de jMadones et d'enfans Jésus?
(c Presque toujours, ce qu'on appelle ere^a^/ow est désor-
donné, trouble, confus. Les annales littéraires ne présentent
pas un seul exemple d'une formation spontanée qui ait atteint
sa perfection sans se charger de vapeurs, de fumées, et de
scories. Une fermentation et un bouillonnement inévitable
signalent la première apparition des produits de l'intelli-
gence, leur état vierge; celui, par exemple, des ballades
et des chansons primitives. Le curieux et le savant amient à
observer ces créations sauvages ; mais combien elles sont
loin de la perfection ; quelle distance entre la statue égyp-
tienne et celle de Michel-Ange! L'artiste qui travaille sur
des données populaires, a l'avantage d'être sûr de ses bases;
de ne pas fatiguer et torturer son esprit pour en découvrir
de nouvelles, et de se consacrer tout entier au soin de l'exé-
cution. Si vous prétendez éternellement créer du nouveau,
vous pourrez bien passer votre vie à le chercher sans le trou-
ver, et lancer au hasard des esquisses innombrables, sans
parvenir à une œuvre complète.
<c Je ne veux pas être votre maître d'école ; mais si je puis
vous épargner quelques erreurs , je serai content. Avec ces
fausses idées sur l'invention et la création , l'expériecne ne
sert à rien ; les antécédens sont méprisés ; chaque novice
lombe dans les fautes commises par ses prédécesseurs. Tous
jjarcourent, l'un après l'autre, le [même chemin d'erreurs.
L<»s phares qui brillent de distance en distance sur la route
25S CONSEILS DE GOETHE
intelleciuelle ne jettent pins de clarté utile. Je connais une
foule déjeunes auteurs qui, après des efforts infinis, n'ont
produit que des œuvres mort-nées, véritables ébauches se-
mées de passages brillans. Presque tous ont espéré produire
un optfs magnum, un monument ce plus durable que l'ai-
rain. » Avec une ambition moins vaste, plus d'études , de re-
cherches et de soin; en écoutant l'inslincl poétique, lorsqu'il
se faisait entendre , ils eussent assurément mieux ri ussi. L'in-
spiration soutenue qui convient à un grand ouvrage, non-
seidement n'appartient pas à la foule, mais exige le con-
cours de certaines cii'coustauces extérieures qui se trouvent
rarement dans la vie humaine. Un doux repos, le calme de
l'esprit, le silence des passions, de longues heures consa-
crées au même ouvrage ; combien cela est rare ! Il ne suffirait
pas d'être un Homère; il faudrait encore pouvoir l'être. En-
iin , de trop hautes ambitions qui n'ont de rapport ni avec les
forces, ni avec les évènemens d'une existence dont on ne
dispose pas toujours, ont anéanti un grand nombre de talens
plus ou moins distingués.
« Nous autres, gens de lettres, nous devons aussi nous
défier des hostilités semées entre nous par les critiques de
diCférens partis. Les Schlegel n'ont rien oublié pour faire de
Tieck mou antagoniste et mon ennemi personnel. Notre affec-
liou est mutuelle; mais on nous a placés, malgré nous, dans
une position fausse. Il s'agissait, pour les Schlegel, de fonder
ime nouvelle école littéraire , et par conséquent de me sup-
planter. Ils cherchèrent un homme qui pesât assez dans la
balance pour attirer l'attention publique : ce fut Tieck , qui
possède, sans aucun doute, et je l'avoue hautement , un talent
très significatif, mais qu'ils ont exhaussé et grandi dans des
vues de parti. En suscitant cette rivalité, les Schlegel avaient
lort, je le dis avec modestie, mais sans phrase. Je suis ce
(lue Dieu m'a fait. 11 est aussi absurde de placer de niveau
Tieck et moi , que de me comparer à Shakspeare. Ce der-
nier parlait de lui-même fort humblement; et c'était une
AUX GE>S DE LETTRES. ?59^
nature supérieure que mon devoir est de respecter et d'ad-
mirer.
ce La mode est trompeuse. A certaine époque, on ne voyait
sur toutes les tables, on ne déclamait, on ne lisait, dans les
boudoirs, dans les salons, qu'un seul poème, V Crante àe
Tiedge ; aujourd'hui on n'en parle plus. Il arrive souvent
qu'une idble élevée par la mode est flétrie et souillée par ses
propres admirateurs. Voyez Kotzebue , dont on dit tant de
mal aujourd'hui : il a été à la mode, comme Iffland ; et la
mode l'a tué. L'un et l'autre, cependant, ont un mérite réel.
Dans leur voyage à travers la vie, ils ouvrent les yeux, ils
observent, ils volent, sont attentifs ; ils comprennent nos fautes
et nos folies. Le soufile de la réalité anime leurs ouvrages.
Il y a chez eux de la vérité, de la vigueur et de l'intérêt.
ce Souvent la mode , la popularité sont conquises bien
moins par les mérites véritables que par les défauts. Mon
Faust a plu spécialement par le vague et l'obscurité; il a
offert le charme d'un problème insoluble. L'atmosphère
sombre de la première partie a surtout séduit les lecteurs.
JVe cherchez pas trop à vous rendre compte de la pensée qui
m'a dicté un tel ouvrage. C'est, après tout, une drôh d'af-
faire que ce Faust ; chacune des scènes qui composent !a
première partie forment un ensemble complet, un tableau
isolé, un petit monde à part. Gilhlas , Don Juan ^ et même
YOdyssée , sont conçus d'après le même principe. La pre-
mière partie dont je parle et dont on s'est engoué , émane
d'une situation à-la-fois passionnée et douloureuse , par con-
séquent intéressante; la seconde révèle un monde plus vaste,
plus élevé , plus épuré , moins passionné. On ne saura ce que
signifie le complément de Faust , */ l'on n'a pas nn peu
vécu et beaucoup observe'. î>
Psous avons rapporté avec exactitude quelques-uns des ora-
cles familiers rendus pas ce vénérable vieillard, dont l'intel-
ligence mûre et solide, créatrice toujours sans effort, appa-
raît si majestueuse sans violence , si grande sans emphase :
260 CONSEILS DE GOETHE AUX GE>S DE LETTRES.
rien ne ressemble moins à la violence commune aux génies
secondaires. Celte gravité calme et lucide ne convient pas à
des âmes orageuses, à des esprits critiques, à de turbulentes
intelligences, grandes quelquefois, mais qui partent d'un
principe d'égoïsme mesquin , pour juger ou agiter le monde.
Ce n'est pas le coup de fouet de Lessing, la plaisanterie de
Wieland, l'éclat idéal de Schiller, le dogme de Schlegel ,
le culte de Novalis, le météore flamboyant de Richter; mais
c'est quelque chose de si pur et de si élevé , que l'on ne s'é-
tonne plus d'entendre le spirituel et ardent Henri Heine,
tout en raillant le noble patriarche , convenir qu'il fut frappé
de respect la première fois qu'il vit ce Jupiter de Vintelli-
fjnce. Les dernières années de Gœthe nous ont toujours rap-
pelé les beaux vers de Wordsworih dans lesquels le poète
décrit si noblement la majesté d'une vie honorable qui va
s'éteindre.
The monumental pomp of âge
Was with ihis goodly personnage,
A stature undepiessed in size,
Uubent , wliich rallier seem'd to rise ,
In open victory o'er the weight
Of seventy yeavs , to higher heighf : \
Magniûc limbs of wither'd state,
A face lo fear and venerale.
a Chez ce noble personnage , la vieillesse se parait d'une
« pompe monumentale. Sa taille, que le temps n'avait ni
« diminuée ni courbée , paraissait surgir victorieuse du poids
te de soixante-dix années ; c'étaient des membres magni-
« Tiques, bien que flétris, un aspect qu'il fallait vénérer
ii ttvec crainte. y>
fForeîgn Qiiarfer/y Revieic.J
SECTES DISSIDENTES DE L'ANGLETERRE.
WILLIAM HU»TINGTO>', LE PÉCHEUR SAUVÉ.
De tous les pays où la réforme protestante est devenue la
religion de l'état, il n'en est aucun qui ait produit un aussi
grand nombre de sectes dissidentes que la Grande-Bretagne.
Depuis Bossuet, ce royaume pourrait fournir plus d'un vo-
lume supplémentaire au beau livre des Variations. La raison
en est simple : la réforme anglicane , en consacrant la liberté
d'examen , lui assigna un cercle si étroit , qu'il était impossi-
ble que les novateurs consentissent à s'y laisser renfermer. Le
vieux catholicisme qui , il faut en convenir, offrait dans son
ensemble un admirable système d'organisation sociale, avait
amplement de quoi occuper tous ces esprits ardens, toutes ces
imaginations malades qui, dans un état protestant troublent
de leurs révoltes ou de leurs rêves la paix de l'église. Les
Wesleys d'un pays catholique fondaient un nouvel ordre; les
Whitefields en réformaient un autre. Les James Naylor, au
lieu d'être marqués au front d'un fer rouge, étaient encoura-
gés dans leur délire, et devenaient des saints. Les schis-
jualiques du dernier rang qui , en Angleterre , divisent les
cinquante membres d'un meeling ou d'une chapelle en deux
camps ennemis, modifiaient la coupe ou la couleur de la robe
VI. — A^ SÉRIE. 17
262 SECTES DISSIDENTES
monacale. Le controversaliste subtil, et le polémiste bilieux
se disputaient , dans les murs de leur couvent , sur l'imma-
culée conception, en se déclarant pour les Thomistes ou pour
les Scoiisles. Les discussions entre les communautés rivales
donnaient matière à d'énormes in-folios qui absorbaient cet
excès d'activité intellectuelle si difficile à contenir dans des
canaux réguliers là où elle s'associe à une complète indépen-
dance. Tout fanatique anglais peut impunément transformer
Ja borne d'une place publique en chaire de prédicant , et
faire avorter , par ses hideuses peintures de l'enfer , les
femmes grosses de son auditoire improvisé; tandis que, sous
la discipline romaine, le même homme aurait été probable-
ment obligé de consumer sa fureur contre lui-même. Vêtu
d'un cilicc et armé d'un fouet, il se serait mortifié dans la
cellule d'un cloître? et si , à sa folie, il eût joint quelque
capacité, ses frères l'auraient envoyé dans une mission des
Indes chercher le martyre en disputant avec les mandarins
■de la Chine elles bonzes du Japon. En Angleterre, si l'hôpital
des fous ne s'empare pas à temps de ce cerveau fêlé , le voilà
bientôt à la têle d'une petite église, vivant de miracles et de
souscriptions volontaires.
Chaque nouvelle secte qui commence par élever ses tré-
teaux n'excite d'abord que le dédain des ecclésiastiques de la
métropole et le rire des hommes irréfléchis. Mais dans le
nombre de ces dissidens livrés au ridicule , il en est qui ,
comme Wesley , finissent par fonder une concurrence redou-
table au culte établi , et ceux-là même qui n'aboutissent qu'à
se faire suivre de quelques centaines de vieilles femmes ,
comme Joannah Southcoie , entretiennent dans le pays une
continuelle fermentation et préparent la voie à de plus heu-
reux apôtres, rusés intrigans , ou fanatiques de bonne foi.
C'est ce qui explique comment des anglicans dévoués, tels
que le lauréat Southey , ont pu exprimer plusieurs fois le re-
gret que Henri VIII eût supprimé tous les monastères. On
ayait même proposé, en 1815 , de fonder à Londres une coii'-
DE l'aîîgleteree. 263
grégation de filles protestantes , et au nombre des premiers
souscripteurs figurait la princesse Charlotte. (1)
L'anglicanisme reconnaît enfin que , malgré son alliance
intime avec la constitution politique, il manque de celte dis-
cipline sans laquelle il n'y a pas d'unité religieuse. Malgré ses
pompes et ses cérémonies, maigre la richesse de ses fonda-
tions, le culte constitutionnel perd tous les jours de son au-
torité. La lutte même ne peut lui rendre une force qu'il n'a
jamais eue, car son grand vice est dans un corps de doctrines
qui se compose de négations et d'affirmations souvent con-
tradictoires, aussi bien que ses traditions. De toutes les va-
riétés connues du protestantisme, la religion anglicane est
peut-être la plus raisonnable au fond, puisqu'elle est un com-
promis entre le catholicisme et la réformation ; mais, à cause
de cela même, c'est aussi celle qui laisse le champ le plus
vaste aux doutes des esprits inquiets et qui peut le moins heu-
reusement combattre l'anarchie au milieu de laquelle la loi
seule a pu la défendre depuis son établissement.
On peut dire qu'à la guerre civile près, les opinions reli-
gieuses de l'Angleterre en sont encore aujourd'hui à l'état de
fièvre, d'incertitude ou de mutuelle défiance qui existait lors-
que Georges Fox, le célèbre fondateur des Quakers, crut
avoir trouvé le rocher auquel devait être à jamais amarré le
vaisseau de la vraie foi. A peine un sectaire a-l-il proclamé
qu'il vient de découvrir la lumière sous le boisseau, qu'un de
ses disciples se détache de l'apôtre et se déclare à son tour
le seul prophète sur qui Jésus a daigné laisser tomber son
manteau , comme jadis Elle fit pour Elisée. C'est ce qui est
déjà arrivé chez les ]\Iéthodistes : après avoir eu leur Calvin
et leur Luther dans Wesley et Whitcfield, un troisième régé-
(1) Antérieurement, Ricliardson avait eu la même idée : en 1700 nue
espèce do collège de femmes s'était déjà établi, lors<[ue lévêqiie Burnet le fit
dissoudre, sous prétexte que celte jnslilulioii était pins catiiolique fjue pro-
testaute.
17.
264 SECTES DISSIDENTES
néraieur leur est survenu dans le charbonnier Huntinglon
Peu d'histoires sont aussi curieuses et peignent mieux les
avantages du métier d'apôtre en Angleterre, que celle de ce
charbonnier qui, par la vertu de sa prédication, se vit en peu
de temps doté d'un carrosse comme un évéque , et parvint à
épouser la veuve titrée d'un lord-maire.
Le révérend William Huntinglon a publié ses œuvres en
vingt gros volumes : nous en avons extrait tout ce qu'il a bien
voulu nous apprendre de sa vie, et ses prosélytes ne nous ac-
cuseront pas du moins de le calomnier, s'ils ont eu , comme
nous , la patience de lire ce volumineux évangile. William
Huntington ou Hunt, car Hunt était son premier nom, naquit
l'an de grâce 1774, dans une ferme du comté de Kent, loca-
lité qu'il a décrite avec une exactitude dont le remercieront
ceux qui seraient tentés d'aller y faire un pèlerinage. Son père
nominal était un paysan qui gagnait sept shillings par se-
maine en hiver, et neuf en été. «Pauvre et honnête homme ,
« craignant Dieu, il fut, dit son hls, chassé de son lit par un
<c misérable qui , pendant des années , souilla sa femme et sa
te couche Je suis un bâtard, engendré par le mari d'une
(c autre femme que ma mère, et conçu dans les entrailles de
<c la femme d'un autre homme que mou père ; selon la loi ,
ce le produit d'un double adultère. » Barnabas Russel, le vrai
père, reconnut seulement l'enfant pour sien et le mit â l'é-
cole où il apprit à lire et à écrire, mais rien de plus. Le père
nominal, qui était un peu trop patient, malgré sa crainte
de Dieu, eut, par l'entremise de ce voisin, jusqu'à onze en-
fans, dont cinq moururent en bas âge, et comme il ne rece-
vait aucun secours de sa paroisse, ces pauvres enfans faisaient
maigre chère : <c Combien de fois, dit Huntington, mourant
de froid et de faim, presque nu, j'ai désiré d'être un bœuf
ou une vache pour pouvoir me remplir le ventre dans les
champs. » Enfin, un fermier le prit à son service pendant
trois ans , à raison de 20 shillings l'année : « Il était convenu
de lui fournir deux habits, deux gilets et deux chapeaux; les
DE L ANGLETERRE. 265
pour-hotre devaient lui procurer le linge et les autres objets
nécessaires à son habillement. » Malheureusement son maître,
ayant logé des ofliciers de milice, ces messieurs furent si gé-
néreux que le jeune valet se trouva à la tête d'une somme
de 13 shillings. La servante en réclama les deux tiers, et la
maîtresse soutint qu'elle y avait droit; mais lui, plutôt que
de laisser violer son marché, aima mieux revêtir de nouveau
ses haillons et aller encore mourir de faim sous le toit pa-
ternel.
Il obtint plus tard une place de laquais-, un camarade de
livrée lui durcit le cœur, lui corrompit l'âme , et en effaça
toutes les impressions religieuses. Il paraît que ces impres-
sions religieuses consistaient en superstitions d'enfant, car il
s'accuse d'avoir redouté le cimetière de peur des revenans ,
et de s'être imaginé qu'un vieil employé de l'excise, qu'il
voyait passer avec un bâton couvert de chiffres et un encrier
pendu à sa ceinture, était un agent du Très-Haut chargé
d'enregistrer les péchés des enfans. L'approche de ce sin-
gulier ange de la chancellerie du ciel le faisait trembler des
pieds à la tête.
Son dernier maître fut un ecclésiastique de Frittenden,
dans le comté de Kent, chez qui eut lieu une aventure amou-
reuse dont Huntinglon paya plus tard les frais. «J'étais jeune
et plaisant, dit-il, riche en réparties et en bons mots; le hasard
me rendit l'ami d'un tailleur, père d'une fille unique , brune
aux yeux noirs, et douée de beauté, autant que je puis être
juge de ce vain et frivole article Un matin la mère vint
me trouver et me confia que sa fille desirait me parler parce
qu'elle m'aimait. Je lui répondis naïvement que je l'ignorais
et avais peine à le croire ; car tout présomptueux et vaniteux
que j'étais, l'orgueil lui-même n'avait pu me persuader que
je fusse un beau garçon , ce que je regrettais vivement en ces
jours de ma vanité. Cependant je me laissai conduire par cette
femme à sa maison , et lorsqu'elle m'amena sa fille, je vis la
réalité de son affection. Je fus très louché. Je la pris sur mes
266 SECTES DISSIDE^'TES
genoux, je cherchai à la consoler de mon mieux , et voilà que
tandis que je jouais le rôle d'un tendre consolateur, la belle
affligée joua le rôle dun vainqueur, et insensiblement me fit
son prisonnier. Quand je lui eus prouvé que je prenais part à
son chagrin , je m'en retournai ; mais j'éprouvai bientôt que
j'étais aussi embarrassé qu'elle dans le labyrinthe de l'amour;
elle m'avait transpercé le cœur, m'avait rendu mort à tout,
excepté à elle, et je crois que j'aurais volontiers servi autant
d'années pour Suzanne Fevel que Jacob fit pour Rachel. »
Ce dernier liait biblique prête un certain charme à ce
récit. Le révérend AVilliam Huntington raconte ensuite que les
parens de Suzanne le pressaient d'épouser leur fille; mais il
hésitait toujours, ne se sentant pas assez riche pour entrer en
ménage. «Hélas! chaste, affectueuse, constante, prudente
ce et bonne, elle eût fait une excellente femme si la Providence
«l'avait jetée dans les bras d'un homme digne d'elle. Mais je
« suis convaincu que les mariages sont écrits dans le ciel; car
«jamais deux âmes ne s'aimèrent autant que les nôtres, et
« nous n'aurions pu nous lier par des sermens plus solennels
« et des promesses plus tendres; mais tout cela n'aboutit à
« rien. Ceux que Dieu n'a pas unis peuvent être désunis pour
«une bagatelle. »
C'est par ce fatalisme religieux que William Huntington
prépare le dénoùment de cette histoire , et cherche peut-être
à étouffer un remords. Fatigués de ses hésitations , et déses-
pérant qu'un homme de ce caractère pût jamais rendre leur
fille heureuse, les parens de Suzanne encouragèrent les dé-
marches d'un nouveau soupirant. Suzanne ne se laissa sé-
duire ni par la bonne mine de celui-ci , ni par les remon-
trances de sa famille, quelque raisonnables qu'elles fussent,
comme le reconnaît Huntington en se disant « aussi bizarre
qu'uB prophète arménien et aussi sauvage qu'un ânon. »
Qtiant à lui, au lieu d'épouser la pauvre fille, il s'éloigne de
la paroisse, mais inspiré par une mauvaise pensée contre
son rival enicore plus que par son amour, il ne quitte Suzanne
PE LVurGIiETERRE. 267
qu'après avoir abusé de son innocence. Au bout de neuf mois,
il reçut la visite des inspecteurs de la paroisse de Friltenden,
qui vinrent lui annoncer qu'il était père , mais qui , s'il faut
en croire ses confessions , assez semblables ici à celles de
Jean-Jacques Rousseau, lui conseillèrent de ne pas épouser
Suzanne , de peur qu'il ne la rendit mère d'une nombreuse
famille qui aurait été à la charge de la paroisse. Cesprudens
économistes se contentèrent donc de recevoir de lui la pro-
messe de payer régulièrement une somme fixe pour l'entre-
tien de son enfant. Cet incident est un nouveau texte pour le
fatalisme de William Huntington ; il ne revit plus sa fiaucée ,
quoiqu'il déclare encore qu'il l'aimait sincèrement , et que
c'était j tout compris , la femme la plus aimable et la plus
morale qu'il ait connue, ce Saloraon n'avait pas trouvé une
« femme fidèle entre mille , dit-il , et moi , la première que je
« trouvais était la fidélité même. En vain je voulus , pour
« l'oublier , m'aitacher à d'autres : son image était toujours
« là. Ma conscience commença aussi à se soulever au-dedans
« de moi : j'en perdis long-temps le sommeil ; je me promis
« de ne me marier qu'après qu'elle serait mariée à un autre ,
« et, ^\ je m en souviens bien, elle était morte lorsque je me
« mariai. Aujourd'hui , pour me rassurer, j'ai besoin de me
« redire qu'elle n'était pas faite pour moi, ni moi pour elle :
« la femme que je lui préférai m'était destinée de toute éter-
« nité. Je crois que , dans les décrets de Dieu , ces choses-lii
« sont aussi fermement arrêtées que le salut certain des élus !
« Quant au péché, il fut commis contre mon propre corps :
« ce qui me fait comprendre la nécessité de changer nos
« corps , la chair et le sang ne pouvant hériter du royaume
« du ciel. »
En attendant, William rendu père contre son propre coi^,
étant tombé malade et ayant perdu sa place sur les gages de
laquelle il espérait acquitter les mois de nourrice de l'enfant
de Suzanne, changea de résidence et de nom , de peur d'être
poursuivi par ses créanciers et par les inspecteurs de la pa-
268 SECTES DISSIDENTES.
roisse de Frittenden. Voici comment il justifie cette espèce
de faux , en s'appuyant sur Abraham , Isaac et Sara dans
l'Ancien-Tesianient , et sur Simon dans le Nouveau , sans
oublier d'ajouter qu'une personne qui participe de deux na-
tures a bien le droit d'avoir deux noms :
<c Le nom de mon père, selon la loi , est Hunt , et celui de
mon vrai père Russel : je pourrais prendre celui-ci ; mais
Russel a d'autres fils qui pourraient me chercher querelle : si
Je change mon nom purement et simplement , la justice peut
■me poursuivre; enfin si je le conserve, les journaux peuvent
signaler mes traces. Il n'y a qu'un moyen d'échapper, c'est
par une addition ; une addition n'est pas un changement ni
un vol : ajoutons I. N.G.T.O. N. à H. U. N.T. Les lettres
de l'alphabet appartiennent à tout le monde. Je fus bientôt
décidé , et ceux qui ont tant retourné depuis mon nouveau
nom pour le déchirer sont de bien grands maladroits de n'a-
voir pu encore en détacher une lettre , tandis qu'en une
heure de temps je l'eus composé, moi qui n'étais alors qu'un
pauvre compilateur. Quoi qu'il en soit , avec ce nouveau nom
je renaquis; avec ce nouveau nom je fus baptisé par le Saint-
Esprit; or j'en appelle à tout homme de sens : n'a-t-onpas le
droit de porter le nomaveclequelon est né et baptisé ? — Eh
t)ien je n'avais pas de nom avant ma première naissance : ce-
lui que je reçus ne me fut donné qu'après , tandis que je por-
tais celui de Huntington avant d'être conçu une seconde fois,
avant de renaître. C'est ainsi que les vieilles choses passent et
que tout se renouvelle. »
Il faudrait être un casuiste bien fort pour réfuter ce rai-
sonnement. Plus tard le nouveaii-ne eut besoin d'ajouter un
titre à ce nom d'Huntington et le fit suivre des initiales P. S.
En voici l'explication :
« Vous savez que nous autres hommes d'Église , nous som-
mes très amoureux de titres honorifiques ; quelques-uns s'ap-
pellent seigneurs spirituels, quoiqu'il n'existe de pareils sei-
gneurs que dans les personnes de la sainte Trinité ; d'autres
DE l' ANGLETERRE. 269
siocteurs en théologie, quoique Dieu ne reconnaisse pas ce
litre. Je ne puis donc consciencieusement ajouter D. D.Çdoc-
tor in divinity) à mon nom, quoique des centaines de malades
aient été guéris spirituellement par mon ministère; je n'ai pas
d'ailleurs quatorze guinées de côté pour acheter le diplôme :
je nepuis m'intituler M. A. ( tnagister arthim , tnaître ès-
arts ) faute de science ; je suis donc forcé d'avoir recours à
P. S. ce qui signifie Pécheur sauvé.
Mais avant de se donner ce titre d'humilité ou d'honneur,
William Huntington eut à traverser bien des épreuves : il
se maria, et eut desenfans légitimes qui moururent : il se cassa
la jambe , tomba dans la dernière misère et dans son désespoir
il fut tenté de se jeter dans la Tamise. Il n'était pas encore
guéri de cette horrible tentation lorsqu'on lui procura une
place de jardinier à Sunbury. Sa femme s'étant retirée chez sa
famille, il alla seul occuper la loge de son prédécesseur. Celui-
ci était un nègre qui justement venait de se tuer volontaire-
ment, et la tache de son sang se voyait encore sur le plancher de
la chambre. Couché dans le lit d'un suicide , William crut que
tout conspirait pour sa mort et sa perdition : le diable lui ap-
parut et il eut à soutenir avec lui une thèse dilïicile ou l'ergo-
teur de l'enfer fut heureusement réfuté. Cependant le désespoir
n'était pas encore banni de son cœur, et ce ne fut qu'à force
de feuilleter une vieille Bible qu'il parvint à imposer silence à
ses doutes, comme à ses blasphèmes. C'est ici ce qu'il appelle
l'époque critique de sa vie, et il supplie ceux qui réimprimeront
ses œuvres, de n'altérer eu rien ce récit de son élection mira-
culeuse. « J'étais, dit-il, sur une échelle, un peu avant Noël,
occupé à tailler un vieux poirier, cl faisant les réflexions les
plus sombres , lorsque tout-à-cuup je vis éclater autoui- de
moi une brillante lumière; plus vive que l'éclair, plus res-
plendissante que le soleil , cette lumière pénétra dans mon
îtme, et je vis deux lignes droites tirées à travers le monde
pour séparer les œuvres des méchans des œuvres des élus. »
Mais , d'après Huntington, il n'y a point de jusle-7nilieu en
270 SECTES DISSIDENTES
religion. Bleiilôt une voix du ciel lui cria : « Laissez là vos
« formules de prière , étaliez prier Jésus-Christ. Ne voyez-
« vous pas comme il parle avec compassion aux pécheurs. »
William se relira alors danssa loge, se couvrit la face de son
tablier bleu , et supplia le Seigneur d'avoir pitié de lui ! il
n'en fallut pas davantage pour que la grâce descendît sur sa
tête : « Je me mis à prier, dit-il, avec tant d'énergie , d'ëlo'
« quenoejet de hardiesse que j'en fus étonné comme si j'avais
« parlé arabe , langue que je n'ai jamais sue. » Enfin Jésus
lui apparut en personne avec ses plaies et sa croix. <■ Devant
« celte vision, dit-il, toutes mes tentations s'évanouirent ainsi
« que mes péchés qui, pendant si long-temps, avaient étendu
« leurs sombres ailes autour de moi. »
Dès cemomentiln'y eut plus rien d'obscur pour le wowt'eat**
^îedans les écritures; mais quand il franchit le seuil de l'église
le dimanche d'après, tout le service anglican lui parut «un
tissu de contradictions choquantes et une solennelle moquerie
du Très-Haut. » Il écouta le sermon et la prière « avec les
oreilles d'un critique, et comprit pour la première fois le sens
de ces paroles d'Isaïe : Ses seiitineUes sont atwugles ; ce sont
des chiens muets , des chiens insatiables , et leurs bergers
designorans. — «Béni soitle Seigneur, ajoute William, quia
promis d'instruire ses élus lui-même etd'ouvrir nos yeux pour
nous faire voir nos instructeurs ! quand je sortis de l'église je
secouai la robe et l'édifice, le surplis et la discipline, persuadé
que le service de Dieu est une liberté parfaite ! »
Voilà comment s'opéra l'illumination dunouvel apôtre. Tou-
tefois avant de se poser en public , il s'exerça quelque temps
en particulier. De même que Molière essayait ses comédies
sur sa servante , William essaya ses sermons et ses homélies
sur sa fenmie. Il crut même avoir découvert le vrai culte en
entendant prêcher à Richmond un de ses disciples ardens de
la secte de Whitefield, nommé Toriel Joss : « J'ai trouvé un
homme qui prêche la Bible, dit-il à sa femme, les fidèles ap-
pelés Mélhodistes sont les élus du Seigneur! » Se contentant
DE l'akgleterre. 271
alors de fréquenter modestement les assemblées méthodistes
de Kingston , il se mit au service d'un manufacturier d'Ewel ,
moyennant onze shillings par semaine, puis se retira à
Thames-Diiton , où pendant quatorze mois il fut porteur de
charbon. C'était à Kingston qu'il avait commencé ses pre-
mières prédications, mais le prédicateur en tire de Kingston
lui fit peur et le détourna de poursuivre celte carrière dif-
ficile en lui exagérant la responsabilité qu'il assumait sur sa
tête. A Thames-Ditton , l'esprit de prédication l'emporta sur
ses scrupules , et il obtint un véritable succès qui lui valut sa
première réputation. Il prêchait les dimanches et une fois
dans la semaine; on accourait de vingt milles à la ronde pour
entendre le charbonnier méthodiste : c'était une merveille.
Parmi ses auditeurs , une personne charitable lui fit cadeau
d'un costume complet; une autre voulut lui apprendre à faire
des souliers d'enfans, métier moins dur que celui de porter
de gros sacs de houille, mais ses prédications étant devenues
plus fréquentes , il résolut de s'abandonner à la Providence et
de ne plus faire d'autre métier que de prêcher, dùt-il mourir
de faim. C'était au contraire le moyen de faire meilleure
chère. Il fut ordonné selon le rit méthodiste par Toriel Joss
qui affirma devant la congrégation que William Hunlington
avait certainement reçu sa vocation de Dieu, et qu'il ne se-
rait jamais embarrassé de le prouver tant qu'il posséderait
une Bible : puis s'adressant au nouvel ouvrier du Seigneur :
« Prends ta cognée, lui dit-il, et va te mettre à l'ouvrage. »
Il lui manquait encore quelque chose pour que sa renommée
fût complète : la persécution. Un envieux, peut-être un mi-
nistre anglican, souleva contre lui la populace, qui fit irrup-
tion dans le meeting, y brilla de l'assa-fœtida , puis de là, se
portant à la maison du Pécheur Sauvé, le pendit en effigie à
sa porte, déclama un sermon ironique pour parodier ses ser-
mons , et chanta une ballade burlesque en guise d'hymne ou do
psaume. Iluntington raconte dans ses œuvres, avec complai-
sance, ces scènes scandaleuses; et en parlant aussi des ennemis
272 SECTES DISSIDENTES
qui l'attaquèrent ouvertement, il déclare que Dieu lui-même
se chargea de le venger eu les frappant de mort ou de quelque
maladie cruelle. Un particulier étant devenu acquéreur de la
maison qu'il habitait et lui ayant donné congé : « La ven-
geance appartient au Seigneur, lui dit le saint, et il la pren-
dra. En effet, en moins de neuf mois, mon successeur et sa
femme étaient tous les deux dans leur cercueil, et la maison
revendue. Ils m'en avaient fait sortir ; Dieu les en fit sortira
leur tour. »
Sincère ou calculée , cette foi en une protection spéciale de
la Providence ne l'abandonna jamais , et il en appelait à Dieu
dans toutes les occasions importantes ou puériles, publiant sa
gratitude chaque fois qu'il était exaucé. C'était ainsi qu'il com-
posa un livre réimprimé dans ses œuvres sous ce titre :
DIEU, LE PROTECTEUR DU PAUVRE
ET LE BANQUIER DE LA FOI,
OD
MANIFESTATION DES PROVIDENCES DE DIEU,
Éprouvées tlcsieurs fois par t'ACTEUR.
On croirait que nous inventons la parodie de quelque mi-
racle, si nous ne citions textuellement quelques-uns des pas-
sages de ce curieux traité, où \ auteur mêle au langage
mystique la phraséologie bourgeoise de la civilisation mo-
derne. Il l'a dédié à ses prosélytes, « parce que, dit-il, ces
providences qui sortent de la ligne ordinaire sont des noix
dures dans la bouche d'un faible croyant ; mais il y a parmi
nos frères quelques personnes qui m'ont connu depuis le
commencement et qui ont été les témoins oculaires de ce que
je vais raconter. » L'homme , selon lui , est trop souvent tenté
de croire que Dieu ne s'occupe nullement de nos intérêts
temporels : c'est une des raisons qui l'engagent à publier son
merveilleux Traité. <c J'ai trouvé, dit-il, que les promesses de
Dieu sont les billets de banque du chrétien; une foi vive tirera
DE l'angleterre. 273
toujours sur le divin banquier; l'esprit de prière et un besoin
pressant donneront à un héritier de la promesse une hardiesse
filiale pour s'adresser à la caisse inépuisable du ciel. » Quant
à lui, il lirait hardiment sur ladite caisse pour ses petites
comme pour ses grandes nécessités. Un jour qu'il n'avait plus
que du pain sec dans sa maison , il fut conduit par l'esprit
dans un sentier où il n'avait jamais passé, et il arriva juste à
temps pour s'emparer d'un gros lapin qu'un chien venait de
tuer. Sa femme était en couches : il n'avait plus de thé , ni
argent, ni crédit, ce Mettez la bouilloire sur le feu, dit-il à la
garde, et avant que l'eau fût chaude, voilà un étranger qui
dépose à sa porte une livre de thé. Une autre fois, il était
sans argent, un ami le rencontre et lui remet une guinée,
sans qu'il la lui eût demandée : c'était près du pont de Kings-
ton, et comme il se disait que peut-être il aurait quelque
peine à trouver la monnaie de sa pièce d'or , il aperçut à ses
pieds un sou pour payer le péage.
Enfin , étant demandé dans plusieurs maisons de la campa-
gne pour y prêcher l'évangile, il pensa qu'un cheval serait une
excellente acquisition : justement, les fidèles de son église y
avaient pensé en même temps que lui , et ils lui en offrirent un
acheté par souscription. Mais comment le nourrir? comment
ïie procurer le foin et l'avoine? A cette question qu'il se faisait
avec inquiétude, TÉcrilure répondit : (c Habile dans cette
terre et fais le bien , tu seras nourri. » Ce fut là un hillet de
banque mis clans la main de sa foi, et ni le foin, ni la paille,
îii l'avoine , ne lui manquèrent. Mais laissons-le raconter lui-
siuême la suite de celte histoire :
<c Ayant mon cheval depuis quelque temps, et m'en servant
loutes les semaines, j'usai bientôt mes culottes, et il ne
m'était plus possible de m'en servir pour monter à cheval.
J'espère que le lecteur m'excusera de parler de mes culot-
tes ; je l'eusse évité sans un passage de l'Écriture qui m'est
venu à l'esprit au moment où j'étais résolu à ne pas par-
ler de celle providence de Dieu : ce Et tu leur feras des
274 SECTES DISSIDENTES
« culoltes de lin (1) pour couvrir leur nudilé; elles lien-
ce dront depuis les reins jusqu'au genou; et Aaron et ses
(c fils seront ainsi habillés quand ils entreront au tabernacle,
« ou lorsqu'ils approcheront de l'autel pour olucier dans le
« lieu saint, etc. )> (Exode, cliap. xxviii, vers. 42 , 43.)
Par ce texte et trois autres, savoir : Ezéchiel, cliap, xliv,
vers. 18 ; Lévitique , cliap. vi , vers. 10 , et Lévitique encore,
cliap. XVI, vers. 4, je vis que ce n'était pas un crime de me
servir du mot culottes, et de raconter comment Dieu m'en
envoya une paire. Aaron et ses fils étant vêtus entièrement par
la Providence , et Dieu lui-même ayant daigné donner des
ordres pour régler la coupe et le tissu de leurs culoltes , je
crois que Dieu commanda aussi les miennes, comme on va
le voir, j'espère, dans le récit suivant.
ce L'Écriture nous dit que nous ne devons appeler aucun
homme notre maître. Un seul est notre maître : le Christ.
Je dis donc à mon bienveillant , généreux et toujours adoré
maître, ce dont j'avais besoin : celui qui dépouilla Adam et
Eve de leurs tabliers en feuilles de figuier pour les revêtir de
peaux de bêles ; celui qui couvre la campagne de ce vêtement
de verdure qu'on admire aujourd'hui et qu'on jettera demain
au four ; celui-là doit nous habiller ou nous irions bientôt tout
nus. Aiusi l'éprouvèrent les enfans d'Iraël , lorsque Dieu leur
eiùeva leur laine et leur lin , dont ils voulaient faire don à
Baal; iniquité pour laquelle leurs habits furent retroussés et
leurs talons mis à nu. Jérémie, xiii, vers. 22.
ce J'avais souvent imploré cette faveur librement dans mes
prières; mais mon précieux maître me tenait dans une telle
pauvreté, que je ne pouvais acheter celte partie de notre vê-
tement si nécessaire. Enfin, je me déterminai à aller la com-
mandera un de mes amis de Kingston , qui est tailleur de son
État, en le priant de me faire crédit jusqu'à ce que mon
(1) Dans quelques traductions de la Bible, le mot liébreu est traduit par
caleçon; niais en anglais , le mot breeches signifie culottes.
DE l' ANGLETERRE. 275
maître m'eût envoyé l'argent pour le payer. J'allais ce jour-là
à Londres, et en traversant Kingston , j'oubliai justement de
ra'arrêter à la boutique de mon ami ; mais quand j'arrivai à
Londres, je me rendis chez M.Croucher, cordonnier de She-
pherd's Market, qui me dit qu'on lui avait remis pour moi
un paquet dont il ignorait le contenu : je l'ouvris , et voilà
que c'était une paire de culottes de peau avec un billet dont
j'ai retenu la substance :
Monsieur, je vous envoie une paire de culottes; f espère
qu'elles vous iront bien et je vous prie de les accepter ; s'il
faut y changer quelque chose, faites-le-moisavoir en l'écri-
vant, et je passerai , au bout de quelques jours ^ pour y
pourvoir. I. S.
a Je les essayai : elles m'allaient comme si on m'avait pris
mesure ; ce dont je fus émerveillé, n'ayant jamais fait prendre
ma mesure par aucun culollicr de Londres. Je répondis en
ces termes au billet d'envoi :
« Monsieur , j'ai reçu votre cadeau et vous en remercie ;
j'allais commander une paire de culottes de peau , parce que
je ne savais pas que mon maître vous les avait commandées.
Elles me vont bien : ce qui me prouve pleinement que le
même Dieu qui a poussé votre cœur pour les donner a guidé
votre main pour les tailler , parce qu'il sait parfaitement ma
mesure; m'ayaut habillé miraculeusement depuis près de cinq
ans. Quand vous serez dans la peine , monsieur , vous direz
cela à mon maître, et ce que vous avez fait pour moi vous sera
payé avec usure. »
J'ajoutai à ma lettre ce post-scrip(um :
ce Je ne sais comment traduire L S. , à moins dç voir dans
I l'initiale A' Israélite^ et dans S celle de sincérité'^ parce que
vous n'avez pas fait sonner une trompette devant vous, comme
les hypocrites. »
Il paraît que la femme du Pécheur Sauvé n'avait pas d'abord
la même confiance que lui aux miracles, et qu'elle s'inquiétaii
quelquefois du lendemain. Elle aurait voulu continuer à gla-
276 SECTES DISSIDENTES
lier dans les moissons comme au temps de leur misère ; mais
lui, toujours armé d'un texte pour toutes les occasions : «Non,
non, lui dit-il, ma femme, vous vivrez, comme moi, par la foi ;
vous devez compter sur votre part à la protection de Dieu ,
eu voyant que le Tout-Puissant m'a détourné de mon travail
journalier pour me faire travailler à sa vigne. Toute la tribu
de Lévi ne vivait-elle pas des offrandes apportées au Sei-
gneur , femmes , enfans et serviteurs ? » Sa femme finit par
croire à la banque , et il lui venait successivement , selon les
besoins du ménage, un jambon , du beurre, du fromage et, de
temps en temps , une guinée ou une robe , toutes choses que
le saint prédicateur appelle de précieuses réponses à ses
prières.
Au milieu de cette prospérité commençante et de cette re-
nommée qui s'étendait chaque jour , il faisait quelquefois un
retour vers le passé , et ne pouvait s'empêcher de craindre,
étant encore si près du lieu de sa naissance , que quelque an-
tien camarade ne vînt à le reconnaître et à dénoncer son
changement de nom , ainsi que ses autres peccadilles. Pour
prévenir l'effet d'une explication délicate, il fit l'aveu des
fautes de sa jeunesse à sa femme d'abord , et puis à quelques
membres de son troupeau spirituel, à ceux-là dont il connaissait
k'. dévoûment et qui ne pouvaient que lui savoir gré de cette
confidence intime. « Enfin , dit-il , je m'adressai au Seigneur
en le suppliant de ne pas exposer son Evangile à l'affront de
cette découverte. « Mais Dieu n'exauça ni ses larmes, ni ses
prières sur ce chapitre. Un honnête charpentier de Fretten-
den , ayant ouï parler du nouveau flambeau de la secte mé-
ihodiste , eut la curiosité d'aller l'entendre , un jour qu'il
prêchait à Sunbury. Il ne put s'empêcher de s'émerveiller
d'une pareille métamorphose ; car c'était bien son compa-
triote , son camarade d'école qu'il entendait; c'était William
Hunt , ce mauvais sujet qui avait pris la fuite en laissant un
bâtard à la charge de la paroisse. Quand nous sommes par-
venus à quelque notoriété dans ce bas monde , et qu'un com-
DE L'ANGLETERRE. 277
patriote ne se décide pas naïvement à épouser noire petite
gloire pour en revendiquer sa part ou en faire refléter un
rayon sur le cloclier de notre village, nous n'avons pas do
détracteur plus jaloux et plus méchant. Le charpentier ne se
montra pas charitable envers son illustre pays, ou peut-être
ce fut par patriotisme qu'il voulut le punir d'avoir répudié
son nom et le lieu de sa naissance. Que fil le malicieux cama-
rade d'école de William , le Pécheur Sauvé ? il alla jusqu'à
Cranbrook trouver une sœur de William , vivant dans la
misère , lui apprit que son frère était un grand personnage,
et lui conseilla de s'adresser à lui pour demander quelque se-
cours qu'il se chargeait d'obtenir, si elle voulait lui remettre
une lettre. La lettre fut écrite et la suscription portail « à
M. W^illianiHunt. » Il paraît que le méchant charpentier avait
promis cette lettre aux ennemis du P. S. ; car il arriva juste-
ment à la porte de sa chapelle au moment où le saint homme
tenait tète à plus de cent personnes qui , l'accusant de char-
latanisme et d'imposture , voulaient s'opposer à ses prédica-
tions. On s'attendait à une scène scandaleuse , lorsque le
charpentier proclama le véritable nom du Révérend , et qu'il
lui reprocha d'avoir abandonné sa sœur et son bâtard. Si
Huntington eût nié , les preuves étaient là pour le con-
fondre, et ses prosélytes auraient été forcés de se séparer de
l'imposteur ; mais , grâce aux précautions qu'il avait prises ,
son crédit résista à cette humiliation. « Je pleurai , dil-il , je
« pleurai amèrement . mais béni soit le Christ qui a accompli
« sa promesse : heureux ceux qui pleurent aujourd'hui , parce
« qu'ils riront demain ; et en effet je ris en écrivant ceci au-
« tant que je pleurai alors. L'idolâtrie d'Abraham , les men-
« songes de Jacob, l'homicide de Moïse, l'adultère de David,
« l'apostasie de Salomon , les persécutions sanglantes de
» Saiil , cl le faux nom du révérend 31. Huntington, son bâ-
'< tard et ses autres péchés , devaient être révélés ; car tous
« ceux qui sont fiers d'une vie bien employée, doivent être
« humiliés , afin qu'ils ne placent pas une trop grande con^
VI. — U^ SÉRIE. 18
278 SECTES DISSIDENTES
« fiance en la chair , et que le monde voie que la plus insigne
« grâce peut se greffer, prospérer etfleurir sur le dernier des
« hommes. » Après cette sortie en faveur de sa doctrine de
V élection ei de Vantinotmanùme (1), le Pécheur Sauvé donne
à ses lecteurs des nouvelles de son bâtard, qu'il assure être sa
ressemblance si parfaite que , tant qu'il vivra , on pourra
aller voir en lui le portrait de son père. On le lui a dit , du
moins; car il n'a pas eu le temps d'aller embrasser lui-même
ce fruit de ses premiers péchés , quoiqu'il se propose de lui
faire un sort , lorsqu'il aura mis quelque argent de côté.
Cependant, soit que cet épisode l'eût aigri contre les fidèles
de Thames-Ditton, soit qu'il eût l'ambilion de prêcher sur un
plus grand théâtre, le Pécheur Sauvé ne tarda pas à avoir une
vision qui l'appelait à Londres. Il en fit part à ses amis qui
négocièrent ses billets sur la banque de foi, c'esl-à-dire lui
fournirent les moyens de se transporter dans la capitale avec
sa famille. Là, pour débuter, il prêcha dans la chapelle mé-
thodiste de Margaret-Street ; mais il lui tardait d'avoir une
chapelle à lui, et d'avance il prolestait contre les erreurs de
la secte dont il devait , tôt ou tard , se séparer pour en fonder
mie autre. Au bout de trois ans d'expectative , il osa enfin se
déclarer , et quoiqu'il eût déjà des dettes , il ne craignit pas
de tirer de nouvelles traites sur l'inépuisable banque où il
avait placé toute sa fortune future. Un ami lui avança le ter-
rain , un autre les premiers travaux de maçonnerie , un Iroi-
(1) C'est en outrant la doctrine de Calvin sur la prédestination que les Mé-
thodistes et les Hutingtoniens se sont également fait traiter d'aiilinomiens par
les autres sectes de l'anglicanisme. Il ne faut cependant pas les confondre avec
Tes sectaires qui, sous celte dénomination, excitèrent tant de troubles dans le
quatrième siècle de l'Ëglise primitive , et plus tard encore en Allemagne, à l'é-
poque de la réforme. L'anliuomianisme reproché à Hunlington consiste à
prétendre que les élus ou prédestinés ne peuvent pécher ou plutôt qu'ils pè»
chent itnpunémen! , leur salut étant assure de toute éternité dans la pensée de
Dieu. Il y a une autre espèce à'antinomianisme qui n'est pas celle du Pécheur
Sauvé; car ceux qui le professent ne craignent pas de dire que \afoi même est
inutile à un élu, Dieu élaut rcjulu à le sauver, quoi qu'il fasse.
DE L ANGLETERRE. 279
sième la charpente , un quatrième la chaire et les pupitres ,
un cinquième meubla le vestiaire ; si bien que la chapelle ,
connue sous le nom d'église delà Providence, s'éleva comme
par enchantement dans Titchfield-Street. Il est vrai que le
Pécheur Sauvé se trouva débiteur d'une somme de 1000 gui-
nées, ce Mais , dit-il , j'avais assez de travail pour la foi ,
<c pourvu que j'eusse assez de foi pour le travail. »
Ce fut là que le Pécheur Sauvé put en liberté développer sa
propre doctrine et se mettre franchement en opposition avec
toutes les sectes, se glorifiant d'être traité par elles d'hérétique
et d'antinomien. «Ma doctrine d'élection, dit-il hardiment,
fut pour moi comme une seconde conversion. « Il la compare
au voile sous lequel notre Isaac spirituel reçoit son épouse ;
au manteau qui couvre tous ceux qui se couchent aux pieds
de Booz ; au vêtement que Notre Seigneur fit pour Adam ; à la
peau qui revêt les os desséchés quand l'esprit est entré en
eux. »
Rien de singulier comme sa polémique avec ceux qui cru-
rent devoir le réfuter ; elle rappelle la polémique des pre-
miers puritains , par le style et même par les titres de ses
brochures : telle est celle contre Timothée Priestley. — Le
Barhieroxx Timothée Priestletj rasé , comme on le voit dans
.son propre miroir, et rasé par William Huntington P. S. —
L'épigraphe était empruntée à Ézéchiel : (c Fils de l'homme ,
prends un couteau bien aiguisé , prends un rasoir de bar-
bier. » Ce Timothée, disait le prédicateur, est un serpent
dans l'herbe ; il est pourri au fond et vide tout autour Sa-
tan n'est pas mieux caché sous la robe et la perruque de Ti-
mothée Priestley, qu'il n'était sous les jupes de la sorcière
d'Endor. »
Il y a de la verve dans les iuvecliVes souvent barbares du
Pécheur Sauvé. Il avait cet instinct du prédicateur populaire
qui sait bien qu'il vaut mieux souvent frapper fort que juste
pour produire de l'effet. Aussi , ses ennemis contribuèrent au-
tant à sa fortune que ses amis , et le jour arriva où, comme il
18.
280 SECTES DISSIDENTES.
l'availprédil, « il marcha sur la tête des premiers en tendant la
main aux seconds. 5> Non-seulement ses dettes furent payées,
mais ses prosélytes, jaloux de contribuer à la prospérité tem-
porelle de celui qui leur ouvrait le paradis, l'établirent dans
une campagne confortable, garnirent son jardin, meublèrent
sa ferme , et pour qu'il put se rendre commodément de sa
résidence des champs à la chapelle , ils lui offrirent un bon
carrosse à deux chevaux. Enfin, sa femme, la glaneuse , étant
morte, il put choisir entre celles qui se présentèrent pour
rompre la solitude de son veuvage. Il donna la préférence â
lady Saunderson , veuve du lord-maire, et l'épousa.
Cependant, quoiqu'il tînt plus à la qualité qu'au nombre de
ses ouailles, plus difficile que les Méthodistes proprement dits,
la chapelle de la Providence ne pouvait plus recevoir tous les
auditeurs du Pécheur Sauvé : il songea donc à l'agrandir et
offrit d'acheter un terrain contigu à sa petite église. On lui
en demanda un prix si exorbitant, qu'il désespéra de pouvoir
faire accepter une pareille somme à la banque de foi.
Après avoir long-temps réfléchi : « Eh bien î s'écria-t-il ,
les cieux sont encore au Seigneur , s'il a donné la terre aux
enfans des hommes. Trouvant que je ne pouvais rien faire
avec ceux-ci, je levai les yeux et résolus de hâtir mes étages
dans le ciel (amos, ix , 6) où j'aurais plus de place pour bâtir
et moins d'argent à donner. » En conséquence, il fit élever
trois galeries superposées comme celles d'un amphithéâtre.
Tel était le bonheur du Pécheur Sauvé que les accidens
en apparence les plus funestes tournaient à son avantage.
C'est ce qui lui arriva , lorsque le feu prit à cette même cha-
pelle de la Providence , que ses ennemis comparaient à l'am-
bitieuse tour de Babel , ou à une salle de spectacle profane ,
que le feu du ciel n'eût pas épargnée si le feu de la terre ne
l'avait prévenu.
« Il y a vingt-sept ans , écrivait le révérend docteur à un
de ses disciples , que ce coup funeste aurait abattu mon cou-
rage; mais notre foi s'est aguerrie dans ses épreuves; notre
DE l'angleterre. 281
force est dans le Seigneur qui nous a accoutumés à porter les
plus lourds fardeaux. Noire chapelle est consumée par l'In-
cendie 1 eh bien ! le temple bàli par Salomon et celui qui fut
bâti par Cyrus , brûlèrent aussi tous les deux. Cela fera la
joie des Philistins , comme on doit s'y attendre. ]Vont-lls pas
triomphé lorsque l'arche du Seigneur fui prise, en supposant
que Dagon avait vaincu le Seigneur ; mais leur joie fut courte.
Ce que je sais, c'est que cet événement aura eu lieu pour
notre bien Comment? c'est ce que j'ignore, etc. »
Quelle source d'éloquence dans cette Bible, source à-peu-
près unique de la littérature des sectaires anglais , mais où le
plus illétré trouve une suite d'images et de comparaisons qui
l'égalent facilement aux plus grands orateurs. Grâce à l'élude
qu'il avait faite de rÉcriture, l'ancien charbonnier de Tha-
mes-Dition s'élève de temps en temps au-dessus de l'humanité
par son enthousiasme et par son langage : on comprend alors
que ses disciples aient cru à cette inspiration qui transformait
Thomme du peuple en docteur de l'église. Un prédicateur
sorti des classes de Cambridge ou d'Oxford n'eût pas produit
le même effet que ce grossier missionnaire, si sûr de lui-même
en parlant au nom de la foi. S'il jouait un rôle , il faut convenir
, qu'à la longue l'acteur s'était tellement identifié à son person-
nage qu'il vivait naturellement de celle seconde vie , et que ,
peut-être dupe le premier de son propre succès , il s'était per-
suadé que, devenu son complice. Dieu l'avait malgré lui-même
fait servir à ses secrets desseins. «Prêchez la foi jusqu'à cequ»'
vous ayez la foi , disait un frère morave à Wesley.» Quoiqu'il
en soit, sa conhance fui encore justifiée en tous points. Hunl-
ington n'eut qu'à laisser entrevoir qu'il pensait à se retirer en
Ecosse , à SuffolkjàEly, ou dans un des autres pays qu'il avait
visités et qui avaient reconnu son apostolat; ses prosélytes de
Londres prirent l'alarme. Les uns s'occupèrent de chercher un
nouveau terrain; les autres apportèrent leurs offrandes, et ily
en eut qui déclarèrent que l'honneur de la véritable Eglise exi-^
geait que le second temple surpassât le premier en splendeur.
282 SECTES DISSIDENTES
Le second temple s'éleva donc dans Grays-Inn-Street , mais
le Pécheur Sauvé ne voulut l'inaugurer qu'à deux conditions :
qu'on l'appellerait la Chapelle de la Providence ; et
qu'on lui en ferait don en toute propriété , sans qu'il fût res-
ponsable des dettes qui avaient pu être contractées pour sa
construction : rien ne lui fut refusé. Il paraît même qu'il crut
pouvoir disposer de cet édifice , dans son testament , au profit
de sa veuve , qui eut la délicatesse de renoncer à ce legs en
faveur de la congrégation.
L'inauguration de la Chapelle de la Providence combla
tous les vœux du Pécheur Sauvé : dans sa joie séraphique,
il prétend que les trois personnes de la Trinité étaient pré-
sentes lorsque son âme épousa son Eglise comme une fiancée.
Ses prières doublèrent bientôt de vertu, et il déclare qu'elles
opérèrent plus d'un miracle , mais qu'il sentait une barre sur
son cœur quand elles devaient être inutiles. De ce pressen-
timent au don de prophétie, la distance n'est pas grande.
Huniington finit par prédire les évènemens futurs, et quand
Bonaparte partit pour l'Egypte, il prêcha sur ce texte d'Isaïe :
«Car je suis l'Eternel ton Dieu, le saint d'Israël, ton sauveur;
« j'ai donné l'Egypte pour ta rançon, Cus et Sebas pour toi.»
Celle prédiction d'Isaïe , s'écriait-il , va s'accomplir , et
Bonaparte sera détruit en Egypte. Ni lui, ni aucun soldat
de son armée ne retourneront en France. — Sir Sidney-Smith
fit bien tout ce qu'il put à Saint-Jean-d'xVcre pour réaliser cette
traduction un peu libre d'Isaïe ; mais l'étoile du général
français l'emporta sur celle du Pécheur Sauvé , qui , en con-
tinuant à faire le prophète , devint plus réservé sur l'époque
fixée à l'accomplissement de ses prédictions. Par exemple,
il prédit que les catholiques ressaisiraient le pouvoir, et que
les mélhodistes se rallieraient au saint-siège, mais sans dire
quand. L'émancipation catholique serait-elle le premier gage
de ce retour du papisme? La maladie du roi Georges III parut
encore au Pécheur Sauvé un malheur qui devait hâter tous
ceux qu'il avait prévus. A celte époque il fit un rêve affreux :
DE l' ANGLETERRE. 283
« Je rêvai, dit-il, qu'on m'attachait à un pieu, avec un de
« mes amis, pour être brûlés vifs. Une belle femme, vêtue
« avec luxe, d'une figure charmante, mais aux yeux pétillans
<c de malice, vint assister au supplice, et elle riait de ce
<c spectacle. Je conclus que c'était la prostituée de Babylone.
« Je vis les cendres de mon ami et les miennes , amoncelées
« sur la terre , noires comme du charbon , et de la grosseur
« de deux oies. Je crus que mon âme apercevait ainsi les
« derniers débris de mon corps , et je me réveillai. »
Selon lui , toutes les classes de dissidens , arminiens , soci-
niens et autres, ne font que préparer les voies aux papistes. Un
jour seront annulées les lois de tolérance, il y aura un grand
massacre , et la désolation du protestantisme durera soixante-
et-dix ans. «Au bout de ce temps d'épreuve, la ville d'or
(c tombera , la papauté rentrera dans les ténèbres , et le vin
turc se changera eu sang. y> D'après le meilleur calcul des
nombres de la bête de l'Apocalypse, c'est ce qui aura lieu en
1866 ou 1870. Mais si, en traduisant l'Apocalypse, on adopte la
manière de compter les années en Orient, ce terme pourrait
bien être plus rapproché de nous. « Quoi qu'il en soit, lec-
« leur, dit le prophète, en reproduisant celte prédiction
« dans ses œuvres, je viens de t'apprendre ce qu'il y a sur
« le chantier dans les desseins de la Providence : ni les
« hypocrites de Sion , ni mes ennemis dans la Grande-
ce Bretagne, ni le temps lui-même, ne pourraient me donner
« un démenti. »
Ce qu'il y avait de plus remarquable dans ce mélange
d'enthousiasme et de charlatanisme , c'était le succès qu'il
obtenait sur des hommes dont tous n'étaient pas certes pri-
vés de leur bon sens. Par quel secret Huntinglon réunissait-il
autour de lui une congrégation si dévouée? Il n'employait
aucun des artifices qui attirent dans les chapelles et les
meetings religieux, les oisifs et les curieux. Il pcnnetlait, il
est vrai, léchant, parce que le chant remplissait les entr'actes
de son service ; mais il le tolérait plus qu'il ne fapprouvait ;
284 SECTES DISSIDENTES
il avait en horreur toute espèce de musique d'église, citant
le prophète Amos qui dit : « Eloigne de moi le bruit de tes
chants, car je n'aime pas à entendre la mélodie de tes violes. »
Il n'y avait chez lui ni reunions de jtiières, qui, disait-il,
ne servent qu'à nourrir l'orgueil et l'hypocrisie, ni banquets
d'amour, comme chez les méthodistes, banquets bien nom-
més, parce que les jeunes amans les aimaient beaucoup, et
qu'il comparait ailleurs à la fête moabite où furent invités les
Israélites, par le conseil de Balaam. Au-dessous de lui, point
de ces fonctions , point de ces grades hiérarchiques qui au-
raient pu flatter la vanité de quelques-uns de ses prosé-
lytes; il ne leur demandait d'autres soins que de recueillir
les ofl"randcs ; le reste dépendait de sa volonté seule. Son
gouvernement ecclésiastique était un despotisme absolu. Il
admettait ou rejetait les candidats, et les expulsait en leur
reiiranl à la première distribution le billet du sacrement.
Tout en nourrissant leur orgueil spirituel, il les maintenait
dans un état de soumission intellectuelle ; leur rappelant fré~
quemment qu'il leur était impossible de comprendre sans
son aide le sens des Ecritures : parce qu'il avait seul reçu une
incontestable vocation, non pas seulement pour assurer leur
salut dans l'autre monde, mais encore pour le ministère des
autels en celui-ci.
Huntington était un homme d'un respectable embonpoint >
avec de petits yeux , une fossette au menton ; il trônait dans
une chaire très élevée, se distinguait par un débita lui, et prê-
chait sans la moindre apparence d'enthousiasme. Pendant les
chants, avant le sermon , il restait tranquillement assis , les
yeux baissés , méditant sans doute ce qu'il allait dire. II ne
faisait aucun geste , mais il avait l'habitude ou la manie de
passer son mouchoir d'une main à l'autre en parlant. Jamais
il ne déclamait emphatiquement, jamais il ne forçait sa voix,
qui était claire et agréable ; elle s'était de plus en plus ve-
loutée, dans ses dernières années, en passant par un gosier
chaudement cravaté ; car le Docteur, comme s'appelait quel-
DE l'angleterre. 285
quefois le Pécheur Sauvé , ne se refusait aucun des, signes
extérieurs de l'aisance. Quand il voulait prêter un sens em-
phatique à ses paroles, il l'indiquait par un hochement de
tête significatif, et ses auditeurs n'en perdaient pas une syl-
labe , car ils étaient tout oreilles. Ses sermons nous paraissent
à nous démesurément longs, ce qui prouve qu'il était de
bonne foi , car certainement s'il s'était donné un peu moins
de peine , quelque dévots que fussent ses auditeurs, ils ne
lui en auraient pas su mauvais gré. Il avait à son service
une telle abondance de textes , que la plus riche mémoire
n'aurait pu suffire à les lui suggérer. Il avait probablement
recours à quelque moyen artificiel de mnémonique , et
Southey prétend qu'il faisait grand usage de l'ouvrage
d'Alexandre Cruden , intitulé : Concordance complète de
l'Ancien et du ]S oiweau-Testament (1). Ses prières ne
ressemblaient pas mal à des centons de phrases bibliques ,
et il les tirait probablement aussi de la même compilation.
Combien le pauvre Alexandre d'Aberdeen aurait été fier, s'il
avait pu deviner que ses livres deviendraient le manuel d'un
prophète , ou plutôt combien cette révélation lui eût fait sentir
amèrement le caprice des hommes, qui enferment aujour-
d'hui un saint à Bieihnal-green comme fou , et demain en in-
tronisent un autre dans une belle chapelle , en lui criant :
Hosanna I
En vieillissant, le Pécheur Sauvé jetait quelquefois un re-
gard inquiet autour de lui , et il s'affligeait de penser que
ses facultés pourraient s'affaiblir. Cette crainte troublait son
repos, et c'était pour lui une véritable tentation. « Sans ce
chagrin, écrit-il dans ses œuvres, vous pouvez me croire,
lorsque je vous dis que, méprisé et méprisable comme je suis.
Dieu sait que je n'envie pas même la place des anges de Dieu
(1) A. Cruden était un ministre d'Lcosse qui, ayant voulu fonder aussi un
secte, n'avait réussi qu'à se faire enfermer. Il a publié le récit de sa détention
sous le titre d'Aventures d' Alexandre-U'Correcteur,
586 SECTES DISSIDENTES
dans Le ciel ; encore moins y a-t-il sur la terre un être humain
dont je voudrais désirer la félicité ou avec qui je changerais
de sort. » Que) mélange d'humilité et d'orgueil ! Soyons jus-
tes, néanmoins; Huniington est quelquefois touchant, quel-
quefois même sublime dans les passages où il entretient ses
amis de ses infirmités croissantes , et console ceux qui comme
lui commençaient à fléchir sous le faix des ans.
Dans une lettre où il raconte qu'on l'a laissé de côté toute
une semaine , et se plaint d'être encore bien faible , il ajoute :
« Chaque jour, je suis averti qu'il faut quitter cette demeure
d'argile : j'ai eu beau y dépenser du plâtre , des monceaux de
matériaux et du badigeon , la peste est dans la maison , la
lèpre est dans les murailles, la triste contagion s'étend de plus
en plus, il faut donc que la maison tombe, yy II dit ailleurs :
«Mon souffle s'épuise, mon huile diminue, ma cruche est
vide, mon cœur est glacé, mon vieil homme vit encore, et
le diable n'est pas oisif. » Enfin , voici ce qu'il écrivait à son
vieux ami Baker , plus souffrant que lui , et qui se plaignait
avec plus de raison encore de ces symptômes qui annon-
cent aux vieillards leur fin prochaine. « Oh ! que ne sommes-
nous arrivés sains et saufs dans celle céleste contrée , où les
habitans ne disent plus : je suis malade , où il n'y a plus de
froid ni de chaud. ..«Puis se comparant à un vieux soldat qui,
après la victoire, va recevoir le prix de ses blessures : «je suis
fâché , mon pauvre ami , que vous soyez retombé dans votre
ancienne infirmité; mais il nous faut finir d'une façon ou
d'une autre. Pour ce qui vons regarde, vous devez vous
féliciter : Dieu ne vous a pas précipité, comme dit Job,
semblable à un arbre déraciné par l'orage ; il ne vous a pas
emporté dans une tempête de nuit : vous avez été cueilli
doucement, et non arraché à la hâte. Dieu a détaché une à
une les toiles de votre tabernacle... Oh ! quel bonheur ce doit
être de passer d'un corps frappé de mort à une plénitude de
vie, d'un lit de malade aune éternelle santé! »
Le pauvre Baker était un homme de bien, honnête, prii-
DE l'angleterre. 287
dent et bon, mais une de ces imaginations délicates, qui
tremblent au moindre scrupule. A sa dernière heure pourtant,
il fut plein d'espérance et de paix : il mourut en répétant ces
paroles du prophète Joël : <t Que les faibles disent que je suis
fort. » Huntington ne survécut pas long-temps à son meilleur
ami. Il mourut en 1813, à Tunbridge-Wells. Il avait préparé
son épilaphe et la voici , véritable déclaration de guerre aux
incrédules qui se permettraient de nier sa mission :
ICI GÎT LE CHARBONNIEa
AIMÉ DE SON DIEU, MAIS ABHOKRÉ DES HOMMES.
XE JOGE OMNISCIENT
AUX GRANDES ASSISES RATIFIERA ET
CONFIRMERA CELA
TOUR LA CONFUSION DE PLUSIEURS;
CAR l'aNGLETERRE et SA MÉTROrOLE CONNAITRONT
qu'il y A eu un prophète
PARMI EUX.
Il fut enseveli à Lewes, dans un terrain attenant à la cha-
pelle d'un de ses disciples. Il avait désiré qu'aucun sermon
funèbre ne fût prêché à cette occasion, et qu'on ne prononçât
aucun discours sur sa tombe. On suivit ses intentions.
Huntington écrivait quelquefois en vers ; mais sa muse ne
l'inspirait pas aussi bien que celle de Bunyan, dont il est un
des pires imitateurs. Il était du moins docile à la critique ,
lui qui ne reconnaissait pas de supérieur. Ses œuvres com-
plètes attestent qu'il corrigeait sa poésie avec une patience
scrupuleuse. Ainsi son premier poème est reproduit avec
d'importans changemens. Le sujet est une allégorie, une es-
pèce de voyage spirituel. Il nous apprend qu'il l'avait composé
lorsqu'il portail encore du charbon , et qu'outre les fautes du
poète, il est forcé de raturer celles de l'imprimeur. « N'ayant
jamais été sur mer, mon style, dit-il, sentait plus la théologie
que la langue maritime. Avant de le réimprimer, je suis allé à
Chatham , visiter en détail un vaisseau de première classe. »
Dans cette production mystique, l'auteur monte à bord du
288 SECTES DISSIDENTES
navire nommé Grâce vive , capitaine Je'sus-Chrîst ^ et en
charge pour la ville de Sion. Il double le Cap de Bonne-
Espérance, mais en vue du port il est attaqué et pris par le
corsaire Dissolution, capitaine ZaiWor^ Heureusement après
le combat, le tonnerre tombe sur la Dissolution et la brise
depuis le pont jusqu'à la quille : alors La Mort, «à sou grand
déboire, »
Avale l'eau salée en guise d'émélique.
Ce qu'il y a de mieux peut-être dans les vingt volumes du
Pécheur Sauvé, c'est sa correspondance avec ses prosélytes.
On y voit que son troupeau se recrutait principalement parmi
ces chrétiens long-temps indifférens, ou parmi ces âmes sans
religion qui n'auraient pas osé s'adresser avec la même con-
fiance au clergé régulier. Le Pécheur Sauvé , prenant la
peine d'entrer dans le détail de leurs petites misères, comme
aurait ftiit un prêtre catholique, donnait hardiment ses con-
seils, tantôt exhortant avec onction, tantôt menaçant, mais
toujours sûr de produire de l'effet, parce qu'il témoignait
un intérêt réel à ses plus humbles correspondans. Une dévote
iusque-là très assidue à sa chapelle, lui ayant écrit qu'elle
allait se marier avec un homme non encore converti, voici
sa réponse : « Ma fille dans la foi ; j'ai reçu la vôtre et l'ai lue
avec indignation : il n'y a que deux familles dans le monde :
les enfans de Dieu et les enfans du diable. Si une fille de Dieu
épouse un fils de Bélial, elle devient la bru du diable, et par
cet infâme trafic, elle cherche à établir une parenté entre
le Très-Haut et Satan. Quoi donc! n'existe-t-il pas un fils
d'Israël qui veuille satisfaire ton désir, que tu doives aller
prendre un époux parmi les incirconcis? Tous les fléaux,
toutes les persécutions , tous les malheurs , toutes les capti-
vités qui poursuivent Israël dans la terre de Chanaan, com-
mencèrent par ces mariages mal assortis. Dieu a présenté le
fatal mariage de Samson comme un exemple à tous les croyans.
DE l'aîvgleterre. 289
Mais si les affections sont sellées sur un âne , tu iras toujours
en avant , à moins que le glaive de Dieu n'ëiincelle dans ton
chemin. Je vous ai montré la parole du Seigneur qui est le
glaive de l'esprit , et si vous vous jetez sur la pointe de ce
glaive , attendez-vous à avoir le cœur percé de mille cha-
grins. Vous dites que votre futur est un homme riche ; mais
sa richesse provient de la racine maudite de la cupidité.
Quant à sa beauté , ce n'est qu'une peau superficielle à la
merci d'une fièvre. Jacob paya cher pour avoir désiré ce bien
périssable. Vous croyez , franchement , qu'il se convertira à
Dieu. Oui, chose vraisemblable que Dieu convertisse un homme
pour satisfaire vos désirs , et nourrir votre rébellion contre
sa parole. Hélas ! où ne courra pas une folle femme quand
sa concupiscence s'est allumée , et qu'on la laisse regimber
contre le Christ ? Vous dites que le futur vient avec vous en-
tendre l'évangile et qu'il l'approuve : sans aucun doute ; et il
paraîtra ainsi fort enchanté tant que votre cadavre sera per-
ché à sa droite. »
Il est plus indulgent pour un jeime frère qui le consulte ,
pour savoir s'il doit épouser une prostituée convertie, (c Qu'im-
porte ce qu'elle a été , dit-il ; si notre précieux Rédempteur
l'a épousée , vous pouvez l'épouser vous - même , parce
que vous vous aimez. Sainte Madeleine a fait une bonne
*emme. »
On voit que ses prosélytes n'avaient pas de secrets pour
leur père spirituel. Dans le nombre , il y on avait qui l'ado-
raient comme un saint sur terre , et il cite complaisammeni
la lettre de cet insensé qui vit de ses yeux une étoile briller
sur sa tète pendant qu'il prêchait. « De pareilles visions
viennent de l'esprit de Dieu , » dit-il. Dans les lettres à-la-fois
sprituelles et naïves , attribuées en 1807, parSouthey, à im
voyageur espagnol , don Manuel Espriella prétend que le Pé-
cheur Sauvé a été indirectement prédit par saint Jérôme , qui
e désigne en faisant ce portrait d'un sectaire de son temps :
A utè nudo eras pede ; modo non solum calceato sed omatO'
290 SECTES DISSIDENTES DE L' ANGLETERRE .
tune -pexâ tunicâ et nigrâ tiiberculâ vestiebaris , sordi-
datus et putridus , et callosam opère gestitans manum,
mine lineis et sericis vestibus et atrabatum et Laodiceœ
indunientis ornatus incedis ; rubent buccœ , nitet cutis,
comœ in occipitimn frontemque tornantur , protensus est
aqualiculusy insurgunt hutneri , turget guttur, et de obe-
sis faucibus vix suffocata verba promuntiir. (1)
Depuis la mort de cet homme remarquable , les Hunting-
toniens n'ont pas augmenté dans la même proportion que les
autres sectaires calvinistes. Cependant , il y a maintenant à
Londres , trois chapelles consacrées à la tradition de sa
doctrine.
( Quarterly Âeview.y
(1) Auparavant lu allais nu-pieds; aujourd'hui lu portes des souliers élé-
gans. Autrefois sale et blême , couvert d'une noire tunique et d'une chemise de
la même couleur, tu tendais une main calleuse aux passans; aujourd'hui tu te
pavanes sous des vêtemens de fine toile et de soie, sous les tissus de Laodicée.
Tes joues sont vermeilles; ta peau luisante, tes cheveux relevés sur le front
et l'occiput; ton ventre s'arrondit; tu fais le gros dos; ta gorge s'enfle et ta
voix sort avec peine de ta bouche empâtée.
ÔCimï=7ltt&,
NOUVELLE ECOLE
DE PEINTURE DE DUSSELDORFF.
scsADow, directeur. — lessikg. — uubnek. — BEWDEjiAifN. — hildebrand.
S0H:N'. SCHROEUTER. SlILKE. JORDAN. TISTORIUS.
L'art , commo la poésie et la philosophie en Allemagne , a
suivi une route mystérieuse et lente , dont les lointains replis
et les savantes sinuosités ne ressemblent en rien à ce déve-
loppement rapide , à cet élan fougueux, des arts méridionaux.
On trouve dans l'art allemand une profondeur mystique , une
foi sincère , une pureté, une noblesse d'intention et une étude
de détails auxquels parviennent difficilement les artistes des
pays qui passent pour mieux favorisés.
Telle a été la magnilique apparition de l'école de musique
allemande , si énergique et si puissante ; apparition surpre-
nante à l'époque où tout le monde pensait qu'il n'y avait de
musique et ne pouvait se former d'école musicale ailleurs
qu'en Italie. Tel a été, plus récemment , le développement
moderne des arts graphiques dans la môme contrée : seconde
jeunesse , second printemps couvert de fleurs brillantes , et
qui a laissé bien loin derrière lui la décrépitude de l'art ita-
lien, jadis honoré par les noms de Raphaël et du Titien , flétri
aujourd'hui par la médiocrité de Camuccini et de ses égaux.
L'une des plus fécondes écoles de peinture que rAllemagnc
moderne a créées ; l'un des grands foyers de cette civilisation
artistique , c'est l'école de Dusseldorlî. Elle a été jadis sou-
292 NOUVELLE ÉCOLE
mise à la direction alternative deMosler, homme instruit, et
du o^rand Cornélius. Aujourd'hui , dirigée par l'autorité uni-
que du célèbre Schadow , elle présente un groupe d'artistes
aussi intéressant qu'extraordinaire, et sur lequel, sans doute
ù cause de sa modestie, l'Europe daigne à peine abaisser ses
regards.
Sur les bords du Rhin s'élève un vaste bâtiment carré, d'une
architecture fort simple et très régulière ; le calme y règne et
l'environne. Le rez-de-chaussée est consacré à la bibliothè-
que ; aux salles d'étude , et à quelques logemens ; au premier
étage se trouvent les ateliers , formés d'une succession de
grandes pièces à fenêtres cintrées , qui versent des flots de
lumière. Le génie tutélaire , le père de ce couvent d'artistes,
c'est Schadow, qui a établi son atelier au premier , dans une
pièce qui fait face au grand escalier. Autour de lui se grou-
pent ses plus intimes amis : Deger et Kœler ; Deger , son con-
solateur et son fidèle Achate; Kœler, qui lui doit sa carrière
d'artiste. A des distances plus ou moins éloignées , travaillent
des hommes de talent , qui se sont réunis deux par deux ; le
savant Hubner avec son beau-frère Bendemann ; Siilke, in-
stallé avec Deger ; Sohn avec Lessing et Sadter ; Kœler avec
Sonderland; Relhel avec Reinick ; Hildebrandt avec d'Oer.
Au-dessus , dans des pièces qui reçoivent le jour d'en-haut,
sont les ateliers de Schirmer , avec Achenbach et ses autres
élèves. La vie la plus simple , les goûts les plus modestes ,,
l'intimité la plus fraternelle , font de ce monastère sans austé-
rité, maisnon sans enthousiasme, une singularité curieuse,
unique dans l'histoire des arts. Tous les habitans de l'Acadé-
mie se consultent mutuellement; cette bonhomie allemande,
qui n'exclut pas le génie , préside aux rapports des artistes
entre eux. Schadov^, quoique maître et fondateur , reçoit les
avis de Hubner, dont il estime le jugement solide et les études
réfléchies. Il n'a pas moins de déférence pour les jeunes
peintres qui l'environnent et qu'il dirige avec une bonté toute
paternelle.
DE PEINTURE DE DUSSELDORFF. 293
Leurs mœurs, leur langage, leurs relations ont quelque
chose de touchant par la simplicité. Ils ignorent le luxe et
ne font pas spéculation de leurs tableaux. Le jeu de quilles
les charme ; l'entretien du soir , le pot de bière et la pipe al-
lemande composent leurs voluptés les plus aimées. Le stock-
hamchen , chambre spéciale qui leur sert souvent de lieu
de réunion , est témoin de débats presque puérils, de discus-
sions plus capricieuses que savantes , et de lazzis plus grotes-
ques que malins. Danscette école tout allemande, la douceur
et la paix ont leur asile; l'humilité sentimentale n'y est point
méprisée ; personne ne se montre intolérant et fougueux. Rien
n'y rappelle les arts italiens si jaloux , si siuiguinaires , si
violens ; ni l'époque étrange où chaque artiste portait la da-
gue ; où Cellini payait une plaisanterie d'un coup de poi-
gnard ; où le Giorgion armait sa poitrine d'une cuirasse ,
avant d'aller peindre une fresque ; où l'Espagnolel menaçait
la vie du Dominiquin et le forçait de quitter Naples. La fra-
ternité des arts se montre à Dusseldorff sous des couleurs
bourgeoises , sans doute , mais intéressantes. Tantôt le pay-
sagiste se charge de peindre les arbres dans le tableau de son
camarade ; tantôt le peintre d'histoire corrige les figures du
paysagiste ; un jeune peintre pose ponr une des figures du ta-
bleau historique de son confrère. Souvent, par une fantaisie
plus étrange encore , les étoffes sont d'une main , les têtes
d'une autre , et l'architecture d'une troisième. A Dusseldorff
quand les plus habiles et les plus célèbres ont réalisé de trois
à quatre mille francs au bout de l'année, ils s'estiment heureux.
Au milieu de cette association si curieuse , c'est Schadow
(|ui sert de guide et de modèle. Hubner joue le rôle du cri-
tique et de l'homme de goût; Lessing, peintre mélancolique
influe sur la tendance morale et passionnée des productions
de l'école ; Ilildebrandt est surtout remarquable par la naï-
veté; Stilke et Bendemann parla majesté du style et sa pureté.
Ce qui caractérise , en général , cette école , c'est une harmo-
nie un peu voilée ; un coloris sfumalo ; peu de prétention-
VI. — k" SÉRIE. 19
NOUVELLE ECOLE
le dédain des effets étourdissans et des efforts emphatiques ;
une sensibilité vraie , intime et rêveuse ; une exécution con-
sciencieuse ; quelque chose de naïf et d'étudié, digne de l'Al-
lemagne. Ces artistes cherchent bien plutôt la profondeur que
l'éclat, noble dévoùmeut à la simplicité de l'art, qui a dû con-
tribuer beaucoup à les maintenir dans une demi-obscurité.
Charles Théodore, électeur palatin de Bavière, fonda, en
1767 , d'après les conseils de Lambert Krahe , l'Académie de
Dusseldorff. Déjà, en 1700, l'électeur palatin Jean-Guillaume
avait fait construire le bâtiment dont nous avons parlé ; bâti-
ment consacré primitivement à une galerie de tableaux juste-
ment célèbre. L'Académie y fut transférée en 1720 : la dota-
tion de cette dernière est aujourd'hui d'environ 8000 écus,
dont 7000 sont prélevés sur le budget de l'enseignement du
grand-duché de Berg. En 1790 , Krahe , directeur de la gale-
rie, mourut, et eut pour successeur Pierre Langer, qui con-
serva ce titre et celte place jusqu'en 1806. Alors la galerie de
tableaux fut transférée à Munich» Langer la suivit. Treize
années se passèrent sans que l'Académie eût un directeur ,
et le bâtiment fut occupé par les tribunaux.
En 1819 , Pierre Cornélius, de Dusseldorf, fut chargé de
réorganiser l'établissement : travail qu'il ne put commencer
qu'en 1821 , avec le secours du professeur Mosler. Appelé,
en 1825 , à Munich, pour terminer les grandes.fresques qui
ont mis le sceau à sa réputation , Cornélius laissa aux mains
de Schadow , qui venait d'arriver à Dusseldorff , l'accomplis-
senient de celte régénération commencée. La plupart des
élèves de Cornélius l'accompagnèrent à Munich , et Schadow
resta environné de ses propres élèves , dont le noyau pri-
mitif ne cessa plus de s'augmenter. Tandis que la peinture à
fresque recevait à Munich , de Pierre Cornélius , l'impulsion
grandiose qui s'est continuée de nos jours , la peinture à
l'huile florissait à Dusseldorff, sous la direction de Schadow,
secondé par les brillans artistes dont nous avons cité les
noms. Schadow lui-même a développé ses principes théoré-
DE PEINTURE DE DUSSELDORFF. 295
tiques dans un excellent petit volume , intitulé : Pensées sur
V Education du Peintre , ou d'un véritahle esprit critique ,
relativement aux heaux-arts .
Il pose en principe que , chez tous les vrais talens que la
nature destine aux arts graphiques, la faculté de l'imitation
se révèle de très bonne heure, et qu'il faut commencer par
imposer à l'élève une tâche très facile. Il veut que l'on mêle à
la copie de l'antique celle de figures animées, pour que l'élève
joigne à la régularité la liberté, et corrige la raideur de la
statuaire par l'étude et l'imitation des mouvemens faciles,
souples et ondoyans , que l'on chercherait vainement ailleurs
que dans le modèle vivant. La combinaison d'une certaine
idéalité calme, que les anciens ont merveilleusement réalisée,
et de l'indépendance qui s'attache aux formes vivantes, na-
turelles, agissantes, est, aux yeux de Sehadow, la seule
source vraie de l'inspiration et du talent. Il pense aussi que
chaque élève possède une manière spéciale d'apercevoir la
nature , et que le maître doit deviner cette manière, la faire
naître pour ainsi dire, au lieu de forcer l'élève à copier ser-
vilement des tableaux tout entiers de grands maîtres, ta-
bleaux qui s'éloignent souvent du style personnel de l'artiste
commençant. Il établit que tout jeune artiste qui, dès ses
premières études, ne se sent pas irrésistiblement poussé vers
la création , ne produira jamais rien de grand ; mais que des
succès peuvent lui être réservés encore dans les genres'se-
condaires, par exemple, dans l'imitation habile de la nature
morte : genre vers lequel on doit, s'il faut en croire Sehadow,
diriger toutes les facultés d'un ordre inférieur. Il insiste sur
l'élude du nu, même pour les tableaux les plus encombrés de
draperies, et sur l'observation de la nature, même vulgaire,
comme indispensable pour arriver à un idéal qui ne soit pas
chimérique et faux. Il attribue le plus grand prix à l'origina-
lité du premier jet , et ne veut pas qu'un maître eu efface la
rudesse créatrice , sous prétexte d'en corriger la rudesse
grossière et l'àprelé disgji-acieuse. Sehadow estime parlicu-
19.
296 NOUVELLE ÉCOLE
lièremenl l'anatomie ; il demande qu'au lieu d'asservir à une
seule manière , nécessairement uniforme, on étudie et l'on
serve le génie particulier de chaque artiste. Il ne veut pas
que les élèves entassent ébauche sur ébauche , esquisse sur
esquisse : il convient de l'importance de l'exécution , et re-
pousse l'opinion de ceux qui supposent qu'une création fou-
gueuse , à peine indiquée sur la toile ou le papier, suffit à la
gloire d'un peintre. On voit que l'école de Schadow est une
école d'éclectisme et de raison ; n'admettant aucun extrême ,
ne posant comme loi aucune exagération. Il se rapproche
beaucoup de Léonard de Vinci , pour lequel Schadow pro-
fesse, en effet, l'enthousiasme le plus vif. Ce désir de per-
fection, cette critique lumineuse, cette sagacité pratique
nous semblent s'élever beaucoup au-dessus des hypothèses
de Mengs et d'Azara. Schadow est moins préoccupé du gran-
diose que de l'harmonie; il croit que l'on ne peut espérer
aucun progrès de l'exagération , de la présomption, de la dé-
bauche ; il a foi dans la puissance de l'élude ; il veut allier le
réel et l'idéal. Cette facilité vaine , cet éclat de coloris qui
procède par taches et non par nuances , lui semble digne de
mépris et non d'intérêt. L'abus des effets brillans lui déplaît ;
il a horreur de la manière ; il cherche à puiser son succès
dans les émotions intimes. Ses élèves ont moins aspiré à la
grandeur idéale et à la sublimité religieuse des peintres ita-
liens , qu'à une grâce tout allemande , mêlée de sensibilité ,
à une candeur pleine d'amour et souvent de noblesse, enfin
à une consciencieuse et profonde élude des détails et de l'en-
semble.
Frédéric-Guillaume Schadow, qui, depuis sept années,
dirige l'Académie de Dusseldorff , et dont les élèves , depuis
quatre années seulement, ont attiré l'attention publique, est
ué à Berlin , en 1789 , et a reçu de son père les premières le-
çons de dessin , de Weitsch les premières leçons de peinture.
Ses éludes d'art, interrompues par la guerre, en 1806 et 1807,
furent ensuite reprises avec zèle et persévérance eu 1810. Il
DE PEINTURE DE DUSSELDORFF. 297
se rendit à Rome avec son frère Rodolphe Schadow, que deux
statues pleines de grâce et de goût rendirent célèbre comme
sculpteur : la Noueuse de sandales et la Fileuse. Un ma-
riage contracté avec une jeune Courlandaise enrichit Guil-
laume , et sa vie tout entière , devenue paisible et opulente ,
fut dès-lors consacrée à son art favori. C'est un homme réflé-
chi , simple et tendre , qui , sous une apparence de froideur et
même de fierté, cache des sentimens généreux et honnêtes. Son
existence est absorbée par son affection pour ses élèves et par
les directions paternelles qu'il leur prodigue : rien de plus
touchant. Ame , centre , véritable père de cette réunion inté-
ressante , il est adoré de tous ; on peut croire que sans lui elle
se dissoudrait en peu d'instans.
Pour la puissance créatrice et inventive , il est peut-être
inférieur à Cornélius et à Wach; mais une imitation profon-
dément sentie de la nature le distingue par-dessus tous. Dans
la salle Bartoldi , à Rome , il a peint , à côté des tableaux de
ses deux confrères, deux pages historiques : le So?ige de
Joseph et les Frères de ce dernier rapportant à Jacoh la
robe ensanglmitée de son fils. Célèbre d'abord comme
peintre de portraits , il s'éleva bientôt jusqu'à l'histoire et re-
vint, en 1819, à Berlin, où son talent fut reconnu et honora-
blement employé. Humboldt lui commanda un grand tableau
d'histoire ; le prince deHohenzollern une Madone ; et le théâ-
tre une grande Bacchanale. Il fit ensuite beaucoup de por-
traits remarquables par la vérité et le coloris; puis il peignit
les Quatre Evangélistes pour l'église de Werder à Berlin ,
ainsi que Y Adoration des Bergers et le Christ avec deux
Evangélistes , pour l'église de Schulpforla. Sa réputation ne
cessait pas de grandir ; mais elle doit sou principal dévelop-
pement à la célébrité de son école. Une variété aussi singu-
lière de talens dont l'essor se trouvait favorisé et l'énergie
soutenue par la liberté que Schadow favorisait, fil pour
ainsi dire explosion dans le monde des artistes.
Quant à ses propres œuvres, elles se distinguent par la
2% NOUVELLE ÉCOLi;
suavité , la grâce et l'harmonie. On y trouve quelque chose
de cette sage facilité de pinceau , et de cette naïveté plus
douce que sublime qui caractérise Lesueur; mais l'effet et
le coloris, la vigueur des tons et des contrastes, ont, chez
Schadow , quelque chose de plus brillant. Il faut remarquer,
parmi ces chefs-d'œuvre : le Christ à Eimnaiis, le Christ
sur la montagne des Oliviers , et une Charité que l'artiste a
rachetée lui-même , parce que , après l'avoir mise en loterie,
il eut le chagrin de la voir tomber entre les mains d'un ap-
préciateur vulgaire. Un caractère grave, religieux, doux
saûs fadeur, brille dans toutes ces compositions : rien de
disparate ; tout y est d'accord; tout s'y combine et s'y
harmonise ; tout y respire une sympathie délicieuse et pro-
fonde. M. Bendeniann, banquier de Berlin, a fait exécuter,
par Schadow et ses élèves , un tableau de famille d'une ex-
trême curiosité : c'est là que le gendre de M. Bcndemann ,
Hubner , a été peint par Schadow. Dans un coin , on aperçoit
Schadow lui-même et son élevé Hildebrandt, peints pai' Sohn;
madame Hubner et son enfant peints par Sobn ; madame
Bcndemann et Sohn , par îîildebrandl : symbole délicieux de
«ette réunion d'artistes liés par le saint amour de l'art. Ja-
mais le possesseur de ce cadre précieux n'a voulu permettre
que l'on en fit aucune copie lithographiée , gravée ou peinte.
Celui des élèves de Sch;idow qui a produit le plus d'effet
•sur ses jeunes frères, est Lessing, talent variî, plus remar-
quable par l'élan et le caprice , que son maître dont le mérite
est surtout admirable par la pureté eX l'accord des parties
«ntre elles. Lessing est une àme énergique, pénétrée de cette
tristesse vague et de celte pitié pour l'humanité, qui carac-
lérise si bien le génie allemand. Une mélancolie mâle et grave
respire dans ses compositions; tour-à-tour paysagiste, peintre
46 genre, de portrait et d'histoire, il cherche moins l'ex-
rême pureté du style que l'expression vigoureusement ac-
centuée des seutimens sombres et rêveurs. II y a chez lui
plus de passion et de mélancolie que de chasteté religieuse.
DE PEIKTURE DE DUSSELDOFF. S99
Une poésie triste, mystérieuse et profonde semble établir
quelque analogie entre son talent et celui de Léopold Robert.
Ces deux peintres produisent par des moyens très simples
des effets qui ébranlent l'àme jusque dans ses profondeurs.
Jamais de point d'exclamation ni d'interjection académique
dans ces ouvrages si bien conçus et si bien pensés. Les poses
sont naïves et passionnées ; les figures sont finement et pro-
fondément senties. On voit que l'auteur est préoccupé surtout
des émotions et des douleurs humaines , et que le sentiment
religieux ne lui offre pas toujours une consolation et uiie
compensation suffisantes.
Lessiiig est un grand et beau jeune homme , à la chevelure
blonde , au regard voilé, au teint délicat , dont la physionomie
s'empreint d'une défiance mélancolique. Calme et timide eji
apparence, fier et passionné dans la réalité; bon soldat (car
il a servi quelque temps) ; chasseur déterminé et se plaisant à
passer des journées entières dans la solitude des champs et
des bois avec sa poire à poudre et son fusil : c'est ainsi qu'il
s'est représenté lui-même dans un charmant portrait en pied ,
dont l'attitude reproduit très bien l'indolence rêveuse et le
laisser-aller insouciant d'où il ne sort par intervalles que pour
produire des chefs-d'œuvre. Ce portrait offre un très beau
raccourci qui n'en est pas le seul mérite. Lessing, étendu sur
un lit de rochers, la casquette abaissée sur les yeux, le fusil
à la main, ajuste négligemment je ne sais quelle proie qui
se trouve au loin dans la plaine. A une grande distance et à
une grande profondeur, on aperçoit un fleuve qui serpente et
dont les détours capricieux se replient jusqu'à l'horizon.
Lessing aime à peindre le repos, mais un repos méditatif :
l'absence du mouvement physique favorisant l'agiiaiion de
la pensée. C'est aussi ce que l'on remarque dans son Bri-
gand au milieu d'un paysage; encore même nature déserte,
des montagnes tristes qui bordent l'horizon , un fleuve errant,
dont le sillon d'argent se dépli(; et se replie a travers la cam-
pagne. Sur une élévation qui domine une vaste et melaucoU-
300 NOUVELLE ÉCOLE
que contrée, un homme d'un âge mûr, le froni appuyé sur
sa main , profondément rêveur , semble contempler à-Ia-fois
la solitude qui l'environne et le désert de sa vie. Sa main
droite s'appuie sur l'épaule d'un adolescent endormi. La mi-
santropie amère qui a dicté les, Brigands de Schiller et le Cor-
saire de lord Byron , préside à cette composition singulière.
Un Paysage d hiver ^ du même Lessing, peut être aussi
regardé à bon droit comme l'un des plus singuliers chefs-
d'œuvre que la peinture ait produits. L'auteur n'y a guère
employé que deux tons , le blanc et le noir, faibles ressources
avec lesquelles il a pénétré l'âme d'une terreur profonde. Ja-
mais l'hiver n'a été caractérisé d'une manière aussi lugubre
et aussi vraie : c'est une cour de couvent qui a très peu d'é-
tendue et au fond de laquelle s'ouvre une porte d'achitec-
ture byzantine qui laisse l'œil pénétrer jusqu'au fond du cloî-
tre. Dans cet intérieur apparaît un cercueil tendu de noir et
éclairé par des cierges. La neige , sous laquelle l'édifice est
comme enseveli , charge les branches d'un vieux sapin ; en-
combre la cour tout entière ; et s'amoncelle sur les statues et
les colonnes du monastèie. On aperçoit, dans un corridor
obscur, les frères qui s'avancent à pas lents et vont retrouver
le cadavre qui attend leurs rites funèbres. La lumière bla-
farde des cierges ; l'éclat triste de la neige ; la profondeur
douloureuse et simple qui règne sous l'ombre de l'édifice ;
les pierres noires ou verdàlres qui percent de tous côtes leurs
draperies blanches ; tout cela produit l'effet le plus extraor-
dinaire. Quant à l'exécution , c'est un chef-d'œuvre ; il faut
\oir quelle glace règne dans l'air; comme toutes ces mu-
railles, toute celle écorce, toute cette terre, semblent cris-
tallisées. Il faut voir ces grands bras du sapin , ces branches
vigoureuses qui ne sont pas à deux pieds du sol , se déployer
et s'étendre comme des glaçons immobiles que le vent ne peut
agiter. A travers le duvet de celte neige si molle, si éblouis-
sante, toutes les formes apparaissent. On aime jusqu'à ces
statues accroupies qui, le sein voilé par celle poudre blanche,
DE PEINTURE DE DUSSELDORFF. 301
dont toutes les encoignures de l'édifice sont remplies, sem-
blent attendre dans une méditation profonde l'accomplisse-
ment des temps. C'est chose étonnante que cet éclat si pitto-
resque, dans un paysage qui semble étouffer et éteindre pour
toujours la puissance de la vie.
La sublimité de ce tableau se laisse plutôt senlir et aperce-
voir, qu'elle ne se révèle avec clarté. Il y a même quelque
chose de si mystérieux dans le procédé employé par l'auteur,
et dans les effets qu'il a cherchés et obtenus, que l'on ne sait
si c'est de l'art ou de la fantasmagorie.
Le couple royal dans la douleur' s'élève à une bien plus
grande hauteur ; tableau vraiment colossal , non-seulement par
les dimensions des personnages , mais par l'inspiration puis-
sante qui l'a dicté. Un poème d'Uhland en a fourni le sujet.
Dans une galerie d'architecture byzantine, galerie sombre,
éclairée à peine par une croisée qui donne sur la mer , deux
personnages sont assis et paraissent livrés à une douleur
muette et solennelle. Une statue de femme qui joint les mains
et qui prie , semble indiquer un oratoire secret. Au loin , une
partie de la fenêtre et du ciel se trouve cachée par le coin
d'un mausolée que recouvre une draperie noire , et que do-
mine une couronne de myrte. Une jeune fille, l'héritière des
rois, a disparu de la terre; elle laisse dans la douleur un
grand monarque et sa compagne. Ceux qui n'ont que des or-
dres à donner, ceux auxquels les peuples obéissent aveuglé-
ment, demandent au ciel la mort comme un bienfait. Tant de
douleur et tant de puissance; la triple majesté du désespoir,
de l'âge et de la royauté; la mélancolie du soir, celle de la
mort; celle qui résulte de la puissance humaine, si faible et
si pauvre , en face de la puissance divine ; tout ce qui émeut,
tout ce qui accable la pensée, se trouve réuni dans cet admi-
rable tableau. La largeur des draperies , la majesté des tètes,
la simplicité des poses, correspondent bien avec la pensée
dominante de l'œuvre. Le monarque , par un mouvement na-
kirel à la douleur virile, semble vouloir s'isoler en se détour-
302 NOUTELLE ÉCOLE
liant ; sa tête majestueuse exprime la lutte contre le sort, la
conscience farouche d'une force intime , assez puissante pour
triompher du malheur. Cette belle tête de lion est celle de
Schadow, qui a posé pour le chef-d'œuvre de son ami et de
son élève. Quant à la reine , assise auprès de son mari , au
lieu de s'éloigner, elle se rapproche ; elle semble demander
quelques consolations. Sa main gauche s'appuie sur les mains
de son époux, tandis que de la main droite elle serre et sou-
tient son front recouvert d'un long crêpe. La douleur passive
de la femme est abattue dans la lutte et contraste d'une ma-
nière magnifique avec la donleur plus poignante , plus mâle ,
plus active, plus triomphante du roi. En un mot, c'est chose
vraiment admirable que ce couple royal , une des élégies les
plus sublimes que l'art ail jamais conçues.
En 1828, Lessing produisit un fort beau Cimetière en
ruine ; en 1830 , la Bataille d' Iconiiun , fresque pour le châ-
teau du comte de Spée; en 1832 , Léonore , charmant tableau
plein de mouvement et de simplicité , tiré du poème de Bur-
ger ; pendant la même année , le Brigand , qu'il a répété plu-
sieurs fois. Lessing est occupé aujourd'hui à peindre, pour le
prince royal, le Sectaire fanatique prêchant dans un bois ,
composition passionnée et d'un grand mouvement. Parmi ses
dessins , on dislingue la Mort de Frédéric H, Hohenstaufen,
Walter et Hildegonde^ et Jean Hus se défendant devant ses
juges. Si l'exécution de ce dernier ouvrage répond à la ma-
nière dont il est conçu , la peinture moderne s'enrichira d'un
nouveau chef-d'œuvre. Une lutte de passions terribles se fait
lire sur la physionomie agitée de Jean Hus. On voit que le
doute germe dans son âme sans la remplir; que le respect
pour l'ancienne autorité ne l'a pas quitté tout-à-fait; qu'il
connaît toute l'intluence du grand combat qu'il va livrer;
mais qu'il ne recule pas devant le danger, l'obstacle et la
mort. Cette agitation intérieure qui caractérise tous les gé-
nies révolutioiiuaires éclate sur son front plissé. Il y a de l'o-
rage et presque du remords dans ce cœur violent ; il sent qu'il
DE PEINTURE DE DUSSELDORFF. SOS
va porter la hache dans la digue immense qui relient les
nations. Quant à ses juges , ils sont calmes, sûrs d'eux-mêmes;
ils ont, de leur côté, l'autorilé, le passé , le respect des peu-
ples ; ils prononceront , sans frémir , une sentence de mort ;
ils seront sanguinaires sans scrupule. Ce tribunal représente
bien la religion catholique dans sa sévérité et dans sa force.
Hus est le symbole de la révolte contre l'autorité ; c'est le
germe du doute passionné; le scepticisme qui va remuer le
ïiaonde.
Il n'est pas étonnant qu'un homme doué de la puissance
d'émotion de Lessing ait acquis l'ascendant qu'il possède au-
jourd'hui sur l'école de Shadow. Daus l'impulsion générale
qui entraîne cette école, c'est Lessing qui a porté le plus loin
l'énergie de l'expression, et la mélancolie de la pensée.
Il y a plus de sagesse et de gravité chez lïubner, pour le-
quel le maître a beaucoup de prédilection et de sympathie.
Dès l'année 1826, cet artiste se fit remarquer par un senti-
ment gracieux et exquis, mais dont une excessive timidité
d'exécution arrétaitle développement. Depuis cette époque,
il a pris un rapide essor. Le calme et la réflexion le distin-
guent spécialement. On peut désirer quelquefois plus de
mouvement et d'ardeur dans ses compositions, mais jamais
des expressions plus justes , des atliludes mieux senties , ni
plus spirituellement exécutées. Booz et Riith , dans im
champ auprès des nioissoniteurs ; Booz accoynpagnani
sa bclle-încre ]\oé7ni ; Sumson qui va faire tomher les eo-
lowties du temple, plusieurs autres sujets tirés de la Bible et
spécialement un ChHst porté sur des miages ont valu à
Hubner beaucoup d'éloges, et quelques critiques. On doit
distinguer particulièrement entre toutes ses œuvres , un petit
tableau d'une composition très poétique et qui , malgré l'exi-
guïfé de sa dimension, est conçu avec beaucoup de grandeur.
Une voûte assez base sert de cadre au sujet dont la prin-
cipale ligure est celle de Roland , soulevant une louide table
■et prêt à en iîcraser les Jjrigands qui l'environnent. Le lieu de
304 NOUVELLE ÉCOLE
la scène est la caverne obscure dans laquelle la princesse de
Galice, une des charmantes héroïnes de l'Arioste, se trouve
renfermée au moment où Roland vient la délivrer. A droite,
on aperçoit la princesse elle-même , frappée d'épouvante par
cette scène de violence, et sur laquelle une torche suspendue
répand sa clarté rougeàlre et lugubre. Tout dans cet ouvrage
est admirablement caractérisé. Le fini des détails ne nuit pas
à la beauté de l'ensemble, et la lumière inégalement répandue
sur le combat nocturne lui donne un étrange prestige. Par
une de ces inventions spirituelles qui appartiennent spécia-
lement à Hubner , il a placé au dessus de son tableau , d'une
part l'archevêque Turpin qui remet à un génie la prétendue
histoire de Charlemagne ; d'une autre l'Arioste sur la tête du-
quel plane le génie d6 la poésie qui va recevoir le manuscrit
des mains du génie de l'histoire. UAge d'Or, composition
fort simple et qui ne représente que des bergers nus, assis sous
l'ombrage pendant l'été, avec des moutons et un chien, serait
parmi tous les tableaux de Hubner, celui que nous aimerions
surtout à posséder. C'est quelque chose de simple et de noble
à-la-fois, qui se trouve placé pour ainsi dire sur la limite de
Poussin et de Raphaël. On y sent l'amour des champs et de
la nature , ime sympathie naïve avec l'existence primitive et
pastorale.
Edouard Rendemann , né à Rerlin en ISll , s'est fait con-
naître en 1835 par son tableau des Juifs en exil; cette com-
position , de neuf pieds sur cinq , renferme cinq figures : un
vieillard', trois femmes et un enfant : elle révèle le talent le
plus noble. Personne n'a mieux compris la grande et puissante
poésie de la Rible, personne ne l'a mieux rendue. A ce beau
tableau acheté par la Société des Arts et destiné au musée de
Cologne, a succédé un Jéréniie pleurant sur les ruines de
Babylone, qui, commandé par le roi de Prusse, et donné
par ce dernier au prince royal , rappelle les sublimes inspi-
rations de Michel Ange.
La plupart des productions de Hildebrandt embarrasse-
DE PEINTURE DE DUSSELDORFF. 305
raient beaucoup les commentateurs. Doué de cette précieuse
qualité de la couleur que l'on peut simuler quelquefois , mais
qu'on ne se donne jamais quand la nature l'a refusée, Hilde-
brandt se rapproche un peu , pour la finesse et la singularité
des tons, de Caravage, de Ferdinand Bol, et quelquefois de
Vandyck. Parmi les élèves deSchadow, c'est Hildebrandt qui
s'est le plus complètement éloigné des habitudes et de l'école
raphaëlesque. Il traite les sujets au hasard et à-peu-près sans
choisir, comme c'est l'habitude de l'école hollandaise : pour
elle un sujet n'est qu'un prétexte. Beaucoup moins occupés
de l'expression que de l'effet, ces peintres savent que l'effet
peut se produire, dans toutes les situations, au moyen de
tous les costumes. Un meuble, une parure, un collier, une
fourrure , un accident de lumière, leur suffisent pour déployer
toute leur magie et toute leur verve.
Il y a cependant au milieu de la richesse de couleur et de
ï'éclat des teintes contrastantes qui se font remarquer chez
Hildebrandt, une sensibilité vraiment allemande, qui donne
à ses compositions un charme particulier. En s'arrélant de-
\ànt le 3Iagistrat ?}ialade d'Hildebrandt, on ne peut s'em-
pêcher d'être doucement ému à l'aspect de ce jeune enfant qui,
posant sa main droite sur le genou de son vieux père, semble
l'interroger du regard et lui demander si sa santé est encore
compromise. Le même contraste se reproduit d'une manière
pleine de charmes dans le tableau qui représente un Guerrier
allemand cuirassé, homme du moyen âge , dont les mousta-
ches et la barbe noire servent de jouet à un» tout petit enfant
qu'il lient sur ses genoux. Sans prétendre à la gloire sérieuse
du peintre historien , Hildebrandt laissera des ouvrages que
la postérité conservera avec soin et amour. La vérité le fera
vivre. Ce n'est ni un romancier ni un poète sublime ; mais
xin raconteur plein de charmes, qui atteint par l'ingénuité
seule tantôt le pathétique, tantôt la gaîté. Son talent suit un
progrès continu, une marche ascendante; et les derniers de
ses ouvrages sont aussi les meilleurs. On admire beaucoup
306 NOUVELLE ÉCOLE
sa Jeune fille voguant avec un jeune homfne dans une.
nacelle. EUe se penche vers le courant pour receuillir une
fleur que l'onde entraîne. Son jeune compagnon la retient
vivement et semble la gronder. Une solitude délicieuse , un
beau coucher du soleil , de grands arbres qui se répètent dans
l'eau , complètent cette ravissante Idylle. Son Brigand caché
dans les ruines ne mérite pas moins d'éloges. Il est assis sous
de vieilles murailles , les jambes croisées, appuyant sa cara-
bine sur la terre, l'oreille aux écoutes. Les jeux brillaus de
la lumière, le caractère de physionomie du brigand, son at-
titude pensive, la manière dont le paysage est traité, donnent
le plus grand prix à cette composition.
Mais l'œuvre capitale d'Hildebrandt jusqu'à ce jour, c'est
Judith sur le point dégorger Holopherne. Le monarque
oriental est étendu sur de riches coussins , sa tête repose sur
les genoux de Judith, et il dort. Judith, assise sur un lit
de repos , près duquel on voit une table avec des fruits et
du vin, fi?;e un long regard sur Holopherne, et sent naître
dans son àme le désir du meurtre et la soif de la vengeance.
Elle plonge une de ses mains dans cette longue chevelure
noire avec laquelle elle semble jouer encore ; de l'autre , elle
soulève le glaive nu : elle va frapper. Le foyer de lumière,
placé hors du cadre du tableau , couvre d'une clarté vive et
blanche , le col nu du monarque. Cette disposition habile, qui
permet au peintre de prodiguer toutes les ressources du clair-
obscur, fixe l'attention sur cette tête mâle et voluptueuse qui
va tomber. Il y a quelque chose de magique dans la clarté des
lampes , et dans ce calme nocturne qui assure à-la-fois le se-
cret des voluptés et celui du meurtre. Holopherne, endormi
du sommeil le plus profond , ne s'éveillera que pour tomber
dans le repos éternel. On peut reprocher à la figure de Judith
nu défaut de beauté grandiose. Ce qui fait le mérite du ta-
bleau , c'est un talent de détails , talent qui se rapproche de
celui de Walter Scott, et qui par l'arrangement poétique des
accessoires , fait naître un intérêt vif et tragique.
DE PE1>TURE DE DUSSELDORFF. 307
Sur une ligne différente, se trouve Charles Solin qui, par
son tableau àe Renaud et d' Armide , s'éleva tout-à-coup, en
1835, au niveau des hommes remarquables que nous venons
de citer. Il excelle dans le genre gracieux, et il a bien com-
pris la portée de son talent, lorsqu'il a choisi pour sujet une
des fables les plus aimables de l'antiquité : Hijlas enlevé par les
ISymphes. La naïveté de Théocrile se mêle, dans ce tableau,
à la naïveté du goût allemand. ïlylas, prêt à puiser de l'eau
dans une fontaine limpide qu'un rocher abrite, a déjà plongé
un de ses pieds dans l'onde , et appuie son autre pied sur un
éclat de roche. Une nymphe brune et virginale, riche de
beauté , de vie et de passion , aux cheveux brillans comme le
jais , quitte les ondes , et étreint fortement Hylas dans ses bras
qui se pressent sur les reins et sur les épaules du jeune homme.
C'est le désir le plus ardent; c'est la conquête la plus hardie ;
c'est l'entier abandon de l'amour. Une seconde nymphe , toute
blonde et languissante, dont l'œil bleu exprime un désir plus
modeste et peut-être plus profond, s'avance vers lui, en re-
levant d'une main sa longue chevelure, avec la coquetterie
de la femme qui veut être vue et plaire. De l'autre main , elle
saisit celle du jeune homme. Une troisième enfin , vue par
derrière , et sortant à peine de la fontaine , saisit Hylas par le
pied. On a blâmé, avec raison, la variété de ces attaques qui
distraient l'attention et fatiguent l'œil du spectateur. Le pein-
tre n'a pas reproduit avec assez de bonheur la naïveté chaste
et ardente des anciens ; et les expressions de pudeur mo-
derne et de grâce un peu coquette, dont il a chargé sa toile,
donnent à toute la scène un air de violence qui déplaît. Mais
il a déployé un admirable talent d'exécution, en traitant les
chairs et le nu. La peau de la nymphe blonde, est d'un
éclat lumineux et doré qui éblouit; on compterait les veines
transparentes des bras et du sein,
Sohn, l'un des plus anciens élèves de Schadow, tra-
vaille avec beaucoup de facilité, et n'est pas sans rapport
avec l'Albane et Cignani. Son premier tableau, repré-
308 NOUVELLE ÉCOLE
semant Renand et Armide , exposé en 1828, est d'une
exécution aussi finie, d'une touche aussi brillante que les
pages de Carlo Dolce. Il appartient aujourd'hui au prince
Frédéric de Prusse. La grâce aimable qui respire dans
toutes ses compositions pourrait quelquefois dégénérer en
afféterie, en maniérées, en coquetterie. Il aime surtout à
peindre les femmes. Ses portraits de la comtesse Ti^ips, de
madame Decker, et d'une femme italienne, tenant un luth ,
ont beaucoup contribué à sa réputation; on estime surtout
le dernier, dont le sentiment est profond et l'inspiration
naïve. Il y a bien plus de reproches à adresser à son tableau
de Diane entourée de ses nymphes : tableau exposé en 1834.
L'attitude de Diane ofl're un calque servile de celle de l'Apollon
du Bervédère. Mais les chairs sont admirablement peintes, et
les têtes des nymphes sont pleines de charme. Je préfère à ce
cadre les Deux Lèonore^ d'après Le Tasse. Le repos et la
simplicité qui régnent dans ce tableau, en augmentent le
mérite , et l'on ne peut s'empêcher d'arrêter ses regards avec
bonheur sur ces deux princesses à la fleur de l'âge, dont la
double expression est si diverse, et qui, l'une brune et l'autre
l)londe , se groupent avec un si charmant contraste.
Adolphe Schrœdter de Schwedt, aujourd'hui âgé de vingt-
sîK ans, est auteur de ce célèbre portrait de Don Quichotte ,
qui eût suffi à la réputation d'un peintre. L'esprit, la saga-
cité, l'élude attentive de la nature, un soin minutieux au-
tant qu'intelligent, distinguent Schrœdter. Il a exposé, en
1834, le Dégustateur de vin , tableau plein de vérité, et un
autre cadre dans lequel sont représentés des gens du peuple ,
s'amusant à boire devant une auberge des bords du Rhin. La
lumière de ce dernier tableau est répandue avec trop de
profusion , mais les détails en sont excellens. Le chef-d'œuvre
de Schrœdter, c'est le Don Quichotte. Le chevalier de la
Triste-Figure , avec son grand nez de vautour et son front
chauve, est étendu dans un de ces fauteuils à bras, qui font
les délices de nos voluptueux modernes, comme ils ont ton-
DE PEINTURE DE DUSSELDORFF. 309
jours fait le bonheur et le soulagement des malades; autour
de lui mille romans de chevalerie, entassés et empilés, lui
servent à-la-fois de marche-pied et d'accotloir; sa pose est
celle d'une méditation intense qui touche à la folie. Il est
plongé dans la contemplation de XAniadis de Gaule, et ses
doigts , qui laissent échapper quelques mèches de cheveux
gris , soutiennent ce crùne sagement insensé , dans lequel se
pressent et se confondent tant d'héroïques chimères. Il est
bien fou; il est maigre; il est blême; il est en haillons; il est
comique ; il est tragique. C'est bien le Don Quichotte de Cer-
vantes. Aucune production de la peinture allemande moderne
n'a joui d'un succès plus universel.
Long-temps graveur dans l'atelier du professeur Buchborn ,
Schroedter attache la plus grande importance aux détails. A
peine échappé à l'atelier de son maître, il peignit un tableau
à l'huile dont la couleur est vive et éclatante; on voit qu'il a
voulu se dédommager d'une longue privation , et employer
d'un seul coup toute la magie du coloris. Ce premier ouvrage
représente des pêcheurs de l'île de Piugen. Le soleil est en-
core couché derrière les flots de la mer , des nuages grisâtres
se balancent à l'horizon, la nuit n'a pas entièrement disparu.
Sur le rivage, déjà un peu éclairé, des pêcheurs semblent
attendre la brise du matin ; d'autres , un peu plus bas , dans
la baie, sont occupés à hisser la voile de leur barque. La
silhouette d'un vieillard , dont les traits énergiques se dessi-
ijent dans le clair-obscur le plus piquant, se découpe sur le
fond du ciel qui bleuit.
N'oublions pas Stilke de Berlin , qui , après avoir reçu les
premières leçons du grand Cornélius, alla se joindre à l'école
de Shadow, et se fixa définitivement à Dusseldorff. Il aime à
peindre des situations fournies par l'histoire, plutôt que des
scènes historiques. On pourrait donner à ses compositions le
nom d'Élégies ou d'Odes, fondées sur des traditions histori-
((ues. Ainsi, Stilke a composé un petit tableau où trois che-
valiers chrétiens, près des murs de Jérusalem, font halte
VF, — h^ SÉRIE. 20
310 NOUVELLE ÉCOLE
sur un tertre d'où l'on découvre la ville sainte , et les tentes
des croisés. Un noble vieillard assis , et dont la barbe blan-
che retombe sur ses genoux , compte les grains de son cha-
pelet. Un autre d'un âge mùr, mais plein de force, dort
étendu sur la terre. Le troisième, debout , la lance en main ,
appuyé sur son bouclier, suit, d'un œil attentif et douloureux,
la fuite aérienne d'une volée d'hirondelles qui se dirigent
sans doute vers l'Europe. Rien ne peut exprimer mieux cette
hoinesickness , comme disent les Anglais; cette heimiveh,
comme s'expriment les Allemands : ce tnal du pays, ce re-
gret du foyer, ce long et brûlant désir des lieux de la nais-
sance. Les Pèlerins dans le désert, par le même auteur, se
distinguent par un genre de mérite semblable ; mais les sou-
venirs et les habitudes de la peinture à [fresque , à laquelle
Stilke s'est long-temps livré, nuisent un peu à ses succès dans
le genre de la peinture à l'huile.
Henri Mucke, de Breslaw; Charles Kœler, tout jeune en-
core; Ernest Deger, de Beckenem; Rethel, de La Chapelle;
Hermann Pluddemann, de Colberg; Pierre Goetting, d'Aix-
la-Chapelle; Robert Reinich, de Dantzick; Charles Dunker ,
de Berlin ; Guillaume Herenz , de Berlin , essaient le genre de
l'histoire, et la plupart de ces jeunes gens annoncent des facul-
tés distinguées; mais il est difiîcile de les juger complètement
d'après de premiers essais , qui ne sont pas exempts de ré-
miniscence, et qui sont loin d'avoir atteint la profondeur
d'expression et la maturité de jugement que comporte un
âge plus avancé. Le Saint-Pierre tiré des eaux par le
Christ, par Pierre Gœtting, n'est pas sans noblesse, ni sans
élévation. Il y a de la grâce dans la Racliel de Reinich, et
dans le Moïse tiré des eaux de Kœler; mais ces deux derniers
tableaux sont éloignés du caractère oriental , et l'on peut en
blâmer les expressions empreintes d'une douceur trop naïve-
ment allemande. Dans le Prophète Elie de Bérendt, on
remarque plusieurs réminiscences frappantes d'Overbock, et
dans les tableaux de Duiikcr, une iniitalion trop fidèle du
DE PEINTURE DE DUSSELDORFF. 311
Poussin. Le saint Bonîface, de Relhel, rappelle singulière-
ment le saint Bruno de Lesueur ; le Crime et la Justice, du
même, offre un véritable plagiat du tableau français de
Prudhon. Mais laissons se développer tous ces jeunes talens,
dont quelques-uns, surtout, MM. Mucke et Kœler, semblent
attendre une belle destinée.
Moins ambitieux et ne prétendant pas aux honneurs su-
prêmes de la peinture historique , on voit se ranger un peu
plus bas une foule déjeunes peintres qui ont déjà produit des
œuvres distinguées, tels sont : Ebers, de Breslaw; Rodolphe
Jordan; Jacques Becker; Guillaume Herens, de Berlin; Sun-
derland , de Dusseldorff ; le comte Stenbock ; et enfin Preyer ,
nain très bien proportionné, ainsi que Jacques Lehnen, aussi
petit de taille que Preyer. De tous les ouvrages de ces diffé-
rens artistes, le plus précieux, à notre avis, est la Proposition
de mariage, par Rodolphe Jordan. Derrière des cabanes
de pêcheurs, au milieu de filets, de cordages et de paniers
d'huîtres, trois personnes sont groupées : un père, une fille
et le prétendant. Au loin, à travers une échappée de vue,
on aperçoit la mer, la barque de pêcheurs et même la proue
d'un navire. Le père est un robuste matelot dont les jambes
nues pourraient servir de modèle à une statue d'Hercule , et
qui les écarte pour mieux soutenir son vigoureux corps. Il
porte la jaquette, la ceinture et la veste du pêcheur; il saisit
par le menton un jeune homme, dont l'attitude et la physio-
nomie sont parfaitement niaises, et qui se tient droit comme
un piquet; ses grandes bottes qui servent à garantir les pê-
cheurs contre la marée, son bonnet de laine, son sourire de
satisfaction solide et intime, ses mains croisées derrière le
dos, tenant sa pipe encore fumante; sa raideur, stupide
comme s'il était question d'un soldat aux gardes et d'une
revue à passer, contrastent d'une manière charmanlc avec
le petit air naïf cl malin , l'embonpoint coquet , et la modestie
espiègle de la jeune fille, qui, les pieds nus, coiffée d'une
espèce de turban qui lui sied à ravir, brille d'un éclat in-
20.
312 NOUVELLE ÉCOLE
gémi dans celte scène rustique et maritime. Tous les mérites
(lu genre se réunissent dans ce petit chef-d'œuvre.
Les Contrehandiers d'Ebers ont aussi leur valeur. C'est
une scène nationale, digne de Walter Scott. Un bateau
chargé de contrebande, qu'une vieille femme conduit avec
l'aviron, qu'un robuste contrebandier est prêt à amarrer au
rivage , et que défendent deux hommes armés de carabines ,
l'un l'oreille, et l'autre l'œil au guet, vogue sur un lac. Au
pied d'une vieille muraille, un des hommes, debout, le pied
sur la rive et l'autre sur le bord de la barque, veut l'atta-
cher à un arbre; un autre, dont le fusil est armé, se tient
prêt à repousser une attaque soudaine. Guillaume Herenz
est un peintre plus coquet, plus soigneux, qui aime les
petits détails gothiques proprement et minutieusement ren-
dus, qui excelle dans ces jolies scènes d'intérieur où les bi-
joux étincellent, où l'or brille, où le fer des cuirasses polies se
joue sous le soleil émané des vitraux. Il y a peut-être un peu de
recherche dans tout cela , et l'on s'étonne de voir tant d'éclat
(?t de lustre prêté à des détails d'antiquité gothique. Charles
Fielgraf se rapproche de lui pour le soin donné aux ameu-
blemens et l'exécution brillante des accessoires. Un de ses
tableaux se distingue toutefois par la sensibilité de la con-
ception première , et l'heureux agencement des figures. Il re-
présente Elisaheth , comtesse de Thurinye, chassée de sa
/naiso/t par son mari, et cherchant asile chez un ermite. Ses
jeunes enfans l'accompagnent; rien n'est plus touchant que
l'ensemble de cet ouvrage qui , d'ailleurs , est d'une exécution
parfaite.
Hermann Krestchmer et Edouard Steinbruck s'élèvent
au-dessMS des artistes que je viens de citer. Le Petit Cha-
pcron-Uoiige, par Krctschmer, est un vieux fabliau très bien
raconté. Les trois figures de la vieille mère, de la jeune fille
<i du loup qui montre ses dents en passant son museau par la
fenêtre, sont on ne peut plus spirituellement groupées. Z'aw^e
ouvrant les portes du ciel, par Steinbruck, est une idée heu-
DE PEI^'TURE DE DUSSELDORFF. 313
reuse et lyrique exprimée avec une élégance pathétique. Le
caractère spécial de cet artiste , c'est quelque chose d'in-
génu et d'idéal à - la - fois , qui prête de l'élévation à la
naïveté j caractère qui se retrouve d'une manière frappante
dans son joli tableau représentant des en fans mi hain. Ti
est diflicile ou impossible de donner une idée de la giâcc de
ces poses et du charme de celle petite composition , que peu
de mères verront sans un sourire mêlé d'attendrissement.
Partout le même amour de la nature , la même confiance
dans l'étude , le même respect pour l'inspiration naïve et pri-
mitive, qui distinguent si honorablement l'Allemagne , se re-
trouvent chez ces jeunes gens.
C'est surtout Pisioiius qui se rapproche des peintres hol-
landais, dont il a l'éclat, la délicatesse ei la minuiie. Pour
exceller dans ce genre , il faut une grande finesse de per-
ception. La Mère et la Fille lisant une lettre offrent
toutes ces qualités. La jeune personne a quille fiiriivcinent
son ouvrage, pour aller lire dans un coin une épître qui l'in-
léresse. La mère s'en est apei-çue , et marchant doucement
sur la pointe des pieds , elle place sa figure au-dessus de
l'épaule de sa fille , qui ne s'en aperçoit pas , et qui suit d'un
(eil attentif les lignes qui la touchent le plus. Les Joueurs
de quilles , du même auteur, n'ont pas moins de mérite dans
un autre genre.
Les paysagistes de Dusseldorf ne sont ni minutieusement
vrais à la manière de Hobbinia , ni créateurs de vastes hori-
zons et de scènes idéales à la manière de Guaspre Poussin.
C'est encore une pensée allemande qui préside à la compo-
sition des paysages de cette école : quelque chose de doux et
de rêveur qui porte à la méditation et aux vertus paisibles.
Lessing , dont nous avons d(''jà parlé, a aus.^i donné l'im-
pulsion à l'école des paysagistes. Schirnier l'a suivi de près ,
et lui a emprunté beaucoup de ses qualilés. Sa touche est
facile, et tout le monde a reconnu en lui une giande habi-
leté de colorisle. Il peint bien les lointains et les forêts ;
314 NOUVELLE ÉCOLE DE PEINTURE DE DUSSELDORFF.
quelquefois sa faciKté nuit à la profondeur chez Schirmer;
une vapeur trop mystérieuse couvre la nature dans ses ta-
bleaux. C'est moins un paysage qu'une émotion traduite ;
c'est le compte rendu d'une impression mélancolique , plutôt
qu'une représentation des objets. Il y a dans cette manière
un danger imminent : c'est d'acheter un effet presque fanta-
stique aux dépens de la vérité naïve.
Lazinski et Schuren, qui ne sont pas de l'école deSchirmer,
méritent d'être cités. Lazinski a de la force et de la nouveauté.
Il entasse à plaisir les rochers sauvages , d'où il bannit la pré-
sence de l'homme. Schuren peint avec plus de verve , et sem-
ble destiné à suivre la route de Ruysdael, s'il veut s'habituer
à prendre la nature sur le fait.
En définitive, comme l'expression et l'intimité sont les vrais
caractères du génie allemand; comme il a besoin d'une mé-
ditation réfléchie , d'une attention et d'un amour soutenus
pour valoir tout ce qu'il vaut ; comme le sérieux , la pénétra-
tion des caractères ; la sagacité , la sensibilité , s'appliquent
surtout aux tableaux dans lesquels l'homme joue un rôle ;
Dusseldorlf nous donnera ses plus utiles résultats, non quant
aux paysages, mais quant à la peinture d'histoire et de genre.
Peut-être par cette esquisse incomplète , aurons-nous attiré
rattcnlion de l'Europe sur cette honorable et touchante con-
fraternité d'artisles ; réunion vouée au culte paisible des arts.
Kous nous en féliciterons , la pompe du charlatanisme est
étrangère à cette heureuse et douce république , dont nous
avons décrit les mœurs patriarcales ; sans doute sa re-
nommée grandira , lorsque le burin des graveurs aura ré-
pandu en Angleterre et en France les compositions de Les-
sing , de Hildebrandt , de Steimbruck, de Schroedter , com-
positions que tous les elforls du style le plus habile ne parvien-
draient pas à faire revivre devant l'imagination du lecteur.
{Foreign Quarterly Review. )
ï^ù^a^t^.
EXPEDITION PAR TERRE
SUR LES COTES NORD-OUEST DE L'AMÉRIQUE.
Nous reprenons la suite de celte double expédition, conçue
et entreprise par M. Astor, pour former un établissement de
commerce à l'embouchure de laColombia. Dans notre avant-
dernière livraison , nous avons fait connaître le déplorable
YésuUal diiTonquiH, qui y concourut pour la partie mari-
lime, et dont l'équipage fut impitoyablement massacré par les
Indiens du Newiti. L'expédition par terre , commandée par
M. Hunt, n'eut pas à déplorer les mêmes malheurs. Mais les
nombreuses tribus indiennes qu'il rencontra durant cette lon-
gue et pénible traversée ; les mœurs si diverses de ces sau-
vages ; la diplomatie qu'il fallut employer pour capter leur
bienveillance ; les paysages et les scènes si étranges qui s'of-
frirent sans cesse à nos voyageurs ; les difficultés sans nombre
qu'ils eurent à vaincre , soit pour franchir les Rocheuses, soit
pour traverser les fleuves qui s'opposaient à leur passage; tous
ces évènemens concoururent à rendre cette expédition plus
intéressante que la première. M. Ilunt , principal associé de
M. Astor, avait été chargé d'aller rejoindre l'expédition mari-
lime aux bouches de la Colombia, en traversant le continent
dans toute sa largeur, afin de reconnaître les lieux où il pour-
rait être avantageux d'établir des postes de commerce. Voici
comment cet homme courageux et dévoué s'acquitta de celte
lâche difficile.
316 EXPÉDITION PAR TERRE
M. Ilunt et son co-associé M. Donald Mackensie partirent
vers la fin de juin 1810 pour Montréal , où ils devaient se pro-
curer tout ce qui serait nécessaire pour leur voyage. Le
premier point était de recruter un certain nombre de foya-
^^wr* canadiens parmi ceux qui se trouvaient sans occupa-
tion, chose assez difficile, car ces hommes sont fort rusés,
et la Compagnie du Nord -Ouest ne négligeait rien pour em-
pêcher que les plus adroits ne s'engageassent au service
d'autres spéculateurs. Aussi , M. Hunt nelrouva-t-il que des
voyageurs de rebut , parmi lesquels il choisit les moins mau-
vais, et les embarqua avec ses munitions, ses provisions et
ses marchandises. Son canot avait trente à quarante pieds de
long ; il était construit d'écorce de bouleau , cousu avec les
racines fibreuses de la sapinette , et enduit de résine de pin
en place de goudron. La cargaison était divisée en petits
ballots pour la facilité du chargement , du déchargement et
du transport aux portages , et le canot lui-même , quoique en
état de soutenir un poids de p us de quatre tonneaux, pouvait
être facilement transporté sur les épaules de l'équipage.
L'expédition prit , selon l'usage , son point de départ de
Sainte-Anne , située à l'exirémilé de l'ile de Montréal. Là, se
trouvait une chapelle dédiée à cette sainte , patronne des
voyageurs canadiens ; là , ils se confessaient et faisaient des
vœux au moment de partir poui- leurs expéditions hasar-
deuses. Ils avaient, en outre , coutume , en quittant la cha-
pelle , de boire largement en l'honneur de la sainte et à la pro-
spérité du voyage. Le nouvel équipage ne manqua pas d'accom-
plir cette cérémonie, et M. Hunt ne tarda pas à reconnaître
qu'il avait fait à Montréal d'assez mauvaises acquisitions. Il
n'arriva à Mackinaw que le 22 juillet.
Mackinaw, maintenant presque entièrement abandonné, avait
alors déjà perdu une grande partie de son importance. C'était un
village , qui s'étendait le long d'une petite baie , avec une belle grève
devant sa principale rangée de maisons, et dominé par le vieux fort
qui couronnait une hauteur suspendue au-dessus du village. La grève
SUR LES CÔTES NORD-OUEST DE l'aMÉRIQUE. 317
formait une sorte de promenade publique où se déployaient tous les
spectacles bizarres que présente un port de mer au moment où une
flotte revient d'une longue croisière. Ici des voyageurs dépensaient
le prix de leurs pénibles travaux , en dansant au son du violon , dans
des cabarets construits en planches ; là , ils s'arrêtaient devant une
boutique, achetant toute sorte de menue bijouterie , se parant et se
pavanant avec la plus ridicule fatuité. Parfois , ils trouvaient des
rivaux dans les petits-maitres indiens de la rive opposée, qui se mon-
traient peints et décorés d'une manière fantasque, et qui, de leur
côté , se promenaient fièrement , convaincus qu'ils effaçaient com-
l>lètement leurs pâles compétiteurs. De temps à autre, une troupe
d'hoinmes du Nord, venant de Fort -William, apparaissait à
Mackinavv. Ceux-ci se regardaient comme la chevalerie du com-
merce : c'étaient des hommes de fer, à l'épreuve du froid , des priva-
tions et des périls de tout genre. Il y en avait qui portaient le bou-
ton de la Compagnie du Nord-Ouest à leur habit , un formidable
couteau de chasse au côté , et qui se donnaient une sorte de tournure
militaire ; ils mettaient habituellement des plumes dans leurs cha-
peaux, affectaient l'air brave, et s'écriaient en passant^ le poing
sur la hanche, devant ceux du sud-ouest : « Je suis un homme du
Nord, w Ils les regardaient avec le plus profond mépris, comme des
êtres amollis par la douceur du climat et par la nourriture délicate
(le pain et le lard) à laquelle ils étaient accoutumés; aussi, ne les
désignaient-ils que sous le nom humiliant de mangeurs de porc.
En attendant, la supériorité que s'arrogeaient ces fanfarons était
tacitement admise ; il faut d'ailleurs convenir que, dans le nombre,
il y en avait qui s'étaient rendus célèbres par des actes d'un courage
et d'une intrépidité extraordinaires. Le coniinerce des pelleteries
avait ses héros dont les noms et les hauts faits retentissaient au loin
dans le désert.
Tel était l'aspect de Mackinaw à l'époque dont nous par-
lons. M. Hunt y resta quelque temps pour compléter son as-
sortiment de marchandises et pour augmenter le iiond)re de
ses voyageurs. Cette dernière opération fut surtout diflicile,
et lui occasiona de vives conlrai-iétés, car leurs prétentions
étaieiii lout-à-fait déraisonnables. Sur ces entrefaites, il fut
318 EXPÉDITION PAR TERRE
rejoint par un jeaiie Ecossais, M. Ramsay Crooks, qui avait
déjà fait plusieurs expéditions chez les tribus du Missouri.
M. Hiint le connaissait personnellement, et fut charmé de
pouvoir profiter de son expérience. M. Crooks exposa à
M. Hunt l'indispensable nécessité de ne partir qu'en force. Il
lui dit qu'ils auraient d'abord les plus grands dangers à courir
dans le pays des Indiens Sioux, et que, s'ils étaient assez
heureux pour échapper à ceux-ci , ils trouveraient des en-
nemis plus sauvages et plus terribles encore dans les Indiens
aux pieds noirs. Il fut doue décidé que l'expédition , qui déjà
comptait trente personnes , serait portée à soixante. L'embar-
quement ne fut pas une chose plus facile. Chacun des voya-
geurs canadiens avait une foule innombrable de cousins et de
-cousines , d'amis et de commères à régaler , à embrasser , à
festoyer avant le départ, et M. Hunt fut obligé de solder
les dettes qu'ils avaient contractées dans les cabarets et les
guinguettes. Enfin, le 12 août, ils quittèrent Mackinaw, et
suivirent la route accoutimiée par la Baie Verte, les rivières
de Fox et de Wisconsin , jusqu'à la prairie du Chien, et de là
par le Mississipi à Saint-Louis , où ils débarquèrent le 3 sep-
tembre.
Indépendamment des recrues que M. Hunt se procura à
Saint-Louis en chasseurs et voyageurs, il y fit une acquisition
précieuse dans la personne de M. Miller, homme bien élevé,
appartenant à une famille respectable de Baltimore. Cet offi-
cier avait servi dans l'armée des Etats-Unis, mais avait donné
sa démission dans un moment d'humeur, et s'était occupé
depuis lors à traquer des castors et à faire le commerce
avec les Indiens.
Le 21 octobre, l'expédition quitta Saint-Louis sur trois
canots , et ne tarda pas à arriver à l'embouchure du Mis-
souri, vaste rivière dont le coursa douze cents lieues de
long. Ils remontèrent celle rivière l'espace de cent quatre-
vingts lieues , jusqu'au confluent de la Nodowa. Le pays étant
très propice pour la chasse , et la saison avançant rapidement,
SUR LES C(^TES NORD- OUEST DE l'aMÉRIQUE. 319
ils résolurent d'y établir leurs quartiers d'hiver; en effet, le
surlendemain la rivière se trouva prise parles glaces, immé-
diatement au-dessus de leur camp. Peu de jours après, deux
nouveaux compagnons se présentèrent pour partager leurs
dangers. C'étaient d'abord M. Maclellan , qui avait accompa-
gné M. Crooks dans sa malheureuse expédition chez lesSioux,
et puis M. John Day, chasseur des forets de la Virginie.
Le premier était maigre, mais musculeux; tout en lui an-
nonçait la force, l'activité et une fermeté inébranlable. Ses
yeux étaient noirs et perçans. Il avait l'humeur inquiète , im-
pétueuse, et parfois impossible à gouverner. Il avait accepté
avec plaisir l'invitation de M. Hunt, dans l'espoir de se venger
cette fois sur les Sioux de ce qu'ils lui avaient fait souffrir à
son premier voyage. Day avait environ quarante ans , une
taille de six pieds deux pouces, la démarche ferme et hère.
Il se vantait que , dans sa jeunesse , rien n'aurait pu le blesser
ni l'effrayer ; mais il avait vécu trop vite et avait altéré sa
constitution par ses excès.
M. Hunt crut devoir profiter de la suspension forcée de son
voyage pour retourner de sa personne à Saint-Louis, afin de se
procurer encore des recrues et surtout un interprète versé
dans la langue des Sioux. Il partit donc à pied le 1" janvier
1811. Huit personnes l'accompagnèrent jusqu'au fort Osage ,
où il se procura des chevaux, et, continuant sa route avec
deux hommes seulement, il arriva à Saint-Louis le 20 janvier.
Nous n'entrerons point dans les détails de toutes les diffi-
cultés qu'une compagnie rivale, celle du Missouri , suscita à
M. Hunt. Ce qui l'embarrassa le plus, fut de trouver un in-
terprète. Le seul qui se présenta était un homme de sang
mêlé, nommé Pierre Dorion. C'était le fils de ce Dorion , in-
terprète français qui avait accompagné MM. Lewis et Clarke
dans leur célèbre expédition de découvertes par-delà les
Montagnes-Rocheuses.
Le vieux Dorion était un de ces créoles français, descendant des
anciennes souches canadiennes , qui abondent sur la frontière occi-
320 EXPÉDITION PAR TERRE
dentale, où ils habitent et s'amalgament avec les sauvages. Celui-ci
avait séjourné parmi diverses tribus; mais sa femme légitime ou du
moins habituelle était une squaiv sioux. Il avait eu d'elle une nom-
f)rcuse famille, et Pierre était l'un de ses fils. Les affaires domestiques
ihi vieux Dorion se dirigeaient, sous tous les rapports, à la manière
indienne. Le père et ses enfans s'enivraient ensemble, et leur cabane
devenait alors le théâtre de querelles et de combats dans lesquels le
vieux Français était souvent fort mal mené par ses rejetons hybrides.
Ln jour , un des fils ayant renversé son père, fut sur le point de le
scalper [Inï enlever la peau du crâne). « Arrête, mon fils, s'écria le
vieillard ; tu es trop brave, tu es trop homme d'honneur pour scal-
per ton père ! » Ce dernier argument toucha le cœur demi-français
du jeune Hybride, et il laissa intact le crâne du vieux chasseur.
Le principal défaut de Pierre Dorion était l'intempérance.
C'était l'ivrognerie qui l'avait brouillé avec la Compagnie du
jMissouri ; les agens de cette compagnie avaient refusé de le
tenir quitte d'une dette qu'il avait contractée pour duwhiskey
acheté par lui au dépôt de la Compagnie au fort Manden. Le
directeur delà Compagnie, M. Lisa, profita même de cette
circonstance pour susciter des embarras à M. Hunt, en me-
iiaçantDorion de le faire arrêter s'il parlait avec lui. Il nepar-
vint point cependant à l'empêcherde s'engager avec ]\I. Hunt;
mais Dorion tira parti de ses menaces pour mettre un prix
très élevé à ses services. Il ne consentit à partir, comme
chasseur et interprèle, que moyennant trois cents dollars
par an , dont deux cents devaient être payés d'avance; encore
t'xigea-l-il qu'on lui permît d'emmener avec lui sa femme et
ses deux enfans. Dès le second jour du voyage , Pierre Dorion
eut une querelle terrible avec sa sqnaiv, et lui administra
Une correction si sévère , que celle-ci , pour se soustraire à
ses mauvais iraitemens , se sauva dans les bois , emportant
avec elle ses enfans et tous les trésors du ménage. Elle rejoi-
gnit néanmoins l'expédition le lendemain matin.
Enfin, le 17 avril, M. Hunt se trouva au milieu de ses
compagnons de voyage , dans le quartier d'hiver qu'ils
SUR LES CÔTES NORD-OUEST DE l' AMÉRIQUE. 321
avaient pris , sur les bords de la Nodowa. Le printemps dé-
ployait déjà sa fraîcheur et ses charmes. Les serpens sortaient
de leur long sommeil et une immense quantité de pigeons
remplissaient les bois. Les pluies seules empêchaient l'expé-
dition de se remettre en route ; mais dès qu'elles furent
un peu diminuées, M. Hunt leva le camp et recommença à
remonter le Missouri. L'txpédition se composait d'environ
soixante personnes, dont cinq associés, un commis, qua-
rante voyageurs et engagés canadiens et plusieurs chasseurs.
Tout ce monde s'embarqua sur quatre barques, dont l'une,
qui était fort grande, était armée d'un pierrier et de deux
obusiers. Toutes avaient des mâts et des voiles pour s'en
servir quand le vent serait favorable.
On ne faisait roule que pendant le jour; la nuit on cam-
pait sur les bords de la rivière, dans des sites souvent très
pittoresques , sur une pente douce et à l'ombre d'arbres gi-
gantesques qui fournissaient à-la-fois un abri et du com-
bustible. Les tentes se dressaient, les feux s'allumaient, et
le souper était préparé par les voyageurs , au milieu de con-
versations animées, de plaisanteries et de chansons. On se
couchait ensuite de bonne heure : les uns sous les tentes, les
autres devant les feux, enveloppés de couvertures ; d'autres
encore sous les arbres , et quelques-uns dans les barques et
les canots.
Dans la nuit du 7 mai, le camp fut tout-à-coup réveillé par des
<'ris effroyables, et onze guerriers sioux, complètement nus et leurs
tomahawks à la main , s'y précipitèrent. Ils furent à l'instant même
entourés et saisis , sur ((uoi le chef s'écria de ne commettre aucini
acte de violence, et déclara que ses intentions étaient toutes pacili-
(pies. Il paraît cependant ([u'ils faisaient partie d'un détachement de
guerriers de leur peuplade , qui , ayant échoué dans une expédition
de maraude contre une peuplade voisine, avaient, dans leur colère ,
dévoué leurs habits à la médecine. C'est là la plus grande preuve
de désespoir <iue puissent donner des Indiens malheureux à la
guerre , et le seul moyen d'éviter les railleries de leurs compatriotes.
322 EXPÉDITION PAR TERRE
Dans ce cas, ils jettent leurs habits et leurs ornemens, se dévouent
au grand Esprit et vont tenter quelque exploit téméraire pour laver
leur honte. Malheur aux Blancs sans défense qui tombent alors sous
leurs coups.
Le 10 mai, M. Hunt arriva au village des Omahas. Ecou-
tons le récit plein d'intérêt qu'il fait des mœurs de cette
peuplade , et de l'influence terrible que l'un de ses chefs
s'était arrogée.
Dans les jours de leur prospérité, les Omahas se regardaient
comme les êtres les plus puissans et les plus parfaits qu'il y eût sur
la terre ; ils étaient persuadés que toutes les choses créées n'avaient
été faites que pour leur usage. Rien de plus romanesque que l'his-
toire d'un des chefs de cette tribu, du fameux Wash-ing-guh-
sah-ba , ou Le Merle. Il était mort depuis dix ans environ ; mais
ses sujets parlaient encore de lui avec un respectueux effroi. Il fut
un des premiers chefs indiens du Missouri à traiter avec les mar-
chands blancs, et se montra surtout très habile à percevoir ses
droits régaliens. Dès qu'un marchand arrivait dans son village, il
faisait porter ses ballots dans sa loge et les faisait ouvrir en sa
présence. Il en choisissait tout ce qui flattait sa royale fantaisie :
des couvertures, du tabac, du whiskey , de la poudre, des balles,
des colliers de verre, de la couleur rouge; il mettait ces objets de
côté sans daigner accorder la moindre compensation. Puis, appe-
lant son héraut ou crieur , il lui disait de monter sur le haut de la
loge et de sommer toute la tribu de venir apporter ses pelleteries
et de traiter avec le Blanc. Aussitôt la loge se remplissait d'Indiens,
qui apportaient des peaux d'ours, de castors, de loutres et d'autres
animaux. Il n'était permis à personne de marchander le Blanc sur
les prix qu'il mettait à ses articles, et celui-ci prenait grand soin
de se dédommager au quintuple des objets qu'il avait été obligé
d'abandonner gratuitement au chef. De cette façon, Le Merle s'en-
richit en enrichissant les Blancs , et se fit beaucoup d'amis parmi
les marchands du Missouri. En attendant, ses sujets n'étaient pas
trop satisfaits des réglemens si désavantageux pour eux qu'il avait
étal)lis à l'égard du commerce avec les Blancs , et ils commencèrent
à murmurer. Sur ces entrefaites; un marchand rusé el coupable
SUR LES CÔTES SORD-OUEST DE L AMÉRIQUE, 323
révéla au Merle un seerel qui devait lui assurer un pouvoir absolu
sur ses ignorans et superstitieux sujets. Il lui fit connaître les qua-
lités vénéneuses de l'arsenic et lui procura une quantité considérable
de cette dangereuse substance. Dès ce moment, le Merle parut doué
d'une puissance surnaturelle, posséder le don de la prophétie et
tenir dans ses mains la vie et la mort de tous ses sujets. Malheur à
quiconque osait douter de son autorité ou désobéir à ses ordres ! Le
Merle prédisait qu'il mourrait à une certaine époque, et sa prophétie
ne manquait jamais de s'accomplir. Au jour fixé, le délinquant était
frappé d'une maladie étrange et soudaine, et il disparaissait de la
surface de la terre. Cet exemple d'une puissance surhumaine inspi-
rait à tout le monde une terreur profonde ; chacun tremblait de
déplaire à un être si fort et si vindicatif, et le Merle continua à jouir
d'une autorité que nul n'osait lui disputer.
Mais ce n'était pas seulement par la terreur qu'il gouvernait son
peuple ; le Merle était un guerrier du premier ordre, et ses exploits
étaient célébrés par les jeunes et les vieux. Sous son commande-
ment, les Omahas acquirent une grande renommée de iirouesse
militaire 5 il ne laissait jamais passer, sans en tirer vengeance, la
moindre insulte faite à sa tribu. Les républicains pavvniens avaient
indignement outragé un brave Omaha : aussitôt le Merle assemble
ses guerriers, les conduit contre la ville des Pavvniens, qu'il attaque
avec une fureur irrésistible, il s'en empare, la brûle et massacre
une grande partie de ses habitans. Pendant plusieurs années, il fit
une guerre terrible et sanglante aux Ottos, et la paix ne fut con-
clue que par la médiation des Blancs. Intrépide dans les combats,
et aimant à se signaler, il étonnait ses soldats par ses actes de bra-
voure. Attaquant un jour un village Kanza , il en fit le tour à cheval ,
tout seul , chargeant son fusil et le déchargeant alternativement
sur les habitans en galopant devant eux. Il avait soin de se con-
server, dans la guerre, la même réputation A'être mystérieux et
surnaturel dont il jouissait peu dans la paix. Ainsi, comme il
poursuivait un jour un détachement d'ennemis à travers les prai-
ries, il se plaisait à décharger son fusil dans l'empreinte de leurs
pieds ou de ceux de leurs chevaux , assurant que , par ce moyen , il
les estropiait et les mettait dans l'impossibilité de fuir. Il les attei-
gnit en effet, les détruisit presque tous , et sa victoire fut regardée
comme miraculeuse, tant par ses sujets que par ses ennemis. Grâce
324 EXPÉDITION PAR TERRE
à un grand nombre d'exploits de ce genre, il devint la gloire de son
peuple, qui l'aima malgré les décrets de mort dont il punissait les
moindres actes de désobéissance.
Sauvage et terrible comme nous venons de le voir, il n'en était
pas moins sensible au pouvoir de la beauté. Un détachement de
Ponças avait fait une incursion sur les terres des Omahas , et avait
enlevé un grand nombre de femmes et de chevaux. Le Merle , plein
de fureur, prit les armes avec tous ses braves, jurant de dévorer la
nation des Ponças, déclaration qui, chez les Indiens, annonce une
guerre d'extermination. Les Ponças, serrés de près, se réfugièrent
derrière un retranchement élevé à la hâte; mais le Merle continua de
faire sur eux un feu si soutenu qu'il paraissait sur le point d'accom-
plir sa menace, quand ses ennemis lui envoyèrent un parlementaire
porteur du calumet de paix. Pour toute réponse, ce parlementaire
fut tué ; un second héraut partagea le même sort. Alors le chef ponça,
comme dernière ressource, ordonna à sa fille, qui était d'une grande
beauté, de revêtir tous ses plus riches ornemens, et l'envoya, le
calumet à la main , pour implorer la paix. Les charmes de la belle
Indienne touchèrent le cœur féroce du Merle; il accepta la pipe , la
fuma , et depuis ce temps la paix ne fut plus troublée entre les Ponças
et les Omahas. La princesse ponça, qui avait été l'heureux lien de la
paix entre les deux peuplades, devint l'épouse favorite du Merle. Sa
jeunesse et sa beauté lui donnèrent quelque empire sur ce caractère
farouche ; mais le Merle était trop vindicatif pour rester long-temps
soumis.
Son épouse bien-aimée ayant eu un jour le malheur de l'offenser,
il fut saisi tout-à-coup d'un transport de rage, et tirant 'son cou-
teau , il rétendit morte à ses pieds. A peine eut-il porté le coup fatal
(jue sa fureur se calma. 11 contempla sa victime dans un muet éga-
rement; puis, se couvrant la tète de son manteau de buffle, il s'assit
auprès du corps et se mit à méditer sur son crime et sur la perte
qu'il venail de faire. Trois jours s'écoulèrent sans que le chef fit un
seul mouvement ou rompit le silence; pendant tout ce temps, il ne
prit aucune nourriture et ne se livra point au sommeil. On craignit
qu'il n'efit l'intention de se laisser mourir de faim ; ses sujets s'ap-
prochèrent enfin de lui avec un respectueux effroi et le conjurèrent
de se découvrir le visage et de se laisser consoler; mais il demeura
immobile. A la fin, un de ses guerriers apporta un petit enfant, et
SUR LES CÔTES jVORD-OUEST DE l'aMÉRIQUE. û25
posant par terre , plaça le pied du Merle sur son cou. Le sombre
cœur du sauvage fut touché par cet appel ; il rejeta son manteau
en arrière, fit une harangue sur l'acte qu'il avait commis, et, à
compter de ce moment, il parut avoir repoussé loin de son esprit
tout le poids de son crime et de ses remords.
Quoiqu'il conservât toujours le fatal et mystérieux secret au
moyen duquel il donnait, à sa volonté , la mort à ses ennemis, il né
possédait pas le pouvoir de la détourner de la tête de ses amis. En
1802, la petite-vérole, cette terrible contagion qui dévasta le pays
comme le feu consume les prairies , fit son apparition dans le village
des Omahas. En peu de temps, les deux tiers de la population suc-
combèrent, et tout le reste semblait condamné à les suivre. Le
stoïcisme des guerriers céda au fléau ; ils se livrèrent au désespoir ;
les uns crurent pouvoir arrêter la contagion en mettant le feu au
village; les autres, dans un accès de délire, tuèrent leurs femmes
et leurs enfans pour leur éviter les angoisses d'un mal inévitable,
et afin qu'ils pussent se trouver plus tôt dans un monde meilleur.
Au moment où l'horreur et l'effroi étaient parvenus à leur comble,
le Merle lui-même fut frappé de la maladie. Quand les pauvres
sauvages virent leur chef en danger, ils oublièrent leurs propres
maux et entourèrent son lit de douleur. Son esprit de domination
et son amitié pour les Blancs se montrèrent encore dans ses der-
nières paroles, dans celles où il désigna le lieu où il voulait être
enterré. C'était sur un promontoire de plus de quatre cents pieds de
haut, d'où la vue s'étendait sur le cours du Missouri , et où il avait
coutume de se rendre pour attendre les barques des Blancs. Le Mis-
souri baigne le pied de ce promontoire, et, après avoir serpent^
longuement et formé mille détours dans les plaines au-dessous , il
revient à moins de cinquante toises du lieu de son départ; de sorte
que, pendant douze lieues, le voyageur se trouve toujours arrêté,
comme par un charme, dans les environs de ce singulier promontoire.
Or, en mourant, le Merle ordonna d'élever son tombeau sur le
sommet de cette montagne ; il voulait être enterré à cheval sur son
coursier favori, afin de pouvoir contempler, même après sa mort
ses domaines et les barques dos Blancs , remontant la rivière pour
trafiquer avec ses sujets. Ses ordres furent fidèlement suivis ; son
corps fut placé sur son coursier , et un amas de terre les couvrit
tous deux. Au sommet de ce tertre, on planta un mût sur lequel
VI. — 4® SÉRIE. 21
326 EXPÉDITION PAR TERRE
flottèrent long-temps et la bannière du chef et la chevelure des enne-
mis qu'il avait tués à la guerre. Quand l'expédition de M. Hunt
visita celte contrée, le màt subsistait encore surmonté des fragniens
de la bannière , et le rit superstitieux qui ordonne de placer de temps
en temps, sur les tombeaux, des alimensà l'usage des morts, était
encore observé par les Omahas. Ce rit est depuis lors tombé en
désuétude , car la tribu elle-même est presque éteinte. Mais la mon-
tagne du Merle est encore aujourd'hui un objet de vénération pour
le sauvage errant , et sert de guide dans sa route au navigateur du
Missouri , à qui l'on ne manque jamais d'indiquer de loin le tertre
qui recouvre les squelettes du guerrier indien et de son coursier.
Après une halle de vingt jours, l'expédilion quitta le vil-
lage des Omahas et se trouva toul-à-coup arrêtée par les dé-
monstrations hostiles de la peuplade des Sioux.
Dans la matinée du 3i mai, comme nos navigateurs déjeunaient
sur la rive droite du Missouri, le cri habituel : Vailà les Sioux.'
voilà les Sioux ! se fil entendre , et celte fois avec plus de raison ;
car deux Indiens se présentèrent eu effet sur une pointe de terre de
la rive opposée et se mirent à haranguer. Comme il était impossible,
à une si grande dislance, d'entendre ce qu'ils disaient, 31. Hunt,
aussitôt après le déjeuner , passa la rivière avec Pierre Dorion , l'in-
terprète, et s'avança hardiment pour couverser avec eux , tandis que
les autres contemplaient avec une muette inquiétude ce qui allait se
passer. Aussitôt que IVI. Hunt eut débarqué, l'un des Indiens dis-
parut derrière la montagne, mais revint bientôt à cheval et continua
a parcourir avec rapidité les hauteurs. M. Hunt, après avoir causé
pendant quelque temps avec l'autre sauvage , repassa la rivière pour
aller rejoindre les siens. H se trouva que ces deux hommes étaient
des espions envoyés à la découverte par un fort détachement de six
cents guerriers campés à une lieue de là, et qui appartenaient à trois
tribus de Sioux ; savoir : aux Yangtons Aima , aux Tétons Bois Brùlé
et aux Tétons Min-na-kine-azzo. Ils devaient être renforcés, d'un
moment à l'autre , par les guerriers de deux autres tribus , et ils
attendaient depuis onze jours l'arrivée de M. Hunt pour l'empêcher
de continuer sa route ; car ils voulaient , surtout, s'opposer au com-
merce des Blancs avec leurs ennemis, les Aricaras, les Maudans
SUR LES CÔTES NORD-OUEST DE l'aMÉRIQUE. 327
et les Minataris. L'Indien parti à cheval était allé donner avis de
l'approche des voyageurs, qui devaient, d'après cela, s'attendre à
quelque scène terrible avec ces sauvages dont on leur avait fait de si
formidables récits.
On se prépara donc au combat. Sur la rive gauche se trouvait une
rangée de collines , du haut desquelles les Indiens descendaient en
foule, les uns à pied, les autres à cheval. En les regardant à travers
des lunettes d'approche, on reconnut qu'ils étaient en costume de
combat, peints et ornés pour la guerre. Leurs armes étaient des
arcs et des flèches , avec un petit nombre de courtes carabines , et
presque tous avaient des boucliers ronds. A la vue de cette armée
rangée en bataille, M. Hunl assembla un conseil de guerre. Il était
évident que les rapports qui lui avaient été faits sur les dispositions
des Sioux étaient exacts , et que ceux-ci étaient résolus de s'op-
poser à leur marche par la force des armes. Les éviter et continuer
la route était impossible : il ne restait donc d'autre alternative que
de combattre on de reculer. A la vérité , les sauvages étaient beau-
coup plus nombreux que les Blancs ; mais la petite armée de M. Hunt
se composait de soixante hommes bien armés et abondamment
fournis de munitions de guerre ; ils avaient, d'ailleurs, indépen-
damment de leurs fusils, un pierrier et deux obusiers. Il y avait
lieu d'espérer que, s'ils remportaient dès l'abord un avantage mar-
qué , les Indiens n'oseraient plus les attaquer par la suite. Le combat
fut donc résolu et les barques furent tirées près du rivage , à-peu-
près en face de l'armée ennemie. Là, les armes furent examinées et
mises en ordre ; on chargea l'artillerie à poudre et l'on tira un coup.
Le bruit retentit au loin et effraya sans doute les Indiens accou-
tumés au son plus aigu de la mousquetlerie. Les pièces furent char-
gées, après cela, d'autant de boulets qu'elles en pouvaient porter;
puis tout le monde s'embarqua et les bateaux furent dirigés vers la
rive opposée. Les Indiens continuèrent à les regarder en silence;
leurs membres et leurs visages peints brillaient au soleil , et leurs
plumets flottaient à la brise. Les pauvres Canadiens les contem-
plaient avec assez d'inquiétude, et une exclamation d'effroi leur
échappait de temps en temps. « Parbleu, disait l'un deux, nous
voilà dans de beaux draps ! — Oui, disait l'autre, nous n'allons pas
à la noce , mon ami ! »
21.
328 EXPÉDITIO>- PAR TERRE
Quand les barques arrivèrent à une portée de fusil du rivaî^e,
les chasseurs et les autres combattans saisirent leurs armes et se
préparèrent au combat. Mais tout-à-coup une grande confusion se ma-
nifesia parmi les sauvages ; ils déployèrent leurs manteaux de buffle,
les soulevèrentavec leurs deux mains par-dessus leurs têtes, puis ils
les étendirent par terre. En voyant cela , Pierre Dorion cria de ne
pas faire feu, parce que c'était un signal pacifique et une invitation
à parlementer. En effet, une douzaine de principaux guerriers s'étant
séparés de la troupe, descendirent jusqu'au bord de l'eau, allumèrent
un feu, s'assirent autour en demi-cercle, et montrant le calumet,
engagèrent les Blancs à débarquer. M. Hunt , après avoir consulté
ses co-associés, se décida à accepter l'invitation ; il descendit donc à
terre avec eux et l'interprète. Les chefs les attendirent dans la plus
parfaite immobilité ; on eût dit autant de statues. M. Hunt et ses
compagnons s'avancèrent sans hésiter , et s'assirent sur le sable de
manière à compléter le cercle. Les guerriers qui garnissaient les
hauteurs s'étaient réunis par groupes et demeuraient en silence, les
yeux fixés sur les négociateurs; les uns étaient vêtus et ^décorés
d'une façon voyante ; d'autres étaient entièrement nus, mais avaient
le corps peint avec bizarrerie; tous étaient diversement armés.
« Le calumet de paix fut apporté avec les cérémonies accoutumées.
Le godet était d'une espèce de pierre rouge ressemblant au por-
phyre ; le tuyau avait six pieds de long, et était décoré de touffes de
crin teintes en rouge, Le porteur de pipe se plaça au milieu du cer-
cle, l'alluma, l'éleva vers le soleil , puis la tourna vers les quatre
points cardinaux et la présenta enfin au principal chef. Celui-ci en
tira quelques bouffées, puis, tenant en sa main le godet, il en pré-
senta l'autre bouta M. Hunt et successivement à toutes les personnes
qui composaient le cercle. Quand chacun en eut fumé, on fut censé
s'être donné un gage d'amitié et de sincérité. M. Hunt fit alors un
discours en français qui fut interprété, au furet à mesure qu'il parlait,
par Pierre Dorion. 11 apprit aux Sioux quel était le véritable but de
.'ion expédition; ce n'était point, dit-il, de trafiquer avec aucune des
tribus des bords de la rivière, mais de passer les montagnes pour se
lendre au grand lac de l'Ouest, afin de retrouver quelques-uns de
ses frères qu'il n'avait pas vus depuis onze mois. Il ajouta qu'il avait
entendu dire que les Sioux avaient l'intention de s'opposer à son
passage _, mais qu'il était décidé, comme ils pouvaient s'en con-
SUR LES CÔTES NORD-OUEST DE l'aMÉRIQUE. 329
vaincre à l'effectuer à tout prix. Toutefois, ses sentimens n'étaient
nullement hostiles envers les Sioiix, et pour leur en donner une
preuve, il leur avait apporté un présent de tabac et de blé. En ache-
vant son discours , il ordonna d'apporter du bateau quinze carottes
de tabac et autant de sacs de blé, et de les placer en tas devant le
feu du conseil.
L'aspect de ces présens acheva d'amollir le chef, déjà ému, sans
doute, par la fermeté qu'avaient déployée les Blancs. Il répondit à
son tour par une harangue dans laquelle il déclara que son seul but,
en rassemblant ses guerriers , avait été d'empêcher que des armes et
des munitions fussent portées aux tribus avec lesquelles il élîïit en
guerre. Maintenant qu'il était convaincu que les Blancs n'avaient
aucune intention de ce genre, ils pouvaient continuer en paix leur
voyage à la recherche de leurs frères, par-delà les montagnes. Il
termina en les remerciant de leurs présens, et leur conseilla de
camper sur l'autre bord de la rivière, attendu qu'il y avait parmi ses
guerriers quelques jeunes gens de la discrétion desquels il ne pouvait
point répondre. La conférence étant terminée, chacun se leva; on
se serra la main et l'on se sépara. M. Hunt et ses compagnons se
rembarquèrent et continuèrent tranquillement leur route.
Aux approches du village des Aricaras, situé entre le UG°
elle hT parallèle de huiiude boréale, et à 576 lieues au-
dessus de l'embouchure du Missouri, la nature changea d'as-
pect et prit une teinte plus sauvage. Les campagnes à perle de
vue u'élaienl animées que par d'innombrables troupeaux de
buftles qui traversaient en longues files le paysage silencieux,
ou se montraient épars, seuls ou par petits groupes au milieu
des prairies , ou sur les coteaux ; ceux-ci broutant les riches
pâturages, ceux-là couchés au sein de l'herbe flétrie. Dans
un endroit, entre autres, le rivage parut absolument couvert
de buflles, dont plusieurs traversaient le courant à la nage,
ronflant, soufUanl et s'agilani dans l'eau. Parfois, à ces ani-
maux informes, venaient se mêler des troupeaux de cerfs,
de majestueux élans et de légers antilopes, les plus beaux et
les plus agiles d'entre les habitans des prairies. On distingue
dans ces régions deux espèces d'antilopes ; l'une à-peu-près
S30 EXPÉDITION PAR TERRE
de la taille du cerf ordinaire , l'autre qui n'est pas beaucoup
plus grande que la chèvre. Leur couleur est d'un gris-clair ou
plutôt fauve tachetée de blanc; elles ont de petites cornes
semblables à celles du cerf, mais qui ne tombent jamais. Rien
ne surpasse la délicatesse et l'élégance de leurs membres, qui
réunissent à-la-fois la légèreté, l'élasticité et la force. Toutes
les altitudes, tous les mouvemens de ce bel animal sont gra-
cieux et pittoresques, et il mérite certainement d'inspirer
l'imagination du poète autant que la gazelle si souvent chantée
dans l'Orient. Leurs mœurs sont timides et capricieuses; elles
se tiennent dans les plaines, s'alarment facilement et se met-
tent soudain à courir avec une rapidité qui ne permet pas
de les poursuivre. Quand elles rasent ainsi la prairie en
automne, leur couleur fauve se mêle à la teinte de l'herbe
flétrie ; la rapidité de leurs mouvemens déconcerte l'œil ,
on dirait de légers nuages que le vent chasse devant lui.
Tant qu'elles restent ainsi dans la plaine découverte et qu'elles
se lient à leur agilité , elles sont à l'abri de toute atteinte ;
mais elles ont malheureusement un défaut : c'est la curiosité
qui les entraîne souvent à leur perte. Quand elles ont couru
pendant quelque temps et qu'elles ont laissé loin derrière
elles l'objet qui les avait effrayées, elles s'arrêtent et se re-
louriieni pour le regarder. Si on cesse de les poursuivre ,
elles hésitent un peu, puis elles retournent presque toujours
au lieu d'où la frayeur les avait fait fuir. Les chasseurs qui
connaissent leur faible, ont coutume de se coucher dans l'herbe
et d'agiter un mouchoir blanc au bout de la baguette de leur
i'usil. L'antilope regarde d'abord de loin cet objet mystérieux;
puis elle approche, tourne autour, approche encore plus près,
et quand elle arrive à la portée de l'arme fatale, elle tombe
viclime de sa funeste curiosité.
M. Hunl s'arrêta quelques jours dans le village des Arica-
ras, ahn d'acheter des chevaux dont il avait besoin pour pour-
suivre son voyage. Les Aricaras sont d'excellens écuyers, et la
principale richesse de ces habitans des prairies consiste dans le
SUR LES CÔTES >'ORD-OUEST DE l'aMÉRIQUE, col
nombre do leurs chevaux. L'Ai'icara ressemble à l'Arabe par sa
passion pour ce noble animal et par son adresse à le dompter.
Aussitôt qu'il fut connu que les Blancs venaient trafiquer, et
que les condiiions du commerce eurent été réglées par les
chefs , le village ne larda pas à présenter l'aspect d'une foire
animée. Les environs et la plaine adjacente ressemblaient
au voisinage d'un camp de Tatares ; des chevaux étaient mis
à toutes les allures, et des cavaliers les faisaient caracoler
avec la grâce et la dextérité qui distinguent les habitans de ce
pays. Dès qu'un cheval était acheté , on lui cciîpait la queue ,
ce qui devenait une marque infaillible pour le distinguer de
ceux de la tribu ; car les Indiens dédaignent de i)ratiqner
celte barbare mutilation. Le prix d'un cheval, tel qu'il avait
été réglé par les chefs, était en général de dix dollars en
marchandises. Mais, afin d'avoir un plus grand choix de
chevaux , sans se priver de ceux qu'ils voulaient garder pour
eux , des troupes de jeunes gens improvisèrent des expédi-
tions pour en aller voler chez leurs voisins, espèce de service
que les Indiens regardent comme plus honorable que la
chasse, et tout-à-fait de bonne guerre.
Pendant la durée de ce trafic, les Blancs étaient toujours
bien reçus dans les cabanes où ils se présentaient. On
étendait la peau de buflle devant le feu pour qu'ils se cou-
chassent; on apportait la pipe, et pendant que le maître de
la loge causait avec ses convives, sa femme mettait sur le feu
la marmite de terre, remplie de blé écrasé et de viande de
buflle séchée. L'Indien , dans son éial naturel et avant d'avoir
fréq^uenlé les Blancs , a beaucoup de ressemblance avec l'A-
rabe : jamais un étranger n'entre chez lui , sans qu'il ne lui
offre à manger, et jamais les mets offerts ainsi ne deviennent
des objets de commerce.
La vie d'un Indien, quand il est dans son village, est
«ne vie d'indolence et de plaisir. C'est la femme qui est
chargée des travaux du ménage et des champs; elle arrange
la cabane, appoiie le bois pour le feu, fait la cuisine, sèche
332 EXPÉDITION PAR TERRE
le gibier et la viande de buffle, lanne les peaux des animaux
tués à la chasse, cultive les petits carrés de maïs, de citrouilles
et de légumes, qui forment une partie de leurs provisions.
Le moment du repos et de la récréation pour elles est au
coucher du soleil ; les travaux de la journée étant alors
terminés, elles se réunissent et s'amusent à_ de petits jeux,
ou causent sur les toits de leurs cabanes. Le mari croirait
s'avilir s'il exécutait un travail utile ; selon lui, il fait assez
pour sa famille, quand il lui rapporte de quoi se nourrir,
quand il veille sur elle et combat pour la protéger. Lorsqu'il
est chez lui, il ne s'occupe que de ses armes et de ses che-
vaux; parfois il se livre avec ses camarades à des jeux d'a-
dresse, d'agilité et de force, ou bien encore et trop souvent,
il joue à des jeux de hasard dans lesquels il se ruine avec une
témérité dont on rencontre peu d'exemples dans la vie civi-
lisée. Enfin, une grande partie des loisirs des Indiens se passe
à s'entretenir ensemble des évènemens et des exploits de leur
dernière chasse ou de leur dernière expédition guerrière ;
souvent aussi ils écoutent les récits des temps passés , racontés
par quelque vieillard dont la mémoire est abondamment
pourvue de faits et de traditions.
On aurait tort de supposer que les femmes indiennes sont
mécontentes de leur destinée. Bien loin de là, elles méprise-
raient leurs époux, s'ils se mêlaient des affaires du ménage.
La plus grande injure qu'une femme puisse adresser à une
autre c'est de lui dire : « Epouse indigne! j'ai vu ton mari
porter du bois à sa loge pour faire du feu. Oii était donc
sa squaw pendant ce temps-là, puisqu'il a été obligé de se
métamorphoser en femme ? »
Pendant que M. Hunl se préparait à reprendre son pénible
voyage , quelques-uns de ses compagnons commencèrent à
perdre courage en songeant à l'avenir périlleux qui les at-
tendait; mais avant de les accuser de lâcheté, examinons un
eu la nature du désert au sein duquel ils allaient s'engager.
C'était une région vaste comme l'Océan et comme lui dépourvue
SUR LES COTES NORD-OUEST DE L AMERIQUE 33
de routes frayées , et , à l'époque que nous décrivons , elle n'était
connue que par les vagues indications des chasseurs indiens. Cette
région rappelle les steppes immenses de l'Asie, et ce n'est pas sans
raison qu'on lui a donné le nom de grand désert américain. Ce
désert forme des plaines onduleuses à perte de vue, dépourvues d'ar-
bres, et fatigantes par leur étendue et par leur monotonie. Les géo-
logues supposent qu'elles ont formé, il y a nn grand nombre de
siècles, le lit de l'Océan, qui venait briser ses vagues primitives
contre les bancs de granit des Montagnes Rocheuses, Dans ce pays ,
personne n'a cherché une demeure permanente ; car il y a des saisons
de l'année où il n'offre aucun moyen de subsistance. Le gazon y est
brûlé et flétri; les ruisseaux sont desséchés; le buffle, l'élan, le daim,
s'en éloignent, afin de suivre la verdure expirante, et ne laissent
derrière euxqu'une vaste solitude, sillonnée de ravins, lits d'anciens
torrens, mais qui ne servent plus qu'à tourmenter le voyageur et à
augmenter sa soif en lui faisant souffrir le supplice de Tantale.
A l'extrémité de ces arides plaines , s'élèvent les Montagnes Ro-
cheuses , que l'on peut regarder comme les limites du monde Atlan-
tique. Les dangereux défilés et les profondes vallées de celte chaîne
servent d'asile à des bandes de sauvages inquiets et féroces : ce
sont, pour la plupart, les débris des tribus qui habitaient jadis les
prairies, mais qui, dispersées par la guerre et par la violence,
ont porté au sein des montagnes les passions indomptables et les
moeurs effrénées d'hommes poussés au désespoir. Telle est la na-
ture de cet immense désert occidental , qui parait braver la culture
et les efforts de la civilisation. Quelques portions , situées sur le
bord des rivières, pourront peut-être, avec le temps, céder aux
travaux de l'agriculteur ; d'autres pourront former de vastes pâtu-
rages, semblables à ceux de l'Orient; mais il est à craindre que la
plus grande partie de cette région ne continue à offrir des steppes
stériles qui sépareront les demeures des hommes, comme les déserts
de l'Arabie, et qui deviendront comme ceux-ci le théâtre d'affreux
brigandages.
Le 18 juillet, M. Hunt partit du village des Aricaras, sans
avoir pu se procurer un nombre suflisant de chevaux pour
mouler tout son monde. Sa caravane se composait de quatre
vingt-deux bêles, la plupart pesamuieut chargées de niarchan-
S34 EXPÉDITION PAR TERRE
dises destinées au commerce avec les Indiens , de pièges à
castors, de munitions, de mais, de farine, etc. Chacun des
associés était monté, et un cheval avait été accordé à l'inter-
prète , Pierre Dorion , pour transporter son bagage et ses deux
enfans. Sa femme suivait à pied , comme le reste de la troupe.
Après plusieurs jours de marche, la caravane arriva au
pied des Montagnes Noires, chaîne considérable, située à
environ cent milles à l'est des Rocheuses, et qui s'étend
dans la direction du nord-est, depuis la fourche méri-
dionale de la JNebraska, ou rivière Plate, jusqu'au grand
coude septentrional du Missouri. Les Montagnes Noires sont
composées principalement de grès , et présentent fréquem-
ment des rochers sourcilleux et d'horribles précipices aux
formes les plus singulières et les plus fantastiques. Parfois,
on prendrait leurs escarpemens pour des villes ou des forts
crénelés ; aussi excitent-elles chez les Indiens les plus étran-
ges superstitions.
Les tribus errantes des prairies qui voient s'amasser autour du
sommet de ces montagnes des nuages sillonnés par des éclairs et d'où
sortent de lourds et longs rouleraens de tonnerre, alors que les
plaines des environs jouissent d'un ciel pur, s'imaginent qu'elles sont
la demeure de génies malfaisans qui fabriquent les orages et les
tempêtes. Quand ils pénètrent dans leurs défilés, ils s'empressent de
suspendre des offrandes aux arbres, ou de les poser sur les rochers,
afin de s'assurer la protection des invisibles seigneurs des mon-
tagnes, et d'en obtenir du beau temps et une chasse heureuse. Ils
attachent aussi une signification particulière aux échos qui reten-
tissent dans les précipices. Il est possible que cette superstition
doive en partie son origine à un phénomène naturel d'un genre fort
singulier. Dans les temps les plus calmes et les plus sereins , et in-
différemment à toutes les heures du jour et de la nuit, on entend
par intervalle, dans ces montagnes, des bruits qui ressemblent à des
décharges de plusieurs p èjcs d'artillerie. M\I. Lewis et Clarke
les entendirent dans les Montagnes Rocheuses, et les Indiens les
attribuent aux riches mines d'argent contenues dans le sein de ces
montagnes, et qui, de temps à autre, viennent à éclater. Il estcer-
SUR LES CÔTES WORD-OUEST DE l'aMÉRIQUE. 335
tain que les savans eux-mêmes ont eu recours , pour expliquer ces
explosions, à des systèmes fort singuliers et en général peu salis-
faisans ; Vasconcelles ', missionnaire jésuite , parle d'une de ces explo-
sions qu'il a entendue dans la Sierra de Piratininga au Brésil, et la
compare à une décharge d'un parc d'artillerie tout entier. Les Indiens
lui dirent que c'était une explosion de pierres , et le vénérable père
ne tarda pas à acquérir la preuve que leur assertion était vraie, car
il vit bientôt le lieu même oîi un rocher avait éclaté et avait lancé de
son sein une niasse pierreuse , ressemblant à une bombe et de la
grosseur du coeur d'un taureau. Cette masse, s'élant brisée, soit en
sortant, soit en retombant, dévoila, dit-il, une organisation intérieure
toute merveilleuse. « La croûte était plus dure que du fer, et au-
dedans étaient rangées , comme les graines d'une grenade , des pierres
précieuses de diverses couleurs; les unes étaient transparentes
comme du cristal ; d'autres d'un rouge éclatant ; d'autres chatoyaient
de nuances variées. » On assure que le même phénomène se produit
parfois dans la province voisine de la Guayra ; des pierres grosses
comme la main d'un homme y sont lancées avec grand bruit du sein
de la terre , et éparpillent des fragmens étincelans , qui ressemblent
à des pierres précieuses, mais n'ont aucune valeur. Les Indiens de
rOrellana parlent aussi de bruits eflrayans qui se font entendre de
temps en temps dans le Paraguaxo. A les en croire, ce sont les cris
et les gémissemens de la montagne en travail, pour donner le jour
aux pierres précieuses cachées dans ses entrailles. Il y a cependant
des personnes qui ont essayé d'expliquer ces détonations souterraines
d'une manière plus simple ; celles-ci les attribuent à de grandes
masses de rocher qui se détachent et qui tombent ; d'autres croient
que ces bruits sont causés par le dégagement de l'hydrogène produit
par la combustion des lils souterrains de houille. En attendant,
quelle que soit la cause de ce phénomène, son existence parait incon-
testable. C'est un des mystères de la nature, non expliqués encore,
qui répandent une sorte de charme surnaturel sur les sauvages
solitudes des montagnes; et si nos lecteurs sont comme nous, ils
préféreront l'attribuer, avec les pauvres Indiens, aux esprits du
tonnerre ou aux génies gardiens des trésors invisibles plutôt qu'à
des causes purement physiques.
L'immense chaîne des Montagnes Rocheuses, qui forme
336 EXPÉDITION PAR TERRE
pour les habitans de ces contrées la limite du monde connu ,
et qui donne naissance à des fleuves si majestueux, est encore
pour eux un bien plus grand objet d'effroi et de vénération.
II l'appellent le sommet du monde, et croient que Wacon-
dah, ou le maître de la vie, nom qu'ils donnent à l'Etre
Suprême , réside au sein de ces hauteurs aériennes. Les
tribus des prairies orientales les appellent les Montagnes du
Soleil couchant. Quelques-uns y placent les tei^res des bien-
heureuses chasses, leur paradis imaginaire; mais ils ajoutent
que ces terres sont invisibles aux hommes vivaiis. C'est là
aussi que se trouve le pays des âmes, où sont situées les villes
des esprits libres et généreux, dans lesquelles ceux qui , dans
ce monde, ont été agréables au maître de la vie, jouissent,
après la mort , de tous les genres de délices. Les tribus éloi-
gnées racontent des merveilles de ces montagnes; elles croient
que, quand leurs guerriers ou chasseurs seront morts, ils seront
obligés de gravir les pics les plus élevés et les plus escarpés
de la chaîne, et que, quand après beaucoup de peines, ils
seront arrivés au sommet, leur vue s'étendra sur le pays des
âmes. Là, ils verront les terres des bienheureuses chasses,
avec les âmes des braves et des bons, habitant sous des lentes,
au milieu de vastes prairies, à côté de limpides ruisseaux , ou
bien chassaut les troupeaux de buffles, d'élans et de cerls qui
ont été tués sur la terre. S'ils ont rempli leurs devoiis pendant
celte vie, il leur sera permis de descendre et de jouir de cet
heureux pays; sinon, après l'avoir bien contemplé, ils seront
rejetés du haut de la montagne et erreront éternellement dans
des plaines sablonneuses, livrés à toutes les souffrances de la
faim et de la soif.
M. Hunt essaya vainement de découvrir un passage pour tra-
verser la chaîne des Montagnes Noires; il lut obligé de les
longer en se dirigeant vers le sud-ouest. Ce fut là qu'il vit,
pour la première fois, deux animaux qui ne se trouvent que
dans ces régions. L'un est le cerf à queue noire; il est plus
grand que le cerf ordinaire; mais la chair n'en est pas aussi
SUR LES CÔTES IS'ORD-OUEST DE l' AMÉRIQUE. 337
estimée par les chasseurs; il a les oreilles fort longues et le
bout de la queue noir. L'autre s'appelle l'animal à grandes
cornes (highorn') ; elles sont en effet très grandes et contour-
nées comme celles d'un bélier. Il y a des personnes qui croient
que c'est Vorgaîi, et d'autres Vibix; mais il diffère de ces
deux animaux. Les Mandans l'appellent ahsahta; il est de la
grosseur d'un petit élan ou d'un grand cerf, de couleur fauve,
excepté le ventre et le bout de la queue qui sont blancs. Ses
mœurs sont celles de la chèvre; il fréquente les précipices
les plus affreux, broutant l'herbe qui croit sur leurs bords,
et saule comme le chamois, d'un pic à l'autre, avec une ex-
trême précision. Mais un animal bien plus dangereux habite
aussi ces contrées : c'est l'ours gris. Cet ours est le seul qua-
drupède réellement formidable du continent de l'Amérique
septentrionale; il est de la grosseur d'une vache ordinaire et
d'une force prodigieuse; il combat quand on l'attaque, et
attaque souvent lui-même quand il est poussé par la faim.
Lorsqu'il est blessé, il devient furieux et poursuit le chasseur;
sa rapidité est plus grande que celle de l'homme, mais infé-
rieure à celle du cheval. Quand il attaque , il se dresse sur ses
pieds de derrière et s'élance de la longueur de son corps.
Malheur au cheval ou au cavalier qui tombe sous ses griffes
terribles; elles ont parfois neuf pouces de long, et déchirent
tout ce qui se présente à elles.
Nous passons sous silence la rencontre des Indiens Cor-
neilles, des ShoshoniesetdesTcles-Plates, qui fut sans intérêt,
Danslamatinée du 9 septembre, la caravane arriva aux bords
d'une des branches de la rivière des Grosses-Cornes, appelée la
rivière du Yeni. Ce nom lui a été donné, parce qu'en hiver ses
rives sont continuellement balayées par un vent très fort qui
empêche que la neige n'y demeure. Il est causé , dit-on , par
une espèce de trou ou de siphon d'où cette rivière sort en se
frayant une route à travers des précipices perpendiculaires,
ressemblant à des rocs taillés de main d'homme. Le ik du
même mois, l'expédition se trouvait sur un sommet très élevé,
EXPEDITION PAR TERRE
d'où s'offrait une perspective d'une vaste étendue, lorsqu'un
des guides, après avoir considéré attentivement le paysage,
montra du doigt trois pics couverts d'une neige él^louis-
sante, et dit que ces montagnes s'élevaient au-dessus d'un
des bras du fleuve Colombia. Nos voyageurs les saluèrent,
comme des marins, après une longue et périlleuse traversée,
saluent le phare qui leur annonce le port. Cependant, à cause
de la transparence de l'atmosphère , ils jugèrent que ces pics
qu'ils apercevaient avec tant de plaisir , ne pouvaient pas être
à moins de quarante lieues:
En arrivant sur les bords de la rivière Enragée, un des
affïuens de la Colombia, M. Hunt tint conseil avec ses compa-
gnons de voyage pour savoir s'ils feraient bien de continuer la
route à pied et à cheval , ou bien s'ils s'embarqueraient sur
celte rivière. La majorité se décida pour l'embarquement,
ainsi qu'il était facile de le prévoir; car, quand des hommes
se trouvent dans une situation difiîcile, tout changement leur
paraît une amélioration dans leur sort. L'embarras était de
trouver des arbres assez gros pour construire des canots;
on huit par en découvrir, et pendant les travaux prépara-
toires de l'embarquement, M. Ilunt se mit à réfléchir à un
autre sujet non moins important. M. Astor lui avait recom-
mandé de se procurer des peaux de castor , quand il serait
arrivé dans ces régions , jusqu'alors peu fréquentées par
les chasseurs. En effet, la recherche que l'on venait de faire
pour du bois , avait fait découvrir de nombreuses traces de
ces animaux. En conséquence, quatre hardis traqueurs
furent détachés de la caravane, et reçurent l'ordre de pas-
ser quelques mois dans le désert, de réunir une quantité
sufiîsante de pelleteries, de les charger sur leurs chevaux
et de se rendre par le chemin le plus court , soit à l'embou-
chure de la Colombia , soit à l'un des postes inteimédiaires
qui auraient été établis par la compagnie. Ils prirent donc
congé de leurs camarades et partirent gaîment et coura-
geusement pour une expédition que l'on ne saurait mieux
SUR LES CÔTES KORD-OUEST DE l'aMÉRIQUE. 3S9
comparer qu'à celle de deux hommes lancés seuls dans une
fiagile barque sur l'Océan.
Il n'y avait pas long-ienips que les traqueurs étaient partis ,
quand deux Indiens, de la tribu des Serpens, entrèrent dans
le camp; voyant que les étrangers fabriquaient des canots,
ils secouèrent la tête et s'efforcèrent de leur faire comprendre
que la rivière n'était pas navigable. Ce renseignement ayant été
confirmé par un détachement qu'on avait envoyé à la décou-
verte, on renonça au projet de s'embarquer sur la rivière En-
ragée, et l'on se décida à se diriger vers un poste que M. Henry,
de la compagnie de Missouri, avait établi, l'année précédente,
sur un autre bras supérieur du Missouri. Nos voyageurs y
arrivèrent le 8 octobre, et prirent possession des cabanes
abandonnées par M. Henry. Là, ils formèrent de nouveau
le projet de s'embarquer; ils construisirent quinze canots, et
se mirent en route le 19 octobre, après avoir confié leurs
chevaux aux soins d'un Indien Serpent. On s'étonnera peut-
être de ce qu'ils aient cru pouvoir mettre tant de confiauce en
un pareil homme ; mais il faut songer que , dans tous les cas ,
ils auraient été obligés d'abandonner ces animaux, et que, de
cette manière, il y avait au moins une chance de les recou-
vrer. Mais, avant le départ de la caravane, un nouveau déta-
chement de chasseurs s'en sépara pour aller traquer des cas-
tors. Au grand étonnement de M. Hunt, au moment où les
chasseurs allaient se mettre en route, M. Miller, un des ac-
tionnaires, assembla tous ses co-associés et leur déclara qu'il
abandonnait son action, et qu'il voulait accompagner les tra-
queurs. Ce fut en vain qu'on essaya de le dissuader d'une en-
treprise si périlleuse et si peu faite pour un homme de son
rang et de son éducation; il n'écouta rien et partit.
L'espace ne nous permet pas de décrire en détail tous les
accidens que nos voyageurs éprouvèrent dans leur pénible et
cruelle navigation. A chaque instant, leur course était inter-
I ompue par des rapides , au passage desquels ils perdirent
(iuel([ues-uns de leurs canots, et uu de leurs plus adroits
340 EXPÉDITION PAR TERRE
pilotes y fut même noyé. Enfin, le 28 octobre, ils arrivèrent
à un endroit ofi la rivière était resserrée dans un lit de trente
pieds de large , sur les deux bords duquel deux murs de ro-
chers s'élevaient à plus de deux cents pieds de haut. La rapi-
dité du courant était telle en ce lieu, qu'il devenait absolument
impossible de passer outre. Sur les bords do ce tourbillon ,
auquel on donna le nom de Chaudron, tant l'eau y bouillon-
nait avec force, M. Hunt campa, afin de se consulter avec
ses compagnons de voyage sur le parti qu'il devait prendre.
Après avoir envoyé plusieurs détachemens à la découverte et
s'être convaincu qu'il était impossible de naviguer plus loin ,
on décida que les canots seraient abandonnés, et comme on
n'avait plus de chevaux, tout le inonde fut obligé de conti-
nuer la route à pied ; circonstance d'autant plus malheureuse,
que nos voyageurs se virent forcés de renoncer à leurs mar-
chandises et de se priver ainsi des moyens de trafiquer avec
les Indiens qu'ils rencontreraient. M. Hunt s'occupa donc,
en toute diligence, à préparer des caches pour y déposer ce
qui ne put être transporté.
Les marchands et les chasseurs se servent du mot cache pour
désigner un lieu où l'on dépose des provisions et des effets dont on
veut dérober la connaissance à d'autres. Ce mot, d'origine française,
a d'abord été employé par les colons du Canada et de la Louisiane ;
mais celte espèce de dépôts secrets étaient d'usage parmi les abori-
gènes, long-temps avant l'arrivée des Blancs. C'est, en effet, le seul
moyen que ces hordes nomades aient de préserver leurs effets pré-
cieux contre les voleurs, pendant les longues absences qu'ils font
de leurs villages ou des lieux qu'ils ont coutume de fréquenter,
quand ils partent pour des expéditions de chasse ou de guerre. 11
faut beaucoup d'adresse et de grandes précautions pour disposer ces
caches de manière à les rendre invisibles aux yeux de lynx des
Indiens. On commence par choisir une situation convenable; c'est
ordinairement un terrain bas et argileux sur le bord d'un courant
d'eau. Aussitôt que le lieu précis est convenu, on étend des couver-
tures , des housses et autres objets de ce genre sur l'herbe et les
SUR LES CÔTES PfORD-OUEST DE l'amÉRIQUE. 3^1
i)uissons d'alentour, afin d'empêcher que les pieds ne marquent sur
le terrain ; on y emploie aussi le moins de monde possible. On coupe
après cela, dans le gazon, un cercle d'environ deux pieds de dia-
mètre ; on enlève soigneusement la motte et on la pose dans un en-
droit où rien ne peut survenir pour en changer l'apparence. On
creuse ensuite perpendiculairement jusqu'à une profondeur d'envi-
ron trois pieds ; puis on commence à élargir le trou de façon à former
uu cône de six à sept pieds de profondeur. La terre déplacée par ce
travail étant d'une couleur dilférente de celle de la surface, se re-
monte au fur et à mesure dans un vase et est ramassée dans une
peau ou une toile, puis transportée à la rivière, où on la jette au
milieu du courant, afin qu'elle soit entièrement emportée. Si, par
hasard , la cache est situé trop loin d'une rivière , la terre est portée
à une distance considérable et ensuite éparpillée de manière à ne pas
en laisser subsister la moindre trace. Quand le creux est terminé , il
est bien tapissé d'herbes sèches, d'écorce, de baguettes, de perches
et quelquefois d'une peau séchée. Les effets que l'on veut y cacher y
sont ensuite déposés ; une peau est étendue dessus ; des herbes sè-
ches, des broussailles et des pierres y sont jetées et piétinées, et
ijuand le creux tout entier est bien plein , la motte de gazon est
exactement remise en place; les bords en sont égalisés et on l'arrose
souvent pour détruire toute odeur et empêcher que les loups et les
ours ne viennent déterrer le trésor. Les couvertures sont, après cela,
rsilevées du terrain environnant ; l'herbe est soigneusement redressée
et remise dans sa position naturelle; et le plus petit brin de bois ou
(le paille est scrupuleusement retiré et jeté dans la rivière. Quand
toutes ces opérations sont achevées, on abandonne le lieu pendant
une nuit; le lendemain malin, on l'examine, et si l'on trouve que
tout est en ordre, on ne visite plus la cache jusqu'à ce que l'on ait
besoin de l'ouvrir. Quatre hommes peuvent ainsi , dans l'espace de
deux jours, cacher trois tonneaux pesant de provisions et de mar-
chandises. M. Hunt fut obligé de faire creuser neuf caches pour
déposer tous les effets qu'il était obligé d'abandonner.
C'est surtout après leur départ du Chaudron que les grandes
(Hflicultcs de la route commencèrent pour nos voyageurs.
L'hiver approchait; M. Ilunt, prévoyant qu'il aurait de la dif-
licuUé à nourrir tous les hommes confiés à ses soins, fil
VI. — 4" SÉRIE. 22
g42 EXPÉDITION PAR TERRE
diviser sa caravane en deux troupes, afin d'avoir plus de chance
de subsister dans les régions incultes qu'ils allaient traverser.
Depuis leur séparation d'avec les divers détachemens qui
étaient partis en différentes directions, ils n'étaient plus qu'au
nombre de quarante personnes. M. Ilunt , avec dix-huit
hommes, Pierre Dorion et sa famille, suivit le bord septen-
trional de la rivière; tandis que M. Crooks, avec dix-huit
autres, prit le bord méridional. Ce fut dans la matinée du
Q novembre que chacun se mit en route de son côté.
Ce serait eu vain que nous essayerions de peindre les souf-
frances horribles, les privations sans nombre, les difficultés
presque insurmontables auxquelles ces malheureux voyageurs
furent en butie pendant le cours de cet horiiblc hiver. On
conçoit qu'un ardent amour pour le progrès de la science
porte l'homme à surmonter tant de périls; mais qu'il se sou-
jnelle à de pareils dangers , àdes tortures si prolongées, dans
le seid but de découvrir de nouvelles sources de richesses, et
qu'il s'en glorifie encore, c'est ce qui paraîtra toujours incon-
cevable à l'observateur philosophe.
Le 21 janvier 1812, M. Ilunt et ses compagnons virent enfin
devant eux les eaux de la Colombia, depuis si long-temps
objet de tous leurs vœux. Il y avait six mois qii'iis avaient
quitté le village des Ai-icaras, et, dans cet espace de temps,
ils avaient parcouru, d'après leur calcul, tant par terre que
par eau, un chemin de dix-sept cent cinquante-et-un milles
(sept cents lieues). Après avoir fait soixante milles le long des
bords du fleuve, on rencontra une tribu indienne, de qui l'on
reçut, pour la première fois, quelques nouvelles vagues de
l'expédition maritime. Ces Indiens leur racontèrent qu'un
certain nombre de Blancs avaient construit, à l'embouchure
du fleuve, une grande maison {ju'ils avaient entourée de pa-
lissades. Aucun de ces sauvages n'avait été en personne à
Astoria ; mais les nouvelles se répandent verbalement chez
les tribus indiennes avec une rapidité incroyable, par le
moyen des chasseurs et des hordes nomades.
SUR LES CÔTES NORD-OUEST DE l'aMTÉRIQUE. oho
Le 31 janvier, M. Hiint arriva aux chutes de la Colombia ?
et campa au village de Wisliram, dont nous avons parlé dans
l'arlicle précédent comme étant le grand marché aux poissons
des Indiens (1). Là, on reçut des nouvelles plus détaillées
d'Astoria, et on apprit les désastres du Tonquin. La cara-
vane fut obligée de rester à Wishram jusqu'au 5 février, afin
de se procurer les canots nécessaires pour descendre le fleuve.
Tous les préparaitifs étant terminés, elle se remit en route et
arriva le 15 février à Astorta.
Le reste de l'histoire de l'entreprise de M. jVstor n'est plus
qu'un récit de mésaventures. Les divers détachemens envoyés
à la chasse des castors revinrent, à la vérité, les uns plus tôt,
les autres plus tard au poste principal d'Astoria , mais après
avoir éprouvé des soufiVances sans nombre et perdu quelques-
uns de leurs plus habiles traqueurs. D'un autre côté , le bâti-
ment que M. Aslor devait envoyer tous les ans à sa colonie,
tant pour lui apporter les approvisionnemens et les marchan
dises nécessaires que pour charger en retour les pelleteries
qu'il y trouverait, n'arriva point à l'époque indiquée, ce qui
mit les colons dans le plus ciuel embarras. Le premier de ces
bâtimens fut retenu par les vents contraires; le second ne put
même pas partir, à cause de la guerre qui était survenue entre
les Etats-Unis et l'Angleterre; enfin, pour comble de mal-
heur, les habilans d'Astoria apprirent que le gouvernement
anglais organisait une expédition pour détruire l'établisseuîent
naissant. Cette nouvelle jeta répouvanle parmi les colons. Un
conseil fut tenu pour savoir quel parti il fallait prendre dans
celte fâcheuse extrémité. M. Hunt était absent; il venait de
partir poiu' visiter les établissemens russes de la côte nord-
ouest de l'Amérique, et régler avec eux un commerce
d'échange. A son défaut, la direction générale se trouvait
dévolue à M. Mac-Dougal ; celui-ci était d'origine anglaise
et conservait un penchant secret pour ses compatriotes. Il
(1) Voyez la lo" livraison, octobre 1836, page 306.
22.
344 EXPÉDITION PAR TERRE SUR LES COTES NORD-OUEST , ETC.
persuada à ses co-associés que le seul moyen de sauver au
moins une partie des fonds de M. Aslor, était de faire d'avance
un arrangement avec la compagnie des pelleteries anglaises,
afin d'empêcher que le fort ne fût pris de vive force. Son avis
prévalut : le fort et toutes les marchandises furent remis aux
Anglais, moyennant un prix stipulé, et ainsi se termina une
entreprise digne à tous égards d'un meilleur sort. Plus tard,
Astoria fut abandonné, et l'établissement principal a été
transféré au fort Vancouver sur la rive opposée de la Co-
lombia.
(^Athœneuni.)
^rtblmur îrir Mornv^.
TYPES DE NOTRE EPOQUE.
N° I.
Commençons celte curieuse galerie par i' Homme hnpar-
tial. Il est tory, whig, radical ; il n'appartient à aucun parti :
il appartient à tous. Ce matin , il a déjeuné avec Robert Peel ;
il dînera bientôt avec O'Connell ; le souper, après le bal,
lui donnera pour convive lord John Rnssel. Il aime tout le
monde. Cœur tendre et dévoué, sa profonde sensibilité em-
brasse , pendat les trois cent soixante-cinq jours de Tannée ,
les quatre ou cinq cents personnages connus que Londres
renferme. La mort de chaque célébrité le prive d'un plaisir
et d'une ressource. Depuis que lord Byron a expiré, il ne
peut plus dire : « Mon excellent a?ni lord Byron qui de-
meure maintenant à Parme w Lord Byron ne l'avait vu
qu'une fois au bal , et ne lui avait adressé que ces mots :
« Prenez donc garde, vous marchez sur ma botte. »
L'homme impartial ne se mêle jamais d'aucun débat, ne
soutient pas ses amis, ne les excuse , ni ne les protège : cela
est tout simple , il en a trop , et pour défendre l'un , il faudrait
attaquer l'autre. Il lui arrisfe souvent de regretter que la lé-
gislation ne l'ait pas rendu maître de cinq ou six votes dont
il pourrait disposer dans la Chambre des Communes. Il don-
nerait l'un à son excellent ami du banc des ministres ; l'autre
à son honorable ami du banc de l'opposition ; le troisième à
346 TYPES DE NOTRE ÉPOQUE.
son iiKime ami du groupe irlandais; le quatrième à son
illustre ami le chef des whigs conservateurs; le cinquième
aux whigs qui penchent vers le radicalisme; et le sixième aux
radicaux qui penchent vers le whiggisme : ainsi , toutes les
nuances seraient satisfaites. Hélas ! il n'a qu'un seul vote ,
el il le donne toujours au plus fort, à cause, dii-il, de cer-
taines eonsidéiations -personnelles; ce qui ne rcuipèche pas
d'en témoigner successivement son regret à tous ses excellons
amis. Il est impossible que noire impartial ne jouisse pas de la
réputation d'un bon homme. Toutes les fois qu'on dit, devant
lui, du mal d'un desesexcellensamis,il fait doucement chorus:
son blâme s'opère d'une manière si suave, avec une sensibilité
si profonde , aves tant de regret et de candeur, qu'on l'aime
à-la-fois pour la bonne grâce de sa causticité et pour la mau-
vaise opinion qu'il a des autres. Il est incapable de porter
une accusation violente, et la colère est en dehors de ses
habitudes. Toujours amical et plein de cordialité dans le
blâme, il pleure vos vices eli vos malheurs, mais il ne les
accuse pas. « Ces pauvres whigs! s'écrie-'.-il. Des hommes
<c d'un talent si remarquable, d'une si haute capacité, toni-
« berdans une déconsidéiaiion si profonde ! C'est, ajoute-t-
« il, ce qui me fait une peine infinie. Mon impartialité me
« contraint d'avouer qu'ils ont commis bien des fautes : mais
« qui n'en fait pas? Ils sont un peu légers , et les doutes qui se
« sont élevés contre leur probité leur ont nui dans l'opinion
« générale : j'en ai été sensiblement peiné. » Il se trouve, en
définitive, que tous les amis de votre impartial n'ont pas d'en-
nemi plus dangereux que lui. Le sucre de sa courtoisie, le
miel de ses caresses, les douces larmes de sa sensibilité, la
grâce de ses éloges, renferment un élément acide qui agit
secrètement sur les réputations, qui les ronge et qui les dé-
vore. Libre de toute conscienise qui lui pèse , de toute idée
fixe el gênante , l'impartial peut servir successivement tous
les partis , c'est-à-dire les desservir tous ; il ne nuit pas à sa
consistance personnelle : il n'en a jamais eu. Il suit sa roule ;
TYPES DE NOTRE ÉPOQUE. ùU7
il marche à son but, qui est de se conserver ; parmi toutes les
lois humaines, il ne reconnaît que celle-là. Affection, haine,
amour, peu lui importe, tout cela tombe devant l'intérêt. Im-
partialité envers tous, amitié pour tous, dévoùment pour
tous ; indifférence secrète et générale , mêlée d'une assez forte
dose de malice , souvent impuissante , mais toujours amère :
voilà les armes et les instrumens avec lesquels notre homme
bâtit sa petite fortune.
Notre héros est aussi un homme très indépendant. Celte
manœuvre qui ne l'attache à peisonne le fait désirer de tous.
S'il entrait dans une subdivision de l'armée sociale, on saurait
où le classer ; il y resterait ; il porterait son étiquette ; il
serait numéroté à jamais; son avenir ne dépendrait plus que
de sou talent. Mais , dans la situation flottante qu'il s'est ré-
servée ; à demi homme de lettres, à demi homme politique ;
un peu agioteur , un peu aristocrate ; sur les limites du whig-
gisme, du radicalisme et du torysme; il tient à tout et ne
tient à rien. Il paraît nécessaire dans sa profonde inutilité ; il
offre à tous des espérances et des craintes. Voué à ses seuls
intérêts, sacrifiant tout à son égoïsme, il se pose en outre phi-
losophe et sensible, aimable et courtois ; ne peinnettant jamais
à son ironie de dépasser les bornes d'une certaine critique
aigre-douce, mêlée d'élégie et de sentiment.
Tel est l'homme impartial qui , à force de se tenir au des-
sous de zéro, finit par conquérir une sorte de position dans
le monde , et se fait sinon respecter , du moins soulfrir. Ce
type de l'égoïsme passif et de l'intérêt personnel qui ménage
tout le monde pour blesser tout le monde , se développe sur-
tout dans une nation divisée par plusieurs factions politiques.
Le type de Vemprunieiir est universel, il appartient à toute
l'Europe. Il la fond , il la forme , il la moule ; il se glisse sous
le diadème, il emprunte la couronne ; il devient ministre,
diplomate ; il dirige les finances; il fonde le crédit; il connaît
l'importance de sa mission ; il n'ignore pas que tout dc'pend
de sa dextérité , et que le repos des peuples serait compromis
3/l8 TYPES DE NOTRE ÉPOQUE.
si l'on négligeait de le consulter et dé suivre ses avis. L'em-
prunteur a considérablement grandi avec le système représen-
tatif. On peut même dire que celle forme de gouvernement
est basée tout entière sur l'emprunt. De tous les types, l'em-
prunteur est celui qui se montre le plus conséquent avec lui-
même. Ce vers de Shakspeare :
Payer ce que l'on doit , c'est bassesse et folie ,
est devenu l'axiome fondamental qui dirige sa vie entière.
Il sait bien que ce grand adage renferme toute la quintes-
sence de l'économie politique ; que , pour bien gouverner un
peuple , il suffit de beaucoup lui emprunter et de ne lui rien
rendre, et que le modèle universel des ministres persuadés
de l'excellence de celte théorie, et assez habiles pour la mettre
en œuvre , c'est M. Pitt. S'il estime la Grande-Bretagne par-
dessus toutes les autres nations , c'est qu'elle lui offre le seul
exemple connu d'un peuple emprunteur qui a fait escompter
huit cents millions de lettres de change. Il ne se demande pas
si celte grandeur de l'x^ngleierre lui a coulé cher ou non : tout
ce qu'il sait, c'est qu'elle a emprunté en grand, et il l'admire.
La théorie du crédit sur laquelle repose la société moderne
est, à ses yeux (et il a lai^on), la plus sublime de toutes;
mais elle a pour complément nécessaire la théorie de ne pas
rendre.
Emprunter d'autres objets que de l'argent, c'est tut
crime à ses yeux ; un emploi misérable des plus hautes
facultés! L'argent équivaut à tout : le livre et l'estampe que
vous empruntez n'équivalent réellement qu'à un livre ou à
une estampe. Voyez un peu la belle spéculation qui vous
donne, en dernier résultat, une redingote, un parapluie
ou une édition complète de Shakspeare ; en vérité , ce n'est
pas la peine , et c'est la gâter le métier. On expose d'ailleurs
a la risée populaire un excellent et noble principe. Un gou-
vernement emprunte cinquante millions et ne les rend pas ;
voilà qui est beau. Vous empruntez quinze shillings à un amiï
TYPES DE NOTRE ÉPOQUE. oÛ9
c'est commeltre la plus grande sottise du monde. Je vais plus
loin. Vous empruntez pour trois mois une maison toute meu-
blée, avec les domestiques; votre ami est en Italie ; vous usez
de sa propriété comme si elle était vôtre. Si la maison de
campagne est située au bord de la mer, vous faites naviguer
l'yacht, vous chassez dans les bois du propriétaire, vous
crevez ses chevaux ; tout cela est assez bien. Mais les voyages
d'Italie ne durent pas toujours : il faut rendre la maison , les
domestiques et l'yacht. Rendre ! situation et sentiment très
désagréables pour tout emprunteur qui a la moindre sen-
sibilité.
Une glorieuse indépendance distingue l'emprunteur éclairé;
c'est le seul homme qui sache, selon l'expression de Cobbett,
gagner de l'argent et le garder. Je sais qu'une doctrine fort
différente a été prêchée et soutenue avec une activité et une
éloquence dangereuses. On a prétendu que, emprunter et
rendre étaient deux termes alternativement et mutuellement
dépendans l'un de l'autre : pour moi, je n'en crois rien. Il
y a faiblesse et méconnaissance des cho^^s de la vie dans
l'admission d'un système qui ruinerait les uses du pays. Je
n'ignore pas non plus que certains emprunteurs ont violé les
principes fondameniaux Ce leur ordre , et qu'ils ont rendu de
peliies sommes dans l'espoir d'en obtenir de considérables,
que leur intention est de ne pas payer ; détestable manœuvre
qui détruit le principe en ayant l'aii de le conserver. Le vé-
ritable emprunteur ne rend rien : il se pose avec assez d'a-
plomb , de grandeur et de noblesse pour que le créancier
s'estime honoré, alors même qus la créance ne retourne ja-
mais au bercail. Philosophe conséquent, il ne souffre pas que
ses axiomes favoris soient n\U en péril.
Voler est un métier vulgaire. Mendier n'est pas une occu-
paiion laborieuse. Mais ce qui est beau, ce qui est noble,
c'est de combiner le métier du mendiant et celui du voleur,
et d'en composer celle troisième et merveilleuse exis-
tence, qui est celle de \ emprunteur. On ne réussit pas à
350 TYPES DE >OTRE ÉPOQUE.
jouer ce rôle sans déployer toutes les vertus , toutes les qua-
lités agréables. L'urbanité et l'aménité des manières sont
indispensables. Poui- l'emprunteur, votre porle est fermée ;
il se présente trois fois par joiu'; vous sortez, il vous at-
tend à la porte ; il vous serre la main avec une ferveur sans
égale. Point de rancune, pas la plus légère susceptibilité.
Vous êtes son ami , son unique ami ; tout comme à l'ordi-
naire. Il est désintéressé, facile en affaires, d'une largeur et
d'une générosité de vues qui étonne. En échange de cent
livres sterling , il vous remettra une acceptation de six cents
livres, à telle date que vous voudrez ; cela ne fait aucune
difficulté. L'abolition des lois contre l'usure lui a fait grand
plaisir. Il vous olTrira trente pour cent , quarante pour cent ,
tout ce qui vous plaira. Il est sincère, il n'a jamais manqué
à sa parole. Quand vous lui demandez d'un ton craintif, s'il
paiera son billet à l'échéance , et si vous pouvez compter sur
lui, il vous répond noblement, fièrement :
Vous en doutez I
En effet, il n'y a pas le moindre doute à cela. Il sera fidèle
à son caractère, il sera ce qu'il a toujours été, et vous êtes
un sot d'en douter. Pour moi , j'cslinie la conséquence dans
la conduite ; et de tous les types singuliers , offerts par notre
nation, c'est celui qui s'éloigne le plus rarement de la logique
inhérente à son caractère. Aussi , le regardé-je comme l'hon-
neur de la Grande-Bretagne.
Passons à un type non moins nécessaire à notre époque,
mais un peu inférieur. Ce dernier se donne beaucoup plus
de mal que l'autre pour aboutir à des résultats à-peu-près
semblables : je veux parler de Ventrepi^neur des plaisirs
publics.
C'est un personnage qui, n'ayant pas un shilling dans sa
poche, s'engage envers un certain nombre d'artistes à leur
payer cinquante mille livres sterling par an: sans esprit, il
s'engage à fournir aux plaisirs intellectuels de toute une gé-
nération ; dénué enfin de moralité , il exerce la plus haute in-
TYPES DE NOTEE ÉPOQUE. 351
lluence sur la tendance morale de son siècle. Jamais logicien
ne fut plus exact. Il passe sa vie à promettre ce quil n'a pas,
et à donner ce qu'il n'aura jamais. Si le vent est aux concerts,
il bâtit un gymnase musical , groupe des chiffres, réunit des
actionnaires, achète des trombonnes, convoque des musiciens.
Il ne sait pas deux notes de musique : peu importe. Il serait
entrepreneur de morale publique et de théorie religieuse si
la mode le voulait : en fait de fortune comme de réputation,
il risque tout ce qu'il a , c'est-à-dire, rien. Il prend sous sa
protection spéciale les beaux-arts, la liiiérature, la politique
et la religion. Pourvu que cela lui rapporte cinquante pour
cent, et ce qui vaudrait mieux pour lui , cent pour zéro, il
adoptera toutes les grandes idées qui font vivre les peuples
ou qui les font mourir. Conscience, conviction, sincérité,
idées absolues, principes fixes; ce sont choses dont il est
parfaitement innocent. Il se compromettrait s'il avait un prin-
cipe, il ruinerait ses actionnaires s'il croyait à la littérature.
« Nous n'avons pas besoin de littérature, disait-il l'autre
tt soir; nous avons besoin de pièces. » Une entreprise de
théâtre est pour lui précisément la même chose qu'une entre-
prise de ballons. Attirer le public, payer le moins possible,
encaisser le plus possible : sa théorie se réduit à cela. C'est
le produit nécessaire d'une époque fiscale : un homme aux
yeux duquel tout se calcule par sous et deniers. Il vous es-
time un peu moins qu'un shilling.
Admirablement sagace, il a compris que le plaisir est quel-
que chose dans un temps où l'argent est tout , et que le règne
du sensualisme s'allie nécessairement au règne de l'intérêt.
Il a donc résolu de se faire banquier de la volupté univer-
selle, et de prélever un impôt sur la soif des plaisirs. Vous
lui donnez des espèces ayant cours , il vous donne en échange
des voluptés très équivoques. Ce n'est pas qu'il soit coriup-
teur. Si vous le voulez , il vous servira de la morale.
Rien ne lui est plus odieux qu'un homme de génie , si ce
n'est un homme de probité. Si Shakspeare ou Milion rêve-
352 TYPES DE NOTRE ÉPOQUE.
naît au monde, il refuserait de jouer les drames de l'un et
les opéras de l'aulre ; à moins , cependant , qu'ils ne consen-
tissent à se placer à une loge d'avant-scène , ce qui attirerait
le public.
L'entrepenexir des plaisirs publics estime par-dessus
tout l'exactitude, la médiocrité, la servilité du caractère.
Les premiers talens sont trop impérieux. Ils veulent qu'on
respecte l'art dans leurs personnes. Ils ont une haute idée
de leur mission. Les talens secondaires plient davantage.
D'ailleurs on n'a pas absolument besoin d'eux, on peut les
remplacer aisément, et l'entrepreneur ne se trouve soumis
à aucune dépendance. Selon lui, on remplace fort bien
Kemble par un éléphant , et Paganini par un chien savant.
Sous le rapport de la docilité et de l'économie, le quadru-
pède a tout l'avantage. Que l'entrepreneur se charge d'a-
muser le monde sous forme de journaliste, de directeur de
théâtre , de directeur de concerts , ou sous toutes les méta-
morphoses que sa mission peut comporter ; c'est toujours le
même caractère, le même but; ce sont les mêmes moyens :
exploiter le public, employer le talent, mais ne pas se laisser
dominer par lui. L'acteur ou l'homme de lettres qui ont le
malheur d'être gens comyne il faut, lui déplaisent souve-
rainement. J'ai vu le jeune Charles Kemble en butte à la
haine de tout ce qui l'entourait, seulement parce qu'il res-
semblait à un gentilhomme. Se permettre de Venues ma-
nières, c'est insulter l'entrepreneur des pla bifs publics.
L'un de ces messieuis disait devant moi : « Si mes actrices
s'avisent d'être vertueuses, autant vaut fermer mon théâtre. »
Ce que notre homme a surtout intérêt à prouver d'une ma-
nière irrécusable, c'est que le public n'a pas besoin de supé-
riorités, et qu'il les redoute quand il ne les déteste pas. Une
telle doctrine met le directeur à l'aise. Si une malheureuse
destinée, si une fatalité irrésistible le forcent à contracter
un engagement avec un talent supérieur, il n'y a sorte d'en-
nuis et d'outrages que ce dernier ne doive supporter. On com-
TYPES DE INOTRE ÉPOQUE. 353
mence par des picoteries ; on continue par des imputations
fausses; ou va jusqu'à lui lancer des siffleurs et des cabales.
JVe peut-on lui inspirer du dégoût, et le contraindre de quitter
la scène? Deux opérations parallèles et simultanées viennent
au secours de l'entrepreneur. Voici comment il réussit dans
le grand dessein qu'il a et qu'il accomplit courageusement de
iaire fortune. Quand le public ne vient pas, il baisse le prix
de ses stipulations; lorsque l'affluence lui arrive, il a soin
de le maintenir au même niveau , et de ne jamais l'exhaus-
ser. Double mouvement fort ingénieux, dont le résultat est
toujours d'augmenter extrêmement ses bénéfices, et de di-
minuer singulièrement ceux des autres. Avec tout cela
c'est un bienfaiteur public, il n'en doute pas. Il vous parlera
de ses travaux avec une sublime emphase. Il marche tout
droit vers la Chambre des Communes, et il ne sera content que
le jour où la Chambre des lords lui ouvrira ses portes. Il est
tout prêt à crier à l'injustice publique , et personne n'a plus
de tendance que lui à la misantropie de Caton l'ancien. Pour
moi, j'aime et j'apprécie ce beau caractère. Il a quelque chose
de net et de tranché qui me convient. S'il entre dans la car-
rière des arts, c'est pour la souiller; s'il se mêle de littéra-
ture, c'est pour la ravaler; s'il pénètre dans la politique,
c'est pour en faire un trafic. Il sera, quand vous voudrez,
le médecin de tout le monde , l'épicier de tout le monde ,
l'huissier de tout le monde, le manufacturier de tout le
monde. Il entreprend aujourd'hui un théâtre, demain ce sera
un café ; après-demain une fête nocturne, et le jour d'après
l'instruction publique. Son but est le même; donner de vastes
espérances et vendre très cher des objets médiocres.
On aurait grand tort de le mépriser. C'est le sacerdoce du
monde actuel dont notre homme s'empare. Jadis le prêtre
répondait aux besoins d'une société qui craignait Dieu ; celui-
ci répond aux besoins d'une société qui ne craint que l'ennui.
Grâce à cette transformation de l'intelligence en spéculation ,
le goût publie se dégrade. Un éléphant est préféré à un ac-
S54 TYPES DE TfOTRE ÉPOQtTE.
leur. L'idéal s'abaisse, le talent se décourage, la génération
s'habitue aux médiocrités et les adople. Cette politique d'un
homme qui fait partager aux autres ses pertes sans leur
iaire partager ses bénéfices, est un exemple qui tente la
foule. En un mot , nul ne se peut vanter d'exercer plus d'in-
fluence sur son temps , et une influence plus misérable que
Ven trepi'eneur des plaisirs p uhlics .
J'opposerai à celhommere'diteurresponsable. Celui-ci peut
prendre sa place parmi les grandes victimes. Jamais destinée
ne fut plus niste et plus dévouée. Accoucheur universel de
la pensée des autres, il a consacré sa vie à ce métier de
sage-feaime. 11 a patente et boutique ouverte. Tous ceux
qui se sentent eu imû de génie s'adressent à lui. L'espèce de
considération qui s'attache à cette profession scabreuse suffît
à son bonheur : mais quel bonheur ! Cmelle duperie de la
destinée ! être l'huissier du temple de la gloire ! y faire entrer
les autres , et ne pas y mettre le pied ! Se croire entouré
d'une estime qui n'est souvent que haine et quelquefois ja-
lousie. S'asseoir sur un trône d'épines, et ceindre pour dia-
dème une couronne chargée de toutes les rivalités poignantes
des auteurs. Ou ne se mystifie pas soi-même avec plus de
résignation et de bonne grâce. Il prétend gouverner l'opi-
nion, et il est la victime de toutes les opinions contempo-
raines et contradictoires. Il ne peut en embrasser une sans
les ameuter toutes ù-la-fois. A peine ceux qu'il sert veulent-
ils lui savoir gré de ses complaisances, cl la foule des gens
auxquels il déplaît conspireraieni volontiers sa mort. La grande
sottise dans laquelle l'entrepreneur des plaisirs publics ne
-ombe jamais, c'est de préférer l'honune de talent à tous les
autres : riioiume de talent est quinteux , capricieux, mania-
que!. Tandis que l'entrepreneur des plaisirs publics , l'agioteur
littéraire, s'entoure d'un troupeau de nullités dont il fait ce
qu'il veut ; l'éditeur véritable est obligé de lutter sans cesse
avec un petit nombre d'hommes fort remarquables, qui le
harcèlent et le persécutent , dont les exigences sont innom-
TYPES DE KOTRE ÉPOQUE. 355
brables, et les travers insoutenables. Le spéculaieiir cueille
toutes les fleurs du métier. C'est lui qui ramasse largenl.
Quant à l'autre, il n'a que les déboires et les désagrémens
de sa situation.
Pauvre éditeur! JMarlyr prédestiné! que d'accusations in-
justes ! que d'ingratitudes! et que personne ne se reproche
envers toi ! Souvent ignoré du public , cet homme n'est connu
que de ceux qui doivent le détester ; car il est leur juge sans
appel et leur terrible Rhadanianthe. Les plaisirs littéraires
lui sont même en grande partie défendus; sa conscience lui
ordonne de lire jusqu'au bout les plus mauvais articles qu'on
lui présente : peut-être y aura-t-il là quelque étincelle de
mérite, quelques traces d'un talent inconnu; il doit aller jus-
qu'au bout , il le faut ; c'est son devoir, et Dieu sait que de
contes sublimes et funèbres , que de romans spirituels ou pré-
tentieux , que d'esquisses de moeurs qui ne peignent les uioeurs
de personne, il est obligé de dévorer! Un premier article lui
offre , au milieu d'une obscurité profonde , une seule phrase
heureuse : étoile égarée au milieu des ténèbres du non-sens
et de la sottise? Il marque celte phrase et en fait son compli-
ment à l'auteur , qui lui adresse iin second article , un peu
moins médiocre. Le petit ours u'est pas encore complètement
léché; il faut un troisième essai. On efface, on corrige; le
quatrième article, raturé et diminué, brille enfin aux regards
du public ; le style , autrefois novice , se forme par degrés ;
l'éditeur n'a plus qu'un petit nombre de critiques à faire ; et
au moment où la plume du rédacteur s'est dégrossie, où sa
pensée fluide et limpide coule de source avec verve et avec
éclat, notre pauvre éditeur n'a plus rien à lire ; il se contente
alors d'envoyer le manuscrit à l'imprimerie ; il livre l'auteur
à son essor et lui permet de s'abandonner seul à la publicité.
Belle situation! Etre le médecin orthopédique des esprits;
renoncer aux jouissances intellectuelles pour n'acceptei' que
la lâche de maître d'école ; lire des volumes de sottises, sans
composer un seul article ; se trouver responsable de tous les
356 TYPES DE NOTRE ÉPOQUE.
caprices qui traversent la pensée de ces messieurs, et ne
pouvoir se livrer au caprice de sa propre pensée! Plaignez
l'éditeur responsable, qui que vous soyez.
Ce n'est pas tout : l'ingratitude le poursuit ; refuse-t-il un
article? c'est le meilleur que son auteur ait jamais écrit. En
accepte-t-il un autre? c'est le plus détestable que son rival
ait publié. En butte à toutes les jalousies, persécuté par toutes
les haines , on ne lui sait gré de rien et on l'accuse de tout :
enfin , je ne connais pas de personnage plus digne de commi-
sération que ce cocher de la gloire , tenant en main le fouet
qui vous conduit au but , et ne l'atteignant jamais pour son
propre compte ; personnage tout à-la-fois important et secon-
daire, qui n'est ni un homme d'affaires, ni un homme de
lettres, ni un homme politique, ni un bourgeois; assumant hi
responsabilité de toutes les folies intellectuelles et recueillant
pour récompense unique le bonheur d'entendre dire, quand
il traverse le foyer de l'Opéra :
ce C'est l'éditeur du Monthhj Reviewl Demain je lui por-
terai un article. »
Il y a des types qui tiennent aux positions ; il y en a qui
tiennent aux caractères. La fatalité de ïéditeur le range dans
la première classe ; V emprunteur se trouve dans la seconde ,
où je classerai aussi Yhomme du lendemain , et que dans la
langue anglaise, nous appelons procrastinator : expression
oKcellente qui a dû naître chez nous peuple d'affaires, car ce
défaut nous est spécialement odieux.
Vous avez tous connu le chevalier Slowley, qui a manqué
uo mariage et deux excellentes entreprises, faute d'arriver à
l'heure convenue. Sa réponse ordinaire, c'était : J'ai hien
le Jemps ! et à force à' avoir h temps de faire les choses ,
notre homme n'avait le temps de rien faire. M. Skurry me
semble encore plus digne d'attention. Il aboutit au même
but par une route opposée ; il fait vingt affaires à-la-fois et
n'accomplit rien. Sir Henry Skurry est X homme pressé \)^\'
excellence; le temps va trop vite pour lui ou plutôt il charge
TYPES NOTRE ÉPOQUE. 357
les ailes du temps d'un si grand nombre d'occupations di-
verses, que le pauvre vieillard en jette la moitié sur la route
et laisse sir Henry se tirer d'affaire comme il peut. Sa vie
est une chasse au clocher; il court, bride abattue, ayant
toujours soin de poursuivre ce qu'il n'atteindra jamais , et
renonçant à tout ce qu'il peut atteindre.
Il n'oublie aucun soin ; la paresse lui est étrangère. Que
dis-je? c'est l'homme le plus actif du monde. Un peu plus
d'ordre le sauverait, et il ne l'ignore pas; mais il vous répond
très sérieusement que, pour mettre de l'ordre dans ses affaires,
il faut du temps ; qu'il n'en a pas; que cela viendra ; qu'aupa-
vraant il a trois ou quatre spéculations à mettre en train; et
qu'une fois débarrassé , vous serez parfaitement content de lui.
Mardi dernier, je me rendis chez sir Henry; il était trois
heures. Je trouve son groom, haletant, comme toujours, des
commissions que son maître lui a données, de celles qu'il a
oubliées et de celles qu'il cherche à se rappeler :
te Ridgeway , votre maîire y est-il?
— Oh! oui, monsieur, mais il est si pressé, si pressé!...
Sa voiture, qu'il a fait atteler à neuf heures, l'attend à la porte.
— Eh bien , je reviendrai.
— Oh! monsieur, quelque occupé qu'il soit, il aura grand
plaisir à vous voir, j'en suis sûr; je vais lui dire que vous
êtes là. «
Je monte : mon ami était dans toute sa gloire. Au milieu
de la chambre, ime table ronde chargée de papiers; au\ deux
extrémités, deux autres tables carrées; partout des livres,
(les lettres, des parchemins répandus dans une confusion
inextricable sur les sophas, sur les chaises et sur les fauleuils.
.le ne pus m'asseoir qu'en déplaçant deux ou trois de ses cor-
respondances arriérées, dont la date, que je découviis du
coin de l'œil , m'annonça qu'elles remontaient à l'année 1834.
Quant à mon honorable ami , son costume était à-la-fois celui
de l'intérieur et celui de l'extc-rieur. Une botte et une pan-
toufle, un gilet de velours et une robe de chambre; sa main
VI.— 4* SÉRIE. 23
358 TYPES DE NOTRE ÉPOQUE.
droite brandissait un rasoir, et sa main gauche un tmifjîn.
Une partie de sa figure était rasée ; l'autre , couverte d'une
écume blanchissante. Il se promenait à travers la chambre
d'un air pénétré, levant les yeux au ciel, s'arrêtant devant
les tables et les sophas encombrés de paperasses , me regar-^
dant d'un air contrit, sonnant de temps à autre son domes-
tique et l'accablant d'ordres contradictoires.
Ah ! s'écria-t-il ( les phrases de sir Henry ne se composent
jamais que de paroles qui , se précipitant les unes sur les
autres, ne permettent pas à la période de s'achever).. , c'est
vous, mon cher j'ai grand plaisir en vérité mais je
ne sais, ma parole d'honneur vous voyez quelle multi-
tude Si vous preniez la peine de «
Je m'étais assis, et je l'adnîirais.
— a Ne vous dérangez pas : continue? vos affaires : je re-
viendrai vous voir un autre jour, si vous n'avez pas le temps....
— Le temps, le temps, est-ce que j'ai jamais....? De
quinze jours en arrière....', et sans une activité dévorante, je
vous assure que »
Je ne pouvais m'empêcher de le prendre en pitié.
— ce Déjeunez , lui dis-je , ou finissez de vous raser ; nous
causerons pendant que vous achèverez l'une ou l'autre opé-
ration.
— C'est juste, très juste je n'ai rien pris, en effet,
depuis »
Sur une petite table ronde , ensevelie sous un tas de jour-
naux plus ou moins anciens, l'urne à thé, qui n'exhalait plus
aucune vapeur, reposait à côté du pot de Wedgwood qui
contenait de la crème froide.
— « On oublie de manger, s'écria-t-il.... c'est une tour
de Babel que ce Déjeuner! parbleu vous avez rai-
son »
JMais des deux armes qu'il tenait, il prit malheureuse-
ment l'une pour l'autre , et sans l'empressement amical avec
TYPES DE :VOTRE ÉPOQUE. 3^59
lequel je retins son bras, sa distraction aurait pu lui devenir
fatale.
— ce Cher sir Henry, essayez donc de ne faire qu'une chose
à-la-fois , je vous en supplie. Rasez-vous d'abord; vous dé-
jeunerez après î
— Se raser d'abord mais c'est encore vrai ! . . . . »
Du coin de sa serviette , il essuya la mousse dont son men-
ton était orné.
« Tout est froid, d'ailleurs le déjeuner est impossi-
ble je vous expliquerai rapidement les mille affaires qui
me sont survenues et qui 5)
S'interrompant alors, il savonna le côté gauche de sa figure,
et se dirigea vers une des tables couvertes de papiers.
« Trente-deux lettres à répondre , trente-deux ; par où
commencer ?
— Par la première qui se présentera , puis la seconde, puis
la troisième; ce système aura l'avantage de vous sauver les
embarras de l'indécision.
— Oui , à mon retour de la chasse ! C'est le parti que je
prendrai. J'aurai le temps ; vous me donnez là un excellent
conseil.
— Comment? à votre retour? Mais , commencez à l'instant
même.
— Oh ! je ne vous ai pas dit »
Et il essuya l'autre côté de sa figure , en reprenant sa place
sur un monceau de parchemins « Tous mes amis me le
conseillent,.... c'est à soixante mille de Londres, et je trouve
que l'éloignement J'en ai causé avec l'avoué qui prétend
qu'il faut prendre des informations très Voyez-vous? J'ai
là plus de quarante parchemins à déchiffrer Et l'affaire
de ma pupille.... Une tète de femme qu'on ne peut pas
Plus de douze lettres d'elle , remplies de sentimens pathéti-
(jues , extraordinaires et qui peuvent il faut que j'y ré-
ponde tout de suite »
Il prit une plume et la trempa dans l'encre
23.
360 TYPES DE NOTRE ÉPOQUE.
» Mais OÙ sont-elles.... Ridgeway? Ridgeway , qu'est-ce
qu'il en a fait? Viendra-t-il ?....
Ridgeway entra.
« Mon thé est froid , lui dit-il , en portant sa tasse à ses
lèvres.
— Monsieur, voilà bientôt cinq heures qu'il est servi. Mon-
sieur a-t-il des ordres à donner pour le dîner ?
— Nous parler de dîner ! maintenant! Est-ce que j'ai le
temps de dîner qu'avez-vous donc fait de ces des
côtelettes de mouton tout ce que vous voudrez.... peu
m'importe.
— Monsieur se rappelle que sa voiture l'attend toujours?
— C'est à rendre fou 1 j'ai des affaires aux quatre
coins de Londres ; un rendez-vous à midi que j'ai manqué ;
un procès à deux heures qui se plaidera sans moi.... Je vous
le répète, mon cher , jamais , sansune activité dévorante , je
ne Ridgeway, vous m'éveillerez demain à cinq heures du
matin
— Tenez, dis-je à mon ami, je vais, si vous le voulez,
vous tracer un plan de conduite qui vous permettra de rem-
plir tous vos devoirs , de faire toutes vos affaires , de vous
raser et de déjeuner comme un autre homme,
— Ah ! ce serait mon salut, ce serait mon bonheur , par-
lez, parlez !
— Je ne vous demande que d'entasser dans la première
charrette venue, tous ces papiers qui vous environnent; di-
rigez-les sur la maison de campagne d'un de vos amis , ou
louez une chambre dans le premier village dont vous trou-
verez lenomsurla carte; renfermez-vous dans cette solitude;
ne vous pressez pas ; compulsez ces paperasses l'une après
îauire ; mettez de côté tout ce qui est inutile ou arriéré ; tout
ce qui ne demande pas de réponse , briilez~le ; accordez une
dizaine d'heures par jour à ce grand travail ; donnez le reste
au sommeil et au plaisir.
— Oh ! le plaisir ! ma vie ne le connaîtra jamais.
TYPES DE JSOTRE ÉPOQUE. 361
— C'est ce qui vous trompe!.... et de toutes les condi-
tions que je vous impose , celle-ci est la plus strictement in-
dispensable : sans repos et sans plaisir, les affaires ne se font
pas.
— Vous avez encore une apparence de raison. Mais
voyez toutes ces lettres. Comment aurai-je le temps de les
empaqueter, de les ficeler, de les mettre en ordre? on m'at-
tend à trois heures
— Il en est quatre.
— Vous reconnaissez donc que c'est impossible!
— Parlez ! sir James , notre ami , vous offrira volontiers
un asile.
— A propos, j'épouse sa fille.
— Et vous faites bien ; le ménage vous offrira des dis-
tractions et même des ennuis nécessaires; de jolis enfans,
une femme aimable, en voilà plus qu'il n'en faut pour vous
arracher à cette situation que je déplore auiani que je la
blâme. Mariez-vous, mariez-vous vite.
— Mais comment aurai-jc le temps ?
— Vous êtes incorrigible , m'écriai-jc en prenant mon cha-
peau, au moment où un clerc d'avoué lui apportait une
lettre qui lui annonçait un nouvel héritage, surajouté à trois
ou quatre Icstamens dont la fortune de mon ami s'était déjà
grossie. Ce fut un véritable désespoir pour lui.
— Votre présence , monsieur , est indispensable , lui dit le
clerc, et la levée des scellés ne peut se faire sans vous.
— Demain !...
— Demain à dix heures.
— J'ai demain trois rendez-vous à dix heures. »
Le clerc ne put s'empêcher de sourire.
— « Cent cinquante mille livres sterling vous consoleront
peut-être, monsieur, de ce déplacement momentané. Quanta
la maison de campagne du comté de Surrey, elle vous revien-
dra sans aucun doute, malgré le procès qu'on va vous faire.
— Un procès ! J'en ai dt^à six qui ne marchent pas.
362 TYPES DE KOTRE ÉPOQUE.
— Vous ferez 1res bien aussi , coniinua le clerc , de forcer
rintendaui de vous rendre des comptes , ce qu'il n'a pas fait
depuis huit ans.
— Voyez, s'écria sir Henry Skurry, en jetant sur moi un
regard plein de larmes, si l'on peut imaginer un homme plus
malheureux ! Mon mariage ne se fera pas; ces papiers resteront
dans leur état actuel ; les trente-six personnes auxquelles
je n'ai pas répondu m'en voudront à la mort; je n'ai pas
déjeuné ; je ne dînerai pas; ma vie est un supplice. »
Ce qu'il y a de curieux, c'est que les affaires de sir Henry
n'ont pas cessé de prospérer; que sa fortune augmente, que
sa santé se maintient et que tout lui réussit malgré les soins
qu'il se donne.
Je ne prétends pas avoir épuisé les types curieux ou co-
miques dont notre patrie surabonde; et bientôt, j'espère, je
serai en mesure d'ajouter quelques nouvelles ébauches à
celles que je viens d'esquisser.
{iVew Monthhj Magazine.^
Mmdiawcc^.
LA COMEDIE EN PENSION.
Il est «ne époque de la vie où les grands évèneniens lais-
sent à peine une trace dans l'âme ; où l'émotion ne résulte que
d'une fortune perdue ; où l'on n'écoule plus que le fracas d'une
révolution qui brise les trônes. Eh bien, à cette époque même,
la pensée se reporte avec un plaisir et un zèle merveilleux sur
des détails d'enfance qui semblent dénués d'intérêt et de
charme. On ne fait pas attention qu'un ministère change ; et
l'on se souvient que le commis le plus infime du Foreign-
Ofpce a joué autrefois à la toupie avec vous. Les noms des
orateurs parlementaires qui vous ont étonné et ravi, ont quitté
depuis long-temps votre souvenir ; et vous vous représentez
nettement le vieux maître d'école borgne , dont le sourcil
froncé vous effrayait. Pour moi , qui ai vu passer devant mes
yeux affaiblis une procession de célébrités qui sont devenues
des ombres , je me rappellerai toujours ma petite maîtresse
de pension , madame Clarisse Robeley.
Le mot gracieuse, par lequel Napoléon aimait à désigner
(1) Miss Mitford, qui nous a fourni plusieurs esquisses fort ingénieuses, et
qui excelle à reproduire dans leurs moindres détails l'intérieur de la vie
anglaise, ses petites passions, sa moralité prosaïque et ses caprices siuguliers ,
est l'auteur de ce tableau sans préleution, mais non sans mérite, que recom-
mande une gaîlé douce et gracieuse. On ne sera pas fâché de voir ici comment
sont élevées les jeunes Anglaises ; comment legoiit de la poésie s'intru'juitdans
leur éducation , et quel mélange de coquetterie vient s'y joindre.
364 LA COMÉDIE EW PENSIOIV.
Joséphine , semblait fait pour elle ; le charme de son esprit et
de sa personne, l'élégance de sa taille étaient relevés encore
par la vivacité et l'enthousiasme qu'on remarquait souvent
dans ses regards et dans ses discours. Un seul défaut jetait
sur elle un peu de ridicule : elle était fort distraite. Mou-
choir, ouvrage, gants; tout se perdait. Elle cherchait sans
cesse les clefs qu'elle avait dans sa poche, le livre qu'elle
avait à la main , elle mettait toute la classe en rumeur pour
lui trouver son dé à coudre qui restait perché au bout de son
doigt. La distraction est le vice des bonnes gens. L'égoïste
sait très bien ce qu'il fait et ne perd rien de ce qu'il doit
garder.
Malgré ce petit travers, M" Robeley était universelle-
ment aimée et respectée; quant à moi, j'avais pour elle une
affection toute particulière ; je lui pardonnais son extrême sé-
vérité et son obstination à me faire apprendre par cœur d'en-
nuyeux abrégés de blason , de botanique , de minéralogie
et de mythologie. Quand je lui donnais l'assurance positive
que je ne retiendrais jamais un mot de tout cela ; elle me
répondait (je frémis encore quand j'y pense ! ) par une me-
nace de grammaire latine ! Après, tout, je ne pouvais m'em-
pècher de m'enorgueillir de celte haute opinion de mou
mérite, qui me valait des distinctions funestes pour mon re-
pos, mais flatteuses pour mon amour-propre. M'' Robeley,
comme la plupart des institutrices , avait espéré une position
meilleure. Elle était rêveuse comme les personnes que la vie
a trompées; elle aimait la poésie. Nous lisions quelquefois
ensemble des fragmens de Pope, de Shakspeare, de Virgile,
de Bvydenetdvi Paradis Perdu. Elle déclamait fort bien ,
(icoutait avec indulgence mes reaiarques et mes critiques,
me permettait d'admirer Satan tout à mon aise , de détester
Ulysse , et même de me moquer beaucoup du pieux et sot
Énée. Après ces grands maîtres , venaient quelques autres
poètes qu'elle aimait; Akenside que je n'ai jamais compris
et Young, dont toutes mes compagnes raffolaient et qui m'a
LA COMÉDIE EN PENSION. 365
lanl ennuyée, avec son éternelle lamentation épigrammaii-
que, que son souvenir me donne encore des vapeurs.
Le has bleu dominait parmi nous et nous avions toutes notre
album, nos excerpta, nos essais poétiques. ^oWemvaiYe?,^e
regardait l'art dramatique comme une branche essentielle de
l'éducation , et même elle nous menait quelquefois au spec-
tacle. Je ne tardai guère à partager son admiration pour
Shakspeare, que je lus et relus sans cesse. Que de larmes
versées sur Juliette! et que cette éducation romanesque pré-
parait mal déjeunes filles à la vie de comptoir, que beaucoup
d'entre elles allaient mener.
M" Robeley songeait depuis long-temps à nous faire jouer
la comédie et à transformer notre salle d'étude en théâtre;
lorsque l'arrivée d'une nouvelle pensionnaire, qui lui parut
très propre à seconder ses projets , acheva de la déterminer.
Élisa Darncll venait de province, mais nos préjugés ne tar-
dèrent pas à disparaître en sa présence. Des manières distin-
guées, une conversation originale et piquante, une physio-
nomie ouverte et noble, eurent bientôt prouvé son mérite
et la bonne éducation qu'elle avait reçue. A peine âgée de
seize ans, elle avait beaucoup d'instruction; chose qui nous
étonnait infiniment : nous avions l'impertinence de regarder
les pensions de province comme des sources d'ignorance et
d'absurdité. Antre sujet de surprise! Miss Élisa jouait bien
la comédie; elle avait rempli un rôle dans l'opéia de Mil-
tou , Conius! W^ Robeley était ravie. Elle trouvait dans
celte circonstance une explication suffisante de la grâce , du
bon ton de miss Élisa , de ses talens et du charme de sa con-
versation. Connncnl résister à la tentation de nous faire suivre
cette route et imiter un si délicieux modèle!
Mais hélas ! bien des drames ne peuvent être joués con-
venablement par de jeunes personnes. La maîtresse redoutait
le puritanisme des parens, le bavardage des voisins et leurs
malveillans commentaires. Après bien des rechnrches, on
s'en tint à une pièce morale de miss Ilannah More, ('/était une
366 LA. COMEDIE EN PENSIOTC.
espèce de drame pastoral intitulé la Recherche du bonheur;
dialogue rimé y tendant vers un but excellent ; peu spirituel ,
fort prétentieux , mais tout-à-fait anti-dramatique , et assez
peu pastoral. En voici l'analyse, qui étonnera le lecteur :
Quatre jeunes dames, revenues des plaisirs de ce monde, fa-
tiguées d'elles-mêmes et étonnées de ne pas être heureuses,
vont consulter une vieille femme, Uranie, qui habite un
ei'mitage éloigné , et qui a, dit-on, des secrets merveilleux
pour procurer le bonheur; elles rencontrent sur leur route
une jeune bergère dont le nom est Florella, protégée d'U-
ranie, et qui les conduit vers cette dernière. La sibylle reçoit,
avec indulgence , les belles affligées , écoule leurs confes-
sions, leur donne quelques avis, fait servir un excellent dé-
jeuner et les renvoie contentes. La pièce finit là. Ce brusque
dénoùment et ce déjeuner, considéré comme le terme du
bonheur, nous parurent absurdes. Avions-nous tort? Des cri-
tiques de 15 à 16 ans ne sont pas très portés à la tolérance.
Puis descendre jusqu'aux productions de miss Hannah More .'
quel désappoinlementi nous, adoratrices de Shakspeare et
de Millon! La pauvre M'* Robeley nous plaignait de tout
son cœur! ce ne fut pas là son unique chagrin!
Elle éprouva le sort commun aux directeurs de théâtres.
La dissension se mit parmi les actrices; l'une voulait ce rôle-
ci , l'autre refusait celui-là. Décorations, costumes, tout pré-
sentait de nouvelles difficultés; tout était sujet de discorde.
Enfin , à force de soins , de patience , et grâce surtout à notre
conviction, qu'il valait encore mieux jouer le drame pastoral
d'Hannah More, que de ne rien jouer du tout. M" Robeley
parvint à nous faire entendre raison , à ramener le calme au
milieu de la troupe, et à distribuer convenablement les rôles.
jVIiss Éiisa accepta celui d' Uranie, sous condition toutefois
qu'on diminuerait considérablement l'âge de la sibylle : car
elle déclara qu'elle n'aurait pas même joué Cornus, si Co-
rnus eût éié une vieille femme. Elle voulut aussi qu'à ces
expressions respectable et vénérable, qui revenaient sou-
LA COMÉDIE EN PENSIOIV. 367
vent dans le dialogue et qui la choquaient infiniment, on
substituât celles d'aimable fe'e ou quelque autre terme du
même genre. Les rôles des quatre chercheuses furent dis-
tribués de la manière suivante. Celui de Cleora, la savante,
me tomba en partage ; celui de la coquette Euphélia fut
donné assez mal-à -propos à l'une de nos pensionnaires, dont
la beauté était le moindre mérite, et pour qui la vanité et la
coquetterie étaient des défauts impossibles ; la troisième ,
Clorinda, fut très bien représentée par une jeune fille , à la
figure mélancolique , aux yeux tendres et languissans , à la
taille svelte , élégante, et dont l'accent un peu traînant, et
les manières nonchalantes, s'accordaient parfaitement avec
l'esprit du rôle; notre quatrième beauté, nommée /"««/ore/Za,
était une jeune fille aux yeux noirs et perçans; la grâce de
ses manières, une certaine langueur orientale qui régnait
dans toute sa personne, rappelaient le charme des beautés
asiatiques, et convenaient très bien au personnage qu'elle
devait représenter. Elle joignait à ces avantages une voix
admirable et le talent d'une bonne musicienne; on lui ar-
rangea donc quelques airs italiens avec accompagnement
de harpe ; la grâce et l'élégance du costume devaient com-
pléter l'illusion et assurer son triomphe. Notre bergère, !/<7o-
rella, était charmante aussi; c'était la figure la plus fraîche,
la plus riante ; c'étaient les cheveux les plus blonds , les
joues les plus rondes qu'on put voir; elle semblaLt venue au
monde pour porter une houlette et tresser des couronnes de
fleurs.
Qu'on pardonne à ma vieillesse ces souvenirs si jeunes en-
core dans ma pensée. Voilà notre réunion à-peu-près com-
plète : il ne manquait plus que les deux enfans dlJratne. Ces
rôles n'étaient à la vérité que des personnages muets , et jus-
que-là on ne s'en était guère mis eu peine ; mais , lorsqu'il
fallut trouver des personnes qui s'en chargeassent , deux
jeunes filles de 18 à 19 ans se présenlèrent. A la vue de ces
enfans plus âgées et plus grandes qu'elle-même., Uvanie, la
S68 LA COMÉDIE EN PENSION.
sibylle, jeta les hauts cris, et celte circonstance faillit tout
détruire. Jouer un rôle de mère, lui semblait déjà assez dur.
Mais être forcée de paraître vieille! Elle déclara qu'elle ne
jouerait point ; on pria , on se fâcha , la maison se remplit de
factions, de disputes, de petites intrigues et de grandes co-
lères.
Enfin, l'argumenl d'Uranie était sans répbque; on vit
qu'il était inutile d'insister. Tout restait donc en suspens ,
lorsque l'imagination féconde de M" Robeley parvint à tout
concilier, en composant une espèce d'intermède dans lequel
les deux grandes filles trouvèrent un moyen 1res convenable
de déployer leurs talens, et où Zénobie, la danseuse, devait
étaler ses grâces dans tut pas seul. Satisfaites de cet arran-
gement qui plaisait beaucoup aux mères, elles consentirent à
résigner leur emploi ; deux petites filles irlandaises aux joues
vermeilles, aux têtes rondes et frisées, âgées de 8 ans, et qui
n'en paraissaient guère plus de cinq ou six, quoiqu'elles eus-
sent de l'eprit comme à douze, furent choisies pour jouer les
enfans d'Uranie, qui reprit son rôle -. le calme se rétablit.
Plus de pension. Nous étions toutes à l'art dramatique. La
maison était méconnaissable et l'heure des leçons eniièiement
oubliée; ou ne s'occupait que de son rôle et de sa toilette;
il semblait que ce fût un jour de fête perpétuel. Celles qui ne
jouaient pas tressaient les guirlandes et les fleurs de papiei-
qui devaient orner le bosquet d'Uranie, pour lequel on avait
même loué quelques décorations. Quant à Uranie , de sé-
rieuses études l'absorbaient, et ce n'était pas une petite af-
faire pour elle. Il s'agissait de concilier l'âge et la gravité du
rôle avec l'élégance et la fraîcheur des vêtemens. Il fallait
représenter une vieille femme, tout en paraissant jeune et
jolie! Sa coquetterie déploya bien des ressources! Avec
quel art ingénieux , s'enveloppant de mousseline , elle voila
ses traits et sa taille sans les faire paraître moins aimables!
Tout en conservant ses avantages, elle sut éviter ce qui
pouvait rappeler le costume d'une jeune fille, et désarma la
LA COMÉDIE EN PENSION. 369
crilique, qui aurait pu lui reprocher d'avoir l'air d'une belle
fiancée plutôt que d'une femme revenue des plaisirs de ce
monde. Le talent qu'elle déploya comme actrice surpassa aussi
mon attente ; je ne pouvais me lasser d'admirer son jeu fin et
délicat, la grâce, laisance qu'on distinguait dans sa manière
de dire les moindres paroles. Sans doute toute autre m'eût
inspiré de l'envie; mais elle était si bonne, si affable, si
prompte à excuser l'ignorance ou à encourager les efforts,
que, excepté la crainte de paraïlreviet/ie, on ne pouvait lui
reprocher la moindre faiblesse ni s'empêcher de l'aimer.
Nous eûmes quelques difficultés à faire prononcer à une
jeune Française nommée Euphémie le th anglais : deux ter-
ribles consonnes qui étaient pour elle un vrai travail. Néan-
moins son accent avait tant de charmes, que nous regrettions
presque de corriger ce léger défaut de prononciation. Pas-
lorella recherchait, avec beaucoup d'ardeur, un air italien
qui allât à sa voix et une robe qui convînt à son rôle et à sa
taille : chose embarrassante. Les fleurs qu'elle avait choisies
d'abord étaient mêlées de rouge et de jaune. Le jaune à
la lumière paraissait blanc, le rouge trop foncé, ce qui dé-
rangeait ses combinaisons. Il y avait bien le lis, mais cette
tige molle et délicate penchait un peu trop. Le myrthe; mais
il était trop raide et ne pliait pas assez. Enfin , renonçant aux
fleurs, elle choisit, pour unique parure, des guirlandes de
feuilles de chêne. Quant à moi, j'avais des inquiétudes d'une
nature bien différente : les premières répétitions m'avaient
appris que j'étais la plus mauvaise actrice de la troupe, et que
l'amour d'un art ne fournit pas toujours les moyens d'y excel-
ler. Après avoir eu l'ambition de jouer des pièces de Milton
et de Shakspeare , je fus forcée d'avouer à ma honte que le
drame de miss Hannah More était encore trop fort pour
moi. Comprendre mon rôle et le savoir par cœur, voilà tout
ce que je pus faire; il me fut impossible de le jouer d'une
manière passable ; la crainte m'aurait ùté toute espèce de
moyens si j'on avais eu. Mes bras et mes mains étaient pour
370 I--^ COMÉDIE EÎN PENSION.
moi im insupportable fardeau ; je ne sais ce que j'en aurais
fait si l'on ne m'eût accordé le secours d'un éventail, et sans
la promesse de Florella qui devait me présenter un œillet ,
comme contenance , dès qu'elle entrerait en scène.
Enfin, après un mois de préparations, le jour, le grand
jour arriva; de ma vie je n'ai vu tant de tumulte. Yacarme
épouvantable; on se pressait dans les salles, on allait, on
venait sans savoir pourquoi. Les unes essayaient leurs
chants, les autres leurs pas de danse; les rires, les cris se
succédaient sans interruption. Une foule de petites circon-
stances vinrent encore se jeter à la traverse et augmenter ce
désordre. La plupart des ouvriers chargés du soin de nos ac-
cessoires nous manquèrent de parole. En vain leur dépéchait-
on message sur message ; des brodequins impatiemment
attendus n'arrivèrent qu'à la fin du ballet, et lorsque les figu^
rames eurent été obligées de danser en pantoufles ; les filles
d'Uranie, au lieu d'une charmante robe de fantaisie qui leur
était destinée, furent contraintes, par la négligence de la cou-
turière, déjouer en simples fourreaux blancs. Les costumes qui
arrivaient causaient autant d'embarras et de trouble que ceux
qui n'arrivaient pas. Une malheureuse marchande de m.odes
s'avisa d'envoyer à Euphémie une plume bleue qui s'accordait
mal avec une robe rouge. La robe de Paslorella se trouva trop
courte ; celle de Florella trop longue, et le rideau d'avant-scène
tomba tout de travers. La plus cruelle de nos perplexités nous
vint de Clorinda. Elle n'avait pas de mère. Sa tante, qui de-
meurait à la campagne, était seule chargée de lui fournir son
habillement. Le jour de la représentation arrive : point de
costume! L'inquiétude est générale, lorsqu'une lettre reçue
par la poste vient y mettre le comble. Cette .lettre, adressée à
Clorinda, était affranchie par son oncle, membre de la Cham-
bre des Communes, signée de la tante et écrite par la femme
de chambre; elle marquait que l'envoi promis devait arriver
sans (àute jeudi matin {thur'sday) , et qu'on espérait que le
costume réunirait tous les suffrages. On n'avait rien négligé,
tA C03IÉDIE EN PENSION. 371
ajoutail-on , pour le rendre à-Ia-fois élégant et magnifique.
Jeudi malin , bon Dieu! et le grand jour était mardi
{tuesday) ; quel désappointement ! que faire ! Nous lûmes et
relûmes cent fois la fatale annonce; pas de doute, c'était
bien thursday : T, H, U; cependant, à force d'épeler et
d'examiner, nous nous aperçûmes que la lettre r pouvait à la
rigueur passer pour un e , et qu'on avait mis dans plusieurs
mots un h où il n'en fallait pas du tout. Nous sûmes bientôt
de Clorinda que la femme de chambre était Irlandaise; dé-
couverte qui nous donna un peu d'espoir. Il n'était pas im-
possible que nous eussions pris le mot ttiesday, mardi, pour
tJniî'sday, jeudi ; peut-être une mauvaise orthographe était
la seule cause de notre erreur et de nos anxiétés. Nous en
étions là, lorsque l'arrivée du paquet mit un terme à nos con-
jectures et justifia les éloges dus à notre sagacité. L'heureuse
Clorinda se trouva en possession d'un habit charmant , qui
relevait la grâce de sa personne; cette grande afiaire ter-
minée, nous reçûmes l'ordre de nous tenir prêtes pour l'heure
delà représentation.
Notre théâtre était une salle spacieuse, qui communiquait,
par de larges portes ouvertes, avec une autre pièce, assez
spacieuse pour contenir un grand nombre de spectateurs. Le
lieu de la scène donnait sur le jardin par une fenêtre d'où
l'on descendait et où on montait au moyen d'une échelle;
la seule communication que nous pussions avoir ' avec le
dehors. Un domestique de la maison se tenait au pied de
l'échelle , attentif à nous aider au moindre signal. Nous
étions là comme des oiseaux en cage, et après nous avoir
fardées, poudrées, frisées, on nous conduisit, ou plutôt on
nous traîna. La fuite était impossible. En directrice pru-
dente , M" Robeley s'était armée de toutes les précautions
nécessaires pour prévenir les inconvéniens qui pouvaient ré-
sulter d'un excès de crainte ou de timidité. Mais elle n'avait
pas tout prévu. Au moment même où les spectateurs prenaient
place, où l'orchestre commençait à se faire entendre, la
372 I-A. COaiÉDIE EN PENSION.
pauvre Pastorella, qui pouvait à peine respirer dans ses vê-
lemens trop étroits, fut saisie de frayeur et se trouva mal.
La servante appelle; noire gardien de rëchelle apparaît
chargé d'une énorme cruche pleine d'eau, qu'on s'empresse
de porter à la défaillante. Mais dans le trouble où nous avait
jeté cet accident, l'une de nous, en courant chercher un
flacon de sels , heurta la harpe de Pastorella qui était sub
son passage. L'instrument tombe, l'eau couvre le théâtre et
menace l'orchestre. Horrible extrémité! les actrices trem-
blantes pour leurs fleurs, leurs rubans et leurs souliers de
satin, cherchent partout un refuge, en tenant leurs jupes
serrées contre leur corps, pour préserver leurs robes si
fraîches du terrible élément. Je ne sais comment, dans ce
désastre, la forêt entière ne tomba pas sur la rampe et sur
le nez des musiciens. Mais un renfort de servantes accourues
au bruit, eut bientôt étanché le lieu de la scène et réparé
le désordre. Nous retrouvâmes la pauvre Pastorella qui , re-
venue de son évanouissement, soulageait son émotion par un
déluge de larmes et essuyait le rouge détrempé sur ses joues.
( lomme personne n'avait été blessé , nous ne tardâmes pas à
être rassurées complètement; l'eau froide avait calmé notre
imagination et fait diversion à nos craintes. Les encoura-
gemens de M" Robeley achevèrent de nous remettre en belle
humeur et le rideau se leva.
Je devais paraître la première. Hélas! je m'avançai à-peu-
près aussi résolue qu'un lâche forcé de paraître devant l'en-
nemi, quand il ne peut ni fuir ni se cacher ! Mon cœur bat
encore lorsque j'y pense : cependant tant d'émotion était
inutile. Les spectateurs montrèrent beaucoup d'indulgence;
hi comédie allait assez bien : et sauf quelques légers accidens
sur lesquels je ne m'étendrai pas , tels qu'une scène jouée
avant ime autre, trois cordes cassées à la harpe de Pasto-
rella, la voix de la chanteuse qui détonait, ^ une actrice qui
manqua la réplique, une autre qui oublia sa houlette, nos
spectateurs furent ravis. Il sufiîra de dire que la beauté d'Eu-
LA COMÉDIE EN PENSION. 37?
phéniie , le jeu d'Uranie , la danse de Zénobie , enlevèrent
tons les suffrages et obtinrent un juste tribut d'éloges et d'ad-
miration. Pères, oncles et tantes prodiguèrent les louanges
aux actrices , et satisfirent tous les amours- propres.
Il s'est passé bien des années depuis lors. Cette fraîche et
brillante jeunesse a disparu : les unes sont mariées ou éloi-
gnées ; d'autres ne sont plus. Les soucis, les soins importans
ont remplacé ces plaisirs frivoles.
Mais toutes les émotions de ce mois sont restées profondé-
ment gravées dans nos esprits. Devenue plus grave et plus
sévère, ne m'est-il pas permis de demander aujourd'hui si
cette éducation commune des femmes est réellement celle qui
leur convient ; si ces plaisirs, ces sensations, ce désir de
plaire, ces petites passions du théâtre, n'ont pas leur danger;
et si l'unique éducation d'une jeune personne nest pas celle
qu'elle reçoit de sa mère? Réflexions que j'eusse vivement
blâmées à l'époque dont je parle , et que je ne puis m'empê-
cherde faire aujourd'hui.
( Miss Mit for cl' s Sketch es. )
fl. — 4* SÉRIE. 2Z{
NOUVELLES DES SCIENCES,
DE LA LITTÉRATURE , DES BEAUX- ARTS , Ï)U COMMERCE , DES ARTS
INDUSTRIELS, DE l' AGRICULTURE , ETC.
Scifitccs naturrllfô.
Eruption d'un marais tourbeux ( hog ) dans le comté
d'Antrim , en Irlande. — L'éruption des marais est un de
ces phénomènes que la nature ne nous offre pas fréquemment.
Nous croyons donc , dans l'intérêt de la géologie , devoir re-
produire ici la description que vient d'en donner le .octeur
Hunter dans le Magasin d'fiistoire naturelle. Cette éruption
eut lieu le 17 septembre 1836 à Fairloch , l'un des nombreux
marécages dont la réunion forme le marais de Sloggan , le
plus vaste de ceux qui se trouvent au nord de l'Irlande ; il
couvre presque en entier un espace de onze milles acres, et
la grande route de Londondemj le divise presque en deux
parties égales. Avant que cette éruption eût commencé , on
avait observé que le marùià SB soulevait graduellement au
centre, et qu'il avait atteint une élévation de 30 pieds, puis
lui bruit semblable au mugissement des vents se fit entendre,
et la masse entière du marais s'affaissa de quelques pieds.
Albrs un fleuve de boue se mit en mouvement , pénétra dans
les fondrières , et finit par atteindre de légères éminences ,
contre lesquelles sa force s'épuisa durant la nuit du 18. Dans
celle du 19, la masse tourbeuse demeura stationnaire ; mais
elle se gonfla comme dans les jours qui avaient précédé l'é-
ruption, et le 19, vers le milieu de la journée, elle fit entendre
le même bruit. L'éruption se traîna lentement jusqu'au 21 ,
NOUVELLES BÉS SCIENCES. 375
jour auquel elle n'avait encore atteint que la distance d'en-
viron un quart de mille ; elle resta à-peu-près stationnaire
jusqu'au 23 ; mais ce jour-là, vers trois heures du soir, elle se
précipita tout-à-coup en avant , avec une vitesse si grande ,
qu'il était impossible de la suivre à pied. Le 2ù, elle atteignit
la grande roule, pénétra dans une chaumière, autour de
laquelle elle s'éleva jusqu'à 10 pieds , puis se précipita sur
le chemin comme une cascade , en produisant le même bruit
qu'une grande chute d'eau. En peu d'instans une masse
boueuse de 10 pieds de haut couvrit une étendue de 300 yards
( 900 pieds ) ; elle descendit ensuite le long de la vallée qui ,
pendant l'espace d'un quart de mille , est légèrement en
pente , et arriva jusqu'au bord de la rivière Maine. Le len-
demain , la masse se précipita dans la rivière, qui , dans cet
endroit , n'a que k pieds de profondeur; elle en intercepta le
cours pendant plusieurs heures , et s'étendit sur l'autre rive.
Mois , bientôt la rivière s'étanl élevée à la hauteur de cette
digue , elle la renversa, et la masse boueuse fut entraînée par
le courant; pendant les trois jours suivans , le marais ne dis-
continua pas de couler dans la Maine. C'est seulement le 28
que cette éruption cessa , après avoir duré dix jours. Son
passage , au travers de la rivière , fit périr une quantité im-
mense de poisson , et on ramassa plusieurs quintaux de sau-
mons et de truites asphyxiés.
Peu de temps après que l'éruption eut cessé , M. Hunterse
rendit sur les lieiix ; ils n'offraient d'autres traces de ce bou-
leversement qu'un abaissement de 20 pieds , au-dessous de
l'ancien niveau du marais ; un petit étang circulaire occupait
alors le creux de la partie centrale. Cette circonstance rap-
pelle les étangs circulaires qui, lors des tremblemens de terre,
se sont formés dans la Calabre.
0nfncc5 €l)imiqitcs.
De l'hifluetice de fa couleur sur le rayomiement de la
ehaieur 7ion lumineuse. — M. Bâche , professeur de philo-
2i.
S76 NOUVELLES DES SCIEKCES.
Sophie naturelle à Philadelphie , vient de publier, dans tlie
Americ. joiirn. of Science, le résultat des recherches qu'il
a faites pour {'lablir si la couleur influe sur le rayonnement
(ie la chaleur obscure , vu qu'on ne peut pas changer la
couleur d'un corps sans changer sa structure intérieure. On
peut espérer , tout au plus, d'y parvenir par une induction
(iloignce , en comparant les résultats fournis par un grand
nombre de substances colorées diversement. C'est vers ce
but que M. Bâche a dirigé ses expériences. L'appareil dont il
s'est servi consiste en un vase cylindrique d'étain , ayant deux
pouces de hauteur et un pouce et demi de diamètre , dont
le fond supérieur porte un petit tuyau conique destiné à
recevoir un bouchon percé , à travers lequel passe la tige
d'un thermomètre. Après avoir appliqué sur le vase une
couche de l'enduit qu'on veut essayer , on le remplit d'eau
bouillante , on y introduit le thermomètre à une profondeur
constante afin que la quantité d'eau soit toujours la même,
on le suspendu une corde , au moyen de deux petits crochets,
on attend que le thermomètre arrive à 180° F. et, dès ce mo-
ment , l'on observe avec une montre à secondes le temps qu'il
met à descendrejusqu'à liO" F. On applique alors sur le vase
une nouvelle couche du même enduit, et l'on recommence
l'expénencc de la même manière ; on continue d'appliquer
de nouvelles couches jusqu'à ce que la durée du refroidisse-
ment atteigne son mininmm ; et c'est cette durée minimum
que l'on conserve connue représentant le rayonnement propre
de l'enduit essayé. Comme ces expériences demandent beau-
coup de temps, il est impossible qu'elles soient faites dans
des circonstances semblables. Pour rendre comparables celles
qui avaient été faites à diflcrens jours , on a eu soin d'observer
chaque fois le refroidissement de l'eau dans un vase à-peu-
près pareil au précédent, et dont l'état de la surface n'a pas
changé. D'abord on s'était servi d'un vase d'étain sans aucun
enduit; mais, comme il se ternissait , le docteur y substitua
un enduit d'or. C'est avec ses précautions que M. Bâche
NOUVELLES DES SCIENCES. 377
a fail les expériences suivantes qu'on peut regarder comme
très comparables entre elles. Il est à regretter qu'il n'ait pas
plus souvent fait connaître l'excipient dont il a fait usage pour
appliquer ces enduits.
Nature de IVuduil.
Touruesol
Pileu de Prusse
Suif, ammoniacal de cuivre.
l'eroxide demaiiyauèse. .
Eucrc indienne
Bichromate de potasse. .
Encre indienne
Orcanelte
(.aihonate de plomb dans
l'iuiiie de lavande. . .
Sulfate de plomb. . . .
Orcanette bleuie par la po-
tasse
t^arbonate de magnésie. .
Carbonate de plomb dans
la gomme
t'.arbonale de chaux. . .
Vermillon
Sulfure de baryte. . . .
Sulfate doré d'antimoine .
Indigo
Coclienille
Plomb ronge
Plombagine
Cbromale de plomb. , .
Gomme giille
lîisulfnre d'élain ou or mu-
sif
Eurép nilnimum
du refroidiss'-ni. Elal de la surCicc
Bleu
Lieu. . . . ,
Bleu verdâtre. .
]\.oir brunâtre.
Noir
Bruu. . . . .
Noir. . . . .
Cramoisi . . .
Blanc. . . . ,
INoir. . . . .
Bleu. , . .
Blauc . .. .
Blanc . . .
Blauc foncé.
Rouge . . .
Blanc . . .
Brun. . . .
Bleu. . . .
Cramoisi . .
Orange. . .
Noir. . . .
Jaune . . .
Vert oli\âlre.
Jaune . . .
ijgg secondes
729 .
789 .
804 .
804 .
810 .
817 .
828 .
8.30 .
837 .
838 .
846 .
864 .
865 .
872 .
873 .
909 .
912 .
944 .
952 .
974 .
977 .
1005 .
1085 .
Pour estimer ces résultats à leur juste valeur
dire que les enduits ne recouvraient pas toute la surface du
vase ( en y comprenant les deux fonds ) , mais seulement la
même portion dans toutes les expériences , et faire attention
Rugueuse.
IJ.
Unie, nonluis"'-
Non unie.
Unie.
Unie, non luis'*^-
Unie, non luis'*-
Rugueuse.
Unie.
( Médium).
Unie.
Rugueuse.
Unie.
Unie.
Unie.
Unie.
Unie.
Unie.
Unie.
Unie.
, nous devons
378 >'OVVEIXES PES SCIENCES.
que la chaleur se perdait à-la-fois par le rayonnement et le
contact de l'air; il en résulte que les nombres ci-dessus ne
donnent pas réellement la mesure du pouvoir rayonnant.
Mais , comme la chaleur enlevée par l'air est indépendante
de l'état de la surface , ils donnent du moins l'ordre dans le-
quel les pouvoirs émissifs se suivent ; de sorte qu'une substance
rayonne véritablement plus ou moins de chaleur suivant que
la durée du refroidissement est plus ou moins considé-
rable.
Il est donc bien certain que, d'après le tableau ci-dessus, on
ne saurait en conclure que la couleur exerce la moindre in-
fluence sur le rayonnement, puisque la même couleur occupe
des rangs très différens à la dernière colonne consacrée à la
surface de l'enduit.
ijiôtoire. — jCitti'raturf .
Jeanne Maccrea. — Un nouveau roman , fondé sur un
épisode dramatique de la guerre de l'indépendance , si vail-
lamment soutenue par les colons de l'Amérique septentrio-
nale contre la métropole , vient de paraître à Boston. Yoici le
sujet qui nous a paru plein d'intérêt : la vérité des faits est
attestée par tous les contemporains.
Jeanne Maccrea était fille d'un ministre presbytérien mort
dans la Nouvelle-Jersey avant la révolution. Son frère , qui
habitait la rive occidentale de l'Hudson , lui offrit un asile à
la mort de son père; ce fut là qu'un jeune homme, nommé
David Jones, la connut et la demanda en mariage. La guerre
éclata ; Jones prit parti dans l'armée royaliste , se rendit en
Canada , et fut nommé lieutenant dans les troupes de Biir-
goyne.
Le fort Edouard s'élevait à quatre milles environ de la
maison habitée par l'oncle de la jeune fille, sur le bord
de riludson , à quelques toises de la rive , et entourée d'une
NOUVELLES DES SCIENCES. 379
vaste plaine cultivée. Vers le nord, à un tiers de mille du fort,
se trouvait l'habitation d'une dame américaine que Jeanne
Maccrea allait souvent visiter, et qu'abritait une colline assez
élevée ; des buissons épais tapissaient la colline , dont la cime
se couronnait d'un pin gigantesque, célèbre dans la con-
trée par ses dimensions , et au pied duquel jaillissait une
source vive. Lorsque les troupes américaines vinrent occuper
ce canton, Jeanne Maccrea se trouvait en visite chez son
amie; cent hommes furent placés dans le fort; un piquet de
soldats, commandés par le lieutenant Van-Vechlcn , sta-
tionna dans les bois , un peu au- delà de la colline.
Le matin venait à peine de paraître , lorsqu'un détache
ment d'Indiens, sortant des forêts environnanles, et poussant
leurs longs cris de guerre , vinrent attaquer le piquet de sol
dats posté près de la colline. Quatre hommes sont blessés; le
lieutenant et cinq autres tombent morts. Un soldat , nommé
Samuel Standish , placé en vedette auprès du pin , voit arri-
ver sur lui trois Indiens, en ajuste un, le tue, se sauve à
travers la plaine , est cerné par quatre nouveaux ennemis qui
font feu sur lui et le blessent au pied ; puis , le voyant inca-
pable de s'échapper, le portent jusque auprès de la source et
l'y laissent blessé. Il avait passé quelques minutes dans cette
situation lorsque deux femmes échevelées, traînées par les
mêmes Indiens , montèrent la colline. C'étaient miss Maccrea
et son amie miss Macniel, que les Indiens avaient surprises
et enlevées dans la maison de cette dernière. On les garrotte
et on les jette auprès du soldat blessé. Cependant une vive
contestation s'élève entre les chefs sauvages. A leurs éclats de
voix, à la véhémence de leurs gestes, on peut reconnaître
l'àpreté de leur discussion. Bienlùt la querelle dégénère en
combat, et l'un des Indiens, saisissant miss Maccrea à la
gorge, et appuyant son mousquet sur la poitrine de la jeune
lille, la tue. Elle tombe, il la relève aussitôt, et d'un seul
coup de son tomahawk, il enlève toute la peau du crâne sur
laquelle la chevelure est implantée , et rejette cet horrible
380 NOUVELLES DES SCIENCES.
trophée à la tête d'un guerrier indien qui avait soutenu une
opinion contraire à la sienne. Ce dernier s'élance sur lui et le
poignarde.
Après cette scène sanglante les cadavres furent abandonnés
sur la place ; le frère de Jeanne Maccrea, averti du fatal évé-
nement , se rendit sur les lieux, y trouva le corps de la pauvre
fille meurtri de neuf blessures, toutes mortelles, et la fit en-
sevelir. Les mobiles secrets et le dénoûment de cette histoire
tragique ont quelque chose de plus horrible encore. Deux
chefs de tribus sauvages avaient été chargés parle fiancé de
miss Maccrea de lui amener celle jeune personne qu'ils de-
vaient aller prendre dans la maison de son amie, et pour la-
quelle Jones les avait chargés d'une lettre. Les Indiens igno-
raient l'intention de Jones et ses rapports avec miss Maccrea.
Pour eux c'était seulement une prisonnière à faire, une
proie à conquérir. Pourvu qu'ils conduisissent celle captive
ou sa dépouille à Jones, ils pensaient que leur devoir serait
rempli. Nos Indiens ne se contentèrent pas d'un seul exploit;
tout en enlevant la jeune fille , ils allaquèreni le poste améri-
cain placé à peu de distance de la maison , et livrèrent le
combat que nous avons rapporté. Jeanne, qui était convenue
d'avance avec Jones de suivre les Indiens qui se présente-
raient , ne manifesta aucun élonnemenl quand ils lui appor-
tèrent la lettre de ce dernier, et les suivit sans résistance.
Mais une fois la double capture opérée, les sauvages se pri-
rent de querelle à propos de la part que chacun d'eux avait
prise à la victoire. Le plus féroce et le plus violent des chefs
termina la discussion , en assassinant la captive et rejetant la
peau sanglante de son crâne à la tête de l'aniagoniste; débat
atroce, horriblement terminé. Les barbares pensaient d'ail-
leurs que ce sanglant trophée suffirait à Jones; ils ne man-
quèrent pas de le lui apporter. L'amant vit les Sauvages étaler
devant lui la peau sanglante du crâne de sa maîtresse, lui-
même qui les avait armés sans le savoir. Il survécut peu de
temps à cette affreuse tragédie dont les habitans des environs
NOUVELLES DES SCIENCES, 381
onl conservé le souvenir. Il y a peu d'années, les restes de la
jeune fille el de son amant, enseveli près d'elle , furent portés
dans le cimetière du village au milieu d'un cortège solennel
composé de jeunes filles de la province. La mort de Jeanne
Maccrea avait retenti jusque dans les communes d'Angle-
terre; et Burke la cita comme une preuve frappante de la
barbarie de cette guerre.
Les Bazars de Constantinople. — iVous empruntons le
récit que l'on va lire au journal de voyage d'un jeune Amé-
ricain , M. John Willis , qui , en parcourant l'Ancien-Monde ,
s'amuse à tracer de brillantes esquisses. Nos lecteurs se rap-
pelleront sans doute que cet auteur nous a fourni déjà deux
tableaux de genre pleins d'intérêt : Une journée au château
de lord Gordon et les Critiques d' Edimbourg .
Réunissez toutes les boutiques de New-York, de Phila-
delphie et de Boston , et rangez-les autour de l'Hôtel-de-Ville,
enlevez-en les façades; empilez les marchandises sur des ta-
blettes en regard de la rue ; métamorphosez vos commis élé-
gans en vieux musulmans, graves, barbus et coiffés de tur-
bans , ou bien faites-en des Arméniens en capalcks et au teint
rosé. Réunissez tout cela , dis-je, et vous aurez alors une idée
du grand bazar de Constantinople. C'est une cité à couvert.
Vous pouvez y marcher la journée entière et plusieursjours de
suite, y faire mille détours, passer d'une rue dans une autre ,
monter et descendre , sans jamais vous reconnaître. Le toit
en est aussi élevé que celui de nos maisons à trois étages ; et
la lumière affaiblie , si avantageuse aux marchands , y arrive
à grand'peine à travers une lanleine qui n'est jamais nettoyée
que par la pluie.
C'est un sujet d'amusement inépuisable que d'errer dans ce
bazar. On n'y avance pas promplemenl, car les allées y sont
aussi encombrées que les bas-côtés d'une église, au sortir
383 NOUVELLES DES SCIENCES.
du sermon. Tantôt, c'est une troupe de dames turques, '
glissant légèrement dans leurs pantoufles jaunes, le visage
couvert jusqu'aux yeux; tantôt, une grosse esclave portant
un enfant ; plus loin , un kervas, armé jusqu'aux dents ,
frayant le passage pour un dignitaire qu'il précède. Au milieu
de cette foule de gens de toute espèce , le seul parti que vous
ayez à prendre est de serrer vos coudes et de vous laisser bal-
lotter çà et là selon leur bon plaisir.
Les boutiques ont six pieds de large et trois ou quatre de
profondeur. Le propriétaire, assis sur le comptoir et les
jambes croisées , vous présente tout ce dont vous avez be-
soin sans quitter sa place. Ce comptoir est un large banc à
deux pieds de terre qui règne sur toute la longueur de la rue,
au-devant des boutiques, qui ne sont séparées l'une de l'au-
tre que par de minces cloisons. L'acheteur s'asseoit sur le
comptoir pour être à l'abri de la foule, et le marchand étale
ses marchandises sur ses genoux, sans jamais daigner ouvrir
la bouche, si ce nest pour vous en dire le prix. S'il y ajoute
les mots de hiwno ou de kalo, seules paroles qu'un vrai Turc
sache des langues d'Occident , il est considéré par ses voi-
sins comme un prodige. Il arrive souvent, pendant que vous
examinez les objets que vous desirez acheter, que votre mar-
chand se glisse par un trou dans la niche qui lui sert de
chambre à coucher ; là il fait ses ablutions , et cette cérémonie
accomplie, il revient étaler en silence son tapis sacré dans
la direction de la Mecque , se prosterne et marmotte ses priè-
res sans s'inquiéter, ni de votre présence , ni des passans.
Aucune affaire ne saurait l'empêcher de remplir ses devoirs
de religion. Même en fuyant la peste, un Musulman trouve-
rait, cinq fois par jour, le temps de dire ses prières.
Lorsqu'un Franc se présente pour acheter, il excite tou-
jours une vive curiosité. S'il montre du doigt un mouchoir
brodé , un beau chàle ou une paire de babouches mordorées ,
les dames turques , du plus haut rang , baissent avec soin
leurs yashmaks (voiles), et, s'approchent de lui, pourvoir
NOUVELLIÇIS DE§ SCIENCES. ooâ
l'objet qu'il marchande. Personne au monde n'est plus curieux
que les dames turques : elles examinent avec une attention
minutieuse la physionomie de l'étranger, et s'il lui arrive
d'ôter ses gants ou de tirer sa bourse , elles prennent ces ob-
jets et les regardent sans songer à lui en demander la per-
mission. Souvent, vous les voyez passer leurs petits doigts
teints avec du henna, sur la manche de votre habit, en
s'extasiant sur la finesse du drap. Si vous avez des bagues
à vos doigts ou des breloques à votre montre, elles vous
soulèvent la main ou tirent la montre de voire gousset ,
sans le moindre scrupule. Cela m'est arrivé bien souvent
dans le cours de mes promenades. Je me trouvais un jour
seul dans la rue des Mouchoirs brodés (il y a un bazar
particulier pour chaque espèce de marchandises), et vou-
lant voir les plus beaux, je m'adressai à l'un de ces Juifs
qui rôdent sans cesse en foule autour des étrangers, pour
gagner quelques sous en leur servant d'interprètes-, en
un instant , je me vis environné des marchandises les plus
belles, soit par l'éclat de leur teint, soit par la finesse de leur
tissu. Pendant que je choisissais un mouchoir, une femme
vint brusquement s'asseoir sur le banc à côté de moi , et fixa
ses grands yeux noirs et immobiles sur les miens. Une petite
bague en turquoises, couleur favorite des dames turques,
fut la première chose qui attira son attention. Elle me prit la
main, la retourna entre ses doigts doux et potelés, puis la
laissa retomber sans rien dire. Je regardais mon interprète;
mais la chose ne lui parut nullement extraordinaire, et je
continuai à marchander mon mouchoir. Bientôt, ma belle
amie aux grands yeux me tira par la manche, et, me for-
çant à m'incliuer vers elle, me passa, avec un mouvement
rapide, le doigt indicateur sur la joue, en me regardant très
attentivement. J'étais un peu troublé de la familiarité do la
dame, et je demandai à mon Juif ce qu'elle voulait. Il m'apprit
que la fraîcheur de mon teint étant une chose peu commune
dans l'Orient, elle desirait s'assurer si je n'étais pas fardé.
384 NOUVELLES DES SCIENCES.
Au centre du bazar est silué ce que l'on appelle le Bezes-
tein. Pour y arriver, on descend de quatre côtés difterens,
eu passant sous des portes massives qui ne s'ouvrent que de-
puis sept heures du matin jusqu'à midi : c'est là le cœur de
Constantinople, l'àme et la citadelle de l'islamisme. On n'y
vend que des armes et des objets d'un grand prix. Le toit est
plus élevé et la lumière plus faible encore que dans les autres
^bazars. Les marchands qui en occupent les stalles jouissent
d'un crédit ancien et solide. De tous côtés s'offrent à vos re-
gards des sabres de Damas, aux manches ornés de pierres
précieuses et renfermés dans de riches fourreaux, de brillans
poignards, des fusils incrustés d'or et d'argent; et, en par-
courant des yeux l'immense et sombre galerie qui se projette
au loin , vous distinguez une longue rangée de vénérables
barbes grises sortant de dessous leurs neigeux turbans 1 Turcs
de Xancien régime, qui n'ont point voulu se soumettre aux
réforuïes de Mahmoud , et qui n'ont porté aucune aueinle
aux antiques costumes de TOrient. Là, sont les mangeurs
d'opium, qui fument même en dormant, et qui ne boiraient
pas une goutte de vin , diit-il leur être versé par des houris.
Là sont les fatalistes, qui ne se dérangeraient pas pour
échapper à un lion , et qui sont aussi sûrs du miracle du
cercueil de Mahomet que de la longueur de leur pipe, ou de
la qualité de leur tabac de Shiraz.
J'ai passé bien des heures dans le Bezestein , baignant
mon imagination dans son riche orientalisme , et essayant
parfois d'y faire une emplette. Rien de plus curieux que le
noble dédain que ces vieilles jambes croisées montrent pour
un Chrétien. Je me promenais un jour avec un voyageur
anglais que j'avais connu en Italie, quand une robe perse
d'une beauté singulière, attira les regards de mon compa-
gnon. Il avait avec lui sou drogman turc, et montrant du
doigt la robe accrochée au-dessus de la tête du marchand ,
qui fumait en nous regardant, il fit demander à la voir
par son interprète. Le Musulman continua à fumer sans faire
NOUVELLES DES SCIENCES. 385
plus d'alleiUion à nous qu'aux nuages blancs qui se dé-
roulaient entre les poils de sa barbe. Il aurait pu servir de
modèle à Michel-Ange pour peindre IMoïse. Il était maigre,
pâle, calme ; sa physionomie et sa poitrine offraient l'immo-
bilité d'une statue; sa tète était couverte d'un grand turban
d'une forme antique; sa barbe bouclée grisonnait, son cou
était nu et son buste élégant était drapé dans un ample man-
teau ; je n'ai jamais vu de figure plus majestueuse ! Il était
évident qu'il n'avait nulle envie de faire des affaires avec
nous. A la fin , tirant ma tabatière de ma poche, et lui adres-
sant la parole avec le titre d'effendi, je posai ma main sur
ma poitrine et lui offris une prise. Le tabac, sous celte
forme, est ici un objet de luxe; l'anche d'ambre sortit d€
dessous sa moustache, et plongeant ses trois doigts dans mu
tabatière, il dit pekkhél exclamation dont les Turcs se ser-
vent pour marquer leur satisfaction. Il me fit place à côté de
lui sur son tapis, et décrochant la robe, il l'étendit devant
nous. Mon ami l'acheta sans hésiter, et nous passâmes une
heure à regarder des châles, des armes, des cassolettes
d'encens, de l'ambre sans tache pour des pipes, dos perles,
des bracelets du temps du sultan Selim , et une foule d'autres
objets rares et précieux. La fermeture des portes du Bczestein
interrompit, à notre grand regret, cette agréable occupation,
et mon vieil ami nous doima , en partant , le salem d'une ma-
nière fort gracieuse pour un Turc. J'y suis retourné sou-
vent depuis. Je ne passe jamais devant sa boutique sans lui
offiir une prise de ma tabatière, et sans aspirer une ou deux
bouffées de sa pipe, politesse que je ne puis refuser. Cette
pipe ne sort jamais de sa bouche que pour être offerte à un amr.
Désirant acheter une pièce de soie de Brousse , pour eu
faire une robe de chambre , mon ami me conduisit dans un
khan situé dans un quartier retiré. JVous entrâmes par une
porte étroite, fermée en dedans par un rideau , et nous nous
trouvâmes dans une grande pièce qui était remplie jusqu'au
plafond de pièces d'étoffe enveloppées de ce papier mince et
§86 NOUVELLES DES SCIETTCES.
isoyeux que l'on ne fabrique qu'en Orient. Ici il fallut attendre
qu'on eût présenté le café à la ronde , avant que le vieil Ar-
ménien voulût développer ses marchandises, et comme la
politesse ne permet jamais de refuser, nous acceptâmes.
Heureusement , le café turc est délicieux , et on ne le sert que
dans des tasses plus grandes à peine quun dé à coudre. A la
fin , le vieux marchand , mettant sur sa tête rasée son énorme
calpack, commença à étaler devant nous ses trésors. Je n'a-
vais jamais vu tant de pièces de soie réunies. Le plancher
ressembla bientôt à un arc-en-ciel dont l'œil avait de la
peine à supporter l'éclat et la variété des couleurs. Il y avait
des étoffes d'or dignes de figurer dans la garde-robe d'une
reine ; d'autres d'une fine gaze brodée de fleurs d'argent :
toutes les feuilles de l'herbier le plus complet, toutes les
arabesques les plus bizarres étaient reproduites dans leurs
riches bordures. Je me décidai pour un dessin fort simple,
bleu et argent, et j'en demandai le prix, non sans frémir,
à l'idée du vide que cette acquisition allait occasioner dans
ma bourse. Je fus étonné de la modicité de ce prix. L'Orient
est une contrée où l'on vil à peu de frais. Si vous êtes Turc
vous pouvez vous procurer une belle esclave circassienne
pour cent dollars; si vous ne l'êtes pas, vous pouvez acheter,
pour trois dollars, une robe de chambre digne d'un empe-
reur. L'Arménien posa sa main sur son cœur, comme pour
indiquer qu'il était fort content du prix qu'il avait obtenu ;
et le porteur de café ne demanda qu'un sou.
JVous entrâmes dans la rue des Confiseurs. L'Orient est cé-
lèbre pour ses bonbons et ses confitures. Quelles gelées admi-
rables ! et puis le sucre-candi de toutes les couleurs de l'arc-
en-ciel s'élève en piles immenses des deux côtés de la rue.
On n'a qu'à étendre la main pour en prendre, comme
au pays de Cocagne I On se croirait au temps des Mille et
une Nuits. J'achetai un bonbon, appelé en turc : Paix à
votre gosier (tout, dans l'Orient, reçoit des noms poétiques),
on m'en donna , pour une petite pièce de monnaie qui vaut
NOUVELLES DES SCIENCES. 387
à-peu-près deux cents d'Amérique , une si grande quantité ,
qu'aux plus heureux temps démon enfance, je n'aurais pas
pu en consommer le quart. On m'a assuré que les femmes de
Constantinople ne se nourrissent que de bonbons et de con-
fitures. Elles en mangent des quantités incroyables. Les
épouses et les femmes du sultan emploient cinq cents cuisi-
niers, et consomment par jour, deux mille cinq cents livres
de sucre. C'est probablement l'article le plus coûteux de la
cuisine du sérail.
Une des curiosités que l'étranger ne doit pas manquer de
visiter à Constantinople, ce sont les boutiques de kihaiib ,
c'est-à-dire les restaurans turcs. Etant allés, avec le consul
américain , à la recherche de la citerne nouvellement décou-
verte , dite des Mille et une Colonnes , nous nous trouvâmes
à midi devant un célèbre restaurant , situé près du marché
aux esclaves. Mon courage chancela d'abord. Un homme
dégouttant dégraisse, les manches de sa chemise relevées
au-dessus du coude , se tenait devant la porte de sa bou-
tique qu'il recommandait aux passans en frappant de la
main sur un mouton tout entier qui pendait près de lui,
et à mesure qu'un chaland entrait, il coupait adroitement
une tranche, la taillait en petits morceaux qu'il enfilait
sur une brochette de fer , et les faisait griller. Mon ami ,
qui demeure depuis long-temps à Constantinople, avait sou-
vent mangé du kîbmth. Il entra sans hésiter dans la boutique,
et l'adroit boucher, relevant son large pantalon et serrant sa
ceinture , se mit en devoir de couper une belle tranche pour
ses chalands aux jambes étroites, et nous souhaita un bon
appétit. Les Turcs ont le plus grand mépris pour nos panta-
lons serrés , et prennent plaisir à nous désigner par ce sobri-
quet. Nous montâmes donc sur la plate-forme , nous croisâ-
mes tant bien que mal nos jambes, et je dois avouer que
l'odeur savoureuse des mets qui airivait jusqu'à moi me fit
bientôt oublier ce qui d'abord avait choqué mes yeux.
Au bout de cinq minutes on plaça entre nous un plat d'c-
388 NOUVELLES DES SCIENCES.
min, rempli de kibatib fumant, entremêlé de salade et de
morceaux de pain. Notre ami le cuisinier, pour faire l'ai-
mable , le remuait avec la main en nous l'apportant. C'est
un fort bon plat , et mes doigts une fois graissés , car en Tur-
quie on ne vous donne ni couteau, ni fourchette, je man-
geai avec autant d'adresse que mon ami. Les hommes des
moyennes et des basses classes, à Constaniinople, passent
leur vie dans les boutiques de kibaub et dans les cafés. Un
de ces plats suffit pour leur dîner, cl du niatin au soir ils
boivent du café qui ne leur revient qu'à un demi-ccnt la
tasse. Nous payâmes pour notre portion , qui était plus que
suffisante pour deux hommes, douze cents, c'est-à-dire six
deniers sterling.
Retraite de Charles Kemble. — Le 23 décembre dernier,
a eu lieu au théâtre de Covent-Garden une scène attendris-
sante, qui a produit sur tous ceux qui y assistaient la plus
vive émotion. L'un des plus anciens artistes de ce théâtre,
Charles Kemble , comédien distingué , membre de cette fa-
mille célèbre, qui a fourni tant de bons acteurs au théâtre ,
venait faire ses adieux au public.
M. Colman , auteur de plusieurs ouvrages en vers, et cen-
seur des théâtres , étant venu à mourir , le lord Chambellan
crut devoir récompenser les longs services de Kemble , en lui
offrant cette place , comme une honorable retraite. Kemble
l'a acceptée ; mais la jugeant, avec raison , incompatible avec
la profession de comédien , il annonça qu'il jouerait, pour la
dernière fois, le 23 décembre 1836, et qu'il paraîtrait dans
le rôle de Benedict , de la comédie de Shsikspevire: Beaucoup
de bruit pour rien. Une foule immense s'était portée au
théâtre de Covent-Garden, pour assister à cette solennité,
pour saluer une dernière fois l'acteur si distingué. Lorsque
NOUVELLES DES SCIENCES. 389
la pièce fut achevée, le rideau se leva, et l'on vil toute la
troupe rangée en demi-cercle sur le théâtre. Kemble s'avance
alors jusqu'au bord de la rampe. Tous les spectateurs se
levèrent par un mouvement spontané, et l'accueillirent par
des applaudissemens et en agitant les chapeaux et les mou-
choirs. Quand le silence se fut rétabli, Kemble prononça
dune voix émue le discours suivant :
Ma carrière théâtrale est terminée. Si je n'avais consulté que mon
goût particulier dans le choix du dernier rôle que j'ai joué devant
vous , je l'aurais pris plus sérieux et pins en harmonie avec les sen-
timens qui m'ont agité ce soir. La pensée que l'on fait une chose
pour la dernière fois est déjà assez triste par elle-même pour assom-
brir la gaîté la plus expansive. Il me serait impossible d'exprimer
combien est épais le nuage qui , en ce moment, plane sur mon esprit.
Renoncer à un art que j'ai tant et si long-temps aimé ; me dire que
dans peu d'instans je vais prendre un éternel congé de vous, mes
généreux bienfaiteurs , de qui l'approbation a toujours été le premier
but de mes efforts {Ici l'émotion de Kemble lui interdit pies-
(jue la parole; mais il contiima d'une voix eïitrecoupe'e) , je
vous conjure d'excuser celte faiblesse. Depuis ma tendre jeunesse,
vous m'avez toujours comblé de vos encouragemens , et c'est à cela
seul que j'attribue le peu de mérite que votre indulgence m'a permis
de posséder. Je regrette seulement que ce mérite n'ait pas été mille
fois plus grand , afin que je pusse me montrer plus digne de vos
bontés. Ces bontés sont trop profondément gravées dans mon cœur
pour qu'elles s'en effacent jamais.
M. Charles Kemble est né à Breeknock, dans le Pays de
Galles, le 2 s novembre 1775, et fut élevé au collège ca-
tholique anglais de Douai. Il revint en Angleterre en 1792,
poursuivre la carrière des emplois publics, et obtint, par
le crédit de son frère, une place à l'administration des
postes; mais comme il partageait le goût de sa famille pour
le théâtre, il ne larda point à donner sa démission. Après
avoir joué pendant quelque temps sur les théâtres de so-
ciété, il parut» pour la première fois en public à Sheffield ,
VI. — /j* SÉRIE. 55
39Ô NOUVELLES DES SCIENCES.
dans le rôle d'Oriando, de la comédie de Comme il vous
plaira, de Shakspeare. Il joua ensuite à Newcaslle, mais
avec un médiocre succès , et débuta enfin à Drury-Lane ,
en 179/i, par un rôle secondaire de la tragédie de Macbeth.
Le public trouva non-seulement qu'il était resté bien au-des-
sous de son père, mais encore qu'il ne promettait guère d'en
approcher un jour. Les journaux du temps qui le dépeignent
comme un jeune homme long, maigre, gauche et dégin-
gandé; ils ajoutent que son jeu est encore plus disgracieux
que sa personne. Cependant , trois ans après , au Haymarkel ,
on remarqua en lui quelques progrès , et l'année suivante il
oiîrit même des étincelles de génie.
En 1800, il arrangea, pour le théâtre anglais, le drame
français du De'set-teur, de Mercier, et plus tard il traduisit
encore plusieurs autres pièces françaises qui eurent du suc-
cès. Il s'essaya ensuite dans des comédies originales, qui ne
sont point restées au répertoire. Charles Kemble possède un
talent très varié ; mais il est douteux que, sans la protection
de son frère , il fût jamais parvenu au rang qu'il a occupé sur
la scène anglaise ; c'est fort heureux qu'il en ait été ainsi , car
l'Angleterre y a gagné un excellent acteur. On peut même
dire que les rôles d'Edgar, dans le Bot Lear, de Pierre , dans
Venise sauvée, et de Marc-Antoine, dans /t«/e* César, ne
furent jamais mieux joués que par Charles Kemble. Il dé-
ployait aussi un merveilleux talent dans la scène d'ivresse de
Cassio, dans Othello.
€l)rc»nit)uc iu^tciatrf.
L'aristocratie et la presse anglaise. — Un procès fort
curieux et que quelques personnes considèrent comme un
scandale, a occupé récemment le public et la presse d'Angle-
terre. L'éditeur d'un recueil aristocratique, célèbre par la
piquante originalité du style, la véhémence de son torysme
cl l'audace cpigraminaliquc de ses portraits, James Fraser,
NOUVELLES DES SCIEIfCES. 391
dont le Magazine est connu sous le nom de Frasera Maga-
zine, se trouvait seul dans sa boutique de Regeni-streel,
le 3 août 1836 , entre une et deux heures ; tous ses commis et
même ses domestiques se trouvaient absens. Deux hommes
jeunes encore, dont la tournure et le costume annonçaieni
l'éducation distinguée , le rang supérieur et les habitudes
élégantes, pénétrèrent dans la boutique ; l'un d'eux portail
à la main un de ces fouets de chasse dont la poignée est
d'acier, et que l'on emploie seulement pour dompter les
chevaux, rétifs et sauvages. Un troisième personnage resta
debout, dans la rue du Régent, toujours fort passagère , et
se pla^a de manière à fermer l'entrée de la boutique : on
n'a pas su le nom de ce dernier persounage, qui semblait
être un boxeur de profession , et appartenir aux classes
inférieures de la société. Quant aux deux autres, foitcou-
uus dans le grand monde, où ils occupent une position bril-
lante, ils sont frères de lord Segrave , membre de la Chambre
des pairs, et qui a porté tour-à-tour les noms de colonel
Berkeley, de lord Dursley et de comte Berkeley. M. Craven
Berkeley, le plus jeune, laissa son frère, M. Grantley Ber-'
keley, s'approcher de l'éditeur Fraser, et resta lui-même en
vedette , du côté de la porte. Après quelques mots de menace
et d'injure, auxquels Fraser n'eut pas même le temps de ré-
pondre, M. Grantley se précipita sur lui, le renversa, le
frappa à coups redoublés de sa cravache gigantesque et de
son poing fermé. L'éditeur, homme faible et d'une taille mé-
diocre , resta quelque temps comme étourdi et écrasé par la
violence des coups. Cependant il essaya de se relever, pen-
dant que la foule, attirée par ses cris, s'attroupait devant la
boutique. La sentinelle avancée que les assaillans avaient
postée là , faisait son devoir avec beaucoup d'exactitude, et
repoussait ceux qui voulaient entrer. M. Craven Berkeley ,
sans prendre une part active à cette violence , encourageait
son frère, dont la fureur ne cessait d'augmenter, et lui criait :
« Donnez-la-lui bonne, Graniley, n'y manquez pas! »
392 x>OUVELLES DES SCIEMCES.
Cependant un entrepreneur de maçonnerie qui passait , se
joignit à la foule, et plongea ses regards dans la boutique.
A la vue de cet homme faible, meurtri de coups par un géant,
et dont le sang ruisselait, il s'émut de pitié. Il voulut entrer,
et fut repoussé par la sentinelle en vedette qui , étendant ses
deux bras, protégea ainsi la scène qui se passait à l'intérieur.
Samuel Braine , le maçon , ne se laissa pas imposer par cette
résistance ; il frappa en dessous l'un des bras étendus qui
lui fermaient le passage, le souleva ainsi, tourna le bouton
de la porte et se précipita dans la boutique. Ce nouvel inci-
dent donna au libraire le temps de se relever. Cependant
M. Graniley le saisissant de la main gauche et le Iraînantpar
les cheveux, continuait à le frapper de son fouet. L'entre-
preneur de maçonnerie s'avança vers le gentilhomme en lui
criant :
« Comment avez-vous le cœur de traiter un homme avec
tant d'atrocité ! »
M. Grantley, sans répondre, continua de frapper. Alors
Braine le saisit par le bras et ils luttèrent. L'un et l'autre
tombèrent, et au moment où la vedette entra dans la bou-
tique pour venir au secours de M. Grantley, le pauvre li-
braire , profitant de la circonstance , s'échappa tout ensan-
glanté dans la rue. La discussion allait continuer entre le
courageux Braine et ses trois adversaires , lorsque les gens
de police qui ne manquent jamais d'arriver trop tard ou trop
tôt, se présentèrent et saisirent MM. Grantley Berkeley, et
Craven : ils laissèrent le troisième acolyte s'échapper, sous
prétexte, dirent-ils, qu'ils ne l'avaient vu engagé dansaucune
rixe, mais sans doute à cause de ces liens intimes et secrets
qui unisseni toujours les magistratures subalternes aux mi-
sérablesqui doivent leur servir de proie. De là, procès, accu-
sation de guet-apens , intentée par M. Fraser contre M. Ber-
keley ; seconde accusation de libelle et de calomnie intentée
parallèlement par M. Berkeley contre l'éditeur responsable
du Fraser. Ces dçiix causes, qui ont été disjointes, ont été
NOUVELLES DES SCIEKCES. 39>S
plaidées et jugées, l'une le 3 décembre 1836, et l'aulre le 21
décembre , devanl un jury spécial présidé par le célèbre lord
Abinger. Le résultat du procès a été fort singulier : les
neuf jurés , dont six étaient commerçans et devaient par con-
séquent regarder la cause de James Fraser comme leur
propre cause, n'ont condamné M. Grantley Berkeley qu'à
la faible somme de 100 livres sterling de dommages-intérêts ;
et dans l'action en calomnie intentée par M. Berkeley contre
le libraire , il a été accordé quarante shillings de dommages
et intérêts à la famille Berkeley. Cependant elle se plaignait
non-seulement d'une critique littéraire dirigée par le Fraser
Magazine contre le roman de M. Grantley, intitulé : le Château
des Berkeley ,- mais de plusieurs passages qui lui semblaient
dirigés contre l'honneur de la famille ; entre autres le suivant :
« Que l'auteur du roman nouveau nous apprenne , deman-
« dait le rédacteur de la Revue , comment il se fait que son
« frère aîné se trouve aujourd'huijuché dans la chambre des
• Pairs, sous le nom de lord Segrave. Nous ne prétendons pas,
« comme le misérable auteur de ce volume , flétrir le caractère
• féminin ; mais, quand un jugement public a décidé, nous
« pouvons répéter ce jugement sans indélicatesse et sans in-
« convenance. Tout le monde sait que lanière de M. Grantley
« Berkeley a véculong-tempsavecM. Berkeley père comme sa
« maîtresse , et qu'elle a eu de lui au moins un enfant avant de
« pouvoir décider le slupide seigneur à l'épouser. »
Le verdict du jury semble prouver le peu d'importance que
les membres qui le composaient ont voulu attacher à celte
querelle, et peut-être aussi un certain mépris pour les injures
de la presse périodique , dans laquelle M. Fraser a joué le
rôle d'un tory véhément. Quant au silence de la famille qui ,
après avoir demandé deux fois la remise de la cause, a fini
par se contenter de quarante shillings de dommages et inté-
rêts, on peut le regarder comme preuve de la satisfaction
complète qu'elle a éprouvée en se voyant condanniée aune si
faible amende. Bref, il nous semble voir , dans cotte étrange
394 NOUVELLES DES SCIEnCES.
el double décision , un nouvel exemple des préjugés actifs et
des préoccupations iniques auxquelles l'institution du jury est
souvent exposée, même chez les peuples qui l'ont le plus long-
temps pratiquée et qui la comprennent le mieux.
Statistique.
Situation des caisses d'épai'gnes en France et en An-
gleterre.— D'après le rapport de M. le ministre des finances
on sait que les caisses d'épargnes de France possédaient, à la
fin de 183 ^ , un capital de 95,000,000 de francs. Voici quelle
est l'importance des sommes déposées dans celles de la
Grande-Bretagne :
1833. 1835. 1834.
Angleterre. ^6 12,680,512 13,582,102 14,191,316
Pays de Galles. 329,887 336,976 356,135
Irlande. 1,329,122 1,450,766 1,608,653
Ce qui présente un total de 16,000,000 £ (400,000,000 fr.)
non compris l'Ecosse. Toutes les villes de la Grande-Bretagne
ont des caisses d'épargnes, et voici quelle était, l'an dernier,
l'importance de celle de Liverpool :
Situation de la caisse d'épargnes de Liverpool au 20 no-
vembre des deux années ci-après :
Dépôts de 1834.
De là 20^ 3,632 30,019^6
20 à 50 2,521 79,890
50 à 100 1,126 77,297
100 à 160 425 51,295
150 à 200 238 39,976
200 el au-dessus. 64 16,976
Charilable societies. 21 3,243
Friendly societies. 107 22,341
TovADx... 8,104 318,037
Dépôts
de 1835.
3,998
33,017 ?
2,707
82,668
1,275
87,556
460
55,889
250
40,452
68
15,685
25
2,924
103
24,458
8,886
345,849
TABLE
DES MATIÈRES DU CINQIÈME VOLUME.
NOVEMBRE ET DÉCEMBRE 1836. — 4' SÉRIE.
Politique. — De la Réforme de la Chambre des Lords.
{Edinhurgh Review) 5
Philosophie. — Conseils de Goethe aux gens de lettres.
{Foreig7i Quarterly Review.) 245
Morale. — La haute civilisation, ses prétentions et ses pro-
duits. [New Monthly Magazine.) 21
Littérature. — Les femmes auteurs en Angleterre. {Bri-
tis h and For eign Review.) 89
Beaux- arts. — Nouvelle école de Peinture de Dusseldorff,
dirigée par Schadow. {Library ofPine Arts. ). . . . 291
Commerce, Industrie. — Liverpool, son origine, ses pro-
grès, et son importance actuelle 193
Biographie. — Le général Arnold et le major André. (Scènes
de la guerre de l'indépendance américaine.) [American
Biography.) • . . 49
2. — William Huntington , le Pécheur Sauvé. {Quarterly
Review.) 261
Voyages. — Statistique. — La Norwège, ses institutions,
ses habitans; leur commerce et leur industrie. (Athe-
nœum.) 7
2. — Expédition par terre sur les côtes nord-ouest de l'Amé-
rique , récit de Washington Irwing. {.iihenœum.) . . 316
396 TABLE DES MATIÈRES.
Tableau de moeurs. — Les Auberges du Pays de Galles.
{Wew Monthly Magazine.) 131
2. — Types de notre époque. {JSexo Monthly Magazine.) 345
MiscELLANÉES. — Horace de Belzunce. (Chroniques de V\]n\-
\tvûX.tàQÇ-6\XD\ive.{RetrospectivaReview.). . . . 148
2. — La Comédie en pension , par miss Mitford. ... 363
Nouvelles des sciences , de la littérature, des beau\-arts,
du commerce , de l'industrie 165 et 374
Nouvelles expériences sur la respiration, la production de la chaleur animale
et la circulation, 165. — Situation des dernières classes en Irlande, 170.
— Température des puits profonds dans l'Inde, à l'ouest de la Jumna , 174,
— Existence d'une espèce particulière de goudron dans le sang, 175. —
Cristallisation du sodium , 176. — De l'art en Allemagne et des révolutions
qu'il a subies, 177. — Effets de la réduction du timbre sur la circula-
tion des journaux, 180. — Règlement intérieur de la bibliothèque impé-
riale de Saint-Pétersbourg, 182. — Wesley et Georges Whitefield , 185.
— Commerce des bois en Angleterre, 189. — Eruption d'un marais tour-
beux dans le comté d'Antrim en Islande, 374, — De l'influence de la
couleur sur le rayonnement de la chaleur non lumineuse, 375. — Jeanne
Maccrea, 378, — Les Bazars de Conslantinople, 381. — Retraite de
Charles Kemble, 388. — L'aristocratie et la presse anglaise , 390. — Si-
tuation des caisses d'épargnes en France et en Angleterre, 394.
FIN DE LA TABLE.
IMPRIMI PAR t.ES PRESSES MECANIQUES I)E PAIII. RENOIJARD,
rue Garanrière, 5.
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