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Full text of "Revue britannique : revue internationale reproduisant les articles de meilleurs écrits periodiques de l'étranger, compl`etés par des articles originaux, 1836"

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REVUE 


BRITANNIQUE. 


IMPRIMÉ  CHEZ  PAUL  RENOUARD, 

RUE  GARAIVCIÈRE,  Ni    5, 


REVUE 


BRITANNIQUE 


ou 


CHOIX   D'ARTICLES 


TRADUITS    DES    MEILLEURS    ECRITS    PERIODIQUES 


DE  LA  GRANDE-BRETAGNE, 


PAR  MM.  L.  GALIBERT  ,  DIRECTEUR;  EERTON ,  AVOCAT  A  LA  COUR  ROYALE  ; 
THILARÈTE  CHASLES;  AJIÉdÉe  TICHOT  ;  F.  G  ÉRUZEZ  ;  LARENAUDIÈRE  ;  I.ESOCRU  ; 
CH.  COQUEREI.  ;  J.  COHEN  ;  GESEST  ,  DOCTEUR  EN  MEDECINE  ,  ETC. 


TOME     SIXIEME. 

QU.VTRÎÈME   SÉRIE. 


PARIS. 

AU  BUREAU  DE  LA  RETUE,  RUE  DES  BONS-ENFAINS ,  21. 

CHEZ  JDLES  r.E\OUiP.D,  LIBUAIRE,  RUE  DE  TOUR.XON,  i\.  6. 
CHEZ  MAPAME  VEUVE  DONDEY-DCfUÉ ,  LIBUVITiE,  HUE  VIVIEX.NE,  N.  2. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2009  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/1836revuebritann06saul 


NOVEMBRE  185G. 


REVUE 


DE   LA   REFORME 

DE    LA    CHAMBRE    DES    LORDS.  ^ 


En  1719,  quatrième  année  du  règne  de  Georges  P%  époque 
où ,  sous  prétexte  de  consolider  l'avenir  de  la  révolution  de 
1688 ,  les  partis  avaient  recours  aux  expédiens  les  moins  par- 
lementaires pour  satisfaire  à  leurs  passions  du  moment , 
le  duc  de  Somerset  prononça  dans  la  Chambre  des  Lords  un 
discours  qui  fit  sensation.  Sa  seigneurie  représenta  que  le 

(1)  Note  de  l'éd.  L'hostilité  que  la  Chambre  des  Lords  a  soulevée  contre 
elle;  les  attaques  incessantes  dont  elle  est  devenue  l'objet  depuis  quelques  an- 
nées, tout  nous  porte  à  croire  que,  dans  le  cours  de  la  session  qui  va  s'ouvrir, 
des  réformes  notables  seront  proposées  pour  modifier  l'antique  constitution  de 
ce  corps  politique.  Le  ton  de  l'article  que  nous  reproduisons  aujourd'hui, 
emprunté  à  la  Revue  d'Edimbourg-,  suffirait  au  reste  pour  l'indiquer.  Cette 
question  est  trop  importante  pour  que  nous  négligions  de  la  traiter  avec  tout 
le  soin  qu'elle  mérite.  Nous  interrogerons  tour-àtour  les  divers  partis,  et  nous 
soumettrons  à  l'appréciation  de  nos  lecteius  les  opinions  les  plus  notables  qui 
prévaudront.  Comme  prolégomène  de  ce  grand  travail,  nous  pensons  qu'il  ne 
sera  pas  sans  intérêt  de  présenter  ici  une  esquisse  historique  de  l'origine  et  des 
différentes  phases  qu'a  subies  la  constitution  de  la  Chambre  des  Lords. 

Long-temps  avant  la  conquête  des  Normands,  toutes  les  affaires  impor» 
tantes  de  l'Angleterre  se  discutaient  et  se  réglaient  dans  les  grands  conseils 


Ç  LE   LA   RÉF0R3IE 

nombre  des  pairs  s'étant  considérablement  accru  depuis  l'u- 
nion des  deux  royaumes  d'Ecosse  et  d'Angleterre  ,  il  était 
absolument  nécessaire  d'aviser  au  moyeu  de  prévenir  l'incon- 
vénient d'une  augmentation  nouvelle  de  la  Chambre  aristo- 
cratique :  il  cita  l'abus  qui  avait  été  fait ,  sous  le  précédent 
règne ,  du  privilège  de  la  couronne  exercé  dans  un  intérêt 

du  royaume.  Le  nom  habituellement  donné  à  ces  assemblées  sous  le  gouver- 
nement des  rois  saxons,  est  celui  de  W'ittenagemote  (conseil  d'hommes 
sages).  Une  vieille  chronique  rapporte  que  le  roi  Alfred  ordonna  que  ces 
conseils  se  rassemblassent  deux  fois  l'an,  et -plus  souvent,  s'il  était  nécessaire, 
«  pour  traiier  du  gouvernement,  du  peuple  de  Dieu ,  de  la  manière  de  le  tenir 
«  exeaipt  de  péché  et  de  faire  fleurir  la  tranquillité  et  la  justice.  »  Après  la 
conquête,  le  pouvoir  législatif  résida  dans  le  roi  et  son  grand  conseil,  qui, 
plus  tard,  reçut  le  nom  de  Parlement,  A  la  tète  de  ce  conseil,  se  trouvèrent 
d'abord  les  lords  spirituels;  savoir:  2  archevêques,  24  évoques,  26  abbés 
niilrés  et  2  prieurs.  Les  abbés  et  les  prieurs  furent  abolis  sous  le  règne  de 
Henri  YIII.  Tous  les  pairs  ecclésiastiques  tiennent  ou  sont  supposés  tenir, 
en  fief,  certaines  anciennes  baronics;  car  Guillaume-le-Conquérant  jugea 
convenable  de  changer  la  tenure  spirituelle  de  franc  aumône,  en  vertu  de 
laquelle  les  évèques  possédaient  leurs  domaines,  sous  les  rois  saxons,  en 
tenure  féodale  ou  parbaronic,  d'après  l'usage  normand.  Par  là  ces  domaines  se 
trouvèrent  assujélis  à  toutes  les  charges  et  impositions  civiles  dont  ils  étaient 
auparavant  exempts.  Mais,  quoique  la  loi  les  regarde  comme  un  o/<//-e  distinct 
des  lords  temporels,  et  que  cetie  distinction  nominale  soit  maintenue  dans  la 
plupart  des  actes  du  Parlement,  toutefois,  dans  l'usage,  on  confond  ces  deux 
ordres  sous  le  nom  générique  de  lords;  ih  volent  ensemble,  et  les  questions 
se  décident  d'après  la  majorité  de  leurs  voix  réunies. 

Après  les  lords  spirituels,  viennent  les  barons,  qui  font  aussi  partie  con- 
stitutive du  grand  conseil  de  la  nation.  C'étaient  les  vassaux  immédiats  de  la 
couronne,  en  vertu  des  fiefs  militaires.  Ceux-ci  étaient  les  membres  les  plus 
honorables  de  l'étal;  ils  avaient,  d'un  côté,  le  droit  d'èlrc  consultés  dans  toutes 
les  délibérations  publiques;  mais,  de  l'autre,  leur  présence  au  conseil  de  leur 
seigneur  suzerain  était  un  service  qu'ils  lui  devaient.  La  dignité  de  comte  ou 
earl  était  inhérente  à  certaines  charges  ou  domaines  spéciaux  ;  elle  était  héré- 
ditaire, et  comme  tous  les  comtes  étaient  en  même  temps  barons,  ils  formaient 
la  partie  la  plus  puissante  et  la  plus  considérable  du  conseil  général. 

Il  y  avait  encore  une  autre  classe  de  vassaux  militaires  immédiats  de  la  cou- 
loune,  plus  nombreux  que  les  barons,  appelés  à  faire  partie  des  grands  con- 
seils :  c'étaient  les  vassaux  in  capiie  par  service  de  chevaliers.  Une  baronnie 


DE    LA    CHAMBRE    DES    LORDS.  7 

passager  et  purement  ministériel.  Eu  conséquence ,  il  pro- 
posa qu'un  bill  réglât  et  limitât  le  nombre  des  pairs  de  ma- 
nière que  le  monarque  ne  put  en  ajouter  plus  de  six  au  chiffre 
actuel,  jusqu'à  la  vacance  progressive  des  sièges  dont  les 
titulaires  mourraient  sans  héritiers  mâles.  Par  un  second 
article  du  bill ,  au  lieu  des  seize  pairs  électifs  d'Ecosse ,  vingt- 

se  composait  ordinairement  de  plusieurs  fiefs  de  chevaliers,  et  quoique  l'é- 
tendue d'une  baronnie  n'ait  jamais  été  bien  exactement  fixée,  il  était  rare 
qu'elle  fût  au-dessous  de  5o  hides  de  terre.  Or,  il  y  avait  en  Angleterre 
243,600  hides  et  60,215  fiefs  de  chevaliers;  d'où  il  résulte  qui;  chacun  de 
ces  fiefs  était  terme  moyen  d'un  peu  plus  de  4  hides,  et  les  barounies  de  12 
à  i3  fiefs  de  chevaliers.  Mais  il  faut  remarquer  que  ceux  qui  ne  possédaient 
qu'un  ou  deux  fiefs  de  chevaliers,  n'en  étaient  pas  moins  vassaux  imaiédials 
du  roi  et  avaient  le  droit  de  se  rendie  au  conseil  général.  Toutefois,  cette 
comparution  étant  regardée  comme  un  fardeau  trop  lourd  pour  des  personnes 
d'une  fortune  médiocre,  il  est  probable  que  ceux-ci  n'étaient  pas,  comme 
les  barons,  obligés  d'y  assister,  sous  peine  d'amende. 

Jusque-là,  la  nature  du  conseil  général  est  déterminée  de  la  manière  la  plus 
incontestable;  la  seule  question  réellement  indécise  est  celle  de  savoir  à  quelle 
époque  les  comtés  et  les  bourgs  commencèrent  à  y  être  représentés,  ou,  en 
d'autres  termes ,  quand  la  Chambre  des  Lords  cessa  de  composer  à  elle  seule 
le  Parlement.  Il  y  a  tout  lieu  de  croire  que  cette  modification  ne  fut  intro- 
duite qu'assez  long-temps  après  la  conquête.  Les  énormes  domaines  conférés 
par  Guillaume  à  ses  barons  et  ses  chefs  militaires  ne  demeurèrent  pas  long- 
temps intacts.  Ils  furent  peu-à-peu  divisés,  soit  par  des  ventes  partielles,  soit 
par  suite  de  partages  entre  des  co-héritiers ,  soit  parce  que,  dans  les  cas  de 
retour  à  la  couronne,  le  roi  les  partageait  lui-même  entre  un  plus  grand 
nombre  de  donataires.  Il  s'ensuivit  que  l'ordre  des  chevaliers  et  des  petits 
barons  devint ,  de  jour  en  jour,  plus  nombreux,  ce  qui  dut  leur  rendre  plus 
onéreuse  encore  l'obligation  d'assister  à  toutes  les  assemblées  du  grand  con- 
seil; aussi  le  roi  Jean  décida-t-il  que,  Uindis  que  les  grands  barons  seraient 
convoqués  par  une  ordonnance  royale ,  les  petits  ne  le  seraient  que  par  un 
ordre  transmis  aux  shérifs  de  leurs  comtés  respectifs,  qui  n'envoyaient  aux 
conseils  qu'un  certain  nombre  de  petits  barons,  en  les  faisant  alterner  entre 
eux.  Enfin,  après  la  bataille  d'Evisham ,  en  1265,  une  loi  positive  déclara 
qu'à  l'avenir,  aucmi  baron  ne  poun'ait  paraître  au  Parlement , sans  y  avoir  été 
nominativement  appelé  par  un  writ  spécial ,  ce  qui  donna  à  la  Chambre  des 
Pairs  la  forme  cpi'elle  conserve  encore  aujourd'hui.  Un  changement  analogue 
s'opéra  giaduellcmeut  dans  l'ordre  des  comte». 


8  DE   LA   RÉFORME 

cinq  devaient  être  déclarés  héréditaires  dans  ce  royaume ,  eu 
ne  laissant  aux  autres  membres  de  la  pairie  écossaise  que  le 
droit  de  remplacer  ceux  qui  s'éteindraient  sans  postérité 
directe. 

Celte  motion ,  soutenue  par  le  duc  d'Argyle  et  le  comte  de 
Sunderland ,  fut  discutée  le  2  mars  avec  beaucoup  d'éclat.  On 
savait  que  le  prince  de  Galles  ne  l'approuvait  nullement  ;  mais 
l'opposition  avait  contre  elle  le  roi  lui-môme ,  et  au  milieu  du 


c'est  ainsi  que  uqus  voyons  la  Chambre  des  Lords  prendre  peu-à-peu  sa 
forme  actuelle.  Nous  avons  indiqué  ailleurs  les  différentes  transformations 
qu'a  subies  la  Chambre  des  Communes.  Nous  ferons  remarquer  seulement  qu'il 
est  assez  généralement  admis  que  c'est  à  l'année  1264,  quarante-neuvième  du 
règne  de  Henri  III,  qu'il  faut  faire  remonter  l'entrée  des  députés  des  Com- 
munes au  Parlement,  et  que  ce  fut  dans  le  premier  tiers  du  siècle  suivant 
que  les  chevaliers  cessèrent  de  voter  avec  les  pairs  pour  se  réunir  à  la  Chambre 
des  Communes,  Il  ne  faut  pourtant  pas  perdre  de  vue  que,  dans  l'origine,  les 
députés  des  Communes  n'étaient  convoqués  que  pour  consentir  les  impôts 
spécialement  à  la  charge  des  villes;  qu'une  fois  ces  impôts  accordés,  ils  se 
séparaient,  quoique  le  parlement  restât  assemblé,  et  qu'ils  n'intervenaient  en 
rien  dans  la  confection  des  lois  d'intérêt  général. 

La  Chambre  des  Pairs  se  compose  aujourd'hui  de  2  archevêques,  24 
évêques,  4  ducs  de  la  famille  royale,  20  ducs,  19  marquis,  108  comtes, 
i4  vicomtes,  124  barons;  total  :  3i5.  La  pairie  écossaise  a  7  ducs,  3  mar- 
quis, 40  comtes,  4  vicomtes,  22  barons;  total  :  76.  Sur  ce  nombre,  il 
y  en  a  36  qui  sont  en  même  temps  pairs  des  deux  royaumes;  sur  les  40 
restans,  la  pairie  écossaise  en  choisit  16  qui  changent  à  chaque  dissolution  du 
Parlement,  et  qui  prennent  séance  à  la  Chambre  des  Lords.  Dans  la  pairie 
irlandaise,  on  compte  i  duc,  14  marquis,  68  comtes,  38  vicomtes,  57  barons; 
total  :  178  ;  sur  lesquels  il  y  en  a  71  qui  sont  en  même  temps  pairs  d'Angle- 
terre et  28  élus  à  vie  pour  représenter  le  corps  de  cette  pairie  au  Parlement. 
D'après  cela,  la  Chambre  des  Pairs  du  Royaume-Uni  se  compose  aujourd'hui 
d'un  tolal  de  3i5  pairs  anglais,  16  pairs  représentatifs  écossais  et  28  pairs 
représentatifs  irlandais;  total  générai  :  359  membres,  dont  il  faut  déduire 
S  pairies  représentées  par  des  femmes.  Il  y  a,  en  outre,  en  Angleterre,  un 
grand  nombre  de  pairies  dormantes,  c'est-à-dire  que  la  personne  à  qui  ce 
rang  est  dévolu  de  droit,  ne  se  trouvant  pas  dans  une  situation  de  fortune  à 
pouvoir  le  soutenir  convenablement ,  préfère  ne  point  en  réclamer  le  litre  et 
l'exercice. 


DE    LA.    CHAMBRE    DES    LORDS.  9 

débat,  les  whigs,  qui  s'étaient  crus  obligés,  cette  fois,  de 
défendre  la  prérogative  royale ,  furent  surpris  de  voir  arriver 
!e  comte  de  Stanhope  avec  un  message  de  sa  majesté ,  qui 
déclarait  n'avoir  aucune  objection  contre  une  mesure  si  im- 
portante. Heureusement ,  les  Communes  s'alarmèrent  de  voir 
ainsi  la  couronne  abandonner  son  privilège ,  au  risque  de  dé- 
truire tout  l'équilibre  des  trois  pouvoirs  ;  et  le  bill  eut  pour 
adversaire  sir  Robert  Walpole,  qui  démontra  victorieusement 
son  inconslitutionnalilé. 

ce  Si  un  pareil  bill  passe,  écrivit  cet  homme  d'état,  dans 
une  brochure  qui  parut  pendant  la  discussion,  la  Chambre 
des  Lords  sera  désormais  un  corps  indépendant,  qu'on  ne 
pourra  ni  forcer  à  rendre  compte  de  ses  actes  comme  un 
ministère  ,  ni  dissoudre  et  renouveler  comme  une  Cham- 
bre des  Communes.  Les  mêmes  hommes  se  réuniront  cha- 
que année  avec  les  mêmes  résolutions,  irrités  par  la  ré- 
sistance ,  et  rien  ne  tiendra  devant  eux.  Que  les  nobles  pairs 
se  mettent  dans  l'idée  de  prendre  les  ministres  en  haine  et 
de  les  envoyer  en  prison ,  je  voudrais  bien  savoir  qui  osera  les 
rendre  à  la  liberté  ;  que  la  Chambre  des  Communes  soit  assez 
imprudente  pour  les  offenser,  et  que  leurs  seigneuries  jugent 
à  propos  de  déclarer  qu'elles  ne  peuvent  plus  agir  de  concert 
avec  une  assemblée  qui  s'est  mal  conduite  à  leur  égard  ,  n'est- 
il  pas  évident  que  la  couronne  sera  forcée  de  convoquer  une 
autre  Chambre  plus  docile  aux  vues  des  Lords,  et  qui  ait  pour 
entendu,  qu'il  ne  faut  pas  les  contrarier?  Si ,  enfin ,  la  Chambre 
haute  décide  que  tous  les  grands  emplois  lui  appartiennent  en 
propre,  ou  qu'elle  se  dispense,  comme  l'aristocratie  de  quel- 
ques autres  pays ,  de  payer  aucune  taxe ,  tout  en  recevant  la 
plus  grosse  part  des  taxes  levées  sur  les  autres  classes ,  soit  en 
appointemens,  soit  en  pensions,  je  demanderai  aux  avocats 
d'une  pareille  loi  quelle  ressource  il  restera  au  peuple  et  à  la 
couronne,  » 

Ce  fut  surtout  à  cette  ferme  opposition  de  sir  Robert  "Walpole 
que  la  Chambre  des  Communes  dut  le  rejet  d'une  mesure  qui 


10 


DE   LA   REFORME 


livrait.  la  nation,  pieds  et  poings  liés,  à  son  aristocratie.  Le 
bill  une  fois  adopté,  la  Chambre  des  Lords  devenait  aussi 
inaccessible  aux  plébéiens  que  le  sénat  de  Venise.  Heureuse- 
ment, riionnêle  indignation  de  Steele  et  l'éloquence  de  Wal- 
pole  sauvèrent  la  constitution  de  la  haine  aveugle  du  monarque 
contre  son  fils  (1)  et  de  l'ambition  coupable  de  ses  ministres. 
L'unique  remède  constitutionnel  que  l'Angleterre  ait  pu 
opposer,  autrefois  comme  aujourd'hui,  aux  empiètemens  de 
la  pairie  est  encore  à  sa  disposition.  La  couronne  possède  tou- 
jours la  prérogative  illimitée  de  créer  des  pairs.  S'il  a  été 
rarement  nécessaire  d'y  avoir  recours  pour  arrêter  l'ambition 
de  la  haute  Chambre ,  il  faut  l'attribuer  partie  à  la  salutaire 
réserve  que  lui  inspire  la  connaissance  du  moyen  de  la  domp- 
ter, et  partie  à  l'influence  indirecte  que  possédaient  naguère 
€ux-mêmes  leurs  seigneuries  dans  la  Chambre  basse ,  où  elles 
parvenaient  à  obtenir  tout  ce  qu'elles  pouvaient  désirer  (2). 


(1)  Le  roi  Georges  regardait  son  fils  comme  un  ennemi  personnel. 

(2)  Toici  la  liste  des  pairies  anglaises  et  irlandaises,  crécus  par  les  divers 
rois  pendant  le  cours  de  leur  règne. 


NOMS 

dts   ruis. 


PAIRS 

anL-l;iis. 


Gnillaunne  1 20 

Guillaume  II. .  .  . .  4 

Henri  1 5 

Etienne 18 

Henri  U 9 

Richard  1 0 

Jean 8 

Henri  III 22 

Edouard  1 164 

Edouard  II.  ..  ...  G3 

Edouard  III 81 

Richard  II 34 

Henri  IV 17 

Henri  V 8 

Henri  Yl 57 

Edouard  IV 67 

Edouard   Y 0 


PAIRS 

irlaud. 

0 
0 

/\ 

\J 

0 
7 
0 
4 
1 
0 
4 
4 
2 
2 
0 
0 
3 
0 


NOMS 
des    lois. 


PAIRS 

a;;2iaîs. 


Richard  III 5 

Henri  YII 20 

Henri  YIII 66 

Edouard  YI 22 

Marie 9 

Elisabeth 29 

Jacques  I 98 

Charles  1 130 

Charles  II 137 

Jacques  II 11 

Guillaume  etMarie.  46 

Anne 47 

Georges  1 60 

Georges   II 90 

Georges  III '23 \ 

Georges  IV 59 

Guilla  ime  lY. . . .  30 


PAIRS 
irland. 

0 

0 
17 

2 

0 

3 
55 
57 
41 

5 
14 

8 

54 

76 

268 

12 

1 


DE  LA  CHAMBRE  DES  LORDS.  11 

Mais  cette  influence  n'existant  plus,  il  ne  reste  que  la  terreur 
de  la  prérogative  royale  pour  empocher  les  pairs  d'essayer  leurs 
forces  et  de  tenter  la  réalisation  des  prévisions  les  plus  fu- 
nestes de  sir  Robert  Walpole.  Otez-lcur  cette  heureuse  appré- 
hension, soit  par  une  limitation  positive  du  droit  de  la  cou- 
ronne, soit  par  l'assurance  qu'on  leur  donnerait  qu'il  n'en  sera 
fait  aucun  usage,  et  vous  verrez  comme  l'assemblée  aristocra- 
tique ,  s'abandonnaal  à  ses  préjugés  ou  à  ses  instincts  ambi- 
tieux ,  jettera  fièrement  le  gant  du  défi  aux  autres  ordres  de 
l'état.  Si  jamais  arrivait  le  jour  où  une  majorité  de  pairs  se 
montrât  déterminée  à  repousser  tous  les  bills  que  l'autre 
Chambre  leur  enverrait  contraires  à  leurs  vues  ,  il  n'y  au- 
rait d'autre  alternative  que  de  se  soumettre  et  d'ajourner 
tout  progrès  national  par  une  violente  dissolution  des  Com- 
munes, ou  de  réduire  les  Lords  eux-mêmes  par  une  création 
suffisante  pour  rompre  leur  ligue  et  changer  la  majorité. 

Céder  aux  pairs,  ce  serait,  comme  le  prévoyait  sir  Robert 
Walpole,  les  rendre  maîtres  du  gouvernement.  Un  appel  au 
peuple  par  la  dissolution  du  Parlement ,  ce  serait  transporter 
aux  électeurs  cette  influence  en  leur  révélant  toute  la  force 
qui  est  en  eux  ;  car  personne  ne  niera  que ,  si  une  nouvelle 
Chambre  des  Communes  revenait,  après  une  dissolution,  avec 
le  même  mandat  que  la  précédente ,  aucune  autorité ,  dans 
l'état , ne  saurait  lutter  contre  elle.  Certes,  la  création  de  nou- 
veaux pairs  serait  le  remède  le  moins  dangereux  ;  cependant , 
quoique  l'ancienne  prérogative  du  monarque  soit  demeurée 
entière ,  l'exercice  de  cette  prérogative  a  aussi  ses  inconvé- 
niens  là  où  il  s'agirait  de  briser  une  majorité  nombreuse ,  à 
moins  de  modifier  la  constitution  de  la  Chambre  haute  par 
une  combinaison  qui ,  heureusement ,  est  également  dans  les 
prérogatives  de  la  couronne.  Tant  qu'on  ne  créera  que  des 
pairies  héréditaires,  toute  création  nouvelle  ne  sera  que  le 
palliatif  momentané  d'un  mal  présent  :  on  ne  fera  que  multi- 
plier les  chances  du  retour  d'une  nécessité  semblable  dans  un 
temps  doiiiij.  Pour  mettre  les  deux  Chambres  d'accord  en 


12  DE    LA   RÉF0R3IE 

augmentant  îechiOi'c  delà  pairie,  sans  compromettre  l'avenir, 
il  n'est  pas  d'expédient  préférable ,  ce  nous  semble ,  à  l'an- 
cienne pratique  de  créer  des  pairs  à  vie  ou  pour  la  durée  d'un 
parlement.  Par  ce  moyen,  et  par  ce  moyen  seul,  une  majorité 
factieuse  et  obstinée  de  la  Chambre  hautepeut  être  légalement 
domptée  sans  une  augmentation  permanente  de  ses  membres. 
Un  pamphlet  fut  publié  ,  il  y  a  quelques  années  (1)  ,  géné- 
ralement attribué  à  un  lord  qui  a  long-temps  rempli  une  place 
importante  dans  les  conseils  de  sa  majesté.  Le  noble  auteur 
faisait  plusieurs  objections  spécieuses  contre  une  augmenta- 
lion  de  la  Chambre  des  Pairs,  conseillée  alors  à  la  couronne 
pour  décider  la  question  de  la  réforme  parlementaire,  ce  Une 
pareille  mesure,  disait-il,  étoufferait  la  voix  de  l'un  des  trois 
pouvoirs  de  l'état  ;  —  la  voix  de  chaque  branche  de  la  législa- 
tion doit  rester  libre;  —  enfin,  les  Lords  ont  droit  d'exprimer 
leur  pensée  aussi  librement  qu'aucune  des  deux  autres  bran- 
ches. »  A  cela  il  est  facile  de  répondre  :  la  constitution  pra- 
tique de  la  Grande-Bretagne  ne  connaît  pas  cette  indépendance 
théorique  dont  on  fait  tant  de  bruit;  la  couronne  subit  le 
contrôle  du  refus  des  subsides,  et  les  Communes  subissent 
celui  de  la  crainte  d'une  dissolution  ;  serait-il  raisonnable 
que  la  pairie  seule  fût  placée  au-dessus  de  toute  espèce  de 
contrôle?  Le  rôle  secondaire  qu'ont  joué  les  Lords  pendant  le 
dernier  siècle  a  détourné  l'attention  de  leur  situation  irrégu- 
lière. Tant  qu'ils  ont  consenti  à  goûter  les  douceurs  du  repos , 
laut  qu'ils  se  sont  contentés  d'être  un  hôpital  d'incurables, 
pour  nous  servir  de  l'expression  d'un  des  membres  les  plus 
spirituels  de  la  Chambre,  ils  ont  éludé  l'examen  de  leurs 
litres  ;  mais  s'ils  veulent  se  mettre  en  avant  et  prendre  part 
aux  affaires  journalières  du  gouvernement;  si,  comme  Faust 
sous  la  conduite  de  Méphistophélès ,  ils  échangent  leur  an- 
cienne inaction  contre  une  inquiète  et  pernicieuse  activité , 

(1)  On  the  const'ttittionnal  rigkt  and  expediency  of  extending    tlie  pec' 
rage,  etc  ,  etc.  1831. 


DE  LA  CHAMBRE  DES  LORDS.  13 

qu'ils  s'attendent  à  voir  peser  leurs  prétentions  avec  la  même 
sévérité  qu'on  analyse  celles  des  autres  corps  de  la  législature. 
Ils  ne  forment  pas  un  corps  constitué  par  lui-même ,  comme 
l'ont  dit  quelques-uns  de  leurs  flatteurs;  ils  ne  sont  pas  in- 
vestis, pour  leur  usage  particulier,  du  pouvoir  qu'ils  possè- 
dent; mais  ils  sont  partie  intégrante  de  l'état,  qui  a  été 
institué  pour  le  bien  commun  de  tous. 

C'est  une  erreur  de  croire  que,  différant  en  cela  des  autres 
branches  de  la  législature ,  la  Chambre  des  Lords  soit  restée 
toujours  la  même  par  son  caractère  et  son  esprit,  et  qu'elle 
ait  constamment  exercé  la  même  autorité  sur  le  gouverne- 
ment exécutif.  Dans  le  cours  des  âges  elle  a  subi  autant  de 
métamorphoses  que  certains  insectes  dans  la  révolution  d'une 
seule  année.  Sous  les  Plantagenets,  quoique  puissante  anta- 
goniste de  la  couronne,  clic  fut  pour  le  peuple  une  chenille 
dévorante.  Sous  la  domination  de  fer  des  Tudor,  clic  s'en- 
gourdit dans  un  sommeil  provisoire,  et  se  fit  chrysalide.  Elle 
est  devenue  depuis  un  insecte  aux  ailes  dorées  avec  quelque 
velléité  de  piquer;  espérons  toutefois  qu'elle  n'enfoncera  pas 
son  dard  trop  profondément  de  peur  de  laisser,  comme  tant 
d'autres  insectes ,  son  aiguillon  et  sa  vie  dans  la  blessure  (vitani 
in  vulnera  ponat).  Dieu  nous  préservera  d'une  pareille  cala- 
mité ;  il  faut  compter  aussi  sur  le  bon  sens  ou  sur  le  bonheur 
de  leurs  seigneuries.  Mais  puisqu'on  ne  peut  nier  la  possibi- 
lité du  danger  dont  elles  nous  menacent,  nous  voulons  exa- 
miner quelques-uns  des  projets  qui  ont  été  suggérés  pour  cor- 
riger au  besoin  les  imperfections  de  la  Chambre  haute ,  sans 
détruire  l'utilité  de  ses  fonctions  dans  le  mécanisme  gouver- 
nemental. 

On  a  pensé  que  le  nombre  croissant  des  pairs  pourrait  em- 
barrasser la  Chambre  dans  l'expédition  des  affaires;  c'est 
pour  remédier  à  cet  inconvénient  qu'on  a  proposé  d'avoir  des 
pairs  représentatifs  pour  l'Angleterre  de  même  que  pour 
l'Ecopse  et  l'Irlande.  Ce  plan  réduirait  le  chiffre  de  ceux  qui 
ont  le  droit  de  siéger  et  de  voler;  nuiis  si  ces  pairs  électifs 


14  DE   LA  RÉFORME 

étaient  choisis  par  une  majorité  de  tout  le  corps,  les  mem- 
bres de  la  minorité  seraient  naturellement  exclus. 

Des  admirateurs  du  vieux  temps  auraient  voulu  qu'à  l'imi- 
tation de  notre  antique  constitution  baroniale,  aucun  individu 
ne  piit  siéger  et  voter  dans  la  Chambre  des  Lords  sans  être 
propriétaire  d'une  certaine  étendue  de  terre.  Mais  si  l'on 
veut  par  là  garantir  l'indépendance  des  pairs  sons  le  rapport 
de  la  fortune,  il  faudiait  quelque  chose  de  plus  que  la  sim- 
ple possession  d'un  domaine.  Combien  de  pairs,  combien 
de  députés  des  Communes ,  sont  propriétaires  nominaux  de 
terres  si  grevées  de  dettes  et  d'hypothèques  ,  qu'elles  ne 
laissent  pas  un  grand  revenu  à  celui  qui  en  conserve  le  titre  : 
établir  une  enquête  sur  ces  charges  serait  une  inquisition  trop 
vexaioire,  et  peu  satisfaisante  d'ailleurs  dans  ses  résultats. 

D'autres  ont  proposé  que  la  Chambre  haute,  comme  le 
sénat  américain ,  fût  nommée  par  élection  sur  une  liste  de 
candidats  présentés  par  la  couronne;  mais  outre  les  graves 
objections  que  ce  plan  soulève,  il  est  évident  que  les  élec- 
tions, si  elles  étaient  populaires,  donneraient  une  chambre 
rivale  à  la  Chambre  des  Communes,  et  que  si  elles  étaient 
confiées  à  des  électeurs  aristocratiques ,  elles  ne  produiraient 
qu'une  pire  édition  de  la  Chambre  des  Lords  actuelle. 

Si  nous  devons  chercher  des  modèles  chez  les  autres  peu- 
ples, la  constitution  du  sénat  romain,  telle  qu'elle  est  expli- 
quée par  Middleion  ,  nous  indique  les  élémens  d'un  au- 
tre plan  au  moyen  duquel  on  réduirait  le  nombre  des  pairs 
en  modifiant  heureusement  le  caractère  de  la  pairie.  Le  sénat 
romain,  comme  la  Chambre  des  Lords  d'Angleterre,  était 
composé  partie  des  descendans  de  l'ancienne  noblesse  et 
partie  d'hommes  nouveaux  devenus  éminens  par  leurs  pro- 
pres services.  jMais  aucun  citoyen,  quelle  que  fût  sa  nais- 
sance, ou  quel  que  fût  sOn  mérite,  ne  pouvait  être  admis 
dans  le  sein  du  sénat  avant  qu'il  eût  été  promu  à  quelque 
charge  cuiule  par  les  libres  suffrages  du  peuple,  à  l'excep- 
lion  de  ceux  qui  étaient  nommés  une  fois  tous  les  cinq  ans 


DE    LA.    CHAMBRE    DES    LORDS.  15 

par  les  censeurs  pour  remplir  les  vacances.  Ne  pourrail-oii 
pas  introduire  dans  notre  Chambre  des  Lords  un  pareil  prin- 
cipe avec  les  modifications  adaptées  à  notre  constitution  par- 
ticulière? Tout  en  laissant  à  la  couronne  sa  prérogative  de 
créer  des  pairs ,  ne  pourrait-on  pas  établir  qu'aucun  pair  hé- 
réditaire ne  siégerait  et  ne  voterait  dans  rassemblée  de  son 
ordre  qu'après  avoir  été  élu  deux  fois  à  la  Chambre  des 
Communes,  et  y  avoir  siégé  un  certain  nombre  de  sessions? 
L'épreuve  de  deux  élections  populaires  et  l'obligation  de 
suivre  les  débats  de  la  chambre  élective  pendant  un  temps 
donné,  tendraient  à  modifier  les  préjugés  aristocratiques  qui  ne 
sont  que  trop  naturels  à  notre  jeune  noblesse.  Pour  quelques 
familles  affligées  d'une  aversion  héréditaire  contre  les  prin- 
cipes populaires ,  et  pour  quelques  individus  aigris  par  de 
récens  désappointemens  ou  de  prétendus  griefs ,  le  remède 
pourrait  être  sans  effet;  mais  il  serait  salutaire  en  général, 
et,  à  tout  événement,  les  lords  futurs  acquerraient  dans  la 
Chambre  des  Communes  une  instruction  et  une  expérience 
qu'ils  ne  sauraient  consciencieusement  dédaigner.  Pour  cette 
chambre  elle-même  il  y  aurait  quelque  avantage  à  admettre 
ainsi  dans  son  sein  des  pairs  et  des  fils  aînés  de  pairs  :  cela 
contribuerait  à  modérer  l'exaltation  démocratique  qu'on  ob- 
serve dans  quelques-uns  de  ses  membres. 

Les  mineurs  et  autres  héritiers  d'une  pairie  à  qui  manque- 
raitla  qualité  requise  pour  siéger  dans  la  Chambre  des  Lords, 
seraient  autorisés ,  après  leur  vingt-et-unième  armée ,  à  se 
rendre  aptes  à  réclamer  leur  privilège  en  se  faisant  élire  dans 
la  Chambre  des  Communes,  et  pendant  leur  apprentissage  ils 
jouiraient  de  toutes  les  autres  prérogatives  de  leur  rang.  Non- 
seulement  ce  changement  réduirait  le  chiffre  de  la  Chambre 
haute,  mais  encore  il  lui  garantirait  un  plus  grand  nombre 
de  membres  indi'pendans  par  leur  fortune  et  distingués  par 
leur  talent.  Les  incapables  et  les  indignes  seraient  exclus  sans 
réclamation ,  et  la  Chambre  échapperait  au  scandale  de  voir 
donner  des  procuiations  pour  des  pairs  inhabiles  à  gérer 


16  DE   LA   RÉF0R3IE 

leurs  propres  affaires  aussi  bien  que  les  aff'aires  publiques. 

Ce  plan  a  l'avantage  de  combiner  un  principe  ëleclif  et  un 
principe  liërédi taire  en  les  plaçant  tous  les  deux  sous  la  sur- 
veillance supérieure  de  la  prérogative  royale.  Aucun  lord  ne 
sera  envoyé  à  la  Chambre  haute  par  les  suffrages  directs  du 
peuple,  et  cependant  le  plus  grand  nombre  des  membres  de 
cette  assemblée  auront  été  une  fois  dans  leur  vie  désignés 
par  leurs  concitoyens  comme  dignes  d'occuper  un  siège  dans 
la  législature  du  pays.  Les  pairs  héréditaires  formeront  tou- 
jours la  masse  de  la  chambre  ;  mais  ces  -porphyrogenetes  ne 
devront  plus  au  seul  hasard  de  leur  naissance  leurs  fonctions 
législatives.  La  couronne  conservera  le  droit  de  récompenser 
le  mérite  elles  services  par  un  siège  dans  la  pairie,  et  si  les 
lords  se  liguaient  jamais  contre  les  autres  pouvoirs  de  l'Etat , 
la  prérogative  royale  serait  assez  forte  pour  dissoudre  leur 
ligue  sans  convulsion.  Quant  aux  erreurs  qui  échapperaient 
encore  aux  trois  branches  de  notre  gouvernement  ainsi  con- 
stitué, le  bon  sens  et  l'intelligence  du  public  seront  toujours  là 
pour  les  redresser. 

Nous  disions  plus  haut  que  lorsque  l'harmonie  est  rompue 
entre  les  deux  Chambres,  les  membres  de  la  Chambre  des 
Communes  expriment  le  sentiment  de  leurs  constituans ,  et 
que  si  une  dissolution  avait  lieu,  elle  ramènerait  des  hommes 
de  la  même  opinion  politique.  Il  est  possible  toutefois  que 
quelque  changement  dans  le  corps  électoral  produisît  un  ré- 
sultat différent,  c'est-à-dire  une  chambre  autrement  compo- 
sée et  avec  un  autre  mandat  que  la  précédente.  On  a  dit  que 
tel  avait  été  le  résultat  des  dernières  élections  générales; 
nous  n'avons  aucune  raison  de  le  croire,  quoique  les  lords 
aient  récemment  agi  sous  l'influence  de  celte  idée.  Mais  alors 
pourquoi  se  sont-ils  arrêtés  après  avoir  manifesté  leur  con- 
fiance? Pourquoi  ne  pas  demander  à  la  couronne  un  change- 
ment de  ministère ,  au  lieu  de  poursuivre  indirectement  leur 
but  en  se  montrant  déterminés  à  refuser  tout  vote  favorable 
à  la  réforme  tant  que  les  whigs  seront  au  pouvoir?  Pourquoi 


DE  LA  CHAMBRE  DES  LORDS.  17 

tant  de  vains  efforts  pour  mortifier  les  ministres  et  les  con- 
traindre à  se  démettre  par  dégoût  de  leur  position  dans  la 
Chambre  des  Lords ,  au  lieu  de  les  attaquer  de  front  et  d'ap- 
peler un  vote  de  censure  sur  leur  conduite?  Pourquoi  braver 
et  outrager  les  députés  des  Communes  dans  l'espoir  de  les 
irriter  et  de   les  pousser  à  des  mesures  intempestives,  au 
lieu  de  les  renvoyer  devant  leurs  constituans?  Les  chefs  des 
tories  doivent  bien  savoir  qu'il  est  impossible  que  les  deux 
Chambres  restent  une  session  de  plus  dans  leur  situation 
respective  ;  le  pouvoir  législatif  ne  peut  être  plus  long-temps 
suspendu;  le  pays  ne  peut  souffrir  davantage  de  voir  en  pré- 
sence deux  assemblées  hostiles  qui  ne  cessent  de  se  contra.- 
rier  dans  tous  leurs  actes  ;  il  faut  que  l'une  des  deux  cède 
spontanément ,  si  elle  écoute  la  sagesse  ;  ou  sous  l'influence  de 
quelque  irrésistible  nécessité ,  si  elle  s'obstine.  Qu'ils  soient 
bien  assurés  que  si  cet  état  anormal  de  la  législature  n'a  pas 
encore  provoqué  de  pétitions  dans  tous  les  coins  de  la  Grande- 
Bretagne,  ce  n'est  pas  que  le  peuple  soit  indifférent  à  la  dis- 
corde des  deux  Chambres,  mais  c'est  parce  qu'il  hésite  encore 
sur  le  remède  le  plus  propre  à  faire  disparaître  le  mal. 

L'état  présent  de  l'empire  britannique  ne  peut  supporter 
une  longue  suspension  dans  la  puissance  législative.  Si  nous 
tournons  les  yeux  sur  l'Irlande ,  combien  de  motifs  urgens 
nous  invitent  à  terminer  promptement  les  divisions  qui  trou- 
blent et  déchirent  ce  malheureux  royaume  !  En  Irlande ,  nous 
trouvons  les  sept  huitièmes  de  la  population  enrôlés  du  côté 
de  l'agitation  avec  une  faible  poignée  de  fiers  et  hardis  ad- 
versaires, qui  regardent  la  majorité  de  leurs  concitoyens  avec 
le  même  mépris ,  avec  la  même  haine ,  que  la  noblesse  fran- 
çaise regarda  la  bourgeoisie,  lorsque  celle-ci  réclamait ,  pour 
la  première  fois,  l'égalité  des  droits.  Comment  maintenir  la 
paix  entre  deux  factions  si  irritées  l'une  contre  l'autre ,  si  ce 
n'est  par  un  gouvernement  ferme  et  assez  maître  de  tous  ses 
niouvemens  pour  pouvoir  rendre  à  tous  une  justice  impar- 
tiale? Mais  quelle  force  peut  avoir  un  goiivernemenl  si  toutes 

VI. — W^   SÉRIE.  9 


^g.  DE    L.V    RÉF0R3IE 

les  mesures  qu'il  propose  pour  le  bien  de  l'Irlande,  sont  an- 
nulées par  la  Chambre  des  Lords?  Comment  comprimer  l'agi- 
tation si  on  laisse  subsister  la  cause  principale  de  l'agitation? 
Comment  éteindre  des  passions  furieuses,  si  une  incessante 
alternative  d'espérances  et  de  craintes  continue  à  les  attiser? 
Que  les  Orangistes  soient  bien  convaincus  une  bonne  fois  que 
tout  ce  qu'ils  ont  à  attendre  du  gouvernement,  c'est  la  justice 
et  rien  que  la  justice;  que  leur  ancienne  domination  ne  re- 
naîtra plus,  et  que  le  temps  a  effacé  toute  distinction  entre 
les  vainqueurs  elles  vaincus;  de  leur  côté,  que  les  catho- 
liques puissent  se  croire  en  toute  confiance  protégés  contre 
les  insultes  et  les  outrages  de  leurs  anciens  maîtres,  et  la 
violence  des  deux  partis  s'apaisera  peu-à-pcu.  Abusez -lesr 
tour-à-tour  par  de  fausses  espérances,  cl  la  fièvre  n'aura  pas 
de  fin. 

S'il  est  nécessaire  d'avoir  recours  au  dangereux  expédient 
d'une  dissolution,  que  le  corps  électoral  réfléchisse  à  l'im- 
portance du  devoir  qu'il  aura  alors  à  remplir.  Le  sort  de 
l'Angleterre  sera  de  nouveau  remis  en  ses  mains;  si  les  élec- 
teurs se  rendent  coupables  de  négligence ,  le  résultat  en  sera 
funeste  à  toutes  les  espérances  de  réforme  dont  ils  se  sont 
bercés  jusqu'ici.  Qu'ils  ne  perdent  pas  de  vue  qu'une  majorité 
d'une  seule  voix  dans  la  Chambre  des  Communes  peut  dé- 
truire ,  en  une  semaine ,  ce  qui  leur  a  coûté  des  années  de 
luîtes  parlementaires;  qu'ils  se  souviennent  que,  de  même 
que  le  bill  de  réforme  a  été  adopté  par  le  roi  et  la  double  ma- 
jorité des  deux  Chambres,  la  même  autorité  peut  le  rappeler  ; 
non  que  nous  pensions  avoir  à  craindre  une  abrogation  di- 
recte du  bill ,  avec  une  restauration  des  bourgs  déchus  de 
leur  franchise  électorale.  L'expérience  serait  trop  hasardeuse 
même  pour  l'imprudent  politique  qui  est  aujourd'hui  à  la  tête 
des  tories;  mais  à  côté  de  l'entière  annulation  du  bill  de  ré- 
forme ,  il  est  des  imperfections  de  détails  qu'il  faut  corriger,  des 
obscurités  à  éclaircir,  et  des  perfectionnemens  à  introduire 
da.us  son  mécanisme.  Les  électeurs  voudraient-ils  confier  à 


DE  LA  CHAMBRE  DES  LOBDS.  19 

ses  ennemis  avoués  la  tâche  de  remédier  à  ces  défauts?  Que 
pourraient-ils  attendre  d'une  confiance  si  mal  placée,  si  ce 
n'est  que  le  bilî  serait  mutilé  de  manière  à  perdre  toute  son 
efficacité,  comme  instrument  du  gouvernement  populaire? 
L'histoire  leur  dira  à  quels  périls  fut  exposé  l'acte  d'établis- 
sement de  1718,  tant  que  les  tories  eurent  une  majorité  dans 
la  Chambre  des  Communes;  ils  béniront  la  sagesse  de  Geor- 
ges, qui  ne  confia  jamais  son  gouvernement  qu'aux  amis 
éprouvés  de  sa  famille  (1).  Eh  bien!  ce  qu'était  l'acte  d'éta- 
blissement à  la  maison  de  Hanovre ,  le  bill  de  réforme  l'est  au 
corps  électoral. 

Il  est  encore  une  considération,  relative  à  la  dissolution 
du  Parlement,  qui  mérite  qu'on  s'y  arrête.  En  admettant, 
par  une  supposition  bien  gratuite,  que  l'xVngleterre  nommât 
une  majorité  de  représentans  hostiles  aux  réformes  locales 
que  réclame  l'Irlande ,  y  a-t-il  la  moindre  chance ,  la  moindre 
possibilité  que  la  majorité  des  membres  irlandais  en  faveur 
de  ces  réformes,  ne  sera  pas  augmentée?  Or,  rien  de  plus 
contraire  à  l'union  des  deux  royaumes  que  le  fait  d'une  ma- 
jorité décidée  de  membres  anglais  dans  la  Chambre  des  Com- 
munes, rejetant  toutes  les  mesures  proposées  en  faveur  de 
l'Irlande,  et  par  conséquent  soutenues  par  la  majorité  des 
membres  irlandais.  Qu'attendre  d'un  pareil  conflit  d'intérêts 
opposés  et  de  passions  ennemies,  si  ce  n'est  une  permanente 
division  des  deux  peuples ,  se  terminant  par  une  séparation 
qu'ils  auraient  également  à  regretter  tous  les  deux. 

(Ediiihurgh  Bciiew.) 


(1)  Allusion  aux  premières  paroles  prononcées  par  Georges  l'"",  lois  de  son 
arrivée  en  Anj^lelerre. — Fondateur  d'une  dynastie  nonvelle,  ce  prince  voulut 
montrer  à  la  nation  anglaise  qu'il  n'y  avait  pas  solidarité  entre  lui  et  ses  pré- 
décesseurs. Les  Stuarts  étaient  connus  pour  abandonner  leurs  amis  dans  les 
niomcns  difficiles  :  ce  reproche  était  même  passé  en  proverbe.  Aussi  Georges 
en  montant  sur  le  trône,  se  liàta-t-il  de  dire  :    «  Ma  maxime  est  de  ne  ja-. 

9. 


20  DE    LA   RÉFORME,    ETC. 

«•mais  abandonner  mes  amis,  de  rendre  justice  à  tout  le  monde  et  de  ne  craindre 
«personne.»  Grâce  à  cette  fermeté  de  caractère,  à  sa  constante  union  avec  le 
parti  whig  et  à  la  loyauté  de  sa  conduite ,  Georges  parvint  à  s'affermir  sur  le 
trône  de  la  Grande-Bretagne ,  et  à  triompher  de  toutes  les  attaques  dirigées 
contre  lui  par  les  amis  du  prétendant. 


ittcrralc. 


LA  HAUTE  CIVILISATION, 


SES  PRETENTIONS  ET  SES  PRODUITS, 


■  ■ai  gi  ig-T 


Tous  les  siècles  ont  leur  refrain  ;  celui  du  nôtre  est  civili- 
sation, progrès.  Avancer,  rien  de  plus  grand.  ÏVIais  vers  quel 
but?  Se  civiliser  est  admirable;  n'est-ce  pas  s'améliorer,  se 
perfectionner,  augmenter  la  somme  de  ses  vertus  et  de  ses 
jouissances?  Ainsi  résonnent  à  l'oreille  séduite  ces  mots  pres- 
tigieux. Est-ce  un  retentissement  creux  et  vide?  Ont-ils  une 
autre  acception  véritable?  L'acception  apparente  est -elle 
trompeuse?  Quelle  valeur  propre  faut-il  attribuer  aux  fils  de 

(1)  Quelques-unes  des  vues  et  des  observations  contenues  dans  cet  essai 
que  nous  empruntons  au  New  Montldy  Magazine ,  sont  applicables  à»la- 
fois  à  l'Angleterre  et  à  la  France ,  c'est-à-dire  au  mouvement  général  de  la 
civilisation,  qui  emporte  à-la-fois  ces  deux  guides  des  nouvelles  sociétés; 
d'autres  s'appliquent  exclusivement  à  l'état  actuel  de  la  Grande-Bretagne.  Sous 
ces  deux  rapports,  nous  devions  offrir  à  nos  lecteurs  un  résumé  sagace,  souvent 
lumineux,  rempli  de  faits,  exempt  de  misanthropie  comme  d'optimisme,  et  quii 
indique  avec  une  netteté  rare  l'élévation  actuelle,  le  niveau,  la  surface  elles 
profondeurs  de  cette  civilisation  tour-à-tour  vantée  ou  calomniée,  mais  que 
l'on  oublie  d'apprécier.  On  y  saisira  sans  peine  la  situation  équivoque  et  mili- 
tante de  celte  vieille  aristocratie  anglaise  poussée  dans  ses  derniers  retranclie- 
mens ,  et  qui  ne  veut  pas  se  laisser  vaincre.  La  position  respective ,  les  rapports 
et  les  tendances  de  la  société  ne  se  dessinent  pas  avec  moins  de  clarté  dans 
ce  résumé  analytique  qui  est  à-la-fois  un  tableau  d'époques  et  un  enseignement 
d'avenir. 


22  LA.   HiLUTE    CIVILISATIO>  , 

la  haute  civilisation?  Leurs  acquisitions  réelles  où  sont-elles? 
Comptons-les  : 

Dès  que  l'homme  se  civilise,  il  reconnaît  Dieu;  l'allribut 
distinct  et  particulier  de  notre  espèce,  ce  qui  la  sépare  des 
brutes  ;  c'est  l'idée  de  la  divinité  et  de  l'àme.  A  mesure  que  la 
civilisation  avance ,  l'idée  de  Dieu  s'épure.  Si  la  plus  haute 
civilisation  est  atteinte,  l'idée  de  Dieu  doit  être  complète  et 
générale.  Voici  donc  un  culte  universel;  le  fétichisme  dé- 
truit; le  code  moral  rapporté  au  code  religieux;  l'unité  de  l'a- 
doration partout  reçue;  le  fanatisme  banni  avec  l'athéisme;  le 
peuple  heureux  d'une  croyance  éclairée  ;  les  grands  de  la  terre 
professant  une  foi  sincère.  Civilisation ,  sont-ce  là  tes  produits  ? 
Hélas!  dans  notre  société  civilisée,  il  n'y  a  pas  deux  hom- 
mes qui  s'entendent  en  matière  de  foi.  Sans  cesse  vont  se 
multipliant  les  points  en  litige  ;  chaque  doctrine  se  scinde  en 
mille  doctrines  ennemies  qui,  toutes,  se  subdivisent  elles- 
mêmes  à  l'inlini.  Les  théologiens  savcLit  ce  qu'il  y  a 
d'hérésies  dans  le  monde;  elles  sont  plus  nombreuses  que 
les  hommes.  Chacun  de  nous  renferme  dans  sa  pensée  une 
douzaine  de  croyances  auxquelles  il  ne  croit  guère.  Résultat 
splendide,  problème  mervedleusement  résolu. 

Ces  matières  sont-elles  au-dessus  de  la  portée  des  hom- 
mes? Je  quitte  le  royaume  céleste;  je  m'en  tiens  a  la  seule 
moralité;  je  laisse  se  débattre  ce  que  Montaigne  appelait 
en  plaisantant  les  cervelles  philosophiques  ;  Bossuet  contre 
Fénelon ,  Cumberîand  contre  Cudworlh ,  Leibnitz  contre 
Mallebranche,  Butler  contre  Buffier;  sans  compter  Epicure, 
Hobbes,  Brown,  Clarke,  Shaftesbury,  Edwards,  Ilutcheson, 
Hume,  Smith,  Price,  Ilarlcy,  ïucker,  Paley,  Bentham, 
Ticid,  Steward,  Brown,  Brougham,  athlètes  infatigables. 
Cherchons  la  morale,  non  dans  les  doctrines,  mais  dans  les 
actes.  Adieu  aux  théories;  voyons  la  morale  dqns  les  regis- 
tres de  l'Etat. 

La  polygamie  est  réprouvée,  la  prostitution  est  flétrie,  le 
libertinage  est  honteux.  Mais  voici  ce  que  dit  lasiaiistiquc.  En 


SES   PRÉTEXTIONS   ET    SES   PRODUITS.  2S 

1830,  la  proporlion  des  ènfans  bâtards  aux  enfans  légitimes, 
en  France,  était  comme  un  est  à  treize.  En  Angleterre,  y 
compris  le  Pays  de  Galles,  comme  un  est  à  dix-neuf:  en  1835, 
Londres  comptait  2,084,520  âmes,  dont  1,390,000  femmes; 
et,  sur  ce  nombre,  695,000  femmes  seulement  entrées  dans 
la  vie  réelle  des  femmes,  c'est-à-dire  au-dessus  de  seize 
ans.  Que  sur  cinq  familles ,  trois  se  composent  du  mari  et  de 
la  femme,  nous  trouvons  2ZiO,000  femmes  mariées  etZi55,000 
non  mariées.  La  population  de  Londres  a  considérablement 
augmenté  depuis  l'époque  où  Colquhoun  publiait  son  Traité 
sur  la  police  de  la  métropole.  Il  évaluait  alors  le  nombre  des 
femmes  publiques  à  50,000.  Adoptons  ce  chiffi-e;  sur  cinq 
femmes  une  est  perdue.  Et  s'il  fallait  porter  en  compte  la 
ruine  morale  et  partielle  des  femmes  qui  n'appartiennent 
pas  à  tous ,  le  secret  des  intrigues ,  le  mystère  des  corrup- 
tions, le  dédale  des  fautes  cachées,  que  serait-ce?  Sur  61» 
individus,  en  Angleterre,  un  est  conduit  en  prison  pour 
crime.  Ceux  que  la  loi  ne  frappe  pas  doivent  au  moins 
tripler  ce  nombre.  Progrès  de  la  société,  associations  cha- 
ritables, discours  philanthropiques ,  effacez-vous;  permettez- 
nous  d'apercevoir  ce  que  vous  cachez  :  la  table  de  jeu, 
le  mauvais  lieu,  la  taverne,  les  courses  de  chevaux,  les 
paris,  la  banqueroute ,  la  prison,  le  bagne.  Que  la  haute  ci- 
vilisation reconnaisse  ses  enfans! 

Mais  elle  a  un  fils  dont  elle  est  fière;  c'est  l'Honneur,  père 
du  duel,  qui  régit  encore  souverainement  l'Angleterre  et  la 
France.  Tous  nos  hommes  bien  élevés  s'exercent  au  pistolet; 
au  seizième  siècle  tout  gentilhomme  était  habile  à  l'escrime. 
Il  n'y  a  pas  quinze  jours,  un  lord  et  un  capitaine  buvaient  en- 
semble du  vin  de  Madère,  occupation  innocente  ;  leur  avis 
diffère  sur  la  qualité  du  vin.  Ils  s'injurient.  «  Pourquoi  ne  pas 
arranger  l'affaire?  w  dit  un  ((Muoin. 

—  Notre  force  au  pistolet  est  trop  connue,  s'écrie  l'un 
d'eux.»  Ils  se  battent;  on  emporte  un  cadavre.  Peu  de  jours 
îiprès  (je  parle  de  faits  réels  et  récens),  un  colonel  rencontre 


24  LA    HAUTE    CIVILISATIOîf  , 

un  capilaine,  son  ami.  Le  chien  de  l'un  mord  le  chien  de 
l'autre.  L'un  reçoit  une  balle  dans  la  tête  et  l'autre  dans  la 
cuisse. 

Quittez  ce  cadavre  et  cet  invalide,  entrez  à  la  Chambre  des 
Communes  :  voici  des  querelles  bien  plus  violentes ,  des  mots 
bien  plus  durs,  des  imputations  bien  plus  scandaleuses.  Ce 
ministre  est  un  voleur;  celui-là  est  vendu  ;  ce  troisième  cher- 
che à  se  vendre.  La  canaille  peuple  les  bancs  des  torys ,  et  la 
honte  pleut  sur  le  front  des  \vhigs.  C'est  chose  admirable  que 
le  stoïcisme  antique  et  romain  avec  lequel  tout  cela  s'écoute. 
La  civilisation  veut  du  calme.  Point  de  colère,  pas  un  mou- 
vement, pas  un  geste.  Nul  ne  sourcille.  Mais  ce  noble  gen- 
tilhomme que  l'on  a  nommé  brigand ,  se  lève ,  et  d'un  ton 
plein  de  nonchalance  : 

«  Est-ce  à  l'homme  ou  bien  au  ministre  que  l'honorable 
membre  s'est  adressé,  demande-t-il  ;  l'injure  est-elle  person- 
nelle? 

—  Personnelle!  pas  le  moins  du  monde.  Il  n'y  a  rien  de 
plus  vil  que  le  ministre,  je  le  soutiens;  mais  l'honneur  de 
l'homme  est  intact  !  » 

Distinctions  justes ,  explications  satisfaisantes.  L'honorable 
ministre  se  rassied  et  cause  avec  ses  voisins. 

Rien  de  plus  complètement  civilisé  que  tout  cela.  Quelle 
influence  le  progrès  de  l'époque  exerce-t-il  sur  nos  rap- 
ports avec  les  femmes?  Quelle  est  notre  moralité  à  cet 
pgard?  On  connaît  à  Londres  un  homme  à  succès,  mo- 
dèle de  sa  caste ,  célèbre  par  le  nombre  de  femmes  qu'il  a 
déshonorées.  Il  a  blessé  tant  de  familles  dans  ce  que  l'hon- 
neur a  de  plus  sensible  et  de  plus  délicat ,  que  nul  cercle 
ne  lui  est  interdit  et  fermé.  Un  lord  de  mes  amis,  dont  le 
caractère  est  singulier,  après  l'avoir  reçu  quelque  temps, 
cessa  de  l'inviter. 

te  Pourquoi  cette  exclusion,  lui  demandai-je? 

—  C'est  que  toutes  les  femmes  dont  il  approche  passent 


SES   PRÉTENTIO'S   ET    SES   PRODUITS.  26 

pour  flétries;  et  je  ne  me  soucie  pas  que  ma  femme  et  ma 
fille  subissent  ce  fléau.  » 

Si  le  colonel  eût  appris  ces  paroles,  il  eût  lue  le  lord.  Il  au- 
rait bien  fait;  telle  est  la  loi  de  la  civilisation.  Je  demandais  à 
ce  même  lord  pourquoi  il  menait  peu  sa  femme  dans  le  monde; 
riche,  belle,  spirituelle,  agréable? 

«  Elle  ne  serait  pas  à  la  mode ,  me  répondit-il ,  et  son 
amour-propre  souffrirait.  Les  distributeurs  de  la  faveur  des 
salons  sont  gens  vicieux  et  tarés.  Les  admettre  à  une  inti- 
mité qui  souille  quand  elle  ne  corrompt  pas,  me  répugne.» 
Ce  lord  est  un  barbare  ! 

La  haute  civilisation  a  fait  du  mariage  quelque  chose  de 
singulier.  Le  mariage  se  réduit  à  une  affaire  de  convenance  ; 
on  y  cherche:  bien-être  physique,  accroissement  de  fortune, 
et  le  moins   d'ennui  possible.  La  question  ordinaire  est  : 
(.(.Combien  epoiises-tii  ?  »   Sympathies,  affections,  pensées 
religieuses,  morales,  intimes,  consolatrices  ou  passionnées, 
sont  étrangères  au  mariage.  Qu'y  a-t-il  de  commun  entre  la 
moralité  et  le  mariage?  Londres  possède  un  théàlre  ,  nommé 
Théâtre  du  Roi,  où  les  maris  titrés  mènent  leurs  nobles 
femmes.  Là,  tout  grand  seigneur  choisit  sa  maîtresse  sur  le 
théâtre.  L'amphithéâtre  et  les  loges  renferment  la  proie  des 
plus  humbles.  Liaison,  distraction, habitude, licence;  comme 
on  voudra  nommer  cet  usage;  il  est  établi.  Le  spectacle  de 
cette  recherche  est  public  ;  nulle  femme  légitime  formée  par 
la  haute  civilisation  ne  s'en  étonne.  La  chose  est  connue,  con- 
venue ,  nécessaire  ;  si  elle  n'est  pas  écrite  dans  le  contrat  de 
mariage,  c'est  décence  ou  hypocrisie. 

Ainsi,  habile  à  multiplier  les  jouissances,  la  haute  civili- 
sation rend  au  mariage  les  droits  du  célibat  :  noble  invention , 
toute  nouvelle.  Il  y  a  des  endroits  où,  pour  un  peu  d'argent , 
vous  trouvez  un  palais  qui  vous  appartient ,  un  excellent  cui- 
sinier, une  causerie  brillante,  une  bibliothèque  choisie,  la 
fleur  de  la  société  ;  tout  ce  que  vous  n'avez  pas  chez  vous  et 
ce  que  la  richesse  ne  pourrait  vous  donner  :  on  nomme  ces 


26  LA   HAUTE    CIVILISATION, 

endroits  cluhs.  Ils  détruisent  les  salons  et  rendent  les  bals 
déserts;  ils  font  régner  la  jouissance  égoïste  et  la  recherche 
du  bien-être  individuel.  «  Nous  n'avons  plus  au  bal,  me  disait 
une  comtesse ,  que  des  écoliers  de  seize  ans.  «  Foyer  domes- 
tique, intimité  de  la  famille,  où  étes-vous?  On  fuit  dans  toutes 
les  directions  ;  chacun  s'éloigne  de  son  domicile  :  on  veut 
être  à  son  aise  et  jouir  seul.  Si  l'on  se  réunit  quelquefois, 
c'est  encore  pour  s'isoler;  la  société  devient  im  sauve  qui 
peut. 

.  Ne  parlons  que  de  l'Angleterre.  Le  gentilhomme  de  province 
est  détruit  ;  son  descendant  économise  neuf  mois  à  la  campa- 
gne, afin  d'en  passer  trois  à  Londres.  Alors  il  vient  s'abreu- 
ver à  cette  grande  source  de  plaisirs  et  d'agitation.  Il  apprend 
à  concentrer  dans  sa  vie  la  plus  grande  variété  de  jouissances 
possible;  il  saura  bientôt  comment  la  sensualité  s'alimente  et 
se  renouvelle;  une  existence  privée  de  stimulans  lui  paraî- 
tra pauvre  et  nulle.  Triste  métamorphose!  De  gentilhomme 
propriétaire,  il  deviendra  iiiveur.  Une  personne  de  bon  ton 
peut  compter  à  Londres  cent  familles  de  connaissance  :  sou- 
vent ce  nombre  s'étend  jusqu'à  mille.  Deux  mille  personnes 
étaient  récemment  invitées  à  la  grande  fête  de  lady  Jersey. 
Prenons  un  terme  moyen  ;  composons  notre  liste  de  cinq  cents 
personnes  dont  il  faut  recevoir  et  rendre  les  visites.  Une  fa- 
mille arrive  de  la  campagne  et  passe  trois  mois  à  Londres  ; 
trois  heures  pour  la  toilette,  douze  pour  les  affaires,  compo- 
sent un  total  de  quinze  heures  dont  les  gens  du  monde  dispo- 
sent. Voilà  un  millier  d'heures ,  entre  lesquelles  il  s'agit  de 
répartir  tous  les  devoirs ,  tous  les  engagemens ,  tous  les  repas, 
tous  les  plaisirs  ;  l'éclair  n'est  pas  plus  prompt  que  chacune 
des  actions  de  la  vie.  On  éblouit,  on  brille,  on  se  flétrit;  les 
affections  n'ont  pas  le  temps  de  naître.  Se  ruer  d'une  maison 
à  l'autre,  courir  d'un  rendez-vous  à  un  rendez-vous  ;  du  parc 
au  dîner,  du  dîner  au  rout,  du  rout  au  bal;  apparaître  à 
l'opéra,  montrer  sa  figure  au  concert  :  vie  de  précipitation 
et  d'assautj  rien  de  sérieux,  liea  de  complet,  point  de  repos  : 


SES   PRÉTEXTIOKS   ET    SES   PRODUITS.  27 

une  cohue  de  petites  actions  sans  portée ,  sans  but  et  sans 
lien.  La  santé  s'affaisse;  le  sang  se  dessèche  ;  la  bourse  tarit; 
tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  frivole  enlève  des  millions.  «  Je  me 
marie,  et  je  vais  économiser,  disait  un  jeune  baron  à  son  ami. 

—  Sur  quoi?  lui  demanda-t-on. 

—  Sur  mes  gants. 

—  Et  comment  cela? 

—  Il  m'en  faut  cinq  paires  par  jour,  de  toute  nécessité. 

—  Comment  pouvez-vous  salir  cinq  paires  de  gants? 

—  Je  sors  à  pied  ,  une  paire  est  détruite  ;  je  me  promène  à 
cheval,  une  seconde  est  salie;  je  vais  dîner,  il  m'en  faut 
une  nouvelle  ;  et  le  bal  en  exige  deux,  tout  au  moins.  )) 

Dans  ce  métier  violent,  la  force  s'épuise  ,  l'énergie  s'éteint, 
le  cœur  se  blase ,  la  réflexion  fait  place  à  une  activité  de  ma- 
chine ,  la  constitution  se  ruine.  On  a  recours  au  vin,  à  l'opium 
et  aux  liqueurs  ;  chacun  fait  de  la  nuit  le  jour  ;  ce  qui  achève 
de  ruiner  la  constitution.  —  «Pourquoi  (demandez-vous)  les 
gentilshommes  des  provinces  viennent-ils  passer  à  Londres , 
non  pas  l'hiver,  mais  la  belle  saison?  quitter  la  campagne, 
lorsqu'elle  est  verdoyante ,  quand  le  ciel  est  pur ,  le  gazon 
frais  !  » — La  santé  des  chevaux  l'exige;  s'il  fallait ,  pendant  les 
nuits  d'hiver,  les  laisser  stationner  ou  galoper  dans  les  rues, 
de  neuf  heures  du  soir  à  cinq  heures  du  matin,  toutes  les 
familles  se  ruineraient  en  chevaux. 

Celte  vie  factice  et  violente  constitue  précisément  la  haute 
civilisation.  Par  elle,  les  distances  s'effacent;  quinze  lieues 
d'aujourd'hui  n'équivalent  pas  à  trois  lieues  d'autrefois.  On 
voyage  comme  le  vent  ;  on  a  quitté  à  jamais  ce  pesant  carrosse 
où  s'entassaient,  comme  dans  une  arche  dcNoé  ,  cousius ,  cou- 
sines, oiseaux,  perroquets,  animaux  domestiques,  et  jusqu'aux 
instrumens  de  cuisine  ;  bagage  qui  rencontrait  sur  la  route 
tant  d'accidens  dramatiques.  Un  membre  de  la  Chambre  des 
Lords,  dont  le  château  était  situé  à  cent  vingt  milles  de  Lon- 
dres, allait  régulièrement  diucr  tous  les  samedis  chez  un 


28  LA   HAUTE    CIVILISATIOîT  , 

noble  qui  habitait  la  capitale.  «  Combien  de  temps  vous 
faut- il  pour  venir  ici ,  lui  demanda  son  hôte? 

—  Je  le  sais,  à  quelques  secondes  près  :  la  veille,  j'écris  à 
tous  les  maîtres  de  poste  de  la  route  qu'ils  aient  à  tenir  leurs 
chevaux  harnachés  et  prêts  à  partir  à  une  certaine  heure;  je 
pars  à  cinq  heures  du  matin  ;  j'arrive  exactement,  à  chaque 
relais,  au  moment  convenu.  A  six  heures  ou  six  heures  dix 
minutes ,  je  suis  à  Londres.  » 

L'aigle,  dans  les  airs,  voyage  moins  lestement.  Ce  n'est 
pas  seulement  le  privilège  de  l'aristocratie.  Le  plébéien  tra- 
verse l'Angleterre  dans  tout  son  diamètre ,  pour  la  somme 
ronde  de  36  shillings  ou  de  55  tout  au  plus. 

JYous  nous  émerveillons  de  ce  résultat  :  le  bois ,  le  fer  et  la 
fumée  donnent  des  ailes  à  l'homme.  Tant  de  rapidité  est 
belle  ;  mais  je  demanderais  un  peu  de  bonheur.  Celte  vie 
nomade  qui  brise  tous  les  liens  naturels ,  rend  les  devoirs 
trop  faciles  à  éluder;  le  besoin  du  changemcnl,  l'amour  de 
l'excitation,  la  nécessité  de  la  dépense,  le  désir  d'imiter 
et  d'égaler  ceux  qui  donnent  le  ton;  l'ardeur  de  briller,  la  fu- 
reur de  jeter  des  millions  auvent,  achèvent  le  splendide 
malheur  auquel  on  se  condamne.  «  Je  suis  désolé  (me  disait  un 
noble  de  second  ordre)  de  ne  pouvoir  cultiver  le  duc  de  R...; 
ma  fortune  n'y  suffit  pas.  L'autre  jour,  je  l'invitai  à  une  battue: 
il  m'amena,  s'il  vous  plait,  onze  domestiques,  neuf  chevaux, 
trois  voitures  et  soixante  chiens.  » 

C'est  le  comble  de  la  civilisation  de  ruiner  son  hôte  par  la 
splendeur  de  sa  suite.  On  se  fait  un  point  d'honneur  de  rece- 
voir comme  on  est  reçu.  Il  faut  donner  le  même  dîner;  le  salon 
doit  être  aussi  splendide  ,  les  convives  aussi  nombreux ,  les 
musiciens  aussi  distingués.  La  baronne  ne  souffrira  pas  que  la 
duchesse  porte  des  diamans  plus  beaux  que  les  siens  ;  et  la 
banquière  sera  piquée  d'une  noble  émulation  en  voyant  passer 
la  vicomtesse.  Tous  les  degrés  de  fortune  essaieront  d'atteindre 
le  même  niveau  :  fausse  égalité  qui  sera  la  ruine  du  plus  grand 
nombre.  Pourquoi  ce  château  magnifique  est-il  désert?  Qu'est 


SES    PRÉTE?^TIO^'S   ET    SES   PRODUITS.  29 

devenue  la  famille  noble  dont  voici  l'écusson?  Elle  se  cache  eu 
Toiiraine  ou  en  Languedoc.  Là,  on  vit  d'épargnes;  et  l'on  répare 
la  brèche  faite  par  ces  dépenses  excessives,  qu'exige  la  haute 
civilisation.  L'orgueil  blessé  des  Anglais  se  tapit  dans  quelque 
province  étrangère,  et  livre  à  l'étonnemcnt  des  Tourangeaux 
ou  des  Provençaux,  l'énigme  de  ces  familles  baroniales,  si 
Hères,  si  hautes,  si  pauvres,  si  misérables. 

Parlons  de  l'intelligence  :  la  civilisation  est  sa  nourrice, 
chacun  le  sait.  Observons  la  situation  intellectuelle  dans  les 
classes  aristocratiques  de  notre  pays.  On  rapporte  du  collège 
un  peu  de  grec  et  de  latin  ;  peut-être  le  goût  des  lettres  ;  à 
coup  sur  une  moralité  détruite,  et  la  ruine  de  tous  les  prin- 
cipes. De  dix  à  quatorze  ans ,  l'éducation  du  vice  commence 
au  collège;  de  quatorze  à  vingt,  la  théorie  devient  pratique. 
La  servitude  est  spécialement  enseignée  en  Angleterre.  Le 
système  du  fagging,  particulier  aux  collèges  de  notre  pays, 
consiste  à  faire  du  plus  faible ,  l'esclave,  le  valet  et  la  victime 
du  plus  fort.  Heureux  arrangement,  qui  infuse  le  savoir  du 
cuisinier  dans  les  connaissances  du  groom ,  et  mêle  aux  pro- 
fondes observations  du  garde-chasse  l'érudition  du  sommelier  ! 
Le  gentilhomme  de  la  civilisation  s'élève  ainsi. 

Voici  le  budget  d'une  journée  de  château  ;  j'en  ai  passé  plus 
de  cent  de  cette  espèce.  On  déjeune  à  dix  heures  :  thé,  café, 
liqueurs,  langues  fourrées,  jambons  de  Bayonne,  pâtés  de 
Périgord;  le  déjeuner  se  prolonge  jusqu'à  midi.  On  se  réunit 
pour  la  chasse  ou  la  pêche  ;  et  l'on  attend  l'heure  où  il  faut 
s'habiller.  Vient  le  dîner,  qui  compte  trois  services.  Les  fruits 
les  plus  exquis ,  les  viandes  les  plus  chères ,  l'or  et  le  vermeil 
couvrent  la  table.  Au  milieu  des  rayons  lancés  par  mille  bou- 
gies, une  armée  de  valets  brodés  étincellent.  Vous  dînez  en 
satrape.  Vous  échappez  sans  doute  aux  grossiers  excès  ;  mais 
vous  arrivez  à  la  pléthore.  Vous  satisfaites  celte  sensualité 
avide  et  dangereuse,  qui  sollicite  sans  cesse  de  nouveaux 
rallinemens.  Les  cartes,  le  billard,  le  concert  et  l'intrigue 
amoureuse  remplissent  la  soirée.  Que  reste-t-il  à  l'intelli- 


^ô  I,\    H;\.UTE    CIVILISATtO?î, 

gence?  La  pensée  germera-l-elle  clans  ces  estomacs  surchar- 
gés de  mets?  C'est  bien  assez  vraiment  de  pouvoir  digérer. 
L'amateur  de  whist  conserve  seul  assez  d'activité  intellectuelle 
pour  combiner  les  chances  de  ses  gains.  A  minuit,  on  se  sé- 
pare, quelquefois  à  onze  heures,  selon  les  coutumes  de  la 
maison  ou  l'épuisement  des  convives.  Les  hommes  vont  fumer 
leur  cigarre  dans  la  chambre  du  plus  roué  de  la  compagnie; 
et  les  dames,  qui  ont  appris  à  ne  s'endormir  que  vers  l'au- 
rore, prêtent  l'oreille  au  babil  moral  de  leur  femme  de  cham- 
bre, quand  elles  ne  lisent  pas  le  dernier  roman  pour  s'en- 
dormir. 

Parlez ,  si  vous  l'osez ,  à  ces  personnes,  du  développement 
de  l'intelligence,  de  l'amour  des  ans,  du  culte  de  l'esprit,  des 
conquêtes  de  la  pensée.  Dans  leurs  bibliothèques,  qui  renfer- 
ment les  plus  nobles  monumens  de  l'esprit  humain,  pas  un  livre 
n'est  déplacé  :  c'est  une  catacombe  de  chefs-d'œuvre ,  où  les 
volumes  sontrangés  comme  des  cadavres.  Cette  vaste  maison, 
qui  ne  désemplit  pas  depuis  novembre  jusqu'en  février,  et  qui 
reçoit  tour-à-tour  les  noms  les  plus  éclatans  du  royaume,  ne 
retentit  pas  d'une  seule  causerie  littéraire.  Personne  ne  trouve 
une  minute  à  consacrer  aux  jouissances  intellectuelles.  On 
cause  de  toute  autre  chose.  La  conversation  vit  de  scandale, 
d'anecdotes  controuvées  sur  les  familles  du  comté ,  leurs 
alliances  et  leurs  espérances?  la  littérature  et  l'art  sont  en 
oubli  :  peut-être  parcourt-on  quelques  nouveaux  voyages, 
quelques  romans  à  la  mode  :  c'est  là  tout.  Je  dînais  un  jour  chez 
lordC.  ;  sa  femme,  qui  a  de  l'esprit,  s'avisa  de  soulever  une 
question  intéressante ,  et  cette  discussion  commençait  à  me  sé- 
duire. Mais  comment  faire  :  il  y  avait  là  vingt-sept  personnes 
invitées,  que  cette  conversation  intéressait  médiocrement. 
«  Attendez,  me  dit  le  maître  de  la  maison,  ces  messieurs  vont 
s'endormir.  »  Bientôt  les  dames  quittent  la  table;  les  hommes 
consuUentles  bouteilles  de  vin  de  Champagne  et  d'Alicante.  Les 
vingt  convives  du  genre  mâle  succombent ,  et  la  causerie  s'en- 
gage entre  mon  hùte  et  moi.  Au  milieu  de  notre  discussion ,  le 


SES   PRÉTENTIONS   ET    SES   PRODUITS.  SI 

mol  électeur  se  trouve  jelé.  Il  reteutit  à  l'oreille  de  l'un  des  dor- 
meurs, et  cet  accent  magique  produit  son  effet.  La  conversa- 
tion entre  dans  ce  lit  nouveau,  et  elle  y  reste.  Le  dictionnaire 
du  bon  ton  renferme  cinq  ou  six  paroles  intelligibles  qui  émeu- 
vent :  élection,  cheval  de  course,  bouillotte,  écarté,  mariage 
d'argent,  ministère.  Si  vous  voulez  être  compris,  ne  sortez 
pas  de  là. 

Ces  élections  elles-mêmes,  quelle  est  leur  moralité?  Comp- 
tez les  membres  du  parlement  qui  sont  arrivés  là  par  d'autres 
routes  que  celles  de  la  corruption  et  do  l'intrigue.  Dangereux 
exemple,  misérable  commencement  de  la  vie  politique.  Je 
connais  des  juges,  personnnagcs  graves  et  vertueux,  dont  la 
vie  fut  bien  près  d'être  déshonorée  après  une  admission  à  la 
Chambre  des  communes,  admission  préparée  par  une  vénalité 
insolente.  La  civilisation  offre-t-elle  donc  un  encouragement 
réel  à  la  violation  des  lois  morales?  On  serait  tenté  de  le  croire. 
Réfléchissez  sur  la  théorie  des  dettes  dans  le  grand  monde. 
Qui  fa'est  pas  endetté?  Nul  ne  s'en  étonne.  A  qui  importe-l-il 
de  savoir  si  le  vicomte  un  tel  balance  exactement  son  passif 
par  son  actif?  On  n'exige  de  vous  qu'une  chose  :  payez  vos 
dettes  d'honneur,  les  engagemens  de  la  table  de  jeu,  c'est- 
à-dire  ceux  qui  ont  été  contractés  par  l'étourderie  et  la  prodi- 
galité ;  du  reste,  les  prisons  sont  là ,  et  la  banqueroute  répond 
à  tout.  L'homme  bi-illant  nage  quelques  minutes  dans  ce  gouf- 
fre :puis,  il  s'éclipse,  disparaît;  on  ne  sait  ce  qu'il  est  devenu. 
Ecoulez  SCS  amis  les  plus  intimes  faire  brièvement  l'épitaphe 
de  sa  gloire  et  de  sa  fortune. 

«  Pauvre  ï ,  s'écrie  un  convive  en  passant  devant  le 

château  de  ce  dernier,  dans  le  comté  de  Cambridge  ;  voilà 
son  palais  abandonné;  j'ai  passé  là  quelques-uns  des  plus 
beaux  mois  de  ma  vie  !  »  Voilà  tout. 

«  Qu'esi-il  devenu?  demandai-jc  à  ce  sensible  ami. 

—  Du  diable  si  j'en  sais  rien  !  Piuiné,  je  crois;  sous  les 
verroux  sans  doute  I  yy 

On  ne  peut  pas  dépêcher  plus  lestement  la  reconnaissance. 


Ô2  LA    HAUTE    CIVILISATION  , 

Le  chapitre  des  mœurs  de  la  haute  civilisation  vient  d'être 
épuisé.  Commençons  à  ébauclier  celui  des  manières;  il  mé- 
rite d'éire  étudié.  La  grande  base  des  principes  que  la  haute 
civilisation  fait  valoir,  c'est  de  chercher  son  plaisir  partout, 
sans  gêner  le  plaisir  des  autres  :  des  égoïsmes  qui  se  rencon- 
trent et  qui  se  ménagent.  Un  pacte  entre  toutes  les  personna- 
lités pour  jouir  de  la  vie  sans  se  nuire;  faire  peu  de  bruit, 
tenir  peu  de  place  ;  avoir  des  égards  pour  ceux  qui  sont  pré- 
sens et  spécialement  pour  vos  voisins;  tout  effleurer  sans 
appuyer  sur  rien  ;  tout  indiquer  sans  soul&ver  aucune  discus- 
sion violente;  paraître  indifférent  à  tout  et  même  un  peu 
blasé  sur  tout  ;  voiler  cet  artifice  sous  une  apparente  ingé- 
nuité, sous  une  parfaite  facilité  de  commerce  ;  tel  est  le  monde. 
Voilà  ses  préceptes  et  sa  pratique.  J'avoue  qu'il  y  a  quelque 
chose  d'intéressant  dans  cette  soumission  volontaire  et  tacite 
aux  lois  de  la  société  générale.  C'est  ce  que  Burke  appelle 
très  bien  une  fière  et  honorable  subordination. 

Mais  l'arbitraire  de  ces  lois  m'a  quelquefois  étonné;  et 
plus  on  remonte  l'échelle  de  la  grande  civilisation ,  plus  leur 
caprice  paraît  bizarre.  A  de  singulières  délicatesses  se  mê- 
lent des  grossièretés  convenues  qui  sont  le  type  du  rang  et 
comme  le  symbole  de  la  haute  civilisation.  Tantôt  c'est  un 
argot  spécial  qui  blesse  à-la-fois  la  décence  et  le  bon  goût; 
tantôt  ce  sont  une  foule  de  petits  usages  déplaisans  et  inci- 
vils dont  ûii  ne  cherche  à  relever  la  bassesse  que  pour  se  dis- 
tinguer du  vulgaire. 

Youdra-t-on  me  croire,  lorsque  j'affirme  qu'une  jeune  femme 
du  rang  le  plus  élevé  se  plaît,  lorsqu'elle  cause  avec  les  du- 
chesses et  les  comtesses  qu'elle  reçoit ,  à  soulager,  en  se  frot- 
tant violemment  le  dos,  le  prurit  que  lui  cause  la  délicatesse 
extrême  de  sa  peau.  Elle  était  livrée  à  cette  agréable  occupa- 
tion, lorsqu'on  se  servit  devant  elle  des  expressions  sui- 
vantes :  ce  L'homme  dont  vous  parlez  a  épousé  une  femme 
ce  charmante.  » 

Elle  tressaillit ,  son  sourcil  se  fronça ,  tous  ses  nerfs  se  cris- 


SES   PRETENTIONS   ET   SES   PRODUITS.  33 

pèrent  ;  vous  eussiez  dit  qu'elle  venait  de  marcher  sur  un 
serpent.  Dans  la  bonne  société,  les  mois  homme  et  femtne 
sont  proscrits  ;  on  doit  dire  une  -personne.  Les  conventions 
singulières  qui  éclosent  au  milieu  de  ces  mœurs  factices  vous 
défendent  aujourd'hui,  par  exemple,  de  mettre,  en  man- 
geant, votre  couteau  dans  votre  bouche,  et  vous  permettent 
d'appuyer  vos  deux  coudes  sur  la  table,  ainsi  que  je  le  voyais 
récemment  pratiquer  à  deux  honorables  qui  venaient  de  pas- 
ser trois  mois  chez  le  roi  de  la  mode  et  le  maître  actuel  du 
bon  ton. 

«  Les  avez-vous  observés ,  demanda  le  maître  de  la  mai- 
son qui  n'était  pas  encore  parvenu  au  même  degré  de  rafine- 
ment  social  ? 

—  Oui,  les  coudes  sur  la  table  depuis  le  potage  jusqu'au 
dessert;  c'est  une  mode  nouvelle  importée  de  chez  lord  *'\  » 

Trois  jours  après,  deux  autres  personnages  qui  venaient 
de  quitter  le  même  foyer  de  civilisation ,  passèrent  une  heure 
chez  un  respectable  ecclésiastique  sans  ôter  leur  chapeau  : 
nouvelle  mode  venue  du  même  lieu,  importée  du  même  cen- 
tre. Un  jargon  singulier  qui  change  tous  les  mois ,  compose, 
à  l'usage  des  gens  comme  il  faut,  un  dictionnaire  ou  plutôt 
un  argot  qui  les  caractérise  d'autant  mieux  qu'il  est  plus  tri- 
vial. Il  y  a  de  certaines  voyelles  qu'on  ne  doit  pas  prononcer; 
de  certaines  épithètes  grossières  que  l'on  adopte;  de  certains 
proverbes  dont  il  faut  faire  usage,  c'est  le  cachet  du  bon  ton. 

Passons  aux  classes  secondaires.  La  civilisation  les  affecte 
diversement.  Au  lieu  de  les  rejeter  dans  quelques  petites 
coutumes  exclusives ,  elle  les  exalte ,  les  agrandit  et  les  en- 
richit. Elle  leur  fait  subir  un  mouvement  d'ascension  perma- 
nente. Avant  de  se  dépraver  comme  les  habitans  des  régions 
supérieures,  il  faut  qu'elles  s'élèvent  à  leur  niveau.  Pour  cela 
grande  lutte;  concurrence  formidable.  Plusieurs  tombent  et 
se  précipitent  dans  une  ruine  sans  fond.  D'autres  s'élèvent  et 
deviennent  riches,  puissans,  gens  à  la  mode.  Plus  la  civilisa- 
tion se  perfectionne,  plus  l'accumulation  des  capitaux,  l'ac- 

VI. — k^  SÉRIE.  3 


34  LA    HAUTE    CIVILISATION  , 

croissemcnt  de  l'habilelé  mécanique,  le  perfectionnement 
des  moyens ,  l'extension  du  crédit,  la  variété  des  méthodes 
de  fabrication  ou  des  modes  de  commerce  influent  sur  les 
classes  moyennes ,  celles  qui,  au  lieu  de  vivre  de  leurs  terres 
ou  de  leur  revenu ,  vivent  de  l'intérêt  du  capital. 

La  fermentation  sociale  est  donc  très  vive.  Dans  une  telle 
époque ,  pour  les  régions  supérieures ,  il  s'agit  d'improviser 
ses  plaisirs  et  de  les  multiplier  en  les  variant;  pour  les  classes 
moyennes ,  il  s'agit  d'emporter  la  fortune  à  la  course  afin 
d'obtenir  bientôt  ces  mêmes  jouissances  réservées  au  petit 
nombre.  La  lenteur  modeste  du  commerce  antique  est  rem- 
placée par  la  violence  de  la  spéculation  hasardeuse;  le  com- 
merce d'autrefois  était  chose  honnête  et  patiente;  la  spécula- 
lion  d'aujourd'hui  est  ou  une  friponnerie  expéditive  ou  un  coup 
de  dé  brillant.  La  prudence  du  commerce  assure  des  gains  mé- 
diocres ;  la  spéculation  promet  des  bénéfices  chanceux ,  mais 
immenses  :  c'est  l'avidité  de  commerce  mêlée  à  la  fureur  du 
jeu.  N'attendez  pas  du  spéculateur,  commerçant  aléatoire,  le 
soin  minutieux  de  bien  acheter  et  de  bien  vendre.  La  parfaite 
probité ,  calcul  excellent  pour  obtenir  le  crédit  ;  le  choix  des 
objets  vendus  et  la  modération  dans  le  bénéfice  total  ne  lui 
appartiennent  pas.  Laissez  au  petit  négoce  d'autrefois  cette 
marche  lente  et  ce  lourd  bagage  de  scrupules  incommodes. 
Nous  allons  beaucoup  plus  vite. 

Le  négoce  lui-même  repose  maintenant  sur  une  nouvelle 
base.  Le  négociant,  devenu  jouoiu',  jette  sur  le  tapis  vert  son 
capital  tout  entier;  et  ce  n'est  pas  tout ,  il  joue  encore  l'avenir 
de  ses  gains  possibles.  Un  des  procédés  sur  lesquels  a  roulé  le 
commerce  en  Angleterre ,  mérite  d'être  rapporté.  André  tire 
sur  Clément  et  Clément  tire  sur  André  :  s'engagcanl  l'un  et 
l'autre  à  retirer  leurs  billets  à  l'échéance,  à  les  reprendre  comme 
valeur  comptant,  ou  à  payer  la  différence  s'il  y  en  a.  La  valeur 
factice  qu'ils  ont  ainsi  créée  leur  profite  à  tous  deux  un  mo- 
ment. Les  banquiers  y  sont  trompés,  les  billets  courent,  on 
ne  les  proteste  pas,  le  crédit  s'établit,  la  spéculation  déploie 


SES   PRÉTENTIOîsS   ET    SES   PRODUITS.  35 

ses  vastes  ailes ,  il  n'y  a  plus  de  bornes  au  capital  dont  on 
dispose.  Les  uns  gagnent  des  millions,  les  autres  se  perdent 
et  s'abîment.  J'ai  connu  deux  maisons  de  commerce  qui  se 
prêtaient  ainsi  mutuellement  la  somme  énorme  de  A0,000  £ 
par  an  :  l'une  d'elles  donnait  750  £  de  traitement  au  commis 
chargé  de  faire  agir  ce  levier  redoutable;  elle  manqua  : 
l'autre  est  parvenue  à  l'opulence.  Universellement  réprouvé, 
ce  moyen ,  universellement  employé ,  a  fait  plus  que  de  nuire 
au  commerce.  Eu  y  introduisant  la  fraude,  il  a  détruit  la 
bonne  foi ,  le  respect  du  commerçant  pour  lui-même  et  la 
moralité  du  négoce  :  le  jeu  a  tout  envahi.  Extension  forcée , 
développement  factice ,  activé  encore  par  une  concurrence 
violente  poussée  jusqu'à  la  fureur. 

Il  est  vrai  que  des  fortunes  gigantesques  se  sont  élevées- 
Qu'est-ce  aujourd'hui  que  l'aristocratie?  où  est-elle?  qu'on 
me  la  montre?  Ce  petit  aristocrate,  fds  d'un  baronnet,  vaut- 
ill'homme  qui  dispose,  grâce  au  commerce,  d'un  capital  qui 
ferait  vivre  un  roi?  En  1835 ,  le  dividende  d'une  seule  maison 
de  commerce  de  Londres,  a  été  de  200,000  £  pour  une  année. 
J'en  connais  une  qui  vend  pour  1^,000  £  d'objets  au  comp- 
tant par  jour.  L'un  des  nombreux  parteners  d'une  brasserie 
de  la  capitale,  lire  de  celte  entreprise  Zi0,000  ^,  année  com- 
mune ;  un  fabricant  de  pianos  de  Londres  a  gagné  en  un  an , 
tous  frais  payés,  la  somme  de  90,000  £.  Est-ce  là  une  aris- 
tocratie de  l'argent,  dites-moi?  Parmi  les  jouissances  qui 
s'achètent,  y  en  a-t-il  une  que  ces  hommes  ne  puissent  payer? 
Le  noble  de  naissance  dispose-t-il  des  forces  prodigieuses 
que  le  seigneur  suzerain  de  la  richesse  doit  à  l'accumulation 
du  capital,  à  la  puissance  mécanique ,  à  la  rapidité  de  loco- 
motion ,  à  la  facilité  d'acquérir  et  d'augmenter  ses  connais- 
sances industrielles?  Qu'est-ce  que  l'aristocrate  opulent  au- 
jourd'hui ,  comparé  à  l'aristocrate  de  l'opulence  ?  Le  Parle- 
ment s'ouvre  à  ce  dernier;  il  a  son  hùlel  dans  le  quartier 
noble,  son  château  en  province,  fait  son  voyage  annuel  en 
Italie,  prend  les  eaux  de  Bade  ou  dcTœplitz,  possède  un  cui- 


26  LA   HAUTE    CIVILISATION  , 

sinier  admirable,  des  salons  splendides,  des  meubles  coû- 
teux ,  et  donne  des  repas  magnifiques. 

Que  manque-t-il  aux  fêtes  du  marchand  qui  a  construit  sa 
fortune  ou  qui  s'occupe  à  la  construire?  Le  voici  :  un  ou  deux 
exclusifs,  c'est-à-dire  le  petit  nombre  de  personnes  dont  nous 
avons  parlé,  et  qui  font  métier  et  gloire  de  ne  dire  que 
certains  mots  ;  de  ne  se  permettre  que  certains  gestes  et  de 
n'aller  que  dans  certaines  maisons.  La  ligne  de  démarcatio}i 
s'établit  sur  des  nuances  misérables,  sur  de  petites  manières 
que  l'on  ne  peut  acquérir  au  comptoir  ni  à  la  bourse.  Deux 
cohortes  ennemies  se  disputent  donc  la  préséance  :  l'une  plus 
puissante  en  effet  et  plus  active  ;  l'autre  plus  dédaigneuse  et 
plus  enviée.  Quiconque  n'a  pas  reçu  des  évènemens  et  de  sa 
naissance  la  vraie  éducation  aristocratique ,  essaiera  vaine- 
ment de  franchir  le  cercle  imaginaire  de  la  vieille  noblesse, 
le  rempart  d'airain  dont  s'entoure  la  noblesse  de  race.  Les 
deux  classes  se  rapprochent ,  mais  pour  se  haïr,  non  pour  se 
confondre.  Le  vrai  noble  est  un  petit  roi  qui  a  sa  cour,  son 
état  de  maison ,  'ses  flatteurs;  qui  ne  voit  que  ses  égaux,  de- 
vant lequel  on  se  prosterne,  dont  la  parole  est  toujours  écoutée. 
Il  joue  sur  le  velours  ;  son  titre  seul  l'égale  au  plus  puissant. 
Traité  avec  déférence  par  les  hommes  de  sa  classe ,  il  leur 
rend  égards  pour  égards.  Sa  vie  n'est  pas  une  lutte ,  mais  une 
victoire.  On  lui  pardonnera  la  profusion  et  l'étourderie ,  non 
l'avidité  et  l'avarice  :  on  lui  permettra  d'intriguer,  mais  non 
de  thésauriser. 

La  vie  du  marchand  n'est  pas  la  même.  Il  a  le  gain  pour 
but;  il  combat  àprement  pour  l'atteindre.  Toutes  ses  con- 
versations sont  des  luttes  d'intérêt  ;  qu'il  soit  honnête ,  c'est 
tout  ce  qu'on  peut  lui  demander;  généreux,  il  serait  perdu. 
Le  lucre,  qui  résume  l'idée  de  toutes  les  jouissances  posi- 
tives, l'absorbe  entièrement.  Son  temps  est  précieux,  Per- 
dra-t-il  ses  minutes  qui  sont  de  l'or?  les  dépensera-t-il  en 
vaines  causeries?  en  plaisirs  élégans,  mais  coûteux?  Sa  mo- 
ralité ne  sera  pas  pire,  mais  ses  manières  se  sentiront  lou- 


SES    PBÉTE>TIO>"S    ET    SES    PRODUITS.  S? 

jours  du  magasiu  et  du  comptoir.  J'eus ,  à  ce  sujet ,  une  con- 
versation assez  piquante  avec  un  voyageur  célèbre  : 

«  Jamais,"  me  disait-il,  je  n'ai  connu  de  marchand  ou 
d'homme  d'affaires  qui  fût  ce  que  j'appelle  comme  il  faut. 

—  Permettez-moi  de  vous  citer  F.  B.,  qui  a  un  intérêt  dans 
une  maison  de  banque,  et  dont  la  courtoisie  me  semble 
parfaite. 

—  C'est  une  erreur.  La  semaine  dernière,  j'ai  dîné  chez 

lui;  la  veille  j'avais  dîné  chez  le  marquis  de  S Pendant  le 

repas  que  ce  dernier  nous  donnait,  un  jeune  avocat  trouva  le 
lièvre  excellent ,  et  fit  l'éloge  le  plus  pathétique  du  gibier  du 
marquis. 

—  William  (dit  aussitôt  notre  hôte  ,  en  se  retournant  vers 
l'intendant),  vous  aurez  soin  d'adresser  à  M.  Willby  des 
lièvres  de  ma  chasse  et  de  les  bien  choisir.  » 

—  L'avocat  reçut  en  etïet  ses  deux  lièvres  par  semaine 
pendant  toute  la  saison.  Qu'aurait  fait  notre  ami  F.  B.,  mon 
amphitryon  du  jour  suivant?  il  aurait  supputé  la  valeur  des 
deux  lièvres  par  semaine ,  et  serait  parvenu  à  ce  résultat  fort 
sage,  que  k  shillings  tous  les  huit  jours  équivalent  à  10  ^, 
S  shillings  par  an.  «  Monsieur,  lui  disait  un  jour  son  jardi- 
nier,  nous  avons  deux  fois  plus  d'abricots,  de  poires  et  de 
noisettes  qu'il  ne  nous  en  faut;  que  dois-je  faire  de  cela?  — 
Nous  les  vendrons,  répondit-il  aussitôt;  combien  cela  peut- 
il  rapporter?  ))  —  Le  marquis  n'eût  pas  manqué  de  dire  :  «  vous 

choisirez  les  plus  belles  pour  M.  le  comte  de et  vous  les 

lui  enverrez,  etc.,  etc.,  etc.  » 

Telle  est  l'influence  des  habitudes  :  elle  est  inelîa cable." 
Les  nouvelles  idées  libérales  n'ont  pu  amener  la  fusion 
ou  même  l'alliance  des  deux  principes.  Le  commerce  a  empiété 
sur  la  noblesse  sans  lui  emprunter  ses  caractères  distinctifs  ; 
l'esprit  de  négoce  a  pénétré  l'aristocratie  sans  lui  donner  les 
qualités  du  marchand.  Les  substances  se  sont  mêlées  comme 
dans  une  opération  chimique,  sans  pouvoir  se  transformer  en 
une  substance  homogène.  Les  classes  supérieures  se  sont  abais- 


^  LA   HAUTE    CIVILISATION, 

sées  sans  que  les  classes  inférieures  se  soient  élevées.  Deux 
insolences  contradictoires,  celles  des  aïeux  et  celles  de  l'ar- 
gent ont  levé  la  léte  à-Ia-fois.  Les  leçons  de  la  révolution  fran- 
çaise ont  été  perdues.  L'éducation  a  augmenté  sans  cesse  la 
puissance  des  classes  moyennes;  des  capitaux  accumulés  ont 
provoqué  le  luxe  et  précipité  les  hommes  vers  les  jouissances 
rapides  et  passagères.  La  paix  a  réduit  la  valeur  des  objets  et 
encouragé  ce  mouvement ,  on  a  vu  naître  un  mode  de  société 
dont  l'Angleterre  n'avait  pas  eu  d'exemples.  Tout  était  bou- 
leversé sans  changement  apparent,  sans  secousse;  mais  tout 
chancelait  dans  les  profondeurs  sociales. 

Les  efforts  des  hauts  commercans  se  sont  dirigés  alors  vers 
l'imitation  des  classes  nobles;  imitation  incomplète  et  impos- 
sible. Le  commerce  secondaire  les  a  suivis  de  près.  Observez  la 
vie  du  jjoutiquierqui  fait  bien  ses  affaires  :  il  quitte  le  comptoir 
pour  se  mettre  à  table ,  et  le  repas  pour  l'opéra  ou  le  concert. 
Ses  fils  et  ses  filles  sont  élevés  à-peu-près  comme  les  enfans 
de  l'aristocrate  et  du  banquier.  Les  fils  deviennent  actifs , 
vigilans,  méthodiques,  intéressés,  âpres;  ils  savent  vendre 
et  acheter,  ils  calculent,  ils  combinent;  leur  intelligence, 
aiguisée  pour  le  coiiimerce,  s'occupe  peu  de  littérature  et 
d'arts.  Quand  ils  en  parlent,  ce  n'est  que  jargon;  la  plupart 
se  délassent  au  spectacle  ou  en  dînant  bien.  Chez  les  femmes 
de  la  même  classe  vous  trouvez  infiniment  plus  de  goût,  de 
convenances  :  elles  ne  sont  pas  absorbées  par  le  négoce  ;  elles 
parlent  souvent  trois  ou  quatre  langues,  et  reçoivent  des  le- 
çons des  mêmes  maîtres  qui  ont  formé  les  duchesses  et  les 
vicomtesses.  Souvent  ces  maîtres  cultivent  les  talens  des 
femmes  de  boutique  avec  beaucoup  plus  de  soin  que  ceux 
des  femmes  nobles.  Ces  dernières  y  apportent  une  patience  qui 
tient  à  leurs  habitudes ,  aux  idées  de  la  famille ,  à  leur  désir  de 
briller  :  c'est  leur  seule  distinction.  Les  artistes  qui  se  trouvent 
plus  de  niveau  avec  elles,  leur  donnent  des  leçons  plus  profita- 
l)les.  L'orgueil  des  gens  de  boutique  est  heureux  de  cette  éduca- 
tion aristocratique:  ils  comparent  exactement,  soyez-en  sûr,  le 


SES   PRÉTENTIOAS   ET    SES   PRODUITS.  d9 

goût  du  chaut  et  les  gouaches  de  la  marquise  avec  les  œuvres 
et  les  talens  des  roturières. 

«  Comment  peuvent-ils  nous  juger  (disait  un  jour  un  jeune 
vicomte),  eux  qui  déclament  si  misérablement  et  si  vivement 
contre  nous?  Que  savent-ils  de  nos  mœurs  et  de  nos  idées? 

—  Beaucoup  plus  que  vous  ne  pensez ,  lui  répondis-je.  Vous 
parlez  à  la  Chambre  des  Communes,  et  ils  savent  quelle  est 
votre  instruction,  jusqu'où  elle  s'étend,  où  elle  s'arrête.  Tls 
vous  rencontrent  dans  le  monde ,  et  vous  contemplent  dans  les 
lieux  publics.  Le  détail  de  vos  jours  et  de  vos  nuits  est  enre- 
gistré dans  les  journaux;  vos  noms  et  vos  discours  frappent 
sans  cesse  leurs  oreilles.  Ils  vous  connaissent  mieux  que 
vous  ne  vous  connaissez.  :» 

L'aristocratie  va  se  détruisant  d'elle-même.  Chaque  profes- 
sion veut  se  hausser,  est  mécontente  de  la  place  qu'elle  occupe, 
et  aspire  à  une  position  supérieure.  Une  longue  suite  d'aïeux, 
des  ancêtres  héroïques,  une  richesse  bien  acquise  par  des 
services  publics,  par  des  exploits  militaires,  par  la  probité 
de  la  famille ,  commencent  à  tenir  peu  de  place  réelle ,  dans 
une  société  qui  cède  à  l'influence  démocratique.  Deux  valeurs 
servent  maintenant  de  mesure  à  la  capacité  d'un  homme  :  le 
mérite  personnel  et  la  fortune.  Que  l'homme  de  la  classe 
moyenne  se  compare  à  l'homme  de  la  classe  aristocratique  :  qu'il 
place  ses  efforts  persévérans,  l'emploi  habile  qu'il  a  fait  de  ses 
ressources,  et  la  lutte  qu'il  a  subie ,  en  face  d'une  oisiveté  fri- 
vole et  d'une  incapacité  altière  :  il  se  croit  dégradé.  Le  mépris, 
l'envie,  le  mécontentement  s'emparent  de  son  cœur.  Il  n'y  a 
plus  de  lien  entre  les  subdivisions  de  la  société.  Tout  devient 
marché ,  achat ,  pot-de-vin.  Il  s'agit  de  prendre  tous  ses  avan- 
tages, de  tromper,  s'il  le  faut,  mais  surtout  d'acquérir.  Tout 
s'évalue,  tout  a  son  tarif.  Yous  pouvez  vous  ruiner  ou  faire 
fortune  :  faites  fortune  ,  le  mérite  sera  prouvé.  Qu'est-ce  qu'un 
homme  de  talent  pour  nous  aujourd'hui,  si  ce  talent  est  pau- 
vre? Qu'est-ce  même  qu'un  archevêque,  si,  au  respect  moral 
inspiré  par  sa  profession ,  il  ne  joint  ce  respect  beaucoup  plus 


Uù  LA   HAUTE    CIVILISATION", 

solide,  qui  s'échelonne  sur  les  degrés  de  cinq,  dix  et  quinze 
mille  livres  sterling  de  rente? 

Il  y  a  trois  cents  ans,  un  monarque  avait  à  peine  des  che- 
mises; son  ameublement  était  splendide  et  incommode.  Les 
carreaux  de  ses  palais  étaient  jonchés  de  feuillages  verts.  II 
y  a  des  marchands  aujourd'hui  qui  possèdent  plus  d'or  que  ce 
petit  souverain  ne  possédait  de  cuivre,  et  qui  s'environnent  de 
jouissances  que  son  royaume  entier  n'eût  pas  achetées.  Ainsi 
la  richesse  tend  à  détrôner  l'aristocratie.  Où  s'arrêtera  sa  con- 
quête? 

Nous  avons  des  nobles  qui  peuvent  dépenser  mille  livres 
sterling  par  jour.  Récemment,  le  fils  d'un  fabricant  de  roues 
de  carrosse,  établi  dans  une  ville  de  province ,  légua  un  mil- 
lion de  livres  sterling  à  son  fils  ,  brave  officier  de  la  marine 
royale.  L'influence  de  ces  exemples  les  rend  plus  fréquens; 
on  cherche  à  concentrer  l'opulence  sur  une  seule  têle ,  et  à 
créer  de  grandes  maisons.  Un  ministre  réformateur  convenait, 
l'autre  jour  :  «  qu'il  fallait  accorder  au  roi  d'Angleterre  une 
ce  liste  civile  de  deux  mille  livres  sterling  par  jour,  pour  que 
«  la  majesté  royale  ne  s'abaissât  pas  au-dessous  des  fortunes 
ce  particulières.  »  L'administration  et  l'emploi  de  ces  immenses 
revenus  absorberont  nécessairement  un  espace  de  temps, 
une  somme  d'attentions  et  de  veilles  qui  seront  dérobées  aux 
travaux  de  la  pensée ,  à  l'amour  des  arts ,  aux  recherches  in- 
tellectuelles. Tout  le  monde  ne  ressemble  pas  au  philosophe 
Cavendish,  simple  dans  ses  goiits,  et  peu  soigneux  de  son 
immense  fortune.  Un  jour,  son  banquier  va  le  trouver  dans 
son  laboratoire  de  chimie,  et  lui  dit  : 

ce  J'ai  àvous  des  sommes  considérables  et  qui  dorment  depuis 
ce  long-temps.  Qu'en  faire?  Faut-il  les  garder  ou  les  employer? 
ce  —  Les  employer?...  Employez-les!  » 
Et  il  retourna  à  ses  fourneaux. 

Complétons  l'observation  de  ces  phénomènes  en  descendant 
jusqu'aux  classes  inférieures.  Savoir,  c'est  pouvoir,  leur 
a-t-on  ditj  et  cette  leçon,  ils  la  savent  déjà  par  cœur.  Il 


SES   PRÉTEWTIOISS   ET    SES   PRODUITS.  41 

leur  a  suffi ,  pour  s'en  assurer,  de  jeter  les  yeux  sur  la  liste 
des  ministres  qui  ont  gouverné  l'état  depuis  cent  ans.  Pitt, 
Blindas,  Je>ikinson^Perceval,PeeI,  Cannîng,  Spnng-Rice 
ne  se  sont  élevés  que  par  la  force  de  l'intelligence ,  non  par 
l'influence  de  l'aristocratie.  S'il  n'est  pas  rare  de  trouver  des 
filles  de  marchands  sachant  la  musique ,  la  peinture ,  le  fran- 
çais et  l'italien  ;  il  est  également  commun  de  voir  des  artisans 
instruits  et  éclairés,  lecteurs  assidus  des  débats  parlemen- 
taires ,  connaissant  leur  valeur,  et  sachant  en  user.  La  cou- 
science  de  cette  importance  ajoute  à  leur  force.  Ils  n'ignorent 
pas  que,  dans  beaucoup  de  circonstances,  leur  action  est  posi- 
tive et  puissante ,  et  ils  l'augmentent  chaque  jour.  Dans  une  de 
nos  villes  manufacturières,  'les  ouvriers  filateurs  ne  s'enten- 
daientpas  sur  ie  salaire  avec  les  manufacturiers.  Il  y  eut  procès  : 
les  chefs  de  la  manufacture  prièrent  l'avocat  choisi  par  les  ou- 
vriers, de  venir  s'entendre  avec  eux,  afin  de  connaître  leurs 
intentions  précises ,  leurs  argumens  et  leurs  preuves.  L'avocat 
les  écoute ,  rédige  avec  soin  le  résumé  des  propositions ,  le 
leur  soumet,  et  le  communique  à  deux  des  ouvriers  princi- 
paux. Ces  derniers  emportent  avec  eux  le  document  ;  trois 
jours  après,  ils  remettent  entre  les  mains  du  conciliateur  un 
exposé  de  leurs  motifs,  si  net,  si  élégamment  écrit,  si  fort  de 
raisonnemens,  malgré  la  simplicité  énergique  qui  attestait 
l'authenticité  de  leur  travail  ;  que  les  maîtres  furent  obligés 
de  se  rendre  à  ces  raisons.  Ils  acceptèrent  les  conditions  des 
ouvriers,  et  avouèrent  que  ces  derniers  avaient  seuls  posé  la 
question  sous  son  pointdevue  véritable.  Tout  s'arrangea  donc 
à  l'amiable;  chacune  des  parties  adverses  céda;  depuis  cette 
époque ,  la  fabrique  n'a  pas  cessé  de  prospérer. 

Ce  développement  démocratique  a  été  servi  encore  par  le 
bill  de  la  Réforme.  Le  respect  des  races  s'éteint  :  on  n'estime 
plus  que  la  fortune,  ou  l'intelligence  appliquée  à  l'acquisition 
de  la  fortune.  Tout  engage  les  membres  de  l'aristocratie  à  s'en- 
dormir et  à  s'énerver  :  tout  siimule  les  classes  moyennes  et 
les  porte  à  s'éclairer,  à  s'élever,  à  s'instruire.  Ce  qui  m'éloune , 


tiS  LA  HAUTE    C1VILISATI03V  , 

ce  n'est  plus  de  voir  ces  dernières  atteindre  la  considération 
et  la  puissance ,  mais  d'observer  l'énergie  défensive  de  la  no- 
blesse, sa  résistance  obstinée  et  le  front  menaçant  qu'elle 
oppose  à  son  ennemi.  L'impulsion  intellectuelle  est  immense 
et  donne  cependant  des  résultats  médiocres.  On  sait  tout  et 
l'on  ne  sait  rien  ;  l'ignorance  est  honteuse  et  le  profond  savoir 
devient  rare.  Dans  toutes  les  subdivisions  des  connaissances 
humaines ,  vous  trouvez  tant  de  choses  à  apprendre ,  des  con- 
quêtes si  nombreuses  à  faire ,  un  si  grand  amas  de  matériaux 
à  remuer,  que  le  courage  vous  manque.  Souvent  on  s'en  tient 
à  une  branche  que  l'on  exploite ,  à  un  filon  que  l'on  parcourt. 
Celui-ci  approfondit  les  lépidoptères ,  ou  donne  toute  sa  vie  à  la 
connaissance  des  charançons.  Tl  y  a  des  hommes  que  la  machine 
à  vapeur  absorbe  ;  d'autres  qui  vivent  dans  l'élymologie  et  les 
racines  saxonnes.  Les  hommes  les  plus  remarquables  sentent 
le  besoin  de  ramener  toutes  les  doctrines  et  tous  les  faits  à 
quelques  points  généraux  et  culminans  ;  d'embrasser  l'ensem- 
ble et  de  saisir  les  rapports.  Ces  derniers  gravissent  la  mon- 
tagne et  découvrent  tout  l'horizon;  mais  quel  conp-d'œil 
d'aigle  saisirait  les  délails,  en  se  plaçant  sur  une  cime  aussi 
élevée? 

Quant  à  la  masse,  elle  parle  de  tout,  mais  superficiellement  ; 
elle  lit  tout,  mais  rapidement  :  les  mœurs  deviennent  douces 
et  paisibles;  mais  la  difficulté  de  gouverner  s'accroît.  Tous  se 
civilisent  et  s'éclairent;  on  questionne,  on  interroge,  on  dis- 
cute, on  s'informe.  A  peine  laisse-t-on  à  ceux  qui  dirigent  la 
société  la  liberté  d'un  seul  mouvement;  l'autorité  suprême 
une  fois  détruite,  on  n'a,  pour  apprécier  les  choses,  qu'un 
seul  critérium:  le  caprice  ou  le  jugement  personnel.  Plus  de 
vérités  acceptées;  plus  d'axiomes  admis.  La  conversation  est 
une  arène  ouverte  à  tous  les  paradoxes  ;  que  dis-je?  rien  n'est 
paradoxe,  puisque  rien  n'est  vérité.  On  peut  tout  penser,  tout 
dire  et  tout  juger,  reviser  toutes  les  sentences  et  attaquer 
toutes  les  doctrines.  De  nouveaux  casuistes  éveillent  sans  cesse 
de  nouvelles  subtilités.  Quel  essor  et  quel  mouvement  donné 


SES   PRÉTESTIOKS   ET    SES   PRODUITS.  ft?f 

à  toutes  les  pensées  !  quelle  agitation  brillante  et  confuse  ! 
quelle  fièvre  de  prétentions  et  de  désirs  !  Les  esprits  s'élan- 
cent vers  tout  ce  qui  les  séduit;  les  âmes  orgueilleuses  de- 
mandent sans  cesse  de  nouvelles  jouissances  de  vanité  ;  peu 
de  personnes  désirent  ou  acceptent  un  poste  tranquille ,  un 
emploi  sérieux,  une  occupation  grave  et  paisible.  Il  faut 
marcher  toujours  et  marcher  vite  :  ainsi  roulent,  avec  une 
énergie  et  une  précipitation  qui  s'accroît  sans  cesse,  les  flots 
d'une  civilisation  dont  la  pente  est  plus  rapide  et  le  cours 
plus  violent,  à  mesure  que  les  siècles  s'enfuient. 

Le  résultat  le  plus  singulier  de  la  situation,  c'est  que  chacun, 
par  ses  lumières  et  surtout  par  ses  désirs ,  est  de  deux  ou  trois 
degrés  au-dessus  de  la  situation  qu'il  occupe.  Tout  le  monde 
veut  obtenir  le  gros  lot  dans  la  loterie  de  la  vie  humaine.  Cette 
fille  aux  pieds  lourds,  aux  larges  mains,  au  dos  voûté,  aux 
yeux  louches,  à  la  taille  difforme,  apprend  le  piano  ,  la  com- 
position ,  la  peinture ,  peut-être  l'algèbre ,  pour  épouser  un 
lord  et  avoir  sa  calèche  :  c'est  une  roturière,  et  sa  famille  n'a 
jamais  possédé  200  livres  de  rente.  De  là,  cette  population  de 
vieilles  tilles  qui  encombre  l'Angleterre  ;  vous  en  feriez  une  co- 
lonie. Qui  mariera  sa  fille  à  un  homme  de  mérite,  mais  pauvre? 
Personne.  On  attend  :  les  heures  entraînent  les  années ,  et  la 
fille  ne  se  marie  jamais.  Une  telle  organisation  sociale  est  fé- 
conde en  mécontentemens,  en  douleurs  secrètes;  celte  loi 
de  progression,  à  laquelle  tout  le  monde  obéit,  au  lieu  d'ap- 
porter la  paix  et  la  vertu ,  amène  avec  elle  les  soucis  et  les 
vices.  Que  les  philosophes  essaient  de  résoudre  cette  énigme 
douloureuse. 

Il  est  certain  que  l'homme  aujourd'hui  se  fatigue  davantage 
et  qu'il  ne  vit  pas  moins,  comme  si  le  métal  dont  il  est  fait 
s'usait  bien  plus  encore  par  la  rouille  que  par  l'activité,  par  l'oi- 
siveté que  par  l'emploi.  Il  n'est  pas  sûr  que  la  situation  morale 
de  l'homme  soit  devenue  meilleure  ;  mais  les  arts  de  la  vie ,  la 
partie  matérielle  de  notre  existence  se  sont  merveilleusement 
développés.  Nous  pouvons  être  moins  heureux ,  plus  inquiets  ^ 


Uh  LA    HAUTE    CIVILISATIO', 

plus  ennuyés,  mais,  assurément,  nous  vivons  mieux;  notre 
coucher  esl  plus  doux  ;  nos  voitures  sont  mieux  suspendues  ; 
nos  jouissances  physiques  ont  augmenté.  Les  masses  se  diri- 
geant vers  un  même  but,  tandis  que  les  individus  consacraient 
toute  leur  énergie  à  l'accomplissement  d'un  devoir  spécial , 
ont  donné  au  bien-  être  une  progression  gigantesque. 

En  1688,  le  revenu  de  la  nation  s'élevait  à  43,000,000  =£; 
en  1812 ,  Colquhoun  l'évaluait  à  /i20,000,000  ;  il  est  probable- 
ment aujourd'hui  de  plus  de  620,000.000.  Davenant,  sous  le 
règne  de  Jacques  II ,  portail  rimpôl  à  2,000,000  ^,  et  ajoutait 
que  le  commerce  et  les  manufactures  n'étaient  pas  capables 
de  soutenir  un  plus  lourd  fardeau.  Vers  la  fin  de  la  dernière 
guerre ,  notre  impôt  montait  à  hO  fois  cette  somme  ;  nous  en 
avons  supprimé  la  moitié,  et  le  pays  semble  plus  mécontent 
qu'il  ne  l'était  alors.  Contradiction  apparente  :  un  impôt  léger 
semble  très  pesant  à  une  nation  gênée  dans  ses  aflaires  j  un 
lourd  impôt  n'est  rien ,  quand  l'argent  surabonde  ;   c'est  la 
richesse  superflue  qui  doit  fournir  l'impôt,  ce  A  l'époque  de  la 
révolution  de  1688  (comme  le  dit  fort  bien  Sinclair),  on  fai- 
sait plus  de  tort  au  peuple  en  lui  demandant  un  seul  shilling 
par  livre  sterling,  qu'aujourd'hui  en  le  privant  de  quatre  shil- 
lings sur  la  même  livre.  «  C'est  qu'à  l'époque  dont  nous  par- 
lons, tout  l'argent  d'un  citoyen  était  consacré  aux  nécessités 
de  la  vie  ;  l'impôt  l'obligeait  à  une  privation  réelle  :  aujour- 
d'hui la  privation  est  factice  et  la  souffrance  à  peine  sentie. 
Si  l'on  se  plaint,  c'est  surtout  à  cause  de  la  propagation  des 
nouvelles  doctrines,   qui  font  regarder  tout  gouvernement 
comme  un  voleur  et  toute  administration  comme  spoliatrice  ; 
c'est  aussi  parmi  nous  une  suite  de  ces  vieilles  haines  reli- 
gieuses que  rien  n'a  pu  éteindre.  «  Pourquoi  (demande,  avec 
assez  de  raison,  le  Dissenfer)  serais-je  forcé  de  payer  un 
ministre  anglican,  dont  les  doctrines  me  sont  odieuses  et  qui 
ne  me  sert  à  rien?  » 

L'éducation  tant  vantée  aujourd'hui ,  si  généralement  répan- 
due, qu'a-t-elle  produit?  Elle  a,  comme  nous  l'avons  vu  plus 


SES  préte:vtio]vs  et  ses  produits.  Û5 

haut,  augmenté  la  somme  d'intelligence  et  la  décence  exté- 
rieure des  classes  secondaires.  C'est  là  le  seul  résultat  visible 
de  ce  grand  mouvement  civilisateur.  La  force  est  remplacée 
par  la  ruse;  on  est  plus  cauteleux  et  moins  hardi.  Jusqu'à 
ce  jour  cette  diffusion  des  connaissances  a  augmenté  l'as- 
tuce et  les  ressources  dés  derniers  rangs,  répandu  l'envie ,  îe 
mécontentement  et  la  rage  dans  la  classe  immédiatement  su- 
périeure; enfin  elle  a  accompli  cette  désunion  fatale  de  tous 
les  rangs  sociaux.  J'avoue  la  puissance  delà  presse ,  mais  je  ne 
conviens  pas  qu'elle  soit  toujours  salutaire.  Je  crois  pouvoir 
affirmer  qu'un  capital  de  cent  mille  livres  sterling  alimente  à 
Londres  la  publication  de  livres  obscènes,  avec  gravures 
dignes  de  ces  livres,  qui  se  vendent  très  bon  marché,  et 
qui  plaisent  surtout  à  la  classe  dont  je  viens  de  parler  et  dont 
ils  achèvent  l'éducation. 

L'intelligence  étant  un  pouvoir  et  la  fortune  un  but,  des 
multitudes  de  demi-savans  deviennent   auteurs;   un   grand 
nombre  de  fdles  de  marchands  et  d'artisans ,  élevées  au-des- 
sus de  leur  état,  se  font  institutrices,  dames  de  compagnie, 
gouvernantes,  romancières.  Le  grand  nombre  de  femmes 
élevées  pour  les  arts  libéraux,  et  réduites  par  leur  défaut  de 
fortune  à  chercher  des  moyens  d'existence  dans  leui-s  con- 
naissances personnelles,  encombrent  la  roule  commune  où 
elles  se  jettent.  J'ai  connu  des  institutrices  à  qui  l'on  don- 
nait cent  livres  sterling  par  mois  ;  j'en  ai  connu  d'autres  à 
qui  l'on  donnait  à  peine  la  table  et  le  logement,  et  qui  ne 
se  trouvaient  pas  ainsi  au  niveau  d'un  bon  domestique.  Elles 
ne  pouvaient  s'empêcher  de  comparer  leur  situation  avec  leur 
savoir,  leurs  prétentions  avec  leur  éducation.  Quelle  amer- 
tume répandue  sur  leur  vie  par  un  si  douloureux  contraste  ! 
La   sensibilité    s'exalte ,  la   fierté    s'accroît ,    les   espéran- 
ces   sont  brillantes;  bientôt  la  vie   devient    obscure  pour 
elles;  l'ennui,  la  consomption,  le  dégoût  les  saisissent.  Ré- 
sultat terrible  de  l'état  de  société  où  nous  sommes,  que  ces 
multitudes  de  méconlens  enfantés  pour  la  dispropoition  entre 


[l6  LA   HAUTE    CIVILISATION, 

les  nécessités  et  les  désirs,   entre  le  passé  et  le  présent. 

J'attribue  aussi  beaucoup  d'influence  au  défaut  de  lien 
«ntre  les  maîtres  et  les  domestiques ,  entre  les  subalternes  et 
les  chefs.  Ceux-ci  paient  et  commandent,  ceux-là  reçoivent 
et  obéissent  ;  mais  l'autorité  morale  est  détruite ,  la  con- 
fiance et  la  surveillance  n'existent  plus.  Adieu  à  ce  dernier 
débris  de  la  vie  patriarcale.  Le  fermier  lui-même  vil  séparé 
des  gens  qu'il  emploie.  Le  marchand  s'isole  de  ses  apprentis; 
cette  chaîne  importante  et  morale  une  fois  rompue,  les 
hommes  voués  à  la  domesticité  ne  sont  retenus  par  rien  ; 
leurs  heures  de  loisir  sont  libres  et  consacrées  au  vice.  De 
là  cette  insolence,  ce  dédain  pour  les  convenances  et  les 
devoirs,  ces  déprédations,  cette  violence  qui  caractérise  la 
classe  dont  nous  parlons.  On  la  voit  la  première  dans  la 
liste  des  délits;  l'indifl'érence  du  maître  engendre  l'incon- 
duite  du  serviteur.  Beaucoup  de  domestiques  sont  fort  in- 
struits, si  vous  prenez  le  mot  instruction  dans  le  sens  vul- 
gaire; mais  cette  instruction  n'est  rien  sans  les  agens  moraux 
qui  la  développent  et  la  rendent  profitable  ;  au  lieu  d'appor- 
ter un  bénéfice,  elle  apporte  un  dommage;  au  lieu  d'être 
utile,  elle  est  dangereuse. 

Si  le  domestique  s'éloigne  du  maître  par  l'insubordination, 
il  s'en  rapproche  par  le  costume.  Tout  le  monde  est  vêtu  de 
la  même  manière.  On  ne  peut  deviner  la  place  occupée  par 
chacun  des  membres  de  la  société.  La  grande  fécondité  de  la 
production  jette  sur  le  marché  une  foule  de  vêtemens  de  ha- 
sard ,  presque  neufs  encore ,  que  le  peuple  rachète ,  et  qui ,  des 
épaules  d'un  prince  passent  sur  celles  d'un  roturier  ;  aussi  le 
rang,  dans  la  société  actuelle,  se  trahit-il  bien  moins  par  le 
costume ,  que  par  la  manière  de  le  porter.  Il  y  a  des  femmes 
de  chambre  que  l'on  ne  distingue  pas  de  leurs  maîtresses. 
Tous  les  jours  on  lit  dans  les  feuilles  publiques  :  «Une  jeune 
personne,  très  bien  mise,  vient  d'être  arrêtée  par  la  police; 
elle  est  soupçonnée  de  vol  ou  de  recel.  «  Le  dimanche ,  toutes 
les  classes  qui  se  coudoient  dans  Hyde-Park,  sont  habillées  de 


SES   PRÉTEKTIOSS   ET    SES   PRODUITS.  W 

la  même  manière.  L'élégance  de  la  parure,  le  choix  du  costu- 
me, exercent  sans  aucun  doute  une  influence  heureuse  sur  les 
mœurs  et  les  idées.  Elles  s'adoucissent;  on  est  plus  sociable, 
moins  rogue,  plus  disposé  à  plaire.  Je  n'imagine  guère  un 
homme  qui  boxe  en  manchettes  de  dentelles  et  en  gilet  de 
satin,  ni  une  femme  qui  crie  comme  une  harengère  sous  la 
mantille  de  blonde  qui  couvre  ses  épaules.  La  recherche  du 
costume  sympathise  bien  mieux  avec  l'artifice  et  l'escroquerie 
qu'avec  le  meurtre  et  la  violence  ;  aussi  les  vices  qui  éma- 
nent de  la  force  brute  sont-ils  bien  moins  fréquens  aujour- 
d'hui que  ceux  qui  ont  pour  mobile  l'astuce  et  la  perfidie. 
ce  On  désire  beaucoup  et  l'on  obtient  beaucoup  »  selon  la  dé- 
finition que  Burke  adonnée  du  bonheur  public.  Mais  aussi, 
pour  balancer  cet  avantage,  faut-il  ajouter  que  l'on  vole 
beaucoup;  et  les  progrès  du  commerce  et  de  l'esprit  de  lucre 
sont  loin  de  corriger  celte  tendance. 

Quel  est  le  résultat  définitif?  Une  amélioration  morale  jus- 
qu'ici fort  incertaine;  un  développement  intellectuel  incon- 
testable, mais  qui  s'applique  aux  soins  de  la  fortune  bien 
plus  qu'à  la  philosophie  et  à  la  culture  des  arts;  l'accrois- 
sement incalculable  des  richesses  et  de  la  marche  tou- 
jours progressive  que  l'industrie,  le  bien-être,  le  commerce, 
les  jouissances ,  les  voluptés  ne  pourront  manquer  de  suivre. 
Plusieurs  écrivains  modernes,  frappés  de  cette  marche  as- 
cendante, ont  tracé  le  portrait  de  l'avenir  sous  des  couleurs 
tellement  riches,  que  l'éclat  et  la  magnificence  des  tableaux 
delMartin  auraient  peine  à  les  égaler.  Récemment,  M.  Mor- 
gan, dans  un  roman  intitulé  la  Révolte  des  Abeilles,  a  fait 
l'utopie  complète  des  âges  futurs  tels  que  l'industrie  doit  les 
faire  un  jour.  Les  ressources  de  la  magie  n'ont  rien  de  plus 
brillant  que  cette  magie  naturelle ,  résultat  des  efforts  et  des 
capitaux  de  plusieurs  siècles  ;  mais  plus  la  condition  physique 
de  l'homme  aura  été  améliorée ,  et  plus  il  deviendra  nécessaire 
d'augmenter  sa  moralité.  Jusqu'ici,  en  multipliant  notre  ca- 
pacité de  jouissances,  on  n'a  pas  trouvé  le  secret  de  faire  sui- 


48  LA   HAUTE    CIVILISATION,    ETC. 

vre  une  proportion  égale  à  notre  capacité  de  bonheur.  Caries 
jouissances  sont  une  excitation ,  non  un  état  permanent  ;  une 
fièvre,  non  un  état  de  sanlé.  Plus  l'homme  s'enivre  de  ce 
breuvage,  plus  il  offre  de  prise  aux  douleurs  de  la  vie.  Plus 
on  lui  a  donné ,  plus  il  exige  ;  et  si  l'instrument  musical  qui 
se  trouve  garni  de  cordes  innombrables,  donnant  des  vibra- 
tions plus  multipliées  ,  garde  moins  facilement  l'accord  ;  on 
peut  dire  aussi  que  la  société  nouvelle ,  possédant  beaucoup 
plus  de  ressources,  offre  à  l'homme  politique  et  au  philo- 
sophe un  phénomène  beaucoup  plus  complexe  et  plus  diffi- 
cile à  résoudre. 

{New-Monthhj  Magazine.) 


LE     GÉNÉRAL    ARNOLD 

ET  LE  MAJOR  ANDRÉ. 

SCÈ^'ES    DE    LA    GUERRE     DE    l'iNDÉPENDANCE    AMERICAINE. 


La  guerre  de  l'indépendance  américaine  n'a  pas  offert  de 
plus  intéressant  épisode  que  la  condamnation  et  la  mort  de 
ce  malheureux  André ,  major  anglais  qui ,  pénétrant  dans  les 
lignes  américaines ,  trama ,  de  concert  avec  un  des  généraux 
de  l'Union,  un  complot  contre  celte  république.  Livrer  au 
roi  d'Angleterre  une  position  très  forte  qui  aurait  pu  dé- 
cider du  sort  de  toute  la  campagne ,  tel  était  le  plan  d'Ar- 
nold :  le  traître  se  sauva,  l'innocent  périt.  Arnold,  générai 
américain,  mourut  tranquille  et  méprisé  ;  André,   qui  avait 

(i)  Note  du  trad.  La  plupart  des  historiens  qui  ont  essayé  l'explicatioQ 
de  cet  épisode  de  la  guerre  de  l'indépendance  américaine,  lui  ont  laissé  quel- 
que chose  de  vague  et  de  mensonger.  Il  a  fallu  que  beaucoup  de  temps  s'é- 
coulât pour  qu'un  historiographe  américain  ,  voué  à  ce  genre  de  recherches, 
Jared Spcuks,  consullant  les  archives  de  plusieurs  provinces  et  les  souvenirs 
de  quelques  contemporains,  vînt  éclairer  d'une  lumière  complète  les  faits  de 
cette  tragédie  caractéristique.  Il  rend  justice  entière  au  livre  publié  en  l'rance 
sur  le  même  sujet  par  M.  de  Marbois;  et  il  avoue  que  l'excellent  esprit  de  ce 
judicieux  écrivain  a  disposé  habilement  tous  les  faits  qui  lui  étaient  connus. 
Il  ajoute  que  plusieurs  particularilés  précieuses  ont  dû  lui  échappei-,  et  que 
les  papiers  de  Washington  et  les  minutes  des  interrogatoires  subis  par  André 
et  par  John  Smilh,  son  complice,  pouvaient  seuls  fournir  à  l'histoire  ks 
éclaircissemens  qui  lui  ont  manqué  jusqu'ici. 

VI. — h°  SÉRIE.  4 


5Ô  LE    GÉNÉRAL   ARNOLD 

voulu  servir  sa  pairie  et  qui  était  resté  fidèle  à  sa  bannière , 
fut  condamné  à  mort  et  pendu. 

Bénédict  Arnold,  descendant  de  l'une  des  familles  colo- 
niales les  plus  estimées,  a  laissé  un  nom  en  exécration  en 
Amérique.  Second  fils  de  Bénédict  Arnold,  riche  négociant 
de  Norwich ,  dans  le  Connecticut ,  il  donna  de  bonne  heure 
des  indices  du  caractère  qui  devait  distinguer  toute  sa  vie. 
Sournois  ,  irritable ,  implacable ,  cherchant  ses  jouissances 
dans  le  mal,  d'un  égoïsme  que  rien  ne  pouvait  fléchir,  et 
que  le  blàme  ou  le  mépris  n'épouvantait  pas;  il  ne  sympa- 
thisait (disaient  naguère  encore  les  anciens  habitans  du  pays) 
ni  avec  le  bonheur,  ni  avec  la  joie  de  ses  semblables.  Les 
anecdotes  minutieuses  que  l'on  s'est  plu  à  recueillir  sur  son 
compte,  depuis  l'époque  où  ce  nom,  auparavant  obscur ,  s'est 
environné  d'une  célébrité  fatale,  révèlent  la  mauvaise  nature 
d'une  âme  étrange  et  peu  commune.  Sa  mère,  ne  sachant  que 
faire  de  lui ,  le  mit  en  apprentissage  chez  deux  pharmaciens 
associés,  nommés  Lalhrop.  Son  plaisir  était  de  semer,  dans 
la  rue  qui  conduisait  à  une  école ,  des  fragmens  de  vitres  et 
de  bocaux  brisés,  afin  que  les  enfans,  en  passant  par  là,  se 
déchirassent  les  pieds.  Pour  lui,  debout  sur  la  devanture  de 
la  boutique,  il  les  regardait  en  riant.  Si,  dès  cette  époque, 
il  jouissait  des  souffrances  de  ses  camarades ,  il  ne  s'épar- 
gnait point  les  fatigues  et  les  dangers  de  l'audace  la  plus 
téméraire.  Souvent  on  le  voyait  se  suspendre  aux  roues  d'un 
inoulin  à  eau,  en  suivre  l'évohuion  rapide,  et  plonger  dans 
l'onde  écumanlc  pour  reparaître  aux  rayons  du  soleil. 

Une  situation  étroite  et  paisible  ne  pouvait  convenir  à  cette 
organisation  violente.  Dégoûté  de  tout  ce  qui  l'entourait, 
détesté  de  ses  camarades  et  de  ses  supérieurs ,  il  s'enrôla 
dans  la  milice,  et  partit  à  seize  ans  sans  avertir  personne. 
Sa  mère  était  veuve  :  la  douleur  que  lui  causa  la  disparition 
de  son  fils  fut  vive ,  et  elle  alla  supplier  le  ministre  de  l'é- 
glise presbytérienne,  à  laquelle  elle  appartenait ,  d'intercéder 
en  sa  faveur,  et  de  lui  faire  rendre  son  fils.  On  parvint  à 


ET    LE    MAJOR   ANDRÉ.  &lt 

rompre  cet  engagement ,  et  le  jeune  Arnold  fut  reconduit  chez 
sa  mère.  11  la  quitta  de  nouveau,  un  an  après;  rejoignit  l'ar- 
mée, se  trouva  en  garnison  lour-à-tour  à  Ticonderoga  et  dans 
d'autres  forteresses  des  frontières;  puis,  fatigué  d'une  vie 
régulière  dont  la  discipline  l'astreignait  à  des  lois  trop  dures , 
il  revint  à  Norwich  où  MM.  Lathrop  accueillirent  de  nou- 
veau le  déserteur.  Cependant,  sa  mère,  femme  d'esprit  et 
de  cœur,  devinait  la  destinée  de  Bénédict  :  elle  mourut, 
vivement  affligée  par  ces  prévisions  d'une  âme  maternelle; 
heureuse  peut-être  de  mourir  sans  assister  au  spectacle  de 
cette  carrière  d'ambition  et  d'exploits  sans  gloire,  de  témé- 
rité sans  honneur  et  d'immoralité  profonde  que  devait  cou- 
ronner l'infamie. 

A  peine  eut-il  perdu  sa  mère ,  Arnold  s'établit  en  qualité  de 
pharmacien  à  Nevv-Haven ,  et  se  lança  bientôt  dans  les  en- 
treprises les  plus  hasardeuses  que  son  activité  et  son  audace 
appelaient  avec  impatience.  Il  acheta  des  navires ,  se  char- 
gea de  transporter  aux  Indes-Occidentales  des  marchandises , 
des  chevaux,  du  mobilier;  sovUeva  partout  une  nuée  d'enne- 
mis que  justifiaient  son  humeur  impérieuse  et  son  iniquité 
naturelle  ;  se  battit  en  duel  avec  un  Français,  et  finit  sa  car- 
rière commerciale  par  une  banqueroute  qui  imprima  sur  sa 
réputation  une  flétrissure  odieuse.  A  peine  cette  banqueroute 
était-elle  déclarée,  il  rentra  dans  les  affaires  et  se  fit  remar- 
quer comme  auparavant  par  son  audacieuse  violence,  son 
mépris  de  toute  justice,  ses  démêlés  perpétuels  avec  les 
hommes  qui  avaient  des  rapports  avec  lui,  et  son  impu- 
dente déloyauté. 

Arnold  avait  les  qualités  de  ses  vices,  et  son  courage  éga- 
lait sa  violence.  Un  jour  qu'il  conduisait,  vers  le  navire  où  il 
devait  les  embarquer ,  une  troupe  de  bœufs,  de  chevaux  et  de 
taureaux,  un  taureau  presque  sauvage,  effrayé  peut-être  par 
le  bruit  de  la  marée,  quitta  tout-à-coup  ses  camarades  et 
se  mit  à  fuir  le  long  du  rivage.  Arnold  monte  à  cheval, 
poursuit  le  taureau ,  le  rattrape,  descend,  saisit  l'animal  fu- 


62  LE    GÉNÉRAL    ARPfOLD 

rieux  par  les  narines,  et  le  coniraint  à  le  suivre  jusqu'au 
vaisseau.  Si  la  venu  morale  eût  égalé  le  courage  d'Arnold, 
il  eût  honoré  sa  patrie;  mais  la  force  brutale  régnait  seule 
dans  son  âme  ;  Arnold  ne  fut  qu'un  brigand  hardi  et  rusé. 

La  révolution  éclate  et  tous  les  citoyens  se  lèvent.  En  1775, 
ArnoM ,  commandant  ime  compagnie  des  gardes  du  gouver- 
neur, organisée  à  New-Haven,  se  trouvait  à  la  tête  de  cin- 
quante-huit hommes.  La  bataille  de  Lexinglon  donna  le  signal 
de  l'indépendance;  à  peine  celte  nouvelle  fut-elle  parvenue  à 
IVew-Haven,  toutes  les  cloches  sonnèrent;  et  Arnold,  dont 
cet  événement  flattait  le  courage  et  les  espérances ,  rassem- 
bla le  peuple  sur  la  pelouse  de  la  promenade,  lui  adressa 
une  de  ces  harangues  patriotiques  qui  sont  à  l'usage  des 
ambitieux ,  et  commanda  le  mouvement  révolutionnaire  de  sa 
contrée.  Pour  se  procurer  des  armes,  il  fallut  menacer  les 
magistrats  de  briser  les  portes  des  magasins  et  s'emparer  de 
ces  armes.  On  se  porta  rapidement  à  Cambridge ,  rendez- 
vous  général  des  milices  américaines.  Arnold  savait  qu'un 
plan  avait  été  formé  par  quelques  citoyens  de  Hartford  pour 
surprendre  Ticonderoga  :  il  n'ignorait  aucun  des  détails  de 
ce  plan.  S'emparant  d'une  idée,  qui  n'était  pas  à  lui,  il  se 
présenta  au  comité  de  sûreté  générale  de  Massachussets,  en 
développa  les  dispositions  avec  beaucoup  de  chaleur  et  de 
force ,  fit  valoir  les  ressources  dont  il  disposait ,  les  moyens 
qu'il  voulait  employer;  et  reçut,  le  3  mai,  le  titre  de  colonel, 
avec  la  commission  de  recruter  dans  les  provinces  occiden- 
tales les  hommes  nécessaires  à  son  expédition.  Il  devait  laisser 
une  petite  garnison  à  Ticonderoga ,  dès  que  cette  forteresse 
serait  prise;  puis  amener  à  Cambridge  tous  les  canons  et 
tous  les  mortiers  dont  il  se  serait  rendu  maître. 

L'armée  américaine  avait  le  plus  grand  besoin  de  ces  se- 
cours. ]Mais  l'ardeur  du  nouveau  colonel,  son  ambition  et 
ses  espérances  se  trouvèrent  singulièrement  déçues ,  lorsqu'il 
apprit  qu'on  l'avait  devancé.  Les  montagnards  du  Berkshire, 
les  hommes  du  Connecticul  et  les  soldats  du  général  Easlon 


ET    LE    MAJOR    A>'DRÉ.  53 

s'étaient  déjà  mis  en  marche  vers  le  lac  Champlaiu  pour  sur- 
prendre Ticonderoga.  L'audace  d'Arnold  triompha  de  tout  : 
accompagné  d'un  seul  domestique,  et  n'ayant  pas  encore  eu 
le  temps  d'assembler  des  recrues,  il  se  présenta  au  quarticf 
général,  exhiba  ses  papiers  et  réclama  le  commandement  des 
troupes.  Celte  prétention,  qui  résultait  d'une  fraude  et  qui 
s'appuyait  sur  une  usurpation,  eut  peu  de  succès.  Arnold, 
profitant  des  renseignemens  qu'il  s'était  procurés  et  du  plan 
dont  il  avait  pénétré  le  secret,  espérait  devenir  chef  de  l'ex- 
pédition ;  on  se  révolta  contre  cette  espérance.  Les  monta- 
gnards, qui  formaient  la  majorité  des  troupes,  étaient  trop 
attachés  à  leur  commandant  Ethan-Allen ,  pour  souffrir  qu'on 
lui  enlevât  une  part  de  sa  gloire,  une  portion  de  son  autorité  : 
tous  les  soldats  se  refusèrent  à  suivre  le  nouveau  chef.  La  gar- 
nison se  rendit  avec  armes  et  bagages;  et  Arnold  entra  dans 
le  fort  presque  en  même  temps  que  le  commandant  Ethan- 
Allen,  comme  s'il  eût  voulu  rappeler  ainsi  ses  prétentions  et 
réclamer  le  titre  arraché  à  sa  vanité  blessée.  Mais  à  peine  le 
succès  eut-il  couronné  l'expédition ,  il  renouvela  ses  tenta- 
tives; ce  il  était,  disait-il,  le  seul  officier  auquel  on  dût  obéir, 
le  seul  qui  eût  un  titre  légal  à  faire  valoir.  »  Une  résolution 
solennelle  du  grand  conseil  de  Massachussets  confirma  le 
commandement  d'Eihan-AUen. 

L'inquiétude ,  le  besoin  d'action  et  la  soif  du  pouvoir  qui 
caractérisaient  Arnold  se  déployèrent  de  nouveau.  Il  pro- 
lesta contre  la  décision  du  conseil ,  adressa  une  plainte  en 
forme  à  la  législature  du  Massachussets  ;  réunit  environ  cin- 
quante hommes ,  créa  deux  capitaines  ,  s'empara  d'un  schoo- 
ner ,  l'équipa  ;  descendit  le  lac  jusqu'à  Saint-Jean ,  surprit 
la  garnison,  fit  douze  prisonniers,  brûla  cinq  bateaux  an- 
glais, s'empara  de  quatre  autres,  confisqua  tout  ce  qui  se 
trouvait  dans  le  fort,  et  revint  avec  ces  dépouilles  à  Ticonde- 
roga. Il  rencontra  sur  son  passage  le  colonel  Ethan-Allen, 
qui  avait  eu  l'idée  de  la  même  expédition  ,  mais  dont  les  mou- 
vemens  avaient  été  moins  rapides ,  et  qui  n'avait  pas  même 


54  LE    GÉNÉRAL   ARNOLD 

aperçu  de  loin  le  fort  que  son  rival  venait   de  prendre. 

Le  commencement  d'une  révolution  favorisait  l'audace  et 
l'ambition  d'Arnold.  Le  plus  brave  et  le  plus  hardi,  en  de 
telles  circonstances,  n'attend  pas  que  le  pouvoir  lui  soit 
donné;  il  s'en  empare.  Il  plut  au  capitaine  Arnold  de  se  créer 
ximiral  de  la  flottille  du  lac  Champlain.  Avec  cent  cinquante 
hommes ,  un  schooncr  ,  un  sloop  et  vingt  ou  trente  bateaux , 
il  prit  position  près  de  Crown-Point ,  nomma  des  capitaines , 
arma  ses  navires  et  disposa  en  maître  des  ressources  qu'il  s'é- 
tait attribuées.  Ces  efforts  en  faveur  de  la  liberté  nationale 
étaient  peu  appréciés  de  ses  concitoyens.  On  était  surtout 
blessé  de  son  arrogance  impétueuse,  de  son  mépris  pour 
la  discipline,  et  des  moyens  impudens  qu'il  employait 
pour  acquérir  le  pouvoir.  Aux  États-Unis ,  la  probité  civile 
a  toujours  été  plus  estimée  que  le  pouvoir  militaire.  De 
nombreuses  plaintes  ,  adressées  aux  magistratures  repré- 
sentèrent Arnold  comme  un  usurpateur  audacieux ,  un 
homme  sans  scrupule,  sacrifiant  les  intérêts  publics  à  son 
intérêt;  avide,  sans  principes  et  que  rien  n'arrêtait.  Depuis 
cette  époque ,  on  n'accorda  plus  aux  sollicitations  d'Arnold 
que  des  réponses  froides  et  presque  dédaigneuses.  Le  ressen- 
timent et  l'amertume  germèrent  dans  cette  àme  vindicative. 
Le  Massachussets  et  leConnecticut,  qui  se  disputaient  l'hon- 
neur de  garder  les  postes  conquis ,  arrangèrent  leurs  diffé- 
rends ,  et  s'entendirent  pour  placer  sous  les  ordres  d'un  seul 
et  même  officier ,  nommé  par  le  Massachussets ,  les  troupes 
destinées  à  celte  expédition  et  envoyées  par  le  Connecticut. 
Arnold  voyait  ainsi  toutes  ses  prétentions  déçues ,  toutes  ses 
espérances  frustrées. 

Alors  son  active  énergie  conçut  un  autre  plan  qu'il  ne  tarda 
pas  à  soumettre  au  gouvernement  fédéral.  Depuis  long-temps 
jl  avait  des  rapports  avec  le  Canada ,  dont  il  connaissait  bien 
les  localités.  Cinq  cent  cinquante  hommes  seulement,  de 
troupes  anglaises ,  commandés  par  le  général  Carleton  , 
étaient  disséminés  dans  différens  postes.  Arnold,  lié  avec 


ET    LE    MAJOR    ANDRÉ.  Ô5 

plusieurs  personnes  domiciliées  à  Montréal  et  à  Québec,  en- 
tretenait des  relations  avec  elles  :  il  demanda  deux  mille 
hommes  pour  accomplir  la  conquête  du  Canada.  jN^on-scule- 
ment  ses  ouvertures  furent  accueillies  avec  froideur;  mais 
trois  membres  de  la  législature  de  Massachussets  furent 
chargés  de  demander  au  commandant  Arnold  compte  des 
munitions,  des  bagages,  des  armes,  dont  il  s'était  emparé, 
et  de  soumettre  à  la  plus  exacte  révision  tous  ses  actes  et 
tousses  déboursés!  Lui  qui  avait  espéré  voiler  sous  les  ap- 
parences de  l'intérêt  public ,  les  illégalités  qu'il  commettait  et 
les  usurpations  auxquelles  le  poussait  son  caractère  ;  lui  qui 
avait  espéré  faire  plier  ses  concitoyens  et  tout  conquérir  par 
la  force  1  II  traita  sans  respect  et  sans  ménagement  les  mem- 
bres de  ce  comité  d'enquête. 

«  Qui  m'accuse,  leur  demanda-t-il?  pourquoi  venez-vous 
examiner  ma  conduite?  Vos  investigations  présupposent  des 
soupçons  injurieux  que  rien  ne  justifie.  Quant  à  ma  capacité 
elle  est  prouvée  ;  ne  m'a-t-on  pas  jugé  digne  du  litre  dont  j'ai  été 
investi  ?  J'ai  déboursé  pour  le  service  public  une  somme  de 
plus  de  mille  livres  sterling.  J'ai  pris  des  engagemens  oné- 
reux. Je  ne  me  soumettrai  pas  à  l'humiliation  de  laisser  un 
officier  plus  jeune  que  moi  prendre  ma  place.  Je  donne  ma 
démission.  »  Elle  fut  acceptée;  et,  de  retour  à  Cambridge, 
Arnold  obtint  le  paiement  des  sommes  qu'il  prétendait  avoir 
déboursées  :  mais  plus  d'un  soupçon  fâcheux  l'atteignit. 

Ce  fut  alors  que  le  génie  sagace  de  "Washington  essaya 
d'employer  les  talens  militaires  d'Arnold.  Cette  espèce  d"hé- 
roïsme  aventureux,  violent  et  hardi  qui  le  distinguait  ne  devait 
pas  rester  inactif.  Pendant  que  le  général  américain  Schuyler, 
faisait  une  incursion  armée  dans  le  Canada  ,  Arnold,  à  la  tête 
de  onze  cents  hommes  effectifs ,  remonta  la  rivière  Kennebec , 
et  traversant  le  désert  de  l'Est  se  dirigea  vers  Québec.  L'ex- 
pédition était  dangereuse;  il  fallait  remonter  un  courant 
impétueux,  et  faire  pénétrer  plus  d'un  millier  d'hommes 
avec  leurs  armes  et  leurs  bagages ,  à  travers  une  contrée  sau- 


56  LE    GÉNÉRAL    ARNOLD 

vage,  désolée,  sans  ressources,  entrecoupée  de  cataractes  et 
de  rapides.  Si  Arnold  ménagea  peu  les  fatigues  et  la  vie  de 
ses  soldats,  du  moins  ne  manqua-t-il  pas  de  dextérité,  de 
prévoyance  et  d'audace.  Il  s'était  procuré  le  journal  manus- 
crit d'un  officier  français,  nommé  Monlrésor,  qui,  quinze 
années  auparavant,  avait  parcouru  la  même  route.  Les  pro- 
visions étaient  en  petit  nombre  :  on  ne  pouvait  avancer 
sans  une  extrême  fatigue;  partout  on  rencontrait  des  Indiens 
hostiles  :  il  fallait  marcher  dans  l'eau  jusqu'au  genou,  en 
portant  de  lourds  bagages.  Arnold  écrivait  à  Washington  : 
(c  Vous  nous  prendriez  pour  des  animaux  amphibies  :  tant  il 
ce  faut  passer  d'heures  et  dépenser  d'efforts  pour  lutter  contre 
«  les  ondes.  »  Ces  obstacles  n'arrêtent  pas  la  persévérante 
activité  d'Arnold.  Sept  de  ses  bateaux  périssent  avec  tout  leur 
bagage;  mais  il  franchit  le  Saint-Laurent  malgré  une  frégate 
et  un  sloop  anglais  qui  stationnaient  pour  intercepter  le  pas- 
sage ;  puis,  gravissant  le  précipice  de  la  Pointe-Levy,  la  petite 
troupe  d'Arnold  se  trouve  en  face  de  Québec. 

Courage,  résolution,  prévoyance,  lutte  obstinée  contre 
tous  les  obstacles  :  voilà  ce  qu'on  doit  admirer  dans  la 
conduite  de  ce  chef  qui ,  avant  d'être  un  infâme ,  fut  un  hé- 
ros. Cependant  sa  jonction  avec  Schuyler  n'était  pas  opé- 
rée. Des  troupes  fraîches  étaient  arrivées  de  Sorel  et  de 
Terre-Neuve  à  Québec  :  dix-huit  cents  hommes  défendaient 
la  ville.  Les  dispositions  des  habitans  étaient-elles  favora- 
bles aux  Américains?  On  en  doutait.  Arnold  s'avisant  d'un 
expédient  singulier,  fit  ranger  en  bataille  sa  troupe  en  face 
des  murailles;  trois  fois  les  acclamations  des  soldats  atti- 
rèrent l'attention  des  habitans.  Il  espérait  que  la  garnison , 
ouvrant  les  portes  de  la  ville,  pour  faire  une  sortie,  laisserait 
le  champ  libre  aux  citoyens  qui  se  mêleraient  aux  troupes 
assaillantes  ;  erreur.  Les  portes  ne  s'ouvrirent  pas ,  et  l'on  ne 
répondit  qu'à  coups  de  canon.  Les  habitans  de  Québec  n'a- 
vaient pas  vu  sans  épouvante  ce  phénomène  singulier  :  un 
corps  de  troupes  réglées ,  arrivant  du  désert  ;  phénomène  que 


ET    LE    MAJOR   AINDRÉ.  57 

l'imaginalion  grossissait  encore ,  et  dans  lequel  leur  supersti- 
tion voyait  une  preuve  signalée  de  la  vengeance  divine. 

Mais  la  terreur  inspirée  par  les  honimes  de  fer,  comme  on 
les  appelait,  ne  dura  pas  long-temps;  les  Quebeckiens  se 
rassurèrent.  En  effet ,  toutes  les  cartouches  de  la  petite  armée 
étaient  mouillées ,  la  plupart  des  armes  hors  de  service.  Il 
fallut  se  replier  vers  la  Pointe-aux-Trembles,  et  attendre  l'ar- 
rivée du  général  américain  Montgoramery ,  qui  se  trouvait 
à  Montréal.  La  mort  de  Léonidas,  si  vantée  par  l'héroïque 
antiquité,  n'atteste  pas  un  dévoùment  plus  beau  et  plus  com- 
plet que  celui  du  général  américain.  Nous  n'entrerons  pas 
dans  le  détail  circonstancié  de  cette  attaque  ;  c'est  de  la  vie 
et  des  actes  du  général  Arnold  qu'il  s'agit.  Pendant  qu'une 
balle  l'atteignait  à  la  jambe ,  le  général  ^lontgommery  péris- 
sait près  du  Cap  Diamant.  Trois  ou  quatre  cents  Américains 
restèrent  prisonniers  :  huit  cents  hommes  seulement,  en  comp- 
tant le  régiment  canadien  de  Livingston ,  qui  venait  de  se 
rallier  aux  troupes  américaines  obéirent  à  Arnold  qui,  malgré 
la  rigueur  de  l'hiver,  s'obslina  à  bloquer  la  ville.  La  neige 
tombait  à  flots  pressés;  les  assiégeaus  manquaient  de  tout, 
et  si  les  Canadiens  eussent  voulu  mettre  la  moindre  vivacité 
dans  leur  attaque ,  rien  n'eût  été  plus  facile  que  de  détruire 
cette  petite  troupe. 

Arnold,  tout  en  suscitant  par  sa  hauteur  et  ses  mauvais 
procédés  l'irritation  des  soldats ,  avait  montré  quelques- 
unes  des  qualités  du  chef  d'armée  :  de  l'énergie,  de  l'audace. 
Le  congrès  le  nomma  brigadier-général,  et  lui  envoya  de 
DOiivelles  troupes ,  approvisionnées  de  tout  ce  qui  était  né- 
cessaire pour  braver  la  rigueur  d'un  climat  glacé.  On  con- 
struisit des  remparts  de  glace  avec  de  la  neige  que  l'on 
pétrit  en  forme  de  muraille,  et  sur  laquelle  on  versa  de 
l'eau  qui ,  saisie  par  le  froid  ,  devint  dure  comme  la  pierre. 
Certes ,  si  l'on  ne  considère  que  la  bravoure  et  l'habileté,  Ar- 
nold avait  bien  mérité  de  la  patrie.  ^lais  partout  où  il  se 
trouvait ,  on  se  plaignait  à  juste  titre  du  peu  de  sûreté  de 


SS  LE    GÉNÉRAL   ARNOLD 

son  commerce  et  de  sa  déloyauté  dans  les  transactions.  Com- 
mandant en  chef  le  siège  de  Québec ,  il  est  obligé  de  se  dé- 
mettre de  son  commandement;  à  Montréal,  il  frappe  des 
réquisitions  illégales,  et  le  général  Gates,  sans  l'excuser, 
déclare  seulement  que,  par  son  intrépidité  et  son  adresse,  cet 
homme  a  su  devenir  nécessaire.  Le  major  Brown  accuse  pu- 
bliquement Arnold  de  vol  et  de  prévarication  ;  et  Arnold , 
exposé  à  tant  d'attaques;  devenu  un  objet  de  haine  pour  ses 
compatriotes  et  ses  camarades ,  ne  cherche  pas  à  provoquer 
un  examen  public  de  sa  conduite.  La  force  et  le  succès  étaient 
tout  ce  qu'il  semblait  chercher  ;  sa  gloire  et  sa  fortune  lui 
paraissaient  devoir  grandir  au  milieu  delà  haine  publique. 
Son  dédain  pour  les  hommes,  son  indifférence  de  l'opinion, 
sa  misanlropie  amère  devenaient  plus  intenses,  à  mesure  que 
ses  propres  fautes  aggravaient  l'animosité  de  ses  concitoyens; 
mais  le  général  en  chef  protégeait  cet  homme  d'exécution , 
dont  il  sentait  l'utilité  dans  des  circonstances  si  critiques. 

Il  s'agissait  alors  d'arrêter  les  mouvemens  des  troupes  an- 
glaises sur  le  lac  Champlain,  et  d'armer  une  flottille  à  cet  effet. 
Un  sloop,  trois  schooners  et  cinq  gondoles  se  réunissent  à 
Crown-Point,  sous  le  commandement  d'Arnold.  L'unique  in- 
struction qu'il  eût  reçue ,  c'était  de  ne  pas  dépasser  l'île  aux 
Tertres  et  de  stationner  dans  un  détroit  fort  resserré,  où  les 
eaux  sont  captives  avant  d'aboutir  au  lac  :  là,  le  général 
devait  se  tenir  sur  la  défensive  et  repousser  toute  agression. 
Parvenu  à  Windmill-Point ,  il  trouva  l'île  aux  Tertres  déjà 
occupée  par  l'ennemi.  Arnold  s'arrête  à  Windmill-Point  et 
dispose  ses  vaisseaux  en  ligne  à  travers  le  lac ,  pour  arrê- 
ter le  passage  de  toutes  les  troupes  ennemies  qui  pourraient 
se  présenter.  Peu  de  jours  après ,  ceux  de  ses  soldats  qu'il 
avait  envoyés  à  terre  furent  attaqués  par  une  troupe  d'In- 
diens ,  et  Arnold  sentit  la  nécessité  de  choisir  un  autre  poste 
d'où  il  lui  fût  possible  d'exercer  sur  l'ennemi  une  exacte  sur- 
veillance, sans  être  inquiété.  Il  alla  jeter  l'ancre,  d'abord 
huit  milles  plus  bas,  près  de  l'île  Lamolte,  puis  entre  l'île 


ET    LE    MAJOR   ANDRÉ.  59 

Valcourt  et  la  rive  occidentale  du  lac.  Il  avait  reçu  des  ren- 
forts; son  escadre  se  composait  de  trois  schooners,  de  deux 
sloops,  de  trois  galères  et  de  huit  gondoles.  Mais  bientôt  la 
flotte  ennemie  se  mit  en  marche  et  les  vedettes  annoncèrent 
que  l'on  découvrait  au  loin  un  vaisseau  à  trois  mâts ,  deux 
schooners,  un  radeau,  deux  gondoles,  vingt  chaloupes  canon- 
nières, quatre  bateaux  plats  et  quarante-quatre  autres  bateaux 
d'approvisionnemens.  Les  vaisseaux  anglais  portaient  sept 
cents  hommes;  une  telle  inégalité  de  forces  promettait  peu  de 
succès  aux  Américains ,  qui  n'avaient  pour  eux  que  leur  bra- 
voure et  leur  position.  L'action  fut  chaude;  et  malgré  leur 
supériorité ,  les  Anglais ,  après  avoir  nourri  un  feu  très  vif, 
de  midi  à  cinq  heures,  quittèrent  le  combat.  Arnold  était 
resté  à  bord  de  la  galère  le  Congrès,  qui  avait  beaucoup 
souffert  et  qui ,  le  grand  màt  fracassé  et  tous  les  agrès  dé- 
truits, traînant  à  peine  son  débris  mutilé,  faisait  eau  de  toutes 
parts.  La  galère  fVmhington  n'était  pas  en  meilleur  état  :  son 
premier  lieutenant  avait  péri;  son  maître  et  son  capitaine 
étaient  blessés.  L'une  des  gondoles  avait  disparu  ;  l'autre 
avait  perdu  tout  son  équipage.  Faute  de  canonniers,  Arnold 
lui-même  avait  pointé  tous  les  canons  du  schooner  ;  le  nom- 
bre des  blessés  et  des  morts  était  effrayant;  mais  on  s'était 
défendu  avec  honneur.  Les  officiers,  réunis  en  conseil,  décla- 
rèrent que  la  prudence  ordonnait  de  se  replier  sur  Crown- 
Point.  Encore  fallait-il  échapper  à  la  ligne  de  vaisseaux  anglais 
qui  occupait  tout  l'espace  situé  entre  l'île  et  le  milieu  du  lac. 
Les  ténèbres  et  une  brise  nord  favorisèrent  cette  manœuvre 
Ixardie  ;  et  avant  l'aurore ,  la  galère  mutilée  d'Arnold,  servant 
d'arrière-garde  à  la  flottille  américaine  désemparée,  avait 
traversé  toute  la  ligne  anglaise,  remonté  le  lac,  jusqu'à  douze 
milles  au-dessus  du  lieu  du  combat,  et  mouillait  à  l'île 
Schuyler. 

Les  navires  anglais  avaient  moins  souffert.  Le  lendemain 
matin,  le  général  Carlelon,  mettant  toutes  voiles  dehors 
atteignit  la  %d\iiVQ  Washington ,  qui,  après  une  courageuse 


€0  I-E    GÉNÉRAL   ARNOLD 

défense,  finit  par  se  rendre.  La  galère  le  Congres,  montée 
par  Arnold,  soutint,  pendant  quatre  heures  consécutives, 
avec  le  plus  héroïque  courage,  le  feu  d'un  vaisseau  de  dix- 
huit  canons,  d'un  schooner  de  quatorze  et  d'un  autre  de 
douze.  Ce  n'était  plus  qu'une  carcasse  noircie,  qui  flottait  au 
hasard  et  sans  guide.  Sept  embarcations  ennemies  assiégeaient 
la  galère  ruinée  ;  Arnold  ne  perdit  pas  courage ,  fit  pénétrer 
son  navire  et  les  quatre  gondoles  qui  lui  restaient  dans  une 
crique,  les  échoua  et  y  mit  le  feu.  Pendant  que  les  hommes 
placés  sous  ses  ordres  se  jetaient  à  l'eau,  le  mousquet  à  la 
main,  toujours  inquiétant  l'ennemi  de  leur  feu;  Arnold,  le 
dernier  sur  la  galère,  attendait  le  moment  où  l'incendie  se- 
rait assez  complet  pour  lui  permettre  de  se  retirer.  11  quitta 
enfin  son  poste  et  alla  rejoindre  ses  hommes,  qui,  postés 
sur  le  rivage,  après  y  avoir  planté  le  drapeau  américain, 
semblaient  défier  encore  l'ennemi  qui  avait  désemparé  leur 
navire.  La  petite  flottille  était  en  flammes;  la  mousqueterie  ne 
cessait  de  retentir;  et  celte  retraite  honorable  pouvait  encore 
passer  pour  une  victoire.  Depuis  le  commencement  jusqu'à 
la  fin  de  l'action  ,  Arnold  avait  déployé  un  courage  incontes- 
table ;  et  si  le  reste  de  sa  vie  eût  répondu  à  ce  noble  com- 
mencement, l'histoire  aurait  enregistré  la  retraite  de  l'île 
Schuyler  parmi  les  plus  belles  actions  militaires. 

Après  tout ,  c'était  une  défaite  :  Arnold  traversa  les  bois , 
revint  à  Crown -Point  avec  ce  qui  lui  restait  d'hommes, 
échappa  heureusement  à  de  nombreuses  embuscades  d'In- 
diens et  arriva ,  le  soir  même,  à  Ticonderoga,  où  il  trouva  le 
reste  de  sa  flotte.  L'entreprise  avait  manqué  ;  mais  était-ce  la 
faute  d'Arnold?  Pouvait-elle,  devait-elle  réussir?  N'était-ce 
pas  assez  de  prouver  aux  troupes  anglaises  la  bravoure  et 
l'énergie  des  Américains?  assez  de  leur  montrer  que  la  nou- 
velle république  ne  se  laissait  effrayer  par  aucun  péril?  L'in- 
térêt populaire  ne  s'y  trompa  pas;  la  réputation  d'Arnold 
augmenta.  Sans  conquérir  l'estime  dont  les  défauts  de  son 
caiactère  le  privaient ,  et  l'alTection  qu'il  avait  toujours  dé- 


ET    LE    MAJOR    A?«DRÉ.  61 

daignée,  il  s'éleva,  dans  l'armée ,  à  un  degré  de  considération 
que  méritaient ,  en  effet ,  sa  bravoure  aventureuse  et  sa  fière 
résistance  aux  obstacles  de  la  nature  et  du  sort.  Il  avait  con- 
tribué à  relever  les  espérances  et  à  raviver  l'enthousiasme  de 
ses  compatriotes  ;  et  sa  carrière  eût  été  brillante  dès-lors , 
s'il  eût  pu  vaincre  les  préjugés  répandus  contre  sa  probité 
d'homme  et  sa  loyauté  de  soldat. 

Washington,  dont  l'intelligence  élevée  comprenait  toute 
l'importance  des  hommes  audacieux  et  violons  tels  qu'Ar- 
nold ,  le  protégeait  contre  ses  ennemis  ;  mais  il  ne  pou- 
vait effacer  les  traces  de  plusieurs  actes  imprudcns ,  in- 
convenans  ou  coupables,  dont  le  public  gardait  le  souvenir. 
En  février  1777 ,  Arnold,  qui,  depuis  l'expédition  du  Canada, 
avait ,  suivant  les  ordres  de  "Washington  ,  stationné  à  Rhode- 
Island,  eut  la  douleur  de  voir  cinq  nouveaux  majors-généraux, 
tous  ayant  moins  de  service  que  lui ,  promus  par  le  congrès. 
La  peine  qu'il  ressentit  fut  amère  :  comme  militaire,  il  avait 
droit  de  réclamer  contre  une  évidente  injustice;  comme 
homme,  il  avait  éveillé  la  méfiance,  semé  les  inimitiés  et 
n'avait  pas  échappé  aux  soupçons  les  plus  injurieux  pour 
son  honneur.  C'est  aux  Etats-Unis  smnout  qu'une  imputa- 
tion d'immoralité  est  fatale  ;  la  gloire  militaire  ne  lave  pas 
cette  souillure ,  que  les  mœurs  puritaines  punissent  comme 
trois  fois  infâme.  Il  se  plaignit.  L'accent  d'Arnold  outragé 
fut  calme  ;  mais  ce  calme  témoignait  une  profondeur  de  res- 
sentiment extraordinaire.  Il  ne  se  souvenait  plus  que  de  ses 
sacrifices  ;  il  reprochait  à  sa  patrie  ingrate  l'oubli  de  ses  ser- 
vices passés  ;  il  devenait ,  à  ses  propres  yeux ,  le  Coriolan  de 
l'Amérique  septentrionale.  Washington  devina  la  portée  d'un 
tel  ressentiment ,  les  résultats  possibles  d'inie  telle  colère.  Sa 
politique  prévoyante  ne  voidut  pas  laisser  au  milieu  des  trou- 
bles de  l'Amérique  ce  germe  fatal  ;  il  écrivit  à  Arnold  pour  le 
calmer,  fit  des  démarches  auprès  du  congrès  et  n'obtint  que 
des  réponses  évasives.  Arnold  sollicitait  un  comité  d'enquête, 
auquel  il  proposait  de  soumettre  si\  conduite  ,  lorsqu'une 


6â  LE    GÉNÉRAL   ARNOLD 

occasion  de  prouesses  brillantes  s'offrit  à  lui  :  il  la  saisit  avec 
empressement.  Les  troupes  anglaises  commandées  par  Tryon 
avaient  débarqué  à  Campo ,  près  de  Fairfield ,  brûlé  la  ville  de 
Banbury  et  détruit  les  magasins  de  cette  place  forte.  Arnold 
l'apprend,  se  joint  aux  généraux  Sillyman  et  Wooster,  mar- 
che avec  eux  contre  Tryon,  se  charge  du  commandement  d'une 
division  de  cinq  cents  hommes,  construit  une  barricade  sur 
la  route  de  Rigfield  et  la  défend  avec  un  courage  vraiment 
héroïque.  Les  Anglais  gagnent  les  hauteurs  environnantes, 
d'où  ils  lancent  sur  leurs  ennemis  une  grêle  de  balles.  Le 
cheval  d'Arnold  est  tué  ;  le  cavalier  ne  tombe  pas  ;  encore  en 
selle  sur  son  cheval  mort,  il  voit  arriver  à  lui  un  soldat,  la 
baïonnette  en  avant  ;  il  l'attend ,  le  tue  d'un  coup  de  pistolet  et 
quitte  la  selle  pour  rallier  ses  troupes.  Deux  autres  chevaux 
furent  tués  sous  lui  dans  cette  affaire ,  où  il  montra  le  sang- 
froid  le  plus  merveilleux  et  le  plus  noble  courage.  Il  fallut 
bien  que  le  congrès  se  rendît  à  tant  de  preuves  de  valeur. 
Arnold  fut  créé  major-général  ;  mais  son  rang  de  nomination 
demeura  le  même  ;  il  ne  passa  qu'après  les  cinq  majors  de  la 
dernière  promotion.  C'était  à-la-fois  un  honneur  et  un  blâme  ; 
une  promotion  et  une  dégradation.  Arnold  ne  se  crut  obligé 
à  aucune  reconnaissance  envers  ceux  qui  le  flétrissaient  en 
l'honorant. 

Ainsi  s'accumulaient  dans  le  cœur  d'Arnold  les  causes  de 
mécontentement  et  de  haine.  En  vain  Washington,  pour 
apaiser  cette  irritation,  lui  donna -t -il  le  commandement 
important  des  troupes  stationnées  sur  la  rivière  du  Nord;  il 
refusa ,  et  vint  à  Philadelphie  solliciter  la  formation  de  ce 
comité  d'enquête  qu'il  avait  provoqué  avec  instance ,  et  qui 
lui  fut  refusé  :  le  comité  de  la  guerre  déclara  seulement  que 
la  conduite  du  général  Arnold  lui  semblait  parfaitement 
pure  et  honorable  ;  mais  cette  justice  ostensible  cachait  une 
secrète  inimitié  qui  blessait  d'autant  plus  Arnold  qu'il  lui 
devenait  impossible  de  l'atteindre  et  de  la  combattre.  Il 
se  plaignit  hautement,  et  finit  par  présenter  au  congrès 


ET   LE    MAJOR   A^DRÉ.  63 

les  comptes  de  ses  dépenses,  qui  offraient  un  total  con- 
sidérable pour  lequel  il  se  constituait  créancier  de  l'Etat, 
Liberté  complète  avait  été  laissée  aux  administrateurs  et 
aux  généraux  de  la  nouvelle  république  (1).  Arnold  s'était 
trouvé  à -la -fois,  comme  beaucoup  d'autres,  commis- 
saire des  guerres,  général  et  payeur.  Celte  irrégularité 
dépendait  des  circonstances;  mais  ce  que  l'on  ne  pouvait 
expliquer,  c'était  l'énormité  de  la  créance  réclamée  par  Ar- 
nold ,  et  qui  ne  se  trouvait  d'accord  ni  avec  ses  ressources 
antérieures ,  ni  avec  la  situation  du  pays.  Où  et  comment 
avait-il  pu  se  procurer  les  sommes  qu'il  prétendait  avoir  dé- 
boursées? Son  crédit  ne  les  eût  pas  obtenues,  et  il  n'en  jus- 
tifiait pas  l'emploi.  Youlait-il,  par  une  vengeance  ignoble, 
punir  son  pays  en  le  volant?  Prétendait-il  s'indemniser  lui- 
même  des  injustices  dont  il  se  plaignait?  Regardait-il  ce  pil- 
lage de  l'Etat  comme  une  conséquence  nécessaire  et  naturelle 
de  cette  crise  violente?  Enfin  son  patriotisme  n'était-il  que  le 
voile  d'une  rapacité  sans  pudeur?  Quoi  qu'il  en  soit,  l'examen 
de  ses  registres  et  de  ses  comptes  augmenta  la  défiance  qu'il 
avait  inspirée  à  ses  concitoyens.  Le  comité  chargé  de  cette 
affaire  paraissait  fort  embarrassé  et  ne  se  pressait  pas  de 
donner  son  avis.  Arnold,  plus  altier  que  jamais,  insistait  pour 
obtenir  une  solution  et  surtout  pour  reprendre  son  rang  d'an- 
cienneté, parmi  les  nouveaux  majors.  Mais  ses  instances 
réitérées  n'avaient  point  de  succès ,  et  sans  doute  il  aurait 
rejeté  loin  de  lui  le  grade  qu'on  lui  offrait  et  le  service 
militaire,  si  Washington  ne  l'avait  désigné  pour  l'armée 
du  Nord ,  qui  marchait  à  la  rencontre  du  général  Burgoyne 
et  de  sa  formidable  armée.  Arnold  ,  plus  capable  peut- 
être  d'une  générosité  éclatante  que  d'une  exacte  et  rigou- 
reuse justice,  se  rendit  à  l'appel  de  Washington,  consentit  à 


(i)  Voyez  dans  noire  livraison  Je  janvier  i836,  l'extrait  que  nous  avons 
donné  des  comptes  tenus  par  Washington  hii-même,  pendant  la  durée  de 
celte  guerre  :  ce  sont  des  modèles  d'ordre  cl  de  clarté, 


64  l-E    GÉNÉRAL   ARNOLD 

agir  sous  le  commandement  de  Saint-Clair,  l'un  des  cinq  ma- 
jors qui  lui  avaient  été  préférés,  et  déclara  qu'il  attendrait 
patiemment  le  jour  où  l'équité  nationale  lui  offrirait  la  répa- 
ration qui  lui  était  due. 

Vers  la  fin  de  juillet ,  x'Vrnold  atteignit  le  fort  Edouard  et 
rejoignit  le  général  Schuyler.  Les  Américains  se  préparaient 
à  descendre  l'Mudson,  et,  selon  les  conseils  de  Kosciusko,  à 
choisir  leur  campement  près  de  la  Crique  de  Moïse.  L'armée 
se  composait  de  deux  divisions,  dont  l'une  fut  confiée  au 
commandement  d'Arnold.  Il  contribua  beaucoup  au  succès 
de  la  campagne  par  un  stratagème  qui  força  les  Anglais  à 
lever  le  siège  A\x  fort  Schuyler,  défendu  vaillamment,  mais 
prêt  à  se  rendre  faute  de  vivres.  Un  nommé  Cuyler,  homme 
assez  riche  et  considéré  dans  le  pays,  avait  été  employé 
comme  espion  par  les  Anglais  :  fonctions  presque  toujours 
désastreuses,  qui  offraient  alors  aux  hommes  avides  une 
chance  de  grands  et  périlleux  bénéfices.  Le  général  anglais, 
Saint-Léger,  était  sur  le  point  de  forcer  les  assiégés  à  se 
rendre,  et  les  forces  d'Arnold  ne  suffisaient  pas  pour  faire  une 
diversion  importante.  Cuyler,  espion  des  Anglais,  est  saisi 
et  conduit  près  d'Arnold.  Ce  dernier  lui  promet  sa  grâce ,  la 
vie  et  une  récompense,  s'il  veut  se  laisser  reprendre  par  ceux 
qui  l'envoyaient ,  et ,  par  un  rapport  exagéré ,  tromper  l'en- 
nemi de  l'Amérique  :  Cuyler  y  consent.  Un  sauvage,  qui 
assistait  à  cet  entretien  ,  donne  le  plan  et  les  détails  du  stra- 
tagème, avec  cette  finesse  de  conception  et  cette  adresse 
de  combinaisons  qui  caractérisent  les  hommes  de  sa  race. 
Tout  ce  qu'il  avait  prévu  arriva.  Cuyler  fut  en  effet  arrêté  par 
un  poste  avancé  anglais,  et  sa  ruse  obtint  un  succès  complet. 
Un  second  espion,  jui  le  suivit  de  près,  confirma  son  rapport, 
et  le  général  Saint-Léger  ne  douta  pas  qu'un  renfort  de 
troupes  américaines  ne  s'apprêtât  à  le  surprendre.  Il  leva 
précipitamment  le  siège,  laissant  derrière  lui  une  partie  de 
ses  bagages  et  de  ses  tentes,  dont  Arnold  s'empara.  Le  gé- 
néral Gates,  satisfait  de  la  conduite  d'Arnold,  lui  confia  le 


ET    LE    aiAJOR   AKDRÉ.  65 

commandement  d'un  poste  important  près  du  gué  de  Loudon: 
Bientôt  le  coteau  de  Behmus  fut  témoin  d'un  engagement 
considérable ,  où  les  troupes ,  commandées  par  Arnold ,  don- 
nèrent seules.  Par  un  mouvement  de  jalousie  qu'Arnold  ne 
lui  pardonna  pas ,  Gates  ne  voulut  point  permettre  à  ce  der- 
nier d'y  paraître  en  personne.  Mais  les  troupes  américaines 
allaient  plier,  quand  Arnold,  s'élançant  au  galop,  s'écria  t 

ce  Je  vais  les  remettre  dans  la  bonne  route,  et  ce  sera 
ce  bientôt  fini  1  v 

Gates  lui  dépêche  un  aide-de-camp  qui  le  ramène.  Mé- 
content et  incapable  de  se  modérer ,  il  manifeste  hautement 
sa  colère,  et  bientôt  la  mésintelligence  s'établit  entre  lui  et 
le  général.  Elle  s'accrut  encore,  lorsque  Gates,  dans  son 
rapport,  négligea  de  mentionner  Arnold  et  ses  troupes, 
ce  Quoi  I  s'écria  ce  dernier ,  tous  les  corps  de  l'armée  ont  été 
ce  cités  honorablement ,  et  mes  divisions  qui  ont  décidé  la 
ce  victoire  sont  oubliées  dans  voire  rapport  I  »  Gates  répondit 
avec  son  arrogance  accoutumée.  Une  correspondance  assez 
longue,  injurieuse  et  provocatrice  d'une  part,  altière  et  vio- 
lente de  l'autre,  s'engagea  et  se  termina  par  la  demande  que 
fit  Arnold  d'obtenir  un  sauf-conduit,  et  de  retourner  près  de 
Washington  :  elle  lui  fut  accordée. 

]\Iais  on  s'attendait  à  une  bataille.  Quitter  l'armée  dans 
ce  moment  paraissait  impossible  au  chef  américain.  Il  resta  ; 
sans  emploi  et  sans  commandement,  plein  de  courroux; 
forcé  de  plier  sous  l'autorité  d'un  maître,  et  cherchant  tous 
les  moyens  possibles  de  trouver  une  vengeance  et  de  guérie 
les  blessures  faites  à  son  honneur  militaire.  Le  7  octobre," 
l'action  s'engagea  de  nouveau  sur  les  hauteurs  de  Behmus. 
Dès  le  matin ,  on  vit  Arnold  monter  à  cheval ,  parcourir  le 
terrain  dans  toutes  les  directions,  et  s'élancer  au  grand 
galop  vers  le  champ  de  bataille.  Le  major  Armstrong  re- 
çoit l'ordre  de  le  ramener;  mais  Arnold  s'aperçoit  de  son 
dessein,  pique  des  deux,  décrit  plusieurs  crochets  dans  la 
plaine,  monte  la  colline,  la  redescend,  fatigue  celui  qui  le 

VI. — k^  SÉRIE.  5 


00  LE    GÉ?iÉRAL    ARNOLD 

poursuit,  et  finit  par  se  jeter  dans  la  mêlée,  en  dépit  des 
ordres  qu'il  n'avait  pas  reçus,  mais  qu'il  prévoyait.  Là,  sa 
conduite  fut  celle  d'un  fou  et  d'un  héros.  Partout  où  il  y 
avait  quelques  ordres  à  donner,  partout  où  le  combat  était 
furieux,  c'était  lui  qui  dirigeait  le  mouvement  des  troupes; 
lui  qui  suppléait  à  l'indolence  et  à  l'inexpérience  du  général 
en  chef;  lui  qui  remplaçait  les  officiers  morts,  qui  choisissait 
les  endroits  périlleux ,  et  qui ,  brandissant  son  épée ,  ralliait 
et  conduisait  les  soldats.  Jamais,  pcut-èlre,  dans  aucune 
bataille,  officier  n'a  joué  ce  rôle  :  sans  ordre  de  ses  chefs, 
sans  commandement  précis,  il  décida  la  victoire.  Sa  patrie" 
doit  à  cette  fureur  indisciplinée  le  gain  de  l'une  des  batailles 
les  plus  importantes  de  la  campagne  :  ce  fut  lui  qui  com- 
manda la  brillante  manœuvre  qui  termina  la  journée  et  en- 
traîna la  défaite  totale  de  l'ennemi.  Il  venait  d'emporter  d'as- 
saut les  batteries  hessoises,  lorsqu'une  balle  lui  traversa  la 
cuisse  :  on  l'emporta  grièvement  blessé.  Que  n'est-il  mort  à 
cette  époque?  c'était  un  héros! 

Il  fallut  que  Gates  lui-même  rendit  justice  à  sa  bravoure. 
Le  congrès,  sollicité  par  Washington,  lui  accorda  le  rang 
qu'il  avait  si  long-temps  sollicité;  Washington  joignit  à  l'en- 
voi de  ce  grade  celui  d'une  lettre  honorable  et  d'une  paire 
d'épauletles  qui  lui  avaient  été  envoyées  de  Franco.  La  car- 
rière d'Arnold  se  dessinait  brillamment.  Lorsqu'il  fut  envoyé 
à  Middletown  et  à  New-Haven  ;  les  habitans  vinrent  au-de- 
vant de  lui  et  l'accueillirent  par  de  vives  démonstrations  de 
joie ,  et  avec  tous  les  honneurs  dus  à  un  guerrier  héroïque. 

Aussitôt  que  les  troupes  anglaises  eurent  évacué  Phila- 
delphie ,  Washington  confia  le  commandement  de  cette  place 
importante  à  Arnold ,  en  lui  transmettant  les  ordres  du  congrès 
qui  prohibaient,  jusqu'à  une  certaine  époque,  l'exportation 
et  la  vente  de  toute  espèce  de  marchandises.  Mais  Arnold 
exécuta  ces  ordres  avec  une  telle  rigueur  que  les  citoyens  en 
lurent  blessés.  L'irritation  d'Arnold  n'avait  pas  seulement 
pour  cause  ce  qu'il  appelait  les  mépris  de  son  gouvernement 


ET   LE    MAJOR   A>DRÉ.  67 

et  de  ses  concitoyens,  mais  l'état  de  sa  fortune  compromise 
par  un  luxe  et  des  dépenses  extravagantes.  Tantôt,  il  es- 
sayait des  spéciîlalions  plus  ou  moins  hasardeuses,  tantôt  il 
parlait  d'acheter  et  d'armer  un  vaisseau  à  ses  frais.  On  le 
craignait  beaucoup  ;  on  ne  l'eslimait  pas.  Le  grand  conseil 
de  Pennsylvanie  avait  vu  avec  mécontentement  l'autorité 
arbitraire  qu'il  s'était  arrogée  et  lesusurpations  de  pouvoir  dont 
il  s'était  rendu  coupable.  Ici ,  comme  toujours ,  au  lieu  d'a- 
doucir et  de  pallier ,  il  aggrava  ses  torts  par  le  dédain  et  l'in- 
solence. Dénoncé  au  congrès  et  traîné  devant  une  cour  mar- 
tiale ,  sous  la  prévention  d'avoir  abusé  des  deniers  publics , 
fait  servir  à  son  usage  personnel  la  propriété  des  particuliers, 
et  agi  illégalement  dans  plusieurs  circonstances,  il  vit  cette 
affah'e,  qui  compromettait  son  honneur,  prendre  un  tour 
défavorable ,  malgré  les  recommandations  et  la  protection  dé 
Washington.  Sa  défense  fut  habile  et  hardie  jusqu'à  l'impu- 
dence. On  a  su  plus  tard  tout  ce  qu'il  y  avait  d'effronterie 
et  d'hypocrisie  dans  sa  conduite.  Au  moment  même  où  il 
réclamait,  avec  l'indignation  la  plus  vive,  contre  les  per- 
sécuteurs de  son  innocence  ;  où  il  les  défiait  de  prouver  leurs 
impulaiions;  où  il  faisait  valoir  le  désintéressement  et  le 
dévouaient  de  ses  sacrifices  à  la  patrie  ;  une  correspondance 
secrète  le  rattachait  au  parti  anglais  :  il  se  préparait  à  la 
trahison  qu'il  avait  conçue  et  dont  il  pressentait  non  les  dé- 
tails, mais  le  but.  Il  fut  impossible  de  trouver  les  preuves 
nécessaires  pour  le  condamner  sur  tous  les  griefs  :  on  exa- 
mina long-temps  les  témoins  et  les  preuves.  L'instruction 
du  procès  n'était  pas  encore  terminée,  lorsque  les  besoins 
du  service ,  rappelant  sous  les  drapeaux  les  membres  du  tri- 
bunal militaire,  retardèrent  encore  le  prononcé  de  la  sen- 
tence. Lente  agonie  pour  Arnold,  obligé  de  rester  à  Phila- 
delphie, sans  commandement,  sans  titre,  sans  caractère, 
malheureux  et  sombre,  et  tellement  haï  des  citoyens,  qu'un 
jour  la  populace  lui  jeta  des  pierres.  Il  écrivit  au  congrès 
pour  se  plaindre  de  cet  outrage  3  et  par  une  nouvelle  malu- 

5. 


68  LE    GÉNÉRAL    ARNOLD 

dresse,  il  en  rejeta  le  crime  sur  le  grand  conseil  de  Pennsyl- 
vanie ,  et  s'attira  ainsi  une  nouvelle  réprimande  du  congrès. 

Condamne  enfin  sur  deux  griefs ,  absous  sur  deux  autres , 
il  fut  forcé  de  se  soumettre  au  blâme  ofliciel  du  général  en 
chef  Washington,  qui  se  conduisit  en  cette  circonstance 
avec  une  modération,  une  sagesse,  une  prudence  dignes  de 
lui.  Rien  de  plus  noble,  de  plus  convenable,  de  plus  habile, 
que  les  paroles  adressées  au  coupable  par  Washington. 

<c  J>fotre  profession  (lui  dit  le  commandant  en  chef)  est 
ce  la  plus  chaste  de  toutes  les  professions  :  l'ombre  d'une  faute 
ce  ternit  nos  actions  les  plus  brillantes.  Cette  faveur  publique 
ce  si  dilTicile  à  conquérir ,  peut  se  perdre  par  une  seule  étour- 
<c  derie.  Je  vous  réprimande ,  parce  que  vous  avez  oublié  que 
ce  la  modération  envers  vos  concitoyens  était  pour  vous  un 
ce  devoir  proportionné  à  votre  bravoure  dans  le  combat ,  bra- 
ce  voure  qui  vous  a  rendu  formidable  à  nos  ennemis.  Donnez 
ce  de  nouvelles  preuves  de  ces  splendides  qualités  qui  vous 
ce  ont  déjà  placé  au  rang  de  nos  généraux  les  plus  distingués. 
te  Autant  qu'il  sera  en  mon  pouvoir,  je  n'oublierai  rien  pour 
te  vous  faire  reconquérir  l'estime  que  vous  avez  autrefois  si 
te  bien  méritée.  » 

Une  âme  généreuse  aurait  été  touchée  des  ménagemens  de 
Washington;  mais  le  parti  d'Arnold  était  pris.  Dès  sa  jeunesse, 
une  haine  sourde  s'était  allumée  chez  lui.  Les  Américains  es- 
limaient  trop  la  probité  civile  et  trop  peu  la  vertu  militaire 
pour  qu'il  ne  leur  rendît  pas  mépris  pour  mépris ,  et  haine 
pour  haine.  Ce  fut  depuis  cette  époque  un  duel  à  mort  entre 
lui  et  son  pays.  On  différait  toujours  le  paiement  des  comptes 
arriérés  qu'il  réclamait.  Pressé  par  les  circonstances ,  il  s'a- 
dressa à  M.  de  La  Luzerne,  envoyé  du  roi  de  France,  et 
essaya  d'obtenir  de  lui  un  secours  pécuniaire,  promettant  ses 
services  au  monarque  étranger.  L'envoyé  français  répondit 
que,  te  rarement,  les  sujets  d'un  état  recevaient  les  subsides 
te  d'un  prince  étranger  sans  devenir  ou  ses  espions  ou  ses 
«  esclaves  j  transaction  qui  déshonore  également  et  celui  qui 


ET   LE    MAJOR   ANDRÉ.  69 

ce  achète  et  celui  qui  se  vend.  »  Arnold  se  retira  et  ne  pensa 
plus  qu'à  se  jeter  entre  les  bras  des  ennemis  de  sa  patrie. 

Parmi  les  familles  américaines  dont  le  penchant  les  ratta- 
chait à  l'ancien  ordre  de  choses  et  qui  gardaient  fidélité  à 
l'Angleterre,  on  remarquait  celle  d'Edouard  Shippen,  domi- 
cilié à  Philadelphie.  Pendant  le  séjour  des  troupes  anglaises 
dans  cette  ville,  il  s'était  lié  avec  plusieurs  officiers  de  cette 
nation ,  et ,  entre  autres ,  avec  le  major  André,  jeune  homme 
de  la  plus  belle  espérance.  Sa  douceur,  sa  grâce,  sa  gaîté, 
le  faisaient  rechercher  de  ceux  qui  le  connaissaient;  et  la 
jeune  fille  de  M.  Shippen ,  la  plus  jolie  et  la  plus  brillante  des 
filles  de  Philadelphie  à  cette  époque,  entretint  avec  lui  une  cor- 
respondance qui  se  continua  môme  après  le  départ  de  l'armée 
anglaise.  Arnold,  qui  se  liait  volontiers  avec  tous  ceux  qui 
partageaient  son  ressentiment,  fut  présenté  dans  la  famille  de 
Shippen.  Séduit  par  la  beauté  de  la  jeune  fille ,  il  la  demanda 
en  mariage  et  l'obtint.  Il  n'ignora  pas  long-temps  sa  cor- 
respondance avec  le  jeune  André,  et  il  l'encouragea;  car  cette 
correspondance  devait  lui  servir  pour  communiquer  avec 
l'ennemi.  Ce  fut  sous  le  couvert  des  lettres  de  sa  femme  et 
par  l'entremise  d'André ,  qu'il  dévoila  aux  Anglais  la  trahison 
qu'il  méditait.  Comment  se  fit-il  que  le  jeune  André  périt  seul, 
conduit  à  la  mort  par  son  habile  adversaire  ;  que  le  traître 
Arnold  s'échappa  ;  que  toutes  les  dispositions  d'Arnold ,  ten- 
dant à  compromettre  André,  réussirent?  Le  lecteur  appré- 
ciera bientôt  les  détails  de  ce  drame ,  assez  mal  compris 
jusqu'ici. 

André  n'avait  trouvé  pendant  sa  vie  que  des  admirateurs 
et  des  amis.  Né  de  parens  genevois,  élevé  à  Genève  jusqu'à  sa 
seizième  année ,  il  avait  été  envoyé  à  Londres  pour  travailler 
dans  une  maison  de  commerce  ;  mais  son  goût  pour  la  poésie 
et  les  arts  lui  rendaient  cette  situation  pénible.  Une  jeune 
personne  qu'il  aimait  et  qui  le  payait  de  retour,  fut  mariée 
par  sa  famille  à  un  riche  banquier,  et  André ,  désespéré ,  s'en- 
gagea dans  les  troupes  anglaises  qui  partaient  pour  l'Améri- 


70  LE    GÉNÉRAL   AR>OLD 

que.  Fait  prisonnier  dans  le  Canada,  il  resta  quelques  mois 
entre  les  mains  des  ennemis,  et  fut  échangé  contre  des  pri- 
sonniers américains,  ce  Ils  m'ont  dépouillé  de  tout ,  écrivait-il 
«  à  un  de  ses  amis,  et  m'ont  laissé  nu  sur  le  rivage  :  je  n'ai 
«  pu  garder  que  le  portrait  de  Léonore  peint  par  moi  d'après 
ce  nature;  encore  m'a-t-il  fallu  le  cacher  dans  ma  bouche.  Je 
(c  l'ai  conservé  et  je  m'estime  heureux.  »  André  était  bon  pein 
îre  et  bon  poète.  On  voit  encore  à  Philadelphie  son  journal 
manuscrit  où  beaucoup  de  paysages  à  la  plume ,  d'oiseaux  co- 
loriés et  d'objets  d'histoire  naturelle ,  sont  expliqués  et  décrits 
par  lui  dans  un  style  plein  d'élégance  et  de  chaleur.  Sir  Ilenry 
Clinton  le  fit  passer  adjudant-général-major ,  malgré  sa  jeu- 
nesse et  en  dépit  des  réclamations  du  ministre  anglais.  Clinton 
le  regardait  moins  comme  un  inférieur  que  comme  un  ami- 
et  un  confident. 

Ce  fat,  nous  l'avons  dit,  sous  le  couvert  d'André,  que 
la  correspondance  d'Arnold  se  soutint  pendant  dix  -  huit 
mois ,  sans  exciter  aucun  soupçon.  Le  général  en  chef 
anglais  qui  connaissait  le  peu  de  crédit  dont  Arnold  jouis- 
sait auprès  de  ses  compatriotes ,  fit  peu  d'attention  aux 
avances  du  traître.  Il  y  pensa  plus  sérieusement ,  lorsque 
ce  dernier,  malgré  la  répugnance  de  Washington,  eut  été 
nommé  commandant  de  West-Point,  l'un  des  postes  les  plus 
importans  de  la  contrée.  La  sagacité  de  Washington  s'étonna 
de  ce  qu'un  homme  aussi  entreprenant  qu'Arnold  eût  sollicité 
une  situation  presque  paisible ,  et  qui  ne  demandait  que  de 
la  vigilance  et  peu  d'activité. 

S'emparer  de  West-Point,  c'était  devenir  maître  de  tous  les 
postes  qui  en  dépendaient  :  de  leurs  garnisons ,  de  leiu'S  ap- 
provisionnemens,  des  canons,  des  vaisseaux,  des  bateaux 
nombreux  que  les  Américains  possédaient  dans  ces  parages; 
c'était  aussi  se  rendre  maître  de  la  navigation  de  l'Hudson, 
couper  la  communication  entre  les  Etats  américains  du  centre 
et  ceux  de  l'est ,  faciliter  les  rapports  de  l'armée  anglaise  avec 
le  Canada,  et  surtout  priver  les  armées  française  et  américaine 


ET    LE    M.\.JOR    A^DRÉ.  71 

combinées  des  secours  nécessaires,  si  l'une el  l'autre ,  comme 
on  le  pensait,  voulaient  tenter  un  coup  de  main  sur  New- 
York,  et  le  préparer  en  faisant  de  Wesl-Poinl  un  lieu  de 
ralliement  et  un  dépôt  de  vivres.  Après  quelque  hésita* 
tion,  Washington  data  de  Peekskill,  sur  l'Hudson,  la  nomi-» 
nation  d'Arnold  au  commandement  qu'il  souhaitait ,  et  celui- 
ci  se  hâta  de  s'y  rendre.  Un  jour  le  marquis  de  Lafayelîe, 
qui  commandait  six  bataillons  d'élite  d'infanterie  légère, 
vit  A.rnold  se  présenter  à  lui.  «Je  sais,  lui  dit  celui-ci,  que 
ce  vos  espions  de  New-York  vous  procurent  des  communi- 
cc  cations  utiles.  Si  vous  les  faisiez  passer  par  West-Point, 
«  leur  voyage  serait  plus  rapide;  confiez -moi  leurs  noms 
«  et  leurs  adresses,  je  me  chargerai  de  proléger  leur  mar- 
te che.  ))  Lafayette  répondit  au  général  américain  que  les 
noms  de  ces  personnes  ne  se  confiaient  jamais  à  qui  que  ce 
fût,  et  le  pria  de  l'excuser.  Il  comprit  plus  lard  le  motif  qui 
avait  porté  Arnold  à  cette  démarche,  el  le  profil  que  le  traître 
espérait  en  tirer. 

André ,  auquel  Clinton  accordait  toute  sa  confiance ,  lui  rc 
mettait  les  lettres  écrites  par  Arnold  sous  le  nom  de  Gustave, 
lettres  auxquelles  André  répondait  sous  le  nom  d'Anderson. 
Arnold  ne  se  découvrit  pas  d'abord  ,  il  se  laissa  deviner. 
Lorsque  Clinton  regarda  l'affaire  comme  suffisamment  pré- 
parée, il  chercha  les  moyens  d'exécution.  Arnold  deman- 
dait à  s'aboucher  avec  un  officier  qui  lui  convînt  et  qui 
lui  inspirât  confiance:  il  indiquait  André.  Le  temps  pressait; 
Arnold,  qui  dans  sa  correspondance  employait  un  style  de 
commerce,  destiné  à  voiler  ses  desseins,  prétendait  qu'il 
ne  voulait  rien  faire  sans  avoir  7'égle  les  intérêts  du  capital. 
Il  voulait  que  le  major  André  vînt  le  trouver  dans  son  propre 
camp  et  promettait  de  le  faire  passer  pour  un  scrviieur  secret 
et  utile  de  la  cause  américaine.  Quel  motif  pouvait  lui  die* 
ter  une  proposition  si  dangereuse  pour  André?  D'autres 
le  diront;  il  nous  suflit  de  rapporter  les  faits.  Quoi  qu'il  en 
boit,  André  refusa. 


72  LE    GÉ^'ÉRAL   AR>OLD 

Une  première  entrevue  fut  tentée  ;  mais  le  feu  des  cha- 
loupes canonnières  anglaises  dérangea  toutes  les  dispositions. 
On  songeait  aux  moyens  de  réaliser  une  seconde  entre- 
vue, lorsque  l'on  apprit  que  le  général  Washington,  en  par- 
courant la  ligue,  allait  passer  l'Hudson  sur  le  bateau  même 
d'Arnold.  Il  fidlut  différer  encore.  Le  Vautour ,  navire  an- 
glais qui  stationnait  à  peu  de  distance ,  dans  les  eaux  de 
l'Hudson ,  attendant  le  succès  de  la  trahison ,  attira  l'attention 
de  "Washington.  Le  général  en  chef  dirigea  sa  lorgnette  sur 
ce  point,  l'y  tint  long-temps  fixée,  et  parla  très  bas  aux  per- 
sonnes qui  l'entouraient.  On  vit  Arnold  pâlir  :  a  Vraiment, 
ce  s'écria  Lafayctte,  qui  se  trouvait  près  de  Washington ,  le 
«  général  Arnold ,  qui  correspond  avec  l'ennemi ,  devrait 
^c  bien  nous  dire  ce  que  le  comte  de  Guiche  est  devenu  avec 
ce  son  escadre.  «  C'était  une  plaisanterie  jetée  au  hasard  par 
le  général  Lafayctte  :  Arnold  se  troubla  un  moment.  «  Que 
ce  voulez-vous  dire,  s'écria-t-il  avec  véhémence?  »  Puis  il  se 
remit,  écouta  l'explication  de  Lafayette,  et  parut  calme.  Il 
avait,  un  moment,  cru  son  complot  découvert. 

Le  quartier  général  d'Arnold  se  trouvait  dans  la  maison 
d'un  colonel  Beverly  Robinson,  qui  offrait  des  facilités  sin- 
gulières pour  l'exécution  du  complot  :  Beverly  attaché  à  la 
cause  anglaise  et  dont  les  propriétés  avaient  été  confisquées, 
desirait  vivement  que  la  trame  pût  réussir  ;  on  fut  obligé  de 
$6  confier  à  lui  et  l'on  organisa  ,  sous  son  couvert  et  sous 
son  nom ,  une  nouvelle  correspondance.  Il  semblait  deman- 
der au  général  la  permission  d'occuper  sa  maison ,  dont  l'état- 
major  s'était  emparé  ;  mais  chacune  des  paroles  de  ses  lettres 
cachait  un  sens  mystérieux  qui  ne  pouvait  compromettre  ni 
Arnold,  ni  Robinson,  et  que  personne  ne  saisissait.  Dans 
une  de  ses  réponses  à  Robinson  ,  qui  se  trouvait  à  bord  du 
Vautour ,  le  général  Arnold  indiqua  le  lieu  et  le  jour  de 
son  entrevue  avec  André.  Ce  dernier  suivit  les  instructions 
d'Arnold  et  prépara  son  fatal  voyage;  Clinton  lui  recom- 
manda trois  choses  :  de  ne  pas  se  déguiser;  de  ne  pas  péné- 


ET   LE   M:UOR   ANDRÉ.  73 

trer  dans  les  lignes  américaines ,  et  de  ne  recevoir  d'Arnold 
aucune  espèce  de  papiers.  Ces  précautions  étaient,  en  effet, 
les  plus  sages  :  André  ne  s'y  conforma  pas.  Pour  amener 
André  à  l'endroit  convenu,  il  fallait  un  homme  dévoué; 
un  nommé  Smith  s'y  prêta.  Il  fut  convenu  qu'il  monterait 
un  bateau ,  viendrait  chercher  André  à  bord  du  f  autour 
et  le  conduirait  sur  un  point  désert  du  rivage.  Après  plusieurs 
incidens ,  la  plupart  nés  de  la  défiance  d'Arnold  et  des  em- 
barras graves  de  la  situation ,  les  bateaux  de  garde  améri- 
cains reçurent  l'ordre  de  laisser  passer  Smith  et  ses  bate- 
liers. 

Tout  était  tranquille  ;  la  nuit  était  calme  ;  les  étoiles  bril- 
laient au  ciel;  une  eau  doucement  agitée  emporta  le  ba- 
teau, qui  glissa  dans  un  profond  silence;  rien  n'arrêta  ou 
ne  suspendit  sa  marche  jusqu'au  moment  où  la  proue  de  la 
barque  vint  toucher  le  flanc  du  navire  le  Vautour.  Une 
voix  rauque  hèle  les  nouveaux  arrivans ,  et  n'épargne  pas  les 
épithètes  choisies  du  langage  maritime  à  ces  misérables 
Américains,  qui  ne  craignent  pas  d'approcher  ainsi  de  la 
marine  royale.  A  bord,  tout  le  monde,  excepté  Robinson 
et  André  ,  ignorait  la  destination  du  bateau  ;  on  conduisit 
Smith  au  capitaine,  qui  reçut  de  lui  une  lettre  écrite  par 
Arnold,  prudente  comme  toujours.  Les  Anglais  avaient  es- 
péré que,  selon  sa  promesse,  Arnold  viendrait  à  bord  du 
Vautour  conférer  avec  ses  complices  ;  mais  le  sagace  et  cau- 
teleux Arnold  envoyait  à  sa  place  Smith ,  qui  devait  amener 
Robinson,  ou  qui  le  croyait  du  moini.  On  dit  à  Smith  que 
Robinson  était  malade,  et  l'on  fit  paraître,  comme  devant 
partir  à  sa  place ,  André ,  qui ,  enveloppé  d'une  grande  redin- 
gote, était  destiné  aux  périls  et  aux  dangers  de  celle  mission. 
Tous  deux  se  placèrent  ensemble  dans  le  bateau;  personne 
ne  les  arrêta  dans  leur  route ,  et  ils  atteignirent  silencieusement 
Longclove ,  oii  Arnold  était  venu  à  cheval.  A  peine  débarqué, 
Smiih  se  glisse  dans  les  broussailles,  se  dirige  vers  cet  endroit 
et  finit  par  trouver  Arnold  dans  une  obscuiilé  profonde  et 


74  LE    GÉ?fÉRAL   ARNOLD 

blotti  au  milieu  d'arbres  épais.  Smith  va  .chercher  André ,' 
le  mène  près  d'Arnold  et  les  laisse  seuls . 

Les  bateliers  dormaient.  Smith,  indigné  de  la  méfiance 
qu'on  lui  montrait ,  maudissait  Arnold  et  ces  desseins  mysté- 
rieux qu'il  né  connaissait  pas.  Les  heures  s'écoulent ,  l'entre- 
vue se  prolonge;  Smith,  s'enfonçant  de  nouveau  dans  les 
broussailles ,  avertit  les  deux  interlocuteurs  qu'il  est  temps 
de  se  retirer;  mais  on  n'est  pas  encore  convenu  des  faits. 
Arnold  prolongeant  la  conversation,  a  opposé  tant  d'embar- 
ras et  d'argnlies  aux  propositions  d'André ,  que  rien  ne  se 
conclut.  Le  jour  commence  à  poindre  et  André  est  obligé  de 
se  cacher  dans  la  maison  de  Smith;  on  se  met  à  table,  on 
déjeune,  on  examine  de  nouveau  l'affaire.  Arnold  demanda  une 
somme  considérable  et  André  l'accorda  :  Clinton  voulait  con- 
clure à  tout  prix.  Le  plan  d'opération  d'Arnold  était  habilement 
perfide  :  il  s'agissait  d'éparpiller  les  forces  américaines  dans  des 
directions  différentes  et  éloignées,  de  laisser  libres,  et  sans  dé- 
fense, les  routes  qui  aboutissaient  à  West-Point,  et  d'ouvrir 
ainsi  le  passage  aux  forces  de  Clinton.  Afin  de  rendre  l'exécu- 
tion plus  facile,  André  consentit  à  se  charger  de  notes,  de 
cartes  et  d'instructions  que  lui  remit  son  complice,  et  qu'il  plaça 
dans  ses  bas  ,  sous  la  plante  des  pieds  :  il  promit  de  les 
détruire  en  cas  d'arrestation.  L'habit  militaire  qui  se  trou- 
vait sous  sa  grande  redingote  pouvait  augmenter  son  danger. 
Smiih,  qui  croyait  André  simple  citoyen,  s'étonnait  d'un  tra- 
vestissement aussi  périlleux  ;  Arnold  lui  répondit  que  la  va- 
nité du  jeune  homme  en  était  cause,  et  que  pour  se  donner 
un  air  d'importance ,  il  avait  emprunté  l'habit  d'officier  :  Smith 
lui  prêta  un  de  ses  habits. 

En  vain  André  insistait  pour  être  placé  sur  un  bateau  qui 
le  mènerait  au  Fantonr,-  Smith  s'y  refusa.  Arnold  prétendit 
que  des  obstacles  insurmontables  s'y  opposaient.  Il  prépa- 
rait ainsi  une  double  chance  :  celle  de  réussir  complètement 
dans  son  entreprise,  cl  celle  de  livrer  André  à  la  mort.  Tant 
de  prévisions  et  de  profondeur  porlèrenl  leurs  fruits.  André 


ET    LE    MAJOR    A5DRÉ.  75 

commeKail  les  deux  fautes  irréparables  contre  lesquelles  Clin- 
ton avait  essayé  de  le  prémunir  :  il  acceptait  un  déguisement 
et  emportait  des  papiers  qui  prouvaient  le  complot.  On  se 
met  en  roule  :  Smilh ,  connu  dans  le  pays  et  dont  l'humeur 
joviale  plaisait  à  tous,  fait  r  «ncontre  de  plusieurs  habi- 
tans  de  la  contrée,  les  amuse  de  ses  bons  mots,  s'arrête 
un  moment  chez  un  sellier,  prend  part  à  la  gaîté  de  quel- 
ques marchands  attablés  autour  d'un  bol  de  punch.  Rien  ne 
déride  le  jeune  André  :  un  sombre  pressentiment  le  domine. 
Arrêtés  plusieurs  fois  dans  leur  route  par  les  patrouilles  et 
les  gardes  avancées  des  Américains ,  l'un  et  l'autre  doivent 
leur  salut  à  la  présence  d'esprit  de  Smith  ,  et  aux  passeports 
en  bonne  forme  donnés  par  Arnold;  mais  André  reste 
muet.  Toutes  les  questions  que  lui  adresse  son  guide  sont 
sans  réponse.  Une  patrouille  du  capitaine  américain  Boyd 
les  force  de  faire  halte  :  ils  sont  amenés  à  cet  officier  qui 
les  retient  assez  long-temps,  les  interroge,  les  avertit  que 
les  garçons  vachers  (^hriganûs,  anglais)  infestent  les  parages 
qui  conduisaient  aux  Plaines-Blanches,  et  leur  conseille  de 
passer  la  nuit  dans  la  maison  d'un  nommé  Miller  dont  l'hos- 
pitalité leur  fournirait  un  asile  :  on  couche  sous  l'humble  toit 
de  Miller;  André  ne  peut  fermer  l'œil.  Au  point  du  jour,  on  se 
lève,  on  part;  à  peine  les  lignes  américaines  sont-elles  dé- 
passées, le  visage  d'André  s'éclaircit,  son  front  sombre  s'é- 
gaie. Il  redevient  poète  et  artiste,  il  cause,  il  raconte,  il 
observe  et  fait  remarquer  à  son  compagnon  les  beautés  du 
paysage.  Tel  est  le  tempérament  mobile  de  l'homme  d'ima- 
gination; sa  vie  est  un  drame,  et  ses  sensations  ont  une 
double  activité.  Près  du  pont  du  Pin,  Smith  fait  ses  adieux 
à  André,  partage  avec  lui  le  papier-monnaie  dont  il  dispose, 
le  quille  et,  retournant  près  de  sa  famille  qu'il  avait  laissée 
à  Peekskill ,  finit  par  aller  rendre  compte  de  son  voyage  au 
général  Arnold. 

Le  territoire  neutre  qui  conduisait  aux  Plaines-Blanches 
était  dévasté  par  des  hordes  de  brigands,  filles  delà  gueire 


76  LE    GÉNÉRAL   ARNOLD 

civile.  Elles  feignaient  d'appartenir  aux  deux  partis.  Les 
uns  sous  le  nom  de  vachers  anglais,  les  autres  sous  celui 
^écorcheurs  américains  ,  ne  songeant  qu'au  pillage,  se 
liguant  quelquefois  pour  assurer  leurs  bénéfices ,  faisant 
semblant  de  se  livrer  bataille  pour  mieux  jouer  leur  rôle , 
désolaient  la  contrée.  André,  qui  n'ignorait  pas  ces  cir- 
constances, se  trouva  bientôt  en  face  de  l'embranchement 
de  deux  routes  dont  l'une  et  l'autre  aboutissaient  aux  Plaines- 
Blanches.  Celle  de  droite  était  le  domaine  particulier  des 
vachers  prétendus  Anglais  :  à  ce  titre ,  elle  lui  sembla 
préférable.  Ce  fut  ce  qui  le  perdit.  Le  malin  même  de  ce 
jour,  sept  Américains,  fermiers,  marchands  et  bourgeois, 
avaient  formé  le  projet  de  stationner  aux  environs  de  cette 
route  dont  les  vachers  s'étaient  rendus  maîtres ,  et  à  faire 
main  basse  sur  toutes  les  personnes  suspectes  qui  viendraient 
à  passer.  Quatre  de  ces  sentinelles  volontaires  prirent  posi- 
tion au  sommet  d'une  colline  d'où  l'on  apercevait  un  vaste 
paysage.  André  s'avançait  paisiblement  et  se  félicitait  d'a- 
voir triomphé  de  tant  d'obstacles.  Sous  sa  vieille  redingote 
bleue  usée  brillait  l'habit  rouge  du  fermier-gentilhomme 
que  Smith  lui  avait  prêté  ;  habit  serré  sur  la  taille  et  dont  les 
boutonnières  chargées  d'un  passe-poil  d'or  étincelaient  au 
soleil.  Un  chapeau  rond  et  pointu  aux  larges  bords  et  un  pan- 
talon de  nankin  complétaient  son  costume. 

«  Paidding!  s'écria  l'un  des  surveillans,  voici  un  gentil- 
homme qui  s'approche  ;  si  vous  ne  le  reconnaissez  pas,  arrè- 
tons-le  !  » 

Paulding  était  un  fermier  d'une  quarantaine  d'années, 
homme  avide  et  de  résolution ,  qui  descendit  aussitôt ,  saisit 
le  cheval  d'André  par  la  bride ,  plaça  son  mousquet  sur  la 
poitrine  du  voyageur  et  lui  dit  :  «  Où  allez-vous? 

—  Messieurs ,  s'écria  étourdiment  André ,  qui  les  prenait 
pour  des  vachers  anglais  j  nous  sommes  du  même  parti. 

—  Quel  parti? 

—  Celui  des  vachers  ? 


ET    LE    MAJOR   ANDRÉ.  77 

—  Précisément. 

—  Je  suis  officier  anglais,  et  chargé  d'une  mission 
urgente.  » 

Il  tira  sa  montre,  soit  pour  indiquer  que  le  temps  s'écou- 
lait ,  soit  pour  que  la  forme  anglaise  de  cet  objet  de  prix  ren- 
dît ses  paroles  plus  vraisemblables. 

ce  Descendez  de  cheval,  cria  Pauldingî 

—  Ma  foi ,  messieurs  ,  je  donnerais  tout  au  monde  pour 
pouvoir  continuer  ma  route. 

—  Comment  vous  nommez-vous? 

—  Jean  Andersen. 

—  Avez-vous  un  laissez-passer? 

—  Oui ,  du  général  Arnold.  » 

Cette  parole  imprudente  décida  de  tout.  Il  ne  réfléchissait 
pas  qu'après  s'être  donné  pour  officier  anglais,  le  îaîssez-pas- 
^er  du  général  Arnold  paraîtrait  au  moins  suspect.  On  l'entraîna 
dans  les  broussailles  qui  bordaient  la  route  ,  et  on  le  força  de 
se  déshabiller.  Les  recherches  les  plus  minutieuses  n'avaient 
rien  produit ,  lorsqu'un  des  vachers  s'avisa  de  porter  le 
doigt  sous  la  plante  du  pied  d'André  :  on  sentit  des  papiers 
frémir;  on  les  examina,  et  on  acquit  la  preuve  évidente  du 
complot  dont  André  favorisait  l'exécution.  Conduit  au  poste 
militaire  le  plus  proche ,  qui  était  Northcastle ,  il  offrit  à  ceux 
qui  l'avaient  pris  une  rançon  très  forte,  mais  ils  s'obstinè- 
rent à  la  refuser. 

C'était  le  23  septembre  1780.  Le  même  jour,  paraissait  à 
New-York,  mi  journal  anglais  nommé  La  Gazelle  Roijale, 
publiée  par  un  nommé  Rivington.  Dans  ce  numéro  se  trouvait 
im  poème  comique,  œuvre  du  jeune  André  lui-même,  et  où, 
sous  le  titre  de  Chasse  aux  }  aches,  il  se  moquait  de  l'en- 
nemi. La  dernière  strophe  de  celte  production  singulière 
semblait  prophétiser  le  sort  du  poète.  «  En  vérité  (disait-il 
ce  en  terminant  sa  course  épique) ,  je  tremble  de  m'en  vanter! 
ce  Si  ce  guerrier-mencur-dc-bœufs,  Waynes,  allait  m'attraper 
ce  à  son  tour!  »  André  fut  allmpe  le  jour  même  où  ces  vers 


78  LE    GÉNÉRAL    ARNOLD 

fureiil  publiés.  Le  hasard  se  permet  des  licences  que  le  plus 
hardi  romancier  redouterait. 

Le  lieutenant-colonel  stationné  à  Northcaslie  se  nommait 
Jameson  ;  homme  d'une  intelligence  tellement  trouble  et  in- 
complète ,  que  le  major  André  rencontra  une  chance  de  salut 
à  laquelle  il  ne  devait  pas  s'attendre.  Cet  homme  reconnut 
dans  les  papiers  saisis  sur  André ,  tout  ce  qui  prouvait  une 
trahison  préméditée  :  cartes,  plans,  évaluations,  renseigne- 
mens  écrits  do  la  main  d'Arnold.  Il  n'eut  pas  l'esprit  de  com- 
prendre que  c'était  là  une  trahison  ;  se  laissa  séduire  aux 
contes  que  lui  faisait  André  et  que  le  soin  de  sa  conserva- 
tion lui  dictait;  cl  tout  en  adressant  les  papiers  saisis  à 
Washington ,  prit  la  résolution  d'envoyer  André  au  quartier- 
général  ,  c'est-à-dire  de  le  réunir  à  son  complice.  Mais  sous 
les  ordres  de  Jameson  se  trouvait  un  major  Tallmadge  qui, 
huit  jours  auparavant,  avait  reçu  d'Arnold  Tordre  précis 
d'amener  au  quartier-général  tout  homme  qui ,  arrêté  par  lui, 
se  nommerait  Anderson.  Celte  circonstance  et  la  lecture  des 
papiers  ne  lui  laissèrent  pas  de  doute  sur  le  complot  ;  il  in- 
sista vivement  pour  que  Jameson  changeât  de  résolution. 
Après  beaucoup  de  discussions  et  d'hésitations ,  on  convint 
que  le  prisonnier  serait  conduit  au  Bas-Salem ,  village  où 
un  I\L  Brenson  lui  offrit  l'hospitalité.  Là,  le  prisonnier,  voyant 
son  sort  fixé,  écrivit  à  Washington  la  lettre  suivante  : 

<c  Les  renseignemens  donnés  jusqu'ici  par  moi  m'avaient  été  dictés 
par  le  désir  bien  naturel  de  me  tirer  d'embarras.  J'ai  peu  d'habitude 
du  mensonge, et  n"ai  pu  réussir.  Que  voire  excellence  soit  persuadée 
qu'en  faisantcelle  démarche  auprès  d'elle,  je  ne  cède  ni  à  mes  craintes 
sur  ma  vie,  ni  à  une  faiblesse  indigne  d'un  militaire.  Je  ne  veux  pas 
rester  sous  l'imputation  d'avoir  joué  un  rôle  vil  par  intérêt.  C'est 
pour  venger  ma  réputation  que  je  parle,  non  pour  assurer  ma  vie. 
La  personne  qui  est  entre  vos  mains  est  le  major  Jean  André,  adju- 
dant-général dans  l'armée  anglaise.  A  la  guerre,  obtenir  des  ren- 
seigneuiens  et  conquérir  de  l'influence  dans  l'armée  de  son  ennemi , 
est  un  avantage  que  la  coutume  permet.  J'ai,  pour  favoriser  une 


ET   LE   MAJOR   A>DRÉ.  79 

entreprise  de  ce  genre ,  consenti  à  venir  trouver  entre  les  camps  des 
deux  armées  une  personne  qui  devait  me  donner  des  renseignemens. 
J'ai  quitté  le  bord  du  Vautour  à  cet  effet,  et  une  barque  m'a  conduit 
au  rivage.  Une  fois  à  terre  ,  on  m'a  dit  que  la  nuit  était  trop  avancée 
pour  que  je  reprisse  la  même  route,  et  qu'il  fallait  rester  :  j'étais  en 
uniforme,  et  j'avais  risqué  ma  vie.  Contre  mes  intentions  et  mes  sti- 
pulations ,  je  me  suis  trouvé  dans  vos  lignes  ;  Votre  Excellence  com- 
prendra aisément  ce  que  j'éprouvai  quand  on  refusa  de  me  reconduire 
dans  le  bateau  qui  m'avait  amené.  Devenu  prisonnier  malgré  moi,  je 
concertai  ma  fuite,  quittai  mon  uniforme,  parvins  à  dépasser  les 
lignes  américaines  et  je  finis  par  atteindre  le  territoire  neutre.  Là, 
quelques  volontaires  m'ont  arrêté.  Je  n'ai  rien  à  vous  révéler  déplus; 
j'atteste  sur  l'honnour,  comme  soldat  et  gentilhomme ,  que  tout  ce 
que  contient  cette  lettre  est  vrai.  Quelque  rigueur  que  la  politique 
puisse  vous  dicter,  j'ai  l'honneur  de  prier  Votre  Excellence  (et  je 
sais  à  qui  je  m'adresse  )  de  faire  que  cette  rigueur  soit  accompagnée 
d'assez  de  convenances  et  d'égards  pour  ne  pas  laisser  croire  que  ma 
vie  a  été  flétrie  et  ma  conduite  déshonorante.  Je  vous  demande  aussi 
la  permission  d'écrire  une  lettre  ouverte  au  général  Henri  Clinton, 
ime  seconde  à  une  personne  pour  obtenir  des  vélemens  et  du  linge. 
Tuis-je  rappeler  à  votre  souvenir  plusieurs  Américains  de  Char- 
leston  dont  le  complot  a  été  découvert,  et  qui  sont  maintenant  pri- 
sonniers. Quoique  leur  situation  et  la  mienne  ne  soient  pas  complète- 
ment analogues,  on  pourrait  les  échanger  contre  moi,  et  le  traitement 
dont  je  serai  l'objet  pourrait,  dans  tous  les  cas  influer  sur  leur  sort. 
Je  A'ous  adresse  cette  lettre,  monsieur,  non-seulement  h  cause  de  la 
position  supérieure  que  vous  occupez,  mais  encore  par  la  confiance 
que  m'inspire  la  haute  générosité  de  votre  caractère,  etc. 

Dès  les  premiers  momeus  oa  avait  remarqué  la  démarche 
d'André ,  son  pas  réglé ,  soîi  allure  martiale ,  sa  manière 
de  tourner  sur  le  talon  de  sa  boiic;  mais  on  était  loin  de 
deviner  l'importance  de  la  capture  que  l'on  avait  faite.  La 
lettre  ouverte  que  le  jeune  prisonnier  remit  an  major  Tall- 
madge,    pour  Washington,  l'étonna  autant  qu'elle  l'émut. 

Cependant  Arnold,  paisible  dans  son  quartier  général, 
devait  y  lecevoirà  déjeuner,  le  2/i  au  malin,  Washington, 


80  LE    GÉNÉRAL    ARNOLD 

Lafayelte  et  l'étai-major  américain.  Jolie  et  toujours  brillante, 
madame  Arnold  avait  conservé  la  séduction  de  ses  premiers 
ans.  Il  était  dix  heures.  Le  général  en  chef  avait  fait  l'inspec- 
tion d'une  partie  de  la  rive  de  l'Hudson ,  lorsque ,  au  lieu  de 
prendre  la  route  qui  conduisait  chez  Arnold,  il  tourna  bride 
et  suivit  un  petit  sentier  dont  la  direction  était  opposée. 

ce  Général,  lui  cria  Lafayette ,  vous  vous  trompez  de  route; 
madame  Arnold  nous  attend  à  déjeuner;  ce  chemin  nous 
éloignerait  beaucoup. 

—  Oh  !  (reprit  Washington  en  souriant),  je  sais  que  vous 
autres  jeunes  gens  vous  êtes  tous  amoureux  de  madame  Ar- 
nold, et  que  vous  ne  vous  trouvez  jamais  ni  assez  long-temps 
ni  d'assez  bonne  heure  auprès  d'elle.  Vous  pouvez  aller,  si 
vous  voulez,  déjeuner  avec  elle  et  lui  dire  de  ne  pas  m'atten- 
dre.  J'ai  quelques  redoutes  à  examiner.  Tout-à-l'heure  je  re- 
viendrai vous  retrouver.  » 

Personne  ne  profila  de  la  permission,  excepté  les  deux 
aides-dc-camp  qui  allèrent  prévenir  de  ce  retard  Arnold  et  sa 
femme.  Ils  se  mirent  à  table  avec  les  aides-de-camp.  Au  mi- 
lieu du  repas  une  lettre  est  remise  au  général  :  celui-ci  la  dé- 
cachette ,  la  lit ,  devient  pâle ,  se  contraint ,  se  lève  de  table  , 
et  dit  tout  haut  que  sa  présence  est  nécessaire  à  West-Point, 
et  qu'il  part.  Il  fait  seller  un  cheval,  entre  dans  son  cabinet, 
appelle  sa  femme  et  lui  dit  : 

«Je  vous  quitte,  peut-être  pour  toujours;  ma  vie  dépend 
«  du  moment  où  je  suis.  Si  je  n'atteins  les  lignes  ennemies, 
«  je  suis  perdu  !  » 

Elle  tombe  évanouie  ;  Arnold  descend ,  monte  à  cheval ,  le 
pousse  au  galop  jusqu'à  la  rive,  démarre  un  bateau,  appelle 
six  rameurs ,  leur  promet  deux  galons  de  rhum  si  le  passage 
est  rapide ,  fait  voltiger  un  mouchoir  blanc  au-dessus  de  sa 
tête  comme  s'il  était  im  parlementaire,  et  atteint  le  bord  du 
F  autour.  Une  fois  arrivé,  il  fait  monter  les  matelots  et  leur 
déclare  qu'ils  sont  prisonniers  de  guerre,  ce  Nous  sommes  ve- 
nus comme  parlementaires;  nous  retournerons  de  même, 


ET   LE    BIAJOR   A>'DRÉ.  81 

s'écria  le  chef  des  bateliers.  »  Une  lutte  violente  s'engagea  ; 
les  Anglais  furent  plus  humains  et  plus  équitables  qu'Arnold. 
Clinton  mit  les  bateliers  en  liberté. 

Bientôt,  pour  rejoindre  Arnold ,  qu'il  croit  être  à  West- 
Point,  Washington  traverse  l'Hudson  avec  quelques  officiers. 
La  rivière  était  calme,  le  temps  serein.  On  admirait  la  beauté 
de  ce  grand  paysage,  encadré  par  de  gigantesques  monta- 
gnes. «  La  salve  qui  nous  attend ,  dit  Washington ,  sera  d'un 
magnifique  effet,  et  le  canon  bondira  solennellement  dans 
ces  cavités  étagées.  » 

La  salve  attendue  ne  se  fait  pas  entendre,  Washington  s'en 
étonne.  Un  officier  de  la  garnison  paraît,  suivant  les  sinuo- 
sités de  terrain ,  et  se  dirige  vers  le  bateau  :  ce  On  n'a  pas  vu 
Arnold  depuis  deux  jours,  dit-il ,  et  l'on  n'a  reçu  aucun  ordre 
de  lui.  ))  La  surprise  du  général  redouble.  Deux  heures  sont 
employées  à  inspecter  les  travaux  et  à  reconnaître  l'état  de  la 
garnison;  puis  l'état-major  reprend  la  route  de  la  maison 
d'Arnold. 

Il  était  quatre  heures,  lorsqu'un  messager  apporte  à-la-fois 
à  Washington  la  lettre  de  Jameson,  la  nouvelle  de  l'arresta- 
tion d'André  et  les  papiers  trouvés  dans  ses  bottes.  Washing- 
ton ne  manifestait  aucune  émotion. 

ce  Tenez ,  Lafayette  (  lui  demanda-t-il  en  lui  montrant  les 
papiers) ,  ù  qui  se  fier?  » 

Il  s'assit  à  table,  après  avoir  donné  ses  ordres,  et  sans 
perdre  le  sang-froid  qui  le  distinguait  toujours.  Quelques 
minutes  après,  une  lettre  d'Arnold  lui  fut  remise;  leltre  impu- 
dente ,  adroite,  effrontée  :  ce  II  ne  voulait  pas  prendre  la  peine 
ce  de  justifier  une  conduite  que  le  vulgaire  blâmerait;  l'in- 
ce  gratitude  de  ses  concitoyens  lui  était  connue  ;  il  n'espérait 
ce  d'eux  aucune  faveur;  la  rectitude  de  sa  conscience  lui  ser- 
ce  vait  de  consolation.  Ses  deux  aides-de-camp  n'avaient, 
«  affirmait-il,  rien  connu  de  ses  projets,  et  la  seide  grâce 
te  qu'il  demandât,  c'était  que  l'on  permît  à  sa  femme  (inno- 
tt  cente  comme  un  ange)  de  se  retirer  à  Philadelphie.  »  Un 

VI. — tf    SÉRIE.  6 


S2  I>E    GÉNÉRAL    ARNOLD 

attachement  vif  pour  sa  femme  semblait  être  le  seul  penchant 
honnête  qui  rachetât  celte  âme  avilie. 

Piesque  aussitôt  Washington  reçut  une  lettre  de  Beverly 
Robinson,  réclamant  la  liberté  d'André,  ce  André,  disait-il,. 
a  était  venu  en  parlementaire  :  c'était  à  ce  titre  qu'il  avait 
«  passé  les  lignes  américaines;  protégé  par  le  droit  des  na- 
«  tions,  nul  ne  pouvait  le  tenir  prisonnier.  »  Ces  deux  lettres 
furent  sans  effet. 

ce  Depuis  l'instant  où  André  écrivit  à  Washington  (dit  le 
<c  major  Talimadge,  dans  son  rapport),  jusqu'au  moment  de 
<c  sa  mort,  je  ne  l'ai  pas  quitté;  c'est  moi  qui  l'ai  accompagné 
«jusqu'au  lieu  de  l'exécution;  je  l'ai  conduit  au  gibet,  le 
«  cœur  navré  de  voir  un  si  brave  offiiier  périr  d'une  mort 
ce  réservée  aux  infâmes.  Je  n'ai  vu  chez  aucun  homme  plus 
«  d'affabilité ,  plus  de  grâce,  des  talens  plus  variés.  Souvent, 
a  au  milieu  d'une  conversation  délicieuse ,  surpris  de  son 
<(  éloquence  naturelle ,  de  ses  connaissances ,  de  son  prestige , 
«  j'ai  réfléchi  que  toute  cette  aménité  et  toute  cette  grâce 
tt  allaient  s'éteindre  sous  la  main  du  bourreau  ;  et  des  larmes 
«  sont  venues  mouiller  mes  yeux. 

ce  Pendant  que  nous  faisions  route  ensemble,  nous  prîmes 
<(  l'engagement  mutuel  de  causer  librement  de  ce  qui  concer- 
<e  nait  l'un  et  l'autre,  sans  jamais  nous  occuper  d'aucune 
«  personne  tierce.  Il  sut  rendre  notre  route  charmante  ;  me 
ee  parla  des  évènemens  de  sa  jeunesse,  des  dispositions  mili- 
i<  tairessur  lesquelles  il  comptait  si  l'entreprise  avait  réussi, 
<e  et  des  points  d'attaque  qu'il  avait  combinés.  Il  était  si  animé 
ee  dans  ce  récit,  que  je  croyais  le  voir  l'épée  à  la  main,  monter 
a  la  colline  et  s'emparer  de  West-Point. 

ce  Quelle  récompense  attendiez- vous,  lui  demandai-je? 

—  La  gloire  militaire ,  me  répondit-il ,  l'approbation  de 
<e  mes  chefs  et  celle  du  roi.  » 

ee  On  ne  pouvait,  quand  on  entendait  André,  douter  de  la 
«ce  vérité  des  sentimens  délicats  qu'il  exprimait. 


ET    LE    3IAJ0R    A^DRE.  1^ 

«  —  Que  pensez-voiis  de  ma  situation?  me  demanda-t-ii 
(c  quand  nous  arrivâmes  à  Tappan. 

ce  La  question  était  embarrassante. 

te  —  Sous  quel  point  de  vue  pensez-vous  que  mon  affaire  se 
«  présentera  au  général  Washington  et  au  tribunal  militaire? 

ce  Mes  réponses  évasives  ne  le  satisfaisaient  pas ,  et  je  finis 
te  par  lui  dire  avec  une  clarté  qui  me  coûta  : 

te  J'avais  un  camarade  d'enfance  qui  m'était  bien  cher,  et 
ce  qui  s'appelait  àVathan-Hale.  Après  la  bataille  deLong-Tsland, 
ccWashington  voulut  se  procurer  des  renseignemens  sur  la 
ce  situation  de  l'ennemi  ;  Haie  s'offrit  et  fut  accepté  ;  on  l'ar- 
ec rêta  au  moment  où  il  repassait  les  lignes  anglaises.  Con- 
ce  naissez-vous ,  ajoutai-je  en  appuyant  sur  les  mots,  le  dé- 
ce  noùment  de  mon  récit  ? 

ce  —  Pendu  comme  espion Mais  vous  ne  regardez  pas 

ce  sans  doute  ma  situation  comme  semblable  à  la  sienne? 

ce  —  Absolument  semblable,  et  semblable  sera  votre  sort.  » 

te  II  discuta  un  moment,  mais  sa  gaîté  avait  disparu.  » 

Malgré  la  sévérité  du  devoir  militaire ,  on  témoigna  à  André 
tout  l'intérêt  et  les  égards  qui  se  conciliaient  avec  sa  situation. 
Washington  voulut  qu'une  chambre  propre  et  convenable  lui 
fût  accordée  et  qu'on  le  traitât  avec  civilité.  Les  Américains 
eux-mêmes  ne  pouvaient  s'empêcher  de  comparer  à  labassesse, 
à  la  perfidie,  à  la  férocité  d'Arnold,  dont  la  vie  n'était  pas 
en  danger,  les  qualités  rares  de  ce  noble  jeune  homme  qui 
allait  périr.  La  sympathie  pour  André  était  universelle;  elle 
se  manifesta  même  parmi  les  officiers  composant  le  tribunal 
militaire  chargé  de  l'enquête.  On  lui  demanda  si ,  en  mettant 
pied  à  terre ,  il  s'était  regardé  comme  protégé  par  le  drapeau 
et  le  titre  de  parlementaire,  et  Non,  répondit-il,  je  ne  puis  dire 
cela  :je  suis  venu  secrètement,  et  j'ai  toujours  compté  m'en 
retourner  de  même.  »  La  délicatesse  d'André  évita  tout  ce  qui 
pouvait  inculper  d'autres  personnes;  il  ne  fit  même  pas  men- 
tion d'Arnold  d'une  manière  outrageante  et  courroucée.  Le 
procès  ne  fut  pas  long  :  eu  vain  une  lettre  de  Clinton  au  géné- 

6. 


8&  LE    GÉ>ÉRAL    AR>OLD 

rai  américain ,  parvint-elle  accompagnée  d'une  seconde  létlre 
d'Arnold  qui  prétendait  qu'André  n'étant  venu  que  comme  par- 
lementaire et  appelé  par  lui,  commandant  de  West-Point, 
n'était  passible  d'aucune  peine  ;  la  commission  militaire  passa 
outre,  et  déclara  que  le  major  André ,  surpris  sous  un  dégui- 
sement dans  les  lignes  américaines,  devait  être  considéré 
comme  espion  et  pendu  comme  tel.  La  dernière  lettre  d'André 
au  général  Clinton  est  trop  louchante  et  trop  simple  dans  son 
héroïsme  pour  que  nous  ne  la  reproduisions  pas  : 

Votre  Excellence  n'ignore  pas  de  quelle  manière  j"ai  été  fait  pri- 
sonnier, la  gravité  de  la  situation  où  je  suis  et  le  sort  qui  m'attend  ; 
J'ai  obtenu  de  Washington  la  permission  de  vous  écrire.  Je  désire 
effacer  de  votre  esprit  la  pensée  que  ma  destinée  peut  vous  être  impu- 
table, et  que  j'ai  pu  me  regarder  comme  obligé  par  vos  ordres  à  faire 
ce  que  j'ai  fait.  En  pénétrant  dans  les  lignes  ennemies  et  en  acceptant 
un  déguisement,  j'ai  contrevenu  à  vos  ordres  positifs;  de  là  ma  situa- 
tion actuelle.  Quant  à  la  route  que  j'ai  été  forcé  de  prendre ,  elle  m'a 
été  imposée  parles  évènemens.  Je  suis  tranquille  d'esprit;  préparé 
à  mon  sort ,  quel  qu'il  puisse  être  ;  un  zèle  honorable  pour  le  service 
du  roi  m'a  perdu.  En  écrivant  à  votre  excellence ,  la  force  des  obli- 
gations que  j'ai  contractées  envers  vous  et  la  profonde  gratitude  que 
Je  vous  porte  reviennent  à  ma  pensée.  Recevez  les  remercimens  d'un 
cœur  ardent  et  sincère ,  pour  toute  la  bienveillance  que  vous  m'avez 
prodiguée ,  et  les  vœux  les  plus  profondément  sentis  pour  votre 
l)ien-èlre  et  pour  votre  avenir.  J'ai  une  mère  et  deux  sœurs  que  les 
évènemens  récens  ont  ruinées,  et  pour  lesquelles  ma  solde  militaire 
serait  une  amélioration  de  fortune.  11  est  inutile  que  je  m'explique 
davantage;  la  bonté  de  Votre  Excellence  m'est  connue,  etc.,  etc.  » 

Washington,  qui  ne  reculait  devant  aucun  devoir,  fut 
ému  de  cette  noble  résignation.  Il  y  avait  dans  les  circon- 
stances spéciales  de  l'affaire  des  détails  trop  touchans  pour 
ne  pas  le  frapper.  Ils  éveillaient  une  sympathie  générale. 
Incapable  de  sacrifier  le  devoir  et  l'honneur  militaire  à  ses 
seuiimens  personnels,  il  voulut  tenter  un  dernier  effort  en 
faveur  d'André,  avant  de  donner  la  signature  qui  devait  le 


ET   LE   MAJOR   ANDRÉ.  85 

conduire  à  la  mort.  Le  capitaine  Ogden  fut  chargé  de  s'in- 
former d'une  manière  détournée  si  le  général  Clinton  con- 
sentirait à  échanger  Arnold  contre  André.  Cette  transaction 
(d'ailleurs  contraire  aux  lois  de  la  guerre)  ne  put  avoir  de 
résultat.  Les  Anglais  prétendaient  qu'en  passant  à  l'ennemi , 
Arnold  n'avait  fait  que  se  rendre  à  son  souverain  légitime  et 
déposer  des  armes  rebelles.  Clinton  repoussa  donc  toute  pro-  * 
position  de  cette  espèce  ;  mais  aussitôt  trois  de  ses  officiers 
furent  chargés  de  porter  de  nouveaux  détails  sur  les  faits  en 
litige,  de  replacer  la  question  sous  son  vrai  point  de  vue,  et 
de  ne  rien  négliger  pour  obtenir  la  libération  d'André.  Ces 
officiers  s'acquittèrent  de  leur  mission  avec  habileté  et  avec 
zèle.  Mais  ils  étaient  aussi  porteurs  d'une  autre  lettre  d'Ar- 
nold à  Washington  ;  lettre  impudente  et  perfide  qui  eût  suffi 
pour  déterminer  le  supplice  d'André.  Par  une  frivole  bra- 
vade, Arnold  donnait  sa  démission;  outrageait  ses  conci- 
toyens ;  les  menaçait  de  sa  vengeance  dans  le  cas  oii  le  sang 
d'André  serait  répandu;  annonçait  qu'il  égorgerait  de  sa  main 
tous  les  parlementaires  qu'il  rencontrerait;  et  n'oubliait  rien 
de  ce  qui  pouvait  irriter  et  indigner  Washington  et  ses  com- 
patriotes. 

André  mourut,  non-seulement  en  homme  d'honneur,  mais 
avec  une  sérénité  d'àme  et  une  grâce  dans  la  résignation ,  qui 
furent  dignes  de  sa  vie.  Il  demanda  seulement  à  AVashington 
«  que  son  genre  de  mort  fût  convenable  à  un  militaire  homme 
d'honneur.  »  Le  malheureux  ne  put  obtenir  d'être  fusillé;  il 
ne  reçut  pas  de  réponse,  et  le  calme  de  son  âme  ne  se  dé- 
mentit pas.  Sa  plus  vive  crainte  était  de  laisser  dans  la  vie  du 
général  Clinton  un  souvenir  amer  qui  ressemblât  à  un  re- 
mords. Lorsque  cette  pensée  revenait  frapper  son  esprit,  il 
s'exprimait  avec  l'éloquence  la  plus  pathétique  et  la  phis  pro- 
fonde. Dans  sa  prison,  il  s'amusait  surtout  à  dessiner  en  at- 
tendant la  mort.  Le  malin  même  du  jour  fixé  pour  l'exécution, 
il  traça  à  la  plume  son  portrait  dont  la  ressemblance  est  frap- 
pante, qu'il  donna  à  un  officier  américain  nommé  Tomlinson, 


86  LE    GÉNÉRAL   AR>'OLD 

et  qui  se  trouve  aujourd'hui  au  collège  de  Trumbull  (^noiis  le 
repi'oduîsons  en  tête  de  cet  article) ,  il  fit  venir  deNov-York 
son  unifoime  complet ,  et  attendit  le  moment  fatal. 

L'heure  du  supplice  était  fixée  au  2  octobre  à  midi.  Quand 
il  vit  entrer  son  domestique  fondant  en  larmes,  il  lui  dit: 
(c  Laissez-moi  !  ne  revenez  que  lorsque  vous  aurez  plus  de 
courage  ;  5)  puis  s'étant  rasé  et  habillé  : 

c<  Messieurs ,  dit-il ,  quand  vous  voudrez  !  y> 

Deux  sous-officiers  lui  donnèrent  le  bras,  et  il  sortit  d'un 
pas  ferme,  souriant  à  ceux  qu'il  rencontrait,  et  saluant  les 
personnes  de  sa  connaissance.  Un  immense  concours  de  peu- 
ple silencieux  admirait  son  héroïsme.  Quand  il  aperçut  le 
gibet  il  pâlit,  ce  Qu'avez-vous  lui  demanda-t-on?  —  La  mort 
ne  m'effraie  pas ,  mais  je  déteste  ce  genre  de  mort  ;  «  et  il  fit 
Ini-même  les  lugubres  préparatifs. 

«  Si  vous  desirez  parler,  lui  dit  l'officier  chargé  de  l'exé- 
cution ,  vous  le  pouvez.  »  Il  souleva  un  moment  le  mouchoir 
dont  ses  yeux  étaient  couverts. 

«  Je  désire ,  s'ccria-t-il ,  que  vous  soyez  témoin  que  je 
subis  ma  destinée  comme  un  brave  soldat?  «  Aussitôt  la  char- 
rette qui  le  soutenait  se  déroba  sous  ses  pieds ,  et  il  expira. 

Telle  fut  la  fin  d'un  jeune  homme  aussi  regretté  de  ses  amis 
que  de  ses  ennemis.  Il  a  laissé  en  Amérique  un  souvenir 
si  tendre  et  si  profond  que  la  trace  n'en  est  pas  effacée  ;  la 
mémoire  d'un  homme  vertueux  ,  Washington  ,  fut  exposée 
à  un  blâme  immérité  ,  que  plusieurs  historiens  ont  ré- 
pété :  le  Congrès ,  que  le  général  en  chef  avait  fait  consul- 
ter en  secret,  s'était  opposé  à  la  libération  du  jeune  homme. 
Les  auteurs  de  la  capture  d'André  ,  fcien  que  récompensés 
d'abord  par  le  Congrès,  ont  ensuite  été  considérés,  en  Amé- 
rique, avec  beaucoup  moins  d'intérêt  qu'André  lui-même, 
et  trente-six  ans  après  l'événement,  lorsque  Paulding,  le 
principal  auteur  de  la  capture,  demanda  au  Congrès  une 
pension  additionnelle  ,  il  rencontra  une  opposition  très  forte, 
surtout  de  la  part  du  major  Tallmadge ,  qui  affirma  que  les 


ET   LE    MAJOR   ANDRÉ.  87 

capteurs  n'avaient  jamais  mérité  une  récompense  publique. 
Les  restes  du  major  André  ,  arrachés  à  la  terre  qui  les  re- 
couvrait, ont  été  transportés  à  IVestminster,  au  milieu  de 
tout  ce  qui  est  grand  et  glorieux.  Arnold,  que  sa  femme  alla 
retrouver,  fit  imprimer  une  défense  de  sa  conduite,  écrite 
avec  force  et  avec  adresse ,  et  qui  prouvait  qu'à  cette  âme 
noire,  profonde  et  perverse  se  joignait  un  esprit  subtil  ^^ 
énergique  et  adroit. 

A  peine  dans  les  rangs  de  l'armée  anglaise  ,  il  fut  chargé 
de  commander  les  expéditions  dirigées  contre  la  Virginie  et 
New-London.  Il  essaya  de  correspondre  avec  Lafayette ,  et 
lui  envoya  un  parlementaire  ;  mais  en  apercevant  la  signa- 
ture ,  Lafayette  refusa  d'avoir  aucun  rapport  avec  cet  homme. 
Un  jour  qu'on  amenait  devant  Arnold  un  prisonnier  améri- 
cain :  ce  Comment  me  traiterait-on  si  vos  troupes  me  faisaient 
prisonnier,  lui  demanda-t-il? 

—  On  vous  couperait  cette  jambe  qui  a  reçu  une  blessure 
au  service  du  pays;  on  l'enterrerait  avec  honneur,  et  l'on 
suspendrait  le  reste  de  votre  corps  à  un  gibet.  » 

Le  long  ressentiment  qu'il  avait  couvé  contre  sa  patrie 
trouva  enfin  l'occasion  de  s'assouvir  :  il  mit  à  feu  et  à  sang 
Nevv^-London ,  situé  à  quelques  milles  de  l'endroit  de  sa  nais- 
sance, et  monta  dans  le  clocher  de  l'église  pendant  que 
la  ville  brûlait.  En  1781,  il  repartit  pour  l'Angleterre,  et 
survécut  vingt  ans  à  sa  honte  et  à  son  crime.  On  n'entendit 
plus  parler  de  lui  qu'à  propos  d'escroqueries  habiles,  tra- 
mées ou  consommées  de  manière  à  ce  que  le  mépris  seul 
piit  l'atteindre,  mais  non  la  loi.  Un  membre  de  la  Cham- 
bre des  Communes  ,  qui  l'aperçut  un  jour  dans  la  gale- 
rie, s'écria:  ce  Tant  que  cet  homme  sera  présont,  Je  ne 
parlerai  pas.  »  Repoussé  par  l'indignation  et  le  dédain  uni- 
versels, il  alla  s'établir  comme  armateur  et  constructeur  de 
vaisseaux  à  New-Brunswick  ,  dont  la  population  se  com- 
posait alors  de  réfugiés  améiicains.  On  le  soupçonna  d'avoir 
incendié  un  magasin,  assuré  par  lui  au-dessus  de  sa  va- 


88       LE  GÉNÉRAL  ARNOLD  ET  LE  MAJOR  ANDRÉ. 

leur  réelle.  Mis  en  jugement,  on  ne  put  trouver  des  preuves 
suffisantes.  Le  peuple,  qui  l'abhorrait,  plaça  un  gibet  devant 
sa  maison ,  y  suspendit  une  effigie  surmontée  d'un  écriteau 
qui  portait  le  nom  de  traître  ,  et  la  brûla  solennellement 
en  face  des  fenêtres  d'Arnold. 

Ce  misérable  fit  le  commerce  avec  bonheur,  mena  une  vie 
splendide;  revint  souvent  en  Angleterre,  et  se  tira  toujours 
d'embarras  par  son  sang-froid  et  sa  présence  d'esprit.  A  la 
Pointe-à-Pitre  (  Guadeloupe  )  ,  il  servit  d'agent  aux  troupes 
anglaises,  et  leur  fournit  des  vivres  et  des  provisions  sur 
lesquels  il  réalisa  des  gains  considérables.  Les  Français  re- 
prirent la  Guadeloupe,  s'emparèrent  d'Arnold  et  le  jetèrent 
avec  plusieurs  autres  prisonniers  sur  un  des  pontons  qui  se 
trouvaient  dans  la  baie.  Un  soldat  lui  apprit  qu'il  était  recon- 
nu. Il  renferme  aussitôt  son  trésor  dans  un  tonneau  vide,  y 
place  une  lettre  dans  laquelle  il  réclame  la  propriété  de  cet 
argent,  jette  le  tonneau  à  la  mer  dès  qu'il  fait  nuit,  et  le  voit 
emporté  par  les  vagues,  jusqu'au  rivage  près  duquel  la  flotte 
anglaise  mouillait.  Puis,  au  moyen  d'une  corde,  il  descend 
sur  deux  ou  trois  planches  disposées  en  radeau ,  qui  se  trou- 
vaient près  du  ponton,  il  coupe  le  câble  qui  attachait  ces 
planches  et  se  laisse  entraîner  jusqu'à  une  petite  barque  sans 
rameurs,  dont  il  s'empare,  et  qu'il  conduit  lui-même  jusqu'à 
la  flotte  anglaise.  Ce  modèle  du  crime  heureux  et  du  vice 
florissant  revint  ensuite  jouir  d'une  fortime  considérable ,  ac- 
quise par  toutes  les  espèces  d'infamie ,  à  Londres ,  où  il 
mourut  à  61  ans,  le  14 juin  1801. 

(^American  Biography.) 


£\tUu\tx\vc. 


LES   FEMMES   AUTEURS 

EN  ANGLETERRE. 


Toutes  les  plaisanteries  sur  les  femmes  auteurs  semblent 
heureusement  épuisées  :  il  est  enfin  permis  à  une  dame  d'a- 
voir du  talent  et  du  génie,  sans  cesser  d'appartenir  à  son 
sexe.  La  femme  auteur  n'est  plus  un  de  ces  phénomènes  vi- 
vans  qui  ne  se  reproduisent  qu'à  de  longs  intervalles  ; 
elle  n'est  plus  reléguée  dans  un  monde  à  part;  elle  peut 
être  tendre  épouse,  bonne  mère,  sœur  aifeciueuse,  et 
même  femme  de  ménage,  comme  au  temps  où  elle  savait 
tout  juste  épeler  ses  lettres.  Au  lieu  de  se  voir  nécessai- 
rement condamnée  à  tous  les  ridicules  du  pédantisme  éru- 
dit  ou  du  pédantisme  littéraire ,  ses  faiblesses  et  ses  ma- 
nies ,  si  elle  en  a ,  sont  celles  de  son  caractère ,  et  non  plus 
les  attributs  distinctifs  d'une  espèce  de  troisième  sexe.  La 
femme  auteur,  en  un  mot,  a  sa  place  dans  notre  civilisation 
comme  dans  notre  littérature ,  dans  nos  salons  comme  dans 
nos  cabinets  de  lecture,  elle  est  le  produit  naturel  de  la 
diffusion  des  lumières  dans  une  société  où  l'éducation  des 
femmes  s'est  perfectionnée,  et  qui  laisse  à  chacune  d'elles  la 
liberté  de  son  intelligence  ou  de  sa  vocation.  Voilà,  selon 
nous,  ce  qui  explique  suflisanmienl  pourquoi  depuis  quelques 
années  nous  voyons  tant  se  multiplier  les  livres  publiés  par 


90  LES   FEMMES    A.UTEURS 

des  femmes,  en  France  comme  en  Angleterre.  A  madame  de 
Staël,  à  madame  Colin,  à  madame  de  Genlis,  etc.,  ont  suc- 
cédé des  muses  non  moins  fières  ou  non  moins  tendres;  mais 
c'est  surtout  dans  la  patrie  de  lady  JMonlagu  ot  de  son  homo- 
nyme ,  qui  a  rendu  ce  nom  deux  fois  cher  aux  Bas-bicus  (1), 
que  chaque  jour  la  famille  des  femmes  auteurs  devient  plus 
nombreuse  et  plus  riche  en  illustrations. 

Faire  connaître  toutes  les  dames  qui  écrivent  et  publient 
des  livres  dans  la  Grande-Bretagne,  ce  serait  entreprendre 
un  dénombrement  aussi  long  que  le  fameux  catalogue  des 
vaisseaux  dans  l'Iliade.  Pour  aujourd'hui,  du  moins,  nous 
négligerons  celles  de  ces  dames  qui  se  sont  emparées  des  ré- 
gions élevées  de  la  science,  comme  l'astronome  M""*  Somer- 
ville  ,  et  l'économiste  M"  I\Iartineau.  Nous  parlerons  peu  des 
poétesses ,  c'est-à-dire  nous  ne  parlerons  que  de  celles  qui  ont 
écrit  en  prose  aussi  bien  qu'en  vers ,  nous  contentant  de  juger 
le  talent  des  héritières  de  Walter  Scott,  classe  la  plus  consi- 
dérable des  femmes  auteurs. 

On  a  souvent  dit  que  le  roman  était  destiné  principalement 
à  amuser  les  loisirs  des  femmes  :  il  était  naturel  que  les  fem- 
mes se  livrassent  de  préférence  à  ce  genre  de  composition. 
Malheureusement ,  elles  n'ont  pas  toutes  profité  des  leçons  de 
leur  dernier  maître  ;  et  il  faut  avouer  que  le  roman  est  tombé 
bien  bas  depuis  la  mort  de  l'auteur  de  Waverley.  Aussi ,  a-t-il 

(1)  Note  du  trad.  Mi^tress  Monlagii,  qui  a  écrit  un  volume  pour  ilcleiidre 
SliaksiieareconlieVollaiic,  présiilait  en  1781  une  colciie  de  dames,  qu'on  appela 
le  C!ub  des  Bas-Bleus  ;  voici  rorigine  de  ce  uom  de  Bitte  Stoching,  donné  de- 
puis, en  Angleterre  et  même  en  France,  aux  femmes  plus  occupées  de  leur 
plume  que  de  leur  aiguille.  Un  des  hôtes  les  plus  assidus  de  la  maison  ae  Mrs 
r»Ionlagu  é.ail  M,  B.  Stillingtlcct,  dont  ces  dames  aimaient  beaucoup  la 
couversatiou  sérieuse.  Comme  il  portail  habituellement  des  bas  bleus,  M"  Mon- 
lagu  l'appelait  familièrement  M.  BasI'Ieu,  sans  se  douter  qu'on  lui  appli- 
querait,  à  elle-même  et  à  sa  société,  ce  sobriquet  diversement  expliqué  de- 
puis, mais  dont  voilà  l'origine  telle  que  l'a  confirmé  le  docteur  S.  Johnson. 
Voyez  sa  Vie,  par  Boswell, 


EK   AIsGLETERRE.  91 

peu-à-peu  cessé  d'occuper  les  lecteurs  sérieux.  Il  nous  reste 
encore  des  romans  populaires,  mais  combien  en  est-il  que 
l'on  trouve  ouverts,  comme  on  trouvait  ceux  de  Scott,  sur  la 
table  des  hommes  d'état,  des  savans,  ou  môme  des  littéra- 
teurs? Il  n'y  a  plus  que  les  critiques  qui,  par  devoir  d'état, 
ne  peuvent  s'empêcher  de  lire  certains  de  ces  ouvrages.  En 
revanche,  il  s'est  créé,  dans  la  classe  moyenne,  une  nouvelle 
espèce  de  lecteurs  auxquels  il  fallait  sans  doute  cette  nou- 
velle espèce  de  romans ,  qui  ne  témoigne  pas  en  faveur  du 
bon  sens,  naguère  proverbial,  de  la  nation  anglaise.  Nous 
voulons  parler  de  ces  personnes  qui  dévorent  tout  livre  dont 
le  titre,  le  frontispice  ou  l'annonce  leur  promettent  une  pein- 
ture de  la  vie  aristocratique  ou  fashionable.  Notre  bour- 
geoisie se  dédommage,  dans  ces  lectures,  de  ne  pas  être 
admise  à  la  cour ,  chez  les  lords  de  Grosvenor-Squarc  ou 
dans  les  salons  d'Almack.  Mais  Dieu  sait  comme  les  usages  du 
beau  monde  sont  là  travestis,  parodiés  ou  platement  décrits 
par  des  écrivains  qui,  la  plupart,  ont  vu  tout  juste,  de  la 
haute  société,  ce  qu'on  peut  en  voir  par  le  trou  d'une  serrure , 
ou  en  faisant  parler  les  laquais  dans  les  vestibules  des  hôtels 
de  West  End.  C'est  qu'il  y  a  une  recette  commune  pour  la  fa- 
brication de  ces  chefs-d'œuvre.  Il  est  curieux  de  voir  comment 
on  remplit  trois  volumes  d'un  roman  fashionable.  Des  pou- 
pées habillées,  pour  représenter  des  ducs  et  de  belles  la- 
dies;   des  descriptions  d'appartemens,  rendues  imposantes 
par  une  nomenclature  qui  ressemble  à  un  devis  de  tapissier; 
un  insipide  dialogue,  empruuté  au  jargon  desjokeys  de  Tat- 
tersall,  des  oisifs  de  l'Opéra,  des  joueurs  de  Crockford  et  des 
dandys  d'Almack;  des  termes  de  cuisine,  des  phrases  anglo- 
françaises,  etc.,  voilà  les  élémens  de  la  science  que  doivent 
posséder,  avant  tout,  les  dames  qui  prennent  la  plume  pour 
nous  faire  assistera  des  scènes  de  clubs  et  de  maisons  de  jeux, 
aux  orgies  de  nos  jeunes  lords ,  et  aux  déjeuners  de  garçon 
qu'ils  donnent  dans  leurs  petits  appartcmens  de  Bond-Strect. 
Pour  l'honneur  de  ces  aimables  auteurs,  il  faut  supposer 


92  LES   FEMMES   AUTEURS 

qu'elles  ne  connaissent  ces  épisodes  de  la  vie  élégants  que 
par  ouï-dire  ou  par  devination.  Quant  aux  loilelies  de  la 
mode ,  on  sait  où  le  premier  venu  peut  prendre  ses  renseigne- 
mens  :  nos  feuilles  du  soir  et  du  matin  contiennent  assez  ré- 
gulièrement ,  sous  le  titre  de  mirror  of  fasMon ,  ou  court 
news  et  fashionahie  movements,  la  liste  des  personnes  pré- 
sentées au  roi  et  à  la  reine,  avec  leurs  noms  et  leurs  ti- 
tres, le  détail  de  leur  costume,  etc.,  etc.;  il  n'y  a  qu'à  la 
copier  pour  être  exact.  Combien  les  étrangers  doivent  être 
émerveillés  de  trouver  dans  nos  mœurs  ce  fétichisme  de  la 
mode  et  de  la  vie  aristocratique ,  qui  a  infecté  dernièrement 
une  partie  de  notre  littérature.  Il  est  impossible  que  cette 
curiosité  maladive,  qui  fait  seule  la  vogue  de  productions 
d'ailleurs  si  méprisables,  ne  soit  pas  remplacée  bientôt  par 
un  meilleur  goût  :  mieux  vaudrait  revenir  aux  fantômes  et 
aux  vieux  châteaux  d'Anne  Ratcliffe;  et  soyons  justes,  déjà 
on  peut  remarquer  que  les  vrais  talens  de  notre  littérature 
féminine  se  fraient  une  autre  route,  où  les  suivra  nécessaire- 
ment le  docile  troupeau  des  imitateurs.  Ce  ne  sont  pas  des 
fictions  sans  mérite  que  celles  de  lady  Blessington ,  de  lady 
Charlotte  Bury,  de  lady  Scott,  de  M"  C.  Hall,  de  W  Nor- 
ton, de  Î\I"  Ferriar,  de  M"  Gorc,  de  miss  Laetitia  Landon 
et  de  quelques  autres,  qui  ont  compris  enfin  qu'en  fait  de 
modèles.  M"  Edgeworth  devait  l'emporter  sur  lady  Mor- 
gan ,  et  Walter  Scott  sur  W  Bulwer. 

La  mode  est  si  favorable  aux  romans  de  femmes  que  le 
plus  populaire  des  romanciers  actuels  n'a  peut-être  obtenu 
une  partie  de  sa  vogue  qu'à  la  nature  de  son  talent,  qui  nous 
autorise  à  le  placer  à  la  tête  des  femmes  auteurs.  En  effet,  ce 
qui  manque  d'énergie  et  de  virilité  à  M.  Bulwer  n'est  jamais 
plus  apparent  que  lorsqu'il  s'efforce  de  déguiser  sa  nature 
féminine  par  l'affectation  d'une  philosophie  profonde  et  d'une 
expression  vigoureuse,  en  même  temps  que  sa  vanité  et  sa 
susceptibilité  excessives  le  trahissent  par  le  dépit  et  les  pe- 
tites colères  que  lui  cause  la  plus  légère  critique. 


EK    ANGLETERRE.  93 

Voyez  Pelliam^  son  chef-d'œuvre  :  que  d'emphatiques  pré- 
lenlions  et  d'ignorans  solëcismes  î  Son  héros  se  vante  de 
savoir  Paris  par  cœur,  d'être  un  adepte  du  faubourg  Saint- 
Germain  et  de  la  Chaussée-d'Antin  :  eh  !  bien,  sur  deux  phrases 
françaises  qu'il  prononce ,  il  y  en  a  au  moins  une  qui  est  im- 
propre et  dit  le  contraire  de  ce  que  M.  Bulwer  veut  expri- 
mer. Henry  Pelham  se  montre  aux  Tuileries  sous  le  roi 
Charles  X,  cour  d'étiquette  s'il  en  fut,  et  il  s'y  conduit  avec 
une  fatuité  impertinente  qui  dément  la  réputation  d'esprit  et 
de  bonnes  manières  qu'il  mérite  dans  les  parties  vraiment  re- 
marquables du  roman.  C'est  qu'on  n'exagère  jamais  impimé- 
ment  les  qualités  même  les  plus  précieuses  :  c'est  que  de 
l'esprit  à  la  sottise ,  comme  du  sublime  au  ridicule ,  on  peut 
dire  qu'il  n'y  a  qu'un  pas.  M.  Bulwer  est  par  trop  ambitieux 
de  se  croire  à-la-fois  l'égal  de  Waller  Scott  et  de  Voltaire. 
Habile  manie'riste,  il  neutralise  ses  plus  heureuses  ressources 
en  voulant  les  multiplier  j  mais  de  tous  ses  avortemens  litté- 
raires ,  les  plus  tristes  sans  contredit  sont  ces  deux  derniers 
ouvrages ,  Pompeîa  et  Rienzi.  Avec  quelle  assurance  il  res- 
suscite l'antiquité  pour  y  placer  ses  dandys  de  Londres  !  Figu- 
rez-vous l'élonnement  d'un  érudit  qui,  occupé  à  examiner  l'in- 
scription d'un  mausolée  romain ,  en  verrait  tout-à-coup  sortir 
M.  Pelham,  en  frac,  et  lui  tendant  une  main  gantée  pour  lui 
dire  d'une  voix  grasseyante:  sir,  excuse  tny  glove !  De  même 
pour  Rienzi  :  quel  démenti  donné  à  Gibbon  !  quelle  bizarre 
manie  de  nous  faire  du  dernier  tribun  de  Rome ,  du  fils  de 
l'aubergiste  et  de  la  lingère,  un  noble  bâtard,  un  fils  d'em- 
pereur d'Allemagne  !  Cette  licence,  poétique  ou  romanesque, 
qui  dénature  un  fait  notoire,  un  fait  essentiel,  d'ailleurs,  à 
l'exactitude  historique  du  caractère  de  Rienzi,  se  retrouve 
dans  toute  la  carrière  du  tribun  de  Buhver.  Au  lieu  d'un  per- 
sonnage joignant  la  vigueur  et  la  rudesse  du  moyen  âge  à 
renthousiasmc  de  la  littérature  renaissante,  au  lieu  d'un  ré- 
volutionnaire classique  cherchant  ses  images  de  la  grandeur 
romaine  cl  ses  inspirations  d'éloquence  romaine  dans  les 


Qll  LES   FE3IMES    AUTEURS 

pages  de  Tite-Live  et  de  Cicéron ,  mais  incapable  par  Ini- 
même  de  faire  face  aux  difficullés  de  sa  posiiion ,  nous  avons 
une  espèce  de  fat  de  salon,  un  ambitieux  littérateur  et  un 
politique  de  boudoir,  abandonné  ou  trahi  par  l'aveuglement 
de  la  populace.  Si,  comme  Byron,  qui  ne  voulait  pas,  dans 
ses  préfaces,  qu'on  eiît  l'air  de  le  confondre  avec  Childe 
Harold,  M.  Bulwer  n'avait  pas  prolesté  contre  quiconque 
tenterait  de  l'identifier  avec  ses  personnages,  nous  conclu- 
rions de  son  dernier  manifeste  sous  forme  de  roman ,  qu'il 
veut  priver  de  son  patronage  et  de  son  patriotisme  un  peuple 
d'ingrats.  Mais  pour  nous  résumer  sur  les  défauts  de  ce  ro- 
mancier et  justifier  ce  que  nous  avons  dit  de  son  talent  en 
général,  nous  remarquerons  que  les  héros  favoris  de  M.  Bul- 
wer, ceux  qu'il  rend  les  interprètes  de  sa  philosophie  sociale 
ou  satirique  comme  Pelham ,  ceux  qu'il  dote  de  ses  rares 
qualités ,  ceux  à  qui  il  prête  ses  nobles  sentimens ,  comme 
Glaucus  et  son  Rienzi ,  manquent  d'énergie  comme  lui  et  ont 
une  certaine  affectation  de  grâce  féminine. 

Parmi  les  femmes  célèbres  du  siècle  ,  lady  Morgan  est , 
selon  nous,-  celle  qui  ressemble  le  plus  à  M.  Bulwer  par  le 
caractère  de  son  talent  et  le  cachet  de  sa  manière.  Nous 
n'entreprendrons  pas  un  parallèle  entre  ces  deux  puissances 
intellectuelles  :  nous  remarquerons  seulement  que  lady 
Morgan,  comme  M.  Bulwer,  est  une  onaniériste.  Nous 
retrouvons  la  même  tournure  d'idées  et  la  même  imagination , 
ou ,  si  nous  osons  parler  ainsi ,  le  même  point  de  vue  moral 
dans  tous  ses  ouvrages  :  depuis  la  Jeune  fille  Irlandaise  jus- 
qu'à La  Princesse  ,  sans  en  excepter  sa  France  et  son  Italie  : 
or,  l'on  peut  en  dire  autant  de  ceux  de  M.  Bulwer,  depuis 
Pelham  jusqu'à  Rienzi,  en  y  comprenant  son  Angleterre 
et  les  A  71  g  lais,  et  son  recueil  de  miscellanées,  iniiiulé  Le  Stu- 
dieux. Mais  il  y  a  cette  différence  que  le  maniérisme  de 
lady  Morgan  n'est  qu'à  elle,  tandis  que  celui  de  M.  Bulwer 
appartient  moitié  à  lui  et  moitié  à  lady  Morgan.  Lorsque 
lady  Morgan  fait  dialoguer  ses  personnages,  il  y  a  dans  son  jar- 


EW  ANGLETERRE.  ^g- 

gon  une  verve,  une  vivacité,  une  liberté ,  une  familiarité  qui  ne 
laissent  pas  de  produire  leur  effet.  Elle  nous  montre  une 
galerie  àefantoccini  en  action,  mais  les  masques  sont  si  drô- 
les, les  fils  qui  les  font  mouvoir  sont  tirés  avec  tant  d'adresse, 
et  les  évolutions  de  ces  marionnettes  sont  si  amusantes  que  le 
petit  théâtre  rival  de  M.  Buhver  ne  pourrait  lutter  plus  d'une 
saison  contre  le  sien.  Les  personnages  de  celui-ci  sont  bien 
quelquefois  assez  grotesques  et  assez  cxtravagans,  mais  leurs 
mouvemens  sont  plus  forcés  et  plus  raides.  Leur  langage  est 
tour-à-tour  si  ampoulé  et  si  bas  dans  la  même  page ,  qu'il 
choque  trop  ouvertement  les  règles  du  goût  et  de  la  vérité 
Toute  illusion  est  détruite.  Ce  n'est  pas  que  lady  Morgan  se 
refuse  l'hyperbole  et  le  style  ambitieux  :  comment  ressemble- 
rait-elle sans  cela  à  M.  Bulwer?  Mais  son  exagération  et  ses 
énigmes  nous  paraissent  moins  étranges,  et  quoique  son  style 
tombe  parfois  dans  le  trivial ,  sa  pudeur  ne  lui  aurait  jamais 
permis  de  faire  causer  les  dames  de  Pompeii  aussi  librement 
que  l'a  fait  M.  Bulwer  sur  les  tableaux  d'un  cabinet  d'amateur. 
Du  moins,  si  lady  Morgan  a  visité  le  fameux  musée  des  cu- 
riosités réservées  du  roi  de  Naples ,  elle  s'est  bien  gardée  de 
leur  consacrer  un  chapitre  dans  ce  livre  sur  Y  Italie ,  que  lord 
Byron  a  cependant  honoré  de  l'épilhète  de  fearless  (intré- 
pide). 

Lady  Morgan  a  malheureusement  inspiré  à  son  élève  la 
manie  de  garnir  son  dialogue  de  phrases  anglo-françaises , 
et  c'est  une  singulière  vanité  à  M.  Bulwer  d'avoir  voulu, 
comme  son  prototype ,  braver  les  critiques  de  deux  nations 
à-la-fois  par  cette  langue  hybride  qui  ne  saurait  être  com- 
prise nia  Londres  ni  à  Paris.  Nous  serions  curieux  d'entendre 
causer  entre  eux  ces  deux  écrivains  dans  ce  patois  presque 
exclusivement  à  leur  usage ,  et  échanger  leurs  coq-à-l'àne 
pendant  une  heure;  peut-être  que  leur  sérieux  n'y  tiendrait 
pas ,  et  qu'ils  se  révéleraient  réciproquement  le  ridicule  de 
leurs  prétentions  polyglottes. 

Lady  Morgan  a  été  encore  le  modèle  de  M.  Bulwer,  lors- 


96  LES   FEMMES   AUTEURS 

que  celui-ci  se  propose  un  but  pliilosophique  dans  ses  romans, 
et  croit  s'asseoir  sur  le  piédestal  de  Voltaire.  Vous  vous  sou- 
venez (\'0'Donell,  composition  que  nous  avons  entendu  louer 
par  ceux-là  même  qui  ne  partagent  pas  toute  notre  estime 
pour  le  talent  de  l'auteur.  Le  but  de  cet  ouvrage  était  de 
prêcher  au  gouvernement  anglais  la  nécessité  d'émanciper 
les  catholiques  d'Irlande  :  voilà  pourquoi,  à  la  satire  des 
mœurs,  lady  Morgan  avait  voulu  joindre  l'examen  philoso- 
phique de  la  législation  ;  on  trouve  là  une  satire  fine  quoique 
amère,  et  une  philosophie  évidente  pour  l'intelligence  la  plus 
paresseuse.  Pourquoi  M.  Bulwer  n'a-t-il  pas  le  même  succès 
dansson  ironie  et  sa  philosophie?  Pourquoi  est-il  obligé  d'é- 
crire de  longues  préfaces  pour  rendre  son  lecteur  complice 
de  son  esprit  railleur  et  de  sa  philosophique  propagande? 

Nous  voyons  avec  plaisir  que  l'éditeur  de  lady  Morgan  réim- 
prime ses  romans  qu'une  popularité  plus  solide  que  la  sienne 
avait  un  peu  laissés  dans  l'ombre  :  ils  sont  d'une  date  trop  an- 
cienne pour  que  nous  les  passions  en  revue  ;  mais  nous  avons 
à  la  féliciter  d'avoir  conservé  toute  la  verve  de  son  jeune 
âge;  car  il  est  impossible  de  ne  pas  reconnaître  dans  la 
PrÎHcesise  sa  vivacité  spirituelle ,  sa  finesse  d'observation  et 
son  talent  à  faire  ressortir  les  ridicules  d'un  caractère;  nous 
lui  reprocherons  toutefois  les  aventures  et  les  métamorphoses 
trop  mullipliées  de  son  héroïne,  véritable  caméléon;  les 
naïvetés  trop  crues  de  son  laquais  irlandais ,  copie  de  l'Hum- 
phrey  Clinker  de  Smollett;  l'abus  de  ses  notes  de  voyages, 
et  enfin  une  gratitude  un  peu  trop  vaniteuse  de  l'accueil 
que  lui  ont  fait  la  cour  de  Lacken  et  les  braves  Belges. 

En  vérité,  quelque  libéraux  que  nous  soyons,  nous  ne 
saurions  nous  empêcher  de  trouver  que  lady  Morgan  pousse 
un  peu  loin  quelquefois  le  libéralisme  et  l'admiration  pour 
la  révolution  belge,  ses  dernières  amours  en  fait  de  révo- 
lution, il  faut  le  croire.  Ce  libéralisme  lui  a  porté  malheur, 
en  la  mettant  maintes  fois  en  contradiction  avec  elle-même. 
Car,  et  c'est  encore  ici  un  trait  de  ressemblance  de  M.  Bul- 


Eîî  angieterhe;  ^ 

wer  avec  lady  Morgan ,  comment  concilier  ce  culte  des  prîn=: 
cipes  populaires  avec  des  prétentions  aristocratiques?  Com- 
ment persuader  qu'on  prêche  de  bonne  foi  1  égalité  et  les 
droits  du  peuple ,  quand  on  se  montre  si  curieuse  de  ne  con- 
naître que  des  princes  et  des  grands  seigneurs?  Cela  tient  un 
peu  sans  doute  aux.  précédens  de  la  vie  de  lady  Morgan ,  qui , 
avant  d'épouser  un  baronnet  (de  la  création  de  George  IV, 
par  parenthèse),  était  simple  gouvernante  dans  une  riche  fa- 
mille, où  elle  a  pris  ses  airs  de  lady,  tout  en  protestant 
contre  l'injustice  du  sort  à  son  égard,  et  contre  l'humiliation 
de  son  talent  réduit  à  une  espèce  de  vasselage  temporaire; 
Nous  ne  connaissons  pas  les  antécédens  de  lady  Bles- 
sington  ;  mais  elle  est  entrée  dans  la  carrière  littéraire,  comme 
quelquefois  une  débutante  paraît  sur  la  scène,  avec  une 
grande  réputation  de  grâces  et  d'esprit.  Sa  beauté  l'avait 
aussi  rendue  célèbre ,  et  son  portrait  fait  encore  le  prirtci- 
pal  ornement  de  ces  almanachs  coquets  où  elle  se  révéla 
pour  la  première  fois  au  public  des  lecteurs  par  quelques, 
vers  indiscrètement  dérobés  à  son  album.  Les  poètes  en 
vogue,  Byron  et  Moore  entre  autres,  avaient  brûlé  leur  grain 
d'encens  sur  l'autel  de  cette  muse  du  beau  monde.  Elle 
avait  une  cour  (que  quelques  médisans  appelaient  une  co- 
terie) ,  et  l'on  était  curieux  de  savoir  si  la  grande  épreuve 
de  la  publication  serait  aussi  favorable  que  la  préven- 
tion de  l'amitié  à  son  premier  roman.  Il  est  rare  que 
ces  réputations  faites  à  l'avance  se  soutiennent,  et  nous 
avouerons  que  le  début  de  lady  Blessington  nous  avait  fait 
trembler  pour  sa  couronne.  Le  titre  était  déjà  une  enseigne 
de  parti  qui  ne  convenait  guère  à  son  sexe  et  à  sa  po- 
sition. Les  Repealers  (1)  plurent  donc  médiocrement.  Le 
dialogue  et  les  incidens  nous  faisaient  trop  rapidement  passer 
de  la  vie  populaire  en  Irlande  aux  détails  de  la  vie  patri- 

(1)  Nom  d'une  fncliou  irlandaise,  ainsi  nommée,  parce  qu'elle  invoque  sans 
cesse  le  rappel  de  TuDion  des  deux  royaumes. 

\I. — ^l*^    SÉRÏE.  7 


^  LES."  FESTMES"  ilITEURS 

cienne  de  Londres  ;  le  tableau  était  cependant  fidèle  sous 
ses  deux  aspects,  et  surtout  la  parlie  irlandaise,  car  lady 
Blessington  écrit  le  patois  angio-iilandais  avec  une  correction 
et  une  pureté  qui  imposent  silence  à  la  critique.  Nous  pré- 
férons, malgré  ces  avantages,  à  ses  esquisses  irlandaises, 
celles  de  M'^^  C.  Hall ,  qui ,  dans  des  cadres  moins  étendus, 
jîous  a  donné  une  série  de  peintures  de  genre  du  plus  grand 
-elïet.  (1)  !:}'■)  ,(^  :r:: 

Lady  Blessington  a  pris  sa  revanche  dans  son  second  roman, 
les  Deux  Amis,  et  ses  partisans  ont  pu,  cette  fois,  la  compli- 
menter sans  trop  mentir.  Au  lieu  de  deux  amis  ou  de  deux  amies 
seulement,  nous  avons  dans  ce  livre  deux  paires  d'amis  de 
l'un  et  de  l'autre  sexe,  pour  nous  servir  de  l'expression  de 
Wordsworlh.Ces  deux  jeunes  dames,  l'une  Anglaise  de  nais- 
sance et  d'origine,  l'autre  transplantée  de  France,  mais  natura* 
liséeenAngleteiTe,  ne  se  distinguent  par  aucun  contraste  frap- 
pant, et  leurs  deux  caractères  sont  tracés  avec  une  certaine 
délicatesse  qui  n'est  pas  sans  charme.  Ce  sont  les  deux  7nes- 
sieurs  qui  peuvent  réclamer  le  litre  du  roman  ;  car  non-sculcr 
ment  ils  sont  habilement  peints,  et  heureusement  opposés  l'un 
à  l'autre  5  mais  encore  chaque  portrait  a  son  mérite  particulier, 
sans  avoir  besoin  de  son  pendant  pour  que  ses  qualités  soient  en 
relief.  Le  premier  est  un  homme  politique,  un  patriote  inspiré 
■d'une  mâle  ambition  et  d'une  généreuse  philosophie,  qui  subit 
en  martyr  l'atmosphère  accablante  de  la  boutique  oratoire  de 
Sainl-Étienne,  où  il  vote,  à  six  heures  du  malin,  avec  une 
minorité  sans  espoir ,  le  bonheur  de  la  race  humaine  ;  le 
second  est  le  rejeton  d'une  souche  aristocratique,  qui, 
avec  une  égale  ardeur,  dissipe  ses  jours  et  ses  nuits  ainsi 
que  la  fortune  paternelle  dans  mi  tourbillon  continuel  de 
plaisirs  et  de  folies.  Au  premier  aspect,  ces  deux  hommes 
pourraient  vous  paraître  divisés  par  une  sorte  de  répulsion 
électrique.  Lady  Blessington  les  a  réunis  par  une  tendre 

(1)  Nous  reproduisons  dans  ce  numéro  une  esquisse  de  mœurs  du  Pop  dç 
Galles,  écrit  par  ccU<i  daiue. 


EN  ANGLETERRE.  '99 

amitié.  Elle  tempère  la  sévérité  du  patriote  par  une  sensibi- 
lité indulgente ,  et  la  frivolité  du  jeune  noble  par  un  senti- 
ment de  généreuse  bienveillance;  leur  amitié  ne  fait  que 
devenir  plus  probable  et  plus  agréable  par  l'opposition  de 
leurs  caractères. 

On  devine  que  les  deux  amis  sont  les  amans  des  deux 
amies.  Dans  une  foule  de  scènes  variées  avec  art  et  intéres- 
santes, nous  les  voyons  exposés  aux  peines  ordinaires  de  la 
séparation  et  du  désespoir  amoureux  ;  l'un  parce  qu'il  enlève 
la  femme  d'une  de  ses  connaissances  intimes;  l'autre  parce 
qu'il  a  blessé  (non  pas  morlcllement)  le  frère  de  sa  maîtresse, 
en  faisant  le  libéral  amateur,  à  Paris ,  dans  la  glorieuse  ré- 
volution des  trois  jours.  Ayant  rejoint  leurs  belles  en  Italie; 
grâce  à  une  surprise  pcut-êlre  un  peu  mélodramatique,  ils  se 
réconcilient  avec  elles  d'autant  plus  aisément  que  l'homme 
ûe  plaisir  s'est  dégagé  des  liens  de  la  dame  enlevée,  et  que 
le  frère  blessé  est  vivant ,  guéri  de  sa  blessure ,  et  présent 
sur  les  lieux.  Aussi  les  aventures  de  ces  deux  couples  finisseat- 
elles  par  la  bénédiction  nuptiale  qui  comble  tous  leurs  vœux. 

Il  y  a  dans  ce  roman  plusieurs  personnages  secondaires , 
dont  les  caractères  sont  tracés  avec  art,  sans  exagération,  et 
bien  groupés;  l'émigré  français  est  excellent.  Lady  Blessing- 
ton  a  parfaitement  mis  en  scène  ses  comiques  prt^ugés  de 
noblesse  et  de  nationalité,  ainsi  que  sa  vanité  qui  lui  survit 
dans  son  testament.  Peut-être  pourrait-on  objecter  qu'il  est 
un  peu  raidc  et  guindé  pour  un  Français.  Nous  pensons  aussi 
que  l'auteur,  en  voulant  peindre  les  mœurs  parisiennes ,  a 
commis  un  anachronisme  et  une  injustice  qui  doivent  être 
relevés.  Elle  excite  une  émeute,  en  1830,  chez  un  noble  du 
faubourg  Saint-Germain,  et  prête  aux  mutins  le  costume 
cl  le  langage  des  sans-culottes  de  1793.  Nous  pensons  aussi 
qu'elle  se  trompe  lorsqu'elle  représente  une  dame  française 
reprochant  comme  du  mauvais  goût  tout  signe  d'émotion , 
feignant  de  ne  pas  reconnaître  une  personne  dont  la  toilette 
n'est  pas  ù  la  mode^  ci  s'écriant  ;  «Je  (remblais  que  quel- 

7. 


100  LES  ÏEVMES   ArTETIKS 

qu'un  de  ma  connaissance  ne  me  vît  avec  celte  femme  !  »  Les 
dames  françaises  se  font  remarquer,  au  contraire ,  par  leur 
franchise,  leur  naturel,  et  une  dignité  qui  ne  craint  pas  d'être 
si  facilement  compromise.  C'est  en  Angleterre  que  lady  Bles- 
sington  aurait  pu  trouver  l'original  d'un  pareil  portrait  ;  elle 
a  peint  sans  doute  la  vie  parisienne  d'après  de  vieilles  tradi- 
tions, et  n'a  pas  eu  le  temps  de  l'observer  elle-même  dans 
son  passage  rapide  à  travers  la  France.  Nous  en  sommes 
d'autant  plus  convaincus ,  que  c'est  avec  un  tact  plus  sûr  et 
une  exactitude  frappante  qu'elle  décrit  l'Italie ,  où  elle  a  fait 
un  plus  long  séjour.  Par  exemple ,  à  propos  d'un  de  ses  per- 
sonnages qui  est  sur  le  point  de  réparer  sa  fortune  par  un 
mariage  :  ce  Ce  mariage  ne  fut  pas ,  dit-elle ,  un  sujet  de  con- 
versation maligne  ;  on  ne  fit  aucune  gageure  ni  pour ,  ni 
contre  ;  la  fiancée  ne  reçut  pas  une  seule  lettre  anonyme  des 
ennemis  du  futur  pour  l'avertir.  Cela  peut  paraître  impro- 
bable, et  c'est  cependant  très  vrai;  car  les  Italiens  ont 
tnoins  de  malice,  et  plus  d'indolence  que  les  Anglais.  )) 

Elle  dit  ailleurs  : 

«  Certaines  fautes  qui,  en  Angleterre,  font  exclure  irrévo- 
cablement la  coupable  de  sa  caste,  sont  jugées  différemment 
en  Italie.  Là  on  ne  peut  comprendre  que  de  pareilles  fautes 
dégradent  une  femme  dans  notre  pays ,  qui ,  étant  considéré 
comme  le  pays  de  la  liberté  politique,  semble  devoir  être  éga- 
lement celui  de  la  liberté  des  mœurs.  De  là  vient  que ,  lorsque 
les  Italiens  voient  quelque  Anglaise  généralement  méconnue 
de  ses  compatriotes,  ils  regardent  cette  Paria  avec  horreur, 
ne  pouvant  s'imaginer  qu'elle  soit  si  sévèrement  punie  pour 
cire  simplement  coupable  d'une  peccadille  ;  ils  s'écartent  d'elle, 
à  leur  tour,  avec  terreur,  persuadés  que  c'est  quelque  crime 
ignominieux  qui  lui  a  mérité  cet  ostracisme,  y) 

Il  y  a  bien  d'autres  anomalies  dans  le  système  social  de  la 
Grande-Bretagne ,  où  tous  les  jours,  nous  pourrions  appliquer 
le  proverbe  populaire  qui  dit  que  tel  homme  peut  voler  un 
cheval ,  tandis  que  tel  autre  ne  doit  pas  regarder  par-dessus 


EN   ANGLETERRE.  101 

la  haie  du  pré  où  il  est  au  vert.  Nous  remarquons  dans  la 
morale  de  lady  Blessinglon  une  cliarilé  qui  nous  semble  ex- 
cessive :  ce  Croyons,  dit-elle,  que  dans  une  moitié  des  liaisons 
qui  paraissent  criminelles,  Yapparence  seule  existe.  î>  C'est 
fort  aimable,  sans  doute ,  mais  la  moitié  est  un  terme  moyen 
par  trop  libéral  ;  en  môme  temps ,  lady  Blessington  recom- 
mande au  sexe  les  principes  de  la  morale  et  de  la  religion 
comme  la  cuirasse  la  plus  sûre  contre  le  7'use' archer.  Hélas! 
cette  armure  même  de  la  noble  lady  n'est  pas  toujours  à  l'épreu- 
ve des  flèches  du  dieu  ;  elle  le  sait  bien ,  et  de  là  vient ,  sans 
doute ,  tant  d'indulgence  pour  les  pauvres  cœurs  que  le  trait 
perfide  a  blessés.  Voici  des  réflexions  qui  font  honneur  éga- 
lement à  ses  sentimens  de  chrétienne  :  il  s'agit  de  lady  Wal- 
mer ,  la  femme  enlevée  du  roman ,  qui  meurt  en  Italie  repen- 
tante et  princesse. 

ce  Elle  fit  un  testament  pour  léguer  toute  sa  fortune  à  la 
<c  marquise  d'Heatherfîeld,  faible  réparation  du  chagrin  qu'elle 
ce  lui  avait  causé;  elle  mourut  en  vrai  pénitente,  donnant,  dans 
ce  sa  dernière  heure ,  un  exemple  de  piété  qui ,  nous  devons 
ce  l'espérer,  fut  accepté  là-haut  comme  l'expiation  des  erreurs 
ce  de  sa  vie.  C'était  l'absence  de  religion  et  de  morale  qui 
c<  l'avait  plongée  dans  la  honte  et  le  déshonneur.  Elle 
ce  avait  vécu  pour  la  société  seule,  oubliant  qu'elle  rejette  de 
ce  son  sein  les  infortunes  et  les  coupables ,  comme  une  consti- 
ce  tution  vigoureuse  repousse  les  maladies  contagieuses.  Le 
ce  passé  et  le  présent  se  dévoilèrent  enfin  à  ses  yeux,  dé- 
ce  pouillés  de  toutes  leurs  illusions ,  et  elle  se  détourna  de  ce 
ce  monde  qui  avait,  jusqu'alors,  été  son  idole,  pour  mettre 
ce  toute  son  espérance  dans  celui  qui  peut  pardonner  les  pé- 
cc  elles  que  ses  faibles  créatures  condamnent  sans  pitié.  » 

Certes,  il  n'y  a  rien  de  mieux  dans  ces  romans  évangéliques 
d'Anna  IMore,  qui  faisaient,  dit-on,  pleurer  feu  M.  Wilber- 
force.  Serions-nous  à  la  veille  d'une  réaction  religieuse  en 
littérature?  Lady  Blessington  ambitionnerait- elle  la  gloire 
d'introduire  dans  le  gii^ud  monde  les  œuvres  dévoies  do 


102  LES  FEMMES   AUTEURS 

M'"^  Barbauld ,  de  M*'*  Trimmer  et  des  autres  pieuses  roman- 
eiùres  dont  un  de  ses  admirateurs,  lord  Byron,  s'est  si  cruelle- 
ment moqué  ?  C'est  déjà  beaucoup,  pour  nous  autres  profanes , 
de  trouver  dans  les  romans  fashionables  quelques  pages 
d'édification.  A  ce  litre,  nous  devons  aussi  des  remer- 
cîmens  à  une  autre  dame  qui ,  dans  son  dernier  ouvrage ,  a 
choisi  pour  un  de  ses  héros  un  révérend  ecclésiastique  fai^ 
sant  l'amour  en  style  de  sermon. 

Malheureusement  la  Dévouée  de  lady  Charlotte  Bury  n'ob- 
Jient  pas  le  succès  de  ses  précédons  ouvrages  (/e  Déshérité, 
Coquetterie ,  etc.|).  La  Dévouée  ai  à-la-fois  un  roman  plus 
ambitieux  et  plus  faible ,  avec  un  plus  grand  nombre  de  dé- 
fauts. L'héroïne  est  dévouée  d'abord  à  son  frère;  copie  de 
lord  Byron ,  et  que  lady  Charlotte  Bury  a  même  rendu  poète 
et  boiteux ,  pour  que  la  ressemblance  fût  plus  frappante  ;  elle 
est  dévouée  ensuite  à  un  ecclésiastique  qui  est  en  même  temps 
un  saint  et  un  lady-cide.  Il  est  vrai  que  ce  révérend  ennemi 
de  son  repos ,  ne  connaît  pas  sa  passion  pour  lui  ;  le  frère  de 
l'héroïne  et  lui  sont  tous  deux  amoureux  d'une  beauté  coquette 
et  ambitieuse ,  qui  sacrifie  son  admiration  pour  le  poète ,  son 
amour  pour  le  saint  et  son  propre  bonheur ,  à  un  mariage  de 
vanité  que  lui  propose  son  père ,  un  des  plus  ennuyeux  per- 
sonnages qu'on  puisse  trouver  dans  le  monde  des  romans. 
C'est  un  de  ces  vieux  lords  toujours  à  cheval  sur  l'étiquette, 
fiers  de  leurs  parchemins,  pompeuses  caricatures  dont  on  a 
trop  abusé  dans  les  fictions  et  sur  le  théâtre.  Lady  Charlotte 
a  créé  aussi  un  coquin  sorti  des  basses  classes ,  qui  attribue 
sa  méchanceté  et  ses  malheurs  à  une  éducation  au-dessus  de 
son  état...  Voyez  un  peu  les  cruelles  conséquences  de  la  dif- 
fusion des  lumières.  Dans  le  même  roman ,  un  Juif  se  laisse 
presque  mourir  de  faim  au  milieu  de  ses  sacs  pleins  d'or, 
qu'il  finit  par  léguer  au  poète  boiteux ,  en  reconnaissance  de 
son  vote  sur  le  bill  proposé  en  faveur  des  Israélites.  Il  eût  été 
plus  poétique  de  faire  voter  le  poète  en  faveur  du  chemin  de 
fer  de  Londres  à  Brighiou.  Mai$  ce  qui  nous  choque  le  plus 


EN    ANaiETERaE.    i  }0| 

dans  cette  composition,  c'est  le  caractère  dé  l'amant  ecclé- 
siastique ,  véi  itable  hermaphrodite ,  moitié  saint ,  moitié 
dandy ,  qui  soupire  en  style  évangélique  et  cherche  à  lutter 
contre  ses  tendres  sentimcns  avec  une  pieuse  faiblesse  d'in-» 
tentions  et  une  dévote  insipidité  de  phrases. 
-^^  Un  des  traits  caractéristiques  de  nos  femmes  auteurs  c'est 
qu'elles  ne  sont  pas  fâchées  d'introduire  leur  opinion  sur 
lapolitiquedujour.Cetteprétentionne  date  que  des  œuvres  de 
lady  Morgan ,  car  elle  n'existait  pas  chez  M"  Behn ,  ni  chez 
M'^*  Heywood ,  sous  le  règne  de  Charles  II ,  ni  chez  miss  Fiel- 
ding,  ni  chez  M*"^  Sheridan,  ni  chez  M"  Ralcliffe,  ni  plus 
près  de  nous  chez  M"  Porter,  qui  avait  cependant  essayé, 
avant  sir  Walter  Scott ,  d'élever  le  roman  jusqu'à  la  dignité 
de  l'histoire .  Mais  aujourd'hui  il  n'est  pas  de  sujet  si  frivole 
que  ces  dames  ne  trouvent  le  moyen  d'y  parler  de  la  Réforme 
parlementaire.  Lady  Charlotte  Bury  n'est  pas  satisfaite  de  ce 
qui  se  passe  en  Angleterre  et  sur  le  continent.  La  Réforme 
n'est,  selon  elle,  que  V  écume  d'un  soi-disant  patriotisme ,  et 
en  décrivant  un  de  ses  personnages,  elle  l'appelle  a  un  mo- 
narque qui  règne  sur  la  mode,  non  comme  régnent  les  monar- 
ques aujourd'hui ,  sans  pouvoir  réel ,  mais  virtueUement,  des- 
potiquemcnt  et  effectivement,  etc.  Voyez  donc  la  méchanceté 
de  CCS  libéraux  et  de  ces  constitutionnels  d'Europe ,  qui  vou- 
âraient  limiter  le  pouvoir  dont  les  rois,  ces  bonnes  âmes, 
h'ont  jamais  abusé.  Lady  Charlotte  se  plaint  dA  même 
esprit  révolutionnaire  en  littérature  :  et  Ne  savcz-vous  pas, 
dit  son  Byron-Dclamere  ou  Delamere-Byron ,  que  toutes  les 
grandes  choses  de  ce  monde  sont  renversées?  Si  je  publiais 
un  poème  comme  IMillon,  serait-il  lu?  —  un  roman  comme 
Buhvcr,  serait-il  compris?  »  Milion  et  Bulwcr  !  —  Pclham  et 
le  Paradis  Perdu,  voilà  qui  n'a  nul  besoin  de  commentaire  : 
les  femmes  sont  d'accord  entre  elles. 

Il  serait  facile  de  signaler  de  beaux  passages  dans  ce 
roman  ;  mais  les  défauts  sont  des  taches  isolées ,  tandis  que 
les  beautés  se  tiennent  et  ne  pourraient  ôtrc  citées  qu'en 


lui  LES  FEMMES   AUTEtBiS 

longs  extraits.  Nous  en  dirons  autant  du  principal  roman  de 
M'*  Norton ,  la  Récompense  d'une  Femme ,  qui  offre  un 
remarquable  rapport  de  sujet  avec  la  Dévouée  de  lady 
Charlotte  Bury;  coïncidence  tout -à-fait  fortuite,  car  non- 
seulement  les  caractères  et  les  détails  ne  sont  plus  les  mê- 
mes, mais  encore  ils  portent  l'empreinte  de  deux  intel- 
ligences essentiellement  différentes.  ^P  Norton  est  sortie 
d'une  famille  où  le  talent  est  héréditaire ,  et  avant  de  rivaliser 
avec  les  romanciers  de  la  mode ,  elle  avait  débuté  par  un 
poème  qui  la  classait  parmi  nos  meilleurs  poètes  (1).  Mal- 
heureusement à  cette  gloire  elle  a  bientôt  préféré  le  revenu 
plus  sûr  du  métier  d'auteur.  En  éparpillant  son  talent  dans 
les  revues  et  les  magazines ,  en  se  mettant  aux  ordres  des 
libraires  et  en  leur  vendant  des  livres  en  prose ,  conçus  à  la 
hâte ,  écrits  de  même ,  et  qui  ne  sont  pas  dignes  de  ce  qu'on 
attendait  de  ses  premiers  essais,  celle  qui  aurait  pu  être  la 
rivale  de  M"  Hemans  est  descendue  à  la  popularité  plus 
facile  des  romanciers  fashionables.  Du  reste,  elle  connaît  le 
monde  qu'elle  peint  dans  ses  esquisses ,  et  dernièrement  un 
procès ,  qui  pourrait  être  au  moins  un  épisode  de  roman ,  est 
venu  lui  donner  une  nouvelle  célébrité. 

Nous  avons  vu  avec  peine  une  autre  muse  abandonner  la 
poésie  pour  la  prose  :  miss  Laslitia  Landon  ne  nous  semble 
pas  aussi  heureuse  dans  ses  contes  que  dans  ses  poèmes  che- 
valeresques et  ses  petites  pièces,  où  une  expression  toujours 
choisie  relève  la  pensée  la  plus  simple.  C'est  de  la  poésie  de 
femme ,  plus  délicate  que  forte ,  mais  de  la  vraie  poésie  ;  et 
miss  Landon  doit  nous  savoir  gré  de  l'exclure  de  cette  galerie, 
où  nous  nous  occupons  plus  spécialement  des  dames  qui  écri- 
vent leurs  fictions  en  prose. 

Parmi  celles  qui  ont  le  plus  produit ,  depuis  quelques  an- 
nées ,  gardons-nous  d'oublier  M"  Gore ,  qui  d'ailleurs  a  quel- 
que chose  de  plus  en  sa  faveur  que  le  nombre  considérable  de 

(1)  Voyez  daus  la  Revue  Britannique  |es  divers  ailicles  <juq  nous  avons  pu- 
bliés sur  M'^Norlou, 


EN  ARGLETERRE.  105 

ses  volumes.  M*"*  Gore  est  aussi  une  mamVm^^,  tantôt  avec 
la  prétention  de  Buhver,  tantôt  avec  la  vivacité  de  lady 
Morgan  ;  mais  dans  ses  nombreux  ouvrages ,  on  voit  l'effort 
d'un  talent  qui  court  après  la  variété  plutôt  qu'une  invention 
spontanée  et  rapide.  Elle  veut ,  à  tout  prix ,  amener  une  saillie 
ou  une  remarque  satirique  ;  et  sa  volubilité  infatigable  devient 
monotone.  Il  ne  faut  pas  que  l'imagination  d'un  auteur  semble 
être  régléeparun  ressort  comme  le  mouvement  d'un  automate. 
Le  génie  a  ses  alternatives  d'enthousiasme  et  de  langueur. 
M"  Gore  affecte  de  tout  connaître,  depuis  les  notes  di- 
plomatiques de  Talleyrand  et  de  Metternich  jusqu'au  registre 
des  paris  que  Jean  Baltimore  tient  à  Doncaster  ;  depuis  ce 
qu'elle  appelle  les  belles  explosions  d' éloquence  de  madame  de 
Staël  jusqu'aux  phrases  de  Georges  Robins ,  le  commissaire- 
priseur.  Elle  s'est  encore  laissée  aller  à  la  contagion  du  jargon 
anglo-français  de  Pelham  et  des  termes  de  gastronomie  : 
voici ,  par  exemple ,  un  échantillon  de  la  vivacité  factice  et 
des  faux  brillans  de  son  dialogue  fashionable.  La  scène  est 
une  fête  champêtre  : 

a  Gunter  ne  s'est  pas  distingué  aujourd'hui;  —  le  coup  de 
maître  manque;  l'immortel  Robert  ne  s'est  pas  trouvé  en 
veiDe. 

—  Gunter!  croyez-vous  que  le  comte  ait  été  assez  hanal 
pour  employer  quelqu'un  que  tout  le  monde  peut  avoir  en 
payant?  On  a  envoyé  chercher  quatre  confiseurs  de  la  rue  des 
Lombards ,  et  un  décorateur  de  la  rue  Vivienne  !  — Lord  Sta- 
pylford  a  prêté  son  glacier  {un  glacier  eni^  lien  entendu^ 
arrivé  de  Milan  l'automne  dernier),  et  tous  les  apprêts^  dia- 
blotins et  dragées  furent  expédiés  par  le  portefeuille  de  l'am- 
bassadeur. 

—  On  dit  que  les  dépêches  étaient  bien  sucrées ,  et  que 
deux  autographes  datés  du  bureau  des  a  ffci ires  étrangères  for- 
maient une  véritable  brouillade,  pour  avoir  été  trempés  dans 
le  sirop  de  cédrat.  On  distingue  une  acidité  diplomatique 
dans  ces  pralines  !  Lady  Rachel ,  ne  trouvez-vous  pas  à  ces 
hosties  uae  espèce  de  goùi  tuUeyraudique?  » 


lôô       LES  FEMMES  AUTEURS  EN  ANGLETERRE. 

M"  Gore  ne  se  comprend  pas  toujours  elle-même  assuré- 
ment. On  disait  deCongrève  que  tous  les  personnages  de  ses 
pièces,  jusqu'à  ses  valets,  étaient  de  beaux  esprits  comme  lui. 
On  peut  en  dire  autant  de  M"  Gore,  avec  cette  différence  que  son 
esprit  n'est  pas  précisément  celui  de  Congrève.  Nous  lui  con-i 
seillerons  d'adopter  un  style  moins  ambitieux  et  moins  affecté, 
d'abuser  un  peu.moins  de  ce  qu'elle  nous  donne  pour  l'argot 
du  monde  fashionable,  et  enfin  de  se  montrer  plus  indulgente 
dans  ses  tableaux  de  mœurs.  M"  Gore  relève  avec  plus  de  malice 
que  de  gaîté  les  faiblesses  de  son  propre  sexe  ,  au  point  que 
dans  son  roman  Les  mères  et  les  filles^  elle  transforme  la 
société  moderne  en  une  arène  où  les  femmes  ne  font  que  rêver 
mariage,  et  se  poursuivent  de  leur  haine  jalouse  après  comme 
avant  d'être  établies.  Avouons  ici  encore  que  les  défauts  de 
]Vr*  Gore  sont  d'autant  plus  choquans  qu'ils  semblent  volon- 
taires, comme  si  l'auteur  prenait  plaisir  à  gâter  des  pages 
remplies  de  talent. 

L'espace  nous  manque  pour  juger  aujourd'hui  M"  Shel- 
ley,  cette  fille  de  Godwin,  qui,  dans  Franlteistein ,  s'est  heu-' 
reusement  inspirée  du  Saint- Lcon  de  Godwin,  son  père,  et 
peut-êlre  aussi  des  inventions  sataniques  du  poète  dont  elle 
porte  le  nom.  Le  fnet'veilleux  de  Frankeistein  appartient  en- 
core plus  à  la  poésie  qu'au  roman  proprement  dit. 

Pour  conclure ,  quoique  nous  mainteiiiions  nos  critiques 
contre  le  mauvais  emploi  que  la  plupart  de  nos  dames  auteurs 
ont  fait  do  leur  talent,  nous  sommes  loin  de  nier  ce  talent. 
Nous  croyons  même  qu'à  aucune  époque  de  notre  histoire , 
l'imagination  des  femmes  n'avait  autant  conlribué  à  l'éclat  et 
à  la  popularité  de  la  littérature  nationale.  Nourseulement  les 
drames  de  Joaniia  Eaillie  et  les  compositions  lyriques  de  mis- 
Iriss  Hemans ,  mais  encore  les  fîclions  en  prose  de  quelques- 
unes  des  célébrités  qui  figurent  dans  cet  article,  prouvent 
suffisamment  celle  assertion. 

fBï'itîsh  and  foreign  Fieviewj 


llavrtgCîp*  -  6trtti$ttquc* 


LA  NORWEGE. 

SES  INSTITUTIONS,  SES  HABITANS  ET  LEURS  MOEURS. 


•tnaî'V'igr — 


La  Norwège  est  un  des  pays  les  moins  connus  de  l'Europe. 
Siluccàrextrémilé  nord-ouest  de  noire  continent;  habitée  par 
un  peuple  simple ,  modeste  et  pauvre  ;  possédant  peu  de  pro- 
ductions à  offrir  en  échange  pour  les  objets  de  luxe  du  reste 
de  la  terre  ;  placée  sous  un  ciel  rigoureux,  quoique  plus  tem- 
péré que  sa  latitude  ne  semblerait  le  comporter;  prenant  peu 
ou  point  de  part  au  mouvement  politique  des  étals  méridio- 
naux, celle  contrée  offre  en  général  peu  d'attrait  aux  voya- 
geurs. Ils  aiment  mieux  aller  demander  des  inspirations 
poétiques  à  l'Italie  et  à  la  Grèce,  dos  pensées  sublimes  et 
pieuses  aux  rives  du  Jourdain  ou  de  brillantes  distractions  à 
Paris  et  à  la  France.  Mais,  par  cette  raison  même,  les  détails 
que  nous  allons  donner  sur  la  constitution  politique  de  la 
Norwège,  sur  ses  lois,  sur  les  ressources  de  son  commerce, 
sur  les  mœurs  et  les  usages  de  ses  habitans ,  ne  pourront 
manquer  d'offrir  un  grand  intérêt. 

Seul ,  peut-être ,  de  tous  les  peuples  de  la  terre ,  la  Nor- 
wège possède  des  institutions  libres ,  qui  ne  sont  point  sorties 


108  LA   NORWÈGE 

du  sein  des  ruines  et  des  révolutions,  qui  n'ont  point  été 
cimentées  par  le  sang;  mais  qui,  mûries  dans  le  cabinet  d'un 
législateur  philosophe ,  se  sont  trouvées  applicables  dans  la 
pratique ,  sans  qu'il  ait  été  nécessaire  d'y  faire  aucun  change- 
ment. Si  l'on  remonte  vers  la  cause  de  cette  singularité  appa- 
rente ,  on  voit  qu'il  faut  l'attribuer  à  ce  que  les  élémens  essen- 
tiels de  la  liberté  politique  existaient  déjà  dans  le  pays.  Les  pro- 
priétés s'y  trouvaient  plus  subdivisées  que  partout  ailleurs,  et 
l'administration  douce  et  éclairée  du  Danemark,  quoique  avec 
des  formes  arbitraires,  avait  laissé  peu  de  griefs  à  redresser.  En 
effet  toutes  ces  lois,  toutes  ces  institutions  étaient,  dans  l'origine 
émanées  du  peuple  ;  et,  comme  il  n'existait  point  en  Norwège 
de  privilèges  héréditaires  qui  pussent  en  fausser  le  principe , 
elles  avaient  été  transmises  intactes  d'un  siècle  à  l'autre.  La 
nouvelle  constitution  n'est  donc  qu'un  édifice  élevé  sur  des 
fondemens  posés  depuis  long-temps,  et  dont  les  premières 
assises  existaient  huit  siècles  avant  la  génération  actuelle. 
]\ous  allons  présenter  en  peu  de  mots  les  principales  bases 
de  cette  constitution. 

Le  royaume  de  Norwège  est  un  état  libre,  indépendant, 
indivisible  et  inaliénable,  uni  à  la  Suède  sous  un  même  roi, 
La  forme  de  son  gouvernement  est  celle  d'une  monarchie 
tempérée  et  héréditaire.  La  religion  luthérienne  évangélique 
est  la  religion  dominante  :  tous  les  habitans  sont  obligés  d'éle- 
ver leurs  enfans  dans  ces  principes  ,  et  l'entrée  du  royaume 
est  interdite  aux  Juifs.  Si  l'on  peut,  à  bon  droit,  s'étonner  de 
trouver  une  législation  aussi  intolérante  chez  un  peuple  libre 
et  dans  le  siècle  où  nous  vivons ,  il  faut  aussi  faire  connaître 
les  motifs  que  les  Norwégiens  allèguent  pour  la  maintenir. 
«  Tous  les  Norwégiens  étant  aujourd'hui  luthériens ,  l'intolé- 
cc  rance  de  la  loi,  disent-ils,  est  presque  sans  inconvénient  ;  sa 
«  tolérance  ne  pourrait  profiter  qu'à  quelques  étrangers ,  qui 
ce  ne  pénétreraient  dans  le  pays  que  pour  le  troubler  par  le 
«prosélytisme,  ou  à  quelques  juifs  qui  viendraient  spéculer 
ce  sur  sa  pauvreté,  et  apporter  re.\emple  de  la  mauvaise  foi 


ET   SES   INSTITUTIONS.  109 

«  à  cette  population  probe  et  honnête.  »  Les  lois  d'un  pays, 
ajoutent-ils  encore,  doivent  être  faites  avant  tout  dans  l'intérêt 
des  nationaux  ;  et  si ,  d'un  côté ,  il  est  juste  de  reconnaître  les 
mêmes  droits  aux  enfans  d'une  même  nation ,  quelle  que  soit 
leur  religion ,  il  y  a  toujours  un  grand  avantage  pour  un  pays 
à  n'avoir  qu'une  seule  croyance;  c'est  une  cause  de  plus 
d'union  et  de  concorde.  Il  est  donc  utile  d'empêcher  autant 
que  possible,  sans  persécution,  l'introduction  d'une  religion 
nouvelle. 

La  succession  au  trône  est  linéale    et    agnaiique  :  les 
femmes  en  sont  exclues.  La  majorité  du  roi  est  fixée  à  dix- 
huit  ans.  Les  princes  de  la  famille  royale  ne  peuvent  être 
revêtus  d'aucun  emploi  direct;  cependant  le  prince  royal  ou 
son  fils  aîné  peuvent  être  nommés  vice-roi.  Le  roi  doit  passer 
tous  les  ans  quelques  mois  en  Norwège,  à  moins  que  des 
empêchemens  graves  ne  s'y  opposent.  Il  choisit  lui-même  un 
conseil  de  citoyens  norwégiens,  ûgés  au  moins  de  trente  ans: 
ce  conseil  doit  être  composé,  pour  le  moins,  d'un  ministre 
d'état  et  de  sept  autres  membres ,  entre  lesquels  le  roi  répartit 
les  affaires  de  la  manière  dont  il  le  juge  convenable.  Le  roi 
a  également  la  faculté  de  créer  un  vice-roi  ou  un  gouver- 
neur. Il  n'y  a  que  le  prince  royal  ou  son  fils  aîné  qui  puisse 
être  vice-roi  ;  mais  un  Norwégien  ou  un  Suédois  peuvent  être 
nommés  indifféremment  à  la  place  de  gouverneur.  Le  vice-roi 
doit  résider  dans  le  royaume,  qu'il  ne  peut  quitter  pendant 
plus  de  trois  mois,  chaque  année.  Le  roi,  en  son  conseil 
d'éiat,  a  le  droit  de  faire  grâce  aux  criminels,  après  que  le 
tribunal  suprême  a  prononcé  et  donné  son  opinion ,  excepté 
toutefois  dans  les  causes  que  le  odehthîng  aurait  fait  porter 
au  rigsret,  auquel  cas  il  ne  peut  y  avoir  d'autre  grâce  que 
celle  qui  exempterait  d'une  peine  capitale. 

Le  peuple  exerce  le  pouvoir  législatif  par  le  storthhig  qui 
est  composé  de  deux  chambres,  ou  plutôt  de  deux  sections  : 
le  lafjlhîng  et  Voilcfsihtug.  Les  mcndjrcs  du  storlhing  ne  sont 
pas  élus  directement  ;  ils  sont  le  produit  d'une  élection  à  deux 


110  »?::    LA  NORWÈGE 

degrés.  Les  électeurs  du  premier  degré ,  que  la  conslltutlon 
désigne  simplement  par  le  mot  stemmehrethigede  (ceux  qui 
ont  droit  de  voter)  se  composent  de  toute  personne  née  en  Nor- 
wège,  âgée  de  vingt-cinq  ans,  et  qui  depuis  cinq  ans  est 
propriétaire  ou  a  pris  à  ferme  un  domaine  imposé  tenitoria- 
lement,  ou  qui  est  bourgeois  d'une  ville  et  y  possède  une 
maison,  ou  un  terrain  de  la  valeur  de  300  thalers  (1,700 
francs).  Pour  être  éligible,  il  ne  faut  pas  avoir  moins  de  trente 
ans,  avoir  résidé  pendant  dix  ans  en  Norwège,  n'occuper 
aucune  place  dans  le  gouvernement  ou  à  la  cour,  et  ne 
recevoir  aucune  pension  de  l'état  ou  du  roi.  Une  particu- 
larité qui  ne  se  rencontre  qu'en  Norwège,  c'est  que  le  nond)re 
des  membres  de  cette  assemblée  n'est  pas  fixe ,  il  dépend  du 
nombre  d'électeurs  qui  se  sont  présentés  dans  les  collèges  élec- 
toraux. Le  storthing  actuel  se  compose  de  quatre-vingt-seize 
membres  et  d'autant  de  suppléans.  Au  jor<r indiqué,  tous  les 
citoyens  ayant  droit  de  voler  s'assemblent  dans  l'église  parois- 
siale pour  choisir  les  électeurs  ou  valgstnœnd.  Dans  les  cam- 
pagnes, chaque  centaine  de  xoluns  pi^esens  nomment  un  élec- 
teur; dans  les  villes,  il  y  a  un  électeur  par  cinquante  votans. 
Ceux  qui  s'abstiennent  volontairement  ne  peuvent  voler;  mais 
ceux  que  la  maladie  empêche  de  se  rendre  au  collège  peuvent 
envoyer  leurs  votes  par  écrit.  Aux  dernières  élections,  il  y  a 
eu  à-peu-près  un  quart  des  votans  de  la  Norwège  qui  ne  se  sont 
point  présentés.  On  ne  saurait  nier  que  ce  mode  d'élection  n'ait 
de  grands  inconvéniens.  Faire  faire  souvent  six  à  huit  lieues 
à  de  pauvres  cultivateurs ,  dans  une  saison  de  l'année  où  les 
travaux  de  la  campagne  réclament  tous  leurs  soins,  sans 
que  leur  présence  augmente  sensiblement  le  nombre  des 
électeurs ,  puisque  cent  un  votans  en  nomment  autant  que 
cent  quatre-vingt-dix-neuf;  c'est  trop  exiger  du  patriotisme 
populaire.  Et  pourtant  le  nombre  des  électeurs  n'est  pas  une 
circonstance  à  dédaigner;  car  c'est  ce  nombre  qui  décide  de 
celui  des  membres  du  storthing. 
Les  membres  du  storthing  reçoivent  une  indemnité  d'un 


ET   SESilTSTITUTIONS.  111 

ihaler  et  demi  par  jour  pendant  la  session ,  indépendamment 
de  leurs  frais  de  voyage.  On  a  beaucoup  écrit  pour  et  contre 
cette  indemnilé,  et  plusieurs  storlliings  s'en  sont  même  oc- 
cupés :  on  la  trouve  trop  considérable.  Dans  les  meilleurs 
hôtels  de  Christiania,  on  est  logé,  nourri  et  chauffé  pour 
vingt  thalers  par  mois  ;  et  dans  les  pensions  particulières ,  il 
n'en  coûte  guère  que  seize  ou  dix-huit.  La  plupart  des  honder 
ou  paysans,  députés  au  slorlhing,  ne  dépensent  guère  plus 
d'un  demi-lhaler  par  jour,  et  rapportent  chez  eux ,  à  la  fin  de 
la  session  ,  un  petit  capital ,  fruit  de  leur  commerce  législatif. 
D'un  autre  côté  cependant,  si  aucune  indemnité  n'était  ac- 
cordée, il  y  aurait  beaucoup  de  personnes,  plus  instruites  que 
d'autres  de  la  situation  et  des  besoins  de  leur  pays,  qui  ne 
pourraient  pas  accepter  ces  hautes  cl  uliles  fonctions. 

L'ouverture  du  storlhing  a  lieu  ordinairement  le  premier 
jour  non  férié  du  mois  de  février,  tous  les  trois  ans,  dans 
la  ville  de  Christiania  ,  à  moins  que  le  roi  ne  choisisse 
quelque  autre  ville.  Le  président  et  le  secrétaire  du  stor- 
lhing sont  élus  pour  huit  jours.  Aussitôt  que  l'assemblée 
est  constituée,  elle  procède  à  l'élection,  dans  son  sein,  des 
membres  qui  doivent  composer  le  lagthing  ou  conseil  légis- 
latif. Il  comprend  le  quart  du  nombre  total  des  membres;  les 
trois  autres  quarts  forment  Vodelstliing;  le  lagthing  délibère 
séparément,  et  a  un  président  et  un  secrétaire  particuliers,, 
élus  aussi  tous  les  huit  jours.  Sur  les  vingt-quatre  membres 
du  lagthing  actuel,  il  y  a  huit  personnes  occupant  des  places 
dans  l'ordre  civil ,  cinq  ecclésiastiques,  deux  avocats,  et  neuf 
bouder  ou  paysans. 

Le  storthing  ne  se  divise  point  comme  le  parlement,  en 
parti  du  ministère  et  parti  de  l'opposition.  Quelques  membres 
sont  pcut-èlrc  plus  constitutionnels  que  d'autres;  mais  le  gon- 
vcrnenicnt  ne  pouvant  exercer  la  plus  légère  influence  sur 
les  élections ,  il  est  évident  qu'il  ne  saurait  y  avoir  de  partis 
proprement  dits  dans  l'assemblée.  On  regarde  comme  un  dé- 
faut et  même,  à  quelques  égards,  comme  m\  obstacle  à  la 


112  LA  KOKWrÈGfi 

marche  des  affaires,  qu'il  n'y  ait  personne  dans  le  storthing 
qui  ait  mission  spéciale  de  présenter  et  de  soutenir  les  projets 
du  gouvernement,  et  qui  puisse  donner,  sur  les  affaires  publi- 
ques,  les  renseignemens  qui  lui  sont  souvent  nécessaires. 

Toute  loi  doit  être  d'abord  proposée  à  l'odelsthing,  soit 
par  un  de  ses  propres  membres,  soit  par  im  des  conseillers 
d'état  au  nom  du  gouvernement.  Si  la  proposition  est  ac- 
ceptée, elle  est  envoyée  au  lagthing  qui  l'approuve  ou  la  re- 
jette, et  dans  ce  dernier  cas  la  renvoie,  accompagnée  de  ses 
remarques.  Celles-ci  sont  pesées  par  l'odelsthing  qui  met  le 
projet  de  côté  ou  l'envoie  de  nouveau  au  lagthing ,  avec  ou 
sans  changement.  Quand  un  projet  a  été  proposé  deux  fois  par 
l'odelsthing  au  lagthing,  et  que  celui-ci  l'a  rejeté,  tout  le  stor- 
thing  s'assemble ,  et  les  deux  tiers  de  ses  voix  décident  alors 
du  projet.  Si  le  roi  approuve  une  résolution  proposée  par  l'o- 
delsthing, et  déjà  adoptée  par  le  lagthing  ou  par  le  storthing 
entier,  il  la  revêt  de  sa  signature  :  dès-lors  elle  a  force  de  loi. 
S'il  ne  l'approuve  pas,  il  la  renvoie  à  l'odelsthing,  en  déclarant 
que,  pour  le  moment,  il  ne  trouve  pas  convenable  de  la  sanc- 
tionner. Dans  ce  cas,  le  storthing  alors  assemblé  ne  doit  plus 
soumettre  la  résolution  au  roi ,  qui  peut  procéder  de  la  même 
manière,  si  le  premier  storthing  ordinaire  lui  présente  de 
nouveau  la  même  résolution;  mais  si  elle  est  de  nouveau 
adoptée  par  les  deux  chambres  du  troisième  storthing ,  et 
ensuite  soumise  au  roi  avec  demande  de  ne  pas  refuser  sa 
sanction  à  une  résolution  que  le  storthing ,  après  de  mûres 
délibérations,  croit  être  utile,  elle  acquiert  force  de  loi, 
quand  même  elle  ne  serait  pas  sanctionnée  par  le  roi ,  avant 
la  fin  du  storthing.  On  voit  par  là  que  le  roi  n'a  que  le  veto 
suspensif;  il  a  plusieurs  fois  cherché  à  s'emparer  du  veto 
absolu,  mais  les  Norwégiens  se  sont  toujours  montrés  in- 
flexibles à  cet  égard. 

La  sanction  du  roi  n'est  pas  nécessaire  aux  résolutions  par 
lesquelles  le  storthing  détermine  son  organisation,  sa  consti- 
tution et  Sa  police  intérieure,  ni  à  celle  par  laquelle  l'odels- 


ET    SES    INSTITUTIO:VS.  113 

thing  met  des  conseillers  d'état  en  accusation;  le  slorthing  a 
usé  plusieurs  fois  de  son  droit  de  mise  en  accusation.  Ainsi, 
i\I.  Collett,  qui  était  autrefois  à  la  tète  de  la  régence  de 
JVorwège,  en  qualité  de  conseiller  d'état,  et  M,  Fasthing  , 
vice-amiral  et  doyen  des  capitaines  de  vaisseau  ,  ont  été  ré- 
cemment mis  en  accusation  (1).  Le  premier  fiu  acquitté,  et  le 
second  condamné  à  faire  des  rentrées  au  trésor ,  ce  qui  ne 
l'a  pas  empêché  de  rester  aussi  conseiller  d'état.  En  général , 
comme  fort  peu  d'hommes  en  Norwège  sont  capables  de  bien 
administrer,  l'on  est  membre  du  conseil  d'état  à  vie  ou  à-peu- 
près. 

Les  emplois  de  l'état  ne  peuvent  être  conférés  qu'à  des  ci- 
toyens norvégiens  qui  professent  la  religion  luthérienne,  ont 
juré  fidélité  à  la  constitution  et  au  roi ,  et  parlent  la  langue 
du  pays.  Il  faut,  en  outre,  pour  être  employé  comme  subal- 
terne dans  l'administration,  subir  devant  l'Université  un 
examen  préliminaire  sur  la  langue  norwégienne ,  et,  pour 
parvenir  aux  plus  hautes  fonctions  de  l'état ,  il  faut  être  lau- 
dahilis,  c'est-à-dire  avoir  subi,  avec  une  grande  distinction, 
un  examen  à  l'Université  sur  des  matières  d'enseignement 
supérieur;  en  Norwège,  on  subit  même  des  examens  pour 
exercer  un  métier. 

Il  n'y  a  pas  de  classes  privilégiées  en  Norwège  :  une  loi 
de  1821  a  aboli  la  noblesse  héréditaire,  en  respectant  toute- 
fois les  droits  acquis ,  c'est-à-dire  en  laissant  la  noblesse  à 
ceux  qui  étaient  nés  nobles  avant  celte  époque.  D'après  une 
vérification  faite  à  cette  occasion ,  on  a  reconnu  qu'il  n'y  avait 
en  Norwège  que  dix-neuf  familles  nobles,  dont  deux  seulement 
sont  titrées,  savoir  :  celle  du  comte  de  Wedel  Jarlsberg  et 
celle  des  barons  de  Rosenskrone.  Voici  de  quelle  manière  on 
peut  classer  la  population  de  Norwège ,  dont  le  chiffre  géné- 
ral s'élève  à  1,195,000  âmes. 

(i)  M.  Collcll  a  été  remplacé,  au  mois  d'octobre  Jcniier,  par  M.  le  comte  de 
Wedel  Jarlsberg. 

VI. — /»*   SÉRIE.  8 


114  LA   NORWÈGE 

1°  Les  employés  civils;  au  nombre  d'envijon  deux  mille. 

2°  Les  négocians  et  marchands. 

3°  Les  charcuitiers,  marchands  de  vins  et  de  comestibles. 

b°  Les  hommes  de  profession  ou  de  métier. 

5°  Les  ouvriers  et  domestiques. 

6"  Les  indigcns. 

Dans  les  campagnes ,  les  diverses  classes  de  la  population 
peuvent  être  rangées  de  la  manière  suivante  : 

1°  Les  paysans  propriétaires  qui  jouissent  de  ïodelsref. 

2°  Les  selvejere,  qui  n'ont  qu'un  droit  de  propriété  réso- 
luble par  Vodelsret. 

3°  Les  hausmaend;  ce  sont  ceux  qui  n'ont  fait  que  louer 
ia  terre  qu'ils  cultivent,  sous  la  condition ,  en  outre,  d'aller 
travailler  chez  le  propriétaire,  toutes  les  fois  que  celui-ci 
en  aura  besoin. 

k"  Enfin ,  les  hommes  de  profession ,  ouvriers  et  domestiques. 

Dans  les  villes  comme  dans  les  campagnes,  les  rentiers  et 
les  pensionnaires  forment  une  classe  très  peu  considérable. 

Par  le  droit  dit  Of/c/^re^,  ou  retrait  liguager,  les  membres 
de  la  famille  à  laquelle  des  terres  avaient  originairement 
appartenu,  pouvaient  les  revendiquer  et  les  reprendre  au 
prix  qu'elles  avaient  lors  du  rachat,  et  cela  même  après  des 
siècles,  pourvu  qu'ils  représentassent  le  titre  de  famille,  et 
que,  de  dix  en  dix  ans,  ils  eussent  fait  la  réserve  de  leurs 
droits.  Cette  coutume,  à  laquelle  les  Norwégiens  tiennent 
beaucoup  et  qu'ils  ont  conservée  dans  leur  constitution,  a 
pourtant  été  modifiée  depuis.  Le  temps  au  bout  duquel  on  peut 
revendiquer  a  été  réduit  à  cinq  ans.  Du  reste ,  il  n'est  pas 
nécessaire  de  stipuler  ce  droit  dans  l'acte  de  vente,  et  le  père 
ne  peut  point  y  renoncer  pour  ses  enfans.  Puisque  nous  en 
sommes  sur  les  droits  de  propriété ,  c'est  ici  le  cas  de  dire  un 
mot  de  celui  appelé  ansœdesret,  par  lequel  l'aîné  des  enfans , 
ou  dans  le  cas  de  succession  collatérale ,  tel  autre  des  héri- 
tiers désignés  par  la  loi,  peut  s'emparer  des  terres  dépen- 
dantes de  la  succession ,  situées  à  la  campagne ,  à  la  charge 


ET   SES   INSTITUTIONS.  115 

par  lui  de  payer  à  ses  co-hériiiers  leur  part  en  argent  dans 
un  certain  délai  donné. 

L'armée  norvégienne  se  recrute  par  engagemens  volontaires 
et  par  conscription  ;  elle  se  partage  en  armée  de  ligne,  en 
landvaern  ou  réserve,  et  landstorm  ou  levée  en  masse. 
L'armée  de  ligne  est  forte  de  12,000  hommes,  dont  3  à 
4,000  sont  habituellement  sous  les  armes.  Le  personnel 
de  la  marine  se  compose  de  5  à  6000  marins  engagés  ou 
recrutés,  et  de  14,000  marins  enrôlés  qui  ne  prennent  du 
service  que  lorsqu'on  les  appelle.  Le  matériel  se  compose  d'une 
frégate  ,  de  deux  corvettes,  de  deux  bricks,  et  de  plusieurs 
petits  bàtimens,  tels  que  chaloupes  et  barques  canonnières. 

La  Norwège  est  divisée  en  ({w^iiTQ  stifts ,  dix-sept  «me/,?^ 
quarante-trois /ogrc/ene-y,  et  en  trois  cent  quarante  paroisses. 
Les  paroisses  correspondent  à-peu-près  à  ce  que  l'on  nomme 
en  France  des  communes.  Les  fofjderies  sont  les  arrondisse- 
mens  ruraux  de  recettes  d'impôts;  le  fonctionnaire  qui  les 
perçoit  s'appelle  fogde,  et  est  en  même  temps  chargé  de  sui- 
vre l'exécution  des  jugemens  et  de  la  police  rurale.  Les  as- 
semblées de  paroisses ,  composées  de  tous  les  électeurs  poli- 
tiques du  premier  degré  qui  y  demeurent,  s'assemblent  sous 
la  présidence  du  curé,  pour  délibérer  sur  les  intérêts  de  la 
paroisse.  La  convocation  se  fait  d'une  manière  singulière 
et  mérite  d'être  consignée.  Le  landmand ,  espèce  d'huis- 
sier, armé  du  biidstick  ou  bâton  de  message ,  le  remet  à  un 
habitant  de  chaque  quartier,  qui  le  porte  à  son  plus  proche 
voisin  et  le  glisse  sous  sa  porte ,  s'il  ne  le  trouve  pas  chez  lui; 
la  transmission  du  hitdstick  se  fait  ainsi  de  proche  en  proche 
jusqu'au  dernier.  Le  budstick  est  un  petit  bâton  creux  de  18 
pouces  de  long,  armé  à  l'un  de  ses  bouts  d'une  pointe  de  fer, 
et  à  l'autre  extrémité  d'une  pomme  qui  s'y  adapte  par  une  vis. 
L'ordre  de  la  convocation ,  le  but ,  le  jour  et  le  lieu  se  trouvent 
indiqués  sur  une  feuille  de  papier  qui  est  roulée  dans  le 
budstick,  et  chaque  électeur,  avant  de  le  remettre  à  son 
voisin,  en  prend  connaissance.  Celui  qui  n'a  pas  porté  le 

8. 


jl6  LA   KORWÈGE 

J)â[on  paie  une  amende.  Ainsi  aulrefois,  en  Ecosse,  on  en- 
voyait un  bâton  dont  un  bout  était  brùlc  et  l'autre  teint  de 
sang,  pour  appeler  un  clan  aux  armes,  et  aujourd'hui  encore, 
en  Hollande,  les  ordonnances  ou  avis  qui  s'affichent,  se  termi- 
nent en  général  par  ces  mots:  zegt  het  voorf  Çdilc&-\eph\^\o'm). 

Expliquons  en  peu  de  mots  le  système  judiciaire  et  l'esprit 
des  lois  de  la  Norwège. 

Les  affaires  civiles,  commerciales  et  criminelles  peuvent 
être  soumises  à  trois  instances  :  1°  la  juridiction  inférieure  (w«- 
derret)  appelée  hroîgdthiiig  à  la  campagne,  et  hycthing  dans 
la  ville  ;  2°  le  stiftoverret  (  tribunal  supérieur  ou  cour  supé- 
rieure du  stifl);  et  3°  le  hoejesteret  (ivWnm^X  suprême)  qui 
siège  à  Christiania ,  et  se  compose  d'un  justicier  ou  président, 
ayant  rang  de  lieutenant-général ,  et  de  huit  assesseurs , prenant 
aussi  leur  rang  parmi  les  hauts  grades  militaires.  Sept  de  ces 
neuf  juges,  qui  doivent  être  âgés  au  moins  de  trente  ans, 
sont  nécessaires  pour  prononcer  un  jugement  ;  ils  rendent  la 
justice  l'épée  au  côté.  En  première  et  deuxième  instance  les 
causes  ne  s'instruisent  que  par  écrit  ;  on  ne  plaide  pas  ora- 
lement, à  moins  que  le  défendeur  plaide  lui-même  sa 
cause,  encore  ne  le  peut-il  faire  que  sous  la  condition  de 
ne  parler  qu'un  quart  d'heure.  Au  tribunal  suprême  on 
n'instruit  (\vi  oralement,  excepté  dans  les  causes  où  il  s'agit 
de  comptes.  Les  avocats  plaident  en  uniforme  et  portent  l'épée. 

Il  y  a,  pour  certaines  classes  d'individus  ou  pour  certaines 
affaires,  des  juridictions  spéciales.  Telles  sont:  1°  le  rigsret 
(cour  du  royaume),  qui  n'est  autre  chose  que  le  lagthing  con- 
stitué en  cour  de  justice.  Vodelsthing  seul  peut  mettre  en 
accusation  devant  ce  tribunal ,  ou  y  renvoyer  des  accusés  ; 
3"  les  tribunaux  ecclésiastiques  ;  3°  les  conseils  de  guerre. 
Les  lois  civiles  et  criminelles,  en  Norvvège,  sont à-peu-près 
les  mêmes  qu'en  Danemark.  Un  des  articles  de  la  constitution 
ordonnait  la  publication  d'un  nouveau  code  général  pour  la 
Norwège,  mais  cette  publication  n'a  pas  encore  eu  lieu. 

A  l'époque  de  l'union  de  la  J^orwège  avec  la  Suède  (1815)  ^ 


ET    SES    INSTITUTIONS. 


117 


les  dettes  de  ce  royaume  ("taicnt  énormes  en  comparaison  de 
ses  ressources.  Un  remède  violent  était  devenu  nécessaire 
pour  ne  pas  exposer  le  pays  à  une  ruine  totale.  La  masse 
des  billets  du  rigshank,  réduite  à  22,000,000  de  species 
(125,000,000  de  francs),  fut  retirée,  et  on  créa  en  même 
temps  une  banque  forcée  de  2,000,000  en  espèces  métalli- 
ques. La  génération  d'alors  se  sacrifiait  ainsi  pour  la  généra- 
lion  future.  Cette  détermination  coûta  cher  à  la  Norwège  ;  elle 
influa  d'une  manière  ruineuse  sur  la  fortune  des  simples 
particuliers,  ainsi  que  sur  le  commerce  et  l'industrie  géné- 
rale. Il  fallut  chercher,  par  des  emprunts,  à  venir  au  secours 
des  classes  industrielles  :  les  conditions  en  furent  onéreuses. 
D'un  autre  côté,  la  nouvelle  banque  ne  put  opérer  qu'avec 
peine  dans  les  premières  années  de  sa  création  ;  ses  actions , 
quoique  fondées  sur  des  espèces  métalliques ,  ne  pouvaient 
être  réalisées  en  papier  qu'avec  perte.  Enfin ,  pour  mettre  le 
comble  à  ce  que  la  situation  avait  de  fâcheux,  l'importation 
du  blé  augmentait  considérablement ,  tant  par  le  peu  de 
progrès  de  l'agriculture  que  par  le  grand  nombre  de  distil- 
leries d'eau-de-vie  qui  s'élevaient  de  tous  côtés. 

Si  telle  était  la  situation  de  la  Norwège ,  il  y  a  dix-sept  ans , 
on  doit  reconnaître  aussi  que,  depuis  sa  réunion  à  la  Suède, 
sa  prospérité  a  fait  de  rapides  progrès.  Essayons  d'en  esquis- 
ser le  tableau. 

Les  produits  de  la  pêche  forment  un  des  principaux  objets 
d'exportation  pour  la  Norwège.  En  1819,  elle  se  réduisait 
à  240,000  tonneaux  de  harengs,  et  55,800  skipponds  de  dif- 
férentes espèces  de  poissons,  tandis  que,  en  1831 ,  cette  exporta- 
tion s'est  élevée  à  536,000  tonneaux,  et  156,000  skipponds  ; 
accroissement  d'autant  plus  remarquable  que  l'augmentation 
de  la  population  a  occasioné  en  même  temps  une  consom- 
mation Ultérieure  beaucoup  plus  considérable  qu'auparavant. 

Le  commerce  des  planches  a  pris,  surtout  pendant  les 
dernières  années,  un  développement  d'autant  plus  inattendu 
que  les  mesures  adoptées  par  l'Angleterre  pour  favoriser  cette 


118  LA    NORWÈGE 

branche  du  commerce  de  ses  colonies,  nuisent  beaucoup  à 
la  Norwège.  Malgré  cela,  l'exportation  des  planches  qui, 
dans  les  six  premières  années  de  l'union ,  n'avait  été  que  de 
120  à  160,000  last  par  an ,  s'est  élevée ,  pendant  les  trois  der- 
nières années,  à  une  quantité  moyenne  de  21/^,000  last  par 
an.  La  navigation ,  si  intimement  liée  avec  le  commerce  des 
planches,  en  a  suivi  les  mouvemens,  quoique  dans  une 
moindre  proportion ,  et  cela  parce  que  des  circonstances  po- 
litiques et  commerciales  ont  ouvert  une  concurrence  de  fret 
préjudiciable  à  la  Norwège.  Le  tonnage  qui ,  il  y  a  douze  ans, 
s'élevait  à-peu-près  à  53,000  last,  répartis  sur  1,700  bàti- 
mens,  peut  aujourd'hui  être  évalué  à  72,000  last  sur  2,200 
navires.  Le  nombre  des  matelots  s'est  accru  de  8,000  à  12,000, 
et  dans  les  années  1830  à  iSoU,  près  de  3,600  vaisseaux  nor- 
wégiens  ont  visité  les  ports  étrangers. 

L'augmentation  de  la  population  suit  de  près  le  dévelop- 
pement du  commerce  et  de  l'industrie.  Celle  de  la  Norwège 
qui  était,  en  1816,  de  900,000  âmes,  s'élève  aujourd'hui  à 
près  de  1,200,000.  Quoique  l'industrie  agricole  de  la  Nor- 
wège n'ait  pas  pris  les  mêmes  développemens  que  le  com- 
merce, elle  a  cependant  fait  de  grands  progrès.  Avant  l'union 
avec  la  Suède,  la  Norwège  importait  près  d'un  million  de 
tonneaux  de  blé  de  l'étranger;  aujourd'hui,  malgré  l'aug- 
mentation de  la  population,  elle  n'en  tire  plus  que  750,000 
tonneaux ,  sur  lesquels  500,000  sont  employés  à  la  fabrication 
de  l'eau-de-vie. 

La  banque,  si  gênée  au  commencement  de  sa  formation,  se 
trouve  aujourd'hui  non-seulement  complètement  consolidée, 
mais  elle  s'est  encore  vue  en  état  d'augmenter  la  masse  du 
papier  circulant.  Il  y  a  dix-neuf  ans,  cette  masse  ne  passait 
pas  deux  millions  ;  il  y  a  dix  ans ,  la  banque  avait  dt\jà  doublé 
cette  somme ,  et  depuis  le  commencement  de  la  présente  an- 
née 5,200,000  species  circulent.  Son  actif  présentait,  en  1826, 
une  somme  de  6,900,000  species,  eten  1835,  il  était  de  8,737,000 
species.  Le  fonds  métallique  de  la  banque,  ainsi  que  le  fonds 


ET    SES    INSTITUTIONS.  119 

de  réserve,  soiu  aujourd'hui  au  complet.  Ces  fonds  s'éle- 
vaient ,  à  la  fin  de  1835 ,  à  3,000,000  espèces  métalli- 
ques. 

Les  revenus  de  la  Norwège ,  composés  principalement  des 
droits  de  douane,  se  sont  accrus  dans  la  même  proportion 
que  son  commerce  et  son  industrie.  Pendant  les  dix  an- 
nées de  1816  à  1825 ,  le  montant  total  reçu  à  la  tréso- 
rerie, provenant  des  douanes,  a  été  de  Sil,039  species 
espèces,  et  825,920  species  papier,  par  année  moyenne. 
Dans  les  dix  années  suivantes ,  ce  revenu  s'est  élevé ,  malgré 
des  réductions  considérables  dans  le  taux  des  droits,  à  plus 
de  802,800  species  espèces  ,  et  518,000  species  papier;  enfin, 
l'année  passée,  la  douane  a  versé  dans  le  trésor  de  l'état 
1,071,760  species  espèces,  et  537,652  species  en  billets.  L'aug- 
mentation du  produit  de  la  douane  a  permis  de  diminuer  suc 
cessivement  l'impôt  direct  des  villes  et  de  la  campagne  qui, 
en  1818,  s'élevait  à  600,000  species;  aujourd'hui,  celte 
somme  se  trouve  réduite  à  185,000  species.  Le  budget  total 
de  la  Norwège  ne  monte  pas  à  plus  de  2,300,000  species  par 
an  (13,000,000  francs). 

Les  produits  minéraux  de  la  Norwège  sont  considérables 
comme  objets  de  commerce  d'exportation  ;  toutefois ,  les  mi- 
nes d'argent  de  Kongsborg  sont  devenues  plus  productives 
depuis  quelques  années.  Elles  ont  produit  depuis  1830,  pour 
une  valeur  de  plus  de  700,000  species  papier. 

Nous  avons  parlé  plus  haut  des  pêcheries  de  la  Norwège 
comme  formant  la  partie  la  plus  importante  de  son  commerce; 
nous  allons  traiter  ce  chapitre  avec  détail. 

Cette  pèche  se  distingue  en  pêche  d'hiver  et  pêche  d'été. 
La  première  est  la  plus  importante  :  elle  a  pour  but  de 
prendre  la  grande  morue  que  l'on  appelle ,  en  Norwège,  ski'ie 
Çacellus  major  vulgarîs).  On  la  trouve  en  quantités  innom- 
brables dans  les  environs  des  îles  de  Lofoden ,  par  68"  30'  de 
latitude  nord.  Plus  cette  morue  est  grasse,  plus  elle  est  esti- 
mée, et  ce  qu'il  y  a  de  fort  remarquable,  c'est  que  sa  graisse 


320  LA   KORWÈGE 

augmente  et  diminue  graduellement  par  périodes  de  sept 
années ,  sans  que  l'on  ait  pu  découvrir  encore  la  cause  de  ce 
phénomène.  Au  commencement  de  février,  le  poisson  arrive 
par  larges  bancs,  dit  fiskebjerg,  montagnes  de  poisson,  qui 
ont  plusieurs  toises  d'épaisseur.  On  reconnaît  leur  présence 
en  jetant  une  ligne  de  fond  ;  les  poissons  sont  souvent  si  pres- 
sés les  uns  contre  les  autres ,  que  le  plomb  a  beaucoup  de 
peine  à  pénétrer  cette  masse  compacte.  Les  principaux  lieu>: 
de  pêche  sont  situés  à  environ  un  mille  delà  côte,  et  à  une 
profondeur  de  soixante  à  quatre-vingts  brasses.  A^ers  la  fin 
de  mars  ou  au  commencement  d'avril,  le  poisson  quitte  les 
côtes  dont  il  s'était  approché  pour  déposer  le  frai ,  et  retourne 
en  pleine  mer. 

Les  paysans  du  Nordland  et  du  Finmark  viennent  pêcher 
là  avec  des  bateaux  et  des  yachts.  Vers  la  fin  de  janvier,  ils 
s'équipent  pour  leur  départ  et  se  procurent  les  provisions  et 
l'attirail  de  pêche  nécessaires  :  le  tout  reçoit  la  dénomination 
de  hornskah,  et  se  divise  en  deux  parties  égales ,  dont  l'une 
se  met  dans  les  bateaux,  et  l'autre  dans  le  yacht  qui  les 
accompagne.  Les  pêcheurs  se  divisent  ensuite  eux-mêmes 
en  ce  qu'ils  appellent  baadlaug,  associations  de  bateaux ,  qui 
mettent  leur  pêche  en  commun  et  se  partagent  le  produit , 
d'après  certaines  règles.  Une  association  se  compose  de  deux 
barques,  ayant  chacune  dix  rames  et  vingt  hommes  ;  vingt 
ou  trente  de  ces  associations  ont  ensemble  un  yacht  en  com- 
mun. Pendant  la  pêche,  le  yacht  reste  à  la  côte  et  sert,  en 
quelque  façon,  de  magasin.  Quand  la  pêche  est  terminée,  les 
foies  et  les  œufs  sont  salés  dans  des  barils  et  chargés  à  bord 
du  yacht,  qui  retourne  avec  eux  au  port  où  il  a  été  frété.  Là, 
le  foie  est  déchargé,  cuit,  converti  en  huile,  puis  rechargé 
de  nouveau,  avec  le  poisson  qui  reste  de  la  pêche  de  l'année 
précédente,  et  expédié  pour  Bergen  :  c'est  ce  que  l'on  ap- 
pelle la  première  réunion.  Les  bateaux  arrivent  d'ordinaire  à 
Bergen  vers  la  fin  de  mai  ou  au  commencement  de  juin.  Le 
yacht,  à  son  retour,  entre  dans  le  port,  prend  à  bord  les 


ET    SES    INSTITUTIOS.  121 

futailles  vides,  l'attirail  de  pêche,  etc.  ,  dont  il  a  besoin 
pour  la  pèche  d'hiver  et  se  rend  à  Lofoden ,  où  le  rundfish 
sec  est  embarqué  pour  être  porté  à  Bergen  :  c'est  la  der- 
nière réunion.  Après  ce  voyage,  la  tache  est  finie  pour  l'an- 
née, et  le  fret  du  yacht  se  paie  par  une  part  dans  les  profils. 
Le  produit  de  chaque  association  est  divisé  en  onze  parts  ; 
chaque  pêcheur  en  prend  une ,  et  la  onzième  se  partage  entre 
le  propriétaire  du  yacht  et  ceux  des  bateaux.  L'équipement 
complet  d'une  association  comprend  les  rames ,  les  mâts ,  les 
voiles,  les  cordages,  et  tout  l'attirail  nécessaire  pour  la 
pêche,  soit  au  filet,  soit  à  la  ligne.  Chaque  association  doit 
avoir  six  à  huit  filets  de  trente  brasses  de  long  et  de  trente 
mailles  de  profondeur;  les  mailles,  composées  de  doubles 
fils  de  fort  chanvre ,  ont  six  pouces  de  large  quand  elles 
sont  étendues.  Les  lignes  ont  1000  brasses  de  long;  et  on 
y  attache  1200  gros  hameçons  de  fer  étamé  par  des  cordons 
d'une  brasse  de  long.  Il  faut,  en  outre  que  chaque  homme  se 
munisse  de  provisions  pour  deux  à  trois  mois.  Les  frais  d'équi- 
pement de  chaque  individu  sont  estiméi  à  40  species  papier 
(environ  180  francs). 

Quand  les  pêcheurs  arrivent  à  Lofoden ,  ils  se  rendent  à 
terre,  près  de  l'endroit  où  ils  comptent  pêcher  {fiskevaer)  ; 
chacun  choisit  un  emplacement  pour  y  construire  une 
maison  et  y  élever  les  cadres  de  bois  sur  lesquels  on  met  sé- 
cher le  poisson.  La  maison  est  en  bois  de  12  à  16  pieds  en 
carré,  avec  un  foyer  au  milieu  et  un  trou  dans  le  toit  pour 
laisser  passer  la  fumée  :  cette  maison  peut  recevoir  dix  hom- 
mes. Les  cadres  {sijeld)  sont  des  croix  de  bois  plantées  en 
terre  avec  des  perches  placées  horizontalement,  sur  lesquelles 
les  poissons ,  attachés  deux  à  deux  par  les  queues ,  sont  sus- 
pendus pour  sécher.  Il  faut  que  cet  échafaudage  soit  assez 
élevé  pour  empêcher  que  les  renards  n'y  puissent  atteindre  et 
que  le  poisson  ne  soit  avarié  par  les  hautes  marées. 

Les  pêcheries  sont  réglées  d'après  des  lois  fort  ancien- 
nes ,  mais  modifiées  à  différentes  époques.  Certaines  per- 


122  LA   HORWÈGE 

sonnes  choisies  par  les  pêcheurs  eux-mêmes  sont  chargées  de 
veiller  à  l'exécution  de  ces  réglemens. 

Le  poisson  se  prépare  de  deux  façons  différentes,  soit 
comme  rundfisk,  plus  connu  sous  le  nom  de  stock fisk,  ou 
comme  klipfisk.  Pour  préparer  le  rundfisk,  on  ouvre  le  ven- 
tre du  poisson  ;  on  en  lire  le  foie  et  les  œufs  et  on  en  coupe  la 
tête;  après  quoi,  on  le  suspend  aux  cadres  pour  sécher.  Les 
foies  sont  mis  dans  des  barils ,  et  les  œufs  sont  en  partie  salés 
et  en  partie  employés  comme  appâts.  Les  têtes  se  sèchent  et 
s'emportent  pour  servir  de  nourriture  aux  vaches.  Pour  faire 
le  klipfisk  ,  on  fend  le  dos  du  poisson  et  l'on  en  relire  la  grosse 
arête  ;  puis ,  on  le  met  au  fond  du  bâtiment  avec  du  sel.  Pour 
mille  poissons,  il  faut  de  trois  à  quatre  barils  de  sel.  Un  bâti- 
ment emporte  d'ordinaire  vingt  mille  poissons  salés,  avec  les- 
quels il  se  rend  à  la  côte  de  Helgeland ,  ou  à  la  partie  septen- 
trionale du  Stitt  de  Dronlheim ,  où  la  principale  opération  se 
fait  de  la  manière  suivante  : 

On  débarque  le  poisson  dans  un  lieu  où  il  y  a  de  grandes  mon- 
tagnes plates,  exposées  au  midi ,  au  haut  desquelles  on  l'étend 
au  soleil.  Quand  le  temps  est  pluvieux,  on  le  réunit  par  grands 
las  et  on  le  couvre  de  grosses  pierres  pour  empêcher  qu'il  ne 
s'avarie.  Pendant  cette  opération  ,  qui  se  répète  plus  ou  moins 
fréquemment,  selon  que  le  temps  est  plus  ou  moins  favorable, 
le  poisson  éprouve  une  fermentation  qui  lui  donne  un  goût 
agréable.  Quand  la  saison  est  bonne,  celte  préparation  s'achève 
en  trois  ou  quatre  semaines.  Le  klipfisk  se  prépare  rarement 
à  Lofoden ,  à  cause  de  l'humidité  du  climat.  Cent  pois- 
sons, y  compris  les  gages  elle  fret,  reviennent  à  5  specics  et 
produisent  de  16  à  18  voger  de  klipfisk.  L'opération  rend  le 
poisson  beaucoup  plus  léger,  en  sorte  que  deux  cargaisons  de 
poisson  salé  ne  donnent  qu'une  cargaison  de  klipfisk.  Quand 
les  circonstances  sont  favorables,  ce  commerce  est  lucratif; 
mais  il  est  sujet  à  de  grands  risques.  Le  klipfisk  est  rarement 
préparé  par  les  pêcheurs  eux-mêmes,  ce  sont  les  marchands  de 
Dronlheim ,  de  Christiausand ,  de  Moldo,  de  Bergen,  etc.,  qui 


ET    SES    IXSTITUTIOS.  12S 

s'en  chargent.  Ils  envoient  leurs  bâtimens  à  Lofoden  avec  des 
provisions ,  de  l'eau-de-vie ,  du  tabac  et  d'autres  marchan- 
dises qu'ils  échangent  contre  le  poisson  cru. 

Les  foies  sont  rapportes  par  les  pêcheurs ,  dont  la  première 
occupation ,  à  leur  retour ,  est  d'en  extraire  l'huile  ;  deux 
barils  ou  deux  barils  et  demi  de  foies ,  qui  sont  le  produit  de 
deux  à  cinq  cents  poissons,  selon  qu'ils  sont  plus  ou  moins 
gras,  donnent  un  baril  d'huile,  qui  se  renferme  dans  des  fu-  ■ 
tailles  de  bois  de  chêne  et  se  vend  à  Bergen.  Les  œufs  sont 
envoyés  principalement  en  France ,  où  on  s'en  sert  comme 
appât  pour  la  pêche  des  sardines.  Dès  que  la  saison  de  la 
pêche  est  passée,  Lofoden  devient  aussi  désert  qu'il  était 
auparavant  animé  ;  mais  quand  vient  le  moment  de  des- 
cendre le, poisson,  la  vie  y  renaît.  Celte  époque  est  fixée 
par  la  loi  au  12  juin  ;  il  est  défendu,  sous  des  peines  sévères , 
d'enlever  le  poisson  plus  tôt. 

Pour  donner  une  idée  de  l'importance  de  cette  pêche  ,' 
il  suffira  de  remarquer  que,  dans  la  pêche  d'hiver  de 
1827,  il  vint  à  Lofoden  et  à  Westeraalen  seulement,  2916 
bateaux  et  12^  yachis,  montés  par  15, 32i  hommes.  On  prit 
16,Zi56,000  poissons,  qui  fournirent  i3,000  barils  de  foies. 
En  évaluant  le  poisson  à  un  dcmi-species  par  vog ,  les  foies  ù 
sept  species  le  baril,  et  6000  barils  d'œufs  salés,  à  un  spe- 
cies,  on  a  un  montant  total  de  /430,987  species,  qui,  à  cette 
époque,  valaient  1,900,000  francs.  Comptant,  après  cela,  la 
valeur  des  yachts ,  des  bateaux ,  de  leurs  gréeniens  et  des  pro- 
visions consommées  par  les  pêcheurs,  on  trouvera  un  total 
de  plus  de  quatre  millions  de  francs,  capital  considérable, 
quand  on  songe  qu'il  n'est  fourni  que  par  de  simples  paysans. 

Quoique  la  pêche  de  Lofoden  soit  très  productive,  le  profit 
net  de  chaque  individu  est  peu  considérable,  ce  qui  tient,  en 
partie,  au  grand  nombre  de  pêcheurs  et,  en  partie,  aux  ava- 
ries que  subissent  les  bâtimens  et  les  ustensiles  par  suite  des 
tempêtes  et  autres  accidcns.  Le  profit  que  chaque  homme  lire 
d'une  excursion  de  pêche  est  estimé  à  ^0  vogcr  de  rundfisk , 


12U  LA   NORWÈGE 

3  barils  d'huile,  el  500  poissons  crus ,  dont  la  valeur  totale  est 
de  48  species.  Déduction  faite  des  frais,  qui  se  montent  à 
27  species,  le  profit  net  qui  reste  par  tête  est  de  21  species 
(environ  120  francs). 

Les  mœurs  des  liabitans  des  villes  sont  partout  à-pcu-près 
les  mêmes  ;  Christiania ,  Drontheini ,  Cergen  ,  les  seules  villes 
où  la  population  se  presse,  ont  entre  elles  une  analogie 
frappante  :  même  tristesse,  même  régularité,  mêmes  habi- 
tudes. Quand  on  veut  bien  connaître  un  peuple,  c'est  à 
la  campagne  qu'il  faut  l'étudier;  car  c'est  là  que  les  mœurs 
primilives  se  conservent  le  plus  long-lemps  dans  leur  pureté 
originelle.  Et  si  celte  observation  est  vi-aie  partout,  même  en 
Angleterre  et  en  France,  à  combien  plus  forte  raison  doit-elle 
l'être  dans  une  contrée  reculée  comme  la  Norwège ,  où  les 
maisons  clairsemées  rendent  difficiles  les  communications 
des  habitans  entre  eux ,  et  que  les  étrangers  ne  visitent  pres- 
que jamais.  Kous  allons  donc  jeter  un  coup-dœil  sur  les 
usages  des  différentes  classes  de  Nor\Yégiens  des  campagnes. 

Les  mœurs  domestiques  si  simples  et  si  primitives  des  ri- 
ches propriétaires  ont  quelque  chose  d'agréable  et  de  sédui- 
sant. Le  salon  de  famille  est  jonché  de  feuilles  fraîches  et 
vertes ,  et  tous  les  meubles  sont  propres  et  brillans.  Dans  un 
coin,  il  y  a  une  grande  pendule  à  poids,  dans  un  autre,  un 
buffet;  et  autour  de  la  chambre  sont  rangés  des  bancs  el  des 
chaises  à  grands  dossiers  de  bois.  Les  divers  membres  de  la 
famille  s'y  livrent  chacun  à  leurs  occupations  particulières , 
qui  offrent  une  heureuse  fusion  de  mœurs  antiques  et  de 
civilisation  moderne.  Ici  on  carde  de  la  laine  ou  du  chanvre  ; 
près  de  la  cheminée  placée  dans  un  coin  de  la  salle ,  qu'elle 
chauffe  et  éclaire  en  même  temps ,  deux  ou  trois  rouets  sont 
en  mouvement;  tandis  que  les  jeunes  gens  pincent  de  la  gui- 
lare,  chantent  en  chœur,  ou  se  livrent  à  la  danse.  Le  d('jeuner 
est  servi  sur  une  table  placée  à  l'une  des  extrémités  de  cette 
salle,  qui  est  ordinairement  fort  spacieuse  ;  on  ne  s'assied  pas 
pour  déjeuner.  Ce  repas  consiste  en  tartines  de  pain  et  de 


ET    SES    I>'STITUTIO>S.  125 

beurre ,  avec  de  la  viande  fumée ,  du  saucisson ,  du  poisson 
sec ,  arrose  de  bierre  forte ,  servie  dans  le  grand  bol  de  fa- 
mille, qui  est  généralement  d'argent  massif;  les  hommes 
prennent,  en  outre,  un  petit  verre  d'eau-de-vie  de  France  ou 
de  Norwège.  Au  reste,  ceci  n'est  que  le  second  déjeuner;  le 
premier,  qui  se  compose  d'une  tasse  de  café,  se  prend  une 
couple  d'heures  plus  tôt  et  est  servi  à  chaque  membre  de  îa 
famille ,  dans  sa  chambre  à  coucher.  Pendant  que  les  hommes 
se  promènent  en  long  et  en  large  dans  le  salon ,  causant 
et  déjeunant,  la  maîtresse  du  logis  entre  et  sort  pour  va- 
quer aux  affaires  du  ménage  ;  les  domestiques  viennent 
prendre  ses  ordres;  les  voisins  entrent  pour  raconter  ou  de- 
mander des  nouvelles  ;  les  enfans  apprennent  leur  catéchisme 
ou  walsent  dans  le  coin  qui  leur  est  spécialement  consacré; 
tout  cela  présente  une  scène  animée,  quoique  sans  confusion  ; 
et  lire  un  double  agrément  de  l'harmonie  qui  règne  entre 
tous  les  membres  de  la  famille  et  de  la  politesse  avec  laquelle 
ils  se  traitent  réciproquement.  Cette  politesse  est,  du  reste, 
très  remarquable  chez  les  Norwégicns  et  s'étend  à  toutes  les 
classes. 

Parmi  les  usages  qui ,  en  d'autres  pays ,  sont  tombés  en  dé- 
suétude, il  en  est  un  qui  frappe  singidièrement  l'étranger  à 
son  arrivée  en  Norvège.  Quand  on  se  lève  de  table,  après 
duier,  chaque  personne  fait  le  tour  de  la  société  et  serre 
la  main  à  chacun ,  en  disant  :  «  Tack  for  mad^^  (je  vous  re- 
mercie pour  le  repas),  ou  bien  «  Wel  hekomme^t  (bien  vous 
fasse).  Ces  formules  sont  générales.  On  enseigne  à  l'enfant 
à  faire  la  révérence  à  sa  mère  et  à  lui  dire  tack  formad,-  mari 
et  femme,  en  quittant  la  table,  se  serrent  la  main,  et  se  di- 
sent très  gravement  tack  forinad.  Quand  la  société  est  nom- 
breuse, on  a  l'air  de  danser  une  contredanse  autour  de  la 
table.  Ce  qu'il  y  a  encore  de  rcnmrquable,  c'est  que  les  per- 
sonnes âgées  elles-mêmes  ne  manquent  pas  de  dire  grave- 
ment et  cérémonieusement  tack  for  mad  Vd\  plus  petit  en- 
fant.  En  général,  on  ne  fait  pas,  en  JVorwège,  autant  de 


126  LA   NORWÈGE 

différence  qu'ailleurs  entre  les  enfans  et  les  grandes  per- 
sonnes. Ils  sont  traités  avec  la  même  considération  et  le 
même  respect  que  leurs  parens.  Outre  la  phrase  de  poli- 
tesse dont  nous  venons  de  parler,  deux  amis  Norwégiens 
qui  se  rencontrent  ne  manquent  pas  de  se  serrer  la  main  en 
disant  :  Tack  for  sidste ,  ce  qui  veut  dire  :  Je  vous  remercie 
du  plaisir  que  m'a  procuré  votre  société  la  dernière  fois  que 
nous  nous  sommes  vus.  Ce  serait  une  faute  grave  que  de  né- 
gliger celte  cérémonie.  Un  ouvrier  ne  passe  jamais  devant  un 
autre  ouvrier  qu'il  voit  à  son  travail,  sans  lui  souhaiter  bonne 
chance  ou  bon  appétit. 

Le  jour  de  Noël  est  un  grand  jour  de  réjouissance,  pendant 
lequel  les  riches  propriétaires  de  la  campagne  réunissent  chez 
eux  autant  d'amis  qu'ils  peuvent  en  rassembler.  Ils  sont  in- 
vités par  un  homme  à  cheval ,  porteur  d'une  liste  sur  laquelle 
chacun  écrit,  à  côté  de  son  nom ,  s'il  accepte  ou  s'il  refuse. 
Quand  le  moment  de  la  réunion  approche ,  on  commence  à 
entendre  de  loin  les  sonnettes  des  traîneaux;  le  bruit  devient 
plus  retentissant;  le  premier  traîneau  arrive  et  bientôt  vingt 
ou  trente  autres  le  suivent,  volant  comme  des  flèches  sur  la 
ueige.  Les  mouvemens  vifs  et  animés  des  petits  chevaux  à  la 
crinière  et  à  la  queue  flottantes,  les  formes  légères  et  élé- 
gantes des  traîneaux ,  les  dames  enveloppées  de  leurs  châles 
et  de  leurs  fourrures,  les  hommes,  debout  derrière  le  traî- 
neau, vêtus  de  peaux  de  loups,  le  maître  de  la  maison  et  les 
domesiiques  accourant  à  la  porte  avec  des  lumières  pour  re- 
cevoir les  convives  ;  tout  cela  forme  un  spectacle  aussi  neuf 
qu'agréable  pour  l'étranger  qui  en  est  témoin.  Le  café  et  le 
Ihé  sont  présentés  à  chaque  personne  à  sou  arrivée.  On 
s'assied  autour  du  salon  et  on  cause  jusqu'à  ce  que  tout  le 
monde  soit  réuni;  alors  on  sert  le  niillem  maaltid  ou  repas 
du  milieu.  C'est  un  plateau  chargé  de  tartines  de  pain  et  de 
beurre ,  d'anchois ,  de  tranches  de  langue  fumée ,  de  bœuf 
d'Hambourg  et  de  fromage.  Les  hommes  prennent  d'ordi- 
naire à  ce  repas  un  verre  de  liqueur.  On  forme  après  cela  les 


ET    SES   IINSTITUTIOKS.  127 

tables  de  jeu ,  autour  desquelles  les  hommes  seuls  s'asseyent  ; 
les  femmes  ne  touchent  jamais  aux  cartes.  Les  jeux  sont  le 
boston,  l'hombre,  le  shervenzel,  espèce  de  piquet  compliqué, 
et  le  lanturelu  à  trois  cartes  :  les  enjeux  sont  en  général  fort 
petits.  Les  hommes  âgés  qui  ne  jouent  pas  fument  et  causent. 
Les  plus  jeunes  au  contraire  jouent  de  la  guitare ,  chantent 
ou  dansent  unewalse,  un  galop  ou  la  danse  nationale  appelée 
polsk.  Les  verres  de  punch  circulent  d'autant  plus  fréquem- 
ment qu'il  n'est  pas  d'usage  de  boire  pendant  ou  après  le  sou- 
per. Ce  repas  est  toujours  le  même.  Il  commence  par  un  plat 
de  poisson  coupé  en  tranches,  qui  est  présenté  successive- 
ment à  chaque  convive ,  pendant  que  la  maîtresse  de  la  mai- 
son fait  le  tour  de  la  table  pour  s'assurer  que  tout  le  monde 
est  servi.  Après  le  poisson,  on  change  d'assiette;  un  domesti- 
que essuie  le  couvert,  et  les  autres  plats  sont  présentés  tour- 
à-tour.  Ils  consistent  en  quartiers  de  rennes,  coqs  de  bruyère 
et  divers  autres  oiseaux  sauvages.  Chaque  plat  est  accompagné 
d'ime  sauce  particulière ,  généralement  assaisonnée  de  certai- 
nes baies  confites  telles  i{im\e  ruhus  chomœmorus,  le  ruhus 
arclicusQl  \evacciniutnvilis  idœa.  Le  souper  se  termine  par  un 
gâteau.  La  maîtresse  de  la  maison  ne  s'assied  presque  pas;  elle 
découpe ,  se  promène  derrière  les  chaises  et  sert  ses  convives  : 
on  aurait  l'air  très  mal  élevé  si  l'on  faisait  autrement.  Ce  n'est 
pas  que  l'on  manque  de  domestiques;  toutes  les  maisons  sont 
remplies  de  jeunes  filles  fraîches  et  proprement  mises.  L'a- 
bondance et  la  joie  régnent  dans  tout  le  pays  pendant  la  quin- 
zaine de  yule,  et  la  nuit,  on  dirait  une  illumination  générale, 
en  voyant  les  lumières  qui  brillent  à  toutes  les  fenêtres. 

La  propreté  des  costumes  et  des  maisons  des  paysans  en 
Norwège  a  été  généralement  remarquée  par  les  voyageurs. 
Les  maisons  sont  toutes  construites  de  troncs  d'arbres  dont 
les  interstices  sont  remplis  de  mousse.  Dans  les  provinces  les 
plus  froides  elles  ont  de  doubles  murs  en  bois,  ce  qui  les  rend 
fort  chaudes  pendant  l'hiver.  Les  toits  sont  recouverts  de  ma- 
tériaux de  différentes  espèces  :  quelquefois  ils  sont  chargés 


128  LA   TsORWÈGE 

d'une  couche  épaisse  de  cailloux,  d'autres  fois  d'écorce  de 
bouleau  qui,  par  sa  nature  huileuse,  résiste  à  l'humidité.  Pres- 
que toujours  de  grosfragmens  de  rochers  sont  posés  sur  le  toit 
pour  empocher  que  le  vent  ne  renlèvc  ;  aussi  a'est-il  pas  rare 
de  voir  croître  l'herbe  et  quelquefois  même  des  arbres  assez 
forts  sur  les  toits  des  maisons.  Les  croisées  sont  garnies  de 
rideaux  de  mousseline  ou  de  gaze ,  et  dans  toute  la  Norwège 
les  paysans  jonchent  le  plancher  de  leur  chambre  à  coucher 
de  baies  de  genièvre,  qui  y  répandent  une  agréable  odeur, 
et,  à  ce  que  l'on  assure ,  invitent  au  sommeil. 

Vivant,  comme  ils  le  font  presque  tous,  fort  loin  des 
villes  et  des  villages,  dans  de  petites  fermes  isolées,  au 
milieu  des  montagnes,  souvent  à  plusieurs  lieues  de  leurs  plus 
proches  voisins,  les  paysans  norwégiens  se  sont  vus  dans  la 
nécessité  d'apprendre  plusieurs  métiers,  et  y  acquièrent  une 
adresse  peu  commune.  Non-seulement  ils  ont  un  grand  talent 
pour  sculpter  le  bois,  mais  encore  ils  font  de  petits  ustensiles 
de  cuivre  et  d'argent,  réparent,  quand  elles  eu  ont  besoin, 
leurs  montres  et  leurs  pendules,  et  construisent  jusqu'à  des 
orgues.  Ils  sont  grands  amateurs  de  musique.  Leur  instru- 
ment favori  est  le  luur;  espèce  de  cornet  à  bouquin  qui  res- 
semble beaucoup  à  celui^des  Suisses.  Il  a  cinq  pieds  de  long, 
et  est  fait  d'écorce  de  bouleau.  Ils  ont  aussi  une  espèce  de 
guitare  à  cinq  cordes  qui  ne  manque  pas  d'harmonie.  Le 
goût  de  la  danse  est  général  parmi  les  paysans  de  la  Nor- 
wège. Ils  passent  des  nuits  entières  à  danser  leur  polsk  chéri  ; 
et  malheureusement  leurs  réjouissances  sont  presque  toujours 
accompagnées  d'ivresse ,  vice  inhérent  à  tous  les  peuples  du 
Nord.  Les  deux  sexes  boivent  avec  excès  de  l'eau-de-vie  de 
grain  et  du  genièvre;  mais  ils  ne  sont  point  querelleurs. 
Les  principales  occasions  où  ils  s'enivrent  sont  le  jour  de  la 
Saint-Jean ,  de  la  Noël  et  lors  dos  noces  ou  des  fiançailles. 

Au  nombre  de  leurs  diverlissemens  les  plus  ordinaires  en  hi- 
ver, on  doit  mettre  la  chasse  au  loup  :  c'est  à-la-fois  un  passe- 
lemps,  et  une  expédition  nécessaire  pour  délivrer  le  pays  de  ces 


ET    SES    I^STITUTIOKS.  129 

voraces  animaux.  Celte  chasse  se  fait  de  différentes  façons, 
mais  il  y  en  a  une  surtout  qui  est  fort  singulière.  Les  chas 
seurs  partent  avec  plusieurs  traîneaux ,  dans  chacun  desquels 
ils  mettent  un  cochon  de  lait.  Quand  ils  arrivent  au  milieu 
des  bois  et  des  rochers ,  ils  pincent  le  cochon  ou  lui  mar- 
chent sur  la  queue ,  et  le  cri  du  petit  animal  ne  manque  pas 
d'attirer  les  loups ,  qui  se  présentent  souvent  en  si  grand 
nombre  que  les  chasseurs  qui  ne  tirent  pas  bien  courent  de 
grands  dangers. 

Dans  leur  long  hiver ,  alors  que  les  montagnes  et  les  vallées 
sont  également  couvertes  de  neige,  les  rivières  et  les  lacs 
changés  en  une  surface  solide ,  les  Norwégieus  font  de  grands 
voyages  en  traîneaux,  volant  avec  une  rapidité  extraordi- 
naire, et  allant  toujours  droit  devant  eux,  sans  faire  aucun 
des  détours  qu'ils  sont  obligés  de  décrire  pendant  l'été.  Aussi 
la  distance  de  Christiania  à  Drontheim  qui,  en  été,  est  de  cent 
soixante  lieues,  se  trouve  réduite  à  près  de  moitié  en  hiver. 
i\Iais  les  JN'orwégiens  ont  encore  une  autre  manière  de  voya- 
ger en  hiver ,  presque  aussi  rapide  et  bien  moins  embarras- 
sante, au  moyen  de  leurs  skies,  chaussure  qui  tient  le  milieu 
entre  le  soulier  à  neige  et  le  patin.  Ces  skies  sont  faites  d'un 
bois  dur  et  ont  six  à  huit  pieds  de  long  sur  six  pouces  de 
large.  La  skie  gauche  est  plus  courte  que  la  droite ,  afin  que 
celui  qui  les  porte  puisse  se  retourner  plus  facilement  sur  le 
talon;  les  pieds  sont  fortement  attachés  vers  le  milieu  des 
skies;  le  patineur  tient  en  main  un  long  bâton,  à  l'aide  du- 
quel il  dirige  sa  marche  et  l'accélère  en  appuyant  son  bàlon 
sur  la  neige.  Les  skies  sont  couvertes,  en  dessous,  de  peaux 
de  veau  marin  ou  de  sanglier,  dont  les  soies,  tournées  en 
arrière,  donnent  sur  la  neige  un  appui  nécessaire  quand  on 
monte  les  montagnes.  Lorsque  la  neige  est  bien  ferme ,  les 
paysans  ne  craignent  pas  de  descendre  avec  leurs  skies  les 
précipices  à  pic  :  tout  Norwégien  sait,  du  reste,  s'en  servir, 
quel  que  soit  son  âge  ou  son  sexe.  Mais  la  circonstance  la 
plus  remarquable  qui  se  rattache  à  l'usage  des  skies ,  c'est 

yi.—k"   SÉRIE.  9 


130  LA   KORWÈGE   ET   SES    1>'STITUTI0>S. 

qu'elles  ont  été  adoptées  par  un  régiment  de  milice,  formé 
parmi  les  paysans  et  les  mineurs  de  Roems ,  et  qu'on  appelle 
le  régiment  des  Skieloehere  ou  Patineurs.  Il  se  compose  de 
deux  bataillons  de  six  cents  hommes  chacun.  Quand  ils  font 
l'exercice  en  skies,  ils  portent  lenrs  fusils  en  bandoulière, 
et  tiennent  à  la  main  un  bàlon.  On  les  a  souvent  employés 
avec  succès  dans  les  guerres  que  la  Norwègc  a  soutenues  con- 
tre la  Suède.  En  été,  les  skieloebere  n'ont  rien  qui  les  distin- 
gue des  autres  corps  de  l'armée.  Leur  uniforme  est  vert-clair. 
Les  paysans  de  la  Norwège ,  comme  tous  les  habitans  des 
régions  sauvages  et  romantiques,  sont  très  superstitieux.  Ils 
croient  à  de  mauvais  génies,  qu'ils  appellent  ]Seiss,  êtres 
méchans  et  taquins  qui  habitent  surtout  les  lieux  solitaires, 
et  qui  prennent  une  grande  variété  de  formes.  Le  lac  de  Dil- 
lingen  est  le  séjour  de  prédilection  de  JSoech,  génie  très  fort 
et  très  méchant,  qui  apparaît  généralement  sous  la  forme 
d'un  grand  cheval  noir.  Si  un  paysan  parvient  à  lui  mettre 
une  bride,  il  devient  un  animal  très  utile  et  sert  fidèlement 
son  maître  ;  mais  il  faut  avoir  soin  de  lui  laisser  toujours  sa 
bride.  Si  on  la  lui  ôte,  ne  fùl-ce  que  pour  un  moment,  il 
s'échappe,  et  sans  qu'il  soit  possible  de  le  rattraper.  Les 
Norw  égiens  croient  aussi  aux  présages  de  mort ,  tels  que  les 
lumières  surnaturelles  qui  brillent,  ou  les  bruits  mystérieux 
qui  se  font  entendre  aumilicu  de  la  nuit.  Ils  craignent  aussi  les 
sorciers;  les  paysans  sont  convaincus  que  les  petits  quadru- 
pèdes destructeurs,  qu'ils  appellent  lemmings ,  et  qui  se 
montrent  inopinément,  tombent  du  ciel  avec  la  pluie,  et  plus 
d'un  pécheur  de  la  côte  est  prêt  à  jurer  qu'il  a  vu  de  ses  pro- 
pres yeux  le  liraken,  ce  monstrueux  poisson  qui  ressemble 
à  une  île  flottante  de  plus  d'une  lieue  de  tour. 

{Jthenœum.^ 


tableau  înr  illantr^. 


LES  AUBERGES  BU  PAYS  DE  GALLES. 


Il  y  a  dans  le  Pays  de  Galles  et  chez  les  Gallois  quelque 
chose  qui  me  fait  senlir  tout  d'abord  que  je  suis  loin,  bien 
loin  de  la  belle  Angleterre  :  la  population  clairsemée;  les 
femmes  en  chapeau,  parcourant  la  campagne  sur  leurs  po- 
neys aux  crins  ébouriffés  ;  les  intonations  barbares  de  leur 
langage;  l'aspect  nu  de  leurs  sublimes  montagnes;  et,  dans 
leurs  belles  vallées,  l'absence  de  celte  culture  qui  ,  après 
(ont,  détruirait  le  caractère  particulier  des  sites.  L'habitude 
de  braver  l'intempérie  de  l'air  et  l'effet  vraiment  masculin 
de  leurs  coiffures  donnent  aux  paysannes  une  expression  rude 
et  déplaisante.  J'ai  rarement  rencontré  parmi  elles  une  belle 
figure.  Les  hommes  sont  encore  plus  laids  :  corps  épais ,  ca- 
ractères refrognés ,  semblables  à  des  serfs,  et  possédant  toute 
l'aisance  et  la  satisfaction  d'hommes  libres.  J'aimais  cepen- 
dant celte  nature  rocailleuse ,  sablonneuse ,  ces  grands  pins 
blancs  comme  des  fanlùmes  ;  ces  collines  de  sable  fin  que  le 
vent  soulève  et  fait  onduler,  ces  paysans  robustes  tout  occu- 
l)és  de  leurs  travaux  rustiques ,  ces  étroites  vallées  avec  leurs 
chutes,  leurs  cascades  et  leurs  précipices,  que  les  sommets 
neigeux  des  Snowdon  dominaient  de  toutes  paris  :  demi- 
civilisalion  demi  barbare;  énergie,  adresse,  audace,  et 
partout  un  caractère  pittoresque,  plein  de  séduction  pour 
ceux  qui  ont  long-temps  habité  les  grandes  villes ,  et  qui  sont 
las  de  leur  lumulte. 

9; 


13a  LES   AUBERGES 

Les  messieurs  qui  composaient  notre  caravane  de  promeneurs 
étaient  allcinls  d'une  manie  qui,  quelque  universelle  qu'elle 
soit  parmi  les  hommes  de  ma  connaissance ,  est  à  mes  yeux  la 
plus  extraordinaire  de  toutes,  même  quand  règne  la  canicule. 
Ils  nous  abandonnaient  dans  l'auberge,  nous  autres  dames,  plus 
long-temps  que  nous  n'aurions  voulu,  el  s'en  allaient  le  long 
des  ruisseaux  jeter  leurs  ligues,  attendant  avec  une  admirable 
patience  qu'elles  leur  ramenassent  quelque  menu  fretin ,  eux , 
si  impatiens  quand  il  nous  arrivait  de  perdre  une  demi-heure 
de  trop  à  empaqueter  nos  robes.  Ils  appelaient  la  pluie  un  beau 
temps  pour  la  pêche  :  beau  temps  et  jolie  récréation  en  vérité  '. 
Au  bout  d'une  demi-journée  ils  nous  apportaient  huit  ou  dix 
truites  et  autant  d'anguilles  frétillantes;  puis ,  au  lieu  de  s'oc- 
cuper de  nous  distraire ,  nos  galans  pêcheurs,  las  et  mouillés , 
se  mettaient  à  discourir  sur  le  mérite  supérieur  des  hameçons 
de  Londres  comparés  à  ceux  de  Liverpool.  Des  hameçons 
ils  passaient  aux  mouches  d'amorce  ,  chaciui  vantait  les 
siennes;  le  lendemain  matin  ils  se  réveillaient  avec  des  rhu- 
mes ou  des  rhumatismes,  et  s'étonnaient  d'avoir  pris  des  rhu- 
matismes ou  des  rhumes  après  être  restés  stupidement  cinq 
ou  six  heures  exposés  à  la  pluie.  Que  faire  pendant  ces 
longues  heures  d'attente ,  au  milieu  des  misérables  auberges 
de  village,  fréquentées  par  des  colporteurs  et  des  fermiers. 
Observer  et  réfléchir,  tel  fut  mon  lot.  Je  consignerai  ici  quel- 
ques-unes de  ces  observations  qui  contribuèrent  à  me  faire 
prendre  mon  ennui  en  patience. 

Nous  venions  de  quitter  le  gîte  confortable  d'une  bonne 
hôtellerie  de  la  vallée  de  Beddgellart ,  pour  nous  rendre  dans 
les  régions  alpines,  lorsqu'une  averse  nous  surprit,  une  de 
ces  averses  d'orage  qui  ne  tombent  du  ciel  que  dans  un  pays 
de  montagnes.  Continuer  notre  roule  était  impossible,  les 
lorrens  écuuieux  débordaient,  les  chemins  étaient  devenus 
fangeux;  les  chevaux  glissaient  à  chaque  pas,  et  les  roues 
de  notre  voiture  restaient  engagées  dans  les  ornières.  Mais 
bientôt  le  village  de  Tremadda,  avec  cet  aspect  froid  et 


DU   PAYS   DE    GALLES.  133 

plombé  qu'ont  toujours  les  villages  gallois  par  un  temps 
sombre,  vint  nous  offrir  un  asile.  Les  nuées  étaient  descen- 
dues des  hauteurs  et  semblaient  vouloir  s'épuiser  sur  nous. 
Aussi,  en  entrant  dans  l'auberge,  je  regrettai  plus  vivement 
encore  la  gaîlé  de  Beddgellart.  La  jeune  fille  que  j'avais  vue 
la  première  venir  au  devant  de  nous  était  vêtue  de  deuil ,  la 
servante  était  en  noir  comme  elle  ;  le  garçon  d'écurie ,  au 
visage  rude ,  avait  un  lambeau  de  crêpe  flétri  autour  de  sa 
casquette  de  loutre;  les  tapis  de  l'escalier  étaient  à  demi 
posés,  et  toute  la  maison  avait  cet  air  solitaire,  triste  et 
incommode  que  dissipe  seul  le  sourire  d'une  hôtesse  de 
bonne  humeur;  mais  ici  point  d'hôtesse,  point  de  sourire. 
Jusqu'au  petit  chien  qui  était  noir....;  néanmoins,  quand 
il  courut  auprès  de  sa  jeune  maîtresse  et  que  celle-ci  lui 
eût  parlé  doucement  dans  sa  langue  maternelle ,  je  trouvai 
la  langue  galloise  musicale,  et  la  jeune  fdie  jolie. 

Lorsque  nous  allumes,  nous  autres  dames  ,  à  la  cuisine 
pour  faire  sécher  notre  bagage  de  fourrures,  de  boas  et  de 
manteaux,  la  jeime  fdle  et  le  garçon  d'auberge  s'empressè- 
rent autour  de  nous  et  nous  comblèrent  d'attentions.  Com- 
ment peindrai-je  les  tendres  soins  de  la  jolie  galloise?  c'était 
plutôt  l'obligeance  d'une  aimable  hospitalité,  qu'un  service 
mercenaire.  La  pauvre  fdle  avait  perdu  sa  mère  quelques 
semaines  auparavant;  et  celte  auberge  écartée  se  trouvait 
maintenant  sous  la  direction  de  deux  maîtresses,  les  deux 
filles  de  la  défunte. 

ce  Hélas!  pensai-je,  deux  pauvres  fdles  ainsi  abandonnées, 
sans  les  conseils  d'une  mère!  sans  les  soins  d'une  mère!  et 
dans  un  lieu  si  sauvage  !  5) 

Cette  réflexion  me  fit  regarder  plus  attentivement  encore 
notre  jeune  hôtesse,  et  le  charme  de  sa  beauté  calme  s'em- 
para de  mon  âme.  Les  messieurs  de  notre  société  ne  la  con- 
sidéraient pas  avec  des  yeux  si  favorables.  J'ai  souvent  re- 
marqué que  les  hommes  estiment  plus  la  beauté  matérielle 
des  formes  et  rharmonic  des  traits,  que  ce  sentiment  qui 


134  LES   AUBERGES 

donne  à  l'ensemble  l'expression,  la  vie  :  ils  font  plus  de  cas 
du  port  et  de  la  couleur  de  la  fleur  que  de  son  parfum.  Ma 
jeune  Galloise  avait  seize  ans  tout  au  plus ,  une  taille  fine 
et  svelle;  je  n'ai  jamais  vu  de  figure  plus  mélancolique. 
L'impassibilité  des  douleurs  muettes  était  empreinte  sur  tous 
ses  traits,  cette  tristesse  profonde  qui  dévore  secrètement 
le  cœur.  Sa  bouche  était  petite  et  bien  faite;  mais  jamais  le 
sourire  ne  séparait  ses  lèvres  délicates,  ou  ne  creusait  de 
gracieuses  fossettes  sur  ses  joues  fraîches  et  rondes.  Quant  à 
ses  yeux  bleus  qui  s'ouvraient  doux  et  larges ,  sous  des  sour- 
cils bien  arqués,  rien  n'égalait  la  tendresse  de  leur  regard  : 
ces  yeux  révélaient  avec  éloquence  tout  ce  qu'il  y  avait  d'af- 
fectueux dans  son  àme.  Pendant  que  j'étudiais  ainsi  sa  phy- 
sionomie, le  petit  chien  noir  se  glissa  de  nouveau  à  côté 
d'elle  et  se  blottit  dans  le  manteau  fourré  qu'elle  faisait  sécher, 
ce  Ce  chien  est-il  à  vous,  lui  dis-je? 

—  Oui,  madame. 

—  Quel  joli  chien!  l'aimez-vousbien? 

—  Oh!  oui,  j'y  suis  très  attachée;  il  me  suit  partout,  ex- 
cepté le  dimanche,  et  encore  ce  jour-là  il  sait  bien  que  je 
vais  à  l'église,  et  il  m'attend  à  la  porte  jusqu'à  mon  retour. 
Si  je  l'aime  V  je  le  crois  bien  !  il  est  si  fidèle  !  >> 

Ah  !  pensai-je ,  voilà  encore  une  de  ces  imprudentes  qui  se 
reposent  sur  la  fidélité  et  l'afleciion  de  ceux  qu'elles  aiment. 
Si  elles  sont  déçues ,  tout  le  bonheur  de  leur  vie  est  éclipsé  ; 
le  vase  est  brisé,  adieu  le  parfum  qu'il  contenait;  en  une 
heure  il  s'est  évanoui.  Je  la  laissai  cependant,  caressant  une 
créature  qui  ne  la  trompera  jamais,  celle-là. 

Nous  attendions  que  la  pluie  eiit  cessé ,  mais  elle  tombait 
toujours  par  torrens.  Placée  à  une  fenêtre  sur  le  derrièi-e  de 
la  maison,  je  suivais  la  course  rapide  d'un  ruisseau  qui  des- 
cendait de  la  montagne ,  jusqu'à  une  terrasse  taillée  dans  le 
roc  vif,  lorsque  toul-à-coup  l'orage  cessa  aussi  brusquement 
qu'il  avait  commencé.  Je  vis  alors  ma  jeune  Galloise,  fran- 
chissant une  petite  cour,  emporter  avec  elle  une  jatte  rem- 


DU    PAYS    DE    GALLES.  135 

plie  de  lait  caillé ,  et  gravir  les  degrés  qui  conduisaient  à  la 
terrasse,  suivie  de  son  petit  chien  (baptisé,  par  parenthèse, 
du  nom  héroïque  de  Bloscoii).  Parvenue  à  une  sorte  de  large 
palier  en  granit,  elle  se  trouva  aussitôt  entourée  d'une  fa- 
mille de  dindonneaux  qui  dévorèrent  leur  pàlée  avec  une 
gloutonnerie  caractéristique  ,  tandis  que  lanière  se  permet- 
tait quelques  bourrades  contre  mon  ami  le  petit  chien,  et 
l^arodiait  avec  son  long  cou  les  menaces  de  l'aigle;  mais  le 
rusé  Moscou  les  éludait  chaque  fois  en  tournant  autour  de  sa 
maîtresse ,  et  ne  laissant  que  sa  queue  exposée  au  bec  de 
l'ennemi.  Heureusement  les  dindes  gloussent  beaucoup  et 
ne  mordent  guère  :  la  queue  de  Moscou  ne  fut  même  pas 
entamée. 

Je  gravis  les  marches  de  la  terrasse  et  je  trouvai  quelques 
rosiers  encore  fleuris  dans  un  parterre  cultivé  naguère,  mais 
où  les  mauvaises  herbes  et  les  ronces  avaient  rapidement  pris 
la  place  des  fleurs.  Les  dindons  vivaient  dans  ce  jardin, 
comme  ils  eussent  fait  parmi  les  plantes  sauvages  de  la  mon- 
tagne ;  il  fallait  les  voir  chasser  les  insectes  ranimés  par  les 
premiers  rayons  du  soleil  renaissant,  et  se  pavaner  fièrement 
au  milieu  des  allées. 

ce  Aimez-vous  les  oiseaux?  demandai-jc  à  ma  jeune  hôtesse. 

—  Oui ,  madame ,  ce  sont  de  pauvres  créatures  sans  pro- 
tection. )) 

Cette  réflexion  m'émut,  sortie  des  lèvres  de  cette  orphe- 
line, bien  plus  malheureuse,  bien  moins  protégée,  à  mes 
yeux,  que  ces  pauvres  créatures  que  la  mère  rassemblait  en 
ce  moment  sous  son  aile. 

ce  Nous  ferons  soigner  le  jardin ,  me  dit-elle ,  voyant  que  je 

faisais  attention  à  l'abandon  du  parterre Mais  nous  avons 

été  si  tristement  occupés  dans  ces  derniers  temps! 

—  Je  le  sais,  lui  répondis-je,  le  beau  temps  réparera  ici 
les  ravages  de  l'hiver;  et  vous,  vous  êtes  si  jeune  que  Dieu, 
je  l'espère,  aura  bien  plus  vite  encore  réparé  l'orage  dont 
les  coups  vous  ont  frappée.  » 


136  LES   AUBERGES 

Elle  secoua  la  tête  sans  répondre,  et  se  baissa  pour  cueillir 
quelques  roses  sauvages.  Hélas!  je  vis  que  ses  larmes  se  mê- 
laient sur  leurs  corolles  aux  gouttes  de  la  pluie ,  et  je  priai  le 
ciel  de  ne  pas  laisser  Torphelme  se  faire  une  seconde  nature 

de  sa  douleur <c  Privez-moi  de  mon  chagrin,  me  disait 

une  veuve,  à  qui  je  parlais  de  consolations;  privez-moi  de 
mon  chagrin ,  et  alors  je  serai  réellement  seule  dans  ce  monde 
glacé.  y> 

Enfin  ,  je  me  mis  à  chercher  dans  mon  esprit  quel  était  ce- 
lui des  hommes  que  j'avais  vu  dans  la  salle  et  dans  la  cour  de 
l'auberge,  qui  pouvait  être  le  père  de  celte  charmante  fille.... 
Ce  ne  pouvait  être  ce  grand  monsieur  assis  dans  le  coin  de  la 

salle ;  ni  l'autre  lisant  le  journal,  l'œil  droit  fixé  sur  le 

papier,  l'œil  gauche  sur  nous Il  n'y  avait  cependant  de 

figures  respectables  que  celles-là,  et  quant  à  ces  grossiers 

Gallois  occupés  à  boire  ou  à  jaser  dans  leur  patois oh! 

non,  impossible  qu'il  y  eût  parmi  eux  le  père  de  ma  petite 
favorite  :  c'eût  été  chercher  une  rose  moussue  dans  un  buis- 
son de  ronces. 

ce  Le  jardin  a  l'air  si  Irislc,  s'écria-t-elle,  en  me  remettant 

un  bouquet  cueilli  par  elle ,  le  jardin  a  l'air  si  triste  que 

les  abeilles  n'y  viennent  plus  butiner,  comme  s'il  n'y  avait 
plus  de  miel  pour  elles! 

—  Cependant  c'est  un  site  superbe,  répondis-je,  »  et  je 
le  trouvais  superbe  en  effet ,  avec  sa  végétation  luxuriante , 
et  ses  plantes  jetant,  d'une  terrasse  à  l'autre,  des  guirlandes 
embaumées.  Au-dessus  s'élevait  l'amphithéâtre  des  montagnes, 
et  un  arc-en-cicl  joignait  les  deux  pics  les  plus  élevés,  su- 
blimes granits  allant  perdre  leurs  têtes  dans  les  nuages,  et 
inébranlables  sous  les  coups  répétés  de  la  foudre.  Il  me 
sembla  que  nous  étions  rapetisses  à  la  taille  des  insectes, 
ce  Oui,  c'est  un  site  superbe,  répétai-je;  votre  père  n'aime- 
t-il  pas  la  culture  des  jardins?  » 

La  jeune  fille  me  regarda,  mais  ne  dit  rien.  Tant  que  je 
vivrai,  je  me  rappellerai  l'expression  de  ses  yeux ,  c'était 


BU    PAYS    DE    GALLES.  137 

celle  du  désespoir  ;  ses  lèvres  remuèrent,  mais  je  n'entendis 
aucun  son,  et,  couvrant  son  visage  de  ses  mains,  elle  se  mit 

à  descendre  la  terrasse  en  courant Je  ne  la  revis  plus! 

Pauvre  fille  !  j'appris ,  en  rentrant  à  l'auberge ,  qu'elle  avait 
perdu  son  père  et  sa  mère  dans  le  même  mois  ! 

Ceux  qui  voudront  suivre  nos  traces  dans  Norlh-Wales , 
apprendront  avec  plaisir  que  l'auberge  de  Tan  y  Bwlch,  au 
nom  affreux ,  est  une  des  plus  délicieuses  haltes  qu'ils  pourront 
trouver  dans  les  vallées  de  cette  contrée  pittoresque.  Elle  est 
située  à  Festiniog,  nom  qui ,  bien  prononcé,  ne  manque  pas  de 
mélodie.  La  maison  est  bien  tenue,  l'hôtesse  jolie,  souriante  et 
affable  ;  la  servante  AVinifred  ressemble  assez  à  une  poupée 
hollandaise;  mais  c'est  un  vrai  bijou  par  son  service  actif  elsa 
bonne  humeur.  L'hôte  lui-même  est  riche  en  cette  science  que 
je  préfère  à  toutes  :  la  connaissance  de  son  pays  et  surtout  de 
la  localité  plus  reslreinle  de  Tan  y  Bwlch  ;  il  ne  sait  pas  beau- 
coup de  légendes ,  mais  je  pense  qu'il  regarde  comme  au- 
dessous  de  sa  dignité  d'aubergiste  et  ùetrouveuv-proprîétaire 
d'ime  mine  d'étain ,  d'attacher  trop  d'importance  à  de  folles 
histoires.  Il  est  très  fier  de  sa  mine.  Avec  quelle  vanité  il  est 
allé  nous  en  chercher  deux  échantillons  !  ce  Voyez  comme 
c'est  beau  et  riche!  s'écriait-il.  »  Je  ne  l'ai  pas  contredit, 
quoique  à  mes  yeux  rien  ne  soit  plus  lourd  et  plus  horrible  ; 
mais  lui,  encouragé  par  notre  admiration,  n'a  pas  craint  de 
solliciter  d'un  de  nos  voyageurs,  honnête  industriel  de  Liver- 
pool,  une  somme  de  2  ou  300  £  en  échange  d'un  intérêt  dans 
l'exploitation  1  Quant  à  moi ,  si  j'ai  peu  aimé  son  minerai ,  j'ai 
admiré  plus  franchement  ses  chevaux  et  ses  poneys  ;  délicieux 
animaux,  en  effet,  pleins  de  feu  et  s'élançant  avec  la  rapidité 
du  chamois. 

Le  jour  de  notre  arrivée,  il  a  plu  toute  la  matinée  :  c'était 
dimanche.  Ne  pouvant  aller  à  l'église  ,  je  me  suis  mise  à 
la  fenêtre,  tantôt  lisant,  tantôt  regardant.  Bientôt  le  livre  eut 
tort  ;  je  n'eus  des  yeux  que  pour  le  paysage.  Je  ne  vous  décri- 


138-  LES    AUBERGES 

rai  pas  les  riches  teintes  vertes  des  ormeaux  qui  décoraient 
ramphilhëàtre  des  hauteurs  :  je  pris  plaisir  à  suivre  le  vol 
de  deux  petits  oiseaux  gris ,  occupés  à  chasser  des  insectes , 
ou  plutôt  allant  et  venant  avec  inquiétude  à  travers  Taimo- 
sphère  humide.  A  leur  tour,  les  paysans  qui  revenaient  de 
l'office  fixèrent  mon  attention;  la  plnpart  s'arrêtaient  devant 
une  fenêtre  qne  j'appris  être  celle  de  la  maison  contenant  le 
dépôt  des  lettres  non  réclamées  de  ce  canton.  Il  paraît  que 
leur  curiosité  s'exerçait  en  conjectures  sur  celte  collection 
toute  couverte  de  toiles  d'araignées,  et  dont  le  dépouillement 
eût  sans  doute  fourni  un  volume  de  révélations  curieuses. 

Après  midi,  la  pluie  cessa....  enfin!  Nous  voici  une  com- 
pagnie heureuse  dans  cette  auberge  du  Pays  de  Galles,  quoi- 
que  nos  messieurs  aient  voulu  continuer  un  moment  leurs 
querelles  politiques.  Pour  contraster  avec  ces  turbulens  dis- 
puleurs,  nous  avons  un  quaker  au  cœur  naïf  et  à  la  figure 
grave  :  c'est  un  vrai  adorateur  de  paysages  ;  mais  il  n'est  pas  le 
seul,  et  nous  sommes  tous  ici  réunis  dans  un  même  sentiment, 
notre  admiration  pour  une  nature  tour-à-tour  gracieuse  et 
grandiose.  La  pluie  a  cessé  tout  de  bon  :  plus  de  nuage  qui 
nous  menace  ;  le  ciel  est  bleu ,  et  un  beau  soleil  de  juin  ré- 
chauffe l'humide  vallée  de  Festiniog  :  on  dirait ,  sous  ses 
rayons,  qu'une  pluie  de  diamans  a  paré  la  terre;  chaque 
brin  de  gazon  brille  de  sa  perle  liquide  ;  chaque  feuille  frémit 
de  joie...  nous  partons  tous  ensemble  pour  la  promenade! 

En  sortant  de  l'auberge,  nous  passâmes  sous  un  porche 
rustique  où  étaient  assis  paisiblement  des  enfans  aux  joues 
rouges  et  brunies  par  le  soleil.  On  voyait  qu'ils  étaient,  comme 
le  site  lui-même ,  sous  l'influence  de  la  paix  du  dimanche , 
cette  paix  religieuse  et  indéfinissable  qu'éprouvent  tous  ceux 
qui,  ce  jour-là,  vont  errer  dans  nos  campagnes  anglaises.  Je 
\is  une  fumée  se  dresser  en  colonne  bleue  au-dessus  des 
arbres  qui  revêtaient  de  leur  vert  manteau  la  moniagne  que 
nous  gravissions,  ce  Qui  habite  là?  demandai-je  à  une  petite 
fille  qui  descendait  dans  la  vallée ,  en  s'arrôiant  pour  regarder 


DU    PAYS    DE    GALLES.  139 

curieusement  le  calice  des  fleurs  ou  le  papillon  posé  sur  la 
rose  sauvage.  Elle  secoua  la  téle  :  je  répétai  ma  question  en 
montrant  la  fumée,  ce  Hall!  liait!  »  s'écria-t-elle  deux  fois. 
Je  trouvai  plus  tard  que  cette  fumée  venait  de  l'édifice  qu'on 
appelle  le  château  {hall)  dans  le  pays.  Nous  poursuivîmes 
notre  chemin  tantôt  le  long  d'un  précipice  ouvert  au  pied  de 
rochers  bleuâtres,  taniùt  en  côtoyant  un  bois  de  toutes  sortes 
d'arbres.  Enfln,  les  précipices  disparurent,  et  sur  un  plateau 
s'éleva  devant  nous  ce  qui  reste  de  ce  château  bâti  à  une 
époque  où  l'on  sacrifiait  tout  à  l'architecture  extérieure  d'un 
édifice.  La  façade  imposante  regardait  le  défilé  d'où  nous 
débouchions ,  et  les  derrières  du  bâtiment  s'appuyaient  sur 
une  montagne  dont  la  cime  se  perdait  dans  les  airs.  La  vue 
de  l'esplanade  était  magnifique  :  à  nos  pieds,  la  vallée  de  Fes- 
tiniog  déroulait  les  détails  de  son  panorama  j  rien  ne  troublait 
l'harmonie  do  ce  tableau. Nous  avions  avec  nous  un  enfant, 
une  jolie  petite  fille,  agile  comme  un  faon  et  toujours  en  mou- 
vement comme  une  hirondelle  ;  après  une  ou  deux  exclama- 
lions  qui  réveillèrent  les  échos  des  montagnes,  elle  subit,  elle 
aussi,  le  calme  du  paysage  et  bégaya  l'expression  de  son  ravis- 
sement. Toul-à-coup,  je  sentis  sur  ma  main  quelque  chose  de 
froid  comme  la  glace  :  c'était  le  museau  d'un  lévrier,  noir 
comme  le  jais  et  lustré  comme  le  satin  ;  il  me  regarda  et 
sourit....  Je  dis  qu'il  sourit,  et  si  vous  n'avez  pas  obseivé  , 
comme  moi,  cette  expression  de  sourire  particulière  aux  lé- 
vriers, vous  n'aimez  pas  véritablement  cette  belle  variété  de 
la  race  canine.  Avec  le  lévrier  était  un  épagneul  malicieux, 
aussi  gai,  mais  moins  élégant,  un  chien  au  poil  frisé  et  pas 
toujours  sage,  à  ce  qu'il  paraît,  car  on  lui  avait  pendu  au  cou 
un  bâton  qui  lui  entravait  les  jambes,  et  que  le  coquin  lor- 
gnait de  temps  en  temps  d'un  œil  plus  méprisant  que 
triste. 

Ces  deux  quadrupèdes  aimaient  la  société,  je  suppose,  car 
ils  nous  escortèrent  dans  toute  notre  promenade ,  tantôt  nous 
suivant,  tantôt  nous  précédant  jusqu'au  chdleau,  que  nous 


140  LES    AUBERGES 

voulûmes  visiter.  Ici  la  perspective  changeait  d'aspect  sans 
être  moins  belle ,  et  ravie  de  tout  ce  que  je  voyais ,  je  ne  pus 
contenir  le  vœu  de  mon  âme  :  «  Oh  !  comme  j'aimerais,  m'é- 
criai-je,  à  demeurer  dans  un  lieu  semblable ,  oîi  la  douleur  ne 
saurait  pénétrer  !  » 

A  peine  avais-je  prononcé  ces  folles  paroles  qu'un  profond 
soupir  se  fit  entendre  auprès  de  moi ,  et ,  en  tournant  la  tête , 
je  vis  un  vieux  domestique  vêtu  de  deuil  ;  il  nous  ôta  son  cha- 
peau et  nous  demanda  si  nous  voulions  voir  de  plus  près  la 
façade  de  la  maison.  Nous  suivîmes  ce  vénérable  guide ,  et 
quand  nous  fûmes  sur  la  terrasse ,  il  me  montra  du  doigt 
l'écusson  de  deuil  suspendu  à  la  porte  :  «  Pardonnez,  madame, 
ma  liberté ,  dit-i! ,  en  s'adressant  à  moi  ;  mais  j'ai  voulu  vous 
faire  voir  que  la  douleur  a  pénétré  ici.  ))  Ce  château  avait  vu , 
l'année  précédente ,  les  noces  du  plus  heureux  couple  de  ces 
montagnes  :  l'épouse  devint  mère,  et  ce  gage  d'amour  resserra 
encore  le  lien  de  ces  deux  êtres  qui  s'étaient  long-temps  ai- 
més, qui  avaient  les  mêmes  goûts  et  presque  le  même  âge. 
Hélas  !  une  maladie  soudaine  vint  interrompre  ce  bonheur  :  la 
jeune  épouse  se  trouva  veuve  trois  mois  après  avoir  été  mère. 
Le  chêne  a  été  arraché  et  couché  sur  le  sol  ;  que  deviendra  la 
frêle  plante  qui  s'était  entrelacée  à  ses  rameaux? 

Nous  quittons  la  vallée  de  Festiniog ,  et  encore  la  pluie  !... 
cette  fois  l'auberge  de  la  Chèvre  d'Or  nous  ouvrit  ses  salles 
protectrices.  Je  m'amusais  à  étudier  les  métamorphoses  rapi- 
des des  nuages,  qui,  alternativement,  me  cachaient  la  cime 
du  vieux  Snowdon,  et  puis,  s'écartant  comme  un  rideau  de 
théâtre,  appelaient  mon  admiration  sur  ce  géant  au  front 
couronné  de  neige  ;  lorsque  j'entendis  tout-à-coup  l'aigre  voix 
de  l'hôtesse,  qui  disait  au palefernier  :  ce  Attention,  David!  » 

En  un  instant,  David  fut  sur  la  porte  de  l'hôtellerie,  tenant 
à  la  main  sa  casquette  de  peau  de  loutre.  «  Grizzy  !  cria  en- 
core l'hôtesse.  —  Me  voici,  répondit  Grizzy.  —  Grizzy,  es- 
suyez votre  figure  et  attention  ! 


DU    PAYS    DE    GALLES.  141 

—  Eh!  lepuis-je,  madame?  voyez  la  pluie  el  la  chaleur 
qui  m'étouffe! 

—  Ne  parlez  pas  de  pluie  ni  de  chaleur,  solte  que  vous 
êtes,  reprit  la  maîtresse  de  la  Chèvre  d'Or;  mais  faites  ce 
que  je  vous  dis,  et  apportez-moi  un  bonnet  propre.  » 

La  cause  de  toute  celte  inquiétude  de  notre  hôtesse  ne  tarda 
pas  à  être  connue.  Je  vis  rouler  sur  le  coteau  voisin  une  jolie 
calèche  verte ,  très  bien  équipée  sous  tous  les  rapports.  Mais 
pendant  que  Grizzy  s'essuyait  le  front,  apportait  la  coiffe  de 
sa  maîtresse  et  se  mettait  sur  ses  gardes,  je  l'entendis  mur- 
murer assez  distinctement  :  «  Eh  là!  mon  Dieu  !  que  de  bruit 
pour  le  WiUij  de  la  veuve!  » 

«  j\r^  Jones,  demandai-je,  qu'est-ce  que  le  JVilhj  de  la 
veuve  ?  y>  L'hôtesse  ouvrit  les  yeux  ;  elle  se  préparait  à  se 
placer  sur  le  seuil  de  la  porte ,  car  la  calèche  approchait  ;  mais 
elle  n'alla  pas  plus  loin  et  rentra  dans  la  petite  pièce ,  moitié 
salon ,  moitié  cuisine ,  où  nous  avions  cherché  un  abri  contre 
l'orage.  Là ,  elle  se  récria ,  un  peu  agitée  :  «  Eh  donc  !  ma- 
dame ! — certes ,  madame , — ^jc  vois  que  vous  savez ,  madame  ; 
— mais  si  vous  voulez,  madame  ; — ne  parlez  pas  si  haut ,  ma- 
dame !  —  les  temps  changent ,  madame ,  —  et  les  gens  aussi , 
madame;  —  permettez-moi  de  l'inviter  à  entrer,  madame ,  el 
laissez-moi  pousser  ce  pot-à-beurre  sous  la  table ,  de  peur  de 
l'offenser,  madame.  5) 

Cette  éloquente  tirade  fut  entremêlée  de  diverses  révéren- 
ces à  l'appui  de  son  activité  et  de  son  humilité.  L'hôtesse  était 
une  femme  rondelette,  aux  joues  couleur  de  cerise ,  et  aimant 
à  se  parer  de  rubans  rouges  pour  assortir  probablement  sa 
parure  à  l'air  de  son  visage.  Quoique  la  pluie  continuât, 
nos  messieurs  étaient  allés  à  la  pêche;  je  me  uouvais  toute 
seule  et  pus  observer  à  mon  aise  l'entrée  du  personnage 
qui  causait  tant  d'émoi  dans  l'aubcige  de  la  Chèvre  dOr. 

Je  n'aime  pas  à  regarder  les  hommes  laids cela  gâte  le 

goùtj  mais  je  hais  plus  encore  ce  qu'on  appelle  a  un  joli 


142  LES    AUBERGES 

homme.  »  Celui  qui  descendait  de  la  calèche  appartenait  à 
cette  classe  odieuse. 

Il  était  petit,  blond,  avec  un  teint  frais ,  des  yeux  gris ,  des 
cils  presque  blancs,  et  une  moustache  de  la  couleur  de  ses 
cheveux  ombrageait  ses  lèvres  roses.  Il  était  enveloppé  d'un 
manteau  de  velours  doublé  d'hermine.  Il  s'avança  délicatement 
sur  la  pointe  des  pieds  jusqu'au  grand  fauteuil  placé  devant 
la  cheminée,  s'assit  en  étendant  ses  jambes  sur  le  garde-feu  , 
sans  paraître  s'apercevoir  qu'il  y  avait  une  dame  dans  la 
chambre.  Après  avoir  regardé  autour  de  lui  avec  la  plus 
complète  indifférence,  il  ôta  enfin  son  chapeau  de  voyage  qui 
prêtait  à  sa  tète  un  air  gracieux  dont  elle  avait  bien  besoin; 
car  à  peine  fut-il  découvert ,  qu'une  expression  de  malice 
vulgaire  se  répandit  sur  le  petit  homme ,  et  je  le  détestai  dix 
fois  davantage.  M"  Jones  entra  avec  ses  révérences  accou- 
tumées :  «  Monsieur  veut-il  prendre  quelque  chose?  un  verre 
de  Xérès,  du  negus  ou  du  vin  sucré?  de....  toute  la  maison 
est  à  son  service...  v  —  Non  ,  rien.  Je  me  suis  fait  une  règle 
de  ne  jamais  boire  de  vin  hors  de  chez  moi.  »  ^F^  Jones  fit 
une  dernière  révérence  et  se  relira.. 

La  voix  de  ce  voyageur  méprisant  allait  fort  bien  à  son 
genre  de  beauté;  c'était  une  voix  vulgaire  qui  cherchait  à 
s'ennoblir  par  l'affectation.  Je  m'en  voulais  de  faire  tant  d'at- 
tention à  lui,  et  je  ne  pus  cependant  m'empêcher  de  l'ob- 
server encore.  Ses  cheveux  étaient  raides,  mais  ils  avaient 
été  artificiellement  bouclés  sur  sa  tête  large  et  plate  ;  le  front 
n'était  pas  mal  fait... ,  il  ne  manquait  que  de  cette  élévation 
qui  donne  de  la  dignité  aux  traits  les  plus  ordinaires... — Mais 
les  chevaux  étaient  changés  ;  on  vint  l'en  avertir,  et  sortant 
aussi  délicatement  qu'il  était  entré  tout-à-l'heure,  le  Wiily 
de  la  veuve ,  toujours  enveloppé  de  son  hermine  et  de  son  ve- 
lours, se  glissa  dans  sa  voiture,  qui  roula  de  nouveau. 
M"  Jones  fit  la  révérence  jusqu'à  terre ,  et  tous  les  bipèdes 
appartenant  à  la  Chèvre  d'Or  se  tinrent  respectueusement  la 
tête  découverte  sous  les  grosses  gouttes  de  pluie. 


DU    PAYS   DE    GALLES.  Ih'o 

«  Je  suis  enchantée  d'avoir  écarté  le  pot-à-beurre ,  dit 
M"  Jones  en  se  frottant  les  mains....  Etes-vous  bien  sûre, 
madame,  qu'il  ne  l'a  pas  vu? 

—  Comment  aurait-il  pu  le  voir  sous  la  table?  lui  dis- je. 

—  Qui  sait?  il  a  des  yeux  qui...  mais  il  suffit,  je  m'en- 
tends  » 

Je  vis  que  j\r'  Jones  avait  la  démangeaison  de  parler,  et 
depuis  mon  enfance  j'ai  la  passion  d'écouter. 

«  Le  vilain  personnage!  grommela  le  pallrenier  en  dehors 
de  la  fenêtre. 

—  C'est  bien  vrai!  répondit  Grizzy. 

—  Et  il  y  a  cependant  des  gens  qui  ont  soif  cet  été ,  dit  le 
palfrenier  à  la  casquette  en  peau  de  lapin. 

—  Pouvez-vous  attendre  un  pour-boire  du  Willy  de  la 
veuve?  dit  Grizzy. 

— Connaissez-vous  tous  les  détails  de  son  histoire?  «  me  dit 
l'hôtesse  d'un  air  mystérieux,  qui,  le  voyant  éloigné,  grillait 
de  me  les  raconter.  D'ailleurs  n'avait-il  pas  dédaigaé  son  verre 
de  Xérès  et  son  vin  sucré.  Les  gens  du  peuple  ne  pardonnent 
pas  les  dédains  d'un  parvenu.  S'éiant  convaincue  par  ma  ré- 
ponse que,  loin  de  connaître  fous  les  détails  de  l'histoire  de 
son  original,  je  n'en  connaissais  aucun,  M"  Jones  satisfit 
ma  curiosité  sans  se  faire  prier. 

«  Il  y  a  dix  ans,  dit-elle,  que  près  de  Deabigh  vivait  un 
riche  propriétaire  qui  s'enrichissait  encore  chaque  jour  par 
son  activité.  Il  nourrissait  des  bœufs,  des  moutons,  des  porcs 
et  autre  bétail.  Il  possédait  plusieurs  auberges,  une  à  Bau- 

gar,  l'autre  à  Chester II  avaiî  partout  quelque  champ  ou 

quelque  maison ,  et  la  mer  encore  était  parcourue  par  ses 

vaisseaux Aussi,  quand  soufflait  le  vent,  ne  dormait-il  pas 

tranquille.  Il  se  maria  quelques  années  avant  sa  mort,  et 
épousa  une  femme  fort  jolie,  ma  foi;  ce  n'était  pas  une  lady, 
mais  pour  une  jolie  femme,  il  n'y  avait  pas  à  lui  disputer  ce 
litre,  quoique  tous  ceux  qui  en  convenaient  ajoutassent 
quelquefois  qu'elle  aurait  pu  être  meilleure  qu'elle  n'était.  •» 


lllU  LES    AUBERGES 

—  Nous  avons  tous  besoin  de  devenir  meilleurs  que  nous 
ne  sommes,  »  lui  dis-je. 

L'hùlesse  me  regarda  d'un  air  un  peu  soupçonneux,  et 
reprit  : 

«  C'est  vrai,  peut-être;  mais  vous  savez,  madame,  que 
lorsque  le  monde  dit  que  les  gens  pourraient  être  meilleurs 
qu'ils  ne  sont,  cela  veut  dire  qu'ils  sont  bien  moins  bons  que 
leurs  voisins.  Cependant  la  mariée  dont  je  parle  était  belle... 
voilà  qui  est  certain;  et  un  jour  son  mari  mourut  lui  lais- 
sant tout  ce  qu'il  possédait;  Dieu  sait  quelle  fortune! 

te  Ce  richard  était  un  grand  tyran  dans  son  genre.  Il  acca- 
blait de  politesses  tous  ceux  qui  ne  s'en  souciaient  pas ,  mais 
jamais  maître  ne  fût  plus  dur  pour  ses  serviteurs.  Il  y  a  trente 
ans  qu'un  de  ses  bergers  mourut  de  froid  dans  la  neige  ;  cet 
homme  devait,  ce  même  hiver,  se  marier  à  une  fdic  de  la 
montagne  ;  et  la  preuve ,  c'est  que  la  pauvre  fdie  se  traîna 
dans  le  cimetière  par  un  froid  mortel,  et,  se  couchant  sur 
sa  tombe  solitaire,  y  mit  au  monde  un  enfant  qu'on  trouva  le 
lendemain  matin  auprès  de  sa  mère  morte.  Il  n'y  avait  pas 
une  femme  de  ce  canton  qui  n'eût  recueilli  ce  malheureux" 
enfant  sur  son  sein ,  et  ne  se  fût  chargée  de  le  nourrir  par  hu- 
manité ;  mais  lorsque  le  richard  du  pays  déclara  que  celle 
qui  l'allaiterait  recevrait  de  lui  cinq  shillings  par  semaine,  et 
qu'il  faisait  son  affaire  de  l'avenir  du  nouveau-né ,  les  mon- 
tagnes retentirent  de  l'éloge  du  généreux  seigneur.  On  ne 
parla  pas  d'autre  chose  pendant  un  mois  entre  Denbigh  et 
Caernarvon.  L'orphelin  profita  et  grandit.  On  l'envoya  à  l'é- 
cole; mais  dès  qu'il  sut  lire  et  écrire,  le  richard  découvrit 
que  c'était  un  garçon  intelligent  qui  pouvait  lui  être  utile 
dans  sa  maison.  Il  le  prit  donc  à  son  service;  et,  en  effet, 
c'était  un  garçon  propre  à  tout  quoique  sale,  actif  quoique 
curieux »  Ici  l'hôtesse  qui  cherchait  une  nouvelle  épi- 
gramme  regarda  malicieusement  le  pot-à-beurre <c  Oui, 

curieux ,  ajouia-t-e]lc|;  mais  les  gens  curieux  ont  bien  leur 
utilité  aussi,  car  ils  savent  beaucoup  de  nouvelles,  madame. 


DU   PAYS   DE    GALLES.  145 

Or,  Wllly  avait  quinze  ans  quand  son  patron,  comme  on 
l'appelait,  se  laissa  mourir.  La  veuve  ne  congédia  pas  l'or- 
phelin et  continua  à  l'employer,  tantôt  comme  laquais,  tantôt 
comme  secrétaire,  tantôt  à  une  chose,  tantôt  à  une  autre; 
elle  en  fit,  bref  son  factotum;  et  lui,  ne  boudait  aucun 
ouvrage  :  au  contraire,  il  allait  au-devant  de  tous  les  ser- 
vices qui  lui  étaient  commandés;  il  souffrait  patiemment 
l'humeur  de  sa  maîtresse  ;  il  s'humiliait  sous  tous  ses  caprices, 
malgré  sa  vivacité  qui  faisait  souvent  succéder  un  soufflet  à 
un  mot  de  colère.  N'importe,  Willy  recevait  tout,  et  ce  qu'il 
y  a  d'extraordinaire,  c'est  que  par  cette  patience  et  cette 
humilité  il  gagnait  tous  les  jours  du  crédit  sur  l'esprit  de  la 
dame.  Chose  étrange  :  cette  belle  veuve  était  devenue  tout-à- 
coup  aussi  intéressée  que  son  vieux  mari.  Sa  passion  était 
d'amasser  liards  sur  liards;  Willy  sut  se  rendre  précieux  à 
son  avarice  :  levé  de  bonne  heure,  surveillant  tous  les  tra- 
vaux de  la  plus  grande  ferme ,  il  mesurait  le  lait  dans  la  lai- 
terie, faisait  mettre  sous  ses  yeux  tout  le  beurre  en  pots,  et 
l'accompagnait  au  marché,  où  il  restait  sur  place  jusqu'à  ce 
que  tout  fût  vendu ,  se  contentant  d'un  morceau  de  fromage 

mangé  à  la  hâte  et  d'une  demi-pinte  de  cwrrw lui  qui 

lout-à-l'heure  a  méprisé  mon  Xérès! »  L'hôtesse  ici  de- 
vint rouge  de  colère  et  s'arrêta  tout  essouflée.  Si  j'eusse  été  un 
homme  j'aurais  fait  venir  une  bouteille  de  Xérès  pour  la 
consoler  et  lui  rendre  la  parole.  Heureusement  elle  la  re- 
trouva bientôt. 

ce  La  veuve,  madame,  continua-t-elle,  reçut  plusieurs  of- 
fres de  mariage,  il  se  présenta  même  de  nobles  partis;  elle 
dit  non  à  tous  et  toujours  non.  On  la  voyait  le  dimanche  se 
rendre  seule  à  l'église  de  Denbigh ,  et  se  placer  dans]  sou 
banc  avec  des  airs  de  duchesse.  Willy  rampait  humblement 
derrière  elle,  portant  son  livre  de  messe.  Il  y  avait  bien  des 
personnes  qui  disaient  que  Willy  épouserait  la  veuve;  mais, 
répondait-on ,  s'il  pouvait  croire  à  un  pareil  rêve,  il  commen- 
cerait à  relever  la  tête.  Au  conlraire,  Wllly  la  tenait  toujours 

VI. — 4*   SÉRIE.  10 


146  lES   AUBERGES 

tasse ,  et  sa  maîtresse  le  rudoyait  lonjouss:  aussi  plaignait-on 
quelquefois  Willy  ;  mais  lui  de  rire ,  lorsqu'on  lui  témoignait 
^  lui-même  celte  compassion. 

ce  La  veuve  et  son  Willy  vivaient  ainsi  depuis  plusieurs  an- 
nées :  ou  avait  presque  oublié  de  parler  d'eux.  On  les  laissait, 
elle  ajouter  des  liards  aux  sous,  des  sous  aux  shillings,  des 
shillings  aux  guiuées,  et  lui  surveiller  les  pots-à- beurre  ou 
porter  le  livre  de  messe ,  lorsque  la  veuve  tomba  malade.  Sa 
lualadie  dura  près  d'un  mois;  mais  ce  ne  fut  que  deux  jours 
avaut  sa  mort  qu'on  aperçut  quelque  chaugement  dans  la  cou- 
(Juite  de  Willy.  Lorsqu'il  vit  qu'elle  était  au  plus  mal,  il  se 
glissa  dans  la  chambre ,  se  mit  auprès  du  lit ,  prit  la  main  de 
la  malade  et  demanda  comment  elle  allait.  La  garde  ût  une 
grimace  de  funeste  augure  :  Willy  ne  quitta  plus  le  chevet. 
La  garde  prélendit  qu'une  fois  ou  deux  elle  fut  tentée  de 
lui  demander  ce  qu'il  faisait  là  ;  mais  il  fixa  sur  elle  un  regard 
glacé  qui  lui  faisait  expirer  la  parole  sur  les  lèvres.  A  ime 
heure  la  veuve  mourut;  à  deux,  Willy,  l'humble  elpaiieut 
Willy,  était  un  grand  seigneur.  Rien  ne  s'apprend  vite 
comme  de  commander,  madame;  Willy  disait  déjà  :  ce  Obéis- 
sez-moi! »  comme  s'il  n'avait  jamais  obéi  lui-même.  Il  sem- 
blait être  né  maître  et  non  valet.  Vainement,  lorsqu'il  eût 
tourné  le  dos ,  on  se  dit  :  je  ne  ferai  pas  ce  qu'il  m'a  ordonné  ; 
quand  il  reparut,  il  fallut  bien  le  faire  :  Willy,  depuis  quatre 
ans,  ctciit  le  mari  de  la  veuve .' 

—  Ce  que  vous  me  dites  est  singulier,  m'écriai-je! 

—  Très  singulier,  sans  doute,  reprit  M"  Jones,  car  la 
veuve  s'appartenait  à  elle-même;  mais  le  ministre  qui  les 
avait  unis  recevait  une  rente  pour  garder  le  secret.  Les  ob- 
sèques de  la  dame  furent  magnifiques ,  quoiqu'on  ail  dit  que 
Willy  s'entendît  avec  le  sacristaia  de  l'église  de  Denbigh 
pour  enlever  les  plaques  d'argent  du  cercueil,  quand  il  fut 
déposé  dans  le  caveau.  Mais  oslensiblcment,  il  n'épargna 
rien  pour  se  montrer  ce  qu'il  voulait  être  désormais. 

—  Et  que  voulait-il  être? 


DU   PAYS    GALLES.  147 

—  Un  homme  comme  il  faut ,  et  il  a  réussi  ;  ce  qui  est  chose 
facile  du  reste,  avec  soixante  ou  quatre-vingt  mille  livres 
sterling  pour  soutenir  son  rang.  K'ai-je  pas  vu  de  mes  yeux 
lord  Flanberris  le  regarder  avec  mépris,  comme  un  reptile, 
le  dimanche  qui  précéda  la  mort  de  la  veuve  ;  puis ,  le  di- 
manche d'ensuite ,  le  même  lord  Flanberris  sourire  au  même 
Willy,  et  un  mois  après,  l'emmener  dîner  dans  son  château? 
Il  est  vrai  que  lord  Flanberris  a  quatre  filles  à  marier. 

—  Quelle  étrange  histoire!  répétai-je. 

—  IN'ous  autres  pauvres  gens,  poursuivit  l'hôtesse,  nous 
sommes  bien  pardonnables  de  saluer  un  pareil  homme ,  nous 
vivons  de  notre  civililé;  mais  comment  ceux  qui  n'ont  pas 
besoin  de  lui  peuvent-ils  oublier  si  vite  ce  qu'il  a  été  ;  le  voik\ 
membre  du  Parlement.  Non-seulement  on  le  salue,  mais  on 
lui  fait  la  cour ,  et  ses  manières  communes ,  on  appelle  cela 
des  manières  originales  :  je  le  veux  bien.  Cependant,  je  ne 
lui  pardonne  pas  d'avoir  refusé  mon  vin  de  Xérès ,  lui  qui  a 
vécu  de  lait  aigre  pendant  des  années  :  refuser  mon  Xérès  !  » 

La  pluie  avait  cessé  :  nos  messieurs  étaient  de  retour  de 
la  pêche.  Tout-à-coup  la  calèche  ramena  le  parvenu  à  l'au- 
berge. 

(c  Eh  donc!  s'écria  l'hutesse,  je  croyais  qu'il  s'en  allaita 
la  ville  :  il  aura  visité  seulement  une  de  ses  fermes  !  » 

Telle  est  la  puissance  de  la  richesse,  que  l'hôtesse  oublia 
sa  rancune.  Le  palefrenier  et  Grizzy  furent  rappelés.  Le 
Willy  de  la  veuve  trouva ,  en  descendant  de  voiture ,  tous  les 
valets  de  l'auberge  à  leur  poste ,  lui  offrant  leurs  services ,  et 
IM"  Jones  son  vin  de  Xérès,  avec  ses  révérences. 

(Neic  Moitthhj  Magazine.) 


10. 


ittt$ccllancr$. 


HORACE    DE    BELZUNGE. 

chrojvique   de    l'uîviversit  é  de  coi.mbre. 


C'était  en  1592.  La  petite  rue  qui  conduit  du  marché  de 
Coïmbre  à  la  route  d'Oporto,  ordinairement  si  tranquille, 
était  le  théâtre  d'une  scène  tumultueuse.  Rarement  la  popu- 
lation portugaise  daignait  traverser  cette  rue,  frappée  d'une 
espèce  d'interdit,  et  habitée  par  un  nombre  considérable  de 
familles  juives ,  dont  les  habitudes  serviles  et  les  coutumes 
religieuses  étaient  pour  les  chrétiens  un  objet  de  dégoût. 
Qu'était  devenue  la  résignation  séculaire  avec  laquelle  ces 
juifs  supportaient  ordinairement  les  humiliations  dont  on  les 
écrase?  Les  voici  tous  en  mouvement,  tous  furieux.  Habi- 
tués à  l'outrage  et  à  l'isolement  ,  pourquoi  s'éveillent- ils? 
pourquoi  s'irritent-ils?  quel  motif  extraordinaire  cause  l'effer- 
vescence qui  règne,  non-seulement  dans  la  basse  classe ,  mais 
même  parmi  la  classe  élevée  des  sectateurs  de  Moïse? 

Un  mélange  confus  de  guenilles  et  de  dorures  produisait 
l'effet  le  plus  étrange.  Partout  des  haillons  el  des  uniformes. 
Rembrandt  n'eût  pas  manqué  de  s'emparer  de  cette  scène  bi- 
zarre où  tout  le  monde  se  mêlait,  courant  çà  et  là,  en  proie  à 
une  étrange  hallucination.  La  douteuse  clarté  delà  lune  ver- 
sait son  demi-jour  olivâtre  sur  les  traits  réguliers  et  caracté- 
ristiques de  cette  race  orientale.  Bientôt  on  vit  une  figure  hu- 
maine s'enfuir  précipitamment  de  cette  rue  et  venir  tomber 
aux  pieds  de  la  statue  du  roi  qui  s'élevait  à  son  extrémité. 


HORACE    DE    BELZU>"CE.  1^9 

La  foule  se  pressait  ;  on  poursiiivail  le  fugitif.  De  longs  cris 
annonçaient  la  fureur  générale  :  partout  lanternes,  bâtons, 
armes  de  toute  espèce  ;  de  minute  en  minute  le  cercle 
se  rétrécissait  autour  de  notre  héros,  qui,  bientôt,  fut  en 
butte  à  l'attaque  féroce  de  cette  multitude  irritée.  Renversé 
par  le  premier  choc ,  il  chercha  péniblement  à  se  dégager  du 
long  voile  dont  il  était  enveloppé  ;  lorsque  après  plus  d'un 
effort  infructueux,  il  y  fut  parvenu,  on  vit  surgir  un  beau 
jeune  homme,  dont  les  traits,  couverts  d'un  fard  jaune,  selon 
la  mode  du  temps ,  annonçaient  par  leur  noblesse  expressive , 
la  distinction  de  sa  naissance.  Il  réussit  à  se  soustraire  aux  pre- 
mières agressions ,  et ,  se  redressant  avec  fierté ,  tout  en  cher- 
chant à  ses  côtés  une  épéequine  s'y  trouvait  point,  il  se  re- 
tourna avec  mépris  vers  les  figures  barbares  qui  l'entouraient. 
«  Par  saint  Denis,  leur  dit-il ,  jamais  honnête  Français  ne  se 
«  trouva  en  telle  compagnie!  Sur  mon  honneur,  canaille 
«  juive,  si  vous  osez  porter  encore  la  main  sur  le  descendant 
«  des  connétables  de  France ,  il  vous  arrivera  malheur.  « 

Les  juifs  répondirent  à  cette  allocution  par  un  cri  sauvage; 
vous  eussiez  dit  le  rugissement  confus  de  bêtes  féroces.  Ils 
se  jetèrent  sur  le  jeune  homme  avec  plus  de  rage  que  la  pre- 
mière fois,  et  son  manteau  jaune  fut  en  lambeaux.  Malgré 
l'inutilité  de  la  résistance,  la  victime  luttait  toujours,  et 
c'était  un  spectacle  terrible  que  cet  acharnement  d'une 
foule  sur  un  seul  homme.  On  eût  pu  croire  qu'Israël  voulait 
en  un  seul  jour  venger  toutes  ses  injures.  On  n'entendait  que 
le  choc  des  lanternes ,  le  brisement  des  bâtons ,  le  bruit  des 
pas  sur  le  pavé  ;  au-dessus  de  cette  scène  confuse  et  terrible 
planait,  comme  un  juge  sévère,  la  statue  du  roi  Sébastien , 
éclairée  par  la  lune. 

Dans  ce  moment  parurent  au  haut  de  la  rue  quatre  torches 
portées  par  des  valets,  revêtus  d'une  riche  livrée;  au  milieu 
d'eux  marchait  un  jeune  noble,  enveloppé  de  son  manteau 
noir  ;  il  s'arrêta  et  dit  à  ses  domestiques  de  s'informer  de  la 
cause  du  tumulte.  Mais  avant  qu'ils  eussent  pu  remplir  ses 


ISO  HORACE   DE    BEL2UNCE. 

ordres,  il  était  déjà  monté  sur  un  de  ces  perrons  élevés,  dont 
toutes  les  rues  de  Coïmbre  sont  garnies  j  de  là  il  cria  d'une 
voix  forte  : 

ce  Séparez-vous!  au  nom  de  la  loi  de  Moïse,  séparez- 
<c  vous.  » 

A  ces  mots,  celte  masse  d'hommes,  si  dense,  tout-à-Flieure 
que  vous  eussiez  dit  un  seul  bloc  mobile ,  se  sépara ,  et  l'on 
aperçut  distinctement ,  à  la  clarté  des  torches ,  le  jeune 
homme  fugitif.  Ses  traits  délicats  annonçaient  à  peine  dix- 
ïieufans.  On  pouvait  lire  sur  cette  charmante  physionomie  la 
grâce ,  la  finesse  et  la  bienveillance.  Un  costume  étrange  le 
défigurait  cependant.  Des  pieds  à  la  tète  il  était  enveloppé 
d'un  drap  couleur  de  feu,  ses  pieds  figuraient  ceux  d'un 
satyre  :  une  longue  queue  se  balançait  et  passait  par  une  des 
ouvertures  de  son  manteau;  sur  sa  poitrine  était  posé  un  écri- 
leau,  portant  ces  mots:  judas  le  traître.  Les  lambeaux  de 
tout  cet  attirail,  demi  chrétien,  demi  païen,  qui  avait  failli 
coûter  cher  à  celui  qui  le  portait,  étaient  le  jouet  du  vent. 

(c  Qu'avez-vous  fait  là ,  don  lïoralio  ?  s'écria  le  nouveau 
venu,  en  s'adressant  au  fugitif.  Conuucnt  vous  trouvez-vous 
dans  cet  horrible  quartier?  et  sous  un  tel  déguisement  encore? 

—  Demandez -le  à  celle  honorable  canaille,  répondit 
l'autre  I  ce  n'est  ma  foi  pas  moi  qui  les  ai  cherchés.  Que  le 
diable  joue  son  rôle  lui-même  une  autre  fois,  si  cela  lui 
plaît.  Les  misérables  n'ont  pas  le  moindre  respect  pour 
Judas,  leur  ancêtre.  Quant  à  mon  sang  ils  l'ont  versé  sans 
scrupule.  Yoyez  !  il  tombe  abondamment  de  mon  bras.  Heu- 
reusement quelques-uns  de  mes  haillons  sont  rouges;  le  sang 
paraît  moins.  Je  vous  remercie ,  don  Sébastien  ,  sans  vous  j'é- 
tais perdu.  » 

En  disant  ces  mots,  le  jeune  Français  s'approcha  du  Portu- 
gais pour  lui  serrer  la  main.  Celui-ci  recula  de  quelques  pas 
avec  horreur. 

—  Ne  m'approchez  pas ,  Horace  !  Votre  haleine  est  souillée 
par  votre  contact  avec  ces  idolâtres  ;  n'essayez  pas  d'arriver 


HORACE    DE    ÊELZU5CE,  151 

jusqu'à  moi.  Mes  domestiques  se  placeraient  entre  nous!» 
Muet  de  surprise ,  Horace  de  Belzunce  (tel  était  le  nom  du 
Français  )  jeta  sur  don  Sebastien  ,  qui  s'éloignait  d'un  pas 
grave  ,  un  long  regard  dans  lequel  se  peignaient  la  douleur 
et  l'étonnement.  Jeunes  l'un  et  l'autre,  ils  se  trouyaient  éga- 
lement confiés  aux  soins  des  pères  jésuites ,  dont  la  renommée 
avait  déjà  signalé  l'admirable  talent  pour  l'éducaiion  de  la 
jeunesse  et  dont  la  puissance  grandissait  dans  l'ombre.  Le 
teint  rose  et  un  peu  paie  d'Horace  contrastait  avec  le  teint 
bronzé  de  son  camarade,  autant  que  le  nez  d'aigle,  l'œil 
ardent ,  recouvert  de  sourcils  épais,  et  les  lèvres  contractées 
de  Sébastien  faisaient  ressortir  la  physionomie  gracieuse  et 
bienveillante  du  gentilhomme  français.  On  verra  bientôt  ces 
deux  destinées  se  croiser  et  se  confondre,  sans  que  l'nne  puisse 
jamais  attirer  l'autre  et  l'absorber  ;  on  verra  ces  deux  jeunes 
gens ,  dont  j'emprunte  l'histoire  aux  annales  des  jésuites  de 
Coïmbre,  obéir,  chacun  dans  leur  ligne,  à  l'inévitable  fiitaliië 
du  caractère.  Ici  le  dévoûment  toujours  puni ,  toujours  prêt  a 
s'immoler  ;  là  l'égoïsme ,  que  rien  ne  corrige  ,  que  rien 
n'émeut,  que  rien  ne  fléchit. 

Le  jour  même,  dont  la  soirée  se  couronna  par  la  scène 
tumultueuse  que  nous  venons  d'esquisser  ,  le  peuple  de 
Coïmbre  s'était  rendu  en  foule  au  collège  des  jésuites ,  pour 
assistera  la  représentation  d'une  comédie  nouvelle,  donnée 
parles  bons  pères  :  c'était,  bien  entendu,  un  drame  sacré.  Judas 
Iscariote  y  jouait  un  rôle  important,  dont  personne  n'avait 
voulu  se  charger.  Horace  seul,  craignant  que  le  drame  composé 
par  un  des  pèies  ne  put  pas  être  représenté,  faute  d'un  ac- 
teur indispensable ,  voulut  bien  se  charger  du  pénible  rôle. 
L'auteur  n'avait  pas  manqué  de  semervSon  œuvre  d'anathèmes 
contre  les  juifs.  Ceux-ci  haïssaient  spécialement  les  jésuites, 
dont  le  pouvoir  n'était  pas  encore  aussi  grand  qu'il  le  devint 
plus  tard.  Leur  fureur  essaya  de  s'assouvir,  en  aitirant  Horace 
dans  le  quartier  qu'ils  habitaient.  Mais  Sc'bastien  se  mon- 
tra. Horace  rentra  inaperçu  dans  la  maison  des  jésuites,  et 


152  HORACE    DE    BELZUNCE. 

ce  ne  fut  que  le  lendemain  que  celte  scène  leur  fut  connue. 
Usant  de  leur  influence ,  ils  exigèrent  une  éclatante  répara- 
tion: ils  l'obtinrent.  Les  pauvres  juifs  furent  chassés  à  coups 
de  verge.  Des  amendes  énormes  furent  infligées  aux  plus 
riches  :  seul  moyen  de  les  soustraire  à  des  humiliations  plus 
grandes  encore.  On  s'empressa  de  faire  visite  au  jeune  Fran- 
çais, pour  le  féliciter  de  sa  miraculeuse  délivrance,  et  don 
Sébastien  se  présenta  chez  lui  un  des  premiers. 

Ce  Portugais  appartenait  à  l'une  des  plus  illustres  familles 
du  royaume.  Héritier  d'une  grande  fortune  ;  orgueilleux  et 
faible,  craintif  et  vindicatif,  il  devait  voir  réussir  tous  ses 
desseins.  La  pâleur  de  ses  traits  ,  beaux  d'ailleurs  ,  n'annon- 
çait pas  cette  fraîcheur  de  la  santé ,  qu'on  trouve  d'ordinaire 
chez  un  jeune  homme  de  vingt  ans.  Son  œil  noir  n'était  pas 
le  miroir  d'une  àme  pure  :  on  y  voyait  briller  le  feu  de  la 
convoitise  et  de  l'ambition.  Il  aimait  le  jeune  Horace  comme 
le  chat  aime  son  camarade.  Ce  dernier^  élevé  avec  lui 
dans  la  maison  de  son  oncle ,  lui  avait  toujours  montré  un 
attachement  sans  bornes  et  une  sincérité  à  l'épreuve.  Ho- 
race, léger  et  galant  comme  un  Français,  toujours  gai,  ja- 
mais inquiet ,  s'éloignait  de  son  ami  par  les  qualités  comme 
par  les  défauts  :  les  sentimens  de  l'un  et  de  l'autre  vont  se 
développer  à  nos  yeux  avec  une  énergie  dramatique. 

Près  de  Coimbre  vivait  un  riche  protestant  qui  s'était  enfui 
de  France,  et  qui  habitait  cette  retraite  avec  une  fille  et  deux 
fils.  Le  bruit  courut,  mais  à  tort,  que  Sébastien  entretenait 
une  intrigue  amoureuse  avec  la  jeune  protestante.  Un  des  fils 
du  réfugié  vint  trouver  don  Sébastien  et  lui  demander  satis- 
faction. 

ce  Eh  bien ,  dit  Horace  à  son  ami  qui  venait  de  lui  apprendre 
cet  accident,  que  vas-tu  faire? 

—  Le  bienheureux  saint  Jacques  me  préserve  de  risquer 
ma  vie  contre  un  hérétique,  indigne  de  tenir  mon  étrier 
lorsque  je  monte  à  cheval  ! 

—  H  est  gentilhomme  comme  toi ,  et  l'hérésie  ne  peut ,  quant 


HORACE    DE    BELZUSCE.  153 

au  point   d'honneur,  le  rabaisser  au-dessous  de  ton  rang. 

—  Bah  !  un  être  que  la  sainte  inquisilion  brûle  comme  la 
paille!  il  ne  peut  pas  m'oifenser. 

—  Tu  dois  te  battre,  ne  fût-ce  que  pour  défendre  l'hon- 
neur de  la  jeune  fdle. 

—  Une  hérétique! 

—  Fùi-elle  la  dernière  des  servantes  de  ton  père ,  si  elle  est 
vertueuse,  tu  ne  dois  ni  l'insulter,  ni  souffrir  qu'on  l'in- 
sulte. 

—  Exagération  ! 

—  Ce  sont  les  principes  de  mon  grand-père  et  de  tous  les 
Français  qui  ont  le  cœur  bien  placé. 

—  Mon  honneur  est  hors  de  l'atteinte  de  ces  gens-là!  Un 
grand  de  Portugal  peut  seul  l'attaquer.  Si  cet  insensé  fait  im 
pas  de  plus,  il  est  perdu;  j'ai  à  mes  ordres  une  centaine  de 
paysans  qui  sauront  le  mettre  à  la  raison.  Si  dans  le  .conflit 
il  tombe  mort ,  une  messe  sauvera  son  âme  ;  c'est  trop  de  gé- 
nérosité envers  un  hérétique  !  « 

Horace  s'éloigna  en  silence.  Il  alla  se  battre  à  'la  place  de 
son  ami  pour  défendre  l'honneur  d'une  jeune  fdle  qu'il  ne  con- 
naissait pas.  Le  prix  de  son  dévoùment  fut  triste;  il  reçut  un 
vigoureux  coup  d'épée  qui  le  retint  long-temps  au  lit;  dès 
que  Sébastien  en  eut  connaissance,  il  courut  se  prosterner  sur 
les  dalles  d'une  église  pour  implorer  la  guérison  de  son  ami 
et  le  pardon  de  ce  duel  que  l'Eglise  condamne. 

Ainsi  avait  commencé  le  double  développement  de  leur 
existence;  il  devait  se  continuer  de  même,  et  quelque  dou- 
loureuse que  fût  la  leçon  dont  notre  histoire  véridique  con- 
tient les  résultats,  nous  devons  en  retracer  toutes  les  circon- 
stances. Nos  deux  héros  appartenaient  à  deux  classes  d'hom- 
mes opposées  ;  celle  qui  sacrifie  les  autres  à  soi  et  celle  qui 
se  sacrifie  aux  autres.  Les  pères  jésuites,  qui  employaient 
tout,  la  vertu  comme  le  vice  ,  ne  voulurent  pas  laisser  s'é- 
vanouir l'excellente  occasion  qui  s'olfrail,  de  tourner  au  profit 
de  l'ordre  et  d'exploiter  en  faveur  de  sa  puissance  deux  es- 


154  HORACE    DE   BELZUNCE. 

prits  si  contraires.  Ils  travaillèrent  activcmoni  à  les  attirer 
dans  leur  république. 

Le  jeune  Portugais  entra  dans  Tordre,  s'engageaut  à  laisser 
tous  SCS  biens  présens  et  futurs  à  la  compagnie  de  Jésus. 
Les  deux  amis  devinrent  alors  plus  intimes,  bien  qu'Horace, 
étant  déjà  pj'ofès ,  se  trouvât  alors  le  supérieur  de  Sébastien. 

Parmi  les  pères  qui  approchaient  le  plus  des  deux  jeunes 
gens ,  se  trouvait  en  première  ligne  le  père  Angeîo  dcl  Os- 
iran  Riguez,  homme  de  quarante  ans,  habitué  au  grand 
inonde ,  et  maître  de  cette  pénétration ,  de  ce  sang-froid  que 
donne  une  longue  expérience  des  cœurs..  Son  rang  de  profès 
des  quatre  vœux  le  plaçait  au-dessus  du  recteur  du  collège; 
et  sa  participation  aux  mystères  les  plus  profonds  de  l'ordre , 
lui  donnait  un  ascendant  auquel  il  était  difficile  de  résister.  A 
de  grandes  qualités  Piiguez  joignait  des  défauts  redoutables. 
Sa  vie  .avait  été  une  longue  et  orageuse  épopée  ;  sestraiis  vigou- 
reusement sculptés ,  mais  contractés  d'une  manière  bizarre , 
témoignaient  d'une  grande  agitation  et  de  longs  combats. 
Il  était  recherché  dans  sa  parure.  Il  n'ignorait  pas  l'influence 
de  l'extérieur  sur  les  hommes  :  dévoué  à  la  compagnie  de 
Jésus,  il  en  pratiquait  toutes  les  maximes,  et  Horace,  son 
favori,  ne  pouvait  partager  Tastuce  de  tous  ses  principes.  «  Je 
<c  sais,  disait-il  alors  à  Sébastien,  que  la  finesse,  la  ruse,  la 
«  dissimulation,  la  flatterie,  sont  justifiées  et  sanctifiées  par 
<c  le  but  que  nous  nous  proposons;  mais  ce  sont  des  armes 
a  qui  ne  sont  bonnes  qu'au  moment  fatal  des  nécessités  der- 
tc  nières.  5)  Sébastien  pensait  autremenlet  adoptait,  dans  toute 
leur  étendue,  les  théories  des  Pères.  Il  prononça  bientôt  après 
le  triple  vœu  de  pauvreté,  de  chasteté  et  d'obéissance. 

Cependant  Sébastien  faisait  souvent  des  promenades  mys- 
térieuses dont  il  cherchait  toujours  à  dissimuler  le  véritable 
but  :  une  jeune  et  jolie  Juive  avait  trouvé  le  moyen  de  lui 
plaiie  ,  lui  qui  avait  témoigné  autrefois  tant  d'aversion  pour 
sa  race.  Un  jour ,  le  hasard  amena  dans  la  même  maison  le 
père  Ignace,  au  moment  où  le  Portugais  s'y  trouvait.  Traité 


HORACE   DE    BELZ€>'CE.  loy 

par  Sébastien  avec  un  orgueil  méprisant,  Ignace  ne  pouvait 
laisser  échapper  une  si  belle  occasion  de  vengeance  :  comment 
faire?  Sébastien  ordonne  à  la  Juive  de  fermer  ses  jalousies ,  de 
contrefaire  la  malade  et  d'attendre  l'événement.  Quant  à  lui, 
il  court  à  la  maison  professe,  ouvre  la  porte  d'Horace  et  se 
précipite  dans  la  chambre  de  ce  dernier,  avec  toutes  les  ap- 
parences du  plus  profond  désespoir. 

c<  Ah  !  s'écrie-t-il ,  une  femme  que  j'adore  est  dangereuse- 
ment malade,  et  un  ordre  pressant  du  recteur  m'empêche  de 
voler  chez  elle;  je  t'en  supplie,  Horace,  au  nom  de  notre 
amitié  si  intime,  n'abandonne  pas  la  jeune  lille;  va  me  rem- 
placer auprès  d'elle  :  tiens ,  prends  ce  médicament  ;  cours  î 
elle  demeure  rue  d'Atocha,  près  de  l'église  :  Horace  rends- 
moi  la  vie.  y> 

Il  le  poussa  dehors  avant  qu'il  eût  eu  le  temps  de  se  recon- 
naître; puis  Sébastien  courut  à  sa  chambre,  se  déshabilla  et 
se  mit  au  lit,  prétextant  qu'il  avait  la  fièvre. 

Cinq  minutes  s'écoulent;  la  baguette  du  sous-procurateur 
fait  retentir  sa  porte  et  lui  annonce  l'arrivée  du  recteur.  Ce 
dernier  entre ,  suivi  d'Ignace  :  quelle  surprise  pour  l'un  et 
l'autre  de  trouver  dans  son  lit,  livré  au  sommeil,  celui  que 
venait  de  rencontrer  le  père  Ignace  dans  un  quartier  fort 
lointain  1 

Sébastien  eut  l'air  de  ne  rien  comprendre  à  l'accusation  du 
recteur,  qui  se  retourna,  fort  en  colère,  du  côté  du  père 
Ignace,  en  lui  reprochant  ses  calomnies.  «Je  jure  par  tous  îes^ 
saints,  s'écria  ce  dernier,  que  j'ai  bien  cru  voir  le  frère 
Sébastien  ;  sans  doute ,  la  faiblesse  de  ma  vue  est  seule  cou- 
pable. En  tous  les  cas,  je  suis  bien  sur  que  cette  odieuse 
maison  renfermait  tout-à-l'heuie  un  membre  de  notre  ordre  ; 
envoyez-y  quelqu'un;  le  coupable  doit  y  être.  » 

A  ces  mots,  Sébastien  poussa  un  cri  d'eifioi  qui  éveilla 
l'attention  dn  recteur. 

«  Au  nom  de  votre  Vœu  sacré  (lui  dit-il) ,  je  vous  ordonne 
de  me  dire  ce  que  vous  savez  de  celte  affaire. 


156  HORACE    DE    EELZUNCE. 

—  Mon  père  (répondil-il  d'une  voix  tremblante),  vous  me 
demandez  d'accuser  un  ami  et  un  frère? 

—  Fùt-il  voire  père,  vous  le  direz  :  l'intérêt  de  l'ordre 
l'exige;  parlez. 

—  Malheureux  Horace!  ime  Juive  l'a. séduit;  mon  père, 
pardonnez-lui  I  5> 

Il  retombe  épuisé  sur  son  oreiller. 

ce  Consolez -vous,  mon  fils,  vous  n'avez  point  trahi  votre 
ami  ;  vous  l'avez  sauvé  :  ma  bénédiction  tombe  sur  vous  ; 
l'ordre  vous  protège.  » 

Les  serviteurs  du  collège  sont  aussitôt  mis  en  roule  vers  la 
rue  d'Atocha;  et  Horace,  surpris  dans  la  chambre  d'Esiher, 
fut  ramené  prisonnier  au  couvent.  Sermens,  protesiaiions  ne 
servent  de  rien  :  enfermé  dans  une  des  prisons  de  l'ordre,  il 
médite  à  loisir  sur  cette  imprudence  qui  exerce  sur  sa  vie 
une  influence  si  cruelle. 

Trois  longues  journées  se  passent;  la  tête  appuyée  dans  ses 
mains,  absorbé  dans  ses  réflexions,  il  voit  naître  le  soir  du 
quatrième  jour.  Une  lampe  chétive  brûle  à  ses  pieds,  et  la 
lune  fait  jouer  le  caprice  de  sesTayons  sur  les  barreaux  de  la 
fenêtre.  La  porte  s'ouvre  ;  Sébastien  entre. 

«  Eh  bien  ,  lui  dit  Horace,  c'est  par  toi  que  je  suis  ici;  tu 
m'as  calomnié  ;  tu  as  attiré  sur  ma  tète  le  châtiment  que 
méritait  ta  faute  !  Avoue-la  :  tu  seras  pardonné.  » 

Le  cœur  de  Sébastien  n'était  pas  encore  entièrement  gâté  : 
cette  grandeur  d'àme  le  vainquit.  H  se  jeta  en  pleurant  dans 
les  bras  d'Horace. 

ce  Sébastien ,  dit  ce  dernier ,  souviens-loi  de  cette  soirée  ; 
lu  es  passionné  et  orgueilleux,  je  le  sais  :  promets-moi  seule- 
ment de  ne  plus  me  tromper  !  Ma  poitrine  te  servira  d'abri,  si 
tu  veux;  mais  je  veux  savoir  pourquoi.  » 

Sébastien  l'embrassa  une  seconde  fois,  et  lui  dit  : 

ce  Par  la  croix  que  je  porte  sur  la  poitrine,  je  te  le  jure.  » 

L'alliance  fut  de  nouveau  conclue,  et,  le  cœur  plus  léger, 
Horace  passa  sans  murmurer  de  sou  cachot  dans  la  cour  in- 


HORACE    DE    BELZUÎICE.  157 

lërieure ,  où  le  boiirreau  des  pères  jésuites  frappait  à  coups 
redoublés  les  épaules  nues  des  coupables.  Selon  les  inslituiions 
d'Ignace  ,  ces  chàlimens  devaient  être  publics;  mais  les  mu- 
railles de  la  cour  étaient  si  élevées  que ,  dans  cette  cir- 
constance comme  dans  toutes  les  autres,  les  pères  jetaient  de 
fait  un  voile  épais  sur  leurs  actions.  Pieds  nus,  les  épaules 
seules  découvertes,  les  bras  liés  avec  un  cordon  de  soie  jaune, 
privilège  dû  à  sa  naissance ,  Horace  attendit  son  sort.  Quand 
le  bourreau  eut  fait  sa  lâche ,  le  jeune  homme  resta  là  ,  de- 
bout, selon  la  loi,  sous  le  soleil,  le  front  voilé  de  tristesse ,  et 
les  yeux  attachés  sur  le  ciel. 

Il  y  avait  alors  à  Lisbonne  une  jeune  princesse,  Constanzia 
Nanhes,  jeune  fdlede  dix-sept  ans,  que  la  politique  ombra- 
geuse de  la  cour  de  Lisbonne  tenait  éloignée  et  comme  exilée 
à  Coimbre  sous  la  garde  d'une  vieille  parente.  La  maison 
habitée  par  cette  jeune  fille  et  sa  gardienne  était  attenante  au 
collège  des  jésuites;  et  les  fenêtres  de  ses  apparlemens  don- 
naient sur  la  cour  où  Horace  subissait  la  punition  de  son 
dévoùment.  Les  épais  rideaux  de  sa  croisée  étaient  soulevés 
légèrement;  et  tandis  qucL^Ja  tète  appuyée  sur  sa  jolie  main  , 
elle  semblait  écouter  avec  attention  les  vieux  récits  d'une 
Mauresque,  qui  exhumait  de  leurs  tombeaux  les  ombres  des 
amans  de  Grenade  et  les  délices  de  l'Alhambra  ,  son  œil  furlif 
errait  sur  les  maisons  voisines.  Ses  regards  tombent  sur  la 
figure  pensive  d'Horace ,  sur  ce  front  pâle ,  cet  œil  fier  et  si 
doux,  celte  noble  attitude,  cette  tristesse  héroïque,  ces  nobles 
formes  :  jamais  modèle  posant  devant  un  peintre  qui  veut 
reproduire  un  héros  hellénique,  n'offrit  un  plus  admirable 
type  de  noblesse  idéale.  Constanzia  devint  rêveuse  et  n'écouta 
plus  ces  belles  histoires  qui,  peu  de  temps  auparavant,  lui 
semblaient  pleines  de  vie ,  de  ilamme  et  de  bonheur. 

Quelques  semaines  après  celle  humiliante  et  douloureuse 
punition ,  les  deux  amis ,  mandés  chez  don  Riguez ,  se  rendent 
près  de  lui.  Une  mission  de  la  plus  haute  importance  pour 
l'ordre   va   leur   être  confiée,    dit- il.   Il   s'agit   d'enlever 


Î58  HORACE    DE    BELZUNCE. 

adroitement  à  don  Oi  tez  Belhador ,  ancien  amiral  de  sa  Ma- 
jesté très  Fidèle,  un  papier  qui  se  rattache  aux  plus  graves 
intérêts. 

«  La  possession  de  ce  document  est  majeure;  les  moyens 
importent  peu  :  la  foi  sanctifie  tout.  L'amiral  a  une  femme 
encore  belle ,  mais  sur  le  retour.  Don  Sébastien ,  gagnez  la 
confiance  de  la  femme;  vous,  Horace,  soyez  l'ami  de  don 
Ortez.  Pour  faciliter  votre  entrée  dans  cette  maison,  voici 
une  cassette  qu'un  cousin  de  l'amiral  m'a  chargé  de  lui  re- 
mettre ;  pensez  à  la  confiance  qui  vous  est  montrée  et  soyez-en 
dignes.  » 

Don  Sébastien  accepte  ce  double  et  singulier  rôle  avec  joie  ; 
Horace  avec  répugnance.  Ils  se  présentèrent  chez  l'amiral, 
qui  les  reçoit  fort  bien  ;  ce  vieux  marin ,  que  la  nature  avait 
doué  de  peu  de  finesse,  tenait  étendu  sur  un  tabouret  ses 
jambes  de  goutteux.  Bientôt  après ,  on  vit  entrer  la  dame  du 
logis,  dont  la  jeunesse  avait  dû  faire  plus  d'une  victime,  et 
4ont  l'automne  était  belle  encore.  On  annonce  le  dîner;  les 
deux  amis  y  sont  conviés  ;  Horace  parle  marine  avec  l'amiral  : 
Sébastien  est  aimable  et  réussit-  à  plaire.  Sa  causerie  était 
douce,  poétique,  gracieuse  et  dévote.  En  vain  dona  Ulrique  se 
dégageait-elle  de  ce  sujet  de  conversation  sacrée  :  Sébastien 
y  revenait  toujours  ;  donnait-elle  un  tour  de  coquetterie  au 
dialogue  commencé,  Sébastien  reculait  obstinément  et  deve- 
nait poli  quand  il  aurait  dû  être  galant.  Après  le  repas,  on 
passa  dans  le  salon;  puis  on  prit  le  frais  sur  le  balcon  du 
palais,  qui  dominait  sur  la  mer. 

ce  Tenez  ,  dit  la  belle  Ulrique  en  souriant  à  don  Sébastien  , 
voici  un  beau  crucifix  richement  travaillé  ;  je  vous  prie  de 
ne  pas  m'oublier  dans  vos  prières.  » 

Elle  lui  fil  une  profonde  révérence  et  sortit.  Horace  ne 
fut  pas  plus  heureux.  L'amiral  ne  se  laissa  point  séduire; 
aucun  de  ses  secrets  ne  lui  échappa  :  les  jeimes  gens  se  ren- 
dirent chez  don  Riguez. 

fic  Mes  amis,  leur  dit-il,  je  me  suis  trompé  dans  mon  choix  : 


HORACE    DE    BELZUNCE.  159 

changez  de  rùle.  L'amiral  aura  bien  plus  de  confiance  dans 
Horace ,  et  sa  femme  dans  Sébastien,  m 

Le  soir  même  de  ce  jour,  Horace  fut  abordé  par  un  petit 
nègre  appartenant  à  famiral ,  qui  lui  glissa  dans  la  main  une 
grenade;  il  ouvrit  le  fruit ,  et  y  trouva  un  papier  portant  ces 
mots  :  ce  Horace,  la  mission  dont  vous  êtes  chargé  ne  peut 
a  réussir  que  par  une  femme.  »  Ces  mots  furent  une  énigme 
pour  le  pauvre  Horace.  Le  soir  même,  il  se  rendit  chez  l'a- 
miral, qu'il  ne  trouva  pas  à  l'hôtel  et  qui  assistait,  avec  toute 
la  noblesse  de  Coïmbre,  à  une  fête  donnée  hors  la  ville. 
Horace  allait  se  retirer  ;  une  duègne  vint  lui  apprendre  que  sa 
maîtresse  serait  flattée  de  recevoir  sa  visite.  La  conversation 
fut  gaie.  Bientôt,  avec  celte  Iranchisc  dont  il  ne  pouvait  se 
défaire,  le  jeune  homme  avoua  qu'il  desirait  beaucoup  ob- 
tenir d'elle  un  papier  utile  à  son  ordre ,  et  il  l'indiqua. 

Ulrique  fixa  les  yeux  sur  lui,  se  leva,  prit  une  cassette, 
rouvrit,  en  tira  un  papier,  et  dit  à  Horace  d'un  ton  ferme  : 

ce  Horace,  votre  jeunesse  et  votre  naïveté  portent  avec 
elles-mêmes  leur  excuse....  Voici  le  papier  que  vous  sou- 
haitez :  il  ne  tient  qu'à  moi  d'en  disposer,  car  mon  époux 
est  le  premier  de  mes  esclaves.  Le  papier  est  à  vous.  Pro- 
mettez-moi seulement ;  jurez-moi  de » 

Elle  se  lroul>la.  Horace  lui-même  resta  muet.  Elle  vit  son 
trouble,  son  horreur:  elle  comprit  les  sentimcns  qui  agitaient 
le  jeune  homme;  elle  sortit.  Le  lendemain,  l'amiral  et  sa 
femme  avaient  quitté  Coïmbre. 

ce  Pourquoi  n'avoz-vous  pas  obéi  à  notre  ordre?  demanda 
don  Riguez  ù  Horace ,  lorsqu'il  lui  eut  rendu  compte  de  sa 
mission.  » 

La  rougeur  qui  colora  les  joues  du  jeune  homme  fut  sa 
seule  réponse. 

ce  Vous  oubliez  souvent,  continua  le  profès  des  quatre 
vœux ,  que  l'ordre  auquel  vous  appartenez  a  le  droit  de  tout 
exiger  de  vous. 

—  j\Iêmc  un  péché?  demanda  limidement  Horace. 


160  HORACE    DE    BELZUNCE. 

—  Qu'appelez-voiis  péché?  Le  moyen  qui  conduit  à  une 
fin  louable,  peut-il  être  jamais  coupable?  fùt-il  même  péché, 
que  vous  importe?  Dans  ce  cas,  il  retombera  sur  la  tête  de 
ceux  qui  vous  l'ont  commandé!  Vous  n'êtes  rien  qu'un  instru- 
ment; l'Ordre  est  tout.  » 

Horace  passa  dans  les  larmes  la  nuit  qui  suivit  celte  con- 
versation; jamais  les  chaînes  de  l'ordre  ne  lui  avaient  semblé 
si  pesantes;  jamais  sa  destinée  ne  s'était  offerte  à  sa  pensée 
sous  un  aspect  aussi  sombre.  Hélas!  son  cœur,  cruellement 
blessé,  devait  sentir  plus  profondément  encore  la  griffe  du 
tigre  qui  l'avait  saisi.  Les  douleurs  de  cette  nuit,  l'abaisse- 
ment auquel  il  se  trouvait  condamné ,  firent  un  homme  d'un 
jeune  homme;  son  courage  se  retrempa ,  sa  force  s'exalta,  il 
jura  de  ne  jamais  acheter  le  bonheur  au  prix  d'une  faute,  dût 
la  mort  punir  sa  résistance. 

Sébastien  venait  d'obtenir  un  beau  triomphe  :  c'était  à  ses 
efforts,  unis  à  ceux  de  don  Riguez,  que  l'ordre  était  rede- 
vable d'une  admirable  acquisition.  La  princesse  Constanzia 
et  sa  duègne  avaient  congédié  leur  confesseur,  et  résolu  de 
prendre  un  jésuite.  Ces  fonctions  furent  confiées  à  don  Ri- 
guez, qui  les  accepta  avec  joie,  bien  que  son  départ  de 
Coïmbre  fût  prochain.  Déjà  il  avait  subi  l'effrayante  litanie 
des  péchés  de  la  vieille  princesse,  à  laquelle  il  venait  de  se 
liâter  de  donner  l'absolution  ;  lorsqu'on  annonça  la  princesse 
Constanzia.  Par  malheur,  don  Riguez  fut  mandé  dans  ce 
moment  pour  une  affaire  de  la  plus  haute  importance ,  et  il 
fallut  qu'il  cédât  la  place  à  Horace. 

Ce  dernier  prit  place  au  confessional.  Triste  et  pensif,  ses 
regards  erraient  dans  la  sombre  église  où  ses  fonctions  l'ap- 
pelaient; son  œil  parcourait  cette  longue  perspective  qui 
commençait  à  la  porte  de  sa  prison  de  bois,  pour  se  terminer 
à  une  lampe  qui  brûlait  devant  la  statue  de  la  Vierge.  Tout-à- 
coup  un  bruit  de  pas  se  fait  entendre  :  il  aperçoit  trois  formes 
de  femmes  voilées  jusqu'aux  genoux  qui  s'avancent  à  pas 
lents  vers  lui:  deux  s'arrêtent;  la  troisième,  dont  la  marche 


HORACE   DE   BELZUNCE.  161 

incertaine  trahit  l'émotion,  se  dirige  vers  le  confessional. 
Horace  a  devant  lui  une  jeune  fille  timide ,  dont  il  ne  peut 
apercevoir  les  traits  ;  il  rassemble  sa  fermeté ,  et ,  répondant 
par  un  grave  signe  de  tête  au  salut  de  Constance,  il  s'apprête 
à  remplir  dignement  le  ministère  sublime  confié  à  sa  jeunesse. 
Elle  tombe  à  genoux  à  côté  de  lui  :  bientôt  il  entend  la  voix 
d'un  ange  qui  parle  à  Dieu. 

Elle  avoua  ses  péchés  qui  eussent  été  des  vertus  devant  le 
juge  le  plus  sévère ;  mais  lorsque  sa  voix,  devenue  trem- 
blante ,  parla  du  regard  qu'elle  avait  jeté  dans  la  cour  du  cou- 
vent ;  lorsqu'elle  peignit  avec  une  émotion  et  une  simplicité 
indéfinissables  l'effet  qu'avaient  produit  sur  elle  l'aspect  dit 
jeune  homme  et  l'air  de  souffrance  héroïque  qui  le  distin- 
guait ;  lorsqu'elle  se  plaignit  de  ce  souvenir  trop  doux  qui  ne 
l'abandonnait  ni  le  jour  ni  la  nuit,  le  cœur  de  l'homme  soutint 
une  lutte  affreuse  contre  le  devoir  du  prêtre ,  et  il  sentit  que 
la  princesse  ne  pourrait  plus  être  un  objet  indifférent  pour 
lui.  Toutefois ,  la  confession  s'acheva  sans  que  la  jeune  fille 
pût  soupçonner  qu'elle  venait  de  découvrir  son  secret  à  celui 
qui  causait  son  trouble.  Mais  le  trait  avait  porté,  et  Horace 
vit  le  danger  qu'il  courait.  Constanzia  s'aperçut  aussi  du 
trouble  du  jeune  homme.  Horace  s'éloignait  avec  soin  d'un 
si  grand  péril.  Sébastien ,  admis  également  auprès  de  la  prin- 
cesse ,  ne  put  résister  à  l'influence  de  cette  beauté  rare.  Au 
lieu  de  la  fuir  comme  faisait  Horace ,  il  commença  par  séduire 
la  duègne  et  la  mettre  dans  ses  intérêts.  Son  ami  s'aperçut  des 
desseins  que  Sébastien  avait  formés.  H  résolut  de  soustraire 
Constance  aux  poursuites  de  son  ami ,  et  devenu  le  bon  ange 
de  la  jeune  fille  qu'il  aimait,  il  sut  la  protéger  contre  le  dé' 
mon  qui  l'avait  choisie  pour  sa  proie. 

La  jalousie  est  clairvoyante ,  Sébastien  eut  bientôt  tout 
deviné;  il  médite  sa  vengeance  et  va  dénoncer,  au  recleur, 
la  prétendue  intrigue  d'Horace.  Ce  dernier  est  arrêté,  il  ne 
nie  pas  son  amour.  Son  beau  printemps  si  rapide ,  si  cruel- 
lemem  tué  par  la  tempête ,  accable  sa  pensée.  Il  se  croit 

VI.— 4"   SÉRIE.  J2 


J62  HORACE    DE    BiiLZUNCE. 

incapable  de  résister  à  ce  malheur.  Ce  n'était  ni  la  nouvelle 
trahison  de  son  ami,  ni  le  danger  qui  le  menaçait,  qui 
ébranlaient  son  courage.  Le  souvenir  de  cet  ange  qu'il  avait 
protégé  ne  le  quittait  pas.  Quel  péril  pour  elle,  exposée 
sans  défense  à  la  passion  d'un  homme  sans  principes  !  et  qui 
se  faisait  une  loi  de  ne  rien  respecter. 

Les  pères  ne  laissèrent  pas  long-temps  Horace  dans  l'in- 
cerlitude.  Le  troisième  jour  au  soir,  il  reçut  un  billet  de 
Sébastien ,  par  lequel ,  prévoyant  qu'il  l'accuserait  d'avoir 
manqué  à  sa  parole ,  et  de  l'avoir  dénoncé  au  recteur,  il  lui 
(lisait  de  ne  s'en  prendre  qu'à  lui  seul  ;  «  par  votre  trahison , 
K  ajoutait-il ,  vous  vous  êtes  placé  en  dehors  de  tous  les  liens 
t<  de  l'amiiié.  Acceptez  l'offre  qui  va  vous  être  faite ,  seul 
^c  parti  qui  vous  reste  à  prendre.  »  Horace  jeta  loin  de  lui 
ce  billet,  résolu  de  n'implorer  sa  grâce  à  personne.  Une 
heure  après ,  Don  Riguez  entra  dans  sa  prison  :  le  jeune 
homme  n'apercevant  sur  les  traits  du  profès  qu'une  expres- 
sion de  bonté ,  se  jeta  à  ses  genoux  et  les  baigna  de  ses 
larmes. 

ce  L'ordre  (lui  dit  don  Riguez)  ne  vous  punit  pas  seu- 
lement parce  que  vous  n'avez  pas  pu  résister  à  votre  passion  ; 
nous  sommes  tous  faibles ,  et  cette  robe  ne  nous  empêche 
pas  d'être  hommes;  mais  vous  méritez  châtiment  à  cause  du 
choix  que  vous  avez  fait ,  et  du  peu  de  précautions  dont  vous 
vous  êtes  entouré.  Toute  la  ville  est  instruite  ;  vous  ne  pouvez 
plus  y  rester.  Votre  départ  est  arrêté. 

—  Au  nom  du  ciel ,  mon  père ,  imposez-moi  les  persé- 
cutions les  plus  sévères,  déchirez  mon  corps.  Mais  ne  me 
forcez  pas  à  quitter  Coïmbre. 

—  Notre  ordre  ira-t-il  se  perdre ,  pour  que  vous  continuiez 
votre  roman?  Ecoutez-moi!  votre  sort  m'intéresse,  vous  êtes 
de  ces  hommes  dont  les  femmes  surtout  apprécient  le  mérite , 
c'est  un  don  qui  appartient  à  l'ordre ,  comme  tous  les  dons  que 
chacun  de  nous  peut  posséder.  Il  se  présente  une  occasion  où 
votre  jeunesse  fera  peut-être  plus  que  la  sagesse  des  saints 


HORACE   DE    BELZUNCE.  163 

frères.  Gabrielle  d'Esîrces,  adhérente  zélée  de  l'hérésie,  est 
devenue  la  maîtresse  en  titre  de  Henri  de  France;  par  elle, 
notre  ordre  pourrait  trouver  moyen  de  s'introduire  dans  cette 
cour,  si  cette  jeune  femme  rentrait  dans  le  giron  de  l'Eglise. 
Voici  des  lettres  de  plein  pouvoir,  un  riche  costume,  de  l'or. 
Il  faut  partir  aujourd'hui  même.  Il  vous  est  permis  de  vous 
présenter  à  cette  dame ,  sous  le  nom  qui  vous  conviendra  le 
mieux,  et  de  réussir  par  tous  les  moyens  que  notre  zèle  nous 
suggérera.  5> 

Don  Riguez  se  tut,  et  attendit  la  réponse  du  Français. 
Celui-ci  s'écria  avec  l'accent  de  la  terreur  : 

ce  Impossible  ! 

—  Je  ne  suis  pas  ici  pour  écouler  vos  plaintes  folles. 
Adoptez  le  parti  que  mon  amitié  pour  vous  m'a  inspiré ,  ou 
partez  cette  nuit  pour  le  Nouveau-Monde.  Un  vaisseau  va 
mettre  à  la  voile  à  Oporto,  vous  vous  y  embarquerez. 

—  Sainte  mère  de  Dieu,  s'écria-t-il ,  tu  lis  dans  mon 
cœur,  tu  sais  qu'il  est  pur  de  vices  !  quelle  souffrance  m'est 
donc  réservée  !  » 

Lorsqu'il  se  releva,  les  ténèbres  régnaient  autour  de  lui, 
et  son  sort  était  décidé. 

Au  bout  de  quelques  insians  parut  Riguez ,  suivi  du  geôlier 
et  d'un  matelot;  les  chaînes  d'Horace  tombèrent,  et  le  len- 
demain matin  le  San-Antoino  voguait  à  pleines  voiles,  pour 
Rio  de  Janeiro  ,  emportant  l'exilé. 

La  fraude,  l'astuce,  l'art  d'exploiter  les  circonstances,' 
servirent  merveilleusement  les  desseins  de  don  Sébastien  •  à 
trente-six  ans,  il  était  père  provincial  et  devint  l'un  des 
plus  ardcns  persécuteurs  de  la  noblesse  portugaise.  Constancia 
da  Gloiia  fut  obligée  d'entrer  en  religion  à  Rome,  où  une 
dévotion  peu  éclairée  réduisit  pour  elle ,  à  de  vaincs  prati- 
ques, toutes  les  idées  hautes  et  nobles  dont  s'enorgueillit 
l'humanité.  Le  malheureux  Horace,  à  son  arrivée  en  Amé- 
rique ,  subit  un  emprisonnement  rigoureux  de  trois  ans  ;  puis 
il  fut  envoyé  dans  les  Pampas  pour  y  propager  la  foi  chrétienne 

n. 


164  HORACE   DE    BELZUNCE. 

et  convertir  des  sauvages  qui  ne  pouvaient  comprendre  les 
vérités  qu'il  venait  leur  annoncer.  On  le  laissa  ainsi  languir 
dans  une  obscurité  profonde  :  il  devint  savant,  se  livra  à 
l'étude  de  l'astronomie ,  et  passa  les  dernières  années  de  son 
existence,  retiré  dans  une  vallée  desCordillières,  à  méditer 
sur  les  dangers  d'une  vie  mal  commencée,  et  sur  l'aveugle 
destin  qui  avait  jeté  ses  vertus  naïves  au  milieu  de  la  plus 
grande  société  d'ambitieux  qui  ait  dominé  le  monde. 

(^Rétrospective  Review.) 


NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

DE  LA.  LITTÉRATURE,  DES  BEAUX- ARTS,  DU   COMMERCE,  DES  ARTS 
INDUSTRIELS,  DE   l' AGRICULTURE  ,  ETC. 


Nouvelles  expériences  sur  la  respiration,  la  production 
de  la  chaleur  animale  et  la  circulation.  —  L'un  des  faits 
qui  ont  le  plus  embarrassé  les  physiologistes  lorsqu'ils  ont 
voulu  donner  l'explication  des  phénomènes  de  la  respiration ,' 
c'est  la  présence  de  l'acide  carbonique  dans  l'air  expiré.  On 
sait,  en  effet,  que  l'air  qui  a  servi  à  la  respiration  contient 
moins  d'oxigène ,  et  au  contraire ,  une  plus  grande  quantité 
d'acide  carbonique  qu'avant  son  introduction  dans  les  pou- 
mons. 

Mais  où  cet  acide  s'est-il  formé?  Par  quelle  voie  est-il  mé- 
langé avec  l'air  expiré?  voilà  des  questions  qui  n'ont  pu  être 
résolues  jusqu'ici.  Ce  n'est  pas  cependant  que  de  nombreuses 
hypothèses  n'aient  été  émises  pour  on  donner  l'explication. 
La  plus  ingénieuse  et  celle  qui  obtint  le  succès  le  plus  écla- 
tant fut  celle  proposée  par  Lavoisier  ;  il  supposa  que  la  por- 
tion d'oxigène  de  l'air  qu'on  ne  retrouve  pas  après  l'expiration,' 
s'était  combinée  avec  le  carbone  contenu  dans  le  sang  et  avait 
formé  l'acide  carbonique  qui  se  trouve  en  excès.  Comme 
deux  corps  ne  peuvent  se  combiner  sans  qu'il  y  ait  produc- 
tion de  calorique ,  il  attribuait  la  chaleur  animale  au  calorique 
dégagé  continuellement  par  la  combinaison  de  l'oxigène  de 
l'air  avec  le  carbone  du  sang. 

Cependant  Lagrangc  ayant  remarqué  que  la  température 


166  NOUVELLES    DES    SCIENCES. 

du  poumon  n'était  pas  notablement  plus  élevée  que  celle  des 
autres  organes,  et  que  le  calorique  produit  par  la  combinai- 
son continuelle  du  carbone  et  de  l'oxigène  aurait  suffi  pour 
brûler  le  poumon  lui-même ,  il  supposa  que  l'oxigène,  au  lieu 
de  se  combiner  dans  le  poumon  avec  le  carbone ,  était  en- 
traîné dans  la  grande  circulation ,  où  il  s'unissait  au  carbone 
et  était  ensuite  rapporté  au  poumon  à  l'état  d'acide  carbo- 
nique. Mais  celte  théorie  elle-même  élait  opposée  aux  faits; 
caria  différence  qui  existe  entre  le  sang  veineux  au  moment 
où  il  enîre  dans  le  poumon,  et  le  sang  artériel  quand  il  en 
sort,  démontre  bien  que  cette  transmutation  se  fait  instanta- 
nément dans  cet  organe  lui-même. 

Les  expériences  que  le  docteur  Rogers,  de  Philadelphie, 
vient  de  publier  récemment ,  jellent  un  nouveau  jour  sur  celte 
question  importante,  en  même  temps  qu'elles  font  connaître 
une  nouvelle  force  dont  l'action  n'avait  été  jusqu'ici  qu'impar- 
faitement étudiée.  Cette  force  est  celle  qui  fut  aperçue  et  dé- 
crite d'abord  par  jM.  Dulrochei,  sous  le  nom  A^endosmose 
des  liquides,  et  d'après  laquelle,  lorsque  deux  liquides  diffé- 
rens  sont  séparés  par  une  cloison  mince  et  imperméable,  il 
s'établit  un  courant  au  travers  de  cette  cloison. 

Les  expériences  de  M.  Rogers  lui  ont  démontré  que  le  phé- 
nomène d'endosmose  n'a  lieu  que  quand  la  cloison  est  un 
tissu  organisé  végétal  ou  animal,  elqu'il  varie  non-seulement 
suivant  la  nature  de  ce  tissu,  mais  aussi  suivant  celle  des 
fluides  (liquides  ou  gaz)  (pii  sont  mis  en  contact  avec  les 
deux  surfaces  du  tissu.  Avant  de  faire  connaître  quelques- 
unes  des  applications  que  le  savant  américain  a  faites  de  cette 
découverte  à  1  étude  de  plusieurs  parties  de  la  physiologie , 
donnons  une  idée  de  l'énergie  avec  laquelle  peut  agir  celte 
force  nouvellement  connue.  Si  on  attache  un  morceau  de 
membrane  sur  le  gouleau  d'une  bouteille  renq)lie  d'une  solu- 
tion de  sulfate  de  potasse ,  et  qu'on  la  plonge  renversée  dans 
un  vase  rempli  d'eau  pure,  au  bout  de  quelques  heures  on 
verra  cette  membrane  dislendue  en  dehors,  et  cette  disten- 


NOUVELLES    DES    SCIENCES.  167 

sion  ira  en  augmeniant  jusqu'à  ce  que  la  membrane  crève 
par  l'effet  de  la  pression  qu'elle  supporte,  et  en  même  temps 
on  verra  diminuer  proportionnellement  la  quantité  d'eau  con- 
tenue dans  le  vase.  Dans  une  expérience  rapportée  par  le 
docteur  Rogers ,  la  rupture  de  la  membrane  (dont  il  ne  fait 
pas  connaître  la  nature)  s'opéra  au  bout  de  deux  heures,  et 
il  dit  avoir  calculé  que  la  force  de  pression  qu'elle  avait  à 
supporter  dans  les  derniers  instans  était  au  moins  de  quatre 
atmosphères,  et  qu'elle  serait  devenue  beaucoup  plus  consi- 
dérable si  la  membrane  avait  pu  la  supporter. 

Dans  cette  expérience,  la  cloison  membraneuse  qui  sépa- 
rait les  deux  liquides  n'avait  permis  qu'un  seul  courant,  un 
courant  ascensionnel  ;  mais  dans d'aulres cas,  il  s'établit  deux 
courans  ou  une  communication  réciproque ,  bien  que  souvent 
dans  des  proportions  différentes ,  entre  les  deux  fluides  sé- 
parés par  la  membrane.  C'est  sur  ce  fait  important  que  repose 
la  nouvelle  théorie  de  la  respiration  proposée  par  le  docteur 
Rogers,  et  que  l'expérience  suivante  va  faire  comprendre. 

Ayant  rempli  de  sang  veineux  et  récemment  tiré  une  petite 
vessie  de  coclion ,  qu'il  suspendit  ensuite  sous  une  cloche  en 
verre  pleine  d'oxigène  et  placée  sur  une  cuve  de  mercure  ; 
il  vit  bientôt  s'abaisser  la  surface  du  mercure  qui  formait  le 
fond  de  la  cloche.  Ayant  ensuite  analysé  le  gaz  que  celle-ci  con- 
tenait, il  reconnut  qu'une  grande  quantité  d'oxigène  avait 
disparu  et  avait  été  remplacée  par  une  quantité  plus  grande 
encore  d'acide  carbonique,  ce  qui  expliquait  l'abaissement 
du  mercure.  La  même  expérience ,  répétée  avec  d'autres  gaz, 
tels  que  l'hydrogène,  l'azote,  l'hydrogène  pur  carbonisé,  a 
fourni  les  mêmes  résultats.  Dans  tous  les  cas  il  y  a  eu  émis- 
sion de  gaz  acide  carbonique. 

Il  ressort  donc  de  cette  expérience,  d'abord,  que  le  sang 
veineux  contient  de  l'acide  carbonique,  ce  qui  n'avait  en- 
core pu  être  démontré  par  aucune  expérience  directe,  et 
qu'il  n'est  point  formé  dans  le  poumon  par  la  combinaison  de 
i'oxigène  de  l'air  avec  le  carbone  du  sang,  comme  Lavoisier 


168  NOUVELLES   DES   SCIENCES. 

l'avait  pensé.  Elle  offre  en  outre  la  solution  du  problème  de 
la  respiration  par  l'analogie  qui  existe  entre  l'appareil  em- 
ployé dans  l'expérience  précédente  et  le  poumon. 

Chez  les  mammifères,  le  poumon  reçoit,  à  chaque  inspi- 
ration ,  un  volume  considérable  d'air  atmosphérique  pendant 
que  les  veines  pulmonaires  qui  se  ramifient  sur  ses  parois  lui 
fournissent  une  grande  quantité  de  sang.  Nous  trouvons  donc 
ici,  comme  dans  l'expérience  précédente,  d'un  côté  de  la 
membrane  pulmonaire  et  en  contact  avec  elle,  une  atmosphère 
d'oxigène  et  d'azote,  et  de  l'autre  côté,  également  en  con- 
tact avec  elle,  une  grande  quantité  de  sang  veineux.  Aussi 
voyons-nous,  encore  comme  dans  l'expérience,  de  l'acide 
carbonique  éliminé  à  chaque  expiration. 

Si  l'on  compare  ie  volume  considérable  d'acide  carbonique 
fourni  à  chaque  expiration  (de  trois  à  dix  ou  onze  centièmes) 
à  la  petite  quantité  obtenue  dans  l'expérience ,  on  sera  peut- 
être  étonné  d'une  aussi  grande  différence  ,  bien  que  la  cause 
soit  la  même;  mais  l'étonnement  disparaîtra  si  l'on  remarque 
la  différence  qui  existe  dans  l'étendue  de  la  surface  dans  les 
deux  cas.  Toute  la  surface  de  la  petite  vessie  employée  dans 
l'expérience  n'excédait  pas  huit  pouces  carrés ,  tandis  que 
la  membrane  pulmonaire  offre,  à  l'air,  une  surface  bien  plus 
considérable,  et  sur  laquelle  le  sang,  passant  avec  une 
grande  rapidité,  se  renouvelle  à  chaque  instant. 

Le  principe  établi  ici  par  le  docteur  Rogers  permet  d'expli- 
quer aussi  avec  la  plus  grande  facilité  comment  s'opère  la 
respiration  chez  les  poissons  et  autres  animaux  aquatiques 
pourvus  de  branchies  (qui  remplacent  chez  eux  les  poumons), 
et  comment  ils  séparent  l'élément  respirable  contenu  dans  le 
liquide  au  milieu  duquel  ils  vivent. 

Il  est  encore  facile  de  concevoir,  d'après  le  même  principe , 
comment  toute  la  différence  qui  se  trouve  entre  la  respiration 
des  animaux  et  celle  des  plantes  peut  être  le  résultat  d'une 
simple  modification  dans  la  structure  entière  des  tissus  qui 
permettent,  chez  les  plantes,  l'introduction  de  l'acide  carbo- 


NOUVELLES   DES   SCIENCES.  169 

nique  et  la  sortie  de  l'oxigène ,  tandis  que  c'est  ie  contraire 
qui  a  lieu  chez  les  animaux.  Ainsi  s'explique  encore  facile- 
ment la  nutrition  interne  des  animaux  et  des  végétaux  par 
cette  propriété  qu'ont  les  tissus  d'attirer  ou  de  repousser  cer- 
taines substances. 

Le  même  physiologiste  a  obtenu ,  en  modifiant  légèrement 
la  dernière  expérience,  un  résultat  d'une  haute  importance, 
puisqu'il  tend  à  substituer  une  nouvelle  théorie  pour  la  pro- 
duction du  calorique  chez  les  animaux,  à  toutes  celles  pro- 
posées jusqu'ici.  Ayant  voulu  constater  si  la  température  du 
sang  contenu  dans  la  petite  vessie  éprouvait  quelque  modi- 
fication pendant  la  sortie  de  l'acide  carbonique  et  l'introduc- 
tion de  l'oxigène,  il  y  introduisit  le  bulbe  d'un  thermomètre, 
et  vit  avec  étonnement  une  élévation  considérable  de  la  tem- 
pérature pendant  cette  opération. 

Cette  expérience ,  dit  l'auteur,  nous  prouve  donc  que  quand 
une  membrane  ou  un  tissu  est  traversé  en  vertu  de  ses  forces 
moléculaires  par  un  fluide,  il  en  résulte  une  élévation  de 
température,  et  comme  chez  les  animaux  il  s'établit  sur  tous 
les  points  de  leur  économie  des  courans  qui  varient  suivant  le 
tissu  et  le  fluide  qui  les  traversent,  il  est  facile  de  concevoir 
comment  se  produit  la  chaleur  qui  les  anime,  et  comment  elle 
est  entretenue  à-peu-près  au  même  degré  dans  toutes  les 
parties. 

Parmi  les  autres  applications  que  le  docteur  Rogers  fait  de 
ces  expériences  à  l'étude  des  phénomènes  de  l'organisation, 
il  en  est  encore  un  que  nous  noterons,  c'est  l'induction  qu'il 
en  tire  pour  l'explication  de  la  circulation  veineuse ,  circula- 
lion  dont  la  cause  est  encore  un  mystère  pour  le  physiolo- 
giste, bien  que  de  nombreuses  hypothèses  aient  également 
été  avancées  à  son  occasion.  Cette  cause,  d'après  le  phy- 
siologiste de  Philadelphie,  résiderait  dans  la  force  que 
possèdent  les  tissus,  d'attirer  et  de  se  faire  traverser, 
même  malgré  une  forte  pression ,  par  certains  fluides  avec 
lesquels  ils  sont  en  coniact. 


170  NOUVELLES   DES   SCIENCES. 

Quelle  que  soit  rexactitude  des  inductions  que  le  docteur 
Rogers  a  tirées  de  ses  expériences ,  elles  n'en  sont  pas  moins 
remarquables,  d'abord,  parce  qu'elles  ajoutent  aux  faits  ira- 
porians  déjà  signalés  par  M.  Dutrochet,  et  surtout  parce 
qu'elles  donnent  plus  d'étendue  à  une  science  d'une  création 
îoute  récente,  qui  n'a  même  pas  encore  reçu  de  nom  spé- 
cial ,  celle  qui ,  par  la  réunion  des  lois  organiques  aux  lois 
physiologiques,  cherche  à  rattacher  les  phénomènes  vitaux 
aux  phénomènes  généraux  qui  régissent  la  matière  inorga- 
nique. 

€caiTomie  politique. 

Situation  des  dernières  classes  en  Irlande  (1). — Il  est  moins 
facile  qu'on  ne  le  pense  communément  de  connaître  l'état  de 
misère  ou  d'aisance  d'un  peuple.  Sans  doute,  l'apparence  de 
la  population,  l'aspect  extérieur  de  ses  habitations,  la  manière 
dont  elle  s'habille,  la  connaissance  de  toutes  ses  habitudes,  la 
nature  du  sol  qu'elle  habite,  son  industrie  et  les  revenus 
qu'elle  fournit  à  l'état,  sont  des  élémens  très  importans  pour 
juger  approximativement  de  ses  ressources  et  de  ses  besoins; 
mais  pour  les  apprécier  avec  exactitude,  il  ne  faut  point 
s'en  rapporter  à  ces  indications  générales.  Il  est  une  foule  de 
détails  sur  lesquels  les  tableaux  statistiques  et  les  voyages  res- 
tent muets,  et  que  l'on  ne  peut  connaître  qu'après  un  séjour 
prolongé  et  une  espèce  d'intimité.  C'est  à  ce  titre  que  les 
documenssuivans,  sur  l'état  actuel  de  l'Irlande,  nous  parais- 
sent offrir  de  l'intérêt  :  ils  sont  extraits  du  rapport  du  docteur 
Barrelt,  l'un  des  commissaires  chargés  par  le  gouvernement 
anglais  de  faire  des  recherches  sur  l'état  des  pauvres  en 
Irlande. 


(1)  Voyez,  dans  noire  numéro  du  mois  d'août,  l'article  intitulé:  Histoire 
insurrectionnelle  de  l'Irlande  depuis  le  commencement  du  dix-huiticme  siècle 
jusqu'à  nos  jours. 


NOUVELLES   DES    SCIEISCES.  171 

Il  est  généralement  admis  par  tous  les  médecins  qui  ont 
pratiqué  en  Angleterre  et  en  Irlande ,  et  surtout  par  ceux  qui 
ont  été  en  mesure  de  comparer  les  hôpitaux  de  ces  deux  pays, 
que  le  nombre  des  maladies  est  non-seulement  beaucoup  plus 
considérable,  mais  qu'elles  sont  encoi-e  bien  plus  fâcheuses 
et  qu'elles  se  terminent  plus  souvent  d'une  manière  funeste  en 
Irlande  qu'en  Angleterre,  à  Dublin  qu'à  Londres.  Pour  tout 
observateur  impartial ,  la  cause  d'une  telle  différence  est  aussi 
évidente  que  la  différence  peut  l'être  elle-même.  On  ne  peut 
l'attribuer  qu'aux  privations  de  tout  genre  qu'éprouvent  les 
Irlandais,  à  l'infériorité  de  leur  nourriture,  de  leurs  vête- 
mens,  de  leur  logement  et  à  l'abus  plus  excessif  et  plus  pro- 
longé qu'ils  font  des  spiritueux.  Signaler ,  comme  quelques 
personnes  le  font  souvent,  un  petit  nombre  d'individus  robustes 
et  d'une  belle  santé,  dont  l'énergie  de  la  constitution  a  lutté 
avec  avantage  contre  les  causes  débilitantes  au  milieu  des- 
quelles ils  sont  placés,  et  les  citer  comme  la  preuve  de 
l'excellence  de  leur  manière  de  vivre ,  de  leurs  alimens  et  de 
leurs  habitudes,  c'est  faire  de  l'exception  la  règle.  Ceux  qui 
ont  pénétré  parmi  les  dernières  classes  de  ce  pays,  soit  à  la 
ville ,  soit  à  la  campagne ,  savent  que  l'on  y  rencontre  un  bien 
plus  grand  nombre  de  figures  pâles  et  amaigries ,  indices  d'un 
âge  prématuré ,  que  de  ces  physionomies  heureuses  dont  l'ex' 
pression  annonce  la  satisfaction  et  la  santé. 

Dans  les  districts  ruraux  et  hors  de  l'enceinte  des  villes  » 
les  pauvres  Irlandais  vivent,  pour  la  plupart,  dans  des  huttes 
ou  cabanes  bâties  avec  de  la  terre  humectée  ou  des  pierres 
sèches.  Chaque  hutte  ne  comprend  qu'une  seule  pièce,  oii 
l'on  ne  voit  d'autre  meuble  qu'un  pot  pour  faire  cuire  des 
pommes  de  terre ,  une  mauvaise  paillasse ,  les  lambeaux  de 
quelque  couverture,  sous  lesquels  tous  les  membres  de  la 
famille  se  pressent  la  nuit,  dans  une  nudité  presque  com- 
plète, cherchant  ainsi  à  se  réchauffer  mutuellement.  La 
paille  sur  laquelle  ils  couchent  est  à  peine  renouvelée  tous  les 
six  mois.  Quelquefois  celle  pièce  contient  en  outre  une  table 


172  NOUVELLES   DES    SCIENCES. 

avec  une  couple  de  chaises  et  même  quelques' pièces  de  vais- 
selle; mais,  le  plus  souvent,  ces  divers  objets  manquent.  Le 
meuble  qu'on  trouve  constamment  dans  ces  misérables  ré- 
duits est  le  porc ,  qui  y  occupe  un  emplacement  spécial ,  et 
qui  est  considéré  comme  l'hôte  le  plus  indispensable,  car  c'est 
lui  qui  fournit  les  moyens  de  payer  le  loyer.  Le  tas  de  fumier 
que  l'on  amasse  auprès  du  porc  est  encore  l'objet  d'un  soin 
tout  spécial;  il  est  adossé  contre  la  croisée  ou  près  de  la 
porte,  et  a  pour  accompagnement  nécessaire,  une  mare 
d'eau  stagnante.  Chaque  cabane  est  ordinairement  occupée 
par  une  ou  deux  familles  composées  de  quatre  à  six  individus. 
Les  rues  sont  dégoûtantes  d'ordures  et  de  fange  ;  et  il  s'en 
élève  continuellement  des  émanations  pernicieuses  pour  la 
santé  des  habitans. 

Quand  ce  sont  des  maisons  au  lieu  de  huttes  qu'habitent  les 
pauvres  gens ,  alors  ils  y  sont  entassés  en  si  grand  nombre , 
qu'on  le  croirait  difficilement  sans  l'avoir  vu.  Chaque  cham- 
bre est  partagée  en  plusieurs  divisions  pour  recevoir  deux 
ou  trois  familles.  Le  propriétaire  n'y  fait  jamais  la  moindre 
réparation,  tant  qu'elles  ne  sont  pas  en  danger  de  crouler. 
Le  loyer  est  ordinairement  d'un  shilling  par  semaine  pour 
une  chambre  entière,  ou  de  huit  pence  pour  la  moitié,  en 
sorte  qu'une  petite  maison  de  quatre  à  six  chambres  ne  rap- 
porte pas  moins  de  12  à  15  livres  sterling  par  an. 

ce  Lorsque  je  visitai  ces  cabanes,  dit  le  docteur  Carrett,  je 
trouvai  plusieurs  habitans  qui  ne  pouvaient  en  sortir  faute 
d'habilleniens;  la  misère  les  avait  forcés  à  vendre  jusqu'aux 
haillons  dont  ils  pouvaient  se  couvrir.  La  plupart  des  prê- 
tres catholiques  m'ont  dit  qu'il  arrivait  fréquemment  aux 
paysans  de  ne  pouvoir  venir  à  la  chapelle  le  dimanche  parce 
qu'ils  n'avaient  pas  des  hardes  convenables.  Je  remplirais  des 
volumes  si  je  voulais  rapporter  tous  les  exemples  de  cet  état 
de  misère  que  j'ai  recueillis.  Je  ne  puis  cependant  me  rappeler 
sans  peine  une  jeune  fdle  déjà  grande ,  que  je  vis  un  jour  en 
entrant  dans  une  de  ces  cabanes  accompagné  du  médecin  du 


KOUVELLES   DES   SCIENCES.  173 

dispensaire ,  à  demi  nue ,  se  cachant  dans  un  coin ,  et  qui  ne 
pouvait  sortir  au  dehors  pour  chercher  de  l'ouvrage  parce 
qu'elle  n'avait  pas  de  vêtemens  décens  pour  se  couvrir. 

C'est  à  l'absence  de  vêtemens  et  à  l'action  du  froid  et  de 
l'humidité  que  les  médecins  attribuent  les  nombreuses  affections 
de  poitrine  qui  font  chaque  année  tant  de  ravages  sur  cette 
malheureuse  population,  tandis  que  les  maladies  d'estomac  et 
d'entrailles ,  qui  y  sont  également  très  fréquentes ,  dépen- 
dent surtout  de  la  nourriture  exclusivement  composée  de 
pommes  de  terre ,  et  surtout  de  celles  de  la  plus  mauvaise  es- 
pèce, nommée  dans  le  pays  a  lump,  et  que  l'on  préfère  parce 
qu'elle  est  beaucoup  plus  grosse  et  qu'elle  fournit  une  récolte 
plus  abondante.  On  ne  la  mange  que  bouillie,  parce  qu'elle  est 
ainsi  d'une  digestion  plus  difficile,  qu'elle  reste  plus  long- 
temps sur  l'estomac  et  empêche  la  faim  de  se  faire  sentir  plus 
tôt.  Dans  beaucoup  d'endroits,  la  pomme  de  terre  forme  toute 
la  nourriture  du  pauvre ,  qui  la  mange  seule  le  matin,  à  midi 
elle  soir,  lorsqu'il  peut  faire  trois  repas  par  jour,  ou,  tout 
au  plus,  avec  un  peu  de  lait  ou  des  harengs  salés.  Le  pain  de 
froment,  les  œufs  et  le  lard  sont  des  objets  de  luxe  auxquels 
ils  ne  pensent  même  jamais.  Il  s'en  faut  encore  que  la  nourri- 
ture des  enfans  soit  celle  qui  conviendrait  à  leur  âge.  Le 
poisson  salé  et  les  pommes  de  terre  en  font  la  principale 
base;  l'orge,  l'avoine  et  le  riz  sont  d'un  prix  trop  élevé 
pour  qu'on  puisse  leur  en  donner.  L'époque  où  le  pauvre 
Irlandais  est  réduit  à  la  plus  mauvaise  nourriture  est  celle 
où  les  provisions  de  pommes  de  terre  de  l'année  précé- 
dente ,  sont  consommées  avant  la  nouvelle  récolte.  En  con  - 
sultant  les  registres  des  hôpitaux,  on  reconnaît  que  c'est 
aussi  pendant  ce  temps  que  les  affections  d'estomac  et  des 
intestins  sont  les  plus  communes.  C'est  aussi  le  moment  où  la 
fièvre  règne  avec  le  plus  d'intensité. 

La  disette ,  à  cette  époque ,  est  quelquefois  si  grande,  que 
les  classes  les  plus  pauvres  n'ont  pour  tout  aliment  que  les 
herbes ,  les  coquillages  et  ce  qu'ils  peuvent  trouver  sur  le 


174  NOUVELLES    DES    SCIE>'CES. 

rivage.  Pendant  les  mois  de  juin  et  de  juillet  derniers,  les  tra- 
vaux de  l'agriculture  devinrent  si  rares  et  la  misère  fut  si  géné- 
rale que  beaucoup  d'individus  périrent  réellement  de  faim. 
A  cette  époque ,  les  pommes  de  terre  ne  se  vendaient  que 
six  deniers  le  poids  de  21  livres;  ainsi,  ces  pauvres  gens  se 
trouvaient  dans  l'impossibilité  la  plus  complète  de  les  acheter 
même  à  ce  bas  prix.  Beaucoup  de  journaliers  ne  travaillaient 
que  pour  leur  propre  existence  ;  et ,  pendant  ce  temps ,  leurs 
femmes  et  leurs  enfans  restaient  sans  ressources.  Tous  ceux 
qui  auraient  pu  compter  sur  la  prochaine  récolte  de  pommes 
de  terre  avaient  été  obligés  de  la  vendre  d'avance  pour  se 
soutenir  quelques  jours  de  plus.  Aussi,  pour  eux,  la  disette 
se  prolongea -t-elle  beaucoup  plus  qu'elle  n'eût  dû  le  faire 
réellement. 

iîti'tforoloijif. 

Tempe  lature  des  puits  profonds  dans  l'Inde ,  à  F  ouest 
de  la  Junina.  —  Le  Rev.  Everest  s'est  livré  à  ime  série  de 
recherches ,  à  différentes  profondeurs ,  pour  constater  la  tem- 
pérature des  puits  dans  l'Inde ,  lesquelles  peuvent  servir  de 
comparaison  pour  déterminer  l'accroissement  moyen  de  tem- 
pérature avec  la  profondeur ,  dans  l'intérieur  du  globe.  Ces 
puits  n'ont,  en  général,  que  30  ou  Uù  pieds,  lorsqu'ils  sont  à 
quelques  milles  de  la  rivière  ;  mais ,  au-delà  du  Rhetak ,  ils 
n'ont  pas  moins  de  110  à  120  pieds;  celui  du  fort  Hansi  en 
a  16o.  Dans  chacun  d'eux  la  température  augmente  avec  la 
profondeur;  toutefois  il  y  a  une  exception  dans  la  saison  des 
pluies;  alors  la  température  se  rapproche  de  78°  Fah.  (20°,  4  R. 
ou  25,  5  c),  qui  est  à-peu-près  celle  de  la  pluie.  Il  en  résulte 
que  les  puits  profonds  sont  à  leur  minimum  de  chaleur  dans 
la  saison  chaude ,  et  se  réchauffent  dans  la  saison  froide  ;  le 
contraire  a  lieu  dans  les  puits  superficiels.  L'on  a  remarqué 
aussi  que  dans  les  puits  qui  servent  à  l'irrigation  et  dont  l'eau 
est  sans  cesse  enlevée,  la  lempéraiurc  est  plus  grande  et  aug- 


NOUVELLES    DES    SCIENCES.  175 

mente  plus  rapidement  que  dans  les  puits  qui  ne  servent  pas 
à  l'arrosement ,  comme  le  démontrent  les,  chiffres  suivans  : 


TCITS    KB'    SEBVA5T    POINT    A    L  IRRIGATION. 

Pieds.  Température. 

42 F.  78°,6 

60 79,2 

80-100 79  ,6 

120 79,8 

160 80  ,0 


PDIIS    QUI    SEKVEHT    A    L  Ih]\TGATION. 


Pieds, 


Température, 


CO. 

90. 

120. 


F.81°,0 

81  ,9 

82  ,7 


Dans  le  cours  d'une  campagne  ,  le  lieutenant  Tremenheere 
a  fait,  sur  la  température  d'un  grand  nombre  de  puits  situés 
dans  une  vaste  partie  de  l'Inde,  entre  26°  et  28°  lat.  N. 
et  76°,  et  78.  Ion.  E.  des  observations  qui  ont  donné  pour 
moyenne  : 

Nombre  de  puits  observés.  Profondeur.  Température. 

13 de     40  à     SOpieds 78  ,0  F. 

6 de     80  à   120  79,9 

4 de  1 20  à   1 40  8 1  ,0 

La  température  moyenne  de  la  contrée  est  de  76.  Fahr. 


6ciau*c5  €l)imiquc5. 


Existence  d'une  espèce  particuHère  de  goudron ,  dans  h 
sang.  — M.  Osborn,  après  s'être  livré  à  une  foule  de  recherches 
sur  la  composition  du  sang  humain  ,  vient  d'annoncer  qu'il  y  a 
découvert  une  espèce  particulière  de  goudron.  Voici  le  procédé 
qu'il  suit  dans  les  expériences  :  II  mêle  intimement  une  once 
d'acide  sulfurique  concentré  avec  une  livre  de  sang  humain , 
non  encore  coagulé ,  puis  il  laisse  le  mélange  reposer  pen- 
dant 24  heures;  alors,  il  y  ajoute  2  onces  de  carbonate  de 
chaux  et  remue  jusqu'à  ce  que  l'effervescence  produite  par 
le  dégagement  du  gaz  acide  carbonique  ait  cessé.  Alors  le 
tout  est  mis  dans  une  cornue  de  terre  vernissée ,  au  col  de 
laquelle  on  adapte  un  long  tube  qui  va  plonger  dans  un  flacon; 


176  NOUVELLES    DES    SCIENCES. 

OU  chauffe  graduellement  le  cornue  au  bain  de  sable.  Il  se 
dégage  d'abord  du  gaz  acide  carbonique  auquel  succède  un 
liquide  contenant  le  goudron  qui  surnage.  Ce  goudron  est  vis- 
queux; consistant,  comme  le  goudron  végétal,  et  d'une  odeur 
très  désagréable.  Soluble  dans  l'alcool ,  il  brûle  comme  le  gou- 
dron ordinaire,  mais  en  répandant  une  odeur  de  plumes 
brûlées  ;  chauffé  dans  un  tube ,  il  donne  un  gaz  qui  s'enflamme 
par  l'approche  d'un  corps  enflammé ,  et  qui  paraît  être  du 
gaz  hydrogène  carboné.  (1) 

CinstalUsation  du  sodium.  —  Le  sodium  est  la  substance 
métallique  que  H.  Davy  a  extrait  le  premier,  de  la  soude, 
comme  le  potassium  a  été  retiré  également  par  lui  de  la 
potasse ,  ainsi  qu'on  a  pu  le  voir  dans  la  Notice  Biographique 
que  nous  avons  consacrée  à  cet  illustre  chimiste  dans  le  cahier 
d'octobre.  Depuis  la  découverte  de  Davy,  ces  métaux  ont  fait 
l'objet  des  recherches  d'un  grand  nombre  de  chimistes.  Mal- 
gré cela,  l'on  n'avait  pas  encore  obtenu  le  sodium  à  l'état 
de  cristaux ,  ou  du  moins,  l'on  n'avait  pas  remarqué  que 
des  sections ,  dans  une  de  ses  masses ,  présentassent  une 
apparence  ou  une  surface  cristalline.  Ce  dernier  fait  s'est  pré- 
senté à  M.  Boottiger,  et  peut  être  répété  de  la  manière  la 
plus  simple.  Si  l'on  coupe  en  deux  avec  un  couteau  extrême- 
ment tranchant,  une  boule  aussi  grosse  que  possible  de 
sodium  parfaitement  dépouillé  de  naphte,  les  deux  sinfaces 
de  section  ne  présentent ,   comme  on  sait ,  aucune  trace  de 

(1)  Note  du  trad.  Dans  l'exposé  des  recherches  de  M.  Osborn,  nous 
reconnaissons  bien  le  goudron  pour  un  des  résultats  qu'il  a  obtenus,  mais 
non  son  existence  dans  le  sang  humain  comme  principe  immédiat.  Tous  les 
chimistes  connaissent  la  puissance  désorganisatrice  que  l'acide  sulfurique 
concentré  exerce  sur  les  substances  végétales  et  animales;  or,  le  goudron  ob- 
tenu par  ce  deruicr  nous  paraît  dû  à  la  réaction  que  cet  acide  concentré  opère 
sur  l'albumine,  la  fibrine,  la  matière  grasse,  etc.,  du  sang;  celle  opinion  nous 
paraît  la  seule  admissible  jusqu'à  ce  que  M.  Osborn  soit  parvenu  à  extraire 
directement  le  goudron  du  sang  par  unmojen  qui  ne  le  dénature  point. 


NOUVELLES   DES    SCIENCES.  177 

Structure  cristalline.  Mais,  si  ces  deux  hémisphères  sont 
plongées  immédiatement  dans  l'essence  de  térébenthine,  les 
faces  coupées  changent  d'apparence  au  bout  de  quelques 
minutes,  d'une  manière  fort  remarquable,  et  l'on  obtient 
ainsi  une  surface  évidemment  cristalline,  semblable  au 
moiré  métallique  qu'on  produit  par  l'action  de  l'eau  acidulée 
par  l'acide  sulfurique  sur  le  fer-blanc.  Toutes  les  espèces 
d'essences  de  térébenthine  ne  produisent  pas  cet  effet;  mais 
la  plupart  de  celles  qu'on  trouve  dans  le  commerce ,  ainsi 
que  celle  qui  est  traitée  par  le  chlorure  de  calcium  jouissent 
de  cette  propriété. 

De  l'art  en  Allemagne ,  et  des  révolutions  quilyasuhies. 
—  L'art  allemand  s'est  toujours  distingué  par  un  caractère  de 
gravité  sévère,  d'observation  et  de  profondeur  qui  n'appartient 
pas  aux  autres  peuples.  Avant  le  xiv*  siècle ,  la  Germanie  pos- 
sédait une  école  de  peinture  florissante ,  qui  descendait  im- 
médiatement de  l'école  byzantine ,  et  qui  en  avait  la  raideur 
affectée.  Van-Eyck  créa  l'école  vraiment  aUemande ,  et  rem- 
plaça la  recherche  souvent  artificielle  de  ses  prédécesseurs 
par  une  pureté  de  sentiment  inconnue  avant  lui.  Beaucoup 
d'artistes  l'imitèrent. 

Ce  fut  une  révélation  extraordinaire  dont  les  frères  Bois- 
serée  étonnèrent  l'Europe,  lorsqu'au  commencement  de 
ce  siècle,  ils  lui  découvrirent  tout  un  monde  de  peinture 
contemporain  de  la  féodalité,  oublié,  délaissé  ou  méprisé, 
et  appartenant  exclusivement  à  l'Allemagne.  Leur  collec- 
tion fut  l'œuvre  de  toute  leur  vie.  Nés  à  Cologne,  ils  puisèrent 
à  deux  sources  différentes  l'amour  des  arts  et  la  singularité 
exclusive  de  leurs  goûts  :  ce  fut  à  Paris,  où  Napoléon  avait 
réuni,  en  guise  de  trophée,  les  œuvres  des  vieux  maîtres, 
qu'ils  conçurent  la  première  idée  de  leurs  travaux.  Ils  les 
régularisèrent  sous  la  direction  des  frères  Schlcgel ,  qui  don- 

VI. — 4®    SÉRIE.  12 


J78  NOUVELLES   DES   SCIENCES. 

naient  alors  une  impulsion  nouvelle  à  la  critique  des  arts  et 
de  la  littérature.  Leurs  recherches,  leurs  comparaisons,  leurs 
travaux  ne  leur  permirent  pas  de  douter  que  la  tradition  by- 
zantine n'eût  formé  la  première  école  allemande,  à  la  source 
de  laquelle  ils  remontèrent,  et  dont  Guillaume  de  Cologne 
fut  le  héros.  Ce  peintre  avait  imité  (mais  en  se  rapprochant 
davantage  de  la  nature)  la  manière  conventionnelle  des  By- 
zantins. Il  avait  ainsi  frayé  la  route  à  Van-Eyck  et  aux  élèves 
de  ce  dernier,  qui  adoptèrent  un  style  plus  vrai ,  plus  simple , 
plus  religieux,  et  qui  forme  la  seconde  période  de  l'art  alle- 
mand. Là  se  trouvent  réunis  Hemmeling,  Hugo,  Vandergoes, 
Israël  Yanmeckenem ,  Michel  Wohlgemulh,  Martin  Schoen 
^t  quelques  autres.  La  troisième  période  date  d'Albert  Durer, 
se  continue  avec  Lucas  de  Leyde,  Jean  de  Mabuse,  Cra- 
nach ,  Holbein ,  et  s'arrête  au  xvi*  siècle.  Dt\jà ,  chez  les  der- 
niers adeptes  de  cette  école,  on  aperçoit  l'influence  des  Ita- 
liens, qui  s'emparaient  du  sceptre  des  arts.  Leur  caractère 
devient  moins  allemand;  la  forme  est  plus  pure  ,  ou  plutôt 
elle  n'est  pas  si  durement  accusée  ;  c'est  une  nouvelle  influence 
qui  se  fait  sentir.  En  effet ,  depuis  cette  époque ,  l'Italie  en- 
yahit  tout.  L'art  original  de  l'Allemagne  se  perd;  et  l'on  ne 
voit  renaître  la  tradition  germanique  que  deux  cents  ans 
après,  en  1803,  sous  l'inspiration  des  frères  Boisserée. 
Leur  magnifique  collection  éveille  une  réaction  violente. 
Goethe,  Canova ,  Thorwaldsen,  Schlegel  comblent  d'éloges  et 
les  créateurs  de  l'art  allemand  et  les  patiens  collecteurs  de  ce 
musée  unique,  que  le  roi  de  Bavière  acheta ,  en  1827,  386,000 
florins. 

Les  premiers  effets  de  la  réaction  eurent  quelque  chose  de 
ridicule  et  d'absurde.  On  imita  non-seulement  les  qualités 
hautes,  le  caractère  religieux,  l'énergie  suave ,  la  grandeur 
mélancolique,  dont  les  compositions  des  anciens  maîtres 
portaient  l'empreinte;  mais  aussi  la  raideur  des  attitudes,  le 
défaut  de  perspective ,  la  sécheresse  des  détails  et  l'inhabileté 
de  l'exécution.  Par  degrés,  ces  déduits  s'affaiblirent;  et  une 


^NOUVELLES   DES   SCIENCES.  179 

nouvelle  école  surgit,  qui ,  professant  la  pins  haute  admira- 
tion pour  les  anciens  maîtres ,  ne  se  borna  pas  à  calquer 
leurs  défectuosités  frappantes.  Le  nom  de  Cornélius  et  de 
Schadow  se  répand  à  travers  l'Europe.  Plusieurs  collections 
rivales  de  la  collection  Boisserée  se  forment  en  Allemagne, 
entre  autres  celle  de  M.  Solly,  amateur  anglais,  qui,   aidé 
des  conseils  de  M.  Hirt,  a  réuni  plus  de  trois  mille  tableaux 
de  diverses  écoles  anciennes,  achetés 610,000  thalers  en  1820 
par  le  gouvernement  prussien.  Le  ridicule  de  l'exagération 
s'éteint  ;  des  règles  certaines  et  raisonnables  guident  enfin  les 
artistes;  des  écoles  s'élèvent  dans  les  principales  villes  de 
l'Allemagne,  et  des  chefs-d'œuvre  sont  le  résultat  de  cette 
impulsion.  La  fureur  pour  les  vieux  tableaux  avait  été  long- 
temps si  contagieuse  en  Allemagne  que,  lorsque  les  Italiens 
rencontraient  quelques-unes  de  ces  croûtes  enfumées  que 
personne  ne  voulait  acheter,  et  qui  n'avaient  pour  eux  aucune 
valeur,  ils  s'écriaient  :  «  cela  serait  de  défaite  en  Allemagne.  » 
Cette  mode  passa  comme  toutes  les  manies  révolutionnaires. 
Rien  de  plus  curieux  que  l'histoire  du  nouveau  développe- 
ment de  la  peinture  en  Allemagne,  pendant  ces  dernières  an- 
nées, années  fécondes,  qui  ont  produit  Cornélius  et  Schadow, 
et  vu  se  former  ou  renaître  les  écoles  de  Mimich,  de  Dussel- 
dorf  et  de  Berlin,  pendant  que  la  sculpture  et  l'architecture  se 
réveillaient  à  la  voix  de  Rauch  et  de  Schinkel ,  pendant  que  les 
nouvelles  universités  de  Berlin  et  de  Bonn  répandaient  au  loin 
la  science,  pendant  que  la  Bavière  attisait,  en  Germanie,  cette 
grande  flamme  d'émulation  et  de  progrès  dont  lepays  est  encore 
dévoré.  Grande  révolution  intellectuelle,  liée  à  la  révolution 
politique,  et  surtout  au  mouvement  singulier  commandé  par 
les  fi'ères  Schlegel ,  mouvement  opposé  au  despotisme  militaire 
de  Bonaparte ,  coïncidant  avec  le  nouveau  mysticisme  catho- 
lique de  Novalis  ;  et  servi  par  les  efforts  des  frères  Boisserée. 
Celte  histoire ,  un  ami  des  arts ,  riche ,  éclairé ,  le  comte  de 
Raczynski ,  vient  de  l'entreprendre,   d'une  manière  lai'gc, 
grande  et  noble.  C'est  un  beau  monument  qu'il  élève  aux  artistes 

12. 


180  NOUVELLES    DES    SCIENCES. 

de  l'Allemagne  moderne,  enrichi  de  magnifiques  gravures, 
de  délicieuses  vignettes  et  qui  formera  trois  volumes  in-4°.  (1) 
C'est  la  première  fois  que  l'on  a  conçu  l'idée  d'un  travail 
aussi  important  pour  l'histoire  de  l'intelligence  et  de  la  civi- 
lisation. Si  nous  possédions  une  œuvre  analogue  pour  l'époque 
de  Raphaël ,  ou  pour  celle  de  Vandyck  et  d'Albert  Durer,  l'his- 
toire des  plus  belles  conquêtes  de  l'homme  dans  les  arts  d'imi- 
tation s'offrirait  tout  entière  et  sans  voile  à  l'observation  du 
philosophe. 

Statistique. 

Effets  de  la  réduction  du  timbre  sur  la  circulation  des 
jouî^naux. — Dans  notre  dernière  livraison,  nous  avons  donné, 
sous  ce  titre ,  des  documens  curieux  sur  la  circulation  des 
journaux  de  la  Grande-Bretagne ,  circulation  qui  s'est  rapi- 
dement accrue  depuis  la  réduction  du  timbre.  L'empressement 
avec  lequel  cet  article  a  été  reproduit  par  les  journaux  fran- 
çais, nous  a  donné  une  preuve  de  l'importance  que  l'on  atta- 
chait à  consigner  ces  résultats.  Aussi ,  nous  empressons-nous 
de  reproduire  la  substance  d'un  nouvel  article  que  le  Tait's 
Magazine  vient  de  consacrer  à  cette  question. 

La  circulation  des  journaux  de  province  augmente  chaque 
jour  dans  une  proportion  plus  considérable  que  celle  des 
journaux  de  Londres;  parce  que  ces  feuilles  s'adressent  plus 
directement  aux  petites  bourses.  Un  journal  de  Londres,  qui 
coûte  encore  six  livres  et  dix  shillings  par  an ,  ne  peut  être 
recherché  que  par  les  lecteurs  de  la  classe  aisée ,  les  salons  de 
lecture ,  les  clubs  et  les  tavernes.  On  doit  tenir  compte  aussi 
de  l'époque  où  la  réduction  du  timbre  est  venue  modifier  le 
prix  des  feuilles  quotidiennes.  Octobre  et  novembre  ont  tou- 
jours été  une  mauvaise  saison  pour  la  presse  politique.  Cepen- 

(1)  La  première  partie  de  ce  grand  ouvrage ,  rédigée  en  allemand  ,  vient  de 
paraître  à  Berlin  Sous  peu  de  jours,  elle  sera  aussi  publiée  eu  français,  avec  le 
même  luxe,  à  la  librairie  de  M.  Jules  Kcuouard, 


NOUVELLES    DES    SCIENCES.  181 

dant  le  Mornîng  Chronîcle  a  gagné  14  p.  7o  depuis  octobre; 
et  le  True  Sun,  journal  du  soir  radical,  a  presque  doublé  son 
tirage.  Le  Constitutîonal,  de  la  même  opinion,  continue  àpro- 
spérer;  mais  ce  sont  surtout  les  feuilles  hebdomadaires  de 
Londres  qui  ont  le  plus  profité  du  bénéfice  de  la  loi:  quelques- 
unes,  comme  le  IJ'eehhj  True  Sun,  sont  parvenues,  depuis 
deux  mois,  à  un  chiffre  très  élevé  :  le  Weekly  True  Sun  we, 
distribuait  que  1300  exemplaires  en  juillet  dernier  :  il  en  place 
aujourd'hui  plus  de  13000.  Le  Tait' s  Magazine  appelle  prin- 
cipalement l'attention  de  ses  lecteurs  sur  le  progrès  de  la 
presse  provinciale  de  la  Grande-Bretagne,  depuis  la  réduction 
du  timbre.  En  voici  le  tableau. 

A  Montrose ,  dit-il ,  dans  le  comté  d'Angus  en  Ecosse ,  la  Mont- 
rose  Review  tirait,  en  septembre  dernier,  à  780  exemplaires;  elle 
tire  maintenant  à  950.  —  Des  deux  journaux  de  Dundee,  l'im  a 
augmenté  de  50  p.  7o;  l'autre,  de  1083  exemplaires,  s'est  élevé  à 
1540.  —  Le  Perth  Ckronicle  a  gagné  20  p.  ^j^.  —  Le  Stirling 
Observer,  feuille  fondée  depuis  la  réduction,  a  déjà  une  circulation 
de  700  exemplaires.  —  Les  diverses  feuilles  libérales  de  Glascow  ont 
presque  doublé  leur  tirage. -A  Kilmanrock,  ville  manufacturière 
d'Ayrshire,  les  feuilles  hebdomadaires  ont  augmenté  de  70  p.  %.  —  A 
Dumfries  le  Z>«m/>7V*  Coj/yzVr  tire  1700,  etne  lirait  que  1300  avantla 
réduction.  —  A  Edimbourg,  Taugmentalion  est  de  200  par  journal. 
Maintenant,  si  d'Ecosse  nous  rentrons  en  Angleterre  par  les  comtés 
du  Nord,  nous  trouvons  que  le  Durham  Chronicle  a  augmenté 
dans  la  proportion  d'un  cinquième.  —  Les  quatre  journaux  du 
comté  de  Cumberland  ont  gagné  300,  et  ceux  du  Westmoreîand250. 
— Dans  leYorkshire,  le  Leeds  Times  place  maintenant  2500  numé- 
ros par  semaine,  ce  qui  équivaut  à  une  augmentation  de  150  p.  "/q-  -A- 
Preston,  le  Preston  Chronicle  tire  à  1300  au  lieu  de  750.  —  Le 
Liverpool  Chronicle  augmente  chaque  semaine  son  tirage  de  500. 
—  Le  Lincoln  Mercury  se  distribue  à  6500,  au  lieu  de  6000.  —  A 
Noltingham,  les  journaux  libéraux  n'ont  augmenté  leur  tirage  que 
de  250.  —  Dans  le  comté  de  Salop,  pays  oii  régnent  de  riches  familles 
tories ,  les  journaux  whigs  et  radicaux  l'emportent  sur  leurs  con- 
currens  et  gagnent  tous  les  jours.  —  Le  Su f folk  Chronicle  a  aug- 


182  NOUVELLES    DES    SCIEÎSCES. 

mente  de  16  p.  ^\y  —  Le  Northampton  Mercury  a  gagné  300.  — 
Le  Philantropist  de  Birmingham  et  le  IFarwick  Advertiser , 
25  p.  °/y.  —  Le  Hereford  Times  a  obtenu  une  augmentation  de 
80  p.  7o  —  Dans  le  comté  de  Gloucester,  quelques  feuilles  ont  doublé 
leur  tirage;  d'autres  l'ont  augmenté  d'un  tiers  ou  d'un  quart. — 
Windsor,  résidence  royale,  n'a  qu'un  journal ,  et  il  est  radical  -.  il  a 
augmenté  d'un  douzième.  —  Dans  le  Wiltshire  et  à  Balh,  les  feuilles 
whigs  et  radicales  ont  augmenté  de 20  '^',;  à  Plymouth,  de  50;  à 
Devonport,  d'un  tiers.  On  remarque  le  même  progrès  dans  le  pays 
de  Cornouailles,  dans  le  comté  de  Dorset  et  dans  celui  de  Snssex. — 
Brighton  est,  comme  Windsor,  une  résidence  royale,  et  là  aussi 
le  radicalisme  le  plus  franc  s'est  établi  autour  de  la  royauté.  Le  sé- 
jour d'une  cour  produirait-il  le  radicalisme  raisonneur,  comme  un 
palais  dévéque  produit  au  moins  une  secte  dissidente?  Brighton  a 
quatre  journaux,  dont  un  seul  tory  qui  sert  pour  tous  les  torys  du 
comté  de  Sussex  :  les  trois  autres  sont  radicaux  ou  libéraux,  et 
dirigés  par  les  coteries  de  la  localité.  Le  plus  répandu  est  le  Brigh- 
ton Herald f  libéral  modéré,  qui  a  gagné  50  p.  ";,  depuis  la  réduc- 
tion ;  mais  le  Brighton  Patriot,  organe  radical ,  a  doublé  aussi. 

Là  s'arrêtent  les  explorations  du  Tail's  Magazine,  dont 
les  résidlats,  comme  on  voit,  sont  tous  ù  l'avantage  de  la 
presse  libérale.  On  ne  doit  pas  oublier  que  le  piibliciste  écossais 
a  prévenu  qu'il  laissait  aux  torys  le  soin  de  faire  la  statistique 
de  leurs  propres  journaux. 

Piéglement  intérieur  de  la  bibliothèque  impériale  de 
Saint-Pétersbourg. —  Nous  consignons  ici  quelques  extraits 
du  règlement  intérieur  de  la  bibliothèque  impériale  de  Saint- 
Pétersbourg,  parce  qu'ils  complètent  les  renseignemcns  que 
nous  avons  publiés  sur  ce  grand  établissement,  dans  notre 
dernière  livraison  (1) ,  et  parce  qu'ils  fournissent  une  preuve 
du  soin  minutieux  que  prend  le  gouvernement  russe ,  à  tort 
ou  à  raison ,  pour  prévenir  les  dilapidations  dans  les  établis- 
semens  publics. 

(i)  Nous  saisissons  CPtte  occasion  pour  relever  quelques  criturs  qui  se  sonl  glissées  dans 
cet  arliclo.  Page  Sig:  Clémeut  XVU  ,  lise:  :  Clément  XIV;  page  334  :  Fradescant ,  lisez: 
Tradescant;  page  33;  :  Codex  Alexandrinum,  lisez:  Codex  Jllezandriuus. 


NOUVELLES   DES    SCIENCES.  1S$ 

11.  Le  directeur  est  le  seul  qui  ait  le  droit  de  prendre  chez  lui 
des  livres  de  la  bibliothèque,  soit  pour  sou  propre  usage,  soit  pour 
les  remettre  au  ministre  de  l'instruction  publique  sur  la  demande 
que  celui-ci  lui  en  aura  faite  par  écrit.  Le  directeur  ne  peut  cepen- 
dant exiger  ces  livres  qu'après  avoir  donné  un  reçu  oîi  le  titre  de 
l'ouvrage  est  spécifié  en  détail.  Ce  reçu  sera  remis  au  bibliothécaire 
chargé  de  la  section  dont  le  livre  demandé  fait  partie ,  et  ne  sera 
rendu  qu'après  que  le  livre  pris  par  le  directeur  ou  demandé  par 
le  ministre  de  l'instruction  publique  aura  été  remis  sans  être  en- 
dommagé. Ce  droit  du  directeur  ne  s'étend  pas  sur  les  manuscrits, 
qui  dans  aucun  cas  ne  peuvent  être  donnés  hors  du  bâtiment  de 
la  bibliothèque  impériale  publique. 

22.  Les  bibliothécaires,  tant  effectifs  qu'honoraires,  sont  res- 
ponsables des  livres  qui  leur  auront  été  confiés.  En  conséquence  ils 
prêteront  serment  par  écrit  de  remplir  exactement  leurs  devoirs, 
avant  d'entrer  en  fonctions. 

38.  Chaque  jour  à  la  clôture  de  la  bibliothèque  l'employé  du 
jour,  conjointement  avec  celui  qui  est  chargé  des  fonctions  d'éco- 
nome ,  et  en  cas  d'absence  avec  celui  qui  remplit  les  fonctions  de 
secrétaire  fera  fermer  toutes  les  portes  des  salles  et  du  dépôt  des 
manuscrits,  ainsi  que  les  armoires  grillées.  Il  déposera  les  clefs 
dans  une  caisse  destinée  à  cet  effet ,  sur  laquelle  il  mettra  son  ca- 
chet avec  celui  d'un  des  deux  employés  ci-dessus  nommés.  Celle 
caisse  reste  sous  sa  garde ,  et  ne  peut  être  ouverte  que  le  lende- 
main par  celui  qui  doit  le  relever  de  son  service ,  en  présence  du 
secrétaire  ou  de  l'économe.  Il  est  défendu  à  l'employé  de  jour  de 
recevoir  chez  lui  qui  que  ce  soit  après  neuf  heures,  à  l'excep- 
tion cependant  du  directeur,  de  son  aide  et  des  employés  faisant  les 
fonctions  d'économe  ou  de  secrétaire. 

40.  Il  est  sévèrement  défendu  atout  employé  de  s'absenter  pen- 
dant le  temps  de  son  service,  sans  en  avoir  prévenu  l'économe  ou  le 
secrétaire,  d'autant  plus  qu'il  est  chargé  depuis  l'heure  de  la  clôture 
de  la  bibliothèque  jusqu'à  celle  où  il  est  relevé,  de  répondre  des 
verroux  et  cachets  apposés  aux  différens  endroits. 

41.  L'employé  de  jour  se  tiendra  après  la  clôture  des  salles, 
dans  l'une  des  salles  rondes  du  milieu ,  soit  au  rez-de-chaussée, 
soit  au  premier  étage;  mais  il  passera  la  nuit  dans  la  salle  ronde 


184  NOUVELLES    DES    SCIENCES. 

du  rez  de-chaussée  où  sera  déposée  la  caisse  et  l'argent  apparte- 
nant à  la  bibliothèque. 

42.  Toutes  les  fois  que  le  directeur  ou  son  adjoint  aura  fermé 
avec  l'économe  et  cacheté  cette  caisse,  l'employé  de  jour  y  apposera 
conjointement  avec  eux  son  cachet.  Il  lèvera  les  scellés  à  l'arrivée 
de  celui  qui  doit  le  relever,  après  lui  avoir  fait  voir  qu'ils  étaient 
en  bon  état.  Ce  dernier  y  apposera  ensuite  le  sien. 

4â.  L'économe  ne  peut  entrer  dans  le  garde-caisse  où  l'argent 
est  déposé  sans  le  directeur  ou  son  adjoint.  Pour  prévenir  tout 
inconvénient,  la  porte  du  garde-caisse  sera  scellée  par  le  direc- 
teur ,  l'économe  et  l'employé  de  jour  ;  les  clefs  ainsi  que  celle  de 
la  caisse  seront  déposées  dans  la  chambre  de  l'économe  dans  une 
cassette  particulière  munie  des  cachets  susdits. 

69.  L'usage  des  bougies  ou  chandelles  sans  lanternes  est  rigou- 
reusement défendu  dans  les  salles  de  la  bibliothèque. 

78.  Les  personnes  désirant  lire  ou  faire  des  extraits  à  la  biblio- 
thèque,  les  jours  désignés  à  cet  effet,  en  avertiront  le  bibliothé- 
caire de  service,  au  jour  où  la  bibliothèque  est  ouverte  au  public. 
Elles  écriront  en  conséquence ,  sur  une  carte  destinée  à  cet  usage , 
leurs  noms  et  le  titre  du  livre  qu'elles  désirent.  Le  bibliothécaire  du 
jour  ayant  reçu  cette  carte ,  leiu*  donnera  aussitôt  un  billet  d'entrée 
pour  tout  le  temps  qu'elles  voudront  s'y  occuper.  On  ne  pourra  sans 
ce  billet  entrer  à  la  bibliothèque  les  jours  destinés  à  la  lecture, 
le  mardi  excepté. 

79.  Ceux  qui  sont  inscrits  de  cette  manière  trouveront  le  lende- 
main et  le  jour  suivant  de  la  même  semaine  les  livres  qu'ils  auront 
demandés  et  pourront  en  faire  usage  à  leur  gré;  l'encre  leur  sera 
fournie ,  mais  ils  feront  apporter  avec  eux  plume  et  papier.  Pour 
la  commodité  du  lecteur  les  tables  et  pupitres  seront  pourvus  de  ti- 
roirs où  ils  pourront  serrer  leurs  papiers  ;  et  pour  plus  de  sûreté  il 
leur  sera  permis  d'apposer  leur  cachet  à  un  tiroir  jusqu'à  ce  que 
leur  travail  soit  achevé. 

83.  S'il  arrive  que  plusieurs  personnes  demandent  un  même  livre 
dont  il  n'existe  qu'un  seul  exemplaire  à  la  bibliothèque,  ce  livre 
sera  remis  préférablement  à  celui  qui  en  a  besoin  par  état;  ainsi 
les  livres  de  théologie  seront  donnés  aux  ecclésiastiques ,  de  pré- 


NOUVELLES   BES   SCIENCES.  185 

férence  aux  séculiers  ;  les  livres  qui  traitent  de  l'art  de  la  guerre 
aux  militaires  de  préférence  aux  employés  civils,  etc. 

90.  Les  salles  de  la  bibliothèque  étant  toujours  parfaitement 
diaudes  même  pendant  les  froids  les  plus  rigoureux  personne  ne 
pourra  y  entrer  en  manteau,  capote,  pelisse  ou  bekesch;  on  dé- 
posera ces  habillemens  dans  la  loge  des  servans  à  la  porte  du  rez- 
de-chaussée  ;  on  permet  d'entrer  en  surtout.  L'entrée  sera  inter- 
dite à  ceux  qui  ne  sont  pas  décemment  habillés. 

91.  Les  domestiques  portant  livrée  ne  pourront  être  admis  dans 
l'intérieur  de  la  bibliothèque.  Ceux  qui  sont  venus  à  la  suite  de 
leurs  maîtres ,  se  tiendront  en  attendant  au  bas  de  l'escalier  dans 
le  vestibule  chauffé. 

6it»^vapl)ic. 

Wesley  et  Georges  Wliitefield.  —  Le  plus  intéressant 
ouvrage  peut-être  qui  reste  à  écrire ,  c'est  l'histoire  des 
sectes  dissidentes  et  de  leurs  propagateurs.  Tous  ces  génies 
bizarres ,  protégés  par  la  civilisation  anglaise,  l'ont  poussée 
sans  le  savoir  dans  la  route  de  liberté  qu'elle  suit  aujourd'hui. 
Au  milieu  d'eux  s'élèvent  les  Watts,  lesLardner,  et  surtout 
Wesley,  homme  extraordinaire,  dont  la  parole  contagieuse  a 
fait  tant  de  prosélytes  et  dont  la  bizarrerie  égalait  l'éloquence. 
Peu  de  romans  sont  aussi  singuliers  que  le  roman  de  sa  vie  -, 
ce  fut  Wesley,  qui  ayant  à  se  plaindre  de  la  coquetterie 
d'une  jeune  personne  qui  lui  avait  donné  des  espérances  trom- 
peuses, monta  en  chaire  pour  la  censurer  publiquement ,  et 
refusa  de  l'admettre  à  la  sainte  table  si  elle  n'exprimait  publi- 
quement son  repentir.  Ses  voyages  en  Amérique ,  ses  prédi- 
cations ardentes ,  l'influence  extraordinaire  de  sa  parole 
attestent  à-la-fois  son  courage ,  son  talent  et  la  force  de  son 
enthousiasme.  La  superstition  se  mêlait  chez  lui  aux  théories 
les  plus  élevées  et  les  plus  sévères  ;  il  pratiquait  la  biblioman- 
cic  ou  divination  par  la  Bible  ,  et  souvent  il  ne  se  détermi- 
nait dans  sa  conduite  que  d'après  la  page  de  la  Bible  que  le 
hasard  lui  avait  offerte.  Un  jour  qu'il  visitait  le  comte  Zinzin- 


186  NOUVELLES   DES    SCIENCES. 

dorff ,  ce  dernier  lui  ordonna  de  prendre  une  bêche ,  de 
creuser  une  fosse  ,  el  d'aller  ensuite  ,  tout  souillé  par  ce  tra- 
vail manuel,  rendre  visite  à  une  grande  dame.  Wesley  se 
soumit  paisiblement  et  fit  tout  ce  qui  lui  était  ordonné.  Il 
prêchait  dans  les  bois,  dans  les  places  publiques,  sur  les 
grands  chemins  ;  il  annonçait  les  doctrines  les  plus  dures , 
l'inutilité  des  bonnes  œuvres  pour  le  salut ,  qui  dépendait  se- 
lon lui  de  la  volonté  unique  de  Dieu.  A  sa  voix  ,  une  foule 
immense  accourait,  beaucoup  fondaient  en  larmes ,  ou  étaient 
saisis  de  convulsions  frénétiques.  On  n'entendait  autour  du 
prédicateur  que  hurlemens  et  gémissemens;  quelques-uns 
tombaient  par  terre  comme  frappés  d'une  attaque  d'épilepsie. 
«Je  me  voyais  entouré  de  cadavres  vivans  ,  dit  Wesley  dans 
ses  Mémoires,  et  je  ne  cessais  de  mêler  ma  voix  à  leurs  cris 
d'agonie,  jusqu'au  moment  où  je  parvenais  à  métamorphoser 
leur  désespoir  en  allégresse,  w  Wesley  avait  autant  de  cou- 
rage personnel  que  d'éloquence  populaire.  Un  jour  que  la  po- 
pulace d'une  ville  du  comté  de  Cornouailles  entourait  sa  mai- 
son en  poussant  des  vociférations  affreuses  et  en  menaçant  de 
briser  ses  portes  ,  le  prédicateur  sortit  seul ,  le  front  nu ,  et 
leur  dit  :  «  Me  voici ,  je  suis  Wesley,  que  me  voulez-vous? 
qu'avez-vous  à  me  dire?  lequel  d'entre  vous  a  un  repro- 
che à  m'adresser,  un  compte  à  me  demander?  est-ce  vous  , 
ou  bien  vous?  «  La  populace  se  tut  et  s'écoula  en  res- 
pectant le  courage  de  Wesley.  Un  jour  à  Bath ,  le  dictateur 
des  salons ,  le  roi  de  la  mode ,  le  célèbre  Beau  Nash  se  vanta 
de  réduire  au  silence  Wesley  qui  se  trouvait  alors  dans  la 
même  ville;  il  entra  dans  la  salle  où  la  congrégation  wes- 
leyenne  était  réunie  autour  du  prédicateur.  Une  conversa- 
tion remarquable  s'établit  entre  ces  deux  personnages  si  dif- 
férens.  «  Qui  vous  autorise  à  prêcher  ici?  demanda  Nash. 

—  Jésus-Christ ,  dont  l'archevêque  de  Cantorbéry  a  été 
l'organe  dans  cette  circonstance. 

—  Il  vous  autorise  à  violer  les  lois ,  à  effrayer  le  peuple ,  à 
troubler  la  société? 


NOUVELLES    DES    SCIENCES.  187 

—  Monsieur,  répliqua  Wesley,  m'avcz-vous  entendu  prê- 
cher? 

—  Jamais. 

—  Quelle  opinion  pouvez-vous  avoir  d'un  homme  que  vous 
n'avez  jamais  entendu  ? 

—  Je  juge  d'après  le  bruit  public. 

—  Si  je  vous  jugeais  d'après  le  bruit  public  ,  je  craindrais 
d'être  trop  sévère.  » 

Beau  Nash,  dont  la  réputation  était  détestable ,  sentit  qu'il 
n'avait  plus  qu'à  se  retirer  et  ne  répliqua  pas.  L'influence  de 
Wesley  fut  si  grande  que  beaucoup  de  jeunes  Écossaises, 
persuadées  par  ses  discours,  se  consacrèrent  au  célibat.  Sa 
quatre-vingt-sixième  année  allait  finir  quand  il  mourut.  Pen- 
dant des  mois  entiers,  il  ne  posséda  pas  un  shilling;  ses  voya- 
ges à  pied  dans  toutes  les  saisons ,  la  frugalité  de  sa  vie  et  les 
longs  combats  qu'il  eut  à  soutenir  n'altérèrent  jamais  cette 
constitution  d'airain.  Il  avait,  comme  Bonaparte,  le  besoin  ou 
plutôt  la  soif  du  pouvoir.  Seul ,  il  fonda  et  organisa  une  secte 
puissante  et  enthousiaste,  et  dans  ses  dernières  années,  il  laissa 
cent  vingt  mille  sectateurs  gouvernés  par  quatorze  cents  pré- 
dicateurs, tous  soumis  à  ses  lois.  Wesley  n'inspirait  pas  seu- 
lement la  conviction  de  ses  doctrines,  mais  l'exaltation  la  plus 
vive  pour  sa  personne  et  un  attachement  qui  peut  passer  pour 
de  l'idolâtrie.  Les  wesleyens  imitaient  jusqu'aux  actions  les 
plus  insignifiantes  du  maître;  ils  marchaient  comme  lui, 
mangeaient  comme  lui,  s'habillaient  comme  lui.  En  1742  ,  il 
renonça  à  l'usage  du  thé;  les  méthodistes  l'imitèrent;  un  peu 
plus  tard ,  il  se  nourrit  de  légumes  ;  toute  son  armée  suivit  le 
même  exemple  ;  et  quand  il  coucha  sur  une  planche  pour  se 
mortifier,  aucun  araiinien  de  son  école  n'osa  se  servir  de 
matelas. 

Georges  Whitefield,  long-temps  associé  à  Wesley,  et  qui 
se  détacha  de  lui,  était  prequc  aussi  extraordinaire  que  Wes- 
ley lui-même.  Quelques  diflércnces  d'opinions  relatives  aux 
dogmes  les  avaient  séparés,  ou  plutôt  ces  deux  saints  hom- 


18g  NOUVELLES    DES    SCIENCES. 

mes  ne  voulaient  pas  d'une  puissance  rivale.  Si  les  doctrines  de 
Wesley  sont  eiTicaces,  disait  un  jour  Whitefield  et  qu'elles 
conduisent  à  la  perfection,  faites- moi  voir  l'homme  pieux  et 
sage  dont  ses  doctrines  ont  développé  la  vertu.  On  lui  amena 
en  effet  un  wesleyen  qui  passait  pour  un  modèle  de  sainteté; 
quand  cet  homme  parfait  fut  entré  dans  la  chambre ,  White- 
field  lui  jeta  à  la  tête  une  aiguière  pleine  d'eau.  Le  pieux  wes- 
leyen, étonné  d'un  accueil  si  extraordinaire,  s'essuya  en  se 
fâchant.  «  Si  monsieur  était  parfait,  répliqua  Whitefield,  il 
saurait  supporter  chrétiennement  les  outrages.  y>  Une  des 
plus  drôles  expéditions  de  Whitefield,  ce  fut  sa  grande 
guerre  contre  polichinelle ,  en  llhO.  Le  prédicateur  s'établit 
en  face  de  la  baraque  qui  servait  de  théâtre  de  marionnettes, 
et  se  mit  à  invectiver  en  termes  bibliques  le  pauvre  polichi- 
nelle, qui,  en  effet,  débitait  beaucoup  d'obscénités,  jurait 
horriblement,  et  donnait  un  très  mauvais  exemple  aux  ma- 
telots et  aux  ouvriers  qui  l'écoutaient.  Mais,  ce  qui  est  cu- 
rieux, c'est  que  polichinelle  n'eut  pas  le  dessus.  On  l'aban- 
donna pour  Whitefield ,  et  le  prédicateur  vit  la  foule  accourir 
à  lui.  Telle  fut  sa  popularité ,  que  la  cour  s'en  effraya  et  que 
Georges  II  demanda  un  jour  à  lord  Chesterfield  s'il  n'y  avait 
pas  moyen  de  l'arrêter  dans  l'étrange  carrière  qu'il  parcourait. 
Je  ne  vois  qu'un  moyen,  répondit  Chesterfield,  c'est  d'en  faire 
un  évéque.  Comme  Bridaine,  parmi  les  catholiques  ,  il  avait 
recours  aux  plus  étranges  moyens  d'émotion.  Franklin,  le 
sage  américain ,  avoue  que  jamais  orateur  n'a  produit  sur  lui 
une  impression  aussi  forte.  «II  prêchait  dans  une  rue,  dit  Fran- 
klin, et  demandait  l'aumône  au  public  pour  je  ne  sais  quelle 
institution  charitable  ;  vers  le  milieu  du  sermon  ,  un  homme 
se  mit  à  pleurer  et  à  sangloter  tout  haut.  Whitefield  s'arrêta  ; 
l'interrupteur  s'avança  vers  lui ,  et  jetant  devant  Whitefield 
cinq  ou  six  cailloux  qu'il  avait  à  la  main ,  il  lui  dit  dans  son 
langage  populaire  et  énergique  :  j'étais  venu  pour  vous  casser 
la  tête  ,  et  vous  m'avez  brisé  le  cœur.  Moi-même,  continue 
Franklin ,   je  n'avais  pas  d'abord  une  haute  opinion  de  ce 


KOUVELLES    DES    SCIENCES.  189 

prédicateur  nomade ,  mais  il  arrêta  mon  attention  ;  je  me  sen- 
tis touché ,  je  mis  ma  main  dans  mon  gousset  où  se  trouvait 
mon  argent ,  puis  je  supputai  la  somme  dont  je  ferais  le  sa- 
crifice. A  mesure  que  l'orateur  parlait,  la  somme  augmentait; 
enfin  notre  homme  devint  si  éloquent  que  je  vidr.i  mes  poches 
et  m'en  allai  sans  un  denier.  »  Plus  réellement  éloquent  que 
Wesley,  Whilefield  ne  possédait  pas  cependant  le  génie  de 
l'organisation  et  de  l'administration  au  même  degré  que 
le  Loyola  du  méthodisme. 

Commcrf  f 3uîJU5tric. 

Commerce  des  bois  en  Angleterre. — Voici  bientôt  dix  ans 
que  les  armateurs  anglais  se  plaignent  de  la  mauvaise  qualité 
des  bois  du  Canada,  et  le  gouvernement  n'a  pas  encore  songé 
à  les  faire  cesser.  Des  droits  excessifs  pèsent  toujours  sur  les 
provenances  de  la  Baltique ,  et  tous  les  ans  le  commerce  du 
bois  paie  aux  colonies  de  l'Amérique  septentrionale  un  tribut 
de  1,500,000  £  (37,000,000  de  francs). 

A  cela,  les  partisans  de  la  restriction  remarquent  d'abord 
que  du  moment  oîi  l'Angleterre  réduirait  les  droits  sur  les 
bois  de  la  Eallique,  leur  prix  hausserait  considérablement; 
mais  ce  n'est  guère  probable,  quand  ou  considère  la  grande 
concurrence  qui  s'établirait  sur-le-champ  dans  le  nord  de 
l'Europe.  La  preuve  en  est  que  sur  quatorze  ports  de  la  Nor- 
wège,  qui  autrefois  fournissaient  du  bois  à  l'Angleterre,  il 
n'y  en  a  plus  aujourd'hui  que  trois  qui  puissent  recevoir 
les  bois  de  l'intérieur  à  un  prix  assez  modique  pour  les 
expédier  avec  avantage  sur  la  Grande-Bretagne.  Daus  le 
cas  d'une  réduction  de  droits,  les  onze  porls  inoccupés 
entreraient  de  nouveau  en  concurrence  avec  leurs  rivaux, 
et  préviendraient  toute  espèce  de  renchérissement. 

Mais  la  grande  question  est  de  savoir  jusqu'à  quel  point 
lu  perle  du  monopole  du  bois  influerait  sur  la  prospérité  des 
colonies  de  l'Amérique  septentrionale.  L'existence  même  de 


190  KOUVELLES    DES    SCIEWCES. 

ces  colonies  est-elle  en  quelque  sorte  attachée  à  ce  commerce, 
ou  bien  ont-elles  d'autres  moyens  d'employer  leurs  capitaux 
et  leur  travail  ?  Le  changement  serait-il  ,  dans  tous  les 
cas,  si  difficile  que  les  résultats  pourraient  en  devenir  fu- 
nestes ? 

Les  colonies  de  l'Amérique  septentrionale  sont,  tant  par 
leur  sol  que  par  leur  climat,  singulièrement  bien  adaptées  à 
l'agriculture ,  qui ,  dès  à  présent  forme  la  principale  occupa- 
lion  des  habiians.  Le  froment  récollé  dans  le  Canada  se  vend 
en  Angleterre  55  sh. ,  après  avoir  payé  un  droit  de  5  sh.  Sa 
qualité  est  supérieure  à  celle  du  froment  anglais.  Le  chanvre 
et  le  lin  sont  aussi  des  produits  indigènes  de  ces  colonies  ;  on 
les  y  cultive  en  assez  grande  quantité  pour  l'usage  de  l'inté- 
rieur. En  1825,  la  partie  méridionale  du  haut  Canada  envoya 
à  Montréal  U  tonneaux  de  tabac  ;  l'an  dernier  elle  en  a  expé- 
dié près  deiOO  tonneaux.  Cette  augmentation  de  produits  a  eu 
lieu  malgré  la  séduction  que  présentait  le  monopole  du  bois. 
S'il  cessait  d'exister,  la  culture  du  tabac  prendrait  une  exten- 
sion très  considérable.  Malgré  l'introduction  dans  le  com- 
merce de  la  soude  factice ,  la  potasse  continue  à  offrir  au  Ca- 
nada un  objet  considérable  d'exportation.  Enfin,  selon  les 
divers  districts,  les  colonies  anglaises  de  l'Amérique  four- 
nissent du  bœuf ,  du  porc  salé,  du  poisson  sec  et  mariné,  du 
beiuTC,  du  lait,  des  cuirs,  des  cornes,  du  suif,  des  chevaux, 
et  une  foule  d'autres  objets.  La  Nouvelle-Ecosse  et  le  Noii- 
veau-Brunswik  ne  peuvent  manquer  de  devenir  un  jour 
un  des  plus  beaux  pays  du  monde  pour  les  pâturages.  La  va- 
leur totale  des  marchandises  importées  dans  le  Canada,  dans 
le  cours  des  trois  dernières  années ,  a  été  d'environ  2,200,000  £ 
argent  des  colonies;  cette  somme  a  été  payée  par  500,000  £ 
apportées  en  numéraire  par  les  émigrés  d'Europe ,  par  une 
valeur  de  500,000  £  de  bois  exporté  ;  de  sorte  qu'il  est  resté 
une  somme  de  1,200,000  i£  à  1,00C,000.^  (25,000,000  fr.), 
pour  laquelle  la  colonie  a  exporté  des  marchandises  autres 
que  du  bois.  Il  est  donc  hors  de   doute  que   le  Canada 


NOUVELLES   DES    SCIENCES.  191 

possède  des  moyens  plus  que  suffisans  de  remplacer  ce  qu'il 
perdrait  par  la  suppression  du  monopole. 

La  plus  grande  partie  du  capital  engagé  dans  le  commerce 
du  Canada  ,  est  un  capital  flottant.  L'établissement  des  mou- 
lins et  des  quais,  qui  constitue  le  capital  fixe,  s'élève  à 
200,000  ^  au  plus.  Et  encore  à  cet  égard  faut-il  remarquer  que  le 
bois  de  charpente  commence  à  manquer  dans  les  États-Unis, 
situés  près  de  la  mer.  Déjà  les  États  de  New-York  et  de  Ver- 
mont  en  ont  tiré  considérablement  du  Canada,  et  il  y  a  tout 
lieu  de  croire  que  ce  commerce  prendra  une  extension  assez 
considérable,  non-seulement  pour  employer  tous  les  moulins 
et  les  quais  actuellement  existans ,  mais  pour  exiger  même 
que  l'on  en  construise  de  nouveaux. 

On  pourrait  aller  plus  loin  encore.  Après  avoir  démontré 
que  le  monopole  du  bois  n'est  pas ,  pour  ces  colonies ,  d'un 
avantage  aussi  grand  qu'on  le  suppose  généralement,  il  ne 
serait  pas  impossible  de  soutenir  d'une  manière  plausible, 
qu'il  leur  est  même  funeste,  car  il  empêche  le  développement 
de  branches  d'industrie,  bien  plus  profitables  pour  elles,  en 
y  substituant  un  commerce,  que  l'on  peut  regarder  avec  rai- 
son comme  une  loterie.  Voici  pourquoi  :  le  prix  du  bois ,  en 
Amérique,  est  extrêmement  faible  en  comparaison  du  prix  de 
la  vente  en  Angleterre.  Ainsi  le  sapin  blanc,  qu'on  achète  au 
Canada  ,  pour  12  shillings  la  charge  ,  se  vend  en  Angleterre 
70  ;  la  différence  se  compose  du  fret ,  des  droits  d'eiUrée  et 
des  autres  frais.  Supposons  donc ,  que  le  sapin  vienne  à  bais- 
ser à  Londres  de  3  shillings  1/2,  cela  fait  5  p.  %  sur  le  prix  du 
marché.  Or  rien  n'est  plus  commun  qu'une  telle  variation 
dans  le  prix  des  marchandises  ;  mais  celte  même  baisse  de 
5  p.  7o)  6n  fait  une  de  30  p.  %  suivie  prix  d'achat,  et  devient 
ruineuse  pour  l'expéditionnaire. 

Puisque  les  colonies  ne  perdront  point  au  changement  de 
système ,  attendu  qu'elles  trouveront  d'autres  moyens  d'em- 
ployer leurs  capitaux,  il  s'ensuit  que  les  manufactures  de 
la  métropole  auront  toujours  chez  elles  le  même  débit ,  et 


192  NOUVELLES    DES    SCIENCES. 

qu'elles  y  gagneront  le  nouveau  débouché  qu'elles  s'ouvriront 
chez  les  nations  européennes ,  d'où  l'Angleterre  tirera  ses 
bois  à  l'avenir.  Ces  nations,  dit-on,  ne  prennent  point  au- 
jourd'hui des  produits  manufacturés  anglais  ;  cela  est  vrai  ; 
mais  pourquoi?  parce  qu'étant  pauvres  et  n'ayant  rien  à  ofTrir 
en  échange  que  du  bois,  dont  l'Angleterre  ne  veut  point ,  elles 
sont  obligées  de  s'approvisionner  chez  des  peuples  qui  con- 
sentent à  prendre  leurs  bois.  Serait-il  possible  maintenant  que 
l'extension  que  prendrait  le  commerce  du  bois  en  Norvvège , 
ne  tournât  pas  à  l'avantage  direct  de  l'Angleterre? 

Si  les  manufactures  anglaises  ne  souffrent  point ,  il  est  du 
moins  évident ,  dira-t-on ,  que  les  armateurs  y  perdront  ;  et 
que  par  suite,  la  puissance  maritime  de  la  Grande-Bretagne 
en  sera  affectée.  Voyons  jusqu'à  quel  point  cet  argument  est 
juste. 

On  peut  évaluer  le  nombre  de  cargaisons  de  bois  expédiées 
des  colonies  pour  l'Angleterre,  année  commune,  à  1,369, 
formant  Zi07,818  tonneaux,  et  employant  il^hik  matelots. 
Mais  les  bùiimens  employés  au  transport  de  ces  1,369  cargai- 
sons font  plus  d'un  voyage  par  an.  On  peut  les  estimer  à  2  1/2, 
d'où  il  suit  que  le  nombre  des  vaisseaux  employés  à  ce  com- 
merce se  réduit  à  586  ;  mais  en  ne  mettant  que  deux  voyages 
on  aura  684  bàtimens,  20/i,000  tonneaux  et  8,700  matelots.  Il 
faut  ensuite  remarquer  que  le  commerce  du  bois  avec  les 
colonies  ne  serait  pas  totalement  anéanti ,  puisque  l'Angle- 
terre continuera  à  tirer  de  l'Amérique  environ  100,000  char- 
ges {loacls)  de  sapin  blanc,  qui  emploieront  toujours  220 
cargaisons  ou  111  bàtimens;  quant  aux  573  autres  navires, 
il  est  assez  probable  qu'ils  trouveraient  à  s'occuper  en  grande 
partie  dans  les  nouvelles  relations  qui  s'ouvriraient  avec 
la  Baltique. 


IMPRIME    PAR    LES   PRESSES    MECANIQUES    DK   PAUL    RENOUARD, 
RUE    GARAHCIÈRE,   5. 


DECEMBRE  1836. 


REVUE 

BRITANNIQUE. 

€omttitvct.  —  Jnîïu^trir. 

LIVERPOOL, 

SON    ORIGINE,    SES    PROGRÈS 

ET    SON    IMPORTANCE    ACTUELT-E. 


Avec  le  règne  d'Élisabelh  commence  une  ère  nouvelle 
pour  l'Anglelerre  ;  elle  n'est  plus  en  proie  auK  cjuerres 
de  religion  et  aux  mésintelligences  politiques,  qui  déso- 
lent les  autres  contrées  de  l'Europe.  Les  luttes  sanglantes 
des  maisons  de  Lancaslre  et  d'York  sont  apaisées;  à  la  ty- 
rannie capricieuse  de  Henri  VIII;  aux  haines  féioces  di^ 
Marie  a  succédé  un  mouvement  régulier.  L'administra- 
tion devient  plus  intelligente,  plus  probe,  plus  économe; 
les  deniers  publics,  au  lieu  d'être  follement  jirodigués, 
reçoivent  d'utiles  applications  :  on  construit  des  routes, 
on  creuse  des  ports,  on  établit  des  chantiers.  Partout 
se  manifeste  une  activité  inouïe.  La  marine  anglaise,  qui, 

VI. — U''    SÉRIE.  15 


]^94  LIVERPOGL , 

il  ravciienient  d'Elisabeth  ,  ne  se  composait  que  de  vingt- 
sept  navires  ou  pinaces  ,  est  bientôt  en  mesure  de  tenir' 
tête  à  la  puissance  maritime  la  plus  redoutable  de  Tépoque  : 
à  l'Espagne.  Vinrincihie  Arinada  fuit  honteuse  devant  les 
escadies  d'Howard  ;  et  à  la  mort  d'Elisabeth ,  l'Angleterre 
possède  quarante-deux  vaisseaux,  dont  dix-huit  de  six 
cents  à  raille  loaneaiEX  ,  montés  par  haFt  mille  hommes. 
Des  exp(';élitions  loiniaiiies  sont  entreprises;  Davis  lente  de 
trouver  un  passage,  nord -ouest,  vers  le  pôle  arctique; 
sous  lu  conduite  de  Jaaies  Lancaslre,  une  compagnie  va 
former  des  comptoirs  dans  l'Inde,  et  ce  qu'aucune  autre 
nation  n'avait  encore  os.é  entreprendre,  Elisabetli  l'exécute. 
Elle  ouvre  des  rj-ppurts  commercitiax  avec  la  Moscovie. 
Les  navires  anglais  franchissent  la  mer  d'ArUangel,  re- 
montent la  Dwina  jusqu'à  Walogda  ,  établissent  un  portage 
entre  cette  ville  et  Yaroslaw,  descendent  le  Volga  jusqu'à 
Astracau;  puis,  traversant  la  mer  Caspienne,  vont  distribuer 
leurs  marchandises  en  Perse  et  en  Turquie.  Voilà  quels 
furent  les  préludes  de  cette  puissance  maritime  qui ,  deux 
cents  ans  plus  tard,  devait  envahir  le  monde. 

L'industrie  ne  resta  pas  en  arrière.  Les  fêtes  brillantes  de 
la  cour,  la  tranquillité  dont  les  citoyens  jouissaient,  répan- 
dirent insensiblement  chez  toutes  les  classes  le  goiit  du 
luxe.  Les  fermiers  qui,  cinquante  ans  auparavant,  s'esti- 
maient fort  heureux  lorsqu'ils  parvenaient  à  se  donner  un 
matelas  de  laine  et  un  sac  de  son  pour  oreiller,  commen- 
cèrent à  avoir  des  lits  de  plunn;,  à  couvrir  leur  table  de 
14uge  blanc,  à  orner  leur  buffet  de  vaisselle  de  cuivre, 
d'étain,  quelquefois  d'argent.  On  ne  se  contenta  plus  des 
étoffes  grossières  fournies  par  les  anciennes  fabriques;  les 
marchandises  étrangères ,  plus  belles  et  mieux  eonfectionnées , 
prévalaient  sur  tous  les  marchés ,  et  l'industrie  nationale  se 
vil  obligée  de  répondre  par  de  nouveaux  elVorLs  aux  nouvelles 
exigences  de  la  mode.  La  fabrique  des  étoffes  de  soie,,  établie 
en-  Angleterre  depuis  le  quinzième  siècle,  ne  commença  à 


SOJV    ORIGINE   ET    SES   PROGRÈS.  195 

faire  des  progrès  réels  que  sous  le  règne  d'Elisabeth  ;  ei  ce  tut 
seulement  en  1592  que  les  labricans  de  soieries  de  Londn-s 
songèrent  à  se  constituer  en  corporation.  Les  cruelles  persë^ 
cutions  du  duc  d'Albe  lavorisèrent  encore  ce  uiouvemem:  in- 
dustriel :  uue  muliitude  de  Flamands,  fuyant  la  tyi-annie , 
vinrent  chercher  asile  en  Angleterre,  comme  les  protes- 
lans  français,  un  siècle  plus  tard.  Les  éaiigrës  enrichirPM 
leur  nouvelle  patrie  de  leurs  capitaux,  de  leurs  bras  <•£  de 
leur  industrie;  et  en  1582,  l'Angleterre  exportait  déjà  200,0(^0 
pièces  d^étoffes  de  laine. 

Mais  l'industrie  ,  en  satisfaisant  les  nomeaux  besoins  , 
opérait  une  révolution  immense.  Les  recherches  du  luxe 
dissipaient  les  grandes  fortunes  des  anciens  barons;  hnrrs 
nouvelles  dépenses  soutenaient,  enrichissaient  l«s  commer- 
çans  et  les  manufactHriers ,  et  les  rendaient  plus  indépeii- 
dans.  Les  seigneurs,  au  lieu  du  despotisme  qu'ils  étaient  ac- 
coutumés à  exercer  sur  des  gens  à  leurs  gages  ou  itourris 
à  leiïr  table,  ne  conservèrent  plus  que  l'ascendant  de  ce- 
lui qui  commande  sni'  celui  qui  exécute.  Les  feudatair(^  , 
ayant  aussi  plus  affaire  d'argent  que  d'hommes,  lâchaient 
d'améliorer  leurs  biens ,  tournaient  toutes  leurs  vues  dw  côré 
delnliie;  faisaient  enclore  leurs  champs,  réunissaient  plu- 
sieurs petites  fermes  en  une  seule,  et  ne  songeaient  plus  à 
soudoyer  les  mercenaires  qu'ils  avaient  autrefois  à  leurs  or- 
dres pour troid)ler  l'état,  ou  pour  guerroyeraveclenis voisins. 
Toutes  ces  modifications  introduites  dans  la  vie  privée  eurent 
pour  re'sullats  l'augmentaiion  de  la  foi'tune  pul)lique ,  l'agran- 
dissement des  villes  et  le  développem^ent  du  comm-erce  exPié^ 
Heur,  n  faut  donc  i^'uronter  à  ctrtte  ('poquc  pour  trouver  l'ori- 
gin<'  (\u  grand  inouvenu'ut  iiulusli'iel  de  l'Angleterre;  progrés 
soutenu,  le  siècle  suivant,  par  Féinrgraiion  des  protestam 
français ,  cl  auijuel  h^s  inventions  mécaniques  du  dix-hui- 
tième siècUî  donnèrent  un  essoi-  nouveau.  .Ui  milieu  du  sei- 
zième siècfe  nous  voyons  en  effet  Rirmingham  ,  Manchester, 
£eeds,  York  ,  NîeXttnghanr  et  la  plupart  des  villes  manufaciu- 

13. 


196  LIVERPOOL, 

rières  se  former  ou  s'clendre  ;  c'est  encore  à  celte  époque  que 
commence  à  poindre  la  première  lueur  de  la  prospérité  com- 
merciale de  Liverpool ,  dont  nous  allons  rapidement  esquisser 
l'histoire. 

Vers  la  fin  de  1561  (troisième  année  du  règne  d'Elisabeth)  , 
pendant  que  cette  princesse  se  livrait  tout  entière  à  ses 
démêlés  avec  Marie  Stuart,  les  notables  habitans  d'une 
pauvre  bourgade  du  Lancashire,  en  dehors  de  si  graves  in- 
térêts ,  rédigeaient  dans  les  salles  enfumées  de  leur  maison 
municipale  une  humble  supplique  pour  être  déchargés  des 
cinq  ou  six  livres  sterling  dont  leur  ville  était  redevable  envers 
la  couronne.  «  Pauvre  ville  déchue  Çpoor  decayed  totcn), 
<c  disaient-ils  dans  leur  requête,  et  qui  ne  se  relèvera  jamais 
<c  si  sa  majesté  ne  daigne  jeter  sur  elle  un  regard  de  pitié.  « 
Le  dégrèvement  eut  lieu  ;  et  la  pauvre  ville  qui  fut  alors 
l'objet  de  cette  faveur,  c'est  Liverpool,  aujourd'hui  seconde 
métropole  du  commerce  britannique, Mont  les  navires  vo- 
guent sur  toutes  les  mers,  dont  les  relations  s'étendent 
jusqu'aux  points  les  plus  éloignés  du  globe.  Mais  en  1561, 
ce  n'était  en  effet  qu'un  misérable  bourg,  de  toutes  parts 
entouré  de  marais,  et  où  l'on  ne  comptait  que  sept  rues 
et  cent  trente-huit  maisons  payant  chacune  12  deniers  d'im- 
pôts. Les  habitans,  cultivateurs  et  marins,  au  nombre  de  six 
cent  quatre-vingt-dix,  possédaient  douze  bateaux,  jaugeant 
ensemble  cent  soixante-dix-sept  tonneaux  et  montés  par 
soixante-quinze  hommes.  Une  maison ,  dans  la  rue  principale, 
se  louait  alors  U  shillings  par  an  (6  francs);  le  froment  y 
valait  1  shilling;  un  mouton  se  vendait  2  shillings,  et  la 
journée  d'un  homme  se  payait  U  deniers  (8  sous).  Tels  ont 
été  les  commencemens  de  cette  ville,  dont  le  mouvement 
commercial  égale  aujourd'hui  celui  de  tous  les  ports  réunis 
de  la  France ,  et  qui  fait  à  elle  seule  une  plus  grande  masse 
d'affaires  que  les  Etats-Unis. 

La  fondation  de  Liverpool  est  ignorée.  Son  nom  n'appar- 
tient ni  à  la  domination  romaine  ni  à  celle  des  Saxons.  Les 


S0?(    ORIGINE   ET    SES    PROGRÈS.  197 

historiens  de  l'antiquité  n'en  font  aucune  mention  :  c'est  un 
hameau  de  pêcheurs  qui,  durant  les  orages  delà  féodalité, 
s'est  insensiblement  accru  avec  les  alluvions  de  la  Mersey. 
En  prenant  possession  de  l'Angleterre,  les  Romains  ne  for- 
mèrent aucun  établissement  dans  cette  partie  du  Lanca- 
shire,  et  ne  songèrent  même  pas  à  fortifier  l'embouchure 
de  la  Mersey.   Les  Saxons  ne  donnèrent  pas   une  grande 
attention  à  ce  comté  aujourd'hui  si  florissant.  Guillaume-le- 
Conquérant,  qui  enregistrait  avec  tant  de  soin  ses  posses- 
sions, ne  fait  même  pas  mention  de  Liverpool  dans  son 
Dooms-Daij-Book.  On  voit  seulement,  dans  la  carte  annexée  à 
ce  recensement ,  que  la  partie  orientale  de  la  Mersey,  sur 
laquelle  s'élève  aujourd'hui  Liverpool,  se  nommait  Isnie- 
dime ;  et  on  lit  dans  le  Dooms-Day-Book  :  Idelmimd  held 
hmedune  :  it  is  worth  thirty  two  pence.  Le  Lancashirc  n'oc- 
cupe pas  une  place  distincte  dans  le  Doutns-Day-Book ;  la 
partie  nord  de  ce  comté  est  comprise  dans  le  Yorkshire  et  la 
partie  sud  dans  le  Cheshirc.  Ce  n'est  que  vers  1089  qu'on 
trouve  cité  le  nom  de  Liverpool,  à  propos  du  château  qu'y 
fit  construire  le  comte  Roger  do  Poitou  ,  immédiatement  après 
la  conquête  des  Normands  :  nom  diversement  écrit  dans  le 
principe,  et  sur  l'oiigine  duquel  on  ne  peut  guère  former 
(jue  des  conjectures,  du  moins  quant  à  la  première  partie  ; 
car  le  mot  pool,  marais,  s'explique  suffisamment  par  l'état 
marécageux,  même  aujourd'hui,  de  certaines  parties  extrê- 
mes de  la  ville.  Leland,  dans  son  Ilinerary,  écrit  du  temps  de 
Henri  VHI .  dit  :  Lyrpole  alias  Lyrpoole.  Selon  Enfield ,  la  véri- 
table orthographe  du  mot,  écrit  Vàwioi  Levcrpoole  QXLevpoole, 
n'a  guère  été  fixée  qu'en  1567;  quant  à  l'étymologie,  cet  auteur 
pense  que  le  premier  mot  peut  venir  de  Liver,  herbe  marine 
très  commune  sur  les  côtes  occidentales  de  l'Angleterre ,  ou  de 
la  famille  Lever  fort  ancienne  dans  ce  pays  et  dont  la  généalo- 
gie se  trouve  consignée  dans  les  manustritsharléiens,  déposés 
au  Rritish  Muséum.  «  La  Mersey,  dit  Cambden  (1607)  prend 
son  embouchure  dans  l'Océan  par  un  large  canal  au  dessous  de 


LIVERPOOL, 


Litheï'pole  conimuiiéinent  appelée  Xf/'^oo/c,  place  heureuse- 
ment située  pour  le  commeice  avec  l'Irlaude.  »  Les  armes  de 
la  villp,  qui  paraissent  être  d'une  date  assez  récente,  ne  jettent 
aucun  jour  sur  celte  question.  Au  milieu  d'un  écusson  sur 
lequel  s'appuient,  d'un  cùlé  un  Neptune,  de  l'autre  un  Triton 
sonnant  de  la  conque  marine,  on  diolingue  une  espèce  de 
héron  tenant  une  bram-he  dans  son  bec,  avec  cet  exergue  : 
Deiis  iiohis  hœc  ofia  fccii.  Remarquons  en  passant  le  mot 
oiia^  appliqué  à  l'une  des  villes  les  plus  actives,  le  .  plue  - 
cupées  du  monde  entier. 

Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  surtout  au  peu  d'importance  de  Li- 
verpool  durant  les  premières  années  de  sa  fondation,  qu'il 
faut  aiiribucr  l'iucertiiude  où  l'on  est  aujourd'hui  sur  sou 
origine  el  sur  i'éiyuioioglc  de  son  nom.  En  1207,  huit  années 
avaiU  que  les  buions  lui  arrachassent  la  garantie  des  libertés 
anglaises,  consacrée  par  la  Magna  Cliaria,  le  roi  Jean 
accorde  a  Liverpool  une  charte  dont  l'original  existe  encore 
dans  les  archives  de  la  vdie.  Il  garantissait  aux  habitans 
de  Liverpool  toutes  les  l'ranchises  numicipales,  dont  jouis- 
saient les  aulies  villes  de   la  cote,  franchises  qu'augmenta 
encore  Henri  lll  en  les  coui'édiint  à  perpétuité,  moyennant 
ce  une  ledevance  d(;  dix  marcs.  »  En  1228,  une  autre  charte 
du  même  loi  (-lablil  une  corpoialion  de  nuuchands  et  exclut 
tous  ciux  qui  n'en  fout  pas  partie,  du  privilège  de  trafiquer 
(^makîitg  inerc/ianaise)  a  Liverpool,   si  ce  n'est  avec  la 
permission  des  bourgeois.  D'après  Maddox,  il  paraît  que  le 
village  ou  lown  (villaîu)  de  Liverpool  payait  à  Henri ,  dans  la 
onzième  année  de  son  règne,  un  toilage  de  11  marcs  7  sh.  8  d. 
Mais  toutes  ces  chartes  contribuèrent  fort  peu  a  l'accroisse- 
ment de  Liverpool,  puisque  Edouard  V\  dans  la  défense  qu'il 
lit  à  tous  les  ports  de  mer  de  se  prêter  à  l'exportation  de  l'ar- 
gein,  soji  anglais,  soit  français,  monnaie  de  biUon  ou  autre, 
ne  mentionne  pas  Liverpool.  On  trouve  cependant  dans  cette 
liste  :  Biisiol,  ilidl,  New-Caslle  et  soixante  autres  ports.  Il  n'est 
pas  non  plus  question ,  dix  ans  plus  tard ,  de  Liverpool ,  lorsque 


SOS   ORIGINE    ET    SES   PROGRÈS.  1'^ 

J'oixk'e  est  expédié  à  tous  les  ports  d'Angleterre  d'envoyer  à 
Dublin  des  vaisseaux  et  des  hommes  pour  le  transport  du 
comte  d'Ul>ler  et  de  son  armée  en  Ecosse,  Enfin,  en  1338, 
une  levée  de  700  vaisseaux  et  de  l/i,000  hommes  est  ordonnée  : 
la  paît  contributive  des  ports  ci-après  mentionnés  donne  la 
mesure  de  leur  importance  relative  : 

Londres  arma  25  vaisseaux  avec  662  lioinmes. 

Bristol  —      24  —  600      — 

Hull  —      16  —  466     — 

i'oitsinoiitii  —        5  —  96      — 

Liverpooi  —        1  barque  6     — 

Les  annales  politiques  de  Liverpooi,  durant  la  féodalité, 
sont  sans  intérêt,  et  personne  n'a  piis  la  peine  de  consigner 
la  paît  qu'elle  a  pu  prendre  aux  mouvemens  de  cette  époque. 
Le  petit  nombre  de  ses  habiians,  sa  situaiion  désavanta- 
geuse, au  milieu  des  marais,  l'enipéchèrcnt  sans  doute 
de  se  mêler  à  ce  conflits ,  auxquels  concoururent  cepen- 
dant une  foule  de  villes  dont  l'importance  n'était  guère  plus 
considérable.  La  plus  grande  ilhistration  de  Liverpooi,  du- 
rant ces  époques  t)rageuses,  sont  les  Moores;  famille  an- 
cienne dont  l'histoire  s'identifie  avec  celle  ^e  Livei'pool,  leur 
patrie,  et  dont  ils  furent  hmg-iemps  les  protecteurs.  Mais 
l'histoire  même  de  cette  famille  est  encore  très  obscure  :  ce 
ne  sont  que  des  faits  détachés  qui  scintillent  ça  et  là  et  qui  ne 
jettent  qu'une  lueur  douteuse  sur  l'ensemble  des  évènemeus 
Ainsi  nous  voyons  qu'a  la  balaili(!  de  Poitiei's  (1356)  Edouard, 
le  prince  Noir,  nomme  sir  William  delà  Moore,  chevalier  et 
banneret,  en  récompense  de  ses  bons  services;  qu'en  13'J3, 
Jean  de  Gand  accoi'de  à  Thomas  de  la  Moore,  et  a  Kobert  de 
Derby,  toutes  les  communes  de  Liverpooi,  (Concession  con- 
firmée par  Henri  IV;  que  Thomas  de  la  Moore  eut  l'honneur 
d'être  douze  fois  le  chief'magistrate  of'this  horuugh  ;  et  qu'en 
166^1,  Liverpooi  étant  au  pouvoir  de  la  républii|ue,  le  com- 
maudeiuent  en  fut  coutié  au  colonel  Moore,  qui,  après  uo 


200  LIVERPOOL, 

siège  de  trois  semaines ,  remil  la  ville  au  prince  Rupert ,  ne- 
veu de  Charles  I". 

Liverpool  était  alors  entouré  d'un  mur  en  terre ,  avec  un 
fossé  de  12  pieds  de  long  sur  3  de  profondeur.  Un  grand  nom- 
bre d'Anglais  et  d'Irlandais  s'étaient  réfugiés  dans  cette  ville , 
eniporiant  avec  eux  leurs  richesses,  et  entre  autres  une 
grande  quantité  de  laine,  dont  les  assiégés  se  servirent  pour 
protéger  leurs  murailles.  Le  prince  Rupert ,  après  la  prise  de 
Bollon,  dont  la  garnison  (1200  hommes)  fut  passée  au  fil  de 
l'épée,  se  présenta  devant  Liverpool.  Il  ne  pensait  pas  que 
cette  ville  dût  tenir  un  seul  jour  :  ce  n'était,  disait-il,  qu'un 
nid  de  corneilles  (a  crow's  nest^;  mais  il  reconnut,  ajoute 
l'historien  Seacombe,  à  qui  ces  détails  sont  empruntés,  que 
c'était  bien  un  nid  d'aigles  ou  un  repaire  de  lions  {cm  eagle's 
nest  or  a  den  of  lions).  Après  des  efforts  long-temps  com- 
battus, le  prince  entre  dans  la  ville,  à  trois  heures  du  matin  , 
égorge  tous  les  habitans  qui  s'opposent  à  son  passage ,  et  en- 
ferme comme  prisoimiers ,  dans  l'église  de  Saint-Nicolas ,  les 
femmes  et  les  vieillards  restés  sans  défense  ;  mais  Liverpool 
)ie  tarda  pas  à  être  repris  par  les  forces  parlementaires ,  sous 
les  ordres  de  sir  John  Meldrum. 

Voilà  le  seul  fait  d'armes  de  Liverpool;  la  seule  circon- 
stance où  cette  ville  ait  pris  une  part  effective  aux  affaires 
publiques.  Depuis  celte  époque,  comme  toutes  les  villes  de 
l'Angleterre,  elle  s'est  acquiiiée  de  sa  dette  envers  la  patrie  par 
des  contributions  volontaires.  En  17Zf5,  lors  de  la  tentative  du 
prétendant,  elle  offre  à  Georges  II  un  régiment  tout  équipé 
(Lirerpoo/  Bfues),  composé  de  648  hommes,  dont  la  levée 
lui  coûta  4858  /;  et,  en  1798,  elle  vote  encore  17,000  ^6  (for 
the  defence  ofthe  countnj).  Ce  n'est  donc  pas  dans  l'histoire 
politique  de  Liverpool  qu'il  faut  chercher  l'intérêt  qui  s'attache 
à  cette  ville,  mais  dans  l'origine  de  son  commerce,  dans  les 
causes  qui  ont  contribué  à  l'agrandir  et  à  le  développer. 

Le  comté  de  Lancastre,  dont  Liverpool  occupe  l'une  des 
extrémités  méridionales,  est  situé à-peu-près  au  centre  delà 


SOy    ORIGIKE    ET    SES    PROGRÈS.  201 

Grande-Bretagne  ,  entre  l'Ecosse  et  le  Pays  de  Galles.  C'est 
une  bande  étroite  de  terre  resserrée  par  les  cotes  de  la  mer 
d'Irlande  et  les  montagnes  du  Yorkshire  ;  sèche  et  aride  dans 
les  parties  supérieures  ;  humide  et  marécageuse  dans  les 
parties  rapprochées  de  la  mer.  Quatre  grandes  rivières  :  la 
Loyne,  la  Wyre,  la  Ribble  et  la  Mersey ,  qui  reçoivent  dans 
leurs  cours  une  niultiiude  d'alïluens  ,  sillonnent  cette  contrée 
et  y  causent  de  fréquentes  inondations.  Le  sol  du  Lancashire 
est  généralement  peu  fertile  ,  la  température  fort  variable  ,  et 
les  vents  qui  y  régnent  très  froids  :  aussi  un  tiers  de  la  surface 
de  ce  comté  reaie-t-il  improductif,  et  la  propriété  y  est 
très  morcelée.  Cependant,  c'est  avec  des  conditions  aussi  dé- 
l'avorablcs  ,  que  l'industrie  persévérante  deshabitans  a  fait  du 
Lancashire  un  des  plus  florissans  comtés  de  la  Grande-Bre- 
tagne. La  terre,  trop  spongieuse  ,  détruisait  les  semences  ; 
on  la  fouilla  pour  l'aérer,  et  à  force  de  creuser,  on  découvrit 
les  riches  bassins  houillers  de  West-Derby,  de  Blackburn,  de 
White-Haven  ,  de  Wigan ,  de  Halewood  ,  de  Leigh ,  dont  les 
produits  alimentent  aujourd'hui  toutes  les  manufactures  avoi' 
sinantes.  De  bonne  heure,  les  tisserands  profitèrent  de  l'at- 
mosphère humide  et  dense  de  ce  pays  pour  y  établir  leurs 
métiers.  La  navigation  des  rivières  était  souvent  obstruée  par 
les  sables  mouvans  dont  leur  cours  est  semé;  les  fondrières 
rendaient  les  chemins  impraticables  pendant  huit  mois  de 
l'année.  Les  habitons  du  Lancashire  furent  les  premiers  à 
substituer  les  canaux  à  ces  voies  de  communication  incom- 
modes, comme  ils  ont  été  depuis  les  premiers  à  adopter  les 
chemins  de  fer.  Il  n'y  a  pas  une  seule  invention  utile  ,  une 
seule  découverte  applicable  qui  n'ait  été  aussitôt  mise  en  pra- 
tique dans  le  Lancashire ,  ou  qui  n'y  ait  pris  naissance.  ]Man- 
chester  est  la  première  à  fabriquer  des  cotonnades  ;  la  Sankey 
est  le  premier  canal  de  la  Grande-Brelagiie  ouvert  à  la  cii'cu- 
lation.  En  17,5:5,  John  Wyalt  de  Litchfield  coininciicc  à  filer 
le  (50lon  à  la  mécanique;  Hargreaves  de  Blackburn  ,  en  1"67, 
améliore  ce  procéd(''  que  Samuel  Cronqiton   devait   ensuite 


202  LI VERPOOL , 

perfectionner.  Pendant  ce  temps,  Arkwright  de  Preston  , 
mettait  la  dernière  main  au  banc  à  brocher.  Le  révérend 
Gartwright  iijvcntait  le  métier  mécanique  ,  et  James  Watt 
faisait  fonctionner  sa  machine  à  vapeur  dans  les  aieliers  de 
Soho.  Sur  d'autres  points  Hancock  dotait  Shelïield  d'une  in- 
dustrie nouvelle  ;  la  British  plaie  Company  élevait  à  Ravens- 
Head  une  des  plus  iniportantes  manufactures  de  glaces  de 
l'Anglelerre ,  tandis  que  Wedgvvood  créait  les  poteries  du 
Staffordshire  qui  occupent  60,000  ouvriers,  et  qui  livrenttous 
les  ans  à  la  consommation  pour  150,000,000  fr.  de  produits. 
Tous  ces  hommes,  tous  ces  lieux  que  nous  venons  de  citer,  ap- 
partiennent au  conitédeLancastreou  auxdistrictslimitrophes. 

Ces  progrès  successifs,  celte  applicaiion  constante,  ont 
exercé  les  plus  heureux  résultats  sur  l'accroissement  de  la 
richesse  et  de  la  population  de  ce  comté.  Manchester  et  ses 
environs  réalisent  tous  les  ans  300,000,000  fr.  de  profit  net, 
et  la  population  du  Lancashire  ne  cesse  de  faire  des  progrès 
surprenans.  En  1700,  on  ycomptaitl66,000  habitans  ;  297,000 
en  1750  ;  672,000  en  1801 ,  et  en  1836  ,  la  population  de 
ce  comté  est  évalu(>e  à  1,^00,000  habiiaus  ;  accroissement 
prodigieux  qui  ne  peut  être  comparé  qu'à  celui  des  États- 
Unis.  Voyons  niainteiiant  quelle  est  la  part  qu'a  prise  Liver- 
pool  à  ce  mouvement  général. 

La  prospérité  actuelle  de  Liverpool  n'est  pas  seulement  le 
résultai  de  rintelligence  et  de  l'aciivité  de  ses  habitans  ;  elle 
lui  vient  de  sa  situation  géographique,  qui  la  rend  l'intermé- 
diaire ob  igc'ede  l'Irlande  avec  l'Angleterre  ,  et  surtout  de  sa 
inoxiuiilé  de  l'un  des  centres  uianufacluriers  les  plus  impor- 
lans  du  Royaume-Uni.  Sans  ces  circonstances,  il  n'est  guère 
probable  que  ce  port  eût  pris  l'importance  qu'il  a  a'^quise. 
Voyez  ce  qu'est  devenu  Bristol.  Les  comtés  qui  l'entou- 
rent n'ayant  pas  pris  la  même  part  au  mouvement  indus- 
triel qui  s'est  opeié  depuis  un  demi-siècle ,  Bristol  n'est  au- 
jourd'hui qu'un  port  de  troisième  ordre  ,  et  ne  fait  pas  le 
quart  des  affaires  de  Liverpool.  Cependant ,   Bristol ,  au  sei- 


SON    ORIGINE    ET    SES    PROGRÈS.  203 

'/ième  siècle ,  était  drja  une  ville  considérable  ;  c'était  la  se- 
conde ville  commerciale  de  l'Angleterre;  elle  florissait,  alors 
que  Liverpool  ne  songeait  pas  à  sortir  de  la  vase  où  il  était 
enseveli.  C'est  que,  de  toutes  les  branches  d'industrie ,  il 
n'en  est  aucune  qui  soit  soumise  à  plus  de  vicissitudes  que  le 
commerce  maritime  ;  c'est  que  les  desiinaiions  et  les  prove- 
nances changent  sans  cesse  ;  c'est  que  les  ports  de  mei'  ne 
vivent  pas  de  leur  propre  vie  ;  c'est  qu'au  lieu  de  puiser 
leurs  forces  dans  leur  sein ,  ils  l'attendent  des  painis  les 
plus  e.xlrêmes  ;  c'est  qu'au  lieu  d'imprimer  le  mouvement , 
ils  le  leçoivent.  Aussi ,  les  habilans  de  Manchester  ,  qui 
sentent  leur  supériorité  vis-à-vis  de  Liverpool,  ne  man- 
quent pas  de  dire  ,  dans  leurs  momens  de  récrirninalion  , 
qu'il  ne  tient  qu'à  eux  de  détruire  l'opulence  de  cette  ville, 
en  creusant  un  canal  maritime  qui  permettrait  aux  navires  de 
ïong  cours  d'arriver  jusqu'à  Manchester.  Vaines  menaces  qui 
ne  se  léaîiseroni  pas,  mais  qui  sont  justifiées  par  l'existence 
tout  artilicielle  de  Liverpool.  Que  sont ,  en  efiét ,  devenues 
ces  villes  si  ilorissanies  de  l'antiquité  et  du  moyen  -  âge  : 
l'yi-,  Carihage  ,  Alexandrie.  Gènes,  Venise,  Lisbonne,  Am- 
sterdam ,  Earcelonne  ?  Les  unes,  simples  ports  de  tranit,  ont 
vu  leur  prospérité  décroître  du  moment  où  le  commerce  a 
trouvé  de  nouvelles  voies  ;  les  autres  ont  subi  la  loi  du  dépla- 
cement des  industries.  Brème,  Hambourg,  Lubeck,  ne  con- 
servent aujourd'hui  leur  ancienne  splendeur  que  parce  (jue 
l'Allemagne  s'est  faite  industrielle.  Au  seizième  siècle , 
l'Angleteri  e  était  encore  la  vassale  des  puissances  maritimes 
du  continent;  elle  frétait  leurs  navires  et  l'ccevait  d'elles  les 
produits  étrangers  à  son  sol.  Du  moment  ou  elle  transporta 
l'industrie  dans  son  sein ,  elle  a  pu  faire  aisément  le  double 
bénéfice  du  fret  et  de  la  main-d'œuvre.  Eh  bien  ,  ce  que 
l'Ajigleterre  a  fait  à  l'égard  d(î  l'Euiope  ,  Liverpool  l'a  aussi 
réa:lisé  à  l'égard  des  autres  poits  de  l'Angleterre  :  il  s'est 
assimih'  au\  districts  manulaeturiers  ,  et  à  forcer  d(,'  zeh;  et 
d'activité ,  il  est  devenu  un  de  leurs  plus  utiles  auxiliaires. 


204  LI\ERPOOL, 

Les  seuls  ports  qui  pouvaient  entrer  en  concurrence  avec 
Liverpool  :  Preston  et  Cliesler,  tous  les  deux  sur  le  canal 
Saint-Georges  ,  sont  ensablés  depuis  long-temps. 

Jamais  lâche  aussi  difficile  et  aussi  importante  n'a  été  ac- 
complie avec  plus  de  sollicitude  et  d'intelligence.  Liverpool 
ne  se  contente  pas  d'avoir  d'excellens  navires  ;  il  est  en  cor- 
respondance avec  toutes  les  places  commerçantes  du  monde  ; 
il  entretient  des  agens  sur  les  points  principaux ,  et  chaque 
jour  ,  par  leur  intermédiaire  ,  il  sait  tout  ce  qui  peut  inté- 
resser le  commerce  et  la  fabrique  :  les  sécheresses  du  Ben- 
gale ;  la  crue  inespérée  du  Nil  ;  les  bonnes  ou  les  mauvaises 
récoltes  de  la  Mobile  ou  de  Savannah  ;  la  prospérité  des  trou- 
peaux de  l'Australie  ;   les  besoins  des  habitans  de  Singapour 
et  de  rvlalacca  ,  ou  l'apparition  subite  ,   sur  les  marchés ,  de 
nouveaux  concurrens.  Un  compte  en  partie  double  est  ouvert 
à  chaque  subdivision  du  globe  ;  et,  chaque  jour ,  tout  ce  qui  le 
concernes')  trouve  minutieusement  enregistré.  Puis  la  corres. 
pondance  particulière  et  les  journaux  propagent  ces  rensei- 
gnemens  ,  et  apprennent  aux  manufacturiers  de  l'intérieur 
les  nouveaux  débouchés  qui  s'ouvrent  à  leurs  produits;  les 
espérances  qu'ils  peuvent  réaliser;    les  dangers  qu'ils  ont  ;i 
éviter;  les  essais  qu'ils  peuvent  tenter.  Il  n'y  a  pas  de  négo- 
ciansau  monde  mieux  renseignés  que  ceux  de  Liverpool  ,  et 
rien  n'est  plus  curieux  et  plus  varié  que  les  neuf  journaux  qui 
se  publient  dans  cette  ville.  Mais  aussi  il  ne  lui  a  pas  fallu 
moins  de  cent  cinquante  ans  pour  se  préparer  à  remplir  ce 
rôle  ,  à  fonctionner  avec  tant  de  précision.  Nous  l'avons  vu  : 
en  1561 ,  Liverpool  ne  dispose  que  de  177  tonneaux  ;  en  16^8, 
ce  chiffre  s'élevait  à  peine  à  462.  Ce  n'est  qu'en  1699,  avecl'ou- 
verliu-e  du  premier  dock ,  que  l'importance  de  ce  port  com- 
mence à  se  dessiner  ;   alors  son  tonnage  décuple ,  et  déjà 
5000   habitans  forment  la  population  de    la  ville.  Dès  ce 
moment  Liverpool  grandit  à  vue  d'œil  ;  il  serait  diflicile  de 
suivre  son  accroissement  rapide  :  c'est  une  ville  qui  marche 
sans  s'arrêter,  sans  regarder  derrière  elle,  et  qui  échappe  à 


SOS    ORIGINE    ET    SES   PROGRÈS.  205 

toutes  les  supputations  des  arilhméticiens  politiques.  Cepen- 
dant,  nous  sommes  parvenus,  dans  nos  recherches,  à  con- 
stater le  mouvement  progressif  de  la  population  de  cette 
ville  depuis  plus  d'un  siècle ,  et  nous  nous  empressons  de 
consigner  ici  ce  document  curieux. 

Tahlemi  progressif  de  la  populalion  de  Liverpool ,  depuis 
le  commencement  du  di.v-hidlième  siècle  jusqu'en  1831. 


Epoques. 

Maisons  h;ilillics. 

IiiUnbilces. 

Population 

1700 

» 

» 

5,714 

1720 

» 

»> 

10,446 

1730 

» 

.. 

12,000 

1740 

.. 

- 

18,000 

1760 

.. 

a 

25,787 

1770 

5,928 

412 

34,407 

1790 

8,148 

717 

55,732 

1801 

11,466 

» 

77,658 

1812 

15,589 

418 

94,376 

1821 

,•) 

s 

118,972 

1831 

25,637 

944 

165,221 

On  compte  aujourd'hui  environ  230,000  âmes  à  Liverpool, 
y  compris  10,000  marins  environ  appartenant  au  port.  Le 
dernier  recensement  est  celui  de  1831.  Aux  165,221  habilans, 
qui  constituent  la  population  de  Liverpool, propremenldile,  ce 
recensement  en  ajoute  ^5,000  de  townships  attenant  à  Liver- 
pool, et  qui  depuis  en  fonlpartie.  La  popidation  de  1831  éiail 
donc  de  211,000  habitans  :  et  on  peut  facilement  admettre  , 
depuis  celte  époque,  un  accroissement  de  20,000  âmes. 

Poursuivons  maintenant  notre  histoire. 

£n  1700,  l'Angleterre  s'était  chargée  parle  traité  de  l'a- 
siento ,  de  fournir  aux  colonies  espagnoles  les  esclaves  qui 
leur  seraient  nécessaiies  ;  mais  ce  traité  ,  rompu  par  l'avène- 
ment de  Philippe  d'Anjou  au  trône  d'Espagne,  ne  lerut  sa 
complète  exécution  qu'en  1713.  Les  négocians  de  Livei'pool 
comprirent,  les  premiers,  tous  les  avantages  que  pouvait  offrir 
cette  nouvelle  branche  de  conuncrce ,  et  leur  porl  fui  l'un  des 


206  LIVERPOOL, 

premiers  de  la  Grande-Bretagne  à  «équiper  des  navires  pour 
lu  traite.  C'est  de  celle  époqne  surtout  que  date  le  rapide  ao 
eroissetnent  de  Liverpool.  Ses  navires  négriers  ouvrent  sjh- 
les  côtes  d'Afrique  d'immenses  dc'bouclios  aux  produits  de 
Manchester,  de  Birmingham  ,  de  Sluiflield  et  du  Yorkshire  ; 
ils  transportent  ensuite  les  esclaves  aux  Antilles  ,  et  de  là  ils 
prennent  en  retour,  pour  l'Europe,  du  rhum  ,  du  sucre  oi  du 
tabac:  triple  opération  qui  à  chaque  voyage  doublait  la  iV)i- 
tune  des  armateurs.  Quelque  odieux  que  soit  (H'iralic,  on  ne 
peut  s'empêcher  de  reconiiaître  qu'il  a  exercé  nue  grande 
influence  sur  le  développement  de  la  richesse  ,  dans  les  vv- 
gions tropicales.  Lorsque  Pedro  d'Esiença  et  ])éclieux  eui'enl 
transporté  la  canne  à  sucre  et  le  cafler  dans  les  x^îtilles,  les 
bras  manquaient  pour  cultiver  ces  plantes.  Les  trente-sir  moix 
(  colons  tenqwraircs  venus  d'Europe  ,  engagés  pour  trois  ans 
seulement,  et  dont  la  niorialit('  était  de  GO  p.  %  durant  cet 
espace  de  temps)  ne  pouvaient  Iburuir  uiîe  quantité  de  tra- 
vail surfisanle.  ^lelli-e  à  profit  la  riche  végétation  des  tropi- 
ques ;  remplacer  des  homnu's  énervés  ,  par  des  hommes  ro- 
bustes accoutumés  déjà  au;  climat  de  la  zone  lorride  :  ce 
n'était  pas  une  mesure  sans  portée  ;  c'était  une  idée  pleine 
d'avenir.  Si  les  capitaines  négriers  eussent  été  plus  humains  ; 
si  les  propriélaiies  de  plantations  eussent  un  peu  mieux  com- 
pris les  avantages  de  la  traite  ;  si  au  lieu  d'abrutir  leurs  es- 
claves ,  ils  les  eussent  attachés  au  sol  qu'ils  IVriilisaient  ;  s'ils 
les  eussent  associés  aux  proliis  immenses  (|u'ils  réalisaient 
par  leur  concours,  assurément  l'humanité  n'aurait  pas  eu  tam 
à  récrimin«!r  contre  la  traite  :  car  c'est  à  ces  mains  esclaves 
(}ue  l'Europe  et  l'Amérique  doivent  les  grandes  relations 
connnei'ciales  qui  se  sont  établies  eutn^  elles  ;  car  ces  mains 
esclaves  pouvaient  seules  acclimater  ,  propager  et  répandre 
les  cultures  qui  font  aujourd'hui  la  prosixrité  des  deux  Amé- 
riques .•  le  café  ,  le  tabac  ,  la  canne  a  sucre  et  le  coton. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Liverpool  prit  une  large  part  aux  expédi- 
lioBsqui,  pendant  le  dix-huitièmesiècl'e,  farenî  dirigées  sur  les 


SO>    ORlGI>E    ET    SES    PROGRÈS.  207 

côtes  d'x\fnque  ;  de  1730  à  1770,  deux  mille  bàtiniens  négriers 
partirent  de  ce  port ,  et  on  calcule  que  dans  l'espace  de  onze 
années  seulement,  ces  navires  transportèrent  304,000  esclaves 
qui  furent  vendus  /tOO,000,000  francs,  ei  les  armateurs  n';a- 
lisèrent  un  bénéfice  de  200,000,000  francs.  En  1771,  cent  six, 
navires  jaugeant  110,000  tonneaux  partent  encore  de  Liver- 
pool  pour  la  traite  ;  mais  déjà  la  concurrence  rendait  ces  ex- 
péditions moins  lucratives.  Aussi,  lorsqu'en  1781   commença 
la  croisade  humanitaire  en  faveur  de  labolition  de  l'escla- 
vage,   les  ncgocians  de  Liverpool  écoutèrent  sans  grande 
émotion   les  paroles  terribles  de  leur  concitoyen  Roscoé  , 
contre  ce  trafic.  Leurs  spéculations  s'étaient  portées  sur  un 
autre  point;   et  en  1806,  quand  M.  Wilberforce  obtint  ihi 
parlement  le  bill  d'abolition  ,  le  tonnage  des  navires  négriers 
de  Liverpool  n'excédait  pas  25,000  tonneaux.  Depuis  dix  ans, 
la  traite  avait  été  abandonnée  aux  armateurs  de  troisième 
ordre  ,  qui.  la  continuèrent  encore  après  le  bill ,  sous  pavilUju 
espagnol  ou   portugais.    Les   grandes    expéditions  allaient 
toutes  désormais  être  entreprises  dans  l'intérêt  des  manufac- 
tures ei  se  diriger  vers  le  Nouveau-Monde.  Une  compagnie 
puissante  possédait  le  monopole  de  l'Inde  et  de  la  Chine  ; 
Liverpool  ne  pouvait  porter  ses  regards  de  ce  côté  ;  il  con- 
centra dans  son  port  le  connnerce  de  l'Angleterre  avec  lus 
États-Unis.  Suivons  avec  attention  cette  nouvelle  phase ,  l'umî 
des  plus  brillantes  de  l'existence  commerciale  de  Liverpool. 
Les  Etats-Unis  ,  après  avoir  conquis  leur  indépendance , 
s'occupèrent  avec  aideur  à  réparer  les  désastres  que  la  guerre 
civile  leur  avait  causés  :  chaque  état,  suivant  ses  dispositions 
naturelles,  se  voua  au  commerce,  à  l'agriculture  ou  à  l'in- 
dustrie. La  Caroline ,  la  Géorgie  ,  la  Louisiane  ,  l'Alabama , 
contrées  éminemment  agricoles  ,  entreprirent  plusieurs  cul- 
tures nouvelles,  et  entre  autres  celle  du  coton  qui,  dès  les 
premières  années,  dépassa  tontes  les  espérances.  Pendant  ce 
temps  ,  Manchester,  secondc'îc  par  les  inventions  ingénieuses 
que  nous  avons  déjà  mentionnées,  parvenait  à  fabriquer  des 


208  LIVERPOOL, 

étoffes  de  pur  colon  ,  supérieures  à  celle  de  Tliide  ,  et  bien 
moins  chères.  Le  résultat  de  ce  double  succès  (  la  production 
peu  coûteuse  de  la  matière  brute ,  et  la  mise  en  œuvre  à  bon 
marché  de  celte  même  matière  )  fut  l'établissement  immédiat 
de  rapports  commerciaux  entre  l'Angleterre  et  les  Etats- 
Unis  ,  rapports  qui  n'ont  cessé  de  s'accroître ,  et  dont  Li- 
verpool  est  devenu  le  centre  commun.  Ainsi  que  le  constate 
le  tableau  qui  sert  d'appendice  à  cet  article  ,  la  production 
du  coton  et  les  diverses  applications  de  cette  matière  entrent 
pour  plus  de  moitié  dans  le  mouvement  commercial  de  Li- 
verpool.  En  1781,  les  douanes  anglaises  refusèrent  d'admettre, 
comme  entaché  de  faux ,  un  certificat  d'origine  qui  constatait 
que  huit  balles  de  coton  étaient  de  provenance  anglo-amé- 
ricaine. En  1835  ,  les  États-Unis  ont  produit  1,340,000  balles 
de  coton  ;  et  en  ont  expédié  sur  l'Europe  1,010,500  balles; 
dont  700,000  environ  ont  été  dirigées  sur  Liverpool.  Ce  port 
reçoit  chaque  semaine  15,000  balles  de  coton  ,  et  expédie  à 
son  tour ,  pendant  la  même  période ,  pour  250,000  £  de  pro- 
duits manufacturés.  Ces  chiffres  sont  trop  explicites  pour  que 
nous  cherchions  ailleurs  la  cause  de  la  prospérité  actuelle  de 
Liverpool.  Ce  sont  ces  échanges  continus  et  toujours  pro- 
lîTCSsifs  de  la  matière  brute  contre  les  produits  manufacturés 
de  cette  même  matière  ,  qui  ont  enrichi  le  commerce  de 
Liverpool,  qui  lui  ont  assuré  la  suprématie  sur  tous  les  autres 
l>orts  ,  et  qui ,  en  quelques  années ,  ont  doublé  l'importance 
de  ses  affaires ,  ainsi  que  le  constate  le  document  ci-après  : 

Tableau  présentant  le  double  mouvement  du  port  de 
Live^yool  pendant  les  années  ci-après  : 

AKINÉES.      INAVIRES.      TOjMSAGE.      EXPORTATIQAS.    IMPORTATIONS. 

1815.  6,440  '709,849  F.  200,000,000  T.  300,000,000 

1834.  13,444  1,692,870  457,998,000  490,000,000 

1835.  13,941  1,168,426  684,558,000  655,389,000 

1836.  14,959  1^947,613  _  _  _  _ 

Sous  le  rapport  de  l'importance  commerciale  ,  de  la  na- 
vigation maritime,  de  la  valeur  des  produits  qui  passent  par  la 


S0>    ORIGINE   ET   SES    PROGRÈS.  209 

voie  de  Liverpool,  ce  port  est,  sans  contredit,  après  Lon- 
dres, le  plus  impoiiant  de  tous  ceux  de  la  Grande-Bretagne. 
iXew-Castle  semble  le  dépasser  par  le  chiffre  numérique  de 
ses  navires;  mais  Liverpool  lui  est  bien  supérieur  par  le  ré- 
sultat définitif  de  ses  opérations.  Faisons  d'abord  connaître 
le  matériel  des  principaux  ports  de  l'Angleterre. 

Tableau  présentant  le  nombre  de  navires  et  le  tonnage 
appartenant  aux  ports  ci-après  en  1832  : 

DÉSIGNATION  NOMBRE  NOMBRE  MOYENNE 

des  ports.  de  uivires.         de  tonneaux.        du  tonnage. 

Londres 2,663  572,835  218 

New-Castle.   .   .  987  202,379  205 

Liverpool.   .   .   .  805  181,780  225 

Sunderlaud  .   .   .  628  107,628  171 

Whilehaven.   .   .  496  72,967  147 

Hull 479  72^:>48  150 

Bristol 316  49^535  150 

Au  premier  aspect,  New-Castle  paraît  supérieur  à  Liver- 
pool et  par  le  nombre  de  ses  navires  et  par  le  mouvement 
de  son  port.  Ne  perdons  pas  de  vue  que  l'activité  de  New- 
Castle  est  exclusivement  absorbée  par  le  transport  de  ses 
charbons;  que  ses  navires  entrent  et  sortent  plusieurs  fois 
dans  le  courant  d'un  mois,  et  que  la  valeur  du  combustible 
qu'ils  transportent,  quelque  utile,  quelque  indispensable  qu'il 
soit,  ne  saurait  être  comparée  aux  riches  cargaisons  des 
navires  de  Liverpool.  Mais,  ce  qui  prouve  mieux  encore  la 
supériorité  réelle  de  Liverpool  sur  New-Castle,  c'est  l'im- 
portance relative  des  sommes  que  les  deux  villes  versent  dans 
les  caisses  du  trésor  :  ce  document  est  du  plus  grand  intérêt. 
Tableau  comparé  du  produit  des  douanes  dans  les  ports 
ci-après  ait  5  janvier  de  chaque  année  : 

PORTS.  EN  1835.  EN  1836.       ACCROISSEMENT. 

Londres F.  239,499,300  F.  245,040,000  F.    5,545,700 

Liverpool.     .   .    .  96,193,975  106,827,250  10,6'^3,275 

Krislol 11,950,000  18,020.200  4,070,200 

ISew-CaslIe  .  .   .  6,781,170  6,884,120  102,050 

Nous  venons  de  justifier  le  rang  et  rimportancc  que  nous 

VI.  —  W   SÉRIE.  14 


210  'LIVERPOOL, 

avons  assignés  à  Liverpool  ;  nous  avons  dit  son  origine,  ses 
progrès;  nous  avons  indiqué  les  causes  extérieures  qui  ont 
influé  sur  le  développement  de  ses  relations;  il  nous  reste 
maintenant  à  exposer  les  travaux  que  celte  ville  a  elle-niême 
accomplis  pour  aider  et  favoriser  le  mouvement  dont  les  cir- 
constances l'ont  fait  devenir  le  centre. 

Liverpool  n'a  pas  de  port ,  dans  l'acception  de  ce  mot.  La 
Mersey,  à  rembouchure  de  laquelle  il  est  situé,  facilite 
.seulement  les  arrivages.  Mais  rieu  autrefois  ne  protégeait 
les  navires  contre  les  coups  de  vent  et  les  tempêtes  dont  le 
canal  Saint-Georges  est  fréquemment  le  théâtre.  D'un  autre 
côté,  la  Mersey,  qui  n'a  qu'un  parcours  de  50  milles,  rece- 
cevant  dans  ce  trajet  de  comte  durée  un  grand  nombre  de 
îorrens  et  c'e  ruisseaux  impétueux,  charriait  sans  cesse  des 
sables  et  du  limon  qui  ont  tiiù  par  exhausser  son  lit ,  et  barrer 
presque  son  embouchure.  En  sorte  que,  à  marée  basse,  les 
navires  mouillés  devant  Liverpool  reposaient  sur  la  vase,  cl 
couraient ,  à  la  moindre  bourrasque,  les  plus  grands  dangers. 
Plusieurs  sinistres  graves,  survenus  dans  les  seizième  et  dix- 
septième  siècles,  suggérèrent  sans  doute  aux  habiians  de  Li- 
verpool l'idée  de  lutter  contre  cet  obstacle  qui  semblait  dcvoii- 
b'opposer  à  la  prospérité  de  leur  ville.  Des  phares  flotians  furent 
disposés  à  l'enibouchurc  de  la  ]\Icrsey,  pour  indiquer  les 
jiasses;  et  en  1699,  on  se  décida  à  construire  le  premiei- 
dock,  comblé  en  1825,  et  sur  l'emplacement  duquel  sélève 
aujourd'hui  la  Douane.  Les  docks  sont  une  ci-éaiion  lonle 
moderne  qui  appartient  exclusivement  à  l'Angieterre  ,  ainsi 
que  l'indique  la  racine  anglo-saxonne  de  ce  mot  (^dckken, 
couvrir,  enclore).  La  darse  des  anciens  ne  saurait  leur  être 
comparée.  Le  dock  est  un  bassin ,  creusé  au  milieu  des 
terres ,  où  l'eau  de  la  mer  arrive  et  y  est  maintenue  d'une 
manière  artificielle;  la  darse,  au  contraire,  consislail  à  abri- 
ter, à  défendre  un  bassin  naturel  sur  le  bord  de  la  mer,  et 
souvent  à  en  fermer  l'entrée  par  une  chaîne,  afin  de  garantir 
contre  toute  surprise  les  navires  qui  s'y  retiraient.  L'instinct 


SON    ORIGTJiE    ET    SES    PROGRÈS.  211 

de  la  guerre  el  de  la  d(*fense  avait  créé  Ips  darses;  l'esprit  du 
commerce  el  ie  sentiment  de  la  consorvation  ont  présidé  à  la 
construction  des  docks.  Ce  fut  l'impérieuse  nécessité  qui  sug- 
lifëra  aux  habitans  de  Liverpool  l'idée  de  ces  ports  artificie!s, 
idée  heureuse  que  Londres  imita  cent  ans  plus  tard,  et  qui, 
partout,  a  produit  les  plus  heureux  résultats.  (1) 

C'est  en  effet  sur  les  bords  de  la  Meisey ,  au  milieu  de  ce 
labyrinthe  de  mers  intérieures,  creusées  par  la  main  des  hom- 
uics,  entourées  de  quais  en  granit  el  de  vastes  magasins,  qu'il 
faut  voir  Liverpool  :  là  se  trouve  le  principe  de  sa  force  el  de  sa 
puissance.  Ce  sont  ces  immenses  bassins,  qui,  protégeant  les 
navires  contre  Finconsiance  des  marées  et  conti'e  la  violence 
des  vents ,  qui ,  rendant  les  chargemens  et  les  déchargemens 
plus  faciles,  ont  fait  la  fortune  de  Liverpool.  Avant  1699, 
date  de  l'établissement  du  premier  dock  ,  le  port  de  Liverpool 
était  peu  fréquenté;  les  marins  se  décidaient  avec  peiiie  à 
affronter  ies  bancs  de  sable  dont  l'embouchure  do  la  j\Iersey 
est  semée.  De  1700  à  1750,  trois  nouveaux  docks  furent  ajou- 
tés au  premier,  et  la  navigation  quadrupla.  En  1700,  Liver- 
pool ne  possédait  que  80  navires,  jaugeant  /i600  tonneaux; 
en  1751 ,  nous  en  trouvons  220  avec  19,160  tonneaux,  et  le 
iiond>re  des  entrées  s'élève  déjà  à  1S71  bàilmens.  C'est  un 
beau  spectacle  que  celui  qu'offrent  ces  25  bassins,  larges, 
commodes,  spacieux,  encombrés  de  vaisseaux,  venant  de 
toutes  les  parties  du  globe  et  partant  pom'  toutes  les  direc- 
tions, important  et  exportant  toutes  les  marchandises  imagi- 
nables, et  occupés  sans  cesse  à  charger  ou  à  décharger  sous 
df  vastes  hangards.  Et  sous  ces  hangards ,  quelle  activité  I 
(jucl  mouvement  et  quel  ordre  surtout!  Des  brouettes  en- 

(1)  Pour  rendre  celte  description  plus  fiirilc  à  saisir,  uou-;  avons  fait  repio- 
(luiie  les  docks  avec  le  [ilus  grand  détail  sur  la  carte  qui  est  placée  en  lèle  do 
(et  article.  On  y  voit  aussi  les  deux  enii)rancl)emi ns  souterrains  du  clieiniu 
de  fer  qui  vienaenî,  l'uu  au  centre  de  la  ville,  l'autre  dans  le  voisiuage  des 
*tujiis,  pour  prendre  les  voyageurs  et  les  niarcbandises. 

1^. 


212  LIVERPOOL, 

ohâssées  sur  des  rails  en  fer  font  circuler  les  caisses,  les 
balles,  les  tonneaux ,  que  des  grues  tournantes ,  disposées  sur 
les  quais ,  enlèvent  des  navires ,  ou  introduisent  dans  leurs 
entreponts;  les  négocians  pèsent,  dégustent,  reconnaissent 
leurs  colis,  tandis  que  les  commis  marquent  et  inscrivent. 
La  police  des  docks  est  admirable  et  d'une  sévérité  inouïe, 
on  le  conçoit  sans  peine;  la  moindre  imprudence  suffirait 
pour  détruire  en  un  instant  d'immenses  capitaux.  A  chaque 
navire  est  assignée  une  place  qu'il  ne  peut  quitter  sans  la 
permission  du  commandant  ;  et,  pour  prévenir  toute  espèce 
de  confusion ,  chaque  dock  a  une  destination  spéciale  :  les 
uns  ne  reçoivent  que  les  navires  du  cabotage  ;  les  autres  ac- 
cueillent tous  ceux  qui  font  les  voyages  de  long  cours;  ceux-ci 
ne  s'ouvrent  que  pour  les  navires  chargés  des  cotons  des 
États-Unis;  ceux-là,  enfin,  n'admettent  que  les  bàtimens  de 
la  Baltique  et  des  mers  du  Nord.  Les  vingt-cinq  docks  ou  bas- 
sins de  Liverpool  occupent  une  superficie  de  112  acres  ou 
'i50,000  mètres  carrésv  Voici  quelle  est  la  contenance  de  quel- 
ques-uns d'entre  eux. 

Tableau  des  principaux  docks  et  bassins  de  Liverpool, 
avec  leur  contenance  et  la  date  de  leur  construction. 


1814.  Biiinswkk  Dock. 

1816.   Princes'  Dock.  . 

1788.  Queeiis'  Dock.  . 

—  Duck  11"  3.  .  .  . 
_      Dock  11°  1 ...  . 

18.10.  Clarence  Dock.  . 

—  Dock  \\°  2.  .  .  . 
1738.  Georges  Dock.  . 


icres. 

ymds. 

12 

2744 

11 

3890 

10 

3101 

6 

4031 

6 

1153 

G 

273 

6 

124 

5 

2593 

a(  re».     yards. 


— 

Queen's  Basin.  . 

5 

191 

— 

Brunswick  Basin. 

4 

4262 

1755. 

Saltliouse   Dock. 

4 

3665 

— 

Pi  ince's  Basin.  . 

4 

1549 

1832. 

Caiiing  Dock  .   . 

3 

4575 

— 

llalftide  Basin.   . 

3 

4500 

. 

Half  lide  Docks. 

2 

3505 



Georges  Basin.  • 

3 

1852 

Tous  ces  docks  sont  régis  par  les  délégués  du  dock-estate, 
compagnie  qui  les  a  fait  construire.  On  pourra  se  faire  une 
idée  de  ce  qu'ont  dû  coûter  ces  grands  établissemens ,  lors- 
qu'on saura  que  Clarence-Dock,  ouvert  en  1830,  et  qui 
occupe  une  superficie  de  6  acres  seulement  (2  hectares  1/3) 


SO>    ORIGINE    ET    SES   PROGRES. 


213 


a  coulé  650,000  £  (6,120,350  fr.);  mais  les  revenus  consi- 
dérables qui  en  provienuenl  fournissent  aux  entrepreneurs 
d'amples  dédommagemens.  Depuis  1752,  les  docks  de  Li- 
verpool,  non  compris  les  droiis  municipaux,  ont  produit 
5,000,000  £  (125,000,000  fr.)-  Successivement,  une  partie 
de  ce  revenu  a  été  consacrée  à  ouvrir  les  nouveaux  docks  que 
les  besoins  du  commerce  réclamaient;  en  sorte  que  le  dock- 
estaie  se  trouve  aujourd'hui  grevé  d'une  dette  de  1,380,000  £, 
à  l'extinction  de  laquelle  il  affecte  une  portion  du  moulant 
des  droits  perçus.  Ces  droits  se  prélèvent  à-la-fois  sur  les 
marchandises,  suivant  leur  nature,  et  sur  le  tonnage,  sui- 
vant la  destination  ou  le  point  de  départ  des  navires  :  le  droit 
de  tonnage  varie  depuis  25  centimes  par  tonneau  (pour  les 
navires  du  cabotage),  jusqu'à  2  fr.  80  cent,  pour  les  navires 
qui  viennent  du  cap  de  Bonne-tspérance,  ou  qui  naviguent 
dans  l'Océan  Pacifique.  Voici,  au  reste,  un  tableau  curieux 
qui  indique  à-la-fois  l'accroissement  rapide  de  ce  droit,  et  le 
mouvement  progressif  du  port  de  Liverpool. 


ANNÉES. 


1752. 
1760. 
1770. 
1780. 
1790. 
1800. 
1810. 
1820. 
1830. 
1831. 
1832. 
1833. 
1834. 
1835. 
1836. 


NOMBRE 
de 

navires 

entrés. 


1,245 

2,073 

2,261 

4,223 

4,746 

6,729 

7,276 

11,214 

12,537 

12,928 

12,964 

13,444 

15,941 

14,959 


TONNAGE 

DROIT 
PERÇU 

sur  le 

NWSRES. 

tonnage. 

» 

\\i.  n. 
1,776 

)) 

2,330 

» 

4,142 

» 

3,528 

» 

10,037 

450,060 

23,379 

734,391 

65,782 

805,033 

^14,717 

1,411,964 

68,322 

1,592,436 

81,039 

1,540,547 

74,530 

1,590,461 

"9,558 

1,692,870 

84,061 

1,768,426 

87,644 

1,947,613 

97,847 

DROIT      i 

l'ERCD 

sur  les 

icliundîses. 

49,694 
83,007 
102,415 
95,517 
103,422 
107,668 
110,993 
124,146 


TOTAUX 

des 
liROITS 


1,776 

2,330 

4,142 

3,528 

10,037 

23,379 

65,782 

91,411 

15 1,3 '29 

183,454 

170,047 

182.980 

191,7^9 

198,637 

221,993 


214  LIVERPOOL, 

I  es  docks  de  Liverpool  suiu  de  trois  espèces  :  les  plus  int 
porJans,  les  ivet-docks,  dans  lesquels  l'eiiu  se  maintient  tou- 
jours à  la  môme  auteur,  sont  sp«''cialement  affectés  aux  na- 
vires de  long  cours;  les  dry-docks,  qui  restent  à  sec  dans 
les  marées  basses,  reçoivent  les  petits  navires  du  cabotage; 
enfin ,  les  graving-docks,  qui  sont  fort  étroits  (50  à  60  pieds 
de  large),  n'admettent  que  les  navires  en  réparation.  Les 
portes  des  graving-docks  arcboutent  en  dehors;  celles  des 
wet-doeks,  au  contraire ,  arcboutent  en  dedans  :  parce  que , 
dans  le  premier  cas  il  s'agit,  pour  la  commodité  des  répara- 
lions,  de  laisser  évacuer  l'eau  avec  la  marée  basse,  tandis 
que,  dans  les  autres  docks,  on  lient  à  la  conserver.  La  plu- 
part de  ces  docks  sont  précédés  d'un  basiin  ouvert ,  espèce  de 
vestibule  où  le  navire  attend  que  les  écluses  du  dock  s'ouvrent 
avec  la  maiée  haute  pour  le  recevoir.  On  comnmiiiijue  d'un 
dock  à  l'autre  par  do  fort  jolis  ponts  tournans  en  fer;  les 
trottoirs  de  ces  ponts  sont  sur  le  même  niveau  que  la  voie 
principale;  mais  le  piéton  y  est  garanti  par  une  série  de  cônes 
en  fonte  qui  s'interposent  entre  les  voilures  et  lui.  Ici  lout  a 
été  prévu  pour  faciliter  la  circulation  des  personnes  et  des 
marchandisis.  Un  rail-way  avec  tunnel,  prolongement  du 
grand  chemin  de  Manchester  à  Liverpool,  vient  prendre  les 
marchandises  au  King's  dock,  à  un  tiers  de  mille  au  sud  de 
la  douane,  et  un  nouvel  embranchement,  bien  près  d'être 
achevé ,  ii  a  les  prendre  également  au  Queen's-dock. 

Mais  Tavaniage  des  docks  ne  consiste  pas  seulement  à  don- 
ner un  abri  assuré  aux  navires,  à  les  préserver  des  atteintes 
de  la  malveillance,  et  à  fournir  à  leurs  cargaisons  des  maga- 
sins covivenabiement  disposés  p  ;ur  les  recevoir.  Entre  les 
mains  des  spéculateurs ,  les  docks  sont  devenus  un  instrument 
d'échange  très  efficace,  et  qui  accroît  la  circulation  d'une 
manière  étonnante.  Aussitôt  qu'une  marchandise  est  entrée 
dans  les  magasins  des  docks,  l'administration  fournit  au  dé- 
positaire un  certificat  ou  warrant  qui  atteste  la  nature,  la 
qualité  et  l'importance  ues  marchandises  déposées.  Ce  litre 


SON    ORIGINE    ET    SES    PROGRÈS.  %%5 

esl  Iransmissible  par  voie  d'endossement  ;  le  propriétaire  peut 
l'échanger  contre  de  l'argent,  ou  le  consigner  en  garantie  d'un 
prêt.  L'endossement  prouve  le  fait  de  la  vente  ;  en  sorte  que, 
sans  avoir  besoin  de  prendre  liviaison  de  la  marchandise, 
sans  la  déplacer,  sans  s'exposer  à  payer  le  moindre  droit,  et 
sans  être  obligé  de  la  soigner  et  de  la  surveillei',  elle  circule 
de  main  en  main  comme  une  simple  valeur  de  poiiefruille ;  et 
le  capital  qu'elle  représente  peut  ètie  immédiatement  con- 
sacré à  de  nouvelles  opérations.  Ces  avantages  réunis  sont 
si  considérables,  que  l'on  ne  conçoit  pas  comment,  après  une 
expérience  de  près  de  cent  cinquante  ans,  l'exemple  de  Li- 
verpool  n'a  pas  été  suivi  par  toutes  les  nations  commerçantes 
de  l'Europe. 

Après  avoir  garanti  les  navires,  dans  le  port,  contre  les 
avaries,  il  importait  d'*  tablir  des  relations  dii'ectes,  sures,  et 
périodiques  avec  les  piiticipales  places  de  commerce.  Liver- 
pooi  a  senti  de  bonne  heure  cette  nécessiié,  et  depuis  long- 
temps il  entretient  plusieurs  lignes  de  paquebots,  qui  pren- 
nent des  passagers,  se  chargent  de  la  correspondance,  ou 
transportent  les  effets  précieux.  La  ligne  la  plus  importante 
est  celle  de  New-York  ;  les  navires  qui  la  desservent  sont 
d'une  construction  adruiable,  et  leur  chargement  peut  être 
presque  toujours  évalné  à  un  ou  deux  millions  de  francs.  Cha- 
que mois,  quatre  pa  juebols  se  dirigvnt  sur  jXew-York;  et 
bientôt  nn  cinquième  service  de  paquebots  à  vapeur  de  huit  à 
douzQ  cents  tonneaux  sera  mis  en  activité  pour  cette  destina- 
(io*n.  Ce  seront  les  premiers  bateaux  à  vapeur  qui  franchiront 
l'Atlantique;  chaque  navire  portera  deux  machines  de  la  force 
de  200  chevaux,  et  ne  mettra  que  18  à  20  jours  pour  faire  la 
iravciséc.  Chaque  mois,  en  outre,  deux  paquebots  partent 
de  Liverpool  pour  IMiiladelphie;  un  pour  r.oston  ;  deux 
pour  liio-Janeiro  ;  deux  pour  Gènes  et  Livourne;  et  trois 
pour  Lisbonne.  Mais  les  services  les  plus  actifs,  ceux  qui 
déterminent  le  plus  grand  mouvcmciit  dans  le  port  de  Liver- 
pool, à  cause  de  la  rréquenc<   des  départs  et  des  arrivées, 


216  LIVERPOOL, 

sont  les  lignes  de  Glascow,  de  Wilehaven,  de  Belfast,  de 
Dublin  et  des  côtes  d'Irlande ,  toutes  desservies  par  des  ba- 
teaux à  vapeur.  C'est  par  leur  intermédiaire  que  l'Irlande 
expédie  ses  grains  et  ses  bestiaux;  commerce  immense  qui 
s'élève  à  200,000,000  fr.  par  an  ;  et  qui  ne  figure  pas  sur  les 
tableaux  du  commerce  général  de  Liverpool,  annexés  à  cet 
article. 

La  navigation  à  vapeur  du  port  de  Liverpool  présente  un 
effectif  de  0)1  steamers,  de  la  force  totale  de  9085  chevaux; 
quelques-uns  de  ces  steamers,  les  plus  forts ,  ont  une  puis- 
sance de  300  chevaux  ;  les  moindres  de  80.  Avant  1824,  le 
service  des  bateaux  à  vapeur  entre  Liverpool  et  Dublin  était 
interrompu  pendant  l'hiver.  Deux  steamers  transportaient  les 
voyageurs  d'une  ville  à  l'autre ,  pendant  la  belle  saison  seide- 
ment;  mais  aucun  d'eux  ne  se  chargeait  des  marchandises.  En 
1826,  le  service  de  la  poste  entre  Liverpool  et  Dublin  a  com- 
mencé à  devenir  régulier,  et  aujourd'hui  diverses  compagnies 
transportent  les  marchandises  et  les  passagers  avec  une  ad- 
mirable régularité.  Voici  le  tableau  détaillé  de  ces  différentes 
compagnies  et  de  la  force  dont  elles  disposent  : 

1°  City  of  Dublin  sfeam-packel  Company  :  19  steamers,  pré- 
sentant ensemble  une  force  de  3135  chevaux.  ÎMusieurs  de  ces  stea- 
mers sont  de  530  tonneaux  et  de  la  force  de  200  chevaux.  La  traversée 
de  Liverpool  à  Dublin  se  fait  en  12  ou  15  heures.  Cette  Compagnie 
a,  en  outre,  52  bateaux  de  charge  (24  en  bois,  28  en  fer),  pour  le 
service  intérieur  de  l'Irlande,  qui  naviguent  sur  canaux  et  rivières. 

2°  Saint-Georges  steam-packet  Company  :  9  steamers,  1170 
chevaux ,  dont  le  plus  fort  est  de  250  chevaux  et  le  moindre  de  60. 

3°  Drogheda  sleam-jiacket  Company  :  4  steamers,  480  chevaux. 

4°  Londonderry  Company  :  2  steamers,  300  chevaux. 

5  Scotch  and  other  Companies  :  23  steamers,  2520  chevaux. 
La  plupart  de  ces  steamers  font  le  service  de  l'Ecosse;  la  coupe  en 
est  hardie  et  élégante;  ils  sont  plus  gracieux  que  ceux  qui  se  con- 
struisent à  Liverpool ,  mais  moins  solides.  Glasgow  est,  en  général, 
supérieur  à  Liverpool  dans  ce  genre  d'industrie.  De  Glasgow  est  sorti 


SON   ORIGINE   ET    SES    PROGRÈS.  217 

le  premier  bateau  à  vapeur,  en  1812;  de  ses  chantiers  encore  aujour- 
d'hui sortent  les  bateaux  les  plus  forts  et  les  plus  majestueux.  Plu- 
sieurs des  steamers  appartenant  à  la  Scotch  Society  ont  la  force  de 
180  chevaux  ;  deux  ont  une  puissance  de  300  chevaux  et  ont  coûté 
chacun  24,000  £. 

6°  Belfast  steam-yacket  Company  :  2  steamers ,  320  chevaux  ; 
l'un  240,  et  l'autre  so  chevaux. 

7»  Waterfovd  Company  :  4  steamers,  580  chevaux. 

80  His  Majesty's  mail-packets:  4  steamers,  580  chevaux;  deux 
ont  été  récemment  allongés,  et  leur  puissance  augmentée. 

Indépendamment  de  ces  steamers,  il  y  en  a  environ  30  de  20  à  60 
chevaux ,  faisant  le  service  de  la  Mersey ,  de  l'une  et  de  l'autre  rive,, 
et  de  Liverpool  à  Runcorn. 

Portons  maintenant  nos  regards  sur  les  grands  travaux 
auxquels  Liverpool  a  concouru  pour  établir  l'admirable  sys- 
tème de  communications  intérieures  qui  lient  son  port  au 
reste  de  l'Angleterre.  Lorsque  l'on  sait  dans  quel  mauvais 
état  de  viabilité  se  trouvaient  les  chemins  au  dix  -huitième 
siècle  (alors  il  ne  fallait  pas  moins  de  trois  jours  pour  franchir 
une  dislance  de  30  à  36  milles) ,  on  s'étonne  à  bon  droit  de  la 
rapidité  et  surtout  du  bon  marché  avec  lesquels  Liverpool 
transporte  aujourd'hui  les  marchandises  qu'elle  reçoit  sur  les 
points  les  plus  reculés  de  l'Angleterre.  La  première ,  elle  a  ré- 
solu le  problème  de  la  vitesse  combinée  avec  l'économie  ;  pro- 
blème qui  intéressait  si  vivement  le  commerce  et  l'industrie. 
Les  difficultés  étaient  immenses  :  toutes  ont  été  surmontées. 

En  1720  ,  Liverpool  ne  communiquait  avec  Manchester  que 
par  la  JMersey  et  rirwel  ;  mais  ces  deux  rivières ,  souvent 
obstruées  par  les  sables,  rendaient  le  trajet  lent  et  coûteux. 
La  grande  route  était  presque  impraticable  ;  le  transport  d'une 
tonne  de  Liverpool  à  Manchester  se  payait  alors  12  schillings 
par  la  voie  d'eau  et  n'exigeait  pas  moins  de  onze  jours; 
le  roulage  demandait  40  shillings.  Pour  remédier  à  ce  grave 
inconvénient,  on  creusa  dans  certaines  parties  le  lit  de  la 
Mersey  et  de  rirwell ,  et  la  navigation  en  devint  plus  facile  ; 


318  LIVERPOOL , 

Biais  cette  amélioration  insuffisante  sollicita  bientôt  la  cana- 
lisation de  ces  deux  rivières.  Aujourd'hui  des  barges  de  35  à 
hO  tonneaux,  chargées  de  sucre,  de  grains,  de  rhum,  de 
vin  ,  des  produits  des  Indes  ,  de  la  Méditerranée  ,  de  la  Bal- 
tiqu  ,  franchissent  en  quinze  heures  cette  distance  ,  pour  le 
prix  de  6  shillings  par  tonneau ,  et  prennent  en  retour  les 
produits  nianulacuircs  de  Manchester  et  du  Yorkshire.  Les 
besoins  du  cornsnerce  ne  tardèrent  pas  cependant  a  demander 
Toux  eriure  d'une  nouvelle  voie ,  et  ce  fut  le  duc  de  Bridgewa- 
ter,  f(  iidaisHiidu  système  de  la  canalisation  en  Angleterre,  qui 
sa  chargea  de  la  consiruire,  avec  le  concours  du  célèbre  ingé- 
nieur lirindeley.Propiiétaire  des  houillères  de  WorsIey-IIall. 
situées  a  12  milles  de  Manchester,  le  duc ,  se  voyant  réduit  à 
ne  tiier  aucun  parti  de  ces  richesses,  faute  de  moyens  de 
transport ,  conçut  lidée  d'un  canal  qui  lui  eu  facilitât l'écou- 
lemeiil.  Celle  bram  he,  qui  s'étend  depuis  Leigh  jusqu'à  Sal- 
fords  ,  près  Manchester,  franchit  l'Irwel  sur  un  pont  aqueduc 
de  186  mètres  de  long ,  capable  de  recevoir  les  barges  les 
plus  fortes,  et  soutenu  par  des  arches  d'une  assez  grande  ou- 
verture pour  ne  pas  iniercepier  la  nav. galion  de  rirwell.  En 
sorte  (ju'à  Burton ,  point  d  interseclion  de  ces  deux  cours 
d'eau ,  on  a  ,  a  chaque  instant  du  jour,  l'éirange  spectacle  de 
deux  navires  qui  voguent  a  pleines  voiles  au  sonunet  l'un  de 
l'auiie.  Celle  branche  nue  fois  terminée,  le  duc  de  Biidge- 
water  (tendit  son  canal  jusqu'à  Riuicorn  sur  la  Mersey  ;  et  en 
1766,  celle  seconde  ligne  de  comniunicalion  entre  Liver- 
pool  et  MjnchesU  r  fut  livrée  à  la  navigation.  C'est  encoie 
en  face  de  Buncorn  que  le  canal  de  la  Saiikey  vient  déposer 
les  chaiDons  du  disiricl  de  Saint-Helleus ,  taudis  que  V£l~ 
lesmere  canal,  par  lequel  Chester  se  latlachc  à  Liverpool, 
et  .a  ffeawer  navigation  y  transportent  tous  les  ans  plus 
de  200,000  tonneaux  de  sel  qui  sont  échangés  contre  les 
charbons  du  Wigan.  Grâce  à  l'embouchure  de  ces  di- 
vers canaux  ,  Runcorn  est  devenu  un  point  commercial 
important.  Les  sables,  qui  plus  bas  obstruent  la  Mersey, 


SON   ORIGISE   ET   SES   PROGRÈS.  219 

ne  laissant  que  quelques  passes  ,  ne  permettraient  pas  aux 
canaux  de  se  rapprocher  davantage  de  Liverpool  ;  d'un 
autre  côté,  ces  sables  qui  favorisent  Runcorn  ,  conservent 
aussi  à  Liverpool  sa  supériorité  ,  en  rendant  impossible  pour 
les  grands  navires  l'accès  de  Runcorn  (1).  Mais  de  tous  les 
canaux  qui  rayonnent  autour  de  Liverpool ,  le  plus  important 
est  le  Leeds  and  Liverpool  canal ,  qui  n'a  pas  moins  de  1/tO 
milles  de  parcours  ;  il  commence  à  l'extrémité  nord  de  Liver- 
pool, suit  le  cours  de  la  Douglas  jusqu'à  Wigan  (2),  et  com- 
munique par  l'Air  et  l'Oiise  avec  Hull  et  la  mer  du  Nord.  Sa 
construction  a  coûté  2,000,000^,  et  n'a  été  terminée  qu'en 
1816.  Les  divers  canaux  qui  rayonnent  autour  de  Liverpool 
et  qui  composent  le  système  hydraulique  dont  cette  ville  est 
comme  le  centie ,  ont  un  parcours  d'environ  Ù12  milles  ;  mais 
comme  ils  se  rattachent ,  soit  directement,  soit  indirectement, 
aux  divers  canaux  dont  le  reste  de  l'Angleterre  est  sillonné, 
les  relations  de  Liverpool  avec  Londres,  Hull,  Birmingham 
et  les  principales  villes  de  l'iniérieur  ,  sont  toujours  faciles  et 
assurées^par  celte  voie  ,  malgré  la  dislance  et  les  chaînes  de 
moniagnesqii  les  séparent. 

Lemêriie  motif  qui ,  en  1720  ,  avait  déterminé  les  habiians 
de  Liverpool  et  de  Manchester  à  remplacer  le  roulage  et  la 
navigation  fluviale  par  un  système  plus  perfectionné ,  devait 
nécessairement,  avec  l'accroissement  de  leurs  affaires,  les  por' 
ter  ach'  rcher  plus  tard  de  nouvelles  combinaisons  pour  accé- 
lérer leurs  rapports  et  rendre  pluï. faciles  et  moins  coûleuxles 
moyens  de  transport  d'une  ville  à  l'autie.  En  1825 ,  le  mouve- 
menlcommercial  devient  si  actif  en  Angleterre,  l'extension  des 

(1)  Oulrc  les  liarges,  Runcorn  a  reriien  1835cent  trente-six  navires,  j.itigeanl 
ensemble  8081   tonneaux,   tiu  seizième  environ  du  mouvement  de  Liverpool. 

(2)  Le  JVignrit^a  i780,  fournissait  à  Liveij)ool  50,000  louues  de  charbon; 
il  en  fonrnil  aujourd'hui  250,000.  AVigan  alimente  Liverpuol,  comme  U'orslcj 
alimente  Manchester  —  Dans  un  prochain  article  sur  Manchester,  nous 
donnerons  une  carie  géiiéra'e  du  Lancashire,  où  se  trouveront  indiqués  les 
routes,  les  canaux  et  les  villes  mentionnés  ici. 


220  LIVERPOOL, 

manufaclures  est  si  grande ,  et  la  voie  lente  des  canaux  répond 
si  mal  à  l'impalience  fébrile  des  spéculateurs  ,  que  de  toutes 
parts  on  cherche  à  remédier  à  ce  vice  radical.  Les  barges 
mettaient  quinze  heures  pour  franchir  la  distance  qui  sépare 
Liverpool  de  Manchester!  Ce  temps  paraissait  énorme ,  mal- 
gré le  progrès  immense  qui  avait  été  léalisé  depuis  1720. 
C'est  alors  que  l'on  proposa  d'appliquer  à  la  circulation  exté- 
rieure le  système  des  rails  usité  dans  l'intérieur  des  mines; 
innovation  qui  présentait  trop  d'avantages  pour  être  rejetée. 
Aussi  ,  le  comté  de  Lancaslre  ,  qui  le  premier  avait  creusé 
des  canaux  et  construit  des  docks,  fut  le  premier  à  faire 
usage  des  chemins  de  fer,  et  ce  fut  sur  le  chemin  de  Liver- 
pool à  Manchester  que  roula  la  première  machine  à  vapeur 
de  Stephenson.  En  quelques  mois,  400,000  £  (10,000,000 fr.) 
d'actions  sont  prises;  le  chemin  est  livré  à  la  circulation  en 
1828  ,  et  la  distance  qui  sépare  Manchester  de  Liverpool  n'es' 
plus  que  de  deux  heures  et  demie  pour  les  marchandises  et 
d'une  heure  vingt  minutes  pour  les  voyageurs  !  Quelle  joie, 
quel  triomphe,  quel  succès  pour  cette  population  tout  affairée 
r[ui  compte  son  existence  par  secondes  ,  et  qui  dit  sans  cesse  : 
limes  is  money  !  Les  résultats  de  cette  entreprise  donnèrent , 
ia  première  année ,  40,000  £  de  bénéfice ,  et  au  31  décembre 
celte  sonune  était  portée  à  85,529  j£  (2,138,000  fr.  en  deux 
ans  !  )  Et  cependant  combien  de  difticultés  n'eul-on  pas  à 
vaincre  :  des  vallées  à  franchir  ,  des  montagnes  à  percer,  des 
tunnels  à  creuser  sous  les  villes  ,  les  marais  fangeux  de 
Chat-Moss  à  combler  et  à  raffermir.  Tous  ces  obstacles  furent 
vaincus  ,  et  en  moins  de  quatre  ans  800,000  £  (20,000,000  fr.) 
furent  enfouis  dans  cette  gigantesque  entreprise. 

Avant  l'établissement  du  rail-uay,  26  voilures  faisaient 
journellement  le  service  entre  Liverpool  et  Manchester  ;  ce 
qui  donnait  un  mouvement  d'environ  400  voyageurs  par  jour. 
Le  rail-way  une  fois  ouvert ,  ce  chiffre  s'éleva  à  1200  ;  puis 
insensiblement  il  a  augmenté  jusqu'à  1500;  il  a  aujourd'hui 
quadruplé  :  ce  qui  donne  un  mouvement  d'un  demi-million  de 


SON   ORIGIKE   ET   SES   PROGRÈS.  221 

voyageurs  par  an,  entre  deux  villes  qui  comptent  près  de 
'tOO,000  habitans.  Les  voitures  mettaient  trois  heures  pour 
franchir  la  distance,  et  le  prix  était  d'une  demi-guinée  su»' 
l'impériale  ;  et  encore  pour  obtenir  cette  vitesse  ,  fallait-il 
faire  des  extravagances ,  tuer  les  chevaux  et  employer  ,  à 
<haque  relais ,  huit  hommes  (4  pour  dételer,  k  pour  aie- 
ler),  afin  de  ne  pas  perdre  plus  de  20  secondes.  Après  de  tels 
(efforts  ,  les  rail-ways  étaient  seuls  capables  de  répondre  à 
l'impatience  du  public.  Maintenant,  parlerai!,  le  voyageur 
franchit  la  distance  de  Manchester  à  Liverpool  en  1  heure  20 
minutes  ,  et  ne  dépense  que  5  shillings.  Le  transport  des  mar- 
chandises a  suivi  la  même  progression  :  le  premier  mois  , 
1432  tonnes  seulement  furent  expédiées  ,  et  un  an  après,  ce 
chiffre  s'élevait  à  lO/i, 356.  Aussi  la  somme  des  bénéfices  a-t- 
cUe  toujours  été  en  augmentant.  Voici ,  au  resie  ,  un  tableau 
assez  curieux  présentant ,  pour  le  premier  semestre  1834,  le 
montant  des  dépenses ,  des  recettes  et  des  bénéfices  que  fai- 
sait la  Compagnie  par  nature  de  transport  : 

P»R    VOYICB'JR.  P»F.     TOSSE    DE    HiSCRAAD,  PAR    Tn>KE   DP.    CIllRIiOIl. 

Dépense 2  sh.  10  d.  I/4  0  sh.  1 1  d.  1/2  0  sli.     ^  d.  1/2 

Profits 2  2       1/i  2  5  0  10       3/4 


Tadx  EXIGÉ..      5  0       1/2  9  4        1/2  1  3        1/4 


Re'stime'  général  de  ^e  semestre. 

rOUK    lES    VOïUGEl'RS.  POCB   LIS  M»  RCH»  N  DISES.  PflfP.    LE    CUàltON. 

Dépense 28,681^  29,018  ^^  888^ 

Profits 22,089  10  202  2,037 


Recette  BRUTE..      50,770  39,720  2,92: 


11  résulte  de  ce  tableau  que  le  transport  des  marchandises 
est  le  plus  coûteux  et  le  moins  profitable ,  et  que  celui  du 
charbon  est ,  au  contraire  ,  le  moins  coûteux  et  le  plus  profi- 
table. Mais   la  houille  tend  chaque  jour  à  abandonner  les 


222  LIVERPOOL, 

vail-ivays  ,  car  elle  trouve  à  se  faire  transporter  à  meilleur 
marché  sur  les  canaux ,  et  la  plupart  des  nouvelles  usines  , 
pour  économiser  les  frais  de  cartage  (  transport  du  rail-vvay 
à  la  fabrique)  ,  s'établissent  sur  le  bord  des  canaux.  Voici 
maintenant  le  tableau  général  des  recettes  et  dos  dépenses 
eftectuées  parla  Compagnie  du  chemin  de  fer,  pendant  les 
Cîioq  dernières  années  : 

DÉTAIL   ET    PRODUIT   DES    RECETTES.  TOTAL 

Années.  Voj.igeurs.  jVlaicliandises.  Charbon.  nts  nÉ>>EXsis. 

1831  —  101,829  £  —  52,960  rf  —  910  i£  ~  84,404 

1832  —  8S,164   —  67,45i   —  4,988   —  94,936 

1833  —  98  815  —  79,258  —  5,229  —  109,250 
1S34  —  111,062  —  82,284  —  6,333  -  124,644 
1835  —  120,334   —  90,006   —  7,088   —  ■\i?,,9,Q9 


ToTAC.\...   515,204       371,962      24,-548       547,043 


La  somme  totale  de  ces  trois  chapitres  de  recettes  s'élevant 
à  911,714  jf ,  il  résulte  que  la  Compagnie  a  bénéficié,  pen- 
dant ces  cinq  années,  une  somme  de  9,116,000  fr.,  on. ..  .         364,671 


Le  rapport  du  premier  semestre  1835  a  constaté  que  les  som- 
mes fournies  et  empruntées  par  la  Compagnie  s'élèvent  à  un 
total  de  1,219,860  ^,  sur  lequel  1,171,387  £  ont  été  dé- 
pensées. La  Compagnie  emploie  64  agens,  commis  et  inspec- 
teurs ,  et  636  enginemen  ^  gnards ,  lahourers^  etc. ,  dont  le 
salaire  s'élève  ,  par  semaine ,  à  la  somme  de  780  £.  Les 
dividendes  que  cette  Compagnie  a  payés  pendant  ces  cinq  der- 
nières années  ont  suivi  la  progression  suivante  ,  et  ses  actions 
se  sont  élevées  de  100  à  265  ^. 
Dividendes  payés  par  la  Compagnie  du  chemin  de  fer  de 

Livei^ool  à  Manchester,  pendant  îcs  années  ci-après  : 
1831  1832  1833  1834  1835 

l'^'"  semestre. . .    4  „£  10  s.     4.^  0  s.     4£    4  s.     4  X  10  s.         4  .i'  10  s. 
2'   semestre...    4      10        4     4         4       10  4       10    (1)    5         0 

(I)  The  direclors  rctained  10  "/„  of  the  profits  as  a  rescrvcd  fund  in  ac— 
cordance  wilh  a  power  granted  by  the  act. 


SOS    ORIGIJNE   ET    SES    PROGRÈS.  223 

Cependant,  malgré  ces  résultats  avantageux,  les  chemins  de 
fer  n'ont  pas  réalisé  tout  ce  que  l'on  en  espérait  ;  ils  n'ont  pas 
totalement  remplacé  les  canaux  ,  ainsi  que  l'on  s'y  attendait 
dans  le  principe.  Ceux-ci,  il  est  vrai,  ont  subi  d'abord  une 
forte  dépréciation  ;  mais  ils  ont  bientôt  repris  faveur.  Si  le 
rail-way  transporte  plus  vite  ,  il  n'opère  pas  à  au^si  bon 
compte  que  !e  canal,  et  il  importe  peu,  dans  certaines  circon- 
stances, qu'une  tonne  de  charbon  ou  de  marchandise  voyage  à 
raison  de  10  milles  ou  de  3  milles  à  l'heure.  Là  où  il  faut  que 
la  vie  commerciale  circule  avec  une  sorte  d'activité  fébrile  , 
comme  entre  Liverpool  et  Manchester,  le  rail  a  des  avan- 
tages incontestables  ;  mais  hors  de  là  cet  avantage  diminue, 
et  comme  le  dit  MaccuHoch  ,  quelque  étonnans  que  soient  les 
résultats  du  chemin  de  fer  de  Liverpool  à  Manchester  , 
ijOus  doutons  fort  qu'il  y  ait  un  grand  nombre  de  situations 
dans  le  royaume  qui  puissent  présenter  les  mêmes  avantages. 
Les  circonstances  ,  en  effet ,  et  les  localités  sont  rares  où  le 
transport  des  marchandises  requiert  la  célérité  du  lail  way; 
«'t  le  rail  ne  peut  se  soutenir  que  par  un  grand  mouvenient 
<  ommercial.  11  a  cet  avantage,  il  est  vrai,  de  s'adapteià  toutes 
tes  localités  ;  mais  en  général  le  canal  convient  mieux  là  où  la 
vie  doit  arriver  avec  une  raisonnable  vitesse,  abondante  et  à 
peu  de  frais.  Pour  toutes  les  matières  qui  sont  l'objet  do  be- 
soins actifs  ou  qui  sont  susceptibles  de  se  détériorer  par  le 
temps,  la  vitesse  du  transport  devient  un  avantage  que  peut 
payer  le  consommateur;  dans  ce  cas  ,  le  chemin  de  fer  est 
préférable,  parce  que  ni  les  froids  de  1  hiver,  ni  les  séche- 
resses de  l'été  ne  peuvent  en  entraver  le  service. 

Mais  les  canaux  ont  une  grande  supé-riorité  en  ce  (juils 
peuvent  supporter  un  poids  presque  indéfini.  Sur  un  ciie- 
min  de  fer ,  le  poids  dont  chaque  roue  peut  être  char- 
gée est  limité  par  la  force  de  la  bande  qui  porte  cette 
roue  ,  et  rarement  ce  poids  s'élève  à  plus  d'une  tonne.  De 
là  résulte  la  nécessité  de  lépartir  la  marchandise  transportée 
sur  un  grand  nonibre  de  chariots,  ce  qui  augmente  beaucoup 


224  LIVERPOOL, 

le  matériel  du  iransporl  et  par  suite  les  frais.  La  charge  que 
peut  porter  un  canal  est  uniquement  limitée  par  la  dimension 
des  bateaux  qu'il  peut  admettre.  Ainsi  sur  un  canal  degrande 
dimension  ,  chaque  bateau  peut  porter  jusqu'à  200  tonneaux 
(200,000  kil.  )  ,  tandis  que  ce  même  poids  exige  60  à  70  cha- 
riots  sur  un  chemin  de  fer.  Le  canal  présente  donc  une  grande 
économie  de  matériel,  et  cette  économie  réduit  nécessaire- 
ment les  frais  de  transport  d'une  quantité  proportionnelle  ù 
sa  valeur. 

Sur  le  GrandJimction- Canal,  M.  Bevan  a  reconnu  qu'il 
fallait  une  force  équivalant  à  35  kilogrammes  pour  mouvoir 
un  bateau  chargé  de  21  tonnes,  à  raison  d'un  mètre  par  se- 
conde ou  de  trois  kilomètres  et  demi  par  heure.  Avec  cette 
vitesse,  la  proportion  de  la  force  de  traction  au  poids  entraîné 
est  donc  rh-  Sur  un  chemin  de  fer  horizontal  bien  construit, 
et  avec  des  chariots  du  meilleur  modèle,  cette  même  propor- 
tion de  la  force  de  traction  au  poids  transporté  est  f{-^.  Ainsi, 
pour  une  vitesse  semblable  d'un  mètre  par  seconde,  un  mo- 
teur quelconque  produira  un  effet  beaucoup  plus  considérable 
sur  lecanal.  Mais  il  faut  observer  que  si  la  vitesse  augmente  , 
la  résistance  sur  le  canal  croît  à-peu-près  proporlionnelle- 
ment  au  carré  de  cette  même  vitesse ,  conformément  aux  lois 
physiques  de  la  résistance  des  fluides ,  tandis  que,  sur  le 
chemin  de  fer,  la  résistance  opposée  au  mouvement  est  con- 
stante indépendamment  du  taux  de  la  vitesse  ;  ou  ,  en  d'autres 
termes ,  la  résistance  opposée  au  mouvement  agit  sur  un 
chemin  de  fer,  comme  une  force  accélératrice  constante,  ana- 
logue à  la  force  de  la  pesanteur;  et  sur  un  canal,  comme  une 
force  accélératrice  variable  suivant  la  loi  du  carré  des  vites- 
ses. Cependant  l'ingénieur  Russel  a  constaté  que  ce  principe 
se  modifie  dans  la  pratique ,  et  que  lorsqu'on  atteint  un  cer- 
tain degré  de  vitesse,  la  résistance,  au  lieu  d'augmenter,  dimi- 
nue. Ainsi,  l'expérience  lui  a  démontré,  et  ses  résultats  sont 
établis,  dit-il ,  par  le  dynamomèlre,  que  la  résistance  qu'é- 
prouve une  barque  du  canal  augmeniebien  réellement  selon  le 


S0>'    ORIGISE   ET    SES    PROGRÈS.  225 

carré  de  la  vitesse  ,  mais  seulement  jusqu'à  ce  que  cette 
vitesse  soit  de  7  milles  1/2  à  l'heure  ,  taux  qui  corres- 
pond à  une  résistance  de  330  livres  ;  que  si  la  vitesse  est 
portée  à  8  milles  12  à  l'heure,  la  résistance  n'est  plus 
que  de  210  livres  ;  que  si  on  augmente  encore  la  vitesse  ;  la 
résistance  s'élève  à  236  livres  ,  beaucoup  moins  compara- 
tivement que  pour  une  vitesse  de  7  milles  1/2  à  l'heure.  Une 
vitesse  de  12  milles  à  l'heure  ,  enfin  ,  a  accusé  une  résistance 
de  352  livres,  à  peine  plus  forte  que  celle  de  7  milles  1/2. 
Depuis  1831,  un  système  analogue  a  été  inlroduitsur  le  Pais- 
ley  and  Glascow  canal,  qui  a  12  milles  de  long;  les  trans- 
ports s'y  font  avec  une  vitesse  au  moins  égale  à  celle  des 
chemins  de  fer ,  et  la  dépense  est  si  minime  que  le  chiffre 
en  paraît  incroyable.  Les  bateaux  qui  naviguent  sur  ce  canal 
ont  70  pieds  de  long  sur  3  1/2  de  large;  ils  sont  remorqués 
par  des  chevaux  et  portent  100  à  120  passagers.  Depuis  deux 
ans  ,  ïk  voyages  s'effectuent  par  jour  ,  sans  aucun  dommage 
notable  pour  les  rives.  Ce  canal  u"a  que  8  pieds  de  large,  et 
en  donnant  au  bateau  en  longueur  ce  qu'on  lui  fait  perdre 
en  largeur,  on  trouve  ainsi  la  même  capacité ,  et  on  multiplie 
le  bénéfice  de  la  résistance  vaincue. 

A  côté  de  ces  deux  systèmes  de  communication  accélérée 
le  roulage  ne  brille  pas  ;  mais  ,  quoique  plus  lent  et  plus 
coûteux,  il  est  nécessaire  pour  le  détail;  c'est  la  voie  du  petit 
commerce  :  aussi  ne  scra-t-il  pas  inutile  de  faire  connnaitre  l'état 
actuel  de  cette  industrie.  La  distance  de  Liverpool  à  Man- 
(îhester,  par  la  route  ordinaire,  est  de  36  milles  :  les  voituriers 
mettent  16  à  18  heures  pour  la  franchir  ,  et  encore  sont-ils 
obligés  de  relayer  à  moitié  chemin.  Les  frais  de  transport  de 
100  livres  coûtent  1  shilling  4  d.  (  1  fr.  65  ccn.  ou  33  fr.  par 
tonneau  )  ;  nous  avons  vu  qu'en  1720 ,  ils  coûtaient  50  fr.  ou 
^lO  shillings  (1).  Malgré  celle  réduction  ,  les  commissionnaires 

(1)  si  l'Angleterre  a  trouvé  de  grands béinfircs  à  remp'accr  le  roulage  par 
les  canaux  et  les  rhemios  de  fer,  la  France  reliicrait  un  avantage  encore  plus 
VI. — 4°   SÉRIE.  15 


2^6  LIVERPOOL, 

de  roulage  ne  trouvent  pas  de  chargement  et  abandonnent 
chaque  jour  celte  partie  ingrate  pour  entreprendre  les  trans- 
ports en  cueillelle  sur  les  fly-boats  ,  petits  bateaux  de  canal 
d'une  marche  supérieure.  Il  n'y  a  aujourd'hui  que  dix  maisons 
à  Liverpool ,  qui  s'occupent  de  roulage  ;  elles  expédient  des 
voitures  à  quatre  chevaux  ,  portant  de  5  à  6000  livres  ;  mais, 
Ea  plupart  du  temps ,  elles  n'emploient  que  des  voitures  à 
éeux chevaux,  qui  portent  de  3  à  4000  livres. 

Tels  sont  les  trois  systèmes  de  communication  intérieure 
qui  mettent  Liverpool  en  rapport ,  non-seulement  avec  ]\Ian- 
chester  ,  mais  avec  les  principales  villes  de  l'Angleterre  et  de 
l'Ecosse.  L'historique  que  nous  en  avons  tracé  indique  suffi- 
samment les  progrès  qui  ont  été  successivement  introduits 
dans  ces  divers  systèmes ,  et  la  part  que  chacun  d'eux  prend 
au  mouvement  général. 

Liverpool  est  trop  commerçant  pour  être  industriel.  L'ar- 
mateur habitué  aux  Gi'andes  spéculations  ne  comprendrait 
pas  les  petits  calculs  du  fabricant,  elles  classes  inférieures, 
habituées  au  graiid  air ,  se  résoudraient  difficilement  à  vivre 
dans  la  serre  chaude  des  ateliers.  Cependant  on  trouve  à 
Liverpool  une  foule  d'établis&emens  industriels  ,  qui  se  lient 
tous  au  commerce  extérieur  et  à  la  navigation.  Ce  sont 
des  chantiers  de  construction  ,  des  fabriques  de  montres  et  de 
chronomètres  ,  des  corderies ,  des  manufactures  de  chaînes- 
câbles  ,  des  fonderies  de  fer  et  de  cuivre  ,  etc.  Liverpool  met 
à  la  mer  tous  les  ans ,  ternie  moyen  ,  douze  steamers  neufs , 
dont  six  de  première  classe  et  six  de  s(;conde.  Ti^ente  chan- 
tiers pour  les  constructions  navales  y  sont  en  pleine  activité  ; 
mais  douze  seulement  construisent  des  bateaux  à  vapeur  et 
des  navires  de  haut-bord.  Le  chantier  de  M.  Wilson,  dans 
le  voisinage  de  la  3Icrsey,  mérite  surtout  d'être  remarque. 
Depuis  dix  ans,  ce  constructeur   a    fourni  au  commerce 

considérable  dans  ceUe  substilulion  ,  car  la  plus  grande  masse  des  transports 
s'y  effectue  par  la  voie  de  terre ,  et  le  prix  du  roulage  y  est  encore  relative- 
ment plus  élevé  qu'en  Angleterre. 


S0>    ORIGISE    ET    SES    PROGRES.  227 

«ne  dizaine  de  bateaux  à  vapeur  du  prix  de  6  à  7000  £ 
(150  à  170,000  fr.  )  nus  ;  les  machines ,  les  agrès ,  etc. ,  etc. , 
coûtent  ordinairenienl  autant.  Dans  ce  moment,  on  construit 
trois  steamers  d'une  dimension  gigantesque:  ils  auront  IGO, 
175  et  220  pieds  de  long;  ce  dernier  doit  être  armé  de  deux  n'a- 
chines  de  la  force  de  200  chevaux  ;  et ,  comme  on  calcule  une 
force  de  cheval  pour  trois  tonneaux ,  ce  navire  jaugera  au  moins 
1200  tonneaux.  MM.  Williams  et  Perry ,  deux  des  plus  riches 
entrepreneurs  de  Liverpool ,  et  chefs  de  la  société  Cihj  of 
Dublin  steam-packet ,  estiment  que  la  construction  des  na- 
vires et  des  bateaux  à  vapeur,  avec  toutes  les  industries  qui 
«'y  rattachent,  occupe  3  à  iOOO  ouvriers,  et  intéresse  plus 
•de  1-2,000  personnes. 

A  mesure  que  les  essais  s'accomplissent,  que  les  perfec- 
tionnemens  s'opèrent ,  on  a  reconnu  qu'il  n'y  a  que  des  ba- 
teaux de  grande  dimension  qui  puissent  procurer  la  navi- 
ï-ation  à  la  vapeur  la  supériorité  qu'elle  doit  avoir  sur  la 
iiavigaiion  à  voiles.  Mais,  dans  un  si  étroit  passage ,  il  s'opère 
tant  de  luttes  diverses  ,  les  élémens  s'y  livrent  tant  de  rudes 
batailles:  l'eau,  la  vapeur,  l'air  et  le  feu,  se  contrariant 
lour-à-tour,  détruisent  sans  cesse  les  calculs  qui  paraissent 
les  mieux  fondés.  Malgré  ces  difficultés,  de  grands  progrès 
se  réalisent  et  d'autres  se  préparent. 

Pour  opposer  à  tous  ces  chocs  une  résistance  convenable 
on  en  est  venu  à  rapprocher  davantage  les  membrures ,  à 
remplacer  les  courbures  en  bois  par  des  courbures  de  fer  ;  à 
assujétir  le  bordage,  non  avec  des  chevilles  ,  mais  avec  des 
boulons  à  écrous  en  cuivre  ou  en  bronze.  Rien,  d'ailleurs, 
-âe  remarquable  ne  s'est  opéré  depuis  six  ans  dans  le  système 
des  machines  a  vapeur,  si  ce  n'est  le  condensateur  de  Hall, 
appareil  ingénieux,  mais  dispendieux,  compliqué,  fragile,  se 
détraquant  fréquemment  sous  la  main  même  la  plus  habile, 
et  exigeant,  par  conséquent,  de  fréquentes  réparations.  Ce 
système  a  pour  objet  de  ramener  au  réservoir  la  vapeur  qu'il 
lait  circuler  comme  le  sang  dans  le  corps  humain  ,  d'en  pré- 

15. 


228  LIVERPOOL, 

venir  dès-lors  la  déperdition ,  d'employer  une  moins  grande 
quanlilé  d'eau  ftoide ,  partant  de  procurer  une  économie  no- 
table de  combustible.  Sous  ce  rapport,  il  est  d'un  grand  avan- 
tage dans  les  navigations  de  long  cours,  parce  qu'il  rend  moins 
considérables  les  approvisionnemens  de  houille.  C'est  vei*s 
l'économie  du  combustible,  moins  à  cause  delà  dépense  que 
de  l'embarras,  que  tendent  tous  les  perfectionnemens.  Depuis 
1812 ,  il  s'en  est  opéré  d'immenses ,  ainsi  aujourd'hui ,  avec  une 
quantité  égale  de  charbon ,  on  obtient  neuf  fois  plus  de  ré- 
sultats qu'on  n'en  obtenait  alors.  C'est  aussi  dans  ce  but  que 
M.  Howard  a  tenté  de  nouvelles  expériences.  Dans  le  système 
de  JM.  Howard,  la  vapeur  n'est  point  engendrée  par  une 
chaudière ,  mais  bien  par  une  plaque  de  fer  reposant  sur  un 
bain  de  mercure  tenu  à  une  haute  température,  et  sur  laquelle 
s'effectuent,  à  des  intervalles  réguliers,  des  jets  d'eau  froide. 
Dernièrement,  la  Pesta,  armée  de  machines  construites 
d'après  le  système  de  M.  Howard,  dans  un  voyage  qu'elle  a 
fait  de  Londres  à  ^largate,  a  rivalisé  de  vitesse  avec  les  plus 
forts  steamers.  Si  ce  système  réussit ,  il  donnera  pour  résul- 
tat une  économie  de  deux  tiers  sur  le  combustible. 

Six  ou  sept  établissemens  s'occupent  de  la  construction  des 
machines  à  vapeur  ;  mais  le  plus  considérable  de  tous  est  celui 
de  .M.  Fawcett.  Ses  machines  sont  recherchées  partout,  dans 
l'Inde  comme  en  Amérique  ;  et  son  nom  circule  dans  le  monde 
entier  (comme  il  le  dit  lui-même  )  ,  giavé  sur  l'airain.  Cet 
habile  constructeur  emploie  cinq  à  six  cents  ouvriers  dont  la 
moyenne  des  salaires  s'élève  à  25  shillings  (  ol  fr.  25  c.  )  pai' 
semaine  et  par  homme.  Les  machines  les  plus  puissantes 
qui  se  construisent  dans  cet  atelier ,  sont  de  la  force  de  200 
chevaux  ;  elles  sont  destinées  au  nouveau  paquebot  de  la 
ligne  de  New-York,  qui  est  sur  les  chantiers  de  Wilson. 
Il  y  a  six  ans,  les  machines  les  plus  fortes  ne  dépassaient  pas 
65  à  70  chevaux  :  ce  qui  faisait  io^  à  J/iO  chevaux  pour  un 
stea?ner ,  chaque  bateau  étant  pourA  u  de  deux  appareils. 
Ce  fait  seul   atteste  les  progrès  que   l'art  a  réalisés  daiis 


S0>    ORIGINE   ET   SES    PROGRÈS.  229 

cette  spécialité,  car,  depuis  long-temps,  on  a  construit  des 
machines  fixes  d'une  plus  grande  puissance  :  aux  mines  de 
Cornouaiiles,  on  en  voit  fonctionner  de  la  force  de  ^tOO  che- 
vaux. Dans  les  ateliers  de  M.  Fawceit  la  vapeur  exécute  la 
plus  grande  partie  des  travaux  ;  elle  transporte  les  fardeaux , 
fait  mouvoir  les  soufflets  de  forge  ,  bat  l'enclume  ;  tourne  le 
fer  ,  le  rabote  et  le  polit.  Sous  sa  direction  ,  la  vapeur  est  de- 
venue une  esclave  docile,  qui  se  prêle  à  toutes  les  exigences 
de  l'ouvrier.  Rien  de  plus  imposant  à  parcourir  que  ces  ate- 
liers où  tant  de  volontés  diverses,  où  une  si  grande  masse 
de  forces  obéissent  à  la  même  impulsion  ,  concourent  au 
même  résultat.  Malheureusement,  les  Sociétés  d'union  vien- 
nent souvent  troubler  Tordre  et  l'harmonie  qui  régnent  dans 
ces  établissemens. 

Les  sociétés  d'union  ,  c'est  la  coalition  réduite  en  système  : 
elles  ont  leur  théorie  toute  faite,  leur  point  de  départ  et  leur 
temps  d'arrêt.  La  coalition  se  renferme  dans  les  limites  d'une 
seule  profession  :  les  sociétés  d'union  les  embrassent  toutes, 
et  deviennent  par  cela  plus  formidables;  leurs  mesures  sont 
plus  habilement  conçues  et  donnent  aux  classes  ouvrières  un 
immense  avantage  contre  les  chefs  d'éiablissemens.  Si  le  tailleur 
veut  obtenir  une  augmentation  ,  il  suspend  ses  travaux  ,  et  le 
maçon  et  le  peintre,  etc. ,  qui  travaillent ,  viennent  à  son  se- 
cours, jusqu'à  ce  que  l'augmentation  désirée  soit  obtenue  : 
cet  étal  dure  quelquefois  fort  long-temps.  Ainsi ,  aux  poteriex 
les  travaux  ont  été  généralement  suspendus  pendant  deux 
mois. 

Les  15,000  ouvriers  de  Preston  ,  qui  gagnent  7000  .^  par 
semaine,  ont  voulu  naguère  obtenir  une  augmentation  : 
10  p.  "o  leur  ont  été  accordés;  ils  les  ont  refusés  ,  comp- 
tant travailler  tour -à -tour  par  moitié.  Les  maîtres  ont 
alors,  d'un  commun  accord,  résolu  de  leur  ôter  cette  res- 
source qui  faisait  leur  force  :  ils  ont  fermé  les  ateliers.  Ce 
moyen  atiiomphé  de  la  coalition, parce  (}u"uu seul coipsd'état 
y  concourait;  mais  quand  elle  est  générale  et  qu'elle  embrasse 


3311^  LIVERPOOL , 

toutes  les  professions,  alors  elle  a  les  résultats  les  plus  funestes; 
car  les  ouvriers  attendent,  pour  faire  valoir  leurs  exigences,  le 
moment  où  les  commaiides  sont  les  plus  abondantes  et  les 
plus  pressées  :  aussi  les  maîtres  prennent-ils  le  parti  d'offrir 
des  engagemens  pour  un  ,  deux  ou  trois  ans,  et  avec  cela  des 
gages  fort  élevés.  Ainsi,  dernièrement  on  offrait  aux  ouvriers 
fondeurs ,  avec  promesse  d'emploi  continuel ,  jusqu'à  34  shil- 
lings par  semaine  ;  mais  l'ouvrier ,  qui  sent  sa  force  ,  veut 
conserver  son  indépendance  ,  et  il  a  tellement  la  conscience 
de  ce  qu'il  peut ,  que  les  turn  out  (suspensions  des  travaux) 
se  reproduisent  daus  toutes  les  professions  et  sur  tous  les  points. 
Les  maîtres  seront  peut-être  obligés  de  céder  ;  et  comme  ils 
fabriqueront  à  plus  grands  frais  ,  ils  perdront  le  bénéfice  de 
leurs  bas  prix  sur  les  marchés  étrangers.  Voilà  l'un  des  em- 
barras les  plus  graves  du  développement  de  l'industrie  et  de 
la  diffusion  des  connaissances.  L'ouvrier  intelligent ,  réduit 
à  un  travail  mécanique  ,  et  sachant  apprécier  ses  résultats, 
se  révolte  contre  la  nécessité  qui  l'accable ,  et  cherche ,  par 
des  élans  convulsifs  ,  àsecouer  le  joug. 

Chose  assez  remarquablejusqu'ici ,  les  affaires  de  banque 
et  de  revirement  se  sont  faites  à  Liverpool  par  l'entremise 
d'un  petit  nombre  de  banquiers  et  d'une  succursale  de  la 
Banque  d'Angleterre.  C'est  en  1829  seulement  que  se  forma 
la  première  banque  particulière  qui  ,  offrant  au  commerce  de 
plus  grands  avantages  que  les  autres  établissemens ,  vit  bien- 
tôt sa  prospérité  grandir.  Ses  succès  enhardirent  les  spécula-' 
leurs,,  et  de  1831  à  1836  ,  au  grand  déplaisir  de  la  Banque 
d'Angleterre,  trois  nouvelles  banques  se  sont  formées;  leur 
capital  nominal  est  de  11,750,000  ^f, et  le  capital  payé,  en- 
viron 1,600,000^'.  En  voici  le  tableau  détaillé  : 

Manchester  and  Liverpool  district  Banking  Company  a  com- 
inencé  ses  opérations  en  1829.  Elle  a  14  branches  (comptoirs),  8  sous- 
branches  dont  la  plus  voisine  est  à  6  milles ,  la  plus  éloignée  à  52 
milles. Capital  nominal,  5,000,000  ^;  5000  actions,  loo  ^chacune ^ 


SO?f   ORIGINE   ET    SES   PROGRES. 


231 


tontes  émises.  Capital  payé,  749,600/;  les  dividendes  payés  se 
sont  élevés ,  en  mars 


1831,  à 5  p.  %, 

1832,  à 5  p.  %. 

1833,  à 6  p.  °„. 


1834,  à 7  1/2  p.  %. 

1835,  à •..      7  1/2  p.  o/q. 

1836,  à 7  1/2  P°/o- 


Bank  of  Liverpool  a  commencé  ses  opérations  en  mai  1831. 
Sans  branches;  capital  nominal,  3,ooo,ooo  /;  divisé  en  30,ooo  ac- 
tions de  100 £  cliaqne,  dont  25,810  seulement  ont  été  émises,  et  le 
capital  versé  s'élève  à  258,100  £  ;  les  dividendes  payés  se  sont  éle- 
vés, de  1832  à  1834,  à  6  p.  0/^;  pour  le  premier  semestre  1835,  à 
7  p.  "/o»  6t  pour  le  second,  à  s  p.  "g. 

Liverpool  commercial  Ban  k  a  commencé  en  1833,  Sans  bran- 
ches; capital  nominal,  500,000/ ,  divisés  en  50,ooo  actions  de  lo/ 
chacune ,  dont  24,440  ont  été  émises  ;  et  le  capital  versé  s'élève  à 
244,000  £.  Le  dividende  payé  eu  1834  s'est  élevé  à  5  p.  ^j^  ;  pour  le 
premier  semestre  1835,  à  3  p,  "/p;  pour  le  deuxième  semestre,  à 
3  l;2  p.  'y^. 

Liverpool  Tradesmen's  bank  a  commencé  en  avril  1836,  Sans 
branches  ;  capital  nominal,  250,000 ./ ,  divisés  en  25,000  actions  de 
10  /  chacune ,  avec  la  faculté  de  le  porter  à  400,000  /.  1 8,420  ac- 
tions ont  été  émises ,  et  le  capital  payé  s'élève  à  46,C50  /  ou  2  £  lo 
shillings  par  action. 

Au  reste,  voici  le  tableau  du  cours  des  actions  de  quelques-unes 
des  Compagnies  industrielles  établies  à  Liverpool. 

NOMBRE  NOMS  DES  MONTANT     CAPITAL      PRIX    DIVIDENDE 

X)'ACTIO^S.  COMPACMLS.  HCS  ACTIONS.  l'ATÉ,  ACTl  EL.  ANNCEL. 

2,898  I.eeds  and  Liverpool  canal.     100 

3,5"0  Ellesniere  canal. 

600  Bridgewaler  canal. 

500  Mersey  and  Itwell. 

2,600  Tient  et  Mersey. 

500  Gaz  Company. 

388  Boolic  Watei  Works. 

—  Liverpool  rail-wav. 

Nous  venons  de  drfisser  rinvciuaire  assez  exaci,  un  peu 
long  peut -cire,  des  principaux  rouages  qui  concourent  à 


100 

100 

530 

20 

133 

133 

so 

M 

100 

100 

y> 

)> 

100 

100 

580 

25 

100 

100 

580 

S2  1,2 

243 

243 

310 

5 

220 

220 

310 

10 

100 

— 

265 

9 

232  LIVERPOOL, 

entretenir  l'existence  commerciale  de  Liverpool,  examinons 
maintenant  Tinfluence  que  celte  activité  incessante  exerce  sur 
la  ville  et  les  habitans. 

Cette  ville  géante,  quoique  d'hier;  cette  ville,  dont  tout 
porte  le  cachet  de  la  nouveauté,  malgré  la  teinte  noire  qui 
recouvre  ses  édifices  :  c'est  Londres  sur  une  moindre  échelle , 
c'est  Londres  sur  une  seule  rive  et  sans  ponts,  mais  avec 
trente  bateaux  à  vapeur,  qui ,  à  chaque  instant  et  par  tous  les 
temps  et  avec  une  immense  rapidité,  transportent  pour  trois 
deniers  (30  centimes)  les  voyageurs  de  l'un  à  l'autre  bord 
de  la  Mersey  (demi-lieue  de  large).  Liverpool  s'élève  dou- 
cement en  amphithéâtre  sur  la  rive  droite  de  ce  fleuve, 
et  olTre  de  toutes  parts  une  masse  compacte  de  construc- 
tions hérissées  çà  et  là  de  flèches ,  de  clochers  et  de  cou- 
poles ,  au-dessus  desquels  plane  un  nuage  de  fumée  en- 
tretenue dans  son  impénétrable  densité  par  trente  ou  qua- 
rante cheminées  d'usines.  Lorsque  l'on  est  sur  la  rive  gau- 
che de  la  Mersey,  on  n'aperçoit  qu'une  forêt  oscillante 
de  mâts,  de  vergues  et  de  cordages,  qui  cachent  et  dé- 
couvrent par  intervalles  les  édifices  de  la  ville ,  qui  avoisL- 
nent  les  docks  :  la  douane ,  l'hôtel  des  bains ,  l'entrepôt  des 
tabacs ,  les  magasins  du  commerce ,  vastes  constructions  à 
sept  étages  percées  de  mille  fenêtres.  Voilà  Liverpool ,  au 
premier  aspect ,  vu  à  vol  d'oiseau.  Si  vous  pénétrez  dans  l'in- 
térieur, de  belles  rues  s'offrent  à  vous,  larges,  bien  aérées, 
bordées  de  trottoirs,  unies  comme  les  allées  d'un  parterre, 
sur  lesquelles  les  voitures  i^oulent  sans  fracas  avec  une  admi- 
rable facilité.  On  a  toujours  soin ,  en  Angleterre ,  de  donner 
aux  rues  principales ,  plus  de  largeur  qu'aux  routes  qui  y 
aboutissent  ;  c'est  bien  vu.  Dans  l'intérieur  des  villes ,  la  cir- 
culation devient  plus  active  ;  elle  a  besoin  de  plus  d'espace  pour 
se  mouvoir.  Mais  en  parcourant  ces  voies  somptueuses,  pavées 
à  la  Mac-Adam ,  ornées  de  magnifiques  boutiques ,  sillonnées 
sans  cesse  par  de  brillans  équipages ,  on  est  surpris  de  voir 
tout  a  côté  :  de  petits  passages,  d'étroites  ruelles ,  de  sombres 


S0>    ORIGINE   ET    SES   PROGBÈS.  233 

allées,  où  la  lumière  du  jour  ne  plonge  jamais,  où  une  boue 
noire  el  grasse  séjourne  consiammenl.  C'est  là  que  le  petit 
commerce  s'agiie;  c'est  là  que  la  misère  élale  ses  guenilles, 
que  des  enfans  à  demi  nus  se  vautrent  dans  la  fange  :  pénible 
contraste  qu'offrent  toutes  les  grandes  villes  industrielles, 
reproche  sanglant  adressé  à  notre  civilisation  si  fière,  si  or- 
gueilleuse de  ses  produits. 

Liverpool  possède  un  assez  grand  nombre  d'édifices  pu- 
blics ;  mais  en  général  leurs  proportions  manquent  d'élé- 
gance. A  l'exception  de  Saint-Luc ,  de  deux  ou  trois  autres 
églises ,  de  Vinfirmary,  de  la  douane ,  tout  le  reste  est  à  con- 
tresens :  c'est  une  contusion  de  tous  les  ordres,  entassés  sans 
goût,  sans  méthode,  sans  proportions.  La  f^içade  de  la  sta- 
tion du  chemin  de  fer  (dans  Lime  Street)  ressemble  à  un 
palais  royal  ;  il  est  vrai  que  si  le  chemin  de  fer  n'est  pas  roi , 
c'est  du  moins  aujourd'hui  une  grande  puissance.  Cette  fa- 
çade est  belle,  mais  elle  est  surchargée  d'ornemens.  Les  ar- 
chitectes anglais  ne  savent  pas  donner  à  leurs  constructions 
cet  aspect  gracieux  ,  simple  et  léger,  qui  caractérise  les  mo- 
numens  de  l'antiquité  :  pour  faire  du  grandio&e ,  ils  font  lourd 
et  massif.  Ils  réussissent  mieux  dans  l'architecture  domes- 
tique {homely)  ;  avec  quel  art  ils  prévoient  tous  les  besoins 
de  la  vie  intérieure!  corridors,  parloirs,  dégagemens,  sa- 
lons, tout  a  été  soumis  par  eux  à  un  calcul  minutieux  et  exact. 

Comme  toutes  les  grandes  villes  de  l'Angleterre  et  de  l'Amé- 
rique ,  Liverpool  a  ses  distributions  d'eau  et  de  gaz  à  domi- 
cile; quatre  compagnies  sont  chargées  de  ce  soin.  Deux 
d'entre  elles  distribuent  l'eau  dans  toutes  les  maisons  moyen- 
nant une  somme  annuelle  fixée  d'après  les  prix  du  loyer  :  5  % 
pour  les  loyers  de  20  à  25  ^,  6  "/o  Jusqu'à  60  ^  et  5%  au  dessus  ; 
l'eau  se  distribue  trois  fois  la  semaine.  Les  robinets  restent 
ouverts  une  ou  deux  heures ,  le  teiups  nécessaire  pour  qu'on 
fasse  la  provision  de  deux  jours.  Dans  les  maisons  nouvelles 
l'eau  arrive  dans  un  réservoir  couvert  au  niveau  des  toits 
el  va  gagner  de  là   les  divers  étages  :  immense  commo- 


234  LIVERPaOL , 

dite  5  mais  surtout  immense  avantage  en  cas  d'incendie.  L'un 
de  ces  établissemens,  Liverpool  and  Warrington  Water- 
icorks,  formé  en  1800,  est  devenu  en  1822  la  propriété  de  la 
commune  ;iî  aquatre^ta^/ow^ ,  au  dessus  d'autant  de  puits, d'où 
l'eau  est  extraite  au  moyen  de  quatre  machines  de  la  force, 
terme  moyen ,  de  30  chevaux  chacune.  La  dépense  s'élève  à 
12,000  ^  environ  et  la  recette  est  du  double  :  le  charbon  seul 
coûte  1600  £.  Cette  compagnie  alimente  environ  les  2/3  de  la 
ville ,  et  fournit  aussi  aux  besoins  des  navires  stationnés  dans 
les  docks  à  l'aide  de  tubes  en  cuir,  qui  s'adaptent  à  l'orifice  de 
tuyaux  souterrains.  Le  tarif  pour  cet  approvisionnement  est 
de  1  sh.  pour  100  gallons,  15  sh.  pour  une  heure  d'écoulement, 
à  travers  un  tuyau  d'environ  trois  pouces  de  diamètre.  L'autre 
établissement,  Bootle  fFaterworks,ioxiàé  en  1799,tire  ses  eaux 
du  petit  village  de  Bootle  situé  à  trois  milles  de  Liverpool. 
Ses  distributions  se  font  à  l'aide  de  quatre  machines,  deux  de 
(|liarante  chevaux,  une  de  trente  et  l'autre  de  douze.  Elle  ali- 
mente l'autre  1,3  de  la  ville  5  les  oittskirts  et  les  docks.  La 
dépense  est  de  7000  :£.  On  calcule  que  ces  deux  établissemens 
fournissent  environ  18,000,000  de  gallons  pour  la  consomma- 
^tion  journalière  de  la  ville  et  des  docks;  c'est  à-peu-près  huit 
gallons  par  habitant. 

Deux  compagnies  sont  également  chargées  de  l'éclairage 
de  la  ville  :  l'une  depuis  1818  et  l'autre  depuis  1823.  Non-seu- 
lement les  boutiques,  mais  les  églises ,  les  théâtres  et  tous  les 
lieux  de  réimion  publique  sont  éclairés  au  gaz;  et  les  maisons 
particulières  ne  tarderont  pas  sans  doute  à  adopter  ce  bril- 
lant éclairage.  Les  boutiques  ne  paient  que  8  shillings  le  bec 
par  année.  La  consonmiation  d'un  bec  ordinaire  est  de  S/IO  de 
pied  par  heure.  L'une  de  ces  compagnies  fournissait  primiti- 
vement le  gaz  extrait  de  l'huile  (huile  de  palme,  l'une  des 
principales  productions  de  l'Afrique)  qui  donnait  une  lumière 
très  vive  ,  et  qui  durait  beaucoup  plus  que  le  gaz  ordinaire  ; 
mais  au  lieu  de  1  sh.  les  100  pieds  se  payaient  3  sh.  La  résine 
fut  substituée  à  l'huile,  mais  les  frais  encore  trop  élevés,  n'ad- 


SON   ORIGINE   ET    SES   PROGRÈS.  23& 

mirent  qu'une  réduction  de  6  d.  et  elle  a  été  obligée  d'adopteF 
le  gaz  carburé.  Ces  deux  compaguies  peuvent  fournir  aujour- 
d'hui 110  à  120,000,000  pieds  cubes  de  gaz  par  année. 

Une  population  qui  travaille  pendant  toute  la  semaine,  et  qui 
se  recueille  le  dimanche,  n'a  guère  songé  à  se  créer  des  lieux 
de  distraction.  Liverpool  ne  possède  qu'un  seul  théâtre  et  deux 
promenades  publiques  :  la  première.  Prince  s  Parade,  sur  les 
bords  du  fleuve,  est  souvent  interdite  dans  l'été  par  les  grands 
vents  auxquels  elle  est  exposée ,  et  dans  l'hiver  par  la  rigueur 
de  la  saison;  la  seconde,  St-James  Walk,  dominant  la  ville 
et  les  environs ,  est  une  étroite  avenue  bordée  d'arbres  ché- 
lifs,  et  qui  n'a  pas  plus  de  deux  cents  toises  de  long  sur  sept 
ou  huit  de  large.  Mais  en  revanche,  derrière  celte  allée,  se 
trouve  un  parc  en  miniature ,  avec  de  jolis  gazons,  fuis,  frais  et 
verts,  sur  lesquels  se  penchent  déjeunes  taillis,  heureusement 
distribués,  et  semés  de  quelques  grands  arbres  de  l'eftet  le  plus 
pittoresque.  Derrière  ce  grove,  qui  n'a  pas  deux  arpens,  le 
terrain  s'abaisse  et  forme  une  gorge  assez  profonde.  C'était  une 
ancienne  carrière  :  on  en  Ut  (1829)  à  grands  frais  (21,000  £) 
un  cimetière,  lieu  charmant,  véritable  vallée  de  repos, 
verte,  calme  et  silencieuse.  Ce  sont  là,  avec  le  Zùolorfical 
Garde H^  où  l'on  n'entre  qu'en  payant  un  shilling,  les  seules 
promenades  publiques  de  Liverpool.  Mais  tout  cela  se  ferme 
le  dimanche,  comme  le  cœur  lui-même  s'y  resserre.  On  di- 
rait que  ce  jour-là  la  mort  a  abaissé  ses  ailes  sur  cette  popu- 
lation si  bruyante  la  veille.  Le  samedi  soir,  jour  de  paie, 
tout  le  monde  s'anime  ;  on  cherche  à  dépenser ,  en  quelques 
heures,  la  vie  du  lendemain,  qui  ne  doit  être  égayée  ni  par  un 
sourire  ni  par  d'agréables  causeries.  En  efl'et ,  on  n'aperçoit 
le  dimanche  dans  ces  rues  solitaires ,  dont  toutes  les  bouti- 
ques sont  exactement  closes,  que  des  ond)ies  errantes, 
froides,  silencieuses,  sans  vie,  sans  mouvement  et  sans  joie. 

La  préoccupation  des  allaires,  l'activité  incessante  que 
réclament  le  commerce  et  l'industrie,  donnent,  en  général, 
aux  habitans  de  Liverpool  un  ton  de  rudesse,  un  esprit  d'é- 


236  LIVERPOOL, 

goisme  dont  ils  ne  se  départent  presque  jamais.  Vous  cher- 
clieriez  vainemenl  à  Liverpool  celte  urbanité  ,  celle  politesse 
exquise,  ce  paifum  de  bonne  société  que  Ton  trouve  dans  les 
villes  du  centre,  à  Edinburgh  ou  à  Oxford  par  exemple. 
L'Iiabiiant  de  Liverpool  renchérit  sur  l'Anglais;  il  est  tout 
d'une  venue,  il  va  droit  et  vile  au  fait.  Times  is  money , 
c'est  son  mot  de  prédilection  ;  il  n'en  veut  point  perdre ,  et  il 
néglige  ces  formes  de  bienveillante  politesse  dont  on  a  quel- 
quefois occasion  de  faire  échange  sans  se  connaître.  Vous 
voici  à  l'entrée  d'un  passage  élroil,  vous  vous  arrêtez  pour 
laisser  passer  le  Liverpoolien  qui  y  est  engagé.  LeLiverpoolien 
vous  voit,  vous  regarde,  mais  il  n'accélérera  pas  sa  marche, 
et  sa  raideur  ne  se  prêtera  point,  en  passant  devant  vous,  à 
cette  imperceptible  inclinaison  qu'un  mouvement  instinctif 
fera  faire  à  tout  homme  bien  élevé.  Vous  êtes  dans  un  salon 
de  lecture ,  les  journaux  sont  dressés  sur  des  pupitres  :  vous 
lisez  ;  un  Liverpoolien  s'approche,  se  met  derrière  vous,  vous 
pousse,  vous  souffle  aux  oreilles  et  lit.  Si  vous  avez  assez 
de  courage  pour  soutenir  le  siège,  lorsque  vous  seiez  sur  le 
point  de  tourner  la  feuille,  vous  sentirez  aussitôt  un  doigt 
qui  s'y  opposera  ;  le  Liverpoolien  ne  vous  laisse  pas  le  champ 
libre  ;  c'esl  à  vous  de  déguerpir.  Vous  vous  levez ,  il  prend 
votre  place ,  et  tout  cela  se  fait  comme  la  chose  du  monde  la 
plus  naturelle.  Malgré  ces  habitudes  vulgaires,  malgré  cel 
amour  du  lucre ,  malgré  les  soins  de  son  négoce,  Liverpool  a 
des  inslilulions  scieniifiques, ila  son  musée ,  son  académie  de 
peinture,  ses  expositions,  et  décerne  même  des  prix.  Mais 
est-ce  par  goùl?  Non.  La  ville  est  trop  nouvelle;  la  civilisa- 
lion  intellectuelle  n"a  pu  marcher  de  front  avec  la  civilisation 
industrielle  ;  voilà  ce  que  l'on  ne  doit  jamais  oublier  lors- 
qu'on étudie  une  jeune  ville  et  une  ville  d'affaires.  Ce 
n'est  pas  par  goût  pour  les  sciences,  les  lettres  ou  les 
arts,  que  Liverpool  s'est  donné  tous  ces  établissemens  qui 
appellent  les  arts ,  les  sciences ,  les  lettres ,  bien  plus 
qu'ils  n'en  sont  le  sanctuaire.  Liverpool  est  riche,  il  sait 


SO>r    ORIGIISE    ET    SES    PROGRÈS.  237 

(]u'une  ville  riche  doit  les  aVoir,  et  il  se  les  est  donnés  comme 
un  parvenu  orne  sa  maison  de  livres,  de  tableaux,  de  sculp- 
tures. On  ne  saurait  tout  avoir  ou  du  moins  tout  à-la-f  is.  Le 
perfectionnement  physique,  la  vie  positive  d'abord  ;  plus  tai  d 
s'il  est  possible,  la  vie  intellectuelle,  la  vie  noble  et  généreuse, 
la  vie  de  l'âme  comme  l'autre  est  celle  du  corps. 

Cette  agitation  incessante  des  affaires;  ces  fortunes  lapidcs 
qui  s'élèvent;  ces  crises  qui  éclatent;  cette  roue  immense 
qui  en  tournant  précipite  les  uns,  gl'iindit  les  autres;  tout 
ce  mouvement  dont  nous  avons  vu  la  surface,  et  dont  Li- 
verpool  est  l'un  des  plus  imposans  théâtres,  comment  réagit- 
il  dans  les  profondeurs?  quelle  influence  exerce-t-il  sur  les 
classes  inférieures?  C'est  une  dernière  étude  qui  manquait 
à  notre  tableau.  Liverpool  a  ses  pauvres,  ses  misères,  ses 
souffrances  et  ses  douleurs.  Comme  Londres,  Bristol,  Man- 
chester, Shefiields,  comme  tous  les  grands  foyers  d'industrie; 
parce  que  la  distribution  des  profits  a  lieu  partout  d'une 
manière  inégale;  parce  que  la  vie  coniinuelienient  active 
de  l'industrie ,  vie  de  labeur  sans  compensation ,  use  rapide- 
ment les  hommes,  dévore  leur  force  physique,  épuise  leur 
moral.  De  quelle  constitution  puissante  ne  doit-il  pas  être 
doué ,  celui  qui  est  engagé  dans  celte  pénible  carrière  !  pour 
accomplir  la  rude  tâche  qui  lui  est  imposée  ,  pour  tenir  tète 
aux  oscillations  de  l'industrie;  pour  conibaitre  enhn  les 
passions  dont  l'homme  est  sans  cesse  agité.  Ce  qui  dans  toute 
autre  condition  est  un  défaut  bien  véniel  devient  pour  le  tra- 
vailleur un  crime  irrémissible.  Il  doit  (lavailler  toujours  et 
sans  cesse.  Toutes  les  jouissances,  dont  il  entend  faire  le  récit, 
dont  il  hume  l'avant-goùt,  qu'il  prépare  de  ses  mains  calleuses 
lui  sont  interdites  I  les  doux  loisirs,  le  comfort,  le  bien-être  , 
qui  n'est  pas  du  luxe,  lui  soûl  refusés,  connue  à  une  nature 
trop  grossière  :  qu'il  lutte  consiamment ,  voilà  son  lot.  Le  plus 
petit  nombre  triomphe,  le  leste  meurt  à  la  j^einc ,  on  se  d('- 
moralise.  Parcourez  Da!e-stieet  :  à  chaque  instant  vous  êtes 
coudoyé  parla  misère  en  haillons,  la  misère  aux  regards  in- 


238  •  LIVERPOOL  , 

quiets,  aux  joues  pâles  et  creuses,  qui  marche  les  pieds  nus, 
qui  végète  ou  grelotte,  pleure,  boit  et  se  bat  dans  les  humides 
cellars  des  chétives  maisons  dont  la  vieille  ville  est  semée. 
Dale-street  est  le  rendez-vous  général  de  la  misère  et  de 
rivrognerie ,  comme  Church-sireet ,  est  celle  du  vice.  Le  27 
mars  1836,  on  a  constaté  qu'il  existait  à  Liverpool.  1600  piih/ic 
houses,  70  taps,  plusieurs  centaines  de  débitans  de  bière  (en 
1831  il  y  en  avait  585),  300  maisons  de  prostitution  ;  dont  15 
dans  fVilliamton- square,  et  20  saloons  (espèces  de  salles  de 
danse),  où  se  réunissent  les  filles  publiques  et  les  voleurs. 
On  avait,  pendant  un  temps,  toléré  l'ouverture  des  public 
houses  le  dimanche  matin  ,  et  le  nombre  d'individus  traduits 
alors  le  lendemain  devant  les  magistrats  était  de  100  à  120  ; 
ce  nombre  a  été  réduit  à  50,^Iepuis  qu'on  en  a  exigé  la  fer- 
meture ce  jour-là.  Les  mais*s  de  prostitution  contenaient 
les  unes  2,  les  autres  10  filles,  soit  1200  en  tout,  et  en  y 
(comprenant  celles  qui  vivent  in  lodginrjs  a?id  cellars ,  on 
obtient  pour  chiffre  général  iOOO.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  pire, 
c'est  qu'à  Liverpool  les  filles  publiques  allient  la  pratique  du 
vol  à  celle  du  vice  ;  et  cette  pratique  est  encouragée  par  l'im- 
punité, les  victimes  n'osant  pas,  1  sur  10,  porter  plainte  et 
les  poursuivre.  Ainsi,  on  a  constaté  que  dans  une  seule  mai- 
son de  prostitution  il  a  été  volé ,  dans  un  an  ,  2000  ^  (25 ,  000  fr .) . 
Un  tiers  de  ces  femmes  vit  avec  les  voleurs.  Ceux-ci  sont  au 
nombre  de  1000,  dont  GOO  rôdent  autour  des  docks,  aidés 
dans  leur  tâche  par  1200  en  fans  au-dessous  de  12  ans  qui 
volent  pour  leur  compte  ou  qui  aident  les  grands.  Pour 
résultat  définitif  on  trouve  que  la  population  malfaisante 
de  Liverpool  prélève  tous  les  ans  un  impôt  de  700,000  £ 
(17,500,000  fr.)  sur  les  autres  classes.  Celte  effroyable  masse 
de  désordres  était  attribuée  en  partie  à  la  boisson  et  à  l'insuf- 
fisance de  la  police.  La  force  de  la  police  a  depuis  été  aug- 
mentée ;  mais  le  mal  ne  paraît  pas  devoir  diminuer. 

Loin  de  nous  la  pensée ,  en  citant  ces  faits ,   de  vouloii- 
formuler  une  accusation  contre  Liverpool  ;  nous  avons  cru 


SOX    ORIGINE    ET    SES    PROGRÈS.  '2S9 

seulement  qu'il  importait  de  présenter  tous  les  résultats  de 
i-ette  étonnante  prospérité  dont  nous  avons  entrepris  d'es- 
quisser le  tableau.  Il  faut  bien  en  convenir,  si  la  civilisation 
industrielle  est  de  beaucoup  supérieure  à  celles  qui  l'ont  pré- 
cédée ,  elle  a  encore  un  progrès  à  faire  :  se  débarrasser  de  la 
plaie  hideuse  du  paupérisme  qu'elle  traîne  toujours  à  sa  suite 
Liverpool  n'a  rien  négligé  pour  y  parvenir.  Il  a  ouvert  des 
établissemens  nombreux  à  toutes  les  souffrances  ;  une  maison 
de  travail  où  2000  indigens  trouvent  asile;  des  hospices  flot- 
tans  sur  les  docks  pour  les  matelots  que  la  maladie  surprend; 
UTi  hôpital  pour  les  étrangers  privés  de  iTssources,  et  un 
grand  nombre  d'écoles  où  la  nouvelle  génération  apprend  à 
devenir  morale. 

Mais,  parmi  les  nombreux  établissemens  de  bienfaisance  de 
Liverpool ,  il  en  est  un  surtout  qui  mérite  d'être  cité,  c'est  le 
TSîglit  Asijliun  for  the  honseless  poor.  Liverpool  se  glorifie 
d'en  avoir  le  premier  conçu  le  plan  et  de  l'avoir  le  premier 
mis  à  exécution  ,  et  de  posséder,  à  cet  égard,  l'établissement 
!e  plus  vaste  peut-être  qui  soit  au  monde.  Londres,  la  seule 
ville  qui  jusqu'ici  l'ait  imitée,  n'en  possède  que  trois  ou 
(juatre  beaucoup  moins  imporfans.  Liverpool  a  raison  de 
s'honorer  des  sentimensphilanliopiquesqui  lui  donnent  celte 
priorité  et  cette  prééminence  tout  à -la -fois;  mais  l'excès 
du  mal  n'y  est-il  pas  pour  quelque  chose  ;  mais  la  ville  qui, 
la  première,  a  créé  un  tel  établissement,  n'a-t-elle  pas  dû 
être  aussi  celle  chez  qui  le  besoin  s'en  est  fait  le  plus  vive- 
ment sentir?  Il  y  a  vingt  ans,  en  1816,  époque  calamiicuse 
pour  l'Europe;  la  misère,  ordinairement  si  grande  à  Liver- 
pool ,  y  fut  plus  grande  que  de  coutume.  Sans  pain  et  sans 
asile,  une  foule  de  malheui-eux,  trouvant  qu'il  était  moins  dif- 
ficile de  se  passer  de  l'un  que  de  l'autre,  employaient  leur  peu 
de  ressources  à  satisfaire  les  exigences  de  la  faim ,  et  quand 
venait  le  soir,  ne  sachant  où  reposer  leur  tête,  ils  s'étendaient 
le  long  d'un  mur,  se  pressaient  auprès  des  fours  à  chaux,  dans 
le  voisinage  des  tuileries ,  et  le  malin  leurs  corps  engourdis 


240  LIVERPOOL,    SOX    ORIGINE   ET    SES    PROGRÈS. 

avaient  peine  à  se  soulever  pour  recommencer  leur  vie  de 
souffrance.  Quelques  maisons  d'asile  leur  furent  ouvertes  :  ce 
lut  là  l'origlue  ànJMghtAsyhim.  Ces  maisons,  dont  le  nombre 
s'accrut  jusqu'à  trois ,  entretenues  au  moyen  de  souscriptions 
particulières,  insulfisanles ,  subsistèrent  jusqu'en  1830.  Ce 
l'ut  alors  qu'un  homme,  essentiellement  pliilanlrope ,  un 
homme  estimé  de  tous  ceux  qui  le  connaissent,  et  que  tout 
le  monde  connaît,  lui,  son  nom  ou  ses  actes,  l'édiieur  du 
Mercurrj,  sir  Egerton  Smith,  conçut  l'idée  de  réorganiser  ces 
éiablissemens  et  de  les  fondre  en  un  seul,  mais  permanent, 
sur  une  échelle  plus  vaste,  plus  économique  et  plus  commode 
tout  à-la-fois.  La  misère  ne  diminuait  pas.  le  nombre  des 
malheureux  restait  le  même,  et  la  charité  publique  sa  lassait. 
Egerton  vint  au  secours  des  malheureux  et  des  riches.  Il 
trouva  le  moyen  de  concilier  leurs  intérêts  ;  et  soutenu  de  son 
éloquence  au  conseil  municipal,  comme  dans  les  colonnes  de 
son  journal,  il  triompha  de  tous  les  obstacles;  et,  en  décem- 
bre 1830  ,  on  vit  le  yight  Asylum ,  tel  qu'il  existe  aujour- 
d'hui, vaste,  commode,  bien  aéré,  s'ouvrir  pour  les  hoiiseless 
poor.  Au-dessus  de  la  porte,  on  lit  celte  inscription  :  Frappez 
et  an  vous  guvrira ;  touchantes  paroles  de  saint  Luc,  dont  il 
n'a  jamais  été  fait  une  plus  ingénieuse  et  plus  juste  applica- 
tion. Dans  cet  établissement,  plus  de  six  mille  individus  trou- 
vent annuellement  un  asile,  et  y  passent,  terme  moyen,  cinq 
nuits.  Ainsi,  grâce  à  Egerton,  plus  de  trente  mille  nuits  de 
souffrances  sont  épargnées  aux  malheureux  I 


iitUuxtnn.  —  |îl)tlaô0|)l)iir. 


CONSEILS    DE    GŒTHE 


AUX    GEXS    DE    LETTRES. 


Les  hommes  remarquables  traînent  ordinairement  après 
eux  un  bataillon  de  médiocrités  qui  n'est  pas  le  moindre 
embarras  de  leur  génie.  L'éclat  de  ces  imitateurs  est  un 
reflet;  leur  lumière  même  n'est  qu'une  ombre.  L'homme  de 
génie  les  emporte  après  lui  comme  les  plis  de  sa  lobc ;  ils 
viennent  s'abriter  sous  les  colonnades  de  son  palais,  qu'ils 
manquent  rarement  de  flétrir.  Là ,  ils  font  leurs  orgies  ;  ils  s'v 
prélassent  tour-à-tour  ;  prêtant  souvent  leurs  ridicules  à  leurs 
maîtres  qu'ils  parodient.  Ce  bataillon  scrvilc  a  souvent  dû 
faire  sourire  Gœthe  et  Voltaire. 

Autour  de  Gœthe  nous  apercevons  les  Meyers ,  les  Mercks, 
les  Knebels,  lesZelters,  les  Betlina-Brentano,lesEckermann; 
de  même  que  ,  autour  de  Voltaire,  les  La  Harpe,  les  Da- 
lembert,  les  Morellel ,  les  Damilavilie,  venaient  se  grouper  : 
accessoires  qni  vivent  un  peu  par  eux-riiêmes,  et  beau- 
coup par  leurs  patrons.  Parmi  eux ,  Eckermann  occupe 
une  place  isolée.  Ses  rapports  sont  plus  naïfs;  il  les  redit 
avec  moins  d'alTectation  et  plus  de  cœur  que  ses  camarades. 
Né  dans  la  roture  et  long-temps  conliné  dans  l'obscurité,  il 
a  plus  de  peine  à  se  porter  grand  homme,  et  reçoit  modes- 
tement les  conseils  de  Gœthe.  Ces  enseignemens,  que  le  vieil 

VI. — 4®   SÉRIE.  16 


2^6  CONSEILS    DE    GOETHE 

lard  donnait  avec  liberlé  à  un  pauvre  littérateur,  auquel  il 
s'intéressait ,  ont  quelque  chose  de  ferme,  de  naïf,  de  patriar- 
cal ,  que  l'on  cherche  en  vain  dans  les  relations  entrete- 
nues par  Gœihe  avec  d'autres  écrivains  plus  célèbres  et 
plus  ambitieux.  Ces  avis  s'adressent  à  toute  la  nation  des 
auteurs  ;  et  sous  ce  rapport  nous  les  considérons  comme 
éminenîment  utiles. 

Le  père  de  noti'e  héros  était  un  petit  colporteur  d'épingles, 
de  bobines  de  soie  et  de  plumes  à  écrire,  entre  Lunébourget 
Hambourg.  Sa  mère  faisait  des  bonnets  de  dentelle,  filait  le 
coton  et  nourrissait  une  vache.  Le  jeune  Eckermann,  leur  re- 
jeton ,  aidait  ses  parons  en  recueillant ,  sur  la  rive  de  l'Elbe, 
les  joncs  et  les  roseaux  qui  servaient  à  la  pâture  de  la  vache  ; 
puis  il  ramassait  des  branches  sèches  dans  la  foret  pour  sou- 
tenir la  pauvre  vie  de  ses  parens  ;  glanait  des  épis  après  la 
moisson  ,  et  ramassait  des  glands  de  chêne  pour  les  vendre 
aux  fermiers  qui  en  nourrissaient  leurs  volailles.  Telle  a  été 
la  vie  d'un  homme  qui  a  loiig-temps  correspondu  avec  Gœthe, 
qui  a  pénétré  dans  l'intimité  du  grand  poète ,  et  qui  nous  a 
transmis  les  paroles  dernières ,  les  suprema  verha ,  de  ce 
roi  de  son  siècle  intellectuel. 

Eckermann  avait  du  goût  pour  le  dessin  :  ses  premiers  essais 
fixèrent  l'atlenlion  de  quelques  bourgeois  de  Hambuurg,  qui 
le  protégèrent.  Il  fut  tour-à-lour  commis,  secrétaire,  volon- 
taire dans  les  troupes  allemandes,  élève  de  peinture ,  et  enfin 
écolier  de  grammaire  et  de  rhétorique ,  au  milieu  d'enfans 
qui  riaient  de  son  âge  avancé.  Ce  fut  alors  qu'il  ouvrit,  pour 
la  première  fois,  les  ceuvres  de  Gœihe,  et  qu'il  y  puisa  sa 
première  inspiration  littéraire.  Communiqué  à  Gœthe  lui- 
même,  le  manuscrit  d'Eckermann  fut  revu  et  corrigé  par  ee 
nouveau  patron ,  imprimé  sous  ses  auspices,  parCotta,li- 
braiie  de  Weimar,  et  commença  sa  réputation  littéraire.  Puis, 
la  confiance  de  Gœthe  pour  son  protégé  augmenta  :  il  fit  de 
lui  son  secrétaire  et  son  commensal  ;  lui  abandonna  le  soin 
d'arranger  ses  papiers;  lui  révéla  les  secrets  de  sa  pensée  et 


AUX    GESS   DE    LETTRES.  247 

de  son  expérience ,  et  prépara  ainsi  le  travail  curieux  que  son 
confident  vient  de  publier  sons  le  titre  de  Conversations  avec 
Gœthe ,  pendant  les  dernières  années  de  sa  vie. 

Il  serait  facile  d'extraire  de  ces  volumes  un  code  entier  à 
l'usage  des  écrivains.  Nous  nous  contenterons  de  citer  plu- 
sieurs fragmens ,  opinions,  jugemens  et  portraits  échappes 
au  grand  homme,  sans  chercher  à  donner  à  des  pensées 
éparses  une  forme  compacte  et  un  ensemble  logique  qui  alte'- 
reraient  leur  naïveté. 

— «  Il  y  a  ,  disait-il  un  jour ,  chez  les  hommes  qui  se  livrent 
à  la  science  et  aux  belles-lettres,  un  grand* malheur,  un  vrai 
iléau.  Leur  sympathie  les  attache  rarement  a  ce  qui  est  hien^ 
à  ce  qui  est  beau  en  soi ,  mais  à  ce  qui  les  relève ,  les  sou- 
tient et  les  exalte.  Tel,  dont  ils  espèrent  un  appui,  est  l'objet 
de  leurs  éloges;  tel  autre,  qui  les  critique,  leiu' est  odieux. 
Us  banniraient  volontiers  du  monde  le  sentiment  du  heau  et 
ilu  hon^  comme  une  autorité  gênante,  comme  une  domina- 
lion  insupportable  ;  même  dans  les  sciences  positives ,  ils  ac- 
ceptent bien  moins  ce  qui  sert  le  progrès  des  connaissances 
générales,  que  ce  qui  profite  à  leurs  intérêts.  Ils  divinise- 
raient l'erreur  si  elle  pouvait  se  transformer  en  pensions , 
en  dignités  et  en  luxe.  Estimer  et  choisir  ee  qui  est  réelle- 
ment excellent,  c'est  chose  rare  et  qui  peut  passer  pour  un 
phénomène.  Voyez  comment*  **a  innné  sur  notre  litté- 
rature :  son  érudition  et  son  talent  ont  été  inutiles  à  notre 
pays.  î\Ianquer  de  consistance,  de  caractère,  est  un  dé- 
faut trop  commun  aux  gens  de  lettres.  Malheureusement . 
nous  n'avons  pas  aujourd'hui  de  Lessing  qui,  par  la  simpli- 
cité et  la  tenue  du  caractère,  impose  le  respect  à  tout  ee  qui 
l'entoure,  et  honore  la  carrière  qu'il  parcourt. 

«La  considération  et  le  respect  dont  nous  parlons  ne  les 
environne  pas  toiijours,  il  s'en  faut.  Voltaire  lui-même  a-t-il 
fait  du  bien?  j'en  doute.  Cette  chaude  et  bouillante  philo- 
sophie du  dix-huitième  siècle  ressemble  à  un  vin  spiritueux 
et  fumeux  qui  enivre  les  intelligcuces  au  lieu  de  les  soutenir 

16. 


248  ONSEILS   DE    GOETHE 

et  de  les  diriger.  Elle  offre  un  singulier  spcclacle  :  la 
raison  de  l'honinic  aux  prises  avec  la  raison  de  Dieu.  L'es- 
prit humain  a  voulu  faire  ce  qu'il  lui  plaisait  de  l'intel- 
ligence suprême  ;  l'esprit  humain  ,  pauvre  et  misérable 
jouet  ,  dont  l'intelligence  suprême  fait  ce  qu'elle  veut. 
Mesurer  et  supputer  les  opérations  de  l'univers  et  prêter 
au  monde  son  propre  esprit,  singulière  prétention!  Partir 
d'un  point  de  vue  aussi  borné ,  pour  embrasser  et  ëireindre 
l'ensemble  gigantesque  des  choses  humaines  1  quelle  tache! 
quel  travail  ! 

«  Je  doute  que  l'homme  soit  né  pour  résoudre  jamais  dé- 
finitivement le  problème  du  monde.  C'est  bien  assez  pour  lui 
de  chercher  le  point  où  ce  problème  commence ,  et  de  le  cir- 
conscrire dans  les  limites  intelligibles  ;  son  pouvoir  ne  s'é- 
tend pas  plus  loin.  Dès  qu'il  parle  de  sa  liberté ,  il  détruit 
par  cela  même  l'omniscience  de  Dieu.  Que  savons-nous  donc 
sur  ce  qui  nous  intéresse  le  plus?  II  suffît  d'aborder  les  idées 
philosophiques  pour  reconnaître  combien  il  est  délicat  et 
imprudent  de  s'immiscer  dans  la  profondeur  inscrulable  des 
mystères  divins. 

a  Le  mot  liberté  est  un  de  ceux  qui  ont  le  plus  violem- 
ment remué  notre  temps ,  et  qui  ont  ébranlé  avec  plus  de 
force  certains  grands  esprits;  celui  de  Schiller,  par  exem- 
ple :  j'avoue  que  ce  mot  liberté  me  présente  une  idée  assez 
peu  intelligible.  Je  serais  bien  plutôt  porté  à  croire  que  cha- 
cun de  nous  possède  ici-bas  un  degré  de  liberté  supérieur  à 
lusage  que  nous  pouvons  en  faire.  A  quoi  bon  une  liberté 
d'action  énorme ,  quand  la  faculté  de  l'action  elle-même  est 
fort  restreinte?  à  quoi  me  sert  une  vaste  maison,  à  moi,  qui 
ai  passé  tout  l'hiver  dans  les  deux  chambres  que  vous  voyez; 
chambres  remplies  de  livres,  de  meubles,  d'instrumens  ;  où 
je  peux  à  peine  me  remuer  et  d'où  je  n'ai  pas  même  eu  le 
désir  de  bouger  pendant  plusieurs  mois?  ai-je  visité  les  au- 
tres chambres  qui  sont  sur  le  devant  de  ma  maison?  en  ai-je 
eu  seulement  l'idée?  De  quelle  utilité  peuvent  être  des  jouis- 


AUX    GENS    DE   LETTRES,  2^9 

sauces  prétendues,  dont  on  ne  tire  aucun  parti ,  et  qui ,  sou- 
vent, ne  vous  laissent  qu'un  regret? 

«  Je  ne  connais  pas  de  liberté  plus  désirable  que  celle  de 
vivre  dans  une  atmosphère  saine ,  et  d'exercer  sans  entrave  sa 
profession.  Nous  ne  sommes  libres  que  sous  les  conditions  que 
nous  impose  la  nature  :  l'agriculleur,  sous  la  condition  de  culti- 
ver péniblement  le  sol  ;  le  prince,  sous  le  poids  de  tous  les  ennuis 
dont  son  autorité  est  environnée  ;  le  courtisan,  sous  la  loi  d'une 
étiquette  plus  ou  moins  gênante.  Être  libre,  selon  quelques- 
uns,  c'est  ne  pas  reconnaître  de  supérieurs.  Suivant  les  sages, 
c'est  connaître  et  employer  le  privilège  de  l'homme  :  et  ce 
privilège  consiste  à  distinguer  un  être  supérieur  et  à  l'ado- 
rer. Je  regarde  le  sentiment  de  l'envie  comme  le  plus  hu- 
miliant pour  celui  qui  le  possède;  et  je  tiens,  au  contraire, 
celui  d'une  admiration  raisonnable  et  d'une  vénération  sen- 
sée, pour  le  plus  honorable  de  tous  les  sentimens.  Il  nous 
élève  au  niveau  de  l'objet  respecté.  Notre  sympathie  prouve 
qu'il  y  a  communauté  entre  nous  et  cet  être  supérieur;  une 
portion  de  sa  grandeur  peut  seule  nous  élever  jusqu'à  sa  con- 
templation. 

«  Schiller  et  Byron  n'ont  pas  assez  compris  ces  vérités.  Il  y 
avait  dans  leur  siècle  un  génie  de  négation,  d opposition  et 
de  lutte  qui  les  a  beaucoup  trop  envahis,  et  qui  a  nui  d'une 
manière  irrémédiable  à  l'effet  de  leurs  travaux  les  plus  su- 
blimes. Toute  activité  qui  émane  d'un  principe  négatif  n'a- 
boutit nécessairement  qu'à  un  résultat  négatif;  et  ce  qui  est 
négatif  n'est  rien.  Quand  j'aurai  prouvé  que  ce  qui  est  mau- 
vais est  mauvais,  qu'aurai-je  gagné?  £t  si  la  manie  de  l'op- 
position me  force  à  soutenir  que  ce  qui  est  réellement  bon  est 
mauvais,  ne  me  trouvé-je  pas  exposé  à  faire  beaucoup  de 
mal?  Pour  être  utile,  il  ne  faut  pas  s'amuser  à  critiquer  amè- 
lement  les  ridicules  de  ses  voisins;  mais  les  laisser  se  tirer 
d'affaire  comme  il  leur  plaiia,  et  chercher  pour  notre  usage 
ce  qu'il  y  a  de  bon  el  de  meilleur.  Notre  lâche  n'est  pas  de 
détruire;  mais  de  fonder,  s'il  est  possible,  un  édifice  sur  le- 


350  CONSEILS   DE    GOETHE 

quel  nos  contemporains  el  l'avenir  puissent  jeter  les  yeux 
avec  plaisir  et  gratitude. 

«  Schiller  et  lord  Byron  ont  tons  deux  poursuivi  avec  ardeur 
ce  fantôme  brillant,  ce  mot  paré  de  tant  d'éclat  factice  :  li- 
berté; mais  il  y  a  de  grandes  différences  entre  eux.  Byron, 
en  sa  qualité  d'Anglais,  connaissait  beaucoup  mieux  le  monde  ; 
Schiller,  à  proprement  parler,  ne  domina  que  la  sphère 
idéale.  J'aurais  été  curieux  d'observer  l'effet  qu'aurait  pu 
produire  sur  l'àme  ardente  de  Schiller,  le  début  gigantesque 
de  Byron  :  en  1807,  le  grand  homme  de  l'Alleniagne  reposait. 

ce  Schiller  a  toujours  adoré  la  métaphysique ,  stérile  en 
©ile-niême,  ce  qui  l'a  engagé  dans  une  inutile  recherche, 
que  l'on  peut  regarder  comme  un  supplice  de  rinlelligence. 
Voilà  ce  qui  prête  à  quelques-unes  de  ses  pages  une  ap- 
parence de  faux  et  de  mensonge  :  ce  génie  extraordinaire  se 
donnait  mille  peines  pour  échapper  à  la  naïveté ,  et  arriver 
au  seniimenl  élhéré,  à  l'idéalisme  pur.  Tristes  efforts!  la 
réalité  est  le  sol  dans  lequel  la  poési-e  doit  prendre  racine  : 
une  fois  isol«  du  vrai,  qui  est  sa  puissance  et  sa  force, 
l'idéal  du  sentiment  se  trouve  tellement  suspendu  dans  le 
vague,  que  l'homme  ne  sait  plus  qu'en  faire.  On  reconnaît 
cette  faiale  perplexité  dans  les  lellres  que  Schiller  écrivait  à 
Humboldt  :  au  milieu  des  créations  du  poêle  dramatique, 
les  théories  philosophiques  le  préoccupaient  beaucoup  plus 
que  la  poésie  elle-même. 

«  En  cela  et  en  beaucoup  d'autres  choses ,  sou  esprit  et  le 
mien  n'avaient  aucun  rapport.  Il  redoutait  la  spontanéité  que 
j'appréciais  beaucoup  :  il  réfléchissait  et  philosophait  sur 
toutes  choses;  il  se  laissait  arracher  à  la  naïveté  du  jet  et  de 
l'impression  par  le  besoin  de  réfléchir  et  de  se  rendre  compte 
de  tout.  Aussi  discutait-il  volontiers  tous  ses  ouvrages  scène 
à  scène  ,  pied  à  pied,  vers  à  vers  ;  tandis  que  moi,  j'aimais  à 
les  couver  dans  un  profond  silence.  Ses  dernières  pièces  de 
théâtre  ne  renferment  pas  une  ligne  qui  n'ait  été  commentée, 
retournée,  élucidée  entre  nous.  Pour  moi,  au  contraire,  je 


AUX    GE>"S    DE    LETTRES.  "251 

me  plaisais,  si  je  peux  le  dire,  à  cacher  ma  grossesse.  Je  ne 
montrai  à  Schiller  mon  Hermann  et  Dorothée  qu'au  moment 
où  j'eus  entre  les  mains  un  exemplaire  de  ce  poème. 

«  La  nature  physique  n'était  pas  pour  lui  l'objet  d'une 
étude  assez  approfondie.  Il  n'avait  ni  le  temps  ni  la  volonté  de 
s'abaisser  jusqu'à  ces  observations  :  tous  les  paysages  con- 
tenus dans  son  Guillaume  Tell  résument,  non  ses  impressions 
personnelles,  mais  les  documens  que  je  lui  ai  donnés,  et  que 
cet  esprit  créateur  sut  empreindre  d'une  puissance  de  réalité 
extraordinaire.  Schiller  avait  été  élevé  dans  une  école  mili- 
taire dont  la  vigoureuse  et  dure  discipline  détermina  celte 
révolte,  pour  ainsi  dire  physique,  contre  la  force  brute,  qui 
caractérise  ses  premiers  ouvrages;  \qs Brigands  surtout.  Plus 
âgé,  il  transporta  cette  lutte  dans  la  sphère  idéale  :  com- 
bat auquel  succombèrent  ses  forces  corporelles.  Il  deman- 
dait à  ses  facultés  de  travail,  d'application  et  d'étude,  plus 
qu'elles  ne  pouvaient  produire.  Sa  santé  était  très  dérangée. 
Dominé  par  la  pensée  de  l'indépendance  humaine ,  il  voulut 
non-seidement  lutter  contre  la  maladie ,  mais  lui  imposer  la 
loi  de  produire  des  chefs-d'œuvre.  Pour  moi ,  qui  estime 
beaucoup  cependant  le  catégorique  impératif  Çl);  je  suis 
persuadé  que  cette  violence  extrême  faite  au  nom  de  la  li- 
berté humaine,  détermine  souvent  le  naufrage  des  facultés 
de  lame  et  de  celles  du  corps.  Schiller,  qni  était  très  sobre 
et  qui  buvait  peu  de  vin  dans  son  état  ordinaire,  avait  re- 
cours aux  stimulans,  qui  maintenaient  l'élévation  factice  de 
son  esprit ,  lorsqu'il  sentait  ses  facultés  physiques  s'affaisser. 
Non-seulement  sa  santé  en  fut  affectée,  mais  ses  ouvrages 
s'en  ressentirent  ;  et  tel  passage  dont  les  critiques  ont  blâmé 
la  poésie  maladive,  me  semble  rentrer  totalement  dans  le 
domaine  de  la  pathologie. 

(1)  On  voit  que  Guclhe,  tout  ea  blâmant  la  rethcrche  et  l'alfectation  de 
la  philosophie  abstruse  se  servait  familièrenicnl  de  ceslermes,  et  qu'il  parlait 
de  Y impéralif  catégorique  comme  dous  parlons  du  jour  et  de  la  nuit,  du 
froid  et  du  chaud,  des  idées  les  plus  répandues  el  les  plus  vulgaires. 


252  CONSEILS    DE    GOETHE 

<c  Lord  Byron  est  à-la-fois  un  homme  de  génie  ,  un  homnif 
de  haute  race  et  un  Anglais.  Ses  bonnes  qualités  lui  appar- 
tiennent en  propre  :  comme  pair  d'Angleterre,  il  a  fait  et  dit 
des  sottises  ;  mais  son  génie  est  immense.  La  méditation  phi- 
losophique proprement  dite  n'appartient  pas  plus  à  lui  qu'à 
ses  compatriotes,  toujours  plus  ou  moins  distraits  par  le 
génie  des  affaires  qui  les  domine.  Enfant  quand  il  veut 
jouer  le  philosophe,  Byron  commence  à  être  sublime  quand 
il  fait  naïvement  des  veis.  Je  me  suis  amusé  à  noter  les  pas- 
sages où  il  essaie  de  paraître  méditatif  et  où  il  n'est  qu'inspiré. 
Lui-même  ne  savait  pas  pourquoi  ni  comment  il  créait  de  si 
belles  choses.  Cela  lui  venait  comme  les  beaux  enfans  aux 
belles  femmes,  sans  que  le  père  ou  la  mère  connaissent  la 
raison  déterminante  de  leur  beauté. 

«  JVul  n'a  possédé  à  un  plus  haut  degré  que  lui  la  puissancti 
poétique.  Saisir  la  forme  extérieure  des  objets,  les  repro- 
duire dans  leur  vérité,  sous  les  couleurs  les  plus  vives  ;  con- 
centrer toute  la  verve  et  toute  l'énergie  d'un  volume  dans 
quelques  paroles  foudroyantes  :  voilà  Byron.  C'est  une  assez: 
grande  gloire,  mais  il  avait  le  malheur  d'être  descendant  des 
Byron.  Une  certaine  condition  moyenne  est  la  plus  favo- 
rable de  toutes  au  développement  de  la  pensée  et  du  ta- 
lent. Byron  malheureusement  était  nc'  de  manière  à  n'avoir 
ni  maître,  ni  conseiller,  ni  guide.  Qui  lui  aurait  imposé?  qui 
aurait  élevé  une  digne  devant  ses  caprices  ?  personne.  Byron 
ne  savait  où  il  allait,  vivait  au  jour  le  jour,  se  permettait 
toutes  les  folies,  allait  où  il  pouvait  et  comme  il  pouvait,  et 
suscitait  l'hostilité  du  monde  ei.li':'r. 

«  L'intelligence  de  Shakspeare  était  complète  ;  celle  de  By- 
ron, grande,  mais  incomplète.  Ce  dernier  eut  le  bon  esprit  de 
s'apercevoir  qu'il  n'existait  que  des  points  de  contact  fort  éloi- 
gnés entre  lui  et  le  dramaturge  du  seizième  siècle.  Il  ne  s^ 
constitua  pas  l'admirateur  du  grand  homme  ;  il  l'accepta  seu- 
lement en  partie,  et  s'il  eut  pu  le  renier  entièrement,  il  l'eût 
osé.  Shakspeare  se  montre  vaste,  lucide  et  gai  ;  Byron  est 


AUX    GENS    DE    LETTRES.  2oo 

morose,  négaiif  et  souvent  furieux.  Shakspeare  a  une  indul- 
gence vaste  et  un  noble  pardon  pour  toutes  les  sottises  ;  Byron 
se  fait  remarquerpar  une  ironie  inexorable.  La  susceptibilité' 
irritée  de  Byron  ,  puissamment  développée  par  les  incidens 
d'une  vie  souvent  douloureuse,  cherchait  des  ennemis  :  il  était 
on  ne  peut  plus  sensible  à  l'éloge  et  au  blâme.  L'indifférent' 
de  Shakspeare  a  été  poussée  jusqu'à  l'oubli  de  son  propie 
génie.  Ces  deux  natures  ne  pouvaient  sympathiser  :  par  mw 
singularité  remarquable  ,  Shakspeare  aurait  pu  admirer  By- 
ron ;  Byron  ne  pouvait  admirer  Shakspeare  tout  entier;  tani 
il  est  vrai  que  souvent  l'admiration ,  au  lieu  d'être  preuve  de 
faiblesse,  est  preuve  de  force.  Pope,  au  contraire,  ne  gênait 
point  lord  Byron  et  ne  pouvait  l'offusquer  ;  Byron  le  compre- 
nait sans  le  craindre:  Pope  était  questionneur,  mordant,  mé- 
chant, satirique,  poète  de  salon;  Byron  non-seu'ement 
comprenait  Pope  tout  entier,  mais  le  dominait. 

«  Les  critiques  sur  Shakspeare  nous  inondent  ;  cependant 
ce  qu'on  aurait  de  mieux  à  faire  serait  de  jouir  de  lui  sans 
essayer  une  appréciation  impossible  ;  elle  prouvera  toujours 
les  limites  de  notre  pensée,  la  faiblesse  de  noire  jugcmenl. 
Il  y  a  dans  mon  IFilhelm  Meister  quelques  linéamens  épais 
de  ce  grand  travail  sur  Shakspeare,  que  personne  n'achèvera; 
mais  un  ou  deux  triiiis  ne  font  pas  un  tableau.  11  faut  renoncer 
au  portrait  conqjlet  et  exact  de  cet  homme  immense  :  j'ajout»' 
qu'il  est  dangereux  aux  esprits  d'un  certain  ordre  de  s'occuper 
de  lui  trop  exclusivement.  Que  de  mauvais  poètes  la  Germanie 
ne  doit-elle  pas  à  Shakspeare  et  àCalderon!  Combien  d'in- 
telligences écrasées  par  la  contemplation  du  géant  anglais  1 

«  J'ai  eu  le  bon  sens  de  secouer  son  joug  de  bonne  heure , 
et  de  marcher  dans  ma  voie,  sans  m'enchaîner  à  la  ser- 
vitude d'une  perpétuelle  et  gauche  copie.  Après  avoir  dé- 
posé sur  ses  autels  Egmo/it  et  Gœtz  de  Berliclâiifjcti ,  je 
l'ai  quitté.  Byron  a  fait  de  même.  On  a  tort  de  croire  (pte 
Shakspeare  soit,  à  slriv-îeuient  parler,  un  puèle  théâtral. 
Il  ne  pense  ni  au  parterre,  ni  à  la  ranq)e  ,  ni  au\  coulisses, 


«25^  CONSEILS   DE    GOETHE 

ni  aux  entrées  et  aux  sorties,  ni  aux  mille  exigences  de 
la  représentation.  Intelligence  pour  laquelle  le  théâtre  était 
une  sphère  trop  étioile  :  le  monde  l'était  aussi.  Une  fa- 
culté qu'il  possédait  (  non  peut-être  au  suprême  degré 
comme  Calderon,  mais  d'une  manière  émincnte),  c'é- 
tait la  faculté  sympathique  ;  la  faculté  (Taîjner.  On  n'est 
jamais  complet  sans  elle.  Elle  manquait  essentiellement  à 
lord  Byron ,  l'homme  le  plus  négatif  du  monde.  Tl  s'enve- 
loppait dans  son  dédain  orgueilleux.  Shakspeare  aimait  au 
contraire  à  développer,  au  profit  de  l'humanité,  sa  science 
d'observation  et  son  instinct  de  pénétration.  La  poésie  de 
Byron  a  été  une  opposition  perpétuelle  :  faute  de  tonner  à  la 
Chambre  des  Communes,  il  a  foudroyé,  dans  ses  poèmes,  le 
genre  humain,  son  ennemi.  C'est  un  homme  mécontent  de 
lui-même ,  mécontent  de  ses  confrères ,  mécontent  du  public  : 
il  rappelle  les  paroles  de  l'apôtre:  cyïiihale  hriUante^  mais 
vide  de  charité.  Un  jeune  poète  allemand,  dont  plusieurs 
poèmes  que  je  viens  de  lire  semblent  attester  le  mérite 
supérieur  (1),  manque  également  de  cette  faculté  d'amour. 
Il  ne  peut  pas  aimer  :  il  sera  le  dieu  de  ceux  qui ,  sans  avoir 
son  talent,  prétendront  marcher  dans  la  même  direction  né- 
gative. Quant  à  Byron  ,  cela  ne  m'étonne  pas;  il  s'était  mis 
en  guerre  avec  tous  ses  contemporains  ;  sa  position  était 
fausse  depuis  le  commencement.  Il  avait  attaqué  de  front, 
non-seulement  tous  les  gens  de  lettres ,  tous  les  hommes  cé- 
lèbres, mais  l'Église  et  l'État  ;  et  cela,  dans  le  pays  où  l'Église 
et  l'État  forment  le  faisceau  le  plus  compacte  et  le  plus  serré. 
Il  se  fit  bannir  d'Angleterre  et  se  serait  fait  bannir  de  l'Europe. 
En  quelque  lieu  qu'il  fût,  la  place  et  l'air  lui  manquaient  ;  la 
liberté  la  plus  illimitée  ne  le  contentait  pas;  il  se  sentait 
partout  gêné  ;  le  monde  était  sa  prison.  En  allant  com- 
battre en  Grèce,  il  n'a  fait  que  céder  à   ce  sentiment  de 

(1)  s'il  faut  eu  cruiro  rauteur  anglais  qui  a  coiunieiilé  uu   fragment  de 
Gœthe,  il  s'agirait  ici  du  brillant  et  satirique  Heine. 


AUX    GENS    DE    LETTRES.  5o5 

torture  affreuse  qui  le  poursuivait  et  ne  lui  laissait  aucun 
répit.  Dire  étourdiment  ce  qui  lui  venait  à  l'esprit;  ne  re- 
culer devant  aucune  imprudence  ;  ne  se  refuser  aucune  lios- 
liiité,  ce  n'était  pas  le  moyen  d'obtenir  la  paix  :  il  ne  la 
connut  pas. 

«  Celte  misanthropie  stérile  est  un  écueil  fatal.  Il  faut  aussi 
ne  pas  laisser  détruire  ses  facultés  les  plus  hautes  par  l'ambi- 
tion de  produire  un  grand  ouvrage  ;  de  s'élever  au-dessus  de 
son  niveau  naturel,  et  enfin  de  àe\enir  populaire.  Je  ne  serai 
jamais  populaire,  moi.  Tous  mes  ouvrages  sont  faits  pour 
les  hommes  d'élite,  non  pour  le  peuple.  Malheur  à  qui  écrit 
pour  la  masse ,  au  lieu  d'écrire  pour  certaines  personnes ,  qui 
ont  les  mêmes  sympathies  et  les  mêmes  tendances  que  nous. 

«  Populaire  !  Que  l'on  ne  s'effraie  pas  de  ne  point  l'être  :  ]Mo- 
zart  et  Raphaël  ne  l'ont  jamais  été.  Je  ne  me  compare  pas  à 
ces  noms  sublimes;  mais,  tout  ce  qui  est  très  grand  et  très 
sage  appartient  exclusivement  à  la  minorité.  La  minorité  re- 
présente la  raison  pure;  la  majorité  est  le  symbole  du  tour- 
billon, de  la  passion,  de  la  déraison.  L'histoire  parle  de 
certains  ministres  qui  avaient  à-la-fois  contre  eux  le  roi  et  le 
peuple  ;  et  qui ,  seuls ,  mus  par  une  sagesse  supérieure ,  sont 
venus  à  bout  de  leurs  grands  desseins.  Le  peuple ,  la  masse 
ne  comprendront  jamais  que  les  passions  et  les  sentimens; 
la  sagesse  est  le  privilège  éternel  du  petit  nombre. 

«  Garantissez-vous  d'une  influence  politique ,  si  vous  voulez 
rester  poète.  Tout  ce  qui  est  force  brutale ,  action  des  par- 
tis, dictature  politique,  est  diamétralement  contraire  à  la 
liberté  de  l'intelligence,  à  la  franchise,  à  l'élan  de  la  pensée , 
à  l'essor  poétique.  Cette  action  presque  matérielle  à  exercer 
sur  les  hommes;  le  machiavélisme  inséparable  d'un  tel  mé- 
tier; ce  mélange  de  force  et  de  ruse;  ces  lois  sans  cesse  in- 
terprétées au  violées  ;  cette  prévoyance  vigilante  des  évène- 
luens;  cette  lutte  contre  les  obstacles,  parquent  le  poète 
dans  un  domaine  orageux;  dans  une  almosplière  d'iniérèls 
vils  qui  étouffent  tout  ce  qu'il  y  a  d'idéal  chez  lui.  Thompsoa 


256  COîîSEILS    DE   GOETHE 

a  écrit  un  charmant  poème  sur  le  plaisir  c/e //é*  r/ew  faire; 
il  en  a  écrit  un  détestable  sur  la  liberté. 

ce  Poète ,  laisse  donc  ton  génie  se  déployer  sans  entraves  \ 
Que  la  barrière  des  préjugés  et  des  factions  ne  borne  pas  la 
vue  I  Tu  seras  assez  patriote ,  quand  tu  auras  répandu  dans 
ton  pays  le  goût  du  beau  et  du  bon.  Ta  vie,  à  toi,  c'est  de 
planer  comme  l'aigle,  de  tout  voir  et  de  lever  les  yeux  vers 
le  soleil.  Un  chef  de  parti  n'est,  après  tout,  qu'un  bon  ca- 
poral ;  ou ,  si  l'on  veut,  un  capitaine  qui  commande  à  des  in- 
térêts organisés  en  bataillon.  Passer  sa  vie  à  détruire  des  pré- 
jugés ,  à  renverser  des  barrières  intellectuelles  ;  élever  les 
esprits  et  purifier  les  âmes  ;  n'est-ce  pas  quelque  chose  de 
mieux?  n'est-ce  pas  une  impertinente  ingratitude  que  de  de- 
mander au  poète  une  autre  espèce  de  patriotisme?  Quelle  re- 
connaissance plus  haute  son  pays  peut-il  lui  devoir?  Certes, 
c'est  bien  s'acquitter  envers  sa  patrie  que  de  conserver  le  feu 
sacré  de  la  moralité  publique;  d'augmenter  la  somme  des 
jouissances  nobles  et  élevées;  d'améliorer  les  hommes  au 
lieu  d'enflammer  leurs  passions. 

ce  Je  m'embarrasse  assez  peu,  vous  le  savez,  de  ce  que  l'on 
dit  ou  de  ce  que  l'on  écrit  sur  mon  compte  ;  mais  je  sais  que , 
aux  yeux  de  certaines  personnes,  moi  qui  toute  ma  vie  ai 
travaillé  comme  un  galérien,  je  passe  pour  n'avoir  rien  fait 
qui  vaille,  parce  que  j'ai  toujours  refusé  de  me  jeter  dans 
la  politique  active.  Je  déteste  cordialement  ces  gens  qui 
se  mêlent  de  ce  qui  ne  les  regarde  pas ,  de  ce  qu'ils  com- 
prennent le  moins.  Pour  plaire  à  ces  messieurs,  il  aurait 
apparemment  fallu  que  je  devinsse  président  d'un  club  de 
jacobins ,  et  que  je  renonçasse  à  écrire  des  livres  et  à  faire 
des  chansons. 

«  Je  voudrais  que  les  jeunes  gens  fussent  aussi  en  garde 
contre  le  prestige  de  ce  qu'on  appelle  invention  originale. 
Croyez-moi,  le  monde  tel  qu'il  est,  la  réalité,  la  vie,  sont 
assez  féconds  et  assez  riches  pour  que  l'on  s'en  tienne  à  ce 
qu'ils  nous  offrent?  Toute  poésie  idéale  a  son  origine  dans  la 


A.UX    GEiNS    DE   LETTRES.  257 

réalité.  C'est  dans  le  vrai  que  tout  ce  qui  est  beau  prend  sa 
source;  c'est  lui  qui  fournit  tous  les  matériaux  de  la  création 
poétique.  Quant  aux  œuvres  bâties  de  nuages  et  suspendues 
en  l'air,  je  n'en  fais  aucun  compte.  Les  faits  et  les  caractères 
appartiennent  au  monde  réel  ou  à  la  tradition. 

«  Un  auteur  trouve  toute  espèce  d'avantage  à  traiter  des 
sujets  familiers  à  lui  et  au  peuple.  Il  en  est  maître  ;  il  les  pétrit 
à  son  gré  ;  il  peut  diriger  et  modifier  les  développemens  qu'il 
leur  donne.  Regrettons  que  vingt  peintres  différons  aient 
couvert  l'Italie  de  jMadones  et  d'enfans  Jésus? 

(c  Presque  toujours,  ce  qu'on  appelle  ere^a^/ow  est  désor- 
donné, trouble,  confus.  Les  annales  littéraires  ne  présentent 
pas  un  seul  exemple  d'une  formation  spontanée  qui  ait  atteint 
sa  perfection  sans  se  charger  de  vapeurs,  de  fumées,  et  de 
scories.  Une  fermentation  et  un  bouillonnement  inévitable 
signalent  la  première  apparition  des  produits  de  l'intelli- 
gence, leur  état  vierge;  celui,  par  exemple,  des  ballades 
et  des  chansons  primitives.  Le  curieux  et  le  savant  amient  à 
observer  ces  créations  sauvages  ;  mais  combien  elles  sont 
loin  de  la  perfection  ;  quelle  distance  entre  la  statue  égyp- 
tienne et  celle  de  Michel-Ange!  L'artiste  qui  travaille  sur 
des  données  populaires,  a  l'avantage  d'être  sûr  de  ses  bases; 
de  ne  pas  fatiguer  et  torturer  son  esprit  pour  en  découvrir 
de  nouvelles,  et  de  se  consacrer  tout  entier  au  soin  de  l'exé- 
cution. Si  vous  prétendez  éternellement  créer  du  nouveau, 
vous  pourrez  bien  passer  votre  vie  à  le  chercher  sans  le  trou- 
ver, et  lancer  au  hasard  des  esquisses  innombrables,  sans 
parvenir  à  une  œuvre  complète. 

<c  Je  ne  veux  pas  être  votre  maître  d'école  ;  mais  si  je  puis 
vous  épargner  quelques  erreurs ,  je  serai  content.  Avec  ces 
fausses  idées  sur  l'invention  et  la  création ,  l'expériecne  ne 
sert  à  rien  ;  les  antécédens  sont  méprisés  ;  chaque  novice 
lombe  dans  les  fautes  commises  par  ses  prédécesseurs.  Tous 
jjarcourent,  l'un  après  l'autre,  le  [même  chemin  d'erreurs. 
L<»s  phares  qui  brillent  de  distance  en  distance  sur  la  route 


25S  CONSEILS    DE    GOETHE 

intelleciuelle  ne  jettent  pins  de  clarté  utile.  Je  connais  une 
foule  déjeunes  auteurs  qui,  après  des  efforts  infinis,  n'ont 
produit  que  des  œuvres  mort-nées,  véritables  ébauches  se- 
mées de  passages  brillans.  Presque  tous  ont  espéré  produire 
un  optfs  magnum,  un  monument  ce  plus  durable  que  l'ai- 
rain. »  Avec  une  ambition  moins  vaste,  plus  d'études ,  de  re- 
cherches et  de  soin;  en  écoutant l'inslincl  poétique,  lorsqu'il 
se  faisait  entendre ,  ils  eussent  assurément  mieux  ri  ussi.  L'in- 
spiration soutenue  qui  convient  à  un  grand  ouvrage,  non- 
seidement  n'appartient  pas  à  la  foule,  mais  exige  le  con- 
cours de  certaines  cii'coustauces  extérieures  qui  se  trouvent 
rarement  dans  la  vie  humaine.  Un  doux  repos,  le  calme  de 
l'esprit,  le  silence  des  passions,  de  longues  heures  consa- 
crées au  même  ouvrage  ;  combien  cela  est  rare  !  Il  ne  suffirait 
pas  d'être  un  Homère;  il  faudrait  encore  pouvoir  l'être.  En- 
iin  ,  de  trop  hautes  ambitions  qui  n'ont  de  rapport  ni  avec  les 
forces,  ni  avec  les  évènemens  d'une  existence  dont  on  ne 
dispose  pas  toujours,  ont  anéanti  un  grand  nombre  de  talens 
plus  ou  moins  distingués. 

«  Nous  autres,  gens  de  lettres,  nous  devons  aussi  nous 
défier  des  hostilités  semées  entre  nous  par  les  critiques  de 
diCférens  partis.  Les  Schlegel  n'ont  rien  oublié  pour  faire  de 
Tieck  mou  antagoniste  et  mon  ennemi  personnel.  Notre  affec- 
liou  est  mutuelle;  mais  on  nous  a  placés,  malgré  nous,  dans 
une  position  fausse.  Il  s'agissait,  pour  les  Schlegel,  de  fonder 
ime  nouvelle  école  littéraire ,  et  par  conséquent  de  me  sup- 
planter. Ils  cherchèrent  un  homme  qui  pesât  assez  dans  la 
balance  pour  attirer  l'attention  publique  :  ce  fut  Tieck ,  qui 
possède,  sans  aucun  doute,  et  je  l'avoue  hautement ,  un  talent 
très  significatif,  mais  qu'ils  ont  exhaussé  et  grandi  dans  des 
vues  de  parti.  En  suscitant  cette  rivalité,  les  Schlegel  avaient 
lort,  je  le  dis  avec  modestie,  mais  sans  phrase.  Je  suis  ce 
(lue  Dieu  m'a  fait.  11  est  aussi  absurde  de  placer  de  niveau 
Tieck  et  moi ,  que  de  me  comparer  à  Shakspeare.  Ce  der- 
nier parlait  de  lui-même  fort  humblement;  et  c'était  une 


AUX    GE>S    DE    LETTRES.  ?59^ 

nature  supérieure  que  mon  devoir  est  de  respecter  et  d'ad- 
mirer. 

ce  La  mode  est  trompeuse.  A  certaine  époque,  on  ne  voyait 
sur  toutes  les  tables,  on  ne  déclamait,  on  ne  lisait,  dans  les 
boudoirs,  dans  les  salons,  qu'un  seul  poème,  V Crante  àe 
Tiedge  ;  aujourd'hui  on  n'en  parle  plus.  Il  arrive  souvent 
qu'une  idble  élevée  par  la  mode  est  flétrie  et  souillée  par  ses 
propres  admirateurs.  Voyez  Kotzebue ,  dont  on  dit  tant  de 
mal  aujourd'hui  :  il  a  été  à  la  mode,  comme  Iffland  ;  et  la 
mode  l'a  tué.  L'un  et  l'autre,  cependant,  ont  un  mérite  réel. 
Dans  leur  voyage  à  travers  la  vie,  ils  ouvrent  les  yeux,  ils 
observent,  ils  volent,  sont  attentifs  ;  ils  comprennent  nos  fautes 
et  nos  folies.  Le  soufile  de  la  réalité  anime  leurs  ouvrages. 
Il  y  a  chez  eux  de  la  vérité,  de  la  vigueur  et  de  l'intérêt. 

ce  Souvent  la  mode ,  la  popularité  sont  conquises  bien 
moins  par  les  mérites  véritables  que  par  les  défauts.  Mon 
Faust  a  plu  spécialement  par  le  vague  et  l'obscurité;  il  a 
offert  le  charme  d'un  problème  insoluble.  L'atmosphère 
sombre  de  la  première  partie  a  surtout  séduit  les  lecteurs. 
JVe  cherchez  pas  trop  à  vous  rendre  compte  de  la  pensée  qui 
m'a  dicté  un  tel  ouvrage.  C'est,  après  tout,  une  drôh  d'af- 
faire que  ce  Faust  ;  chacune  des  scènes  qui  composent  !a 
première  partie  forment  un  ensemble  complet,  un  tableau 
isolé,  un  petit  monde  à  part.  Gilhlas ,  Don  Juan  ^  et  même 
YOdyssée ,  sont  conçus  d'après  le  même  principe.  La  pre- 
mière partie  dont  je  parle  et  dont  on  s'est  engoué ,  émane 
d'une  situation  à-la-fois  passionnée  et  douloureuse ,  par  con- 
séquent intéressante;  la  seconde  révèle  un  monde  plus  vaste, 
plus  élevé ,  plus  épuré ,  moins  passionné.  On  ne  saura  ce  que 
signifie  le  complément  de  Faust ,  */  l'on  n'a  pas  nn  peu 
vécu  et  beaucoup  observe'.  î> 

Psous  avons  rapporté  avec  exactitude  quelques-uns  des  ora- 
cles familiers  rendus  pas  ce  vénérable  vieillard,  dont  l'intel- 
ligence mûre  et  solide,  créatrice  toujours  sans  effort,  appa- 
raît si  majestueuse  sans  violence ,  si  grande  sans  emphase  : 


260  CONSEILS    DE    GOETHE    AUX   GE>S    DE    LETTRES. 

rien  ne  ressemble  moins  à  la  violence  commune  aux  génies 
secondaires.  Celte  gravité  calme  et  lucide  ne  convient  pas  à 
des  âmes  orageuses,  à  des  esprits  critiques,  à  de  turbulentes 
intelligences,  grandes  quelquefois,  mais  qui  partent  d'un 
principe  d'égoïsme  mesquin ,  pour  juger  ou  agiter  le  monde. 
Ce  n'est  pas  le  coup  de  fouet  de  Lessing,  la  plaisanterie  de 
Wieland,  l'éclat  idéal  de  Schiller,  le  dogme  de  Schlegel , 
le  culte  de  Novalis,  le  météore  flamboyant  de  Richter;  mais 
c'est  quelque  chose  de  si  pur  et  de  si  élevé ,  que  l'on  ne  s'é- 
tonne plus  d'entendre  le  spirituel  et  ardent  Henri  Heine, 
tout  en  raillant  le  noble  patriarche ,  convenir  qu'il  fut  frappé 
de  respect  la  première  fois  qu'il  vit  ce  Jupiter  de  Vintelli- 
fjnce.  Les  dernières  années  de  Gœthe  nous  ont  toujours  rap- 
pelé les  beaux  vers  de  Wordsworih  dans  lesquels  le  poète 
décrit  si  noblement  la  majesté  d'une  vie  honorable  qui  va 
s'éteindre. 

The  monumental  pomp  of  âge 

Was  with  ihis  goodly  personnage, 

A  stature  undepiessed  in  size, 

Uubent ,  wliich  rallier  seem'd  to  rise , 

In  open  victory  o'er  the  weight 

Of  seventy  yeavs ,  to  higher  heighf  :  \ 

Magniûc  limbs  of  wither'd  state, 

A  face  lo  fear  and  venerale. 

a  Chez  ce  noble  personnage ,  la  vieillesse  se  parait  d'une 
«  pompe  monumentale.  Sa  taille,  que  le  temps  n'avait  ni 
«  diminuée  ni  courbée ,  paraissait  surgir  victorieuse  du  poids 
te  de  soixante-dix  années  ;  c'étaient  des  membres  magni- 
«  Tiques,  bien  que  flétris,  un  aspect  qu'il  fallait  vénérer 
ii  ttvec  crainte.  y> 

fForeîgn  Qiiarfer/y  Revieic.J 


SECTES  DISSIDENTES  DE  L'ANGLETERRE. 

WILLIAM    HU»TINGTO>',    LE   PÉCHEUR   SAUVÉ. 


De  tous  les  pays  où  la  réforme  protestante  est  devenue  la 
religion  de  l'état,  il  n'en  est  aucun  qui  ait  produit  un  aussi 
grand  nombre  de  sectes  dissidentes  que  la  Grande-Bretagne. 
Depuis  Bossuet,  ce  royaume  pourrait  fournir  plus  d'un  vo- 
lume supplémentaire  au  beau  livre  des  Variations.  La  raison 
en  est  simple  :  la  réforme  anglicane ,  en  consacrant  la  liberté 
d'examen ,  lui  assigna  un  cercle  si  étroit ,  qu'il  était  impossi- 
ble que  les  novateurs  consentissent  à  s'y  laisser  renfermer.  Le 
vieux  catholicisme  qui ,  il  faut  en  convenir,  offrait  dans  son 
ensemble  un  admirable  système  d'organisation  sociale,  avait 
amplement  de  quoi  occuper  tous  ces  esprits  ardens,  toutes  ces 
imaginations  malades  qui,  dans  un  état  protestant  troublent 
de  leurs  révoltes  ou  de  leurs  rêves  la  paix  de  l'église.  Les 
Wesleys  d'un  pays  catholique  fondaient  un  nouvel  ordre;  les 
Whitefields  en  réformaient  un  autre.  Les  James  Naylor,  au 
lieu  d'être  marqués  au  front  d'un  fer  rouge,  étaient  encoura- 
gés dans  leur  délire,  et  devenaient  des  saints.  Les  schis- 
jualiques  du  dernier  rang  qui ,  en  Angleterre ,  divisent  les 
cinquante  membres  d'un  meeling  ou  d'une  chapelle  en  deux 
camps  ennemis,  modifiaient  la  coupe  ou  la  couleur  de  la  robe 

VI. — A^   SÉRIE.  17 


262  SECTES   DISSIDENTES 

monacale.  Le  controversaliste  subtil,  et  le  polémiste  bilieux 
se  disputaient ,  dans  les  murs  de  leur  couvent ,  sur  l'imma- 
culée conception,  en  se  déclarant  pour  les  Thomistes  ou  pour 
les  Scoiisles.  Les  discussions  entre  les  communautés  rivales 
donnaient  matière  à  d'énormes  in-folios  qui  absorbaient  cet 
excès  d'activité  intellectuelle  si  difficile  à  contenir  dans  des 
canaux  réguliers  là  où  elle  s'associe  à  une  complète  indépen- 
dance. Tout  fanatique  anglais  peut  impunément  transformer 
Ja  borne  d'une  place  publique  en  chaire  de  prédicant ,  et 
faire  avorter  ,  par  ses  hideuses  peintures  de  l'enfer  ,  les 
femmes  grosses  de  son  auditoire  improvisé;  tandis  que,  sous 
la  discipline  romaine,  le  même  homme  aurait  été  probable- 
ment obligé  de  consumer  sa  fureur  contre  lui-même.  Vêtu 
d'un  cilicc  et  armé  d'un  fouet,  il  se  serait  mortifié  dans  la 
cellule  d'un  cloître?  et  si ,  à  sa  folie,  il  eût  joint  quelque 
capacité,  ses  frères  l'auraient  envoyé  dans  une  mission  des 
Indes  chercher  le  martyre  en  disputant  avec  les  mandarins 
■de  la  Chine  elles  bonzes  du  Japon.  En  Angleterre,  si  l'hôpital 
des  fous  ne  s'empare  pas  à  temps  de  ce  cerveau  fêlé ,  le  voilà 
bientôt  à  la  têle  d'une  petite  église,  vivant  de  miracles  et  de 
souscriptions  volontaires. 

Chaque  nouvelle  secte  qui  commence  par  élever  ses  tré- 
teaux n'excite  d'abord  que  le  dédain  des  ecclésiastiques  de  la 
métropole  et  le  rire  des  hommes  irréfléchis.  Mais  dans  le 
nombre  de  ces  dissidens  livrés  au  ridicule ,  il  en  est  qui , 
comme  Wesley ,  finissent  par  fonder  une  concurrence  redou- 
table au  culte  établi ,  et  ceux-là  même  qui  n'aboutissent  qu'à 
se  faire  suivre  de  quelques  centaines  de  vieilles  femmes  , 
comme  Joannah  Southcoie ,  entretiennent  dans  le  pays  une 
continuelle  fermentation  et  préparent  la  voie  à  de  plus  heu- 
reux apôtres,  rusés  intrigans ,  ou  fanatiques  de  bonne  foi. 
C'est  ce  qui  explique  comment  des  anglicans  dévoués,  tels 
que  le  lauréat  Southey ,  ont  pu  exprimer  plusieurs  fois  le  re- 
gret que  Henri  VIII  eût  supprimé  tous  les  monastères.  On 
ayait  même  proposé,  en  1815 ,  de  fonder  à  Londres  une  coii'- 


DE  l'aîîgleteree.  263 

grégation  de  filles  protestantes ,  et  au  nombre  des  premiers 
souscripteurs  figurait  la  princesse  Charlotte.  (1) 

L'anglicanisme  reconnaît  enfin  que ,  malgré  son  alliance 
intime  avec  la  constitution  politique,  il  manque  de  celte  dis- 
cipline sans  laquelle  il  n'y  a  pas  d'unité  religieuse.  Malgré  ses 
pompes  et  ses  cérémonies,  maigre  la  richesse  de  ses  fonda- 
tions, le  culte  constitutionnel  perd  tous  les  jours  de  son  au- 
torité. La  lutte  même  ne  peut  lui  rendre  une  force  qu'il  n'a 
jamais  eue,  car  son  grand  vice  est  dans  un  corps  de  doctrines 
qui  se  compose  de  négations  et  d'affirmations  souvent  con- 
tradictoires, aussi  bien  que  ses  traditions.  De  toutes  les  va- 
riétés connues  du  protestantisme,  la  religion  anglicane  est 
peut-être  la  plus  raisonnable  au  fond,  puisqu'elle  est  un  com- 
promis entre  le  catholicisme  et  la  réformation  ;  mais,  à  cause 
de  cela  même,  c'est  aussi  celle  qui  laisse  le  champ  le  plus 
vaste  aux  doutes  des  esprits  inquiets  et  qui  peut  le  moins  heu- 
reusement combattre  l'anarchie  au  milieu  de  laquelle  la  loi 
seule  a  pu  la  défendre  depuis  son  établissement. 

On  peut  dire  qu'à  la  guerre  civile  près,  les  opinions  reli- 
gieuses de  l'Angleterre  en  sont  encore  aujourd'hui  à  l'état  de 
fièvre,  d'incertitude  ou  de  mutuelle  défiance  qui  existait  lors- 
que Georges  Fox,  le  célèbre  fondateur  des  Quakers,  crut 
avoir  trouvé  le  rocher  auquel  devait  être  à  jamais  amarré  le 
vaisseau  de  la  vraie  foi.  A  peine  un  sectaire  a-l-il  proclamé 
qu'il  vient  de  découvrir  la  lumière  sous  le  boisseau,  qu'un  de 
ses  disciples  se  détache  de  l'apôtre  et  se  déclare  à  son  tour 
le  seul  prophète  sur  qui  Jésus  a  daigné  laisser  tomber  son 
manteau ,  comme  jadis  Elle  fit  pour  Elisée.  C'est  ce  qui  est 
déjà  arrivé  chez  les  ]\Iéthodistes  :  après  avoir  eu  leur  Calvin 
et  leur  Luther  dans  Wesley  et  Whitcfield,  un  troisième  régé- 

(1)  Antérieurement,  Ricliardson  avait  eu  la  même  idée  :  en  1700  nue 
espèce  do  collège  de  femmes  s'était  déjà  établi,  lors<[ue  lévêqiie  Burnet  le  fit 
dissoudre,  sous  prétexte  que  celte  jnslilulioii  était  pins  catiiolique  fjue  pro- 

testaute. 

17. 


264  SECTES    DISSIDENTES 

néraieur  leur  est  survenu  dans  le  charbonnier  Huntinglon 
Peu  d'histoires  sont  aussi  curieuses  et  peignent  mieux  les 
avantages  du  métier  d'apôtre  en  Angleterre,  que  celle  de  ce 
charbonnier  qui,  par  la  vertu  de  sa  prédication,  se  vit  en  peu 
de  temps  doté  d'un  carrosse  comme  un  évéque ,  et  parvint  à 
épouser  la  veuve  titrée  d'un  lord-maire. 

Le  révérend  William  Huntinglon  a  publié  ses  œuvres  en 
vingt  gros  volumes  :  nous  en  avons  extrait  tout  ce  qu'il  a  bien 
voulu  nous  apprendre  de  sa  vie,  et  ses  prosélytes  ne  nous  ac- 
cuseront pas  du  moins  de  le  calomnier,  s'ils  ont  eu ,  comme 
nous ,  la  patience  de  lire  ce  volumineux  évangile.  William 
Huntington  ou  Hunt,  car  Hunt  était  son  premier  nom,  naquit 
l'an  de  grâce  1774,  dans  une  ferme  du  comté  de  Kent,  loca- 
lité qu'il  a  décrite  avec  une  exactitude  dont  le  remercieront 
ceux  qui  seraient  tentés  d'aller  y  faire  un  pèlerinage.  Son  père 
nominal  était  un  paysan  qui  gagnait  sept  shillings  par  se- 
maine en  hiver,  et  neuf  en  été.  «Pauvre  et  honnête  homme , 
«  craignant  Dieu,  il  fut,  dit  son  hls,  chassé  de  son  lit  par  un 
<c  misérable  qui ,  pendant  des  années ,  souilla  sa  femme  et  sa 

te  couche Je  suis  un  bâtard,  engendré  par  le  mari  d'une 

(c  autre  femme  que  ma  mère,  et  conçu  dans  les  entrailles  de 
<c  la  femme  d'un  autre  homme  que  mou  père  ;  selon  la  loi , 
ce  le  produit  d'un  double  adultère.  »  Barnabas  Russel,  le  vrai 
père,  reconnut  seulement  l'enfant  pour  sien  et  le  mit  â  l'é- 
cole où  il  apprit  à  lire  et  à  écrire,  mais  rien  de  plus.  Le  père 
nominal,  qui  était  un  peu  trop  patient,  malgré  sa  crainte 
de  Dieu,  eut,  par  l'entremise  de  ce  voisin,  jusqu'à  onze  en- 
fans,  dont  cinq  moururent  en  bas  âge,  et  comme  il  ne  rece- 
vait aucun  secours  de  sa  paroisse,  ces  pauvres  enfans  faisaient 
maigre  chère  :  <c  Combien  de  fois,  dit  Huntington,  mourant 
de  froid  et  de  faim,  presque  nu,  j'ai  désiré  d'être  un  bœuf 
ou  une  vache  pour  pouvoir  me  remplir  le  ventre  dans  les 
champs.  »  Enfin,  un  fermier  le  prit  à  son  service  pendant 
trois  ans ,  à  raison  de  20  shillings  l'année  :  «  Il  était  convenu 
de  lui  fournir  deux  habits,  deux  gilets  et  deux  chapeaux;  les 


DE    L  ANGLETERRE.  265 

pour-hotre  devaient  lui  procurer  le  linge  et  les  autres  objets 
nécessaires  à  son  habillement.  »  Malheureusement  son  maître, 
ayant  logé  des  ofliciers  de  milice,  ces  messieurs  furent  si  gé- 
néreux que  le  jeune  valet  se  trouva  à  la  tête  d'une  somme 
de  13  shillings.  La  servante  en  réclama  les  deux  tiers,  et  la 
maîtresse  soutint  qu'elle  y  avait  droit;  mais  lui,  plutôt  que 
de  laisser  violer  son  marché,  aima  mieux  revêtir  de  nouveau 
ses  haillons  et  aller  encore  mourir  de  faim  sous  le  toit  pa- 
ternel. 

Il  obtint  plus  tard  une  place  de  laquais-,  un  camarade  de 
livrée  lui  durcit  le  cœur,  lui  corrompit  l'âme ,  et  en  effaça 
toutes  les  impressions  religieuses.  Il  paraît  que  ces  impres- 
sions religieuses  consistaient  en  superstitions  d'enfant,  car  il 
s'accuse  d'avoir  redouté  le  cimetière  de  peur  des  revenans , 
et  de  s'être  imaginé  qu'un  vieil  employé  de  l'excise,  qu'il 
voyait  passer  avec  un  bâton  couvert  de  chiffres  et  un  encrier 
pendu  à  sa  ceinture,  était  un  agent  du  Très-Haut  chargé 
d'enregistrer  les  péchés  des  enfans.  L'approche  de  ce  sin- 
gulier ange  de  la  chancellerie  du  ciel  le  faisait  trembler  des 
pieds  à  la  tête. 

Son  dernier  maître  fut  un  ecclésiastique  de  Frittenden, 
dans  le  comté  de  Kent,  chez  qui  eut  lieu  une  aventure  amou- 
reuse dont  Huntinglon  paya  plus  tard  les  frais.  «J'étais  jeune 
et  plaisant,  dit-il,  riche  en  réparties  et  en  bons  mots;  le  hasard 
me  rendit  l'ami  d'un  tailleur,  père  d'une  fille  unique ,  brune 
aux  yeux  noirs,  et  douée  de  beauté,  autant  que  je  puis  être 

juge  de  ce  vain  et  frivole  article Un  matin  la  mère  vint 

me  trouver  et  me  confia  que  sa  fille  desirait  me  parler  parce 
qu'elle  m'aimait.  Je  lui  répondis  naïvement  que  je  l'ignorais 
et  avais  peine  à  le  croire  ;  car  tout  présomptueux  et  vaniteux 
que  j'étais,  l'orgueil  lui-même  n'avait  pu  me  persuader  que 
je  fusse  un  beau  garçon ,  ce  que  je  regrettais  vivement  en  ces 
jours  de  ma  vanité.  Cependant  je  me  laissai  conduire  par  cette 
femme  à  sa  maison ,  et  lorsqu'elle  m'amena  sa  fille,  je  vis  la 
réalité  de  son  affection.  Je  fus  très  louché.  Je  la  pris  sur  mes 


266  SECTES   DISSIDE^'TES 

genoux,  je  cherchai  à  la  consoler  de  mon  mieux ,  et  voilà  que 
tandis  que  je  jouais  le  rôle  d'un  tendre  consolateur,  la  belle 
affligée  joua  le  rôle  dun  vainqueur,  et  insensiblement  me  fit 
son  prisonnier.  Quand  je  lui  eus  prouvé  que  je  prenais  part  à 
son  chagrin  ,  je  m'en  retournai  ;  mais  j'éprouvai  bientôt  que 
j'étais  aussi  embarrassé  qu'elle  dans  le  labyrinthe  de  l'amour; 
elle  m'avait  transpercé  le  cœur,  m'avait  rendu  mort  à  tout, 
excepté  à  elle,  et  je  crois  que  j'aurais  volontiers  servi  autant 
d'années  pour  Suzanne  Fevel  que  Jacob  fit  pour  Rachel.  » 

Ce  dernier  liait  biblique  prête  un  certain  charme  à  ce 
récit.  Le  révérend  AVilliam  Huntington  raconte  ensuite  que  les 
parens  de  Suzanne  le  pressaient  d'épouser  leur  fille;  mais  il 
hésitait  toujours,  ne  se  sentant  pas  assez  riche  pour  entrer  en 
ménage.  «Hélas!  chaste,  affectueuse,  constante,  prudente 
ce  et  bonne,  elle  eût  fait  une  excellente  femme  si  la  Providence 
«l'avait  jetée  dans  les  bras  d'un  homme  digne  d'elle.  Mais  je 
«  suis  convaincu  que  les  mariages  sont  écrits  dans  le  ciel;  car 
«jamais  deux  âmes  ne  s'aimèrent  autant  que  les  nôtres,  et 
«  nous  n'aurions  pu  nous  lier  par  des  sermens  plus  solennels 
«  et  des  promesses  plus  tendres;  mais  tout  cela  n'aboutit  à 
«  rien.  Ceux  que  Dieu  n'a  pas  unis  peuvent  être  désunis  pour 
«une  bagatelle.  » 

C'est  par  ce  fatalisme  religieux  que  William  Huntington 
prépare  le  dénoùment  de  cette  histoire ,  et  cherche  peut-être 
à  étouffer  un  remords.  Fatigués  de  ses  hésitations ,  et  déses- 
pérant qu'un  homme  de  ce  caractère  pût  jamais  rendre  leur 
fille  heureuse,  les  parens  de  Suzanne  encouragèrent  les  dé- 
marches d'un  nouveau  soupirant.  Suzanne  ne  se  laissa  sé- 
duire ni  par  la  bonne  mine  de  celui-ci ,  ni  par  les  remon- 
trances de  sa  famille,  quelque  raisonnables  qu'elles  fussent, 
comme  le  reconnaît  Huntington  en  se  disant  «  aussi  bizarre 
qu'uB  prophète  arménien  et  aussi  sauvage  qu'un  ânon.  » 
Qtiant  à  lui,  au  lieu  d'épouser  la  pauvre  fille,  il  s'éloigne  de 
la  paroisse,  mais  inspiré  par  une  mauvaise  pensée  contre 
son  rival  enicore  plus  que  par  son  amour,  il  ne  quitte  Suzanne 


PE  LVurGIiETERRE.  267 

qu'après  avoir  abusé  de  son  innocence.  Au  bout  de  neuf  mois, 
il  reçut  la  visite  des  inspecteurs  de  la  paroisse  de  Friltenden, 
qui  vinrent  lui  annoncer  qu'il  était  père ,  mais  qui  ,  s'il  faut 
en  croire  ses  confessions  ,  assez  semblables  ici  à  celles  de 
Jean-Jacques  Rousseau,  lui  conseillèrent  de  ne  pas  épouser 
Suzanne  ,  de  peur  qu'il  ne  la  rendit  mère  d'une  nombreuse 
famille  qui  aurait  été  à  la  charge  de  la  paroisse.  Cesprudens 
économistes  se  contentèrent  donc  de  recevoir  de  lui  la  pro- 
messe de  payer  régulièrement  une  somme  fixe  pour  l'entre- 
tien de  son  enfant.  Cet  incident  est  un  nouveau  texte  pour  le 
fatalisme  de  William  Huntington  ;  il  ne  revit  plus  sa  fiaucée  , 
quoiqu'il  déclare  encore  qu'il  l'aimait  sincèrement ,  et  que 
c'était  j  tout  compris  ,  la  femme  la  plus  aimable  et  la  plus 
morale  qu'il  ait  connue,  ce  Saloraon  n'avait  pas  trouvé  une 
«  femme  fidèle  entre  mille ,  dit-il ,  et  moi ,  la  première  que  je 
«  trouvais  était  la  fidélité  même.  En  vain  je  voulus  ,  pour 
«  l'oublier  ,  m'aitacher  à  d'autres  :  son  image  était  toujours 
«  là.  Ma  conscience  commença  aussi  à  se  soulever  au-dedans 
«  de  moi  :  j'en  perdis  long-temps  le  sommeil  ;  je  me  promis 
«  de  ne  me  marier  qu'après  qu'elle  serait  mariée  à  un  autre , 
«  et,  ^\  je  m  en  souviens  bien,  elle  était  morte  lorsque  je  me 
«  mariai.  Aujourd'hui  ,  pour  me  rassurer,  j'ai  besoin  de  me 
«  redire  qu'elle  n'était  pas  faite  pour  moi,  ni  moi  pour  elle  : 
«  la  femme  que  je  lui  préférai  m'était  destinée  de  toute  éter- 
«  nité.  Je  crois  que ,  dans  les  décrets  de  Dieu ,  ces  choses-lii 
«  sont  aussi  fermement  arrêtées  que  le  salut  certain  des  élus  ! 
«  Quant  au  péché,  il  fut  commis  contre  mon  propre  corps  : 
«  ce  qui  me  fait  comprendre  la  nécessité  de  changer  nos 
«  corps  ,  la  chair  et  le  sang  ne  pouvant  hériter  du  royaume 
«  du  ciel.  » 

En  attendant,  William  rendu  père  contre  son  propre  coi^, 
étant  tombé  malade  et  ayant  perdu  sa  place  sur  les  gages  de 
laquelle  il  espérait  acquitter  les  mois  de  nourrice  de  l'enfant 
de  Suzanne,  changea  de  résidence  et  de  nom  ,  de  peur  d'être 
poursuivi  par  ses  créanciers  et  par  les  inspecteurs  de  la  pa- 


268  SECTES  DISSIDENTES. 

roisse  de  Frittenden.  Voici  comment  il  justifie  cette  espèce 
de  faux ,  en  s'appuyant  sur  Abraham  ,  Isaac  et  Sara  dans 
l'Ancien-Tesianient ,  et  sur  Simon  dans  le  Nouveau  ,  sans 
oublier  d'ajouter  qu'une  personne  qui  participe  de  deux  na- 
tures a  bien  le  droit  d'avoir  deux  noms  : 

<c  Le  nom  de  mon  père,  selon  la  loi ,  est  Hunt ,  et  celui  de 
mon  vrai  père  Russel  :  je  pourrais  prendre  celui-ci  ;  mais 
Russel  a  d'autres  fils  qui  pourraient  me  chercher  querelle  :  si 
Je  change  mon  nom  purement  et  simplement ,  la  justice  peut 
■me  poursuivre;  enfin  si  je  le  conserve,  les  journaux  peuvent 
signaler  mes  traces.  Il  n'y  a  qu'un  moyen  d'échapper,  c'est 
par  une  addition  ;  une  addition  n'est  pas  un  changement  ni 
un  vol  :  ajoutons  I.  N.G.T.O.  N.  à  H.  U.  N.T.  Les  lettres 
de  l'alphabet  appartiennent  à  tout  le  monde.  Je  fus  bientôt 
décidé  ,  et  ceux  qui  ont  tant  retourné  depuis  mon  nouveau 
nom  pour  le  déchirer  sont  de  bien  grands  maladroits  de  n'a- 
voir pu  encore  en  détacher  une  lettre  ,  tandis  qu'en  une 
heure  de  temps  je  l'eus  composé,  moi  qui  n'étais  alors  qu'un 
pauvre  compilateur.  Quoi  qu'il  en  soit ,  avec  ce  nouveau  nom 
je  renaquis;  avec  ce  nouveau  nom  je  fus  baptisé  par  le  Saint- 
Esprit;  or  j'en  appelle  à  tout  homme  de  sens  :  n'a-t-onpas  le 
droit  de  porter  le  nomaveclequelon  est  né  et  baptisé  ?  —  Eh 
t)ien  je  n'avais  pas  de  nom  avant  ma  première  naissance  :  ce- 
lui que  je  reçus  ne  me  fut  donné  qu'après  ,  tandis  que  je  por- 
tais celui  de  Huntington  avant  d'être  conçu  une  seconde  fois, 
avant  de  renaître.  C'est  ainsi  que  les  vieilles  choses  passent  et 
que  tout  se  renouvelle.  » 

Il  faudrait  être  un  casuiste  bien  fort  pour  réfuter  ce  rai- 
sonnement. Plus  tard  le  nouveaii-ne  eut  besoin  d'ajouter  un 
titre  à  ce  nom  d'Huntington  et  le  fit  suivre  des  initiales  P.  S. 
En  voici  l'explication  : 

«  Vous  savez  que  nous  autres  hommes  d'Église ,  nous  som- 
mes très  amoureux  de  titres  honorifiques  ;  quelques-uns  s'ap- 
pellent seigneurs  spirituels,  quoiqu'il  n'existe  de  pareils  sei- 
gneurs que  dans  les  personnes  de  la  sainte  Trinité  ;  d'autres 


DE    l' ANGLETERRE.  269 

siocteurs  en  théologie,  quoique  Dieu  ne  reconnaisse  pas  ce 
litre.  Je  ne  puis  donc  consciencieusement  ajouter  D.  D.Çdoc- 
tor  in  divinity)  à  mon  nom,  quoique  des  centaines  de  malades 
aient  été  guéris  spirituellement  par  mon  ministère;  je  n'ai  pas 
d'ailleurs  quatorze  guinées  de  côté  pour  acheter  le  diplôme  : 
je  nepuis  m'intituler  M.  A.  (  tnagister  arthim  ,  tnaître  ès- 
arts  )  faute  de  science  ;  je  suis  donc  forcé  d'avoir  recours  à 
P.  S.  ce  qui  signifie  Pécheur  sauvé. 

Mais  avant  de  se  donner  ce  titre  d'humilité  ou  d'honneur, 
William  Huntington  eut  à  traverser  bien  des  épreuves  :  il 
se  maria,  et  eut  desenfans  légitimes  qui  moururent  :  il  se  cassa 
la  jambe ,  tomba  dans  la  dernière  misère  et  dans  son  désespoir 
il  fut  tenté  de  se  jeter  dans  la  Tamise.  Il  n'était  pas  encore 
guéri  de  cette  horrible  tentation  lorsqu'on  lui  procura  une 
place  de  jardinier  à  Sunbury.  Sa  femme  s'étant  retirée  chez  sa 
famille,  il  alla  seul  occuper  la  loge  de  son  prédécesseur.  Celui- 
ci  était  un  nègre  qui  justement  venait  de  se  tuer  volontaire- 
ment, et  la  tache  de  son  sang  se  voyait  encore  sur  le  plancher  de 
la  chambre.  Couché  dans  le  lit  d'un  suicide ,  William  crut  que 
tout  conspirait  pour  sa  mort  et  sa  perdition  :  le  diable  lui  ap- 
parut et  il  eut  à  soutenir  avec  lui  une  thèse  dilïicile  ou  l'ergo- 
teur de  l'enfer  fut  heureusement  réfuté.  Cependant  le  désespoir 
n'était  pas  encore  banni  de  son  cœur,  et  ce  ne  fut  qu'à  force 
de  feuilleter  une  vieille  Bible  qu'il  parvint  à  imposer  silence  à 
ses  doutes,  comme  à  ses  blasphèmes.  C'est  ici  ce  qu'il  appelle 
l'époque  critique  de  sa  vie,  et  il  supplie  ceux  qui  réimprimeront 
ses  œuvres,  de  n'altérer  eu  rien  ce  récit  de  son  élection  mira- 
culeuse. «  J'étais,  dit-il,  sur  une  échelle,  un  peu  avant  Noël, 
occupé  à  tailler  un  vieux  poirier,  cl  faisant  les  réflexions  les 
plus  sombres  ,  lorsque  tout-à-cuup  je  vis  éclater  autoui-  de 
moi  une  brillante  lumière;  plus  vive  que  l'éclair,  plus  res- 
plendissante que  le  soleil  ,  cette  lumière  pénétra  dans  mon 
îtme,  et  je  vis  deux  lignes  droites  tirées  à  travers  le  monde 
pour  séparer  les  œuvres  des  méchans  des  œuvres  des  élus.  » 
Mais ,  d'après  Huntington,  il  n'y  a  point  de  jusle-7nilieu  en 


270  SECTES   DISSIDENTES 

religion.  Bleiilôt  une  voix  du  ciel  lui  cria  :  «  Laissez  là  vos 
«  formules  de  prière ,  étaliez  prier  Jésus-Christ.  Ne  voyez- 
«  vous  pas  comme  il  parle  avec  compassion  aux  pécheurs.  » 
William  se  relira  alors  danssa  loge,  se  couvrit  la  face  de  son 
tablier  bleu  ,  et  supplia  le  Seigneur  d'avoir  pitié  de  lui  !  il 
n'en  fallut  pas  davantage  pour  que  la  grâce  descendît  sur  sa 
tête  :  «  Je  me  mis  à  prier,  dit-il,  avec  tant  d'énergie ,  d'ëlo' 
«  quenoejet  de  hardiesse  que  j'en  fus  étonné  comme  si  j'avais 
«  parlé  arabe  ,  langue  que  je  n'ai  jamais  sue.  »  Enfin  Jésus 
lui  apparut  en  personne  avec  ses  plaies  et  sa  croix.  <■  Devant 
«  celte  vision,  dit-il,  toutes  mes  tentations  s'évanouirent  ainsi 
«  que  mes  péchés  qui,  pendant  si  long-temps,  avaient  étendu 
«  leurs  sombres  ailes  autour  de  moi.  » 

Dès  cemomentiln'y  eut  plus  rien  d'obscur  pour  le  wowt'eat** 
^îedans  les  écritures;  mais  quand  il  franchit  le  seuil  de  l'église 
le  dimanche  d'après,  tout  le  service  anglican  lui  parut  «un 
tissu  de  contradictions  choquantes  et  une  solennelle  moquerie 
du  Très-Haut.  »  Il  écouta  le  sermon  et  la  prière  «  avec  les 
oreilles  d'un  critique,  et  comprit  pour  la  première  fois  le  sens 
de  ces  paroles  d'Isaïe  :  Ses  seiitineUes  sont  atwugles  ;  ce  sont 
des  chiens  muets ,  des  chiens  insatiables ,  et  leurs  bergers 
designorans. — «Béni  soitle  Seigneur,  ajoute  William,  quia 
promis  d'instruire  ses  élus  lui-même  etd'ouvrir  nos  yeux  pour 
nous  faire  voir  nos  instructeurs  !  quand  je  sortis  de  l'église  je 
secouai  la  robe  et  l'édifice,  le  surplis  et  la  discipline,  persuadé 
que  le  service  de  Dieu  est  une  liberté  parfaite  !  » 

Voilà  comment  s'opéra  l'illumination  dunouvel apôtre.  Tou- 
tefois avant  de  se  poser  en  public  ,  il  s'exerça  quelque  temps 
en  particulier.  De  même  que  Molière  essayait  ses  comédies 
sur  sa  servante  ,  William  essaya  ses  sermons  et  ses  homélies 
sur  sa  fenmie.  Il  crut  même  avoir  découvert  le  vrai  culte  en 
entendant  prêcher  à  Richmond  un  de  ses  disciples  ardens  de 
la  secte  de  Whitefield,  nommé  Toriel  Joss  :  «  J'ai  trouvé  un 
homme  qui  prêche  la  Bible,  dit-il  à  sa  femme,  les  fidèles  ap- 
pelés Mélhodistes  sont  les  élus  du  Seigneur!  »  Se  contentant 


DE  l'akgleterre.  271 

alors  de  fréquenter  modestement  les  assemblées  méthodistes 
de  Kingston ,  il  se  mit  au  service  d'un  manufacturier  d'Ewel , 
moyennant  onze  shillings  par  semaine,  puis  se  retira  à 
Thames-Diiton ,  où  pendant  quatorze  mois  il  fut  porteur  de 
charbon.  C'était  à  Kingston  qu'il  avait  commencé  ses  pre- 
mières prédications,  mais  le  prédicateur  en  tire  de  Kingston 
lui  fit  peur  et  le  détourna  de  poursuivre  celte  carrière  dif- 
ficile en  lui  exagérant  la  responsabilité  qu'il  assumait  sur  sa 
tête.  A  Thames-Ditton ,  l'esprit  de  prédication  l'emporta  sur 
ses  scrupules ,  et  il  obtint  un  véritable  succès  qui  lui  valut  sa 
première  réputation.  Il  prêchait  les  dimanches  et  une  fois 
dans  la  semaine;  on  accourait  de  vingt  milles  à  la  ronde  pour 
entendre  le  charbonnier  méthodiste  :  c'était  une  merveille. 
Parmi  ses  auditeurs ,  une  personne  charitable  lui  fit  cadeau 
d'un  costume  complet;  une  autre  voulut  lui  apprendre  à  faire 
des  souliers  d'enfans,  métier  moins  dur  que  celui  de  porter 
de  gros  sacs  de  houille,  mais  ses  prédications  étant  devenues 
plus  fréquentes ,  il  résolut  de  s'abandonner  à  la  Providence  et 
de  ne  plus  faire  d'autre  métier  que  de  prêcher,  dùt-il  mourir 
de  faim.  C'était  au  contraire  le  moyen  de  faire  meilleure 
chère.  Il  fut  ordonné  selon  le  rit  méthodiste  par  Toriel  Joss 
qui  affirma  devant  la  congrégation  que  William  Hunlington 
avait  certainement  reçu  sa  vocation  de  Dieu,  et  qu'il  ne  se- 
rait jamais  embarrassé  de  le  prouver  tant  qu'il  posséderait 
une  Bible  :  puis  s'adressant  au  nouvel  ouvrier  du  Seigneur  : 
«  Prends  ta  cognée,  lui  dit-il,  et  va  te  mettre  à  l'ouvrage.  » 
Il  lui  manquait  encore  quelque  chose  pour  que  sa  renommée 
fût  complète  :  la  persécution.  Un  envieux,  peut-être  un  mi- 
nistre anglican,  souleva  contre  lui  la  populace,  qui  fit  irrup- 
tion dans  le  meeting,  y  brilla  de  l'assa-fœtida ,  puis  de  là,  se 
portant  à  la  maison  du  Pécheur  Sauvé,  le  pendit  en  effigie  à 
sa  porte,  déclama  un  sermon  ironique  pour  parodier  ses  ser- 
mons ,  et  chanta  une  ballade  burlesque  en  guise  d'hymne  ou  do 
psaume.  Iluntington  raconte  dans  ses  œuvres,  avec  complai- 
sance, ces  scènes  scandaleuses;  et  en  parlant  aussi  des  ennemis 


272  SECTES    DISSIDENTES 

qui  l'attaquèrent  ouvertement,  il  déclare  que  Dieu  lui-même 
se  chargea  de  le  venger  eu  les  frappant  de  mort  ou  de  quelque 
maladie  cruelle.  Un  particulier  étant  devenu  acquéreur  de  la 
maison  qu'il  habitait  et  lui  ayant  donné  congé  :  «  La  ven- 
geance appartient  au  Seigneur,  lui  dit  le  saint,  et  il  la  pren- 
dra. En  effet,  en  moins  de  neuf  mois,  mon  successeur  et  sa 
femme  étaient  tous  les  deux  dans  leur  cercueil,  et  la  maison 
revendue.  Ils  m'en  avaient  fait  sortir  ;  Dieu  les  en  fit  sortira 
leur  tour.  » 

Sincère  ou  calculée ,  cette  foi  en  une  protection  spéciale  de 
la  Providence  ne  l'abandonna  jamais ,  et  il  en  appelait  à  Dieu 
dans  toutes  les  occasions  importantes  ou  puériles,  publiant  sa 
gratitude  chaque  fois  qu'il  était  exaucé.  C'était  ainsi  qu'il  com- 
posa un  livre  réimprimé  dans  ses  œuvres  sous  ce  titre  : 

DIEU,  LE  PROTECTEUR  DU  PAUVRE 

ET    LE    BANQUIER    DE    LA    FOI, 

OD 

MANIFESTATION  DES  PROVIDENCES  DE  DIEU, 
Éprouvées  tlcsieurs  fois  par  t'ACTEUR. 

On  croirait  que  nous  inventons  la  parodie  de  quelque  mi- 
racle, si  nous  ne  citions  textuellement  quelques-uns  des  pas- 
sages de  ce  curieux  traité,  où  \ auteur  mêle  au  langage 
mystique  la  phraséologie  bourgeoise  de  la  civilisation  mo- 
derne. Il  l'a  dédié  à  ses  prosélytes,  «  parce  que,  dit-il,  ces 
providences  qui  sortent  de  la  ligne  ordinaire  sont  des  noix 
dures  dans  la  bouche  d'un  faible  croyant  ;  mais  il  y  a  parmi 
nos  frères  quelques  personnes  qui  m'ont  connu  depuis  le 
commencement  et  qui  ont  été  les  témoins  oculaires  de  ce  que 
je  vais  raconter.  »  L'homme ,  selon  lui ,  est  trop  souvent  tenté 
de  croire  que  Dieu  ne  s'occupe  nullement  de  nos  intérêts 
temporels  :  c'est  une  des  raisons  qui  l'engagent  à  publier  son 
merveilleux  Traité.  <c  J'ai  trouvé,  dit-il,  que  les  promesses  de 
Dieu  sont  les  billets  de  banque  du  chrétien;  une  foi  vive  tirera 


DE  l'angleterre.  273 

toujours  sur  le  divin  banquier;  l'esprit  de  prière  et  un  besoin 
pressant  donneront  à  un  héritier  de  la  promesse  une  hardiesse 
filiale  pour  s'adresser  à  la  caisse  inépuisable  du  ciel.  »  Quant 
à  lui,  il  lirait  hardiment  sur  ladite  caisse  pour  ses  petites 
comme  pour  ses  grandes  nécessités.  Un  jour  qu'il  n'avait  plus 
que  du  pain  sec  dans  sa  maison ,  il  fut  conduit  par  l'esprit 
dans  un  sentier  où  il  n'avait  jamais  passé,  et  il  arriva  juste  à 
temps  pour  s'emparer  d'un  gros  lapin  qu'un  chien  venait  de 
tuer.  Sa  femme  était  en  couches  :  il  n'avait  plus  de  thé ,  ni 
argent,  ni  crédit,  ce  Mettez  la  bouilloire  sur  le  feu,  dit-il  à  la 
garde,  et  avant  que  l'eau  fût  chaude,  voilà  un  étranger  qui 
dépose  à  sa  porte  une  livre  de  thé.  Une  autre  fois,  il  était 
sans  argent,  un  ami  le  rencontre  et  lui  remet  une  guinée, 
sans  qu'il  la  lui  eût  demandée  :  c'était  près  du  pont  de  Kings- 
ton, et  comme  il  se  disait  que  peut-être  il  aurait  quelque 
peine  à  trouver  la  monnaie  de  sa  pièce  d'or ,  il  aperçut  à  ses 
pieds  un  sou  pour  payer  le  péage. 

Enfin ,  étant  demandé  dans  plusieurs  maisons  de  la  campa- 
gne pour  y  prêcher  l'évangile,  il  pensa  qu'un  cheval  serait  une 
excellente  acquisition  :  justement,  les  fidèles  de  son  église  y 
avaient  pensé  en  même  temps  que  lui ,  et  ils  lui  en  offrirent  un 
acheté  par  souscription.  Mais  comment  le  nourrir?  comment 
ïie  procurer  le  foin  et  l'avoine?  A  cette  question  qu'il  se  faisait 
avec  inquiétude,  TÉcrilure  répondit  :  (c  Habile  dans  cette 
terre  et  fais  le  bien ,  tu  seras  nourri.  »  Ce  fut  là  un  hillet  de 
banque  mis  clans  la  main  de  sa  foi,  et  ni  le  foin,  ni  la  paille, 
îii  l'avoine ,  ne  lui  manquèrent.  Mais  laissons-le  raconter  lui- 
siuême  la  suite  de  celte  histoire  : 

<c  Ayant  mon  cheval  depuis  quelque  temps,  et  m'en  servant 
loutes  les  semaines,  j'usai  bientôt  mes  culottes,  et  il  ne 
m'était  plus  possible  de  m'en  servir  pour  monter  à  cheval. 
J'espère  que  le  lecteur  m'excusera  de  parler  de  mes  culot- 
tes ;  je  l'eusse  évité  sans  un  passage  de  l'Écriture  qui  m'est 
venu  à  l'esprit  au  moment  où  j'étais  résolu  à  ne  pas  par- 
ler de  celle  providence  de  Dieu  :  ce  Et  tu  leur  feras  des 


274  SECTES   DISSIDENTES 

«  culoltes  de  lin  (1)  pour  couvrir  leur  nudilé;  elles  lien- 
ce  dront  depuis  les  reins  jusqu'au  genou;  et  Aaron  et  ses 
(c  fils  seront  ainsi  habillés  quand  ils  entreront  au  tabernacle, 
«  ou  lorsqu'ils  approcheront  de  l'autel  pour  olucier  dans  le 
«  lieu  saint,  etc.  )>  (Exode,  cliap.  xxviii,  vers.  42 ,  43.) 
Par  ce  texte  et  trois  autres,  savoir  :  Ezéchiel,  cliap,  xliv, 
vers.  18  ;  Lévitique  ,  cliap.  vi ,  vers.  10 ,  et  Lévitique  encore, 
cliap.  XVI,  vers.  4,  je  vis  que  ce  n'était  pas  un  crime  de  me 
servir  du  mot  culottes,  et  de  raconter  comment  Dieu  m'en 
envoya  une  paire.  Aaron  et  ses  fils  étant  vêtus  entièrement  par 
la  Providence ,  et  Dieu  lui-même  ayant  daigné  donner  des 
ordres  pour  régler  la  coupe  et  le  tissu  de  leurs  culoltes ,  je 
crois  que  Dieu  commanda  aussi  les  miennes,  comme  on  va 
le  voir,  j'espère,  dans  le  récit  suivant. 

ce  L'Écriture  nous  dit  que  nous  ne  devons  appeler  aucun 
homme  notre  maître.  Un  seul  est  notre  maître  :  le  Christ. 
Je  dis  donc  à  mon  bienveillant ,  généreux  et  toujours  adoré 
maître,  ce  dont  j'avais  besoin  :  celui  qui  dépouilla  Adam  et 
Eve  de  leurs  tabliers  en  feuilles  de  figuier  pour  les  revêtir  de 
peaux  de  bêles  ;  celui  qui  couvre  la  campagne  de  ce  vêtement 
de  verdure  qu'on  admire  aujourd'hui  et  qu'on  jettera  demain 
au  four  ;  celui-là  doit  nous  habiller  ou  nous  irions  bientôt  tout 
nus.  Aiusi  l'éprouvèrent  les  enfans  d'Iraël ,  lorsque  Dieu  leur 
eiùeva  leur  laine  et  leur  lin ,  dont  ils  voulaient  faire  don  à 
Baal;  iniquité  pour  laquelle  leurs  habits  furent  retroussés  et 
leurs  talons  mis  à  nu.  Jérémie,  xiii,  vers.  22. 

ce  J'avais  souvent  imploré  cette  faveur  librement  dans  mes 
prières;  mais  mon  précieux  maître  me  tenait  dans  une  telle 
pauvreté,  que  je  ne  pouvais  acheter  celte  partie  de  notre  vê- 
tement si  nécessaire.  Enfin,  je  me  déterminai  à  aller  la  com- 
mandera un  de  mes  amis  de  Kingston ,  qui  est  tailleur  de  son 
État,  en  le  priant  de  me  faire  crédit  jusqu'à  ce  que  mon 

(1)  Dans  quelques  traductions  de  la  Bible,  le  mot  liébreu  est  traduit  par 
caleçon;  niais  en  anglais ,  le  mot  breeches  signifie  culottes. 


DE   l' ANGLETERRE.  275 

maître  m'eût  envoyé  l'argent  pour  le  payer.  J'allais  ce  jour-là 
à  Londres,  et  en  traversant  Kingston  ,  j'oubliai  justement  de 
ra'arrêter  à  la  boutique  de  mon  ami  ;  mais  quand  j'arrivai  à 
Londres,  je  me  rendis  chez  M.Croucher,  cordonnier  de  She- 
pherd's  Market,  qui  me  dit  qu'on  lui  avait  remis  pour  moi 
un  paquet  dont  il  ignorait  le  contenu  :  je  l'ouvris  ,  et  voilà 
que  c'était  une  paire  de  culottes  de  peau  avec  un  billet  dont 
j'ai  retenu  la  substance  : 

Monsieur,  je  vous  envoie  une  paire  de  culottes;  f  espère 
qu'elles  vous  iront  bien  et  je  vous  prie  de  les  accepter  ;  s'il 
faut  y  changer  quelque  chose,  faites-le-moisavoir  en  l'écri- 
vant,  et  je  passerai ,  au  bout  de  quelques  jours  ^  pour  y 
pourvoir.  I.  S. 

a  Je  les  essayai  :  elles  m'allaient  comme  si  on  m'avait  pris 
mesure  ;  ce  dont  je  fus  émerveillé,  n'ayant  jamais  fait  prendre 
ma  mesure  par  aucun  culollicr  de  Londres.  Je  répondis  en 
ces  termes  au  billet  d'envoi  : 

«  Monsieur  ,  j'ai  reçu  votre  cadeau  et  vous  en  remercie  ; 

j'allais  commander  une  paire  de  culottes  de  peau  ,  parce  que 

je  ne  savais  pas  que  mon  maître  vous  les  avait  commandées. 

Elles  me  vont  bien  :  ce  qui  me  prouve  pleinement  que  le 

même  Dieu  qui  a  poussé  votre  cœur  pour  les  donner  a  guidé 

votre  main  pour  les  tailler  ,  parce  qu'il  sait  parfaitement  ma 

mesure;  m'ayaut  habillé  miraculeusement  depuis  près  de  cinq 

ans.  Quand  vous  serez  dans  la  peine  ,  monsieur  ,  vous  direz 

cela  à  mon  maître,  et  ce  que  vous  avez  fait  pour  moi  vous  sera 

payé  avec  usure.  » 

J'ajoutai  à  ma  lettre  ce  post-scrip(um  : 

ce  Je  ne  sais  comment  traduire  L  S.  ,  à  moins  dç  voir  dans 

I  l'initiale  A' Israélite^  et  dans  S  celle  de  sincérité'^  parce  que 

vous  n'avez  pas  fait  sonner  une  trompette  devant  vous,  comme 

les  hypocrites.  » 

Il  paraît  que  la  femme  du  Pécheur  Sauvé  n'avait  pas  d'abord 
la  même  confiance  que  lui  aux  miracles,  et  qu'elle  s'inquiétaii 
quelquefois  du  lendemain.  Elle  aurait  voulu  continuer  à  gla- 


276  SECTES    DISSIDENTES 

lier  dans  les  moissons  comme  au  temps  de  leur  misère  ;  mais 
lui,  toujours  armé  d'un  texte  pour  toutes  les  occasions  :  «Non, 
non,  lui  dit-il,  ma  femme,  vous  vivrez,  comme  moi,  par  la  foi  ; 
vous  devez  compter  sur  votre  part  à  la  protection  de  Dieu  , 
eu  voyant  que  le  Tout-Puissant  m'a  détourné  de  mon  travail 
journalier  pour  me  faire  travailler  à  sa  vigne.  Toute  la  tribu 
de  Lévi  ne  vivait-elle  pas  des  offrandes  apportées  au  Sei- 
gneur ,  femmes ,  enfans  et  serviteurs  ?  »  Sa  femme  finit  par 
croire  à  la  banque  ,  et  il  lui  venait  successivement ,  selon  les 
besoins  du  ménage,  un  jambon  ,  du  beurre,  du  fromage  et,  de 
temps  en  temps ,  une  guinée  ou  une  robe  ,  toutes  choses  que 
le  saint  prédicateur  appelle  de  précieuses  réponses  à  ses 
prières. 

Au  milieu  de  cette  prospérité  commençante  et  de  cette  re- 
nommée qui  s'étendait  chaque  jour ,  il  faisait  quelquefois  un 
retour  vers  le  passé  ,  et  ne  pouvait  s'empêcher  de  craindre, 
étant  encore  si  près  du  lieu  de  sa  naissance  ,  que  quelque  an- 
tien  camarade  ne  vînt  à  le  reconnaître  et  à  dénoncer  son 
changement  de  nom  ,  ainsi  que  ses  autres  peccadilles.  Pour 
prévenir  l'effet  d'une  explication  délicate,  il  fit  l'aveu  des 
fautes  de  sa  jeunesse  à  sa  femme  d'abord  ,  et  puis  à  quelques 
membres  de  son  troupeau  spirituel,  à  ceux-là  dont  il  connaissait 
k'.  dévoûment  et  qui  ne  pouvaient  que  lui  savoir  gré  de  cette 
confidence  intime.  «  Enfin  ,  dit-il ,  je  m'adressai  au  Seigneur 
en  le  suppliant  de  ne  pas  exposer  son  Evangile  à  l'affront  de 
cette  découverte.  «  Mais  Dieu  n'exauça  ni  ses  larmes,  ni  ses 
prières  sur  ce  chapitre.  Un  honnête  charpentier  de  Fretten- 
den  ,  ayant  ouï  parler  du  nouveau  flambeau  de  la  secte  mé- 
ihodiste ,  eut  la  curiosité  d'aller  l'entendre  ,  un  jour  qu'il 
prêchait  à  Sunbury.  Il  ne  put  s'empêcher  de  s'émerveiller 
d'une  pareille  métamorphose  ;  car  c'était  bien  son  compa- 
triote ,  son  camarade  d'école  qu'il  entendait;  c'était  William 
Hunt ,  ce  mauvais  sujet  qui  avait  pris  la  fuite  en  laissant  un 
bâtard  à  la  charge  de  la  paroisse.  Quand  nous  sommes  par- 
venus à  quelque  notoriété  dans  ce  bas  monde ,  et  qu'un  com- 


DE    L'ANGLETERRE.  277 

patriote  ne  se  décide  pas  naïvement  à  épouser  noire  petite 
gloire  pour  en  revendiquer  sa  part  ou  en  faire  refléter  un 
rayon  sur  le  cloclier  de  notre  village,  nous  n'avons  pas  do 
détracteur  plus  jaloux  et  plus  méchant.  Le  charpentier  ne  se 
montra  pas  charitable  envers  son  illustre  pays,  ou  peut-être 
ce  fut  par  patriotisme  qu'il  voulut  le  punir  d'avoir  répudié 
son  nom  et  le  lieu  de  sa  naissance.  Que  fil  le  malicieux  cama- 
rade d'école  de  William  ,  le  Pécheur  Sauvé  ?  il  alla  jusqu'à 
Cranbrook  trouver  une  sœur  de  William  ,  vivant  dans  la 
misère  ,  lui  apprit  que  son  frère  était  un  grand  personnage, 
et  lui  conseilla  de  s'adresser  à  lui  pour  demander  quelque  se- 
cours qu'il  se  chargeait  d'obtenir,  si  elle  voulait  lui  remettre 
une  lettre.  La  lettre  fut  écrite  et  la  suscription  portail  «  à 
M.  W^illianiHunt.  »  Il  paraît  que  le  méchant  charpentier  avait 
promis  cette  lettre  aux  ennemis  du  P.  S.  ;  car  il  arriva  juste- 
ment à  la  porte  de  sa  chapelle  au  moment  où  le  saint  homme 
tenait  tète  à  plus  de  cent  personnes  qui ,  l'accusant  de  char- 
latanisme et  d'imposture ,  voulaient  s'opposer  à  ses  prédica- 
tions. On  s'attendait  à  une  scène  scandaleuse  ,  lorsque  le 
charpentier  proclama  le  véritable  nom  du  Révérend  ,  et  qu'il 
lui  reprocha  d'avoir  abandonné  sa  sœur  et  son  bâtard.  Si 
Huntington  eût  nié  ,  les  preuves  étaient  là  pour  le  con- 
fondre, et  ses  prosélytes  auraient  été  forcés  de  se  séparer  de 
l'imposteur  ;  mais  ,  grâce  aux  précautions  qu'il  avait  prises , 
son  crédit  résista  à  cette  humiliation.  «  Je  pleurai  ,  dil-il ,  je 
«  pleurai  amèrement .  mais  béni  soit  le  Christ  qui  a  accompli 
«  sa  promesse  :  heureux  ceux  qui  pleurent  aujourd'hui ,  parce 
«  qu'ils  riront  demain  ;  et  en  effet  je  ris  en  écrivant  ceci  au- 
«  tant  que  je  pleurai  alors.  L'idolâtrie  d'Abraham  ,  les  men- 
«  songes  de  Jacob, l'homicide  de  Moïse,  l'adultère  de  David, 
«  l'apostasie  de  Salomon  ,  les  persécutions  sanglantes  de 
»  Saiil  ,  cl  le  faux  nom  du  révérend  31.  Huntington,  son  bâ- 
'<  tard  et  ses  autres  péchés ,  devaient  être  révélés  ;  car  tous 
«  ceux  qui  sont  fiers  d'une  vie  bien  employée,  doivent  être 
«  humiliés  ,  afin  qu'ils  ne  placent  pas  une  trop  grande  con^ 

VI. — U^  SÉRIE.  18 


278  SECTES    DISSIDENTES 

«  fiance  en  la  chair ,  et  que  le  monde  voie  que  la  plus  insigne 
«  grâce  peut  se  greffer,  prospérer  etfleurir  sur  le  dernier  des 
«  hommes.  »  Après  cette  sortie  en  faveur  de  sa  doctrine  de 
V élection  ei  de  Vantinotmanùme  (1),  le  Pécheur  Sauvé  donne 
à  ses  lecteurs  des  nouvelles  de  son  bâtard,  qu'il  assure  être  sa 
ressemblance  si  parfaite  que ,  tant  qu'il  vivra ,  on  pourra 
aller  voir  en  lui  le  portrait  de  son  père.  On  le  lui  a  dit ,  du 
moins;  car  il  n'a  pas  eu  le  temps  d'aller  embrasser  lui-même 
ce  fruit  de  ses  premiers  péchés ,  quoiqu'il  se  propose  de  lui 
faire  un  sort ,  lorsqu'il  aura  mis  quelque  argent  de  côté. 

Cependant,  soit  que  cet  épisode  l'eût  aigri  contre  les  fidèles 
de  Thames-Ditton,  soit  qu'il  eût  l'ambilion  de  prêcher  sur  un 
plus  grand  théâtre,  le  Pécheur  Sauvé  ne  tarda  pas  à  avoir  une 
vision  qui  l'appelait  à  Londres.  Il  en  fit  part  à  ses  amis  qui 
négocièrent  ses  billets  sur  la  banque  de  foi,  c'esl-à-dire  lui 
fournirent  les  moyens  de  se  transporter  dans  la  capitale  avec 
sa  famille.  Là,  pour  débuter,  il  prêcha  dans  la  chapelle  mé- 
thodiste de  Margaret-Street  ;  mais  il  lui  tardait  d'avoir  une 
chapelle  à  lui,  et  d'avance  il  prolestait  contre  les  erreurs  de 
la  secte  dont  il  devait ,  tôt  ou  tard ,  se  séparer  pour  en  fonder 
mie  autre.  Au  bout  de  trois  ans  d'expectative ,  il  osa  enfin  se 
déclarer ,  et  quoiqu'il  eût  déjà  des  dettes  ,  il  ne  craignit  pas 
de  tirer  de  nouvelles  traites  sur  l'inépuisable  banque  où  il 
avait  placé  toute  sa  fortune  future.  Un  ami  lui  avança  le  ter- 
rain ,  un  autre  les  premiers  travaux  de  maçonnerie  ,  un  Iroi- 

(1)  C'est  en  outrant  la  doctrine  de  Calvin  sur  la  prédestination  que  les  Mé- 
thodistes et  les  Hutingtoniens  se  sont  également  fait  traiter  d'aiilinomiens  par 
les  autres  sectes  de  l'anglicanisme.  Il  ne  faut  cependant  pas  les  confondre  avec 
Tes  sectaires  qui,  sous  celte  dénomination,  excitèrent  tant  de  troubles  dans  le 
quatrième  siècle  de  l'Ëglise  primitive ,  et  plus  tard  encore  en  Allemagne,  à  l'é- 
poque de  la  réforme.  L'anliuomianisme  reproché  à  Hunlington  consiste  à 
prétendre  que  les  élus  ou  prédestinés  ne  peuvent  pécher  ou  plutôt  qu'ils  pè» 
chent  itnpunémen! ,  leur  salut  étant  assure  de  toute  éternité  dans  la  pensée  de 
Dieu.  Il  y  a  une  autre  espèce  à'antinomianisme  qui  n'est  pas  celle  du  Pécheur 
Sauvé;  car  ceux  qui  le  professent  ne  craignent  pas  de  dire  que  \afoi  même  est 
inutile  à  un  élu,  Dieu  élaut  rcjulu  à  le  sauver,  quoi  qu'il  fasse. 


DE   L  ANGLETERRE.  279 

sième  la  charpente ,  un  quatrième  la  chaire  et  les  pupitres , 
un  cinquième  meubla  le  vestiaire  ;  si  bien  que  la  chapelle , 
connue  sous  le  nom  d'église  delà  Providence,  s'éleva  comme 
par  enchantement  dans  Titchfield-Street.  Il  est  vrai  que  le 
Pécheur  Sauvé  se  trouva  débiteur  d'une  somme  de  1000  gui- 
nées,  ce  Mais ,  dit-il ,  j'avais  assez  de  travail  pour  la  foi , 
<c  pourvu  que  j'eusse  assez  de  foi  pour  le  travail.  » 

Ce  fut  là  que  le  Pécheur  Sauvé  put  en  liberté  développer  sa 
propre  doctrine  et  se  mettre  franchement  en  opposition  avec 
toutes  les  sectes,  se  glorifiant  d'être  traité  par  elles  d'hérétique 
et  d'antinomien.  «Ma  doctrine  d'élection,  dit-il  hardiment, 
fut  pour  moi  comme  une  seconde  conversion.  «  Il  la  compare 
au  voile  sous  lequel  notre  Isaac  spirituel  reçoit  son  épouse  ; 
au  manteau  qui  couvre  tous  ceux  qui  se  couchent  aux  pieds 
de  Booz  ;  au  vêtement  que  Notre  Seigneur  fit  pour  Adam  ;  à  la 
peau  qui  revêt  les  os  desséchés  quand  l'esprit  est  entré  en 
eux.  » 

Rien  de  singulier  comme  sa  polémique  avec  ceux  qui  cru- 
rent devoir  le  réfuter  ;  elle  rappelle  la  polémique  des  pre- 
miers puritains  ,  par  le  style  et  même  par  les  titres  de  ses 
brochures  :  telle  est  celle  contre  Timothée  Priestley. — Le 
Barhieroxx  Timothée  Priestletj  rasé ,  comme  on  le  voit  dans 
.son  propre  miroir,  et  rasé  par  William  Huntington  P.  S. — 
L'épigraphe  était  empruntée  à  Ézéchiel  :  (c  Fils  de  l'homme  , 
prends  un  couteau  bien  aiguisé ,  prends  un  rasoir  de  bar- 
bier. »  Ce  Timothée,  disait  le  prédicateur,  est  un  serpent 
dans  l'herbe  ;  il  est  pourri  au  fond  et  vide  tout  autour Sa- 
tan n'est  pas  mieux  caché  sous  la  robe  et  la  perruque  de  Ti- 
mothée Priestley,  qu'il  n'était  sous  les  jupes  de  la  sorcière 
d'Endor.  » 

Il  y  a  de  la  verve  dans  les  iuvecliVes  souvent  barbares  du 
Pécheur  Sauvé.  Il  avait  cet  instinct  du  prédicateur  populaire 
qui  sait  bien  qu'il  vaut  mieux  souvent  frapper  fort  que  juste 
pour  produire  de  l'effet.  Aussi ,  ses  ennemis  contribuèrent  au- 
tant à  sa  fortune  que  ses  amis ,  et  le  jour  arriva  où,  comme  il 

18. 


280  SECTES   DISSIDENTES. 

l'availprédil,  «  il  marcha  sur  la  tête  des  premiers  en  tendant  la 
main  aux  seconds.  5>  Non-seulement  ses  dettes  furent  payées, 
mais  ses  prosélytes,  jaloux  de  contribuer  à  la  prospérité  tem- 
porelle de  celui  qui  leur  ouvrait  le  paradis,  l'établirent  dans 
une  campagne  confortable,  garnirent  son  jardin,  meublèrent 
sa  ferme ,  et  pour  qu'il  put  se  rendre  commodément  de  sa 
résidence  des  champs  à  la  chapelle ,  ils  lui  offrirent  un  bon 
carrosse  à  deux  chevaux.  Enfin,  sa  femme,  la  glaneuse ,  étant 
morte,  il  put  choisir  entre  celles  qui  se  présentèrent  pour 
rompre  la  solitude  de  son  veuvage.  Il  donna  la  préférence  â 
lady  Saunderson  ,  veuve  du  lord-maire,  et  l'épousa. 

Cependant,  quoiqu'il  tînt  plus  à  la  qualité  qu'au  nombre  de 
ses  ouailles,  plus  difficile  que  les  Méthodistes  proprement  dits, 
la  chapelle  de  la  Providence  ne  pouvait  plus  recevoir  tous  les 
auditeurs  du  Pécheur  Sauvé  :  il  songea  donc  à  l'agrandir  et 
offrit  d'acheter  un  terrain  contigu  à  sa  petite  église.  On  lui 
en  demanda  un  prix  si  exorbitant,  qu'il  désespéra  de  pouvoir 
faire  accepter  une  pareille  somme  à  la  banque  de  foi. 

Après  avoir  long-temps  réfléchi  :  «  Eh  bien  î  s'écria-t-il , 
les  cieux  sont  encore  au  Seigneur ,  s'il  a  donné  la  terre  aux 
enfans  des  hommes.  Trouvant  que  je  ne  pouvais  rien  faire 
avec  ceux-ci,  je  levai  les  yeux  et  résolus  de  hâtir  mes  étages 
dans  le  ciel  (amos,  ix  ,  6)  où  j'aurais  plus  de  place  pour  bâtir 
et  moins  d'argent  à  donner.  »  En  conséquence,  il  fit  élever 
trois  galeries  superposées  comme  celles  d'un  amphithéâtre. 

Tel  était  le  bonheur  du  Pécheur  Sauvé  que  les  accidens 
en  apparence  les  plus  funestes  tournaient  à  son  avantage. 
C'est  ce  qui  lui  arriva ,  lorsque  le  feu  prit  à  cette  même  cha- 
pelle de  la  Providence ,  que  ses  ennemis  comparaient  à  l'am- 
bitieuse tour  de  Babel ,  ou  à  une  salle  de  spectacle  profane , 
que  le  feu  du  ciel  n'eût  pas  épargnée  si  le  feu  de  la  terre  ne 
l'avait  prévenu. 

«  Il  y  a  vingt-sept  ans ,  écrivait  le  révérend  docteur  à  un 
de  ses  disciples ,  que  ce  coup  funeste  aurait  abattu  mon  cou- 
rage; mais  notre  foi  s'est  aguerrie  dans  ses  épreuves;  notre 


DE  l'angleterre.  281 

force  est  dans  le  Seigneur  qui  nous  a  accoutumés  à  porter  les 
plus  lourds  fardeaux.  Noire  chapelle  est  consumée  par  l'In- 
cendie 1  eh  bien  !  le  temple  bàli  par  Salomon  et  celui  qui  fut 
bâti  par  Cyrus ,  brûlèrent  aussi  tous  les  deux.  Cela  fera  la 
joie  des  Philistins ,  comme  on  doit  s'y  attendre.  ]Vont-lls  pas 
triomphé  lorsque  l'arche  du  Seigneur  fui  prise,  en  supposant 
que  Dagon  avait  vaincu  le  Seigneur  ;  mais  leur  joie  fut  courte. 
Ce  que  je  sais,  c'est  que  cet  événement  aura  eu  lieu  pour 

notre  bien Comment?  c'est  ce  que  j'ignore,  etc.  » 

Quelle  source  d'éloquence  dans  cette  Bible,  source  à-peu- 
près  unique  de  la  littérature  des  sectaires  anglais ,  mais  où  le 
plus  illétré  trouve  une  suite  d'images  et  de  comparaisons  qui 
l'égalent  facilement  aux  plus  grands  orateurs.  Grâce  à  l'élude 
qu'il  avait  faite  de  rÉcriture,  l'ancien  charbonnier  de  Tha- 
mes-Dition  s'élève  de  temps  en  temps  au-dessus  de  l'humanité 
par  son  enthousiasme  et  par  son  langage  :  on  comprend  alors 
que  ses  disciples  aient  cru  à  cette  inspiration  qui  transformait 
Thomme  du  peuple  en  docteur  de  l'église.  Un  prédicateur 
sorti  des  classes  de  Cambridge  ou  d'Oxford  n'eût  pas  produit 
le  même  effet  que  ce  grossier  missionnaire,  si  sûr  de  lui-même 
en  parlant  au  nom  de  la  foi.  S'il  jouait  un  rôle ,  il  faut  convenir 
,  qu'à  la  longue  l'acteur  s'était  tellement  identifié  à  son  person- 
nage qu'il  vivait  naturellement  de  celle  seconde  vie ,  et  que  , 
peut-être  dupe  le  premier  de  son  propre  succès ,  il  s'était  per- 
suadé que,  devenu  son  complice.  Dieu  l'avait  malgré  lui-même 
fait  servir  à  ses  secrets  desseins.  «Prêchez  la  foi  jusqu'à  cequ»' 
vous  ayez  la  foi ,  disait  un  frère  morave  à  Wesley.»  Quoiqu'il 
en  soit,  sa  conhance  fui  encore  justifiée  en  tous  points.  Hunl- 
ington  n'eut  qu'à  laisser  entrevoir  qu'il  pensait  à  se  retirer  en 
Ecosse ,  à  SuffolkjàEly,  ou  dans  un  des  autres  pays  qu'il  avait 
visités  et  qui  avaient  reconnu  son  apostolat;  ses  prosélytes  de 
Londres  prirent  l'alarme.  Les  uns  s'occupèrent  de  chercher  un 
nouveau  terrain;  les  autres  apportèrent  leurs  offrandes,  et  ily 
en  eut  qui  déclarèrent  que  l'honneur  de  la  véritable  Eglise  exi-^ 
geait  que  le  second  temple  surpassât  le  premier  en  splendeur. 


282  SECTES   DISSIDENTES 

Le  second  temple  s'éleva  donc  dans  Grays-Inn-Street ,  mais 
le  Pécheur  Sauvé  ne  voulut  l'inaugurer  qu'à  deux  conditions  : 
qu'on  l'appellerait  la  Chapelle  de  la  Providence  ;  et 
qu'on  lui  en  ferait  don  en  toute  propriété ,  sans  qu'il  fût  res- 
ponsable des  dettes  qui  avaient  pu  être  contractées  pour  sa 
construction  :  rien  ne  lui  fut  refusé.  Il  paraît  même  qu'il  crut 
pouvoir  disposer  de  cet  édifice ,  dans  son  testament ,  au  profit 
de  sa  veuve ,  qui  eut  la  délicatesse  de  renoncer  à  ce  legs  en 
faveur  de  la  congrégation. 

L'inauguration  de  la  Chapelle  de  la  Providence  combla 
tous  les  vœux  du  Pécheur  Sauvé  :  dans  sa  joie  séraphique, 
il  prétend  que  les  trois  personnes  de  la  Trinité  étaient  pré- 
sentes lorsque  son  âme  épousa  son  Eglise  comme  une  fiancée. 
Ses  prières  doublèrent  bientôt  de  vertu,  et  il  déclare  qu'elles 
opérèrent  plus  d'un  miracle ,  mais  qu'il  sentait  une  barre  sur 
son  cœur  quand  elles  devaient  être  inutiles.  De  ce  pressen- 
timent au  don  de  prophétie,  la  distance  n'est  pas  grande. 
Huniington  finit  par  prédire  les  évènemens  futurs,  et  quand 
Bonaparte  partit  pour  l'Egypte,  il  prêcha  sur  ce  texte  d'Isaïe  : 
«Car  je  suis  l'Eternel  ton  Dieu,  le  saint  d'Israël,  ton  sauveur; 
«  j'ai  donné  l'Egypte  pour  ta  rançon,  Cus  et  Sebas  pour  toi.» 
Celle  prédiction  d'Isaïe ,  s'écriait-il  ,  va  s'accomplir  ,  et 
Bonaparte  sera  détruit  en  Egypte.  Ni  lui,  ni  aucun  soldat 
de  son  armée  ne  retourneront  en  France. — Sir  Sidney-Smith 
fit  bien  tout  ce  qu'il  put  à  Saint-Jean-d'xVcre  pour  réaliser  cette 
traduction  un  peu  libre  d'Isaïe  ;  mais  l'étoile  du  général 
français  l'emporta  sur  celle  du  Pécheur  Sauvé  ,  qui ,  en  con- 
tinuant à  faire  le  prophète ,  devint  plus  réservé  sur  l'époque 
fixée  à  l'accomplissement  de  ses  prédictions.  Par  exemple, 
il  prédit  que  les  catholiques  ressaisiraient  le  pouvoir,  et  que 
les  mélhodistes  se  rallieraient  au  saint-siège,  mais  sans  dire 
quand.  L'émancipation  catholique  serait-elle  le  premier  gage 
de  ce  retour  du  papisme?  La  maladie  du  roi  Georges  III  parut 
encore  au  Pécheur  Sauvé  un  malheur  qui  devait  hâter  tous 
ceux  qu'il  avait  prévus.  A  celte  époque  il  fit  un  rêve  affreux  : 


DE   l' ANGLETERRE.  283 

«  Je  rêvai,  dit-il,  qu'on  m'attachait  à  un  pieu,  avec  un  de 
«  mes  amis,  pour  être  brûlés  vifs.  Une  belle  femme,  vêtue 
«  avec  luxe,  d'une  figure  charmante,  mais  aux  yeux  pétillans 
<c  de  malice,  vint  assister  au  supplice,  et  elle  riait  de  ce 
<c  spectacle.  Je  conclus  que  c'était  la  prostituée  de  Babylone. 
«  Je  vis  les  cendres  de  mon  ami  et  les  miennes ,  amoncelées 
«  sur  la  terre ,  noires  comme  du  charbon  ,  et  de  la  grosseur 
«  de  deux  oies.  Je  crus  que  mon  âme  apercevait  ainsi  les 
«  derniers  débris  de  mon  corps ,  et  je  me  réveillai.  » 

Selon  lui ,  toutes  les  classes  de  dissidens ,  arminiens ,  soci- 
niens  et  autres,  ne  font  que  préparer  les  voies  aux  papistes.  Un 
jour  seront  annulées  les  lois  de  tolérance,  il  y  aura  un  grand 
massacre ,  et  la  désolation  du  protestantisme  durera  soixante- 
et-dix  ans.  «Au  bout  de  ce  temps  d'épreuve,  la  ville  d'or 
(c  tombera ,  la  papauté  rentrera  dans  les  ténèbres ,  et  le  vin 
turc  se  changera  eu  sang.  y>  D'après  le  meilleur  calcul  des 
nombres  de  la  bête  de  l'Apocalypse,  c'est  ce  qui  aura  lieu  en 
1866  ou  1870.  Mais  si,  en  traduisant  l'Apocalypse,  on  adopte  la 
manière  de  compter  les  années  en  Orient,  ce  terme  pourrait 
bien  être  plus  rapproché  de  nous.  «  Quoi  qu'il  en  soit,  lec- 
«  leur,  dit  le  prophète,  en  reproduisant  celte  prédiction 
«  dans  ses  œuvres,  je  viens  de  t'apprendre  ce  qu'il  y  a  sur 
«  le  chantier  dans  les  desseins  de  la  Providence  :  ni  les 
«  hypocrites  de  Sion ,  ni  mes  ennemis  dans  la  Grande- 
ce  Bretagne,  ni  le  temps  lui-même,  ne  pourraient  me  donner 
«  un  démenti.  » 

Ce  qu'il  y  avait  de  plus  remarquable  dans  ce  mélange 
d'enthousiasme  et  de  charlatanisme  ,  c'était  le  succès  qu'il 
obtenait  sur  des  hommes  dont  tous  n'étaient  pas  certes  pri- 
vés de  leur  bon  sens.  Par  quel  secret  Huntinglon  réunissait-il 
autour  de  lui  une  congrégation  si  dévouée?  Il  n'employait 
aucun  des  artifices  qui  attirent  dans  les  chapelles  et  les 
meetings  religieux,  les  oisifs  et  les  curieux.  Il  pcnnetlait,  il 
est  vrai,  léchant,  parce  que  le  chant  remplissait  les  entr'actes 
de  son  service  ;  mais  il  le  tolérait  plus  qu'il  ne  fapprouvait  ; 


284  SECTES   DISSIDENTES 

il  avait  en  horreur  toute  espèce  de  musique  d'église,  citant 
le  prophète  Amos  qui  dit  :  «  Eloigne  de  moi  le  bruit  de  tes 
chants,  car  je  n'aime  pas  à  entendre  la  mélodie  de  tes  violes.  » 
Il  n'y  avait  chez  lui  ni  reunions  de  jtiières,  qui,  disait-il, 
ne  servent  qu'à  nourrir  l'orgueil  et  l'hypocrisie,  ni  banquets 
d'amour,  comme  chez  les  méthodistes,  banquets  bien  nom- 
més, parce  que  les  jeunes  amans  les  aimaient  beaucoup,  et 
qu'il  comparait  ailleurs  à  la  fête  moabite  où  furent  invités  les 
Israélites,  par  le  conseil  de  Balaam.  Au-dessous  de  lui,  point 
de  ces  fonctions ,  point  de  ces  grades  hiérarchiques  qui  au- 
raient pu  flatter  la  vanité  de  quelques-uns  de  ses  prosé- 
lytes; il  ne  leur  demandait  d'autres  soins  que  de  recueillir 
les  ofl"randcs  ;  le  reste  dépendait  de  sa  volonté  seule.  Son 
gouvernement  ecclésiastique  était  un  despotisme  absolu.  Il 
admettait  ou  rejetait  les  candidats,  et  les  expulsait  en  leur 
reiiranl  à  la  première  distribution  le  billet  du  sacrement. 
Tout  en  nourrissant  leur  orgueil  spirituel,  il  les  maintenait 
dans  un  état  de  soumission  intellectuelle  ;  leur  rappelant  fré~ 
quemment  qu'il  leur  était  impossible  de  comprendre  sans 
son  aide  le  sens  des  Ecritures  :  parce  qu'il  avait  seul  reçu  une 
incontestable  vocation,  non  pas  seulement  pour  assurer  leur 
salut  dans  l'autre  monde,  mais  encore  pour  le  ministère  des 
autels  en  celui-ci. 

Huntington  était  un  homme  d'un  respectable  embonpoint  > 
avec  de  petits  yeux ,  une  fossette  au  menton  ;  il  trônait  dans 
une  chaire  très  élevée,  se  distinguait  par  un  débita  lui,  et  prê- 
chait sans  la  moindre  apparence  d'enthousiasme.  Pendant  les 
chants,  avant  le  sermon  ,  il  restait  tranquillement  assis  ,  les 
yeux  baissés  ,  méditant  sans  doute  ce  qu'il  allait  dire.  II  ne 
faisait  aucun  geste  ,  mais  il  avait  l'habitude  ou  la  manie  de 
passer  son  mouchoir  d'une  main  à  l'autre  en  parlant.  Jamais 
il  ne  déclamait  emphatiquement,  jamais  il  ne  forçait  sa  voix, 
qui  était  claire  et  agréable  ;  elle  s'était  de  plus  en  plus  ve- 
loutée, dans  ses  dernières  années,  en  passant  par  un  gosier 
chaudement  cravaté  ;  car  le  Docteur,  comme  s'appelait  quel- 


DE  l'angleterre.  285 

quefois  le  Pécheur  Sauvé ,  ne  se  refusait  aucun  des,  signes 
extérieurs  de  l'aisance.  Quand  il  voulait  prêter  un  sens  em- 
phatique à  ses  paroles,  il  l'indiquait  par  un  hochement  de 
tête  significatif,  et  ses  auditeurs  n'en  perdaient  pas  une  syl- 
labe ,  car  ils  étaient  tout  oreilles.  Ses  sermons  nous  paraissent 
à  nous  démesurément  longs,  ce  qui  prouve  qu'il  était  de 
bonne  foi ,  car  certainement  s'il  s'était  donné  un  peu  moins 
de  peine ,  quelque  dévots  que  fussent  ses  auditeurs,  ils  ne 
lui  en  auraient  pas  su  mauvais  gré.  Il  avait  à  son  service 
une  telle  abondance  de  textes ,  que  la  plus  riche  mémoire 
n'aurait  pu  suffire  à  les  lui  suggérer.  Il  avait  probablement 
recours  à  quelque  moyen  artificiel  de  mnémonique ,  et 
Southey  prétend  qu'il  faisait  grand  usage  de  l'ouvrage 
d'Alexandre  Cruden ,  intitulé  :  Concordance  complète  de 
l'Ancien  et  du  ]S oiweau-Testament  (1).  Ses  prières  ne 
ressemblaient  pas  mal  à  des  centons  de  phrases  bibliques , 
et  il  les  tirait  probablement  aussi  de  la  même  compilation. 
Combien  le  pauvre  Alexandre  d'Aberdeen  aurait  été  fier,  s'il 
avait  pu  deviner  que  ses  livres  deviendraient  le  manuel  d'un 
prophète ,  ou  plutôt  combien  cette  révélation  lui  eût  fait  sentir 
amèrement  le  caprice  des  hommes,  qui  enferment  aujour- 
d'hui un  saint  à  Bieihnal-green  comme  fou ,  et  demain  en  in- 
tronisent un  autre  dans  une  belle  chapelle ,  en  lui  criant  : 
Hosanna  I 

En  vieillissant,  le  Pécheur  Sauvé  jetait  quelquefois  un  re- 
gard inquiet  autour  de  lui ,  et  il  s'affligeait  de  penser  que 
ses  facultés  pourraient  s'affaiblir.  Cette  crainte  troublait  son 
repos,  et  c'était  pour  lui  une  véritable  tentation.  «  Sans  ce 
chagrin,  écrit-il  dans  ses  œuvres,  vous  pouvez  me  croire, 
lorsque  je  vous  dis  que,  méprisé  et  méprisable  comme  je  suis. 
Dieu  sait  que  je  n'envie  pas  même  la  place  des  anges  de  Dieu 

(1)  A.  Cruden  était  un  ministre  d'Lcosse  qui,  ayant  voulu  fonder  aussi  un 
secte,  n'avait  réussi  qu'à  se  faire  enfermer.  Il  a  publié  le  récit  de  sa  détention 
sous  le  titre  d'Aventures  d' Alexandre-U'Correcteur, 


586  SECTES   DISSIDENTES 

dans  Le  ciel  ;  encore  moins  y  a-t-il  sur  la  terre  un  être  humain 
dont  je  voudrais  désirer  la  félicité  ou  avec  qui  je  changerais 
de  sort.  »  Que)  mélange  d'humilité  et  d'orgueil  !  Soyons  jus- 
tes, néanmoins;  Huniington  est  quelquefois  touchant,  quel- 
quefois même  sublime  dans  les  passages  où  il  entretient  ses 
amis  de  ses  infirmités  croissantes ,  et  console  ceux  qui  comme 
lui  commençaient  à  fléchir  sous  le  faix  des  ans. 

Dans  une  lettre  où  il  raconte  qu'on  l'a  laissé  de  côté  toute 
une  semaine ,  et  se  plaint  d'être  encore  bien  faible ,  il  ajoute  : 
«  Chaque  jour,  je  suis  averti  qu'il  faut  quitter  cette  demeure 
d'argile  :  j'ai  eu  beau  y  dépenser  du  plâtre ,  des  monceaux  de 
matériaux  et  du  badigeon ,  la  peste  est  dans  la  maison ,  la 
lèpre  est  dans  les  murailles,  la  triste  contagion  s'étend  de  plus 
en  plus,  il  faut  donc  que  la  maison  tombe,  yy  II  dit  ailleurs  : 
«Mon  souffle  s'épuise,  mon  huile  diminue,  ma  cruche  est 
vide,  mon  cœur  est  glacé,  mon  vieil  homme  vit  encore,  et 
le  diable  n'est  pas  oisif.  »  Enfin ,  voici  ce  qu'il  écrivait  à  son 
vieux  ami  Baker  ,  plus  souffrant  que  lui ,  et  qui  se  plaignait 
avec  plus  de  raison  encore  de  ces  symptômes  qui  annon- 
cent aux  vieillards  leur  fin  prochaine.  «  Oh  !  que  ne  sommes- 
nous  arrivés  sains  et  saufs  dans  celle  céleste  contrée ,  où  les 
habitans  ne  disent  plus  :  je  suis  malade  ,  où  il  n'y  a  plus  de 
froid  ni  de  chaud. ..«Puis  se  comparant  à  un  vieux  soldat  qui, 
après  la  victoire,  va  recevoir  le  prix  de  ses  blessures  :  «je  suis 
fâché ,  mon  pauvre  ami ,  que  vous  soyez  retombé  dans  votre 
ancienne  infirmité;  mais  il  nous  faut  finir  d'une  façon  ou 
d'une  autre.  Pour  ce  qui  vons  regarde,  vous  devez  vous 
féliciter  :  Dieu  ne  vous  a  pas  précipité,  comme  dit  Job, 
semblable  à  un  arbre  déraciné  par  l'orage  ;  il  ne  vous  a  pas 
emporté  dans  une  tempête  de  nuit  :  vous  avez  été  cueilli 
doucement,  et  non  arraché  à  la  hâte.  Dieu  a  détaché  une  à 
une  les  toiles  de  votre  tabernacle...  Oh  !  quel  bonheur  ce  doit 
être  de  passer  d'un  corps  frappé  de  mort  à  une  plénitude  de 
vie,  d'un  lit  de  malade  aune  éternelle  santé!  » 

Le  pauvre  Baker  était  un  homme  de  bien,  honnête,  prii- 


DE  l'angleterre.  287 

dent  et  bon,  mais  une  de  ces  imaginations  délicates,  qui 
tremblent  au  moindre  scrupule.  A  sa  dernière  heure  pourtant, 
il  fut  plein  d'espérance  et  de  paix  :  il  mourut  en  répétant  ces 
paroles  du  prophète  Joël  :  <t  Que  les  faibles  disent  que  je  suis 
fort.  »  Huntington  ne  survécut  pas  long-temps  à  son  meilleur 
ami.  Il  mourut  en  1813,  à  Tunbridge-Wells.  Il  avait  préparé 
son  épilaphe  et  la  voici ,  véritable  déclaration  de  guerre  aux 
incrédules  qui  se  permettraient  de  nier  sa  mission  : 

ICI  GÎT  LE  CHARBONNIEa 

AIMÉ  DE   SON  DIEU,    MAIS  ABHOKRÉ  DES  HOMMES. 

XE   JOGE  OMNISCIENT 

AUX  GRANDES  ASSISES  RATIFIERA  ET 

CONFIRMERA    CELA 

TOUR  LA   CONFUSION    DE  PLUSIEURS; 

CAR   l'aNGLETERRE  et  SA  MÉTROrOLE  CONNAITRONT 

qu'il  y  A  eu  un  prophète 

PARMI  EUX. 

Il  fut  enseveli  à  Lewes,  dans  un  terrain  attenant  à  la  cha- 
pelle d'un  de  ses  disciples.  Il  avait  désiré  qu'aucun  sermon 
funèbre  ne  fût  prêché  à  cette  occasion,  et  qu'on  ne  prononçât 
aucun  discours  sur  sa  tombe.  On  suivit  ses  intentions. 

Huntington  écrivait  quelquefois  en  vers  ;  mais  sa  muse  ne 
l'inspirait  pas  aussi  bien  que  celle  de  Bunyan,  dont  il  est  un 
des  pires  imitateurs.  Il  était  du  moins  docile  à  la  critique , 
lui  qui  ne  reconnaissait  pas  de  supérieur.  Ses  œuvres  com- 
plètes attestent  qu'il  corrigeait  sa  poésie  avec  une  patience 
scrupuleuse.  Ainsi  son  premier  poème  est  reproduit  avec 
d'importans  changemens.  Le  sujet  est  une  allégorie,  une  es- 
pèce de  voyage  spirituel.  Il  nous  apprend  qu'il  l'avait  composé 
lorsqu'il  portail  encore  du  charbon ,  et  qu'outre  les  fautes  du 
poète,  il  est  forcé  de  raturer  celles  de  l'imprimeur.  «  N'ayant 
jamais  été  sur  mer,  mon  style,  dit-il,  sentait  plus  la  théologie 
que  la  langue  maritime.  Avant  de  le  réimprimer,  je  suis  allé  à 
Chatham ,  visiter  en  détail  un  vaisseau  de  première  classe.  » 
Dans  cette  production  mystique,  l'auteur  monte  à  bord  du 


288  SECTES   DISSIDENTES 

navire  nommé  Grâce  vive ,  capitaine  Je'sus-Chrîst  ^  et  en 
charge  pour  la  ville  de  Sion.  Il  double  le  Cap  de  Bonne- 
Espérance,  mais  en  vue  du  port  il  est  attaqué  et  pris  par  le 
corsaire  Dissolution,  capitaine  ZaiWor^  Heureusement  après 
le  combat,  le  tonnerre  tombe  sur  la  Dissolution  et  la  brise 
depuis  le  pont  jusqu'à  la  quille  :  alors  La  Mort,  «à  sou  grand 
déboire,  » 

Avale  l'eau  salée  en  guise  d'émélique. 

Ce  qu'il  y  a  de  mieux  peut-être  dans  les  vingt  volumes  du 
Pécheur  Sauvé,  c'est  sa  correspondance  avec  ses  prosélytes. 
On  y  voit  que  son  troupeau  se  recrutait  principalement  parmi 
ces  chrétiens  long-temps  indifférens,  ou  parmi  ces  âmes  sans 
religion  qui  n'auraient  pas  osé  s'adresser  avec  la  même  con- 
fiance au  clergé  régulier.  Le  Pécheur  Sauvé ,  prenant  la 
peine  d'entrer  dans  le  détail  de  leurs  petites  misères,  comme 
aurait  ftiit  un  prêtre  catholique,  donnait  hardiment  ses  con- 
seils, tantôt  exhortant  avec  onction,  tantôt  menaçant,  mais 
toujours  sûr  de  produire  de  l'effet,  parce  qu'il  témoignait 
un  intérêt  réel  à  ses  plus  humbles  correspondans.  Une  dévote 
iusque-là  très  assidue  à  sa  chapelle,  lui  ayant  écrit  qu'elle 
allait  se  marier  avec  un  homme  non  encore  converti,  voici 
sa  réponse  :  «  Ma  fille  dans  la  foi  ;  j'ai  reçu  la  vôtre  et  l'ai  lue 
avec  indignation  :  il  n'y  a  que  deux  familles  dans  le  monde  : 
les  enfans  de  Dieu  et  les  enfans  du  diable.  Si  une  fille  de  Dieu 
épouse  un  fils  de  Bélial,  elle  devient  la  bru  du  diable,  et  par 
cet  infâme  trafic,  elle  cherche  à  établir  une  parenté  entre 
le  Très-Haut  et  Satan.  Quoi  donc!  n'existe-t-il  pas  un  fils 
d'Israël  qui  veuille  satisfaire  ton  désir,  que  tu  doives  aller 
prendre  un  époux  parmi  les  incirconcis?  Tous  les  fléaux, 
toutes  les  persécutions ,  tous  les  malheurs ,  toutes  les  capti- 
vités qui  poursuivent  Israël  dans  la  terre  de  Chanaan,  com- 
mencèrent par  ces  mariages  mal  assortis.  Dieu  a  présenté  le 
fatal  mariage  de  Samson  comme  un  exemple  à  tous  les  croyans. 


DE  l'aîvgleterre.  289 

Mais  si  les  affections  sont  sellées  sur  un  âne  ,  tu  iras  toujours 
en  avant ,  à  moins  que  le  glaive  de  Dieu  n'ëiincelle  dans  ton 
chemin.  Je  vous  ai  montré  la  parole  du  Seigneur  qui  est  le 
glaive  de  l'esprit ,  et  si  vous  vous  jetez  sur  la  pointe  de  ce 
glaive  ,  attendez-vous  à  avoir  le  cœur  percé  de  mille  cha- 
grins. Vous  dites  que  votre  futur  est  un  homme  riche  ;  mais 
sa  richesse  provient  de  la  racine  maudite  de  la  cupidité. 
Quant  à  sa  beauté ,  ce  n'est  qu'une  peau  superficielle  à  la 
merci  d'une  fièvre.  Jacob  paya  cher  pour  avoir  désiré  ce  bien 
périssable.  Vous  croyez  ,  franchement ,  qu'il  se  convertira  à 
Dieu. Oui,  chose  vraisemblable  que  Dieu  convertisse  un  homme 
pour  satisfaire  vos  désirs  ,  et  nourrir  votre  rébellion  contre 
sa  parole.  Hélas  !  où  ne  courra  pas  une  folle  femme  quand 
sa  concupiscence  s'est  allumée  ,  et  qu'on  la  laisse  regimber 
contre  le  Christ  ?  Vous  dites  que  le  futur  vient  avec  vous  en- 
tendre l'évangile  et  qu'il  l'approuve  :  sans  aucun  doute  ;  et  il 
paraîtra  ainsi  fort  enchanté  tant  que  votre  cadavre  sera  per- 
ché à  sa  droite.  » 

Il  est  plus  indulgent  pour  un  jeime  frère  qui  le  consulte , 
pour  savoir  s'il  doit  épouser  une  prostituée  convertie,  (c  Qu'im- 
porte ce  qu'elle  a  été  ,  dit-il  ;  si  notre  précieux  Rédempteur 
l'a  épousée  ,  vous  pouvez  l'épouser  vous  -  même  ,  parce 
que  vous  vous  aimez.  Sainte  Madeleine  a  fait  une  bonne 
*emme.  » 

On  voit  que  ses  prosélytes  n'avaient  pas  de  secrets  pour 
leur  père  spirituel.  Dans  le  nombre ,  il  y  on  avait  qui  l'ado- 
raient comme  un  saint  sur  terre  ,  et  il  cite  complaisammeni 
la  lettre  de  cet  insensé  qui  vit  de  ses  yeux  une  étoile  briller 
sur  sa  tète  pendant  qu'il  prêchait.  «  De  pareilles  visions 
viennent  de  l'esprit  de  Dieu ,  »  dit-il.  Dans  les  lettres  à-la-fois 
sprituelles  et  naïves  ,  attribuées  en  1807,  parSouthey,  à  im 
voyageur  espagnol ,  don  Manuel  Espriella  prétend  que  le  Pé- 
cheur Sauvé  a  été  indirectement  prédit  par  saint  Jérôme  ,  qui 
e  désigne  en  faisant  ce  portrait  d'un  sectaire  de  son  temps  : 
A  utè  nudo  eras  pede ;  modo  non  solum  calceato sed  omatO' 


290  SECTES   DISSIDENTES   DE  L' ANGLETERRE . 

tune  -pexâ  tunicâ  et  nigrâ  tiiberculâ  vestiebaris  ,  sordi- 
datus  et  putridus ,  et  callosam  opère  gestitans  manum, 
mine  lineis  et  sericis  vestibus  et  atrabatum  et  Laodiceœ 
indunientis  ornatus  incedis  ;  rubent  buccœ  ,  nitet  cutis, 
comœ  in  occipitimn  frontemque  tornantur  ,  protensus  est 
aqualiculusy  insurgunt  hutneri ,  turget  guttur,  et  de  obe- 
sis  faucibus  vix  suffocata  verba  promuntiir.  (1) 

Depuis  la  mort  de  cet  homme  remarquable ,  les  Hunting- 
toniens  n'ont  pas  augmenté  dans  la  même  proportion  que  les 
autres  sectaires  calvinistes.  Cependant ,  il  y  a  maintenant  à 
Londres  ,  trois  chapelles  consacrées  à  la  tradition  de  sa 
doctrine. 

(  Quarterly  Âeview.y 

(1)  Auparavant  lu  allais  nu-pieds;  aujourd'hui  lu  portes  des  souliers  élé- 
gans.  Autrefois  sale  et  blême ,  couvert  d'une  noire  tunique  et  d'une  chemise  de 
la  même  couleur,  tu  tendais  une  main  calleuse  aux  passans;  aujourd'hui  tu  te 
pavanes  sous  des  vêtemens  de  fine  toile  et  de  soie,  sous  les  tissus  de  Laodicée. 
Tes  joues  sont  vermeilles;  ta  peau  luisante,  tes  cheveux  relevés  sur  le  front 
et  l'occiput;  ton  ventre  s'arrondit;  tu  fais  le  gros  dos;  ta  gorge  s'enfle  et  ta 
voix  sort  avec  peine  de  ta  bouche  empâtée. 


ÔCimï=7ltt&, 


NOUVELLE   ECOLE 
DE  PEINTURE  DE  DUSSELDORFF. 


scsADow,  directeur.  —  lessikg.  —  uubnek.  —  BEWDEjiAifN.  —  hildebrand. 

S0H:N'.  SCHROEUTER.  SlILKE.   JORDAN.  TISTORIUS. 

L'art ,  commo  la  poésie  et  la  philosophie  en  Allemagne  ,  a 
suivi  une  route  mystérieuse  et  lente ,  dont  les  lointains  replis 
et  les  savantes  sinuosités  ne  ressemblent  en  rien  à  ce  déve- 
loppement rapide  ,  à  cet  élan  fougueux,  des  arts  méridionaux. 
On  trouve  dans  l'art  allemand  une  profondeur  mystique  ,  une 
foi  sincère  ,  une  pureté,  une  noblesse  d'intention  et  une  étude 
de  détails  auxquels  parviennent  difficilement  les  artistes  des 
pays  qui  passent  pour  mieux  favorisés. 

Telle  a  été  la  magnilique  apparition  de  l'école  de  musique 
allemande ,  si  énergique  et  si  puissante  ;  apparition  surpre- 
nante à  l'époque  où  tout  le  monde  pensait  qu'il  n'y  avait  de 
musique  et  ne  pouvait  se  former  d'école  musicale  ailleurs 
qu'en  Italie.  Tel  a  été,  plus  récemment  ,  le  développement 
moderne  des  arts  graphiques  dans  la  môme  contrée  :  seconde 
jeunesse  ,  second  printemps  couvert  de  fleurs  brillantes  ,  et 
qui  a  laissé  bien  loin  derrière  lui  la  décrépitude  de  l'art  ita- 
lien,  jadis  honoré  par  les  noms  de  Raphaël  et  du  Titien ,  flétri 
aujourd'hui  par  la  médiocrité  de  Camuccini  et  de  ses  égaux. 

L'une  des  plus  fécondes  écoles  de  peinture  que  rAllemagnc 
moderne  a  créées  ;  l'un  des  grands  foyers  de  cette  civilisation 
artistique  ,  c'est  l'école  de  Dusseldorlî.  Elle  a  été  jadis  sou- 


292  NOUVELLE   ÉCOLE 

mise  à  la  direction  alternative  deMosler,  homme  instruit,  et 
du  o^rand  Cornélius.  Aujourd'hui ,  dirigée  par  l'autorité  uni- 
que du  célèbre  Schadow  ,  elle  présente  un  groupe  d'artistes 
aussi  intéressant  qu'extraordinaire,  et  sur  lequel,  sans  doute 
ù  cause  de  sa  modestie,  l'Europe  daigne  à  peine  abaisser  ses 
regards. 

Sur  les  bords  du  Rhin  s'élève  un  vaste  bâtiment  carré,  d'une 
architecture  fort  simple  et  très  régulière  ;  le  calme  y  règne  et 
l'environne.  Le  rez-de-chaussée  est  consacré  à  la  bibliothè- 
que ;  aux  salles  d'étude  ,  et  à  quelques  logemens  ;  au  premier 
étage  se  trouvent  les  ateliers ,  formés  d'une  succession  de 
grandes  pièces  à  fenêtres  cintrées ,  qui  versent  des  flots  de 
lumière.  Le  génie  tutélaire  ,  le  père  de  ce  couvent  d'artistes, 
c'est  Schadow,  qui  a  établi  son  atelier  au  premier  ,  dans  une 
pièce  qui  fait  face  au  grand  escalier.  Autour  de  lui  se  grou- 
pent ses  plus  intimes  amis  :  Deger  et  Kœler  ;  Deger  ,  son  con- 
solateur et  son  fidèle  Achate;  Kœler,  qui  lui  doit  sa  carrière 
d'artiste.  A  des  distances  plus  ou  moins  éloignées  ,  travaillent 
des  hommes  de  talent ,  qui  se  sont  réunis  deux  par  deux  ;  le 
savant  Hubner  avec  son  beau-frère  Bendemann  ;  Siilke,  in- 
stallé avec  Deger  ;  Sohn  avec  Lessing  et  Sadter  ;  Kœler  avec 
Sonderland;  Relhel  avec  Reinick  ;  Hildebrandt  avec  d'Oer. 
Au-dessus  ,  dans  des  pièces  qui  reçoivent  le  jour  d'en-haut, 
sont  les  ateliers  de  Schirmer  ,  avec  Achenbach  et  ses  autres 
élèves.  La  vie  la  plus  simple  ,  les  goûts  les  plus  modestes  ,, 
l'intimité  la  plus  fraternelle ,  font  de  ce  monastère  sans  austé- 
rité, maisnon  sans  enthousiasme,  une  singularité  curieuse, 
unique  dans  l'histoire  des  arts.  Tous  les  habitans  de  l'Acadé- 
mie se  consultent  mutuellement;  cette  bonhomie  allemande, 
qui  n'exclut  pas  le  génie  ,  préside  aux  rapports  des  artistes 
entre  eux.  Schadov^,  quoique  maître  et  fondateur  ,  reçoit  les 
avis  de  Hubner,  dont  il  estime  le  jugement  solide  et  les  études 
réfléchies.  Il  n'a  pas  moins  de  déférence  pour  les  jeunes 
peintres  qui  l'environnent  et  qu'il  dirige  avec  une  bonté  toute 
paternelle. 


DE    PEINTURE   DE   DUSSELDORFF.  293 

Leurs  mœurs,  leur  langage,  leurs  relations  ont  quelque 
chose  de  touchant  par  la  simplicité.  Ils  ignorent  le  luxe  et 
ne  font  pas  spéculation  de  leurs  tableaux.  Le  jeu  de  quilles 
les  charme  ;  l'entretien  du  soir ,  le  pot  de  bière  et  la  pipe  al- 
lemande composent  leurs  voluptés  les  plus  aimées.  Le  stock- 
hamchen ,  chambre  spéciale  qui  leur  sert  souvent  de  lieu 
de  réunion  ,  est  témoin  de  débats  presque  puérils,  de  discus- 
sions plus  capricieuses  que  savantes ,  et  de  lazzis  plus  grotes- 
ques que  malins.  Danscette  école  tout  allemande,  la  douceur 
et  la  paix  ont  leur  asile;  l'humilité  sentimentale  n'y  est  point 
méprisée  ;  personne  ne  se  montre  intolérant  et  fougueux.  Rien 
n'y  rappelle  les  arts  italiens  si  jaloux  ,  si  siuiguinaires  ,  si 
violens  ;  ni  l'époque  étrange  où  chaque  artiste  portait  la  da- 
gue ;  où  Cellini  payait  une  plaisanterie  d'un  coup  de  poi- 
gnard ;  où  le  Giorgion  armait  sa  poitrine  d'une  cuirasse  , 
avant  d'aller  peindre  une  fresque  ;  où  l'Espagnolel  menaçait 
la  vie  du  Dominiquin  et  le  forçait  de  quitter  Naples.  La  fra- 
ternité des  arts  se  montre  à  Dusseldorff  sous  des  couleurs 
bourgeoises  ,  sans  doute  ,  mais  intéressantes.  Tantôt  le  pay- 
sagiste se  charge  de  peindre  les  arbres  dans  le  tableau  de  son 
camarade  ;  tantôt  le  peintre  d'histoire  corrige  les  figures  du 
paysagiste  ;  un  jeune  peintre  pose  ponr  une  des  figures  du  ta- 
bleau historique  de  son  confrère.  Souvent,  par  une  fantaisie 
plus  étrange  encore ,  les  étoffes  sont  d'une  main  ,  les  têtes 
d'une  autre  ,  et  l'architecture  d'une  troisième.  A  Dusseldorff 
quand  les  plus  habiles  et  les  plus  célèbres  ont  réalisé  de  trois 
à  quatre  mille  francs  au  bout  de  l'année,  ils  s'estiment  heureux. 

Au  milieu  de  cette  association  si  curieuse  ,  c'est  Schadow 
(|ui  sert  de  guide  et  de  modèle.  Hubner  joue  le  rôle  du  cri- 
tique et  de  l'homme  de  goût;  Lessing,  peintre  mélancolique 
influe  sur  la  tendance  morale  et  passionnée  des  productions 
de  l'école  ;  Ilildebrandt  est  surtout  remarquable  par  la  naï- 
veté; Stilke  et  Bendemann  parla  majesté  du  style  et  sa  pureté. 
Ce  qui  caractérise ,  en  général ,  cette  école ,  c'est  une  harmo- 
nie un  peu  voilée  ;  un  coloris  sfumalo  ;  peu  de  prétention- 

VI. — k"    SÉRIE.  19 


NOUVELLE    ECOLE 

le  dédain  des  effets  étourdissans  et  des  efforts  emphatiques  ; 
une  sensibilité  vraie ,  intime  et  rêveuse  ;  une  exécution  con- 
sciencieuse ;  quelque  chose  de  naïf  et  d'étudié,  digne  de  l'Al- 
lemagne. Ces  artistes  cherchent  bien  plutôt  la  profondeur  que 
l'éclat,  noble  dévoùmeut  à  la  simplicité  de  l'art,  qui  a  dû  con- 
tribuer beaucoup  à  les  maintenir  dans  une  demi-obscurité. 

Charles  Théodore,  électeur  palatin  de  Bavière,  fonda,  en 
1767  ,  d'après  les  conseils  de  Lambert  Krahe  ,  l'Académie  de 
Dusseldorff.  Déjà,  en  1700,  l'électeur  palatin  Jean-Guillaume 
avait  fait  construire  le  bâtiment  dont  nous  avons  parlé  ;  bâti- 
ment consacré  primitivement  à  une  galerie  de  tableaux  juste- 
ment célèbre.  L'Académie  y  fut  transférée  en  1720  :  la  dota- 
tion de  cette  dernière  est  aujourd'hui  d'environ  8000  écus, 
dont  7000  sont  prélevés  sur  le  budget  de  l'enseignement  du 
grand-duché  de  Berg.  En  1790 ,  Krahe ,  directeur  de  la  gale- 
rie, mourut,  et  eut  pour  successeur  Pierre  Langer,  qui  con- 
serva ce  titre  et  celte  place  jusqu'en  1806.  Alors  la  galerie  de 
tableaux  fut  transférée  à  Munich»  Langer  la  suivit.  Treize 
années  se  passèrent  sans  que  l'Académie  eût  un  directeur , 
et  le  bâtiment  fut  occupé  par  les  tribunaux. 

En  1819  ,  Pierre  Cornélius,  de  Dusseldorf,  fut  chargé  de 
réorganiser  l'établissement  :  travail  qu'il  ne  put  commencer 
qu'en  1821  ,  avec  le  secours  du  professeur  Mosler.  Appelé, 
en  1825  ,  à  Munich,  pour  terminer  les  grandes.fresques  qui 
ont  mis  le  sceau  à  sa  réputation  ,  Cornélius  laissa  aux  mains 
de  Schadow  ,  qui  venait  d'arriver  à  Dusseldorff ,  l'accomplis- 
senient  de  celte  régénération  commencée.  La  plupart  des 
élèves  de  Cornélius  l'accompagnèrent  à  Munich ,  et  Schadow 
resta  environné  de  ses  propres  élèves  ,  dont  le  noyau  pri- 
mitif ne  cessa  plus  de  s'augmenter.  Tandis  que  la  peinture  à 
fresque  recevait  à  Munich  ,  de  Pierre  Cornélius  ,  l'impulsion 
grandiose  qui  s'est  continuée  de  nos  jours ,  la  peinture  à 
l'huile  florissait  à  Dusseldorff,  sous  la  direction  de  Schadow, 
secondé  par  les  brillans  artistes  dont  nous  avons  cité  les 
noms.  Schadow  lui-même  a  développé  ses  principes  théoré- 


DE  PEINTURE  DE  DUSSELDORFF.  295 

tiques  dans  un  excellent  petit  volume ,  intitulé  :  Pensées  sur 
V Education  du  Peintre ,  ou  d'un  véritahle  esprit  critique  , 
relativement  aux  heaux-arts . 

Il  pose  en  principe  que  ,  chez  tous  les  vrais  talens  que  la 
nature  destine  aux  arts  graphiques,  la  faculté  de  l'imitation 
se  révèle  de  très  bonne  heure,  et  qu'il  faut  commencer  par 
imposer  à  l'élève  une  tâche  très  facile.  Il  veut  que  l'on  mêle  à 
la  copie  de  l'antique  celle  de  figures  animées,  pour  que  l'élève 
joigne  à  la  régularité  la  liberté,  et  corrige  la  raideur  de  la 
statuaire  par  l'étude  et  l'imitation  des  mouvemens  faciles, 
souples  et  ondoyans ,  que  l'on  chercherait  vainement  ailleurs 
que  dans  le  modèle  vivant.  La  combinaison  d'une  certaine 
idéalité  calme,  que  les  anciens  ont  merveilleusement  réalisée, 
et  de  l'indépendance  qui  s'attache  aux  formes  vivantes,  na- 
turelles, agissantes,  est,  aux  yeux  de  Sehadow,  la  seule 
source  vraie  de  l'inspiration  et  du  talent.  Il  pense  aussi  que 
chaque  élève  possède  une  manière  spéciale  d'apercevoir  la 
nature ,  et  que  le  maître  doit  deviner  cette  manière,  la  faire 
naître  pour  ainsi  dire,  au  lieu  de  forcer  l'élève  à  copier  ser- 
vilement des  tableaux  tout  entiers  de  grands  maîtres,  ta- 
bleaux qui  s'éloignent  souvent  du  style  personnel  de  l'artiste 
commençant.  Il  établit  que  tout  jeune  artiste  qui,  dès  ses 
premières  études,  ne  se  sent  pas  irrésistiblement  poussé  vers 
la  création  ,  ne  produira  jamais  rien  de  grand  ;  mais  que  des 
succès  peuvent  lui  être  réservés  encore  dans  les  genres'se- 
condaires,  par  exemple,  dans  l'imitation  habile  de  la  nature 
morte  :  genre  vers  lequel  on  doit,  s'il  faut  en  croire  Sehadow, 
diriger  toutes  les  facultés  d'un  ordre  inférieur.  Il  insiste  sur 
l'élude  du  nu,  même  pour  les  tableaux  les  plus  encombrés  de 
draperies,  et  sur  l'observation  de  la  nature,  même  vulgaire, 
comme  indispensable  pour  arriver  à  un  idéal  qui  ne  soit  pas 
chimérique  et  faux.  Il  attribue  le  plus  grand  prix  à  l'origina- 
lité du  premier  jet ,  et  ne  veut  pas  qu'un  maître  eu  efface  la 
rudesse  créatrice  ,  sous  prétexte  d'en  corriger  la  rudesse 
grossière  et  l'àprelé  disgji-acieuse.  Sehadow  estime  parlicu- 

19. 


296  NOUVELLE    ÉCOLE 

lièremenl  l'anatomie  ;  il  demande  qu'au  lieu  d'asservir  à  une 
seule  manière ,  nécessairement  uniforme,  on  étudie  et  l'on 
serve  le  génie  particulier  de  chaque  artiste.  Il  ne  veut  pas 
que  les  élèves  entassent  ébauche  sur  ébauche ,  esquisse  sur 
esquisse  :  il  convient  de  l'importance  de  l'exécution ,  et  re- 
pousse l'opinion  de  ceux  qui  supposent  qu'une  création  fou- 
gueuse ,  à  peine  indiquée  sur  la  toile  ou  le  papier,  suffit  à  la 
gloire  d'un  peintre.  On  voit  que  l'école  de  Schadow  est  une 
école  d'éclectisme  et  de  raison  ;  n'admettant  aucun  extrême , 
ne  posant  comme  loi  aucune  exagération.  Il  se  rapproche 
beaucoup  de  Léonard  de  Vinci ,  pour  lequel  Schadow  pro- 
fesse, en  effet,  l'enthousiasme  le  plus  vif.  Ce  désir  de  per- 
fection, cette  critique  lumineuse,  cette  sagacité  pratique 
nous  semblent  s'élever  beaucoup  au-dessus  des  hypothèses 
de  Mengs  et  d'Azara.  Schadow  est  moins  préoccupé  du  gran- 
diose que  de  l'harmonie;  il  croit  que  l'on  ne  peut  espérer 
aucun  progrès  de  l'exagération ,  de  la  présomption,  de  la  dé- 
bauche ;  il  a  foi  dans  la  puissance  de  l'élude  ;  il  veut  allier  le 
réel  et  l'idéal.  Cette  facilité  vaine ,  cet  éclat  de  coloris  qui 
procède  par  taches  et  non  par  nuances ,  lui  semble  digne  de 
mépris  et  non  d'intérêt.  L'abus  des  effets  brillans  lui  déplaît  ; 
il  a  horreur  de  la  manière  ;  il  cherche  à  puiser  son  succès 
dans  les  émotions  intimes.  Ses  élèves  ont  moins  aspiré  à  la 
grandeur  idéale  et  à  la  sublimité  religieuse  des  peintres  ita- 
liens ,  qu'à  une  grâce  tout  allemande ,  mêlée  de  sensibilité  , 
à  une  candeur  pleine  d'amour  et  souvent  de  noblesse,  enfin 
à  une  consciencieuse  et  profonde  élude  des  détails  et  de  l'en- 
semble. 

Frédéric-Guillaume  Schadow,  qui,  depuis  sept  années, 
dirige  l'Académie  de  Dusseldorff ,  et  dont  les  élèves ,  depuis 
quatre  années  seulement,  ont  attiré  l'attention  publique,  est 
ué  à  Berlin ,  en  1789 ,  et  a  reçu  de  son  père  les  premières  le- 
çons de  dessin ,  de  Weitsch  les  premières  leçons  de  peinture. 
Ses  éludes  d'art,  interrompues  par  la  guerre,  en  1806  et  1807, 
furent  ensuite  reprises  avec  zèle  et  persévérance  eu  1810.  Il 


DE    PEINTURE    DE   DUSSELDORFF.  297 

se  rendit  à  Rome  avec  son  frère  Rodolphe  Schadow,  que  deux 
statues  pleines  de  grâce  et  de  goût  rendirent  célèbre  comme 
sculpteur  :  la  Noueuse  de  sandales  et  la  Fileuse.  Un  ma- 
riage contracté  avec  une  jeune  Courlandaise  enrichit  Guil- 
laume ,  et  sa  vie  tout  entière ,  devenue  paisible  et  opulente , 
fut  dès-lors  consacrée  à  son  art  favori.  C'est  un  homme  réflé- 
chi ,  simple  et  tendre ,  qui ,  sous  une  apparence  de  froideur  et 
même  de  fierté,  cache  des  sentimens  généreux  et  honnêtes.  Son 
existence  est  absorbée  par  son  affection  pour  ses  élèves  et  par 
les  directions  paternelles  qu'il  leur  prodigue  :  rien  de  plus 
touchant.  Ame ,  centre ,  véritable  père  de  cette  réunion  inté- 
ressante ,  il  est  adoré  de  tous  ;  on  peut  croire  que  sans  lui  elle 
se  dissoudrait  en  peu  d'instans. 

Pour  la  puissance  créatrice  et  inventive ,   il  est  peut-être 
inférieur  à  Cornélius  et  à  Wach;  mais  une  imitation  profon- 
dément sentie  de  la  nature  le  distingue  par-dessus  tous.  Dans 
la  salle  Bartoldi ,  à  Rome ,  il  a  peint ,  à  côté  des  tableaux  de 
ses  deux  confrères,  deux  pages  historiques  :  le  So?ige  de 
Joseph  et  les  Frères  de  ce  dernier  rapportant  à  Jacoh  la 
robe  ensanglmitée   de  son   fils.    Célèbre   d'abord    comme 
peintre  de  portraits  ,  il  s'éleva  bientôt  jusqu'à  l'histoire  et  re- 
vint, en  1819,  à  Berlin,  où  son  talent  fut  reconnu  et  honora- 
blement employé.  Humboldt  lui  commanda  un  grand  tableau 
d'histoire  ;  le  prince  deHohenzollern  une  Madone  ;  et  le  théâ- 
tre une  grande  Bacchanale.  Il  fit  ensuite  beaucoup  de  por- 
traits remarquables  par  la  vérité  et  le  coloris;  puis  il  peignit 
les  Quatre  Evangélistes  pour  l'église  de  Werder  à  Berlin , 
ainsi  que  Y  Adoration  des  Bergers  et  le  Christ  avec  deux 
Evangélistes  ,  pour  l'église  de  Schulpforla.  Sa  réputation  ne 
cessait  pas  de  grandir  ;  mais  elle  doit  sou  principal  dévelop- 
pement à  la  célébrité  de  son  école.  Une  variété  aussi  singu- 
lière de  talens  dont  l'essor  se  trouvait  favorisé  et  l'énergie 
soutenue  par  la  liberté  que  Schadow   favorisait,  fil  pour 
ainsi  dire  explosion  dans  le  monde  des  artistes. 

Quant  à  ses  propres  œuvres,  elles  se  distinguent  par  la 


2%  NOUVELLE    ÉCOLi; 

suavité ,  la  grâce  et  l'harmonie.  On  y  trouve  quelque  chose 
de  cette  sage  facilité  de  pinceau ,  et  de  cette  naïveté  plus 
douce  que  sublime  qui  caractérise  Lesueur;  mais  l'effet  et 
le  coloris,  la  vigueur  des  tons  et  des  contrastes,  ont,  chez 
Schadow ,  quelque  chose  de  plus  brillant.  Il  faut  remarquer, 
parmi  ces  chefs-d'œuvre  :  le  Christ  à  Eimnaiis,  le  Christ 
sur  la  montagne  des  Oliviers ,  et  une  Charité  que  l'artiste  a 
rachetée  lui-même ,  parce  que ,  après  l'avoir  mise  en  loterie, 
il  eut  le  chagrin  de  la  voir  tomber  entre  les  mains  d'un  ap- 
préciateur vulgaire.  Un  caractère  grave,  religieux,  doux 
saûs  fadeur,  brille  dans  toutes  ces  compositions  :  rien  de 
disparate  ;  tout  y  est  d'accord;  tout  s'y  combine  et  s'y 
harmonise  ;  tout  y  respire  une  sympathie  délicieuse  et  pro- 
fonde. M.  Bendeniann,  banquier  de  Berlin,  a  fait  exécuter, 
par  Schadow  et  ses  élèves ,  un  tableau  de  famille  d'une  ex- 
trême curiosité  :  c'est  là  que  le  gendre  de  M.  Bcndemann , 
Hubner ,  a  été  peint  par  Schadow.  Dans  un  coin  ,  on  aperçoit 
Schadow  lui-même  et  son  élevé  Hildebrandt,  peints  pai'  Sohn; 
madame  Hubner  et  son  enfant  peints  par  Sobn  ;  madame 
Bcndemann  et  Sohn ,  par  îîildebrandl  :  symbole  délicieux  de 
«ette  réunion  d'artistes  liés  par  le  saint  amour  de  l'art.  Ja- 
mais le  possesseur  de  ce  cadre  précieux  n'a  voulu  permettre 
que  l'on  en  fit  aucune  copie  lithographiée  ,  gravée  ou  peinte. 
Celui  des  élèves  de  Sch;idow  qui  a  produit  le  plus  d'effet 
•sur  ses  jeunes  frères,  est  Lessing,  talent  variî,  plus  remar- 
quable par  l'élan  et  le  caprice  ,  que  son  maître  dont  le  mérite 

est  surtout  admirable  par  la  pureté  eX  l'accord  des  parties 
«ntre  elles.  Lessing  est  une  àme  énergique,  pénétrée  de  cette 
tristesse  vague  et  de  celte  pitié  pour  l'humanité,  qui  carac- 
lérise  si  bien  le  génie  allemand.  Une  mélancolie  mâle  et  grave 
respire  dans  ses  compositions;  tour-à-tour  paysagiste,  peintre 
46  genre,   de  portrait  et  d'histoire,   il  cherche  moins  l'ex- 

rême  pureté  du  style  que  l'expression  vigoureusement  ac- 
centuée des  seutimens  sombres  et  rêveurs.  II  y  a  chez  lui 
plus  de  passion  et  de  mélancolie  que  de  chasteté  religieuse. 


DE    PEIKTURE    DE    DUSSELDOFF.  S99 

Une  poésie  triste,  mystérieuse  et  profonde  semble  établir 
quelque  analogie  entre  son  talent  et  celui  de  Léopold  Robert. 
Ces  deux  peintres  produisent  par  des  moyens  très  simples 
des  effets  qui  ébranlent  l'àme  jusque  dans  ses  profondeurs. 
Jamais  de  point  d'exclamation  ni  d'interjection  académique 
dans  ces  ouvrages  si  bien  conçus  et  si  bien  pensés.  Les  poses 
sont  naïves  et  passionnées  ;  les  figures  sont  finement  et  pro- 
fondément senties.  On  voit  que  l'auteur  est  préoccupé  surtout 
des  émotions  et  des  douleurs  humaines ,  et  que  le  sentiment 
religieux  ne  lui  offre  pas  toujours  une  consolation  et  uiie 
compensation  suffisantes. 

Lessiiig  est  un  grand  et  beau  jeune  homme ,  à  la  chevelure 
blonde ,  au  regard  voilé,  au  teint  délicat ,  dont  la  physionomie 
s'empreint  d'une  défiance  mélancolique.  Calme  et  timide  eji 
apparence,  fier  et  passionné  dans  la  réalité;  bon  soldat  (car 
il  a  servi  quelque  temps)  ;  chasseur  déterminé  et  se  plaisant  à 
passer  des  journées  entières  dans  la  solitude  des  champs  et 
des  bois  avec  sa  poire  à  poudre  et  son  fusil  :  c'est  ainsi  qu'il 
s'est  représenté  lui-même  dans  un  charmant  portrait  en  pied  , 
dont  l'attitude  reproduit  très  bien  l'indolence  rêveuse  et  le 
laisser-aller  insouciant  d'où  il  ne  sort  par  intervalles  que  pour 
produire  des  chefs-d'œuvre.  Ce  portrait  offre  un  très  beau 
raccourci  qui  n'en  est  pas  le  seul  mérite.  Lessing,  étendu  sur 
un  lit  de  rochers,  la  casquette  abaissée  sur  les  yeux,  le  fusil 
à  la  main,  ajuste  négligemment  je  ne  sais  quelle  proie  qui 
se  trouve  au  loin  dans  la  plaine.  A  une  grande  distance  et  à 
une  grande  profondeur,  on  aperçoit  un  fleuve  qui  serpente  et 
dont  les  détours  capricieux  se  replient  jusqu'à  l'horizon. 
Lessing  aime  à  peindre  le  repos,  mais  un  repos  méditatif  : 
l'absence  du  mouvement  physique  favorisant  l'agiiaiion  de 
la  pensée.  C'est  aussi  ce  que  l'on  remarque  dans  son  Bri- 
gand au  milieu  d'un  paysage;  encore  même  nature  déserte, 
des  montagnes  tristes  qui  bordent  l'horizon ,  un  fleuve  errant, 
dont  le  sillon  d'argent  se  dépli(;  et  se  replie  a  travers  la  cam- 
pagne. Sur  une  élévation  qui  domine  une  vaste  et  melaucoU- 


300  NOUVELLE   ÉCOLE 

que  contrée,  un  homme  d'un  âge  mûr,  le  froni  appuyé  sur 
sa  main ,  profondément  rêveur ,  semble  contempler  à-Ia-fois 
la  solitude  qui  l'environne  et  le  désert  de  sa  vie.  Sa  main 
droite  s'appuie  sur  l'épaule  d'un  adolescent  endormi.  La  mi- 
santropie  amère  qui  a  dicté  les,  Brigands  de  Schiller  et  le  Cor- 
saire de  lord  Byron ,  préside  à  cette  composition  singulière. 
Un  Paysage  d hiver  ^  du  même  Lessing,  peut  être  aussi 
regardé  à  bon  droit  comme  l'un  des  plus  singuliers  chefs- 
d'œuvre  que  la  peinture  ait  produits.  L'auteur  n'y  a  guère 
employé  que  deux  tons ,  le  blanc  et  le  noir,  faibles  ressources 
avec  lesquelles  il  a  pénétré  l'âme  d'une  terreur  profonde.  Ja- 
mais l'hiver  n'a  été  caractérisé  d'une  manière  aussi  lugubre 
et  aussi  vraie  :  c'est  une  cour  de  couvent  qui  a  très  peu  d'é- 
tendue et  au  fond  de  laquelle  s'ouvre  une  porte  d'achitec- 
ture  byzantine  qui  laisse  l'œil  pénétrer  jusqu'au  fond  du  cloî- 
tre. Dans  cet  intérieur  apparaît  un  cercueil  tendu  de  noir  et 
éclairé  par  des  cierges.  La  neige ,  sous  laquelle  l'édifice  est 
comme  enseveli ,  charge  les  branches  d'un  vieux  sapin  ;  en- 
combre la  cour  tout  entière  ;  et  s'amoncelle  sur  les  statues  et 
les  colonnes  du  monastèie.  On  aperçoit,  dans  un  corridor 
obscur,  les  frères  qui  s'avancent  à  pas  lents  et  vont  retrouver 
le  cadavre  qui  attend  leurs  rites  funèbres.  La  lumière  bla- 
farde des  cierges  ;  l'éclat  triste  de  la  neige  ;  la  profondeur 
douloureuse  et  simple  qui  règne  sous  l'ombre  de  l'édifice  ; 
les  pierres  noires  ou  verdàlres  qui  percent  de  tous  côtes  leurs 
draperies  blanches  ;  tout  cela  produit  l'effet  le  plus  extraor- 
dinaire. Quant  à  l'exécution ,  c'est  un  chef-d'œuvre  ;  il  faut 
\oir  quelle  glace  règne  dans  l'air;  comme  toutes  ces  mu- 
railles, toute  celle  écorce,  toute  cette  terre,  semblent  cris- 
tallisées. Il  faut  voir  ces  grands  bras  du  sapin  ,  ces  branches 
vigoureuses  qui  ne  sont  pas  à  deux  pieds  du  sol ,  se  déployer 
et  s'étendre  comme  des  glaçons  immobiles  que  le  vent  ne  peut 
agiter.  A  travers  le  duvet  de  celte  neige  si  molle,  si  éblouis- 
sante, toutes  les  formes  apparaissent.  On  aime  jusqu'à  ces 
statues  accroupies  qui,  le  sein  voilé  par  celle  poudre  blanche, 


DE    PEINTURE    DE    DUSSELDORFF.  301 

dont  toutes  les  encoignures  de  l'édifice  sont  remplies,  sem- 
blent attendre  dans  une  méditation  profonde  l'accomplisse- 
ment des  temps.  C'est  chose  étonnante  que  cet  éclat  si  pitto- 
resque, dans  un  paysage  qui  semble  étouffer  et  éteindre  pour 
toujours  la  puissance  de  la  vie. 

La  sublimité  de  ce  tableau  se  laisse  plutôt  senlir  et  aperce- 
voir, qu'elle  ne  se  révèle  avec  clarté.  Il  y  a  même  quelque 
chose  de  si  mystérieux  dans  le  procédé  employé  par  l'auteur, 
et  dans  les  effets  qu'il  a  cherchés  et  obtenus,  que  l'on  ne  sait 
si  c'est  de  l'art  ou  de  la  fantasmagorie. 

Le  couple  royal  dans  la  douleur'  s'élève  à  une  bien  plus 
grande  hauteur  ;  tableau  vraiment  colossal ,  non-seulement  par 
les  dimensions  des  personnages ,  mais  par  l'inspiration  puis- 
sante qui  l'a  dicté.  Un  poème  d'Uhland  en  a  fourni  le  sujet. 
Dans  une  galerie  d'architecture  byzantine,  galerie  sombre, 
éclairée  à  peine  par  une  croisée  qui  donne  sur  la  mer ,  deux 
personnages  sont  assis  et  paraissent  livrés  à  une  douleur 
muette  et  solennelle.  Une  statue  de  femme  qui  joint  les  mains 
et  qui  prie ,  semble  indiquer  un  oratoire  secret.  Au  loin ,  une 
partie  de  la  fenêtre  et  du  ciel  se  trouve  cachée  par  le  coin 
d'un  mausolée  que  recouvre  une  draperie  noire ,  et  que  do- 
mine une  couronne  de  myrte.  Une  jeune  fille,  l'héritière  des 
rois,  a  disparu  de  la  terre;  elle  laisse  dans  la  douleur  un 
grand  monarque  et  sa  compagne.  Ceux  qui  n'ont  que  des  or- 
dres à  donner,  ceux  auxquels  les  peuples  obéissent  aveuglé- 
ment, demandent  au  ciel  la  mort  comme  un  bienfait.  Tant  de 
douleur  et  tant  de  puissance;  la  triple  majesté  du  désespoir, 
de  l'âge  et  de  la  royauté;  la  mélancolie  du  soir,  celle  de  la 
mort;  celle  qui  résulte  de  la  puissance  humaine,  si  faible  et 
si  pauvre ,  en  face  de  la  puissance  divine  ;  tout  ce  qui  émeut, 
tout  ce  qui  accable  la  pensée,  se  trouve  réuni  dans  cet  admi- 
rable tableau.  La  largeur  des  draperies ,  la  majesté  des  tètes, 
la  simplicité  des  poses,  correspondent  bien  avec  la  pensée 
dominante  de  l'œuvre.  Le  monarque  ,  par  un  mouvement  na- 
kirel  à  la  douleur  virile,  semble  vouloir  s'isoler  en  se  détour- 


302  NOUTELLE    ÉCOLE 

liant  ;  sa  tête  majestueuse  exprime  la  lutte  contre  le  sort,  la 
conscience  farouche  d'une  force  intime ,  assez  puissante  pour 
triompher  du  malheur.  Cette  belle  tête  de  lion  est  celle  de 
Schadow,  qui  a  posé  pour  le  chef-d'œuvre  de  son  ami  et  de 
son  élève.  Quant  à  la  reine ,  assise  auprès  de  son  mari ,  au 
lieu  de  s'éloigner,  elle  se  rapproche  ;  elle  semble  demander 
quelques  consolations.  Sa  main  gauche  s'appuie  sur  les  mains 
de  son  époux,  tandis  que  de  la  main  droite  elle  serre  et  sou- 
tient son  front  recouvert  d'un  long  crêpe.  La  douleur  passive 
de  la  femme  est  abattue  dans  la  lutte  et  contraste  d'une  ma- 
nière magnifique  avec  la  donleur  plus  poignante ,  plus  mâle  , 
plus  active,  plus  triomphante  du  roi.  En  un  mot,  c'est  chose 
vraiment  admirable  que  ce  couple  royal ,  une  des  élégies  les 
plus  sublimes  que  l'art  ail  jamais  conçues. 

En  1828,  Lessing  produisit  un  fort  beau  Cimetière  en 
ruine  ;  en  1830 ,  la  Bataille  d' Iconiiun ,  fresque  pour  le  châ- 
teau du  comte  de  Spée;  en  1832  ,  Léonore ,  charmant  tableau 
plein  de  mouvement  et  de  simplicité ,  tiré  du  poème  de  Bur- 
ger  ;  pendant  la  même  année ,  le  Brigand ,  qu'il  a  répété  plu- 
sieurs fois.  Lessing  est  occupé  aujourd'hui  à  peindre,  pour  le 
prince  royal,  le  Sectaire  fanatique  prêchant  dans  un  bois , 
composition  passionnée  et  d'un  grand  mouvement.  Parmi  ses 
dessins ,  on  dislingue  la  Mort  de  Frédéric  H,  Hohenstaufen, 
Walter  et  Hildegonde^  et  Jean  Hus  se  défendant  devant  ses 
juges.  Si  l'exécution  de  ce  dernier  ouvrage  répond  à  la  ma- 
nière dont  il  est  conçu ,  la  peinture  moderne  s'enrichira  d'un 
nouveau  chef-d'œuvre.  Une  lutte  de  passions  terribles  se  fait 
lire  sur  la  physionomie  agitée  de  Jean  Hus.  On  voit  que  le 
doute  germe  dans  son  âme  sans  la  remplir;  que  le  respect 
pour  l'ancienne  autorité  ne  l'a  pas  quitté  tout-à-fait;  qu'il 
connaît  toute  l'intluence  du  grand  combat  qu'il  va  livrer; 
mais  qu'il  ne  recule  pas  devant  le  danger,  l'obstacle  et  la 
mort.  Cette  agitation  intérieure  qui  caractérise  tous  les  gé- 
nies révolutioiiuaires  éclate  sur  son  front  plissé.  Il  y  a  de  l'o- 
rage et  presque  du  remords  dans  ce  cœur  violent  ;  il  sent  qu'il 


DE    PEINTURE    DE    DUSSELDORFF.  SOS 

va  porter  la  hache  dans  la  digue  immense  qui  relient  les 
nations.  Quant  à  ses  juges ,  ils  sont  calmes,  sûrs  d'eux-mêmes; 
ils  ont,  de  leur  côté,  l'autorilé,  le  passé  ,  le  respect  des  peu- 
ples ;  ils  prononceront ,  sans  frémir ,  une  sentence  de  mort  ; 
ils  seront  sanguinaires  sans  scrupule.  Ce  tribunal  représente 
bien  la  religion  catholique  dans  sa  sévérité  et  dans  sa  force. 
Hus  est  le  symbole  de  la  révolte  contre  l'autorité  ;  c'est  le 
germe  du  doute  passionné;  le  scepticisme  qui  va  remuer  le 
ïiaonde. 

Il  n'est  pas  étonnant  qu'un  homme  doué  de  la  puissance 
d'émotion  de  Lessing  ait  acquis  l'ascendant  qu'il  possède  au- 
jourd'hui sur  l'école  de  Shadow.  Daus  l'impulsion  générale 
qui  entraîne  cette  école,  c'est  Lessing  qui  a  porté  le  plus  loin 
l'énergie  de  l'expression,  et  la  mélancolie  de  la  pensée. 

Il  y  a  plus  de  sagesse  et  de  gravité  chez  lïubner,  pour  le- 
quel le  maître  a  beaucoup  de  prédilection  et  de  sympathie. 
Dès  l'année  1826,  cet  artiste  se  fit  remarquer  par  un  senti- 
ment gracieux  et  exquis,  mais  dont  une  excessive  timidité 
d'exécution  arrétaitle  développement.  Depuis  cette  époque, 
il  a  pris  un  rapide  essor.  Le  calme  et  la  réflexion  le  distin- 
guent spécialement.  On  peut  désirer  quelquefois  plus  de 
mouvement  et  d'ardeur  dans  ses  compositions,  mais  jamais 
des  expressions  plus  justes ,  des  atliludes  mieux  senties ,  ni 
plus  spirituellement  exécutées.  Booz  et  Riith ,  dans  im 
champ  auprès  des  nioissoniteurs ;  Booz  accoynpagnani 
sa  bclle-încre  ]\oé7ni  ;  Sumson  qui  va  faire  tomher  les  eo- 
lowties  du  temple,  plusieurs  autres  sujets  tirés  de  la  Bible  et 
spécialement  un  ChHst  porté  sur  des  miages  ont  valu  à 
Hubner  beaucoup  d'éloges,  et  quelques  critiques.  On  doit 
distinguer  particulièrement  entre  toutes  ses  œuvres ,  un  petit 
tableau  d'une  composition  très  poétique  et  qui ,  malgré  l'exi- 
guïfé  de  sa  dimension,  est  conçu  avec  beaucoup  de  grandeur. 
Une  voûte  assez  base  sert  de  cadre  au  sujet  dont  la  prin- 
cipale ligure  est  celle  de  Roland ,  soulevant  une  louide  table 
■et  prêt  à  en  iîcraser  les  Jjrigands  qui  l'environnent.  Le  lieu  de 


304  NOUVELLE    ÉCOLE 

la  scène  est  la  caverne  obscure  dans  laquelle  la  princesse  de 
Galice,  une  des  charmantes  héroïnes  de  l'Arioste,  se  trouve 
renfermée  au  moment  où  Roland  vient  la  délivrer.  A  droite, 
on  aperçoit  la  princesse  elle-même ,  frappée  d'épouvante  par 
cette  scène  de  violence,  et  sur  laquelle  une  torche  suspendue 
répand  sa  clarté  rougeàlre  et  lugubre.  Tout  dans  cet  ouvrage 
est  admirablement  caractérisé.  Le  fini  des  détails  ne  nuit  pas 
à  la  beauté  de  l'ensemble,  et  la  lumière  inégalement  répandue 
sur  le  combat  nocturne  lui  donne  un  étrange  prestige.  Par 
une  de  ces  inventions  spirituelles  qui  appartiennent  spécia- 
lement à  Hubner ,  il  a  placé  au  dessus  de  son  tableau ,  d'une 
part  l'archevêque  Turpin  qui  remet  à  un  génie  la  prétendue 
histoire  de  Charlemagne  ;  d'une  autre  l'Arioste  sur  la  tête  du- 
quel plane  le  génie  d6  la  poésie  qui  va  recevoir  le  manuscrit 
des  mains  du  génie  de  l'histoire.  UAge  d'Or,  composition 
fort  simple  et  qui  ne  représente  que  des  bergers  nus,  assis  sous 
l'ombrage  pendant  l'été,  avec  des  moutons  et  un  chien,  serait 
parmi  tous  les  tableaux  de  Hubner,  celui  que  nous  aimerions 
surtout  à  posséder.  C'est  quelque  chose  de  simple  et  de  noble 
à-la-fois,  qui  se  trouve  placé  pour  ainsi  dire  sur  la  limite  de 
Poussin  et  de  Raphaël.  On  y  sent  l'amour  des  champs  et  de 
la  nature  ,  ime  sympathie  naïve  avec  l'existence  primitive  et 
pastorale. 

Edouard  Rendemann  ,  né  à  Rerlin  en  ISll ,  s'est  fait  con- 
naître en  1835  par  son  tableau  des  Juifs  en  exil;  cette  com- 
position ,  de  neuf  pieds  sur  cinq  ,  renferme  cinq  figures  :  un 
vieillard',  trois  femmes  et  un  enfant  :  elle  révèle  le  talent  le 
plus  noble.  Personne  n'a  mieux  compris  la  grande  et  puissante 
poésie  de  la  Rible,  personne  ne  l'a  mieux  rendue.  A  ce  beau 
tableau  acheté  par  la  Société  des  Arts  et  destiné  au  musée  de 
Cologne,  a  succédé  un  Jéréniie  pleurant  sur  les  ruines  de 
Babylone,  qui,  commandé  par  le  roi  de  Prusse,  et  donné 
par  ce  dernier  au  prince  royal ,  rappelle  les  sublimes  inspi- 
rations de  Michel  Ange. 

La  plupart  des  productions  de  Hildebrandt  embarrasse- 


DE  PEINTURE  DE  DUSSELDORFF.  305 

raient  beaucoup  les  commentateurs.  Doué  de  cette  précieuse 
qualité  de  la  couleur  que  l'on  peut  simuler  quelquefois ,  mais 
qu'on  ne  se  donne  jamais  quand  la  nature  l'a  refusée,  Hilde- 
brandt  se  rapproche  un  peu ,  pour  la  finesse  et  la  singularité 
des  tons,  de  Caravage,  de  Ferdinand  Bol,  et  quelquefois  de 
Vandyck.  Parmi  les  élèves  deSchadow,  c'est  Hildebrandt  qui 
s'est  le  plus  complètement  éloigné  des  habitudes  et  de  l'école 
raphaëlesque.  Il  traite  les  sujets  au  hasard  et  à-peu-près  sans 
choisir,  comme  c'est  l'habitude  de  l'école  hollandaise  :  pour 
elle  un  sujet  n'est  qu'un  prétexte.  Beaucoup  moins  occupés 
de  l'expression  que  de  l'effet,  ces  peintres  savent  que  l'effet 
peut  se  produire,  dans  toutes  les  situations,  au  moyen  de 
tous  les  costumes.  Un  meuble,  une  parure,  un  collier,  une 
fourrure ,  un  accident  de  lumière,  leur  suffisent  pour  déployer 
toute  leur  magie  et  toute  leur  verve. 

Il  y  a  cependant  au  milieu  de  la  richesse  de  couleur  et  de 
ï'éclat  des  teintes  contrastantes  qui  se  font  remarquer  chez 
Hildebrandt,  une  sensibilité  vraiment  allemande,  qui  donne 
à  ses  compositions  un  charme  particulier.  En  s'arrélant  de- 
\ànt  le  3Iagistrat  ?}ialade  d'Hildebrandt,  on  ne  peut  s'em- 
pêcher d'être  doucement  ému  à  l'aspect  de  ce  jeune  enfant  qui, 
posant  sa  main  droite  sur  le  genou  de  son  vieux  père,  semble 
l'interroger  du  regard  et  lui  demander  si  sa  santé  est  encore 
compromise.  Le  même  contraste  se  reproduit  d'une  manière 
pleine  de  charmes  dans  le  tableau  qui  représente  un  Guerrier 
allemand  cuirassé,  homme  du  moyen  âge ,  dont  les  mousta- 
ches et  la  barbe  noire  servent  de  jouet  à  un»  tout  petit  enfant 
qu'il  lient  sur  ses  genoux.  Sans  prétendre  à  la  gloire  sérieuse 
du  peintre  historien ,  Hildebrandt  laissera  des  ouvrages  que 
la  postérité  conservera  avec  soin  et  amour.  La  vérité  le  fera 
vivre.  Ce  n'est  ni  un  romancier  ni  un  poète  sublime  ;  mais 
xin  raconteur  plein  de  charmes,  qui  atteint  par  l'ingénuité 
seule  tantôt  le  pathétique,  tantôt  la  gaîté.  Son  talent  suit  un 
progrès  continu,  une  marche  ascendante;  et  les  derniers  de 
ses  ouvrages  sont  aussi  les  meilleurs.  On  admire  beaucoup 


306  NOUVELLE   ÉCOLE 

sa  Jeune  fille  voguant  avec  un  jeune  homfne  dans  une. 
nacelle.  EUe  se  penche  vers  le  courant  pour  receuillir  une 
fleur  que  l'onde  entraîne.  Son  jeune  compagnon  la  retient 
vivement  et  semble  la  gronder.  Une  solitude  délicieuse ,  un 
beau  coucher  du  soleil ,  de  grands  arbres  qui  se  répètent  dans 
l'eau ,  complètent  cette  ravissante  Idylle.  Son  Brigand  caché 
dans  les  ruines  ne  mérite  pas  moins  d'éloges.  Il  est  assis  sous 
de  vieilles  murailles ,  les  jambes  croisées,  appuyant  sa  cara- 
bine sur  la  terre,  l'oreille  aux  écoutes.  Les  jeux  brillaus  de 
la  lumière,  le  caractère  de  physionomie  du  brigand,  son  at- 
titude pensive,  la  manière  dont  le  paysage  est  traité,  donnent 
le  plus  grand  prix  à  cette  composition. 

Mais  l'œuvre  capitale  d'Hildebrandt  jusqu'à  ce  jour,  c'est 
Judith  sur  le  point  dégorger  Holopherne.  Le  monarque 
oriental  est  étendu  sur  de  riches  coussins ,  sa  tête  repose  sur 
les  genoux  de  Judith,  et  il  dort.  Judith,  assise  sur  un  lit 
de  repos ,  près  duquel  on  voit  une  table  avec  des  fruits  et 
du  vin,  fi?;e  un  long  regard  sur  Holopherne,  et  sent  naître 
dans  son  àme  le  désir  du  meurtre  et  la  soif  de  la  vengeance. 
Elle  plonge  une  de  ses  mains  dans  cette  longue  chevelure 
noire  avec  laquelle  elle  semble  jouer  encore  ;  de  l'autre ,  elle 
soulève  le  glaive  nu  :  elle  va  frapper.  Le  foyer  de  lumière, 
placé  hors  du  cadre  du  tableau ,  couvre  d'une  clarté  vive  et 
blanche  ,  le  col  nu  du  monarque.  Cette  disposition  habile,  qui 
permet  au  peintre  de  prodiguer  toutes  les  ressources  du  clair- 
obscur,  fixe  l'attention  sur  cette  tête  mâle  et  voluptueuse  qui 
va  tomber.  Il  y  a  quelque  chose  de  magique  dans  la  clarté  des 
lampes ,  et  dans  ce  calme  nocturne  qui  assure  à-la-fois  le  se- 
cret des  voluptés  et  celui  du  meurtre.  Holopherne,  endormi 
du  sommeil  le  plus  profond ,  ne  s'éveillera  que  pour  tomber 
dans  le  repos  éternel.  On  peut  reprocher  à  la  figure  de  Judith 
nu  défaut  de  beauté  grandiose.  Ce  qui  fait  le  mérite  du  ta- 
bleau ,  c'est  un  talent  de  détails ,  talent  qui  se  rapproche  de 
celui  de  Walter  Scott,  et  qui  par  l'arrangement  poétique  des 
accessoires ,  fait  naître  un  intérêt  vif  et  tragique. 


DE  PE1>TURE  DE  DUSSELDORFF.  307 

Sur  une  ligne  différente,  se  trouve  Charles  Solin  qui,  par 
son  tableau  àe  Renaud  et  d' Armide ,  s'éleva  tout-à-coup,  en 
1835,  au  niveau  des  hommes  remarquables  que  nous  venons 
de  citer.  Il  excelle  dans  le  genre  gracieux,  et  il  a  bien  com- 
pris la  portée  de  son  talent,  lorsqu'il  a  choisi  pour  sujet  une 
des  fables  les  plus  aimables  de  l'antiquité  :  Hijlas  enlevé  par  les 
ISymphes.  La  naïveté  de  Théocrile  se  mêle,  dans  ce  tableau, 
à  la  naïveté  du  goût  allemand.  ïlylas,  prêt  à  puiser  de  l'eau 
dans  une  fontaine  limpide  qu'un  rocher  abrite,  a  déjà  plongé 
un  de  ses  pieds  dans  l'onde ,  et  appuie  son  autre  pied  sur  un 
éclat  de  roche.  Une  nymphe  brune  et  virginale,  riche  de 
beauté ,  de  vie  et  de  passion ,  aux  cheveux  brillans  comme  le 
jais ,  quitte  les  ondes ,  et  étreint  fortement  Hylas  dans  ses  bras 
qui  se  pressent  sur  les  reins  et  sur  les  épaules  du  jeune  homme. 
C'est  le  désir  le  plus  ardent;  c'est  la  conquête  la  plus  hardie  ; 
c'est  l'entier  abandon  de  l'amour.  Une  seconde  nymphe ,  toute 
blonde  et  languissante,  dont  l'œil  bleu  exprime  un  désir  plus 
modeste  et  peut-être  plus  profond,  s'avance  vers  lui,  en  re- 
levant d'une  main  sa  longue  chevelure,  avec  la  coquetterie 
de  la  femme  qui  veut  être  vue  et  plaire.  De  l'autre  main ,  elle 
saisit  celle  du  jeune  homme.  Une  troisième  enfin ,  vue  par 
derrière ,  et  sortant  à  peine  de  la  fontaine ,  saisit  Hylas  par  le 
pied.  On  a  blâmé,  avec  raison,  la  variété  de  ces  attaques  qui 
distraient  l'attention  et  fatiguent  l'œil  du  spectateur.  Le  pein- 
tre n'a  pas  reproduit  avec  assez  de  bonheur  la  naïveté  chaste 
et  ardente  des  anciens  ;  et  les  expressions  de  pudeur  mo- 
derne et  de  grâce  un  peu  coquette,  dont  il  a  chargé  sa  toile, 
donnent  à  toute  la  scène  un  air  de  violence  qui  déplaît.  Mais 
il  a  déployé  un  admirable  talent  d'exécution,  en  traitant  les 
chairs  et  le  nu.  La  peau  de  la  nymphe  blonde,  est  d'un 
éclat  lumineux  et  doré  qui  éblouit;  on  compterait  les  veines 
transparentes  des  bras  et  du  sein, 

Sohn,  l'un  des  plus  anciens  élèves  de  Schadow,  tra- 
vaille avec  beaucoup  de  facilité,  et  n'est  pas  sans  rapport 
avec  l'Albane  et  Cignani.   Son   premier  tableau,   repré- 


308  NOUVELLE   ÉCOLE 

semant  Renand  et  Armide ,  exposé  en  1828,  est  d'une 
exécution  aussi  finie,  d'une  touche  aussi  brillante  que  les 
pages  de  Carlo  Dolce.  Il  appartient  aujourd'hui  au  prince 
Frédéric  de  Prusse.  La  grâce  aimable  qui  respire  dans 
toutes  ses  compositions  pourrait  quelquefois  dégénérer  en 
afféterie,  en  maniérées,  en  coquetterie.  Il  aime  surtout  à 
peindre  les  femmes.  Ses  portraits  de  la  comtesse  Ti^ips,  de 
madame  Decker,  et  d'une  femme  italienne,  tenant  un  luth , 
ont  beaucoup  contribué  à  sa  réputation;  on  estime  surtout 
le  dernier,  dont  le  sentiment  est  profond  et  l'inspiration 
naïve.  Il  y  a  bien  plus  de  reproches  à  adresser  à  son  tableau 
de  Diane  entourée  de  ses  nymphes  :  tableau  exposé  en  1834. 
L'attitude  de  Diane  ofl're  un  calque  servile  de  celle  de  l'Apollon 
du  Bervédère.  Mais  les  chairs  sont  admirablement  peintes,  et 
les  têtes  des  nymphes  sont  pleines  de  charme.  Je  préfère  à  ce 
cadre  les  Deux  Lèonore^  d'après  Le  Tasse.  Le  repos  et  la 
simplicité  qui  régnent  dans  ce  tableau,  en  augmentent  le 
mérite ,  et  l'on  ne  peut  s'empêcher  d'arrêter  ses  regards  avec 
bonheur  sur  ces  deux  princesses  à  la  fleur  de  l'âge,  dont  la 
double  expression  est  si  diverse,  et  qui,  l'une  brune  et  l'autre 
l)londe ,  se  groupent  avec  un  si  charmant  contraste. 

Adolphe  Schrœdter  de  Schwedt,  aujourd'hui  âgé  de  vingt- 
sîK  ans,  est  auteur  de  ce  célèbre  portrait  de  Don  Quichotte , 
qui  eût  suffi  à  la  réputation  d'un  peintre.  L'esprit,  la  saga- 
cité, l'élude  attentive  de  la  nature,  un  soin  minutieux  au- 
tant qu'intelligent,  distinguent  Schrœdter.  Il  a  exposé,  en 
1834,  le  Dégustateur  de  vin ,  tableau  plein  de  vérité,  et  un 
autre  cadre  dans  lequel  sont  représentés  des  gens  du  peuple , 
s'amusant  à  boire  devant  une  auberge  des  bords  du  Rhin.  La 
lumière  de  ce  dernier  tableau  est  répandue  avec  trop  de 
profusion ,  mais  les  détails  en  sont  excellens.  Le  chef-d'œuvre 
de  Schrœdter,  c'est  le  Don  Quichotte.  Le  chevalier  de  la 
Triste-Figure ,  avec  son  grand  nez  de  vautour  et  son  front 
chauve,  est  étendu  dans  un  de  ces  fauteuils  à  bras,  qui  font 
les  délices  de  nos  voluptueux  modernes,  comme  ils  ont  ton- 


DE    PEINTURE    DE    DUSSELDORFF.  309 

jours  fait  le  bonheur  et  le  soulagement  des  malades;  autour 
de  lui  mille  romans  de  chevalerie,  entassés  et  empilés,  lui 
servent  à-la-fois  de  marche-pied  et  d'accotloir;  sa  pose  est 
celle  d'une  méditation  intense  qui  touche  à  la  folie.  Il  est 
plongé  dans  la  contemplation  de  XAniadis  de  Gaule,  et  ses 
doigts ,  qui  laissent  échapper  quelques  mèches  de  cheveux 
gris ,  soutiennent  ce  crùne  sagement  insensé ,  dans  lequel  se 
pressent  et  se  confondent  tant  d'héroïques  chimères.  Il  est 
bien  fou;  il  est  maigre;  il  est  blême;  il  est  en  haillons;  il  est 
comique  ;  il  est  tragique.  C'est  bien  le  Don  Quichotte  de  Cer- 
vantes. Aucune  production  de  la  peinture  allemande  moderne 
n'a  joui  d'un  succès  plus  universel. 

Long-temps  graveur  dans  l'atelier  du  professeur  Buchborn , 
Schroedter  attache  la  plus  grande  importance  aux  détails.  A 
peine  échappé  à  l'atelier  de  son  maître,  il  peignit  un  tableau 
à  l'huile  dont  la  couleur  est  vive  et  éclatante;  on  voit  qu'il  a 
voulu  se  dédommager  d'une  longue  privation ,  et  employer 
d'un  seul  coup  toute  la  magie  du  coloris.  Ce  premier  ouvrage 
représente  des  pêcheurs  de  l'île  de  Piugen.  Le  soleil  est  en- 
core couché  derrière  les  flots  de  la  mer ,  des  nuages  grisâtres 
se  balancent  à  l'horizon,  la  nuit  n'a  pas  entièrement  disparu. 
Sur  le  rivage,  déjà  un  peu  éclairé,  des  pêcheurs  semblent 
attendre  la  brise  du  matin  ;  d'autres ,  un  peu  plus  bas ,  dans 
la  baie,  sont  occupés  à  hisser  la  voile  de  leur  barque.  La 
silhouette  d'un  vieillard ,  dont  les  traits  énergiques  se  dessi- 
ijent  dans  le  clair-obscur  le  plus  piquant,  se  découpe  sur  le 
fond  du  ciel  qui  bleuit. 

N'oublions  pas  Stilke  de  Berlin ,  qui ,  après  avoir  reçu  les 
premières  leçons  du  grand  Cornélius,  alla  se  joindre  à  l'école 
de  Shadow,  et  se  fixa  définitivement  à  Dusseldorff.  Il  aime  à 
peindre  des  situations  fournies  par  l'histoire,  plutôt  que  des 
scènes  historiques.  On  pourrait  donner  à  ses  compositions  le 
nom  d'Élégies  ou  d'Odes,  fondées  sur  des  traditions  histori- 
((ues.  Ainsi,  Stilke  a  composé  un  petit  tableau  où  trois  che- 
valiers chrétiens,  près  des  murs  de  Jérusalem,  font  halte 

VF, — h^  SÉRIE.  20 


310  NOUVELLE    ÉCOLE 

sur  un  tertre  d'où  l'on  découvre  la  ville  sainte ,  et  les  tentes 
des  croisés.  Un  noble  vieillard  assis ,  et  dont  la  barbe  blan- 
che retombe  sur  ses  genoux ,  compte  les  grains  de  son  cha- 
pelet. Un  autre  d'un  âge  mùr,  mais  plein  de  force,  dort 
étendu  sur  la  terre.  Le  troisième,  debout ,  la  lance  en  main , 
appuyé  sur  son  bouclier,  suit,  d'un  œil  attentif  et  douloureux, 
la  fuite  aérienne  d'une  volée  d'hirondelles  qui  se  dirigent 
sans  doute  vers  l'Europe.  Rien  ne  peut  exprimer  mieux  cette 
hoinesickness ,  comme  disent  les  Anglais;  cette  heimiveh, 
comme  s'expriment  les  Allemands  :  ce  tnal  du  pays,  ce  re- 
gret du  foyer,  ce  long  et  brûlant  désir  des  lieux  de  la  nais- 
sance. Les  Pèlerins  dans  le  désert,  par  le  même  auteur,  se 
distinguent  par  un  genre  de  mérite  semblable  ;  mais  les  sou- 
venirs et  les  habitudes  de  la  peinture  à  [fresque ,  à  laquelle 
Stilke  s'est  long-temps  livré,  nuisent  un  peu  à  ses  succès  dans 
le  genre  de  la  peinture  à  l'huile. 

Henri  Mucke,  de  Breslaw;  Charles  Kœler,  tout  jeune  en- 
core; Ernest  Deger,  de  Beckenem;  Rethel,  de  La  Chapelle; 
Hermann  Pluddemann,  de  Colberg;  Pierre  Goetting,  d'Aix- 
la-Chapelle;  Robert  Reinich,  de  Dantzick;  Charles  Dunker , 
de  Berlin  ;  Guillaume  Herenz ,  de  Berlin ,  essaient  le  genre  de 
l'histoire,  et  la  plupart  de  ces  jeunes  gens  annoncent  des  facul- 
tés distinguées;  mais  il  est  difiîcile  de  les  juger  complètement 
d'après  de  premiers  essais ,  qui  ne  sont  pas  exempts  de  ré- 
miniscence, et  qui  sont  loin  d'avoir  atteint  la  profondeur 
d'expression  et  la  maturité  de  jugement  que  comporte  un 
âge  plus  avancé.  Le  Saint-Pierre  tiré  des  eaux  par  le 
Christ,  par  Pierre  Gœtting,  n'est  pas  sans  noblesse,  ni  sans 
élévation.  Il  y  a  de  la  grâce  dans  la  Racliel  de  Reinich,  et 
dans  le  Moïse  tiré  des  eaux  de  Kœler;  mais  ces  deux  derniers 
tableaux  sont  éloignés  du  caractère  oriental ,  et  l'on  peut  en 
blâmer  les  expressions  empreintes  d'une  douceur  trop  naïve- 
ment allemande.  Dans  le  Prophète  Elie  de  Bérendt,  on 
remarque  plusieurs  réminiscences  frappantes  d'Overbock,  et 
dans  les  tableaux  de  Duiikcr,  une  iniitalion  trop  fidèle  du 


DE    PEINTURE   DE    DUSSELDORFF.  311 

Poussin.  Le  saint  Bonîface,  de  Relhel,  rappelle  singulière- 
ment le  saint  Bruno  de  Lesueur  ;  le  Crime  et  la  Justice,  du 
même,  offre  un  véritable  plagiat  du  tableau  français  de 
Prudhon.  Mais  laissons  se  développer  tous  ces  jeunes  talens, 
dont  quelques-uns,  surtout,  MM.  Mucke  et  Kœler,  semblent 
attendre  une  belle  destinée. 

Moins  ambitieux  et  ne  prétendant  pas  aux  honneurs  su- 
prêmes de  la  peinture  historique ,  on  voit  se  ranger  un  peu 
plus  bas  une  foule  déjeunes  peintres  qui  ont  déjà  produit  des 
œuvres  distinguées,  tels  sont  :  Ebers,  de  Breslaw;  Rodolphe 
Jordan;  Jacques  Becker;  Guillaume  Herens,  de  Berlin;  Sun- 
derland ,  de  Dusseldorff  ;  le  comte  Stenbock  ;  et  enfin  Preyer , 
nain  très  bien  proportionné,  ainsi  que  Jacques  Lehnen,  aussi 
petit  de  taille  que  Preyer.  De  tous  les  ouvrages  de  ces  diffé- 
rens  artistes,  le  plus  précieux,  à  notre  avis,  est  la  Proposition 
de  mariage,  par  Rodolphe  Jordan.  Derrière  des  cabanes 
de  pêcheurs,  au  milieu  de  filets,  de  cordages  et  de  paniers 
d'huîtres,  trois  personnes  sont  groupées  :  un  père,  une  fille 
et  le  prétendant.  Au  loin,  à  travers  une  échappée  de  vue, 
on  aperçoit  la  mer,  la  barque  de  pêcheurs  et  même  la  proue 
d'un  navire.  Le  père  est  un  robuste  matelot  dont  les  jambes 
nues  pourraient  servir  de  modèle  à  une  statue  d'Hercule ,  et 
qui  les  écarte  pour  mieux  soutenir  son  vigoureux  corps.  Il 
porte  la  jaquette,  la  ceinture  et  la  veste  du  pêcheur;  il  saisit 
par  le  menton  un  jeune  homme,  dont  l'attitude  et  la  physio- 
nomie sont  parfaitement  niaises,  et  qui  se  tient  droit  comme 
un  piquet;  ses  grandes  bottes  qui  servent  à  garantir  les  pê- 
cheurs contre  la  marée,  son  bonnet  de  laine,  son  sourire  de 
satisfaction  solide  et  intime,  ses  mains  croisées  derrière  le 
dos,  tenant  sa  pipe  encore  fumante;  sa  raideur,  stupide 
comme  s'il  était  question  d'un  soldat  aux  gardes  et  d'une 
revue  à  passer,  contrastent  d'une  manière  charmanlc  avec 
le  petit  air  naïf  cl  malin  ,  l'embonpoint  coquet ,  et  la  modestie 
espiègle  de  la  jeune  fille,  qui,  les  pieds  nus,  coiffée  d'une 
espèce  de  turban  qui  lui  sied  à  ravir,  brille  d'un  éclat  in- 

20. 


312  NOUVELLE    ÉCOLE 

gémi  dans  celte  scène  rustique  et  maritime.  Tous  les  mérites 
(lu  genre  se  réunissent  dans  ce  petit  chef-d'œuvre. 

Les  Contrehandiers  d'Ebers  ont  aussi  leur  valeur.  C'est 
une  scène  nationale,  digne  de  Walter  Scott.  Un  bateau 
chargé  de  contrebande,  qu'une  vieille  femme  conduit  avec 
l'aviron,  qu'un  robuste  contrebandier  est  prêt  à  amarrer  au 
rivage ,  et  que  défendent  deux  hommes  armés  de  carabines , 
l'un  l'oreille,  et  l'autre  l'œil  au  guet,  vogue  sur  un  lac.  Au 
pied  d'une  vieille  muraille,  un  des  hommes,  debout,  le  pied 
sur  la  rive  et  l'autre  sur  le  bord  de  la  barque,  veut  l'atta- 
cher à  un  arbre;  un  autre,  dont  le  fusil  est  armé,  se  tient 
prêt  à  repousser  une  attaque  soudaine.  Guillaume  Herenz 
est  un  peintre  plus  coquet,  plus  soigneux,  qui  aime  les 
petits  détails  gothiques  proprement  et  minutieusement  ren- 
dus, qui  excelle  dans  ces  jolies  scènes  d'intérieur  où  les  bi- 
joux étincellent,  où  l'or  brille,  où  le  fer  des  cuirasses  polies  se 
joue  sous  le  soleil  émané  des  vitraux.  Il  y  a  peut-être  un  peu  de 
recherche  dans  tout  cela ,  et  l'on  s'étonne  de  voir  tant  d'éclat 
(?t  de  lustre  prêté  à  des  détails  d'antiquité  gothique.  Charles 
Fielgraf  se  rapproche  de  lui  pour  le  soin  donné  aux  ameu- 
blemens  et  l'exécution  brillante  des  accessoires.  Un  de  ses 
tableaux  se  distingue  toutefois  par  la  sensibilité  de  la  con- 
ception première ,  et  l'heureux  agencement  des  figures.  Il  re- 
présente Elisaheth ,  comtesse  de  Thurinye,  chassée  de  sa 
/naiso/t  par  son  mari,  et  cherchant  asile  chez  un  ermite.  Ses 
jeunes  enfans  l'accompagnent;  rien  n'est  plus  touchant  que 
l'ensemble  de  cet  ouvrage  qui ,  d'ailleurs ,  est  d'une  exécution 
parfaite. 

Hermann  Krestchmer  et  Edouard  Steinbruck  s'élèvent 
au-dessMS  des  artistes  que  je  viens  de  citer.  Le  Petit  Cha- 
pcron-Uoiige,  par  Krctschmer,  est  un  vieux  fabliau  très  bien 
raconté.  Les  trois  figures  de  la  vieille  mère,  de  la  jeune  fille 
<i  du  loup  qui  montre  ses  dents  en  passant  son  museau  par  la 
fenêtre,  sont  on  ne  peut  plus  spirituellement  groupées.  Z'aw^e 
ouvrant  les  portes  du  ciel,  par  Steinbruck,  est  une  idée  heu- 


DE    PEI^'TURE    DE    DUSSELDORFF.  313 

reuse  et  lyrique  exprimée  avec  une  élégance  pathétique.  Le 
caractère  spécial  de  cet  artiste  ,  c'est  quelque  chose  d'in- 
génu et  d'idéal  à  -  la  -  fois  ,  qui  prête  de  l'élévation  à  la 
naïveté  j  caractère  qui  se  retrouve  d'une  manière  frappante 
dans  son  joli  tableau  représentant  des  en  fans  mi  hain.  Ti 
est  diflicile  ou  impossible  de  donner  une  idée  de  la  giâcc  de 
ces  poses  et  du  charme  de  celle  petite  composition  ,  que  peu 
de  mères  verront  sans  un  sourire  mêlé  d'attendrissement. 
Partout  le  même  amour  de  la  nature  ,  la  même  confiance 
dans  l'étude ,  le  même  respect  pour  l'inspiration  naïve  et  pri- 
mitive, qui  distinguent  si  honorablement  l'Allemagne  ,  se  re- 
trouvent chez  ces  jeunes  gens. 

C'est  surtout  Pisioiius  qui  se  rapproche  des  peintres  hol- 
landais, dont  il  a  l'éclat,  la  délicatesse  ei  la  minuiie.  Pour 
exceller  dans  ce  genre  ,  il  faut  une  grande  finesse  de  per- 
ception. La  Mère  et  la  Fille  lisant  une  lettre  offrent 
toutes  ces  qualités.  La  jeune  personne  a  quille  fiiriivcinent 
son  ouvrage,  pour  aller  lire  dans  un  coin  une  épître  qui  l'in- 
léresse.  La  mère  s'en  est  apei-çue ,  et  marchant  doucement 
sur  la  pointe  des  pieds ,  elle  place  sa  figure  au-dessus  de 
l'épaule  de  sa  fille  ,  qui  ne  s'en  aperçoit  pas ,  et  qui  suit  d'un 
(eil  attentif  les  lignes  qui  la  touchent  le  plus.  Les  Joueurs 
de  quilles ,  du  même  auteur,  n'ont  pas  moins  de  mérite  dans 
un  autre  genre. 

Les  paysagistes  de  Dusseldorf  ne  sont  ni  minutieusement 
vrais  à  la  manière  de  Hobbinia  ,  ni  créateurs  de  vastes  hori- 
zons et  de  scènes  idéales  à  la  manière  de  Guaspre  Poussin. 
C'est  encore  une  pensée  allemande  qui  préside  à  la  compo- 
sition des  paysages  de  cette  école  :  quelque  chose  de  doux  et 
de  rêveur  qui  porte  à  la  méditation  et  aux  vertus  paisibles. 
Lessing ,  dont  nous  avons  d(''jà  parlé,  a  aus.^i  donné  l'im- 
pulsion à  l'école  des  paysagistes.  Schirnier  l'a  suivi  de  près , 
et  lui  a  emprunté  beaucoup  de  ses  qualilés.  Sa  touche  est 
facile,  et  tout  le  monde  a  reconnu  en  lui  une  giande  habi- 
leté de  colorisle.  Il  peint  bien  les  lointains  et  les  forêts  ; 


314       NOUVELLE   ÉCOLE   DE    PEINTURE    DE   DUSSELDORFF. 

quelquefois  sa  faciKté  nuit  à  la  profondeur  chez  Schirmer; 
une  vapeur  trop  mystérieuse  couvre  la  nature  dans  ses  ta- 
bleaux. C'est  moins  un  paysage  qu'une  émotion  traduite  ; 
c'est  le  compte  rendu  d'une  impression  mélancolique  ,  plutôt 
qu'une  représentation  des  objets.  Il  y  a  dans  cette  manière 
un  danger  imminent  :  c'est  d'acheter  un  effet  presque  fanta- 
stique aux  dépens  de  la  vérité  naïve. 

Lazinski  et  Schuren,  qui  ne  sont  pas  de  l'école  deSchirmer, 
méritent  d'être  cités.  Lazinski  a  de  la  force  et  de  la  nouveauté. 
Il  entasse  à  plaisir  les  rochers  sauvages  ,  d'où  il  bannit  la  pré- 
sence de  l'homme.  Schuren  peint  avec  plus  de  verve  ,  et  sem- 
ble destiné  à  suivre  la  route  de  Ruysdael,  s'il  veut  s'habituer 
à  prendre  la  nature  sur  le  fait. 

En  définitive,  comme  l'expression  et  l'intimité  sont  les  vrais 
caractères  du  génie  allemand;  comme  il  a  besoin  d'une  mé- 
ditation réfléchie  ,  d'une  attention  et  d'un  amour  soutenus 
pour  valoir  tout  ce  qu'il  vaut  ;  comme  le  sérieux ,  la  pénétra- 
tion des  caractères  ;  la  sagacité  ,  la  sensibilité ,  s'appliquent 
surtout  aux  tableaux  dans  lesquels  l'homme  joue  un  rôle  ; 
Dusseldorlf  nous  donnera  ses  plus  utiles  résultats,  non  quant 
aux  paysages,  mais  quant  à  la  peinture  d'histoire  et  de  genre. 
Peut-être  par  cette  esquisse  incomplète  ,  aurons-nous  attiré 
rattcnlion  de  l'Europe  sur  cette  honorable  et  touchante  con- 
fraternité d'artisles  ;  réunion  vouée  au  culte  paisible  des  arts. 
Kous  nous  en  féliciterons  ,  la  pompe  du  charlatanisme  est 
étrangère  à  cette  heureuse  et  douce  république  ,  dont  nous 
avons  décrit  les  mœurs  patriarcales  ;  sans  doute  sa  re- 
nommée grandira ,  lorsque  le  burin  des  graveurs  aura  ré- 
pandu en  Angleterre  et  en  France  les  compositions  de  Les- 
sing  ,  de  Hildebrandt ,  de  Steimbruck,  de  Schroedter  ,  com- 
positions que  tous  les  elforls  du  style  le  plus  habile  ne  parvien- 
draient pas  à  faire  revivre  devant  l'imagination  du  lecteur. 
{Foreign  Quarterly  Review.  ) 


ï^ù^a^t^. 


EXPEDITION   PAR   TERRE 

SUR  LES  COTES  NORD-OUEST  DE  L'AMÉRIQUE. 


Nous  reprenons  la  suite  de  celte  double  expédition,  conçue 
et  entreprise  par  M.  Astor,  pour  former  un  établissement  de 
commerce  à  l'embouchure  de  laColombia.  Dans  notre  avant- 
dernière  livraison  ,  nous  avons  fait  connaître  le  déplorable 
YésuUal  diiTonquiH,  qui  y  concourut  pour  la  partie  mari- 
lime,  et  dont  l'équipage  fut  impitoyablement  massacré  par  les 
Indiens  du  Newiti.  L'expédition  par  terre  ,  commandée  par 
M.  Hunt,  n'eut  pas  à  déplorer  les  mêmes  malheurs.  Mais  les 
nombreuses  tribus  indiennes  qu'il  rencontra  durant  cette  lon- 
gue et  pénible  traversée  ;  les  mœurs  si  diverses  de  ces  sau- 
vages ;  la  diplomatie  qu'il  fallut  employer  pour  capter  leur 
bienveillance  ;  les  paysages  et  les  scènes  si  étranges  qui  s'of- 
frirent sans  cesse  à  nos  voyageurs  ;  les  difficultés  sans  nombre 
qu'ils  eurent  à  vaincre  ,  soit  pour  franchir  les  Rocheuses,  soit 
pour  traverser  les  fleuves  qui  s'opposaient  à  leur  passage;  tous 
ces  évènemens  concoururent  à  rendre  cette  expédition  plus 
intéressante  que  la  première.  M.  Ilunt ,  principal  associé  de 
M.  Astor,  avait  été  chargé  d'aller  rejoindre  l'expédition  mari- 
lime  aux  bouches  de  la  Colombia,  en  traversant  le  continent 
dans  toute  sa  largeur,  afin  de  reconnaître  les  lieux  où  il  pour- 
rait être  avantageux  d'établir  des  postes  de  commerce.  Voici 
comment  cet  homme  courageux  et  dévoué  s'acquitta  de  celte 
lâche  difficile. 


316  EXPÉDITION    PAR   TERRE 

M.  Ilunt  et  son  co-associé  M.  Donald  Mackensie  partirent 
vers  la  fin  de  juin  1810  pour  Montréal ,  où  ils  devaient  se  pro- 
curer tout  ce  qui  serait  nécessaire  pour  leur  voyage.  Le 
premier  point  était  de  recruter  un  certain  nombre  de  foya- 
^^wr*  canadiens  parmi  ceux  qui  se  trouvaient  sans  occupa- 
tion, chose  assez  difficile,  car  ces  hommes  sont  fort  rusés, 
et  la  Compagnie  du  Nord -Ouest  ne  négligeait  rien  pour  em- 
pêcher que  les  plus  adroits  ne  s'engageassent  au  service 
d'autres  spéculateurs.  Aussi  ,  M.  Hunt  nelrouva-t-il  que  des 
voyageurs  de  rebut ,  parmi  lesquels  il  choisit  les  moins  mau- 
vais, et  les  embarqua  avec  ses  munitions,  ses  provisions  et 
ses  marchandises.  Son  canot  avait  trente  à  quarante  pieds  de 
long  ;  il  était  construit  d'écorce  de  bouleau  ,  cousu  avec  les 
racines  fibreuses  de  la  sapinette ,  et  enduit  de  résine  de  pin 
en  place  de  goudron.  La  cargaison  était  divisée  en  petits 
ballots  pour  la  facilité  du  chargement ,  du  déchargement  et 
du  transport  aux  portages  ,  et  le  canot  lui-même  ,  quoique  en 
état  de  soutenir  un  poids  de  p  us  de  quatre  tonneaux,  pouvait 
être  facilement  transporté  sur  les  épaules  de  l'équipage. 

L'expédition  prit ,  selon  l'usage ,  son  point  de  départ  de 
Sainte-Anne  ,  située  à  l'exirémilé  de  l'ile  de  Montréal.  Là,  se 
trouvait  une  chapelle  dédiée  à  cette  sainte ,  patronne  des 
voyageurs  canadiens  ;  là  ,  ils  se  confessaient  et  faisaient  des 
vœux  au  moment  de  partir  poui-  leurs  expéditions  hasar- 
deuses. Ils  avaient,  en  outre  ,  coutume  ,  en  quittant  la  cha- 
pelle ,  de  boire  largement  en  l'honneur  de  la  sainte  et  à  la  pro- 
spérité du  voyage.  Le  nouvel  équipage  ne  manqua  pas  d'accom- 
plir cette  cérémonie,  et  M.  Hunt  ne  tarda  pas  à  reconnaître 
qu'il  avait  fait  à  Montréal  d'assez  mauvaises  acquisitions.  Il 
n'arriva  à  Mackinaw  que  le  22  juillet. 

Mackinaw,  maintenant  presque  entièrement  abandonné,  avait 
alors  déjà  perdu  une  grande  partie  de  son  importance.  C'était  un 
village ,  qui  s'étendait  le  long  d'une  petite  baie ,  avec  une  belle  grève 
devant  sa  principale  rangée  de  maisons,  et  dominé  par  le  vieux  fort 
qui  couronnait  une  hauteur  suspendue  au-dessus  du  village.  La  grève 


SUR   LES    CÔTES   NORD-OUEST    DE   l'aMÉRIQUE.  317 

formait  une  sorte  de  promenade  publique  où  se  déployaient  tous  les 
spectacles  bizarres  que  présente  un  port  de  mer  au  moment  où  une 
flotte  revient  d'une  longue  croisière.  Ici  des  voyageurs  dépensaient 
le  prix  de  leurs  pénibles  travaux ,  en  dansant  au  son  du  violon ,  dans 
des  cabarets  construits  en  planches  ;  là ,  ils  s'arrêtaient  devant  une 
boutique,  achetant  toute  sorte  de  menue  bijouterie ,  se  parant  et  se 
pavanant  avec  la  plus  ridicule  fatuité.  Parfois ,  ils  trouvaient  des 
rivaux  dans  les  petits-maitres  indiens  de  la  rive  opposée,  qui  se  mon- 
traient peints  et  décorés  d'une  manière  fantasque,  et  qui,  de  leur 
côté ,  se  promenaient  fièrement ,  convaincus  qu'ils  effaçaient  com- 
l>lètement  leurs  pâles  compétiteurs.  De  temps  à  autre,  une  troupe 
d'hoinmes  du  Nord,  venant  de  Fort -William,  apparaissait  à 
Mackinavv.  Ceux-ci  se  regardaient  comme  la  chevalerie  du  com- 
merce :  c'étaient  des  hommes  de  fer,  à  l'épreuve  du  froid ,  des  priva- 
tions et  des  périls  de  tout  genre.  Il  y  en  avait  qui  portaient  le  bou- 
ton de  la  Compagnie  du  Nord-Ouest  à  leur  habit ,  un  formidable 
couteau  de  chasse  au  côté ,  et  qui  se  donnaient  une  sorte  de  tournure 
militaire  ;  ils  mettaient  habituellement  des  plumes  dans  leurs  cha- 
peaux, affectaient  l'air  brave,  et  s'écriaient  en  passant^  le  poing 
sur  la  hanche,  devant  ceux  du  sud-ouest  :  «  Je  suis  un  homme  du 
Nord,  w  Ils  les  regardaient  avec  le  plus  profond  mépris,  comme  des 
êtres  amollis  par  la  douceur  du  climat  et  par  la  nourriture  délicate 
(le  pain  et  le  lard)  à  laquelle  ils  étaient  accoutumés;  aussi,  ne  les 
désignaient-ils  que  sous  le  nom  humiliant  de  mangeurs  de  porc. 
En  attendant,  la  supériorité  que  s'arrogeaient  ces  fanfarons  était 
tacitement  admise  ;  il  faut  d'ailleurs  convenir  que,  dans  le  nombre, 
il  y  en  avait  qui  s'étaient  rendus  célèbres  par  des  actes  d'un  courage 
et  d'une  intrépidité  extraordinaires.  Le  coniinerce  des  pelleteries 
avait  ses  héros  dont  les  noms  et  les  hauts  faits  retentissaient  au  loin 
dans  le  désert. 

Tel  était  l'aspect  de  Mackinaw  à  l'époque  dont  nous  par- 
lons. M.  Hunt  y  resta  quelque  temps  pour  compléter  son  as- 
sortiment de  marchandises  et  pour  augmenter  le  iiond)re  de 
ses  voyageurs.  Cette  dernière  opération  fut  surtout  diflicile, 
et  lui  occasiona  de  vives  conlrai-iétés,  car  leurs  prétentions 
étaieiii  lout-à-fait  déraisonnables.  Sur  ces  entrefaites,  il  fut 


318  EXPÉDITION    PAR    TERRE 

rejoint  par  un  jeaiie  Ecossais,  M.  Ramsay  Crooks,  qui  avait 
déjà  fait  plusieurs  expéditions  chez  les  tribus  du  Missouri. 
M.  Hiint  le  connaissait  personnellement,  et  fut  charmé  de 
pouvoir  profiter  de  son  expérience.  M.  Crooks  exposa  à 
M.  Hunt  l'indispensable  nécessité  de  ne  partir  qu'en  force.  Il 
lui  dit  qu'ils  auraient  d'abord  les  plus  grands  dangers  à  courir 
dans  le  pays  des  Indiens  Sioux,  et  que,  s'ils  étaient  assez 
heureux  pour  échapper  à  ceux-ci ,  ils  trouveraient  des  en- 
nemis plus  sauvages  et  plus  terribles  encore  dans  les  Indiens 
aux  pieds  noirs.  Il  fut  doue  décidé  que  l'expédition ,  qui  déjà 
comptait  trente  personnes ,  serait  portée  à  soixante.  L'embar- 
quement ne  fut  pas  une  chose  plus  facile.  Chacun  des  voya- 
geurs canadiens  avait  une  foule  innombrable  de  cousins  et  de 
-cousines ,  d'amis  et  de  commères  à  régaler ,  à  embrasser ,  à 
festoyer  avant  le  départ,  et  M.  Hunt  fut  obligé  de  solder 
les  dettes  qu'ils  avaient  contractées  dans  les  cabarets  et  les 
guinguettes.  Enfin,  le  12  août,  ils  quittèrent Mackinaw,  et 
suivirent  la  route  accoutimiée  par  la  Baie  Verte,  les  rivières 
de  Fox  et  de  Wisconsin  ,  jusqu'à  la  prairie  du  Chien,  et  de  là 
par  le  Mississipi  à  Saint-Louis ,  où  ils  débarquèrent  le  3  sep- 
tembre. 

Indépendamment  des  recrues  que  M.  Hunt  se  procura  à 
Saint-Louis  en  chasseurs  et  voyageurs,  il  y  fit  une  acquisition 
précieuse  dans  la  personne  de  M.  Miller,  homme  bien  élevé, 
appartenant  à  une  famille  respectable  de  Baltimore.  Cet  offi- 
cier avait  servi  dans  l'armée  des  Etats-Unis,  mais  avait  donné 
sa  démission  dans  un  moment  d'humeur,  et  s'était  occupé 
depuis  lors  à  traquer  des  castors  et  à  faire  le  commerce 
avec  les  Indiens. 

Le  21  octobre,  l'expédition  quitta  Saint-Louis  sur  trois 
canots ,  et  ne  tarda  pas  à  arriver  à  l'embouchure  du  Mis- 
souri, vaste  rivière  dont  le  coursa  douze  cents  lieues  de 
long.  Ils  remontèrent  celle  rivière  l'espace  de  cent  quatre- 
vingts  lieues ,  jusqu'au  confluent  de  la  Nodowa.  Le  pays  étant 
très  propice  pour  la  chasse ,  et  la  saison  avançant  rapidement, 


SUR   LES   C(^TES   NORD- OUEST   DE    l'aMÉRIQUE.  319 

ils  résolurent  d'y  établir  leurs  quartiers  d'hiver;  en  effet,  le 
surlendemain  la  rivière  se  trouva  prise  parles  glaces,  immé- 
diatement au-dessus  de  leur  camp.  Peu  de  jours  après,  deux 
nouveaux  compagnons  se  présentèrent  pour  partager  leurs 
dangers.  C'étaient  d'abord  M.  Maclellan ,  qui  avait  accompa- 
gné M.  Crooks  dans  sa  malheureuse  expédition  chez  lesSioux, 
et  puis  M.  John  Day,  chasseur  des  forets  de  la  Virginie. 
Le  premier  était  maigre,  mais  musculeux;  tout  en  lui  an- 
nonçait la  force,  l'activité  et  une  fermeté  inébranlable.  Ses 
yeux  étaient  noirs  et  perçans.  Il  avait  l'humeur  inquiète ,  im- 
pétueuse, et  parfois  impossible  à  gouverner.  Il  avait  accepté 
avec  plaisir  l'invitation  de  M.  Hunt,  dans  l'espoir  de  se  venger 
cette  fois  sur  les  Sioux  de  ce  qu'ils  lui  avaient  fait  souffrir  à 
son  premier  voyage.  Day  avait  environ  quarante  ans ,  une 
taille  de  six  pieds  deux  pouces,  la  démarche  ferme  et  hère. 
Il  se  vantait  que ,  dans  sa  jeunesse ,  rien  n'aurait  pu  le  blesser 
ni  l'effrayer  ;  mais  il  avait  vécu  trop  vite  et  avait  altéré  sa 
constitution  par  ses  excès. 

M.  Hunt  crut  devoir  profiter  de  la  suspension  forcée  de  son 
voyage  pour  retourner  de  sa  personne  à  Saint-Louis,  afin  de  se 
procurer  encore  des  recrues  et  surtout  un  interprète  versé 
dans  la  langue  des  Sioux.  Il  partit  donc  à  pied  le  1"  janvier 
1811.  Huit  personnes  l'accompagnèrent  jusqu'au  fort  Osage  , 
où  il  se  procura  des  chevaux,  et,  continuant  sa  route  avec 
deux  hommes  seulement,  il  arriva  à  Saint-Louis  le  20  janvier. 

Nous  n'entrerons  point  dans  les  détails  de  toutes  les  diffi- 
cultés qu'une  compagnie  rivale,  celle  du  Missouri ,  suscita  à 
M.  Hunt.  Ce  qui  l'embarrassa  le  plus,  fut  de  trouver  un  in- 
terprète. Le  seul  qui  se  présenta  était  un  homme  de  sang 
mêlé,  nommé  Pierre  Dorion.  C'était  le  fils  de  ce  Dorion ,  in- 
terprète français  qui  avait  accompagné  MM.  Lewis  et  Clarke 
dans  leur  célèbre  expédition  de  découvertes  par-delà  les 
Montagnes-Rocheuses. 

Le  vieux  Dorion  était  un  de  ces  créoles  français,  descendant  des 
anciennes  souches  canadiennes ,  qui  abondent  sur  la  frontière  occi- 


320  EXPÉDITION    PAR    TERRE 

dentale,  où  ils  habitent  et  s'amalgament  avec  les  sauvages.  Celui-ci 
avait  séjourné  parmi  diverses  tribus;  mais  sa  femme  légitime  ou  du 
moins  habituelle  était  une  squaiv  sioux.  Il  avait  eu  d'elle  une  nom- 
f)rcuse  famille,  et  Pierre  était  l'un  de  ses  fils.  Les  affaires  domestiques 
ihi  vieux  Dorion  se  dirigeaient,  sous  tous  les  rapports,  à  la  manière 
indienne.  Le  père  et  ses  enfans  s'enivraient  ensemble,  et  leur  cabane 
devenait  alors  le  théâtre  de  querelles  et  de  combats  dans  lesquels  le 
vieux  Français  était  souvent  fort  mal  mené  par  ses  rejetons  hybrides. 
Ln  jour ,  un  des  fils  ayant  renversé  son  père,  fut  sur  le  point  de  le 
scalper  [Inï  enlever  la  peau  du  crâne).  «  Arrête,  mon  fils,  s'écria  le 
vieillard  ;  tu  es  trop  brave,  tu  es  trop  homme  d'honneur  pour  scal- 
per ton  père  !  »  Ce  dernier  argument  toucha  le  cœur  demi-français 
du  jeune  Hybride,  et  il  laissa  intact  le  crâne  du  vieux  chasseur. 

Le  principal  défaut  de  Pierre  Dorion  était  l'intempérance. 
C'était  l'ivrognerie  qui  l'avait  brouillé  avec  la  Compagnie  du 
jMissouri  ;  les  agens  de  cette  compagnie  avaient  refusé  de  le 
tenir  quitte  d'une  dette  qu'il  avait  contractée  pour  duwhiskey 
acheté  par  lui  au  dépôt  de  la  Compagnie  au  fort  Manden.  Le 
directeur  delà  Compagnie,  M.  Lisa,  profita  même  de  cette 
circonstance  pour  susciter  des  embarras  à  M.  Hunt,  en  me- 
iiaçantDorion  de  le  faire  arrêter  s'il  parlait  avec  lui.  Il  nepar- 
vint  point  cependant  à  l'empêcherde  s'engager  avec  ]\I.  Hunt; 
mais  Dorion  tira  parti  de  ses  menaces  pour  mettre  un  prix 
très  élevé  à  ses  services.  Il  ne  consentit  à  partir,  comme 
chasseur  et  interprèle,  que  moyennant  trois  cents  dollars 
par  an ,  dont  deux  cents  devaient  être  payés  d'avance;  encore 
t'xigea-l-il  qu'on  lui  permît  d'emmener  avec  lui  sa  femme  et 
ses  deux  enfans.  Dès  le  second  jour  du  voyage ,  Pierre  Dorion 
eut  une  querelle  terrible  avec  sa  sqnaiv,  et  lui  administra 
Une  correction  si  sévère ,  que  celle-ci ,  pour  se  soustraire  à 
ses  mauvais  iraitemens ,  se  sauva  dans  les  bois ,  emportant 
avec  elle  ses  enfans  et  tous  les  trésors  du  ménage.  Elle  rejoi- 
gnit néanmoins  l'expédition  le  lendemain  matin. 

Enfin,  le  17  avril,  M.  Hunt  se  trouva  au  milieu  de  ses 
compagnons   de   voyage  ,    dans  le  quartier  d'hiver  qu'ils 


SUR   LES   CÔTES   NORD-OUEST   DE   l' AMÉRIQUE.  321 

avaient  pris ,  sur  les  bords  de  la  Nodowa.  Le  printemps  dé- 
ployait déjà  sa  fraîcheur  et  ses  charmes.  Les  serpens  sortaient 
de  leur  long  sommeil  et  une  immense  quantité  de  pigeons 
remplissaient  les  bois.  Les  pluies  seules  empêchaient  l'expé- 
dition de  se  remettre  en  route  ;  mais  dès  qu'elles  furent 
un  peu  diminuées,  M.  Hunt  leva  le  camp  et  recommença  à 
remonter  le  Missouri.  L'txpédition  se  composait  d'environ 
soixante  personnes,  dont  cinq  associés,  un  commis,  qua- 
rante voyageurs  et  engagés  canadiens  et  plusieurs  chasseurs. 
Tout  ce  monde  s'embarqua  sur  quatre  barques,  dont  l'une, 
qui  était  fort  grande,  était  armée  d'un  pierrier  et  de  deux 
obusiers.  Toutes  avaient  des  mâts  et  des  voiles  pour  s'en 
servir  quand  le  vent  serait  favorable. 

On  ne  faisait  roule  que  pendant  le  jour;  la  nuit  on  cam- 
pait sur  les  bords  de  la  rivière,  dans  des  sites  souvent  très 
pittoresques ,  sur  une  pente  douce  et  à  l'ombre  d'arbres  gi- 
gantesques qui  fournissaient  à-la-fois  un  abri  et  du  com- 
bustible. Les  tentes  se  dressaient,  les  feux  s'allumaient,  et 
le  souper  était  préparé  par  les  voyageurs ,  au  milieu  de  con- 
versations animées,  de  plaisanteries  et  de  chansons.  On  se 
couchait  ensuite  de  bonne  heure  :  les  uns  sous  les  tentes,  les 
autres  devant  les  feux,  enveloppés  de  couvertures  ;  d'autres 
encore  sous  les  arbres ,  et  quelques-uns  dans  les  barques  et 
les  canots. 

Dans  la  nuit  du  7  mai,  le  camp  fut  tout-à-coup  réveillé  par  des 
<'ris  effroyables,  et  onze  guerriers  sioux,  complètement  nus  et  leurs 
tomahawks  à  la  main ,  s'y  précipitèrent.  Ils  furent  à  l'instant  même 
entourés  et  saisis ,  sur  ((uoi  le  chef  s'écria  de  ne  commettre  aucini 
acte  de  violence,  et  déclara  que  ses  intentions  étaient  toutes  pacili- 
(pies.  Il  paraît  cependant  ([u'ils  faisaient  partie  d'un  détachement  de 
guerriers  de  leur  peuplade ,  qui ,  ayant  échoué  dans  une  expédition 
de  maraude  contre  une  peuplade  voisine,  avaient,  dans  leur  colère , 
dévoué  leurs  habits  à  la  médecine.  C'est  là  la  plus  grande  preuve 
de  désespoir  <iue  puissent  donner  des  Indiens  malheureux  à  la 
guerre ,  et  le  seul  moyen  d'éviter  les  railleries  de  leurs  compatriotes. 


322  EXPÉDITION   PAR   TERRE 

Dans  ce  cas,  ils  jettent  leurs  habits  et  leurs  ornemens,  se  dévouent 
au  grand  Esprit  et  vont  tenter  quelque  exploit  téméraire  pour  laver 
leur  honte.  Malheur  aux  Blancs  sans  défense  qui  tombent  alors  sous 
leurs  coups. 

Le  10  mai,  M.  Hunt  arriva  au  village  des  Omahas.  Ecou- 
tons le  récit  plein  d'intérêt  qu'il  fait  des  mœurs  de  cette 
peuplade ,  et  de  l'influence  terrible  que  l'un  de  ses  chefs 
s'était  arrogée. 

Dans  les  jours  de  leur  prospérité,  les  Omahas  se  regardaient 
comme  les  êtres  les  plus  puissans  et  les  plus  parfaits  qu'il  y  eût  sur 
la  terre  ;  ils  étaient  persuadés  que  toutes  les  choses  créées  n'avaient 
été  faites  que  pour  leur  usage.  Rien  de  plus  romanesque  que  l'his- 
toire d'un  des  chefs  de  cette  tribu,  du  fameux  Wash-ing-guh- 
sah-ba ,  ou  Le  Merle.  Il  était  mort  depuis  dix  ans  environ  ;  mais 
ses  sujets  parlaient  encore  de  lui  avec  un  respectueux  effroi.  Il  fut 
un  des  premiers  chefs  indiens  du  Missouri  à  traiter  avec  les  mar- 
chands blancs,  et  se  montra  surtout  très  habile  à  percevoir  ses 
droits  régaliens.  Dès  qu'un  marchand  arrivait  dans  son  village,  il 
faisait  porter  ses  ballots  dans  sa  loge  et  les  faisait  ouvrir  en  sa 
présence.  Il  en  choisissait  tout  ce  qui  flattait  sa  royale  fantaisie  : 
des  couvertures,  du  tabac,  du  whiskey ,  de  la  poudre,  des  balles, 
des  colliers  de  verre,  de  la  couleur  rouge;  il  mettait  ces  objets  de 
côté  sans  daigner  accorder  la  moindre  compensation.  Puis,  appe- 
lant son  héraut  ou  crieur ,  il  lui  disait  de  monter  sur  le  haut  de  la 
loge  et  de  sommer  toute  la  tribu  de  venir  apporter  ses  pelleteries 
et  de  traiter  avec  le  Blanc.  Aussitôt  la  loge  se  remplissait  d'Indiens, 
qui  apportaient  des  peaux  d'ours,  de  castors,  de  loutres  et  d'autres 
animaux.  Il  n'était  permis  à  personne  de  marchander  le  Blanc  sur 
les  prix  qu'il  mettait  à  ses  articles,  et  celui-ci  prenait  grand  soin 
de  se  dédommager  au  quintuple  des  objets  qu'il  avait  été  obligé 
d'abandonner  gratuitement  au  chef.  De  cette  façon,  Le  Merle  s'en- 
richit en  enrichissant  les  Blancs ,  et  se  fit  beaucoup  d'amis  parmi 
les  marchands  du  Missouri.  En  attendant,  ses  sujets  n'étaient  pas 
trop  satisfaits  des  réglemens  si  désavantageux  pour  eux  qu'il  avait 
étal)lis  à  l'égard  du  commerce  avec  les  Blancs ,  et  ils  commencèrent 
à  murmurer.  Sur  ces  entrefaites;  un  marchand  rusé  el  coupable 


SUR   LES    CÔTES   SORD-OUEST   DE   L  AMÉRIQUE,  323 

révéla  au  Merle  un  seerel  qui  devait  lui  assurer  un  pouvoir  absolu 
sur  ses  ignorans  et  superstitieux  sujets.  Il  lui  fit  connaître  les  qua- 
lités vénéneuses  de  l'arsenic  et  lui  procura  une  quantité  considérable 
de  cette  dangereuse  substance.  Dès  ce  moment,  le  Merle  parut  doué 
d'une  puissance  surnaturelle,  posséder  le  don  de  la  prophétie  et 
tenir  dans  ses  mains  la  vie  et  la  mort  de  tous  ses  sujets.  Malheur  à 
quiconque  osait  douter  de  son  autorité  ou  désobéir  à  ses  ordres  !  Le 
Merle  prédisait  qu'il  mourrait  à  une  certaine  époque,  et  sa  prophétie 
ne  manquait  jamais  de  s'accomplir.  Au  jour  fixé,  le  délinquant  était 
frappé  d'une  maladie  étrange  et  soudaine,  et  il  disparaissait  de  la 
surface  de  la  terre.  Cet  exemple  d'une  puissance  surhumaine  inspi- 
rait à  tout  le  monde  une  terreur  profonde  ;  chacun  tremblait  de 
déplaire  à  un  être  si  fort  et  si  vindicatif,  et  le  Merle  continua  à  jouir 
d'une  autorité  que  nul  n'osait  lui  disputer. 

Mais  ce  n'était  pas  seulement  par  la  terreur  qu'il  gouvernait  son 
peuple  ;  le  Merle  était  un  guerrier  du  premier  ordre,  et  ses  exploits 
étaient  célébrés  par  les  jeunes  et  les  vieux.  Sous  son  commande- 
ment, les  Omahas  acquirent  une  grande  renommée  de  iirouesse 
militaire 5  il  ne  laissait  jamais  passer,  sans  en  tirer  vengeance,  la 
moindre  insulte  faite  à  sa  tribu.  Les  républicains  pavvniens  avaient 
indignement  outragé  un  brave  Omaha  :  aussitôt  le  Merle  assemble 
ses  guerriers,  les  conduit  contre  la  ville  des  Pavvniens,  qu'il  attaque 
avec  une  fureur  irrésistible,  il  s'en  empare,  la  brûle  et  massacre 
une  grande  partie  de  ses  habitans.  Pendant  plusieurs  années,  il  fit 
une  guerre  terrible  et  sanglante  aux  Ottos,  et  la  paix  ne  fut  con- 
clue que  par  la  médiation  des  Blancs.  Intrépide  dans  les  combats, 
et  aimant  à  se  signaler,  il  étonnait  ses  soldats  par  ses  actes  de  bra- 
voure. Attaquant  un  jour  un  village  Kanza ,  il  en  fit  le  tour  à  cheval , 
tout  seul ,  chargeant  son  fusil  et  le  déchargeant  alternativement 
sur  les  habitans  en  galopant  devant  eux.  Il  avait  soin  de  se  con- 
server, dans  la  guerre,  la  même  réputation  A'être  mystérieux  et 
surnaturel  dont  il  jouissait  peu  dans  la  paix.  Ainsi,  comme  il 
poursuivait  un  jour  un  détachement  d'ennemis  à  travers  les  prai- 
ries, il  se  plaisait  à  décharger  son  fusil  dans  l'empreinte  de  leurs 
pieds  ou  de  ceux  de  leurs  chevaux ,  assurant  que ,  par  ce  moyen ,  il 
les  estropiait  et  les  mettait  dans  l'impossibilité  de  fuir.  Il  les  attei- 
gnit en  effet,  les  détruisit  presque  tous ,  et  sa  victoire  fut  regardée 
comme  miraculeuse,  tant  par  ses  sujets  que  par  ses  ennemis.  Grâce 


324  EXPÉDITION   PAR    TERRE 

à  un  grand  nombre  d'exploits  de  ce  genre,  il  devint  la  gloire  de  son 
peuple,  qui  l'aima  malgré  les  décrets  de  mort  dont  il  punissait  les 
moindres  actes  de  désobéissance. 

Sauvage  et  terrible  comme  nous  venons  de  le  voir,  il  n'en  était 
pas  moins  sensible  au  pouvoir  de  la  beauté.  Un  détachement  de 
Ponças  avait  fait  une  incursion  sur  les  terres  des  Omahas ,  et  avait 
enlevé  un  grand  nombre  de  femmes  et  de  chevaux.  Le  Merle ,  plein 
de  fureur,  prit  les  armes  avec  tous  ses  braves,  jurant  de  dévorer  la 
nation  des  Ponças,  déclaration  qui,  chez  les  Indiens,  annonce  une 
guerre  d'extermination.  Les  Ponças,  serrés  de  près,  se  réfugièrent 
derrière  un  retranchement  élevé  à  la  hâte;  mais  le  Merle  continua  de 
faire  sur  eux  un  feu  si  soutenu  qu'il  paraissait  sur  le  point  d'accom- 
plir sa  menace,  quand  ses  ennemis  lui  envoyèrent  un  parlementaire 
porteur  du  calumet  de  paix.  Pour  toute  réponse,  ce  parlementaire 
fut  tué  ;  un  second  héraut  partagea  le  même  sort.  Alors  le  chef  ponça, 
comme  dernière  ressource,  ordonna  à  sa  fille,  qui  était  d'une  grande 
beauté,  de  revêtir  tous  ses  plus  riches  ornemens,  et  l'envoya,  le 
calumet  à  la  main ,  pour  implorer  la  paix.  Les  charmes  de  la  belle 
Indienne  touchèrent  le  cœur  féroce  du  Merle;  il  accepta  la  pipe ,  la 
fuma ,  et  depuis  ce  temps  la  paix  ne  fut  plus  troublée  entre  les  Ponças 
et  les  Omahas.  La  princesse  ponça,  qui  avait  été  l'heureux  lien  de  la 
paix  entre  les  deux  peuplades,  devint  l'épouse  favorite  du  Merle.  Sa 
jeunesse  et  sa  beauté  lui  donnèrent  quelque  empire  sur  ce  caractère 
farouche  ;  mais  le  Merle  était  trop  vindicatif  pour  rester  long-temps 
soumis. 

Son  épouse  bien-aimée  ayant  eu  un  jour  le  malheur  de  l'offenser, 
il  fut  saisi  tout-à-coup  d'un  transport  de  rage,  et  tirant 'son  cou- 
teau ,  il  rétendit  morte  à  ses  pieds.  A  peine  eut-il  porté  le  coup  fatal 
(jue  sa  fureur  se  calma.  11  contempla  sa  victime  dans  un  muet  éga- 
rement; puis,  se  couvrant  la  tète  de  son  manteau  de  buffle,  il  s'assit 
auprès  du  corps  et  se  mit  à  méditer  sur  son  crime  et  sur  la  perte 
qu'il  venail  de  faire.  Trois  jours  s'écoulèrent  sans  que  le  chef  fit  un 
seul  mouvement  ou  rompit  le  silence;  pendant  tout  ce  temps,  il  ne 
prit  aucune  nourriture  et  ne  se  livra  point  au  sommeil.  On  craignit 
qu'il  n'efit  l'intention  de  se  laisser  mourir  de  faim  ;  ses  sujets  s'ap- 
prochèrent enfin  de  lui  avec  un  respectueux  effroi  et  le  conjurèrent 
de  se  découvrir  le  visage  et  de  se  laisser  consoler;  mais  il  demeura 
immobile.  A  la  fin,  un  de  ses  guerriers  apporta  un  petit  enfant,  et 


SUR    LES    CÔTES    jVORD-OUEST    DE    l'aMÉRIQUE.  û25 

posant  par  terre ,  plaça  le  pied  du  Merle  sur  son  cou.  Le  sombre 
cœur  du  sauvage  fut  touché  par  cet  appel  ;  il  rejeta  son  manteau 
en  arrière,  fit  une  harangue  sur  l'acte  qu'il  avait  commis,  et,  à 
compter  de  ce  moment,  il  parut  avoir  repoussé  loin  de  son  esprit 
tout  le  poids  de  son  crime  et  de  ses  remords. 

Quoiqu'il  conservât  toujours  le  fatal  et  mystérieux  secret  au 
moyen  duquel  il  donnait,  à  sa  volonté ,  la  mort  à  ses  ennemis,  il  né 
possédait  pas  le  pouvoir  de  la  détourner  de  la  tête  de  ses  amis.  En 
1802,  la  petite-vérole,  cette  terrible  contagion  qui  dévasta  le  pays 
comme  le  feu  consume  les  prairies ,  fit  son  apparition  dans  le  village 
des  Omahas.  En  peu  de  temps,  les  deux  tiers  de  la  population  suc- 
combèrent, et  tout  le  reste  semblait  condamné  à  les  suivre.  Le 
stoïcisme  des  guerriers  céda  au  fléau  ;  ils  se  livrèrent  au  désespoir  ; 
les  uns  crurent  pouvoir  arrêter  la  contagion  en  mettant  le  feu  au 
village;  les  autres,  dans  un  accès  de  délire,  tuèrent  leurs  femmes 
et  leurs  enfans  pour  leur  éviter  les  angoisses  d'un  mal  inévitable, 
et  afin  qu'ils  pussent  se  trouver  plus  tôt  dans  un  monde  meilleur. 

Au  moment  où  l'horreur  et  l'effroi  étaient  parvenus  à  leur  comble, 
le  Merle  lui-même  fut  frappé  de  la  maladie.  Quand  les  pauvres 
sauvages  virent  leur  chef  en  danger,  ils  oublièrent  leurs  propres 
maux  et  entourèrent  son  lit  de  douleur.  Son  esprit  de  domination 
et  son  amitié  pour  les  Blancs  se  montrèrent  encore  dans  ses  der- 
nières paroles,  dans  celles  où  il  désigna  le  lieu  où  il  voulait  être 
enterré.  C'était  sur  un  promontoire  de  plus  de  quatre  cents  pieds  de 
haut,  d'où  la  vue  s'étendait  sur  le  cours  du  Missouri ,  et  où  il  avait 
coutume  de  se  rendre  pour  attendre  les  barques  des  Blancs.  Le  Mis- 
souri baigne  le  pied  de  ce  promontoire,  et,  après  avoir  serpent^ 
longuement  et  formé  mille  détours  dans  les  plaines  au-dessous ,  il 
revient  à  moins  de  cinquante  toises  du  lieu  de  son  départ;  de  sorte 
que,  pendant  douze  lieues,  le  voyageur  se  trouve  toujours  arrêté, 
comme  par  un  charme,  dans  les  environs  de  ce  singulier  promontoire. 

Or,  en  mourant,  le  Merle  ordonna  d'élever  son  tombeau  sur  le 
sommet  de  cette  montagne  ;  il  voulait  être  enterré  à  cheval  sur  son 
coursier  favori,  afin  de  pouvoir  contempler,  même  après  sa  mort 
ses  domaines  et  les  barques  dos  Blancs ,  remontant  la  rivière  pour 
trafiquer  avec  ses  sujets.  Ses  ordres  furent  fidèlement  suivis  ;  son 
corps  fut  placé  sur  son  coursier ,  et  un  amas  de  terre  les  couvrit 
tous  deux.  Au  sommet  de  ce  tertre,  on  planta  un  mût  sur  lequel 

VI. — 4®  SÉRIE.  21 


326  EXPÉDITION    PAR    TERRE 

flottèrent  long-temps  et  la  bannière  du  chef  et  la  chevelure  des  enne- 
mis qu'il  avait  tués  à  la  guerre.  Quand  l'expédition  de  M.  Hunt 
visita  celte  contrée,  le  màt  subsistait  encore  surmonté  des  fragniens 
de  la  bannière ,  et  le  rit  superstitieux  qui  ordonne  de  placer  de  temps 
en  temps,  sur  les  tombeaux,  des  alimensà  l'usage  des  morts,  était 
encore  observé  par  les  Omahas.  Ce  rit  est  depuis  lors  tombé  en 
désuétude ,  car  la  tribu  elle-même  est  presque  éteinte.  Mais  la  mon- 
tagne du  Merle  est  encore  aujourd'hui  un  objet  de  vénération  pour 
le  sauvage  errant ,  et  sert  de  guide  dans  sa  route  au  navigateur  du 
Missouri ,  à  qui  l'on  ne  manque  jamais  d'indiquer  de  loin  le  tertre 
qui  recouvre  les  squelettes  du  guerrier  indien  et  de  son  coursier. 

Après  une  halle  de  vingt  jours,  l'expédilion  quitta  le  vil- 
lage des  Omahas  et  se  trouva  toul-à-coup  arrêtée  par  les  dé- 
monstrations hostiles  de  la  peuplade  des  Sioux. 

Dans  la  matinée  du  3i  mai,  comme  nos  navigateurs  déjeunaient 
sur  la  rive  droite  du  Missouri,  le  cri  habituel  :  Vailà  les  Sioux.' 
voilà  les  Sioux  !  se  fil  entendre ,  et  celte  fois  avec  plus  de  raison  ; 
car  deux  Indiens  se  présentèrent  eu  effet  sur  une  pointe  de  terre  de 
la  rive  opposée  et  se  mirent  à  haranguer.  Comme  il  était  impossible, 
à  une  si  grande  dislance,  d'entendre  ce  qu'ils  disaient,  31.  Hunt, 
aussitôt  après  le  déjeuner ,  passa  la  rivière  avec  Pierre  Dorion ,  l'in- 
terprète, et  s'avança  hardiment  pour  couverser  avec  eux ,  tandis  que 
les  autres  contemplaient  avec  une  muette  inquiétude  ce  qui  allait  se 
passer.  Aussitôt  que  IVI.  Hunt  eut  débarqué,  l'un  des  Indiens  dis- 
parut derrière  la  montagne,  mais  revint  bientôt  à  cheval  et  continua 
a  parcourir  avec  rapidité  les  hauteurs.  M.  Hunt,  après  avoir  causé 
pendant  quelque  temps  avec  l'autre  sauvage ,  repassa  la  rivière  pour 
aller  rejoindre  les  siens.  H  se  trouva  que  ces  deux  hommes  étaient 
des  espions  envoyés  à  la  découverte  par  un  fort  détachement  de  six 
cents  guerriers  campés  à  une  lieue  de  là,  et  qui  appartenaient  à  trois 
tribus  de  Sioux  ;  savoir  :  aux  Yangtons  Aima ,  aux  Tétons  Bois  Brùlé 
et  aux  Tétons  Min-na-kine-azzo.  Ils  devaient  être  renforcés,  d'un 
moment  à  l'autre ,  par  les  guerriers  de  deux  autres  tribus ,  et  ils 
attendaient  depuis  onze  jours  l'arrivée  de  M.  Hunt  pour  l'empêcher 
de  continuer  sa  route  ;  car  ils  voulaient ,  surtout,  s'opposer  au  com- 
merce des  Blancs  avec  leurs  ennemis,  les  Aricaras,  les  Maudans 


SUR   LES    CÔTES   NORD-OUEST    DE    l'aMÉRIQUE.  327 

et  les  Minataris.  L'Indien  parti  à  cheval  était  allé  donner  avis  de 
l'approche  des  voyageurs,  qui  devaient,  d'après  cela,  s'attendre  à 
quelque  scène  terrible  avec  ces  sauvages  dont  on  leur  avait  fait  de  si 
formidables  récits. 

On  se  prépara  donc  au  combat.  Sur  la  rive  gauche  se  trouvait  une 
rangée  de  collines ,  du  haut  desquelles  les  Indiens  descendaient  en 
foule,  les  uns  à  pied,  les  autres  à  cheval.  En  les  regardant  à  travers 
des  lunettes  d'approche,  on  reconnut  qu'ils  étaient  en  costume  de 
combat,  peints  et  ornés  pour  la  guerre.  Leurs  armes  étaient  des 
arcs  et  des  flèches ,  avec  un  petit  nombre  de  courtes  carabines ,  et 
presque  tous  avaient  des  boucliers  ronds.  A  la  vue  de  cette  armée 
rangée  en  bataille,  M.  Hunl  assembla  un  conseil  de  guerre.  Il  était 
évident  que  les  rapports  qui  lui  avaient  été  faits  sur  les  dispositions 
des  Sioux  étaient  exacts ,  et  que  ceux-ci  étaient  résolus  de  s'op- 
poser à  leur  marche  par  la  force  des  armes.  Les  éviter  et  continuer 
la  route  était  impossible  :  il  ne  restait  donc  d'autre  alternative  que 
de  combattre  on  de  reculer.  A  la  vérité ,  les  sauvages  étaient  beau- 
coup plus  nombreux  que  les  Blancs  ;  mais  la  petite  armée  de  M.  Hunt 
se  composait  de  soixante  hommes  bien  armés  et  abondamment 
fournis  de  munitions  de  guerre  ;  ils  avaient,  d'ailleurs,  indépen- 
damment de  leurs  fusils,  un  pierrier  et  deux  obusiers.  Il  y  avait 
lieu  d'espérer  que,  s'ils  remportaient  dès  l'abord  un  avantage  mar- 
qué ,  les  Indiens  n'oseraient  plus  les  attaquer  par  la  suite.  Le  combat 
fut  donc  résolu  et  les  barques  furent  tirées  près  du  rivage ,  à-peu- 
près  en  face  de  l'armée  ennemie.  Là,  les  armes  furent  examinées  et 
mises  en  ordre  ;  on  chargea  l'artillerie  à  poudre  et  l'on  tira  un  coup. 
Le  bruit  retentit  au  loin  et  effraya  sans  doute  les  Indiens  accou- 
tumés au  son  plus  aigu  de  la  mousquetlerie.  Les  pièces  furent  char- 
gées, après  cela,  d'autant  de  boulets  qu'elles  en  pouvaient  porter; 
puis  tout  le  monde  s'embarqua  et  les  bateaux  furent  dirigés  vers  la 
rive  opposée.  Les  Indiens  continuèrent  à  les  regarder  en  silence; 
leurs  membres  et  leurs  visages  peints  brillaient  au  soleil ,  et  leurs 
plumets  flottaient  à  la  brise.  Les  pauvres  Canadiens  les  contem- 
plaient avec  assez  d'inquiétude,  et  une  exclamation  d'effroi  leur 
échappait  de  temps  en  temps.  «  Parbleu,  disait  l'un  deux,  nous 
voilà  dans  de  beaux  draps  !  —  Oui,  disait  l'autre,  nous  n'allons  pas 
à  la  noce ,  mon  ami  !  » 

21. 


328  EXPÉDITIO>-    PAR    TERRE 

Quand  les  barques  arrivèrent  à  une  portée  de  fusil  du  rivaî^e, 
les  chasseurs  et  les  autres  combattans  saisirent  leurs  armes  et  se 
préparèrent  au  combat.  Mais  tout-à-coup  une  grande  confusion  se ma- 
nifesia  parmi  les  sauvages  ;  ils  déployèrent  leurs  manteaux  de  buffle, 
les  soulevèrentavec  leurs  deux  mains  par-dessus  leurs  têtes,  puis  ils 
les  étendirent  par  terre.  En  voyant  cela  ,  Pierre  Dorion  cria  de  ne 
pas  faire  feu,  parce  que  c'était  un  signal  pacifique  et  une  invitation 
à  parlementer.  En  effet,  une  douzaine  de  principaux  guerriers  s'étant 
séparés  de  la  troupe,  descendirent  jusqu'au  bord  de  l'eau,  allumèrent 
un  feu,  s'assirent  autour  en  demi-cercle,  et  montrant  le  calumet, 
engagèrent  les  Blancs  à  débarquer.  M.  Hunt ,  après  avoir  consulté 
ses  co-associés,  se  décida  à  accepter  l'invitation  ;  il  descendit  donc  à 
terre  avec  eux  et  l'interprète.  Les  chefs  les  attendirent  dans  la  plus 
parfaite  immobilité  ;  on  eût  dit  autant  de  statues.  M.  Hunt  et  ses 
compagnons  s'avancèrent  sans  hésiter ,  et  s'assirent  sur  le  sable  de 
manière  à  compléter  le  cercle.  Les  guerriers  qui  garnissaient  les 
hauteurs  s'étaient  réunis  par  groupes  et  demeuraient  en  silence,  les 
yeux  fixés  sur  les  négociateurs;  les  uns  étaient  vêtus  et  ^décorés 
d'une  façon  voyante  ;  d'autres  étaient  entièrement  nus,  mais  avaient 
le  corps  peint  avec  bizarrerie;  tous  étaient  diversement  armés. 

«  Le  calumet  de  paix  fut  apporté  avec  les  cérémonies  accoutumées. 
Le  godet  était  d'une  espèce  de  pierre  rouge  ressemblant  au  por- 
phyre ;  le  tuyau  avait  six  pieds  de  long,  et  était  décoré  de  touffes  de 
crin  teintes  en  rouge,  Le  porteur  de  pipe  se  plaça  au  milieu  du  cer- 
cle, l'alluma,  l'éleva  vers  le  soleil ,  puis  la  tourna  vers  les  quatre 
points  cardinaux  et  la  présenta  enfin  au  principal  chef.  Celui-ci  en 
tira  quelques  bouffées,  puis,  tenant  en  sa  main  le  godet,  il  en  pré- 
senta l'autre  bouta  M.  Hunt  et  successivement  à  toutes  les  personnes 
qui  composaient  le  cercle.  Quand  chacun  en  eut  fumé,  on  fut  censé 
s'être  donné  un  gage  d'amitié  et  de  sincérité.  M.  Hunt  fit  alors  un 
discours  en  français  qui  fut  interprété,  au  furet  à  mesure  qu'il  parlait, 
par  Pierre  Dorion.  11  apprit  aux  Sioux  quel  était  le  véritable  but  de 
.'ion  expédition;  ce  n'était  point,  dit-il,  de  trafiquer  avec  aucune  des 
tribus  des  bords  de  la  rivière,  mais  de  passer  les  montagnes  pour  se 
lendre  au  grand  lac  de  l'Ouest,  afin  de  retrouver  quelques-uns  de 
ses  frères  qu'il  n'avait  pas  vus  depuis  onze  mois.  Il  ajouta  qu'il  avait 
entendu  dire  que  les  Sioux  avaient  l'intention  de  s'opposer  à  son 
passage _,  mais  qu'il  était  décidé,  comme  ils  pouvaient  s'en  con- 


SUR    LES    CÔTES    NORD-OUEST    DE    l'aMÉRIQUE.  329 

vaincre  à  l'effectuer  à  tout  prix.  Toutefois,  ses  sentimens  n'étaient 
nullement  hostiles  envers  les  Sioiix,  et  pour  leur  en  donner  une 
preuve,  il  leur  avait  apporté  un  présent  de  tabac  et  de  blé.  En  ache- 
vant son  discours  ,  il  ordonna  d'apporter  du  bateau  quinze  carottes 
de  tabac  et  autant  de  sacs  de  blé,  et  de  les  placer  en  tas  devant  le 
feu  du  conseil. 

L'aspect  de  ces  présens  acheva  d'amollir  le  chef,  déjà  ému,  sans 
doute,  par  la  fermeté  qu'avaient  déployée  les  Blancs.  Il  répondit  à 
son  tour  par  une  harangue  dans  laquelle  il  déclara  que  son  seul  but, 
en  rassemblant  ses  guerriers ,  avait  été  d'empêcher  que  des  armes  et 
des  munitions  fussent  portées  aux  tribus  avec  lesquelles  il  élîïit  en 
guerre.  Maintenant  qu'il  était  convaincu  que  les  Blancs  n'avaient 
aucune  intention  de  ce  genre,  ils  pouvaient  continuer  en  paix  leur 
voyage  à  la  recherche  de  leurs  frères,  par-delà  les  montagnes.  Il 
termina  en  les  remerciant  de  leurs  présens,  et  leur  conseilla  de 
camper  sur  l'autre  bord  de  la  rivière,  attendu  qu'il  y  avait  parmi  ses 
guerriers  quelques  jeunes  gens  de  la  discrétion  desquels  il  ne  pouvait 
point  répondre.  La  conférence  étant  terminée,  chacun  se  leva;  on 
se  serra  la  main  et  l'on  se  sépara.  M.  Hunt  et  ses  compagnons  se 
rembarquèrent  et  continuèrent  tranquillement  leur  route. 

Aux  approches  du  village  des  Aricaras,  situé  entre  le  UG° 
elle  hT  parallèle  de  huiiude  boréale,  et  à  576  lieues  au- 
dessus  de  l'embouchure  du  Missouri,  la  nature  changea  d'as- 
pect et  prit  une  teinte  plus  sauvage.  Les  campagnes  à  perle  de 
vue  u'élaienl  animées  que  par  d'innombrables  troupeaux  de 
buftles  qui  traversaient  en  longues  files  le  paysage  silencieux, 
ou  se  montraient  épars,  seuls  ou  par  petits  groupes  au  milieu 
des  prairies ,  ou  sur  les  coteaux  ;  ceux-ci  broutant  les  riches 
pâturages,  ceux-là  couchés  au  sein  de  l'herbe  flétrie.  Dans 
un  endroit,  entre  autres,  le  rivage  parut  absolument  couvert 
de  buflles,  dont  plusieurs  traversaient  le  courant  à  la  nage, 
ronflant,  soufUanl  et  s'agilani  dans  l'eau.  Parfois,  à  ces  ani- 
maux informes,  venaient  se  mêler  des  troupeaux  de  cerfs, 
de  majestueux  élans  et  de  légers  antilopes,  les  plus  beaux  et 
les  plus  agiles  d'entre  les  habitans  des  prairies.  On  distingue 
dans  ces  régions  deux  espèces  d'antilopes  ;  l'une  à-peu-près 


S30  EXPÉDITION    PAR   TERRE 

de  la  taille  du  cerf  ordinaire ,  l'autre  qui  n'est  pas  beaucoup 
plus  grande  que  la  chèvre.  Leur  couleur  est  d'un  gris-clair  ou 
plutôt  fauve  tachetée  de  blanc;  elles  ont  de  petites  cornes 
semblables  à  celles  du  cerf,  mais  qui  ne  tombent  jamais.  Rien 
ne  surpasse  la  délicatesse  et  l'élégance  de  leurs  membres,  qui 
réunissent  à-la-fois  la  légèreté,  l'élasticité  et  la  force.  Toutes 
les  altitudes,  tous  les  mouvemens  de  ce  bel  animal  sont  gra- 
cieux et  pittoresques,  et  il  mérite  certainement  d'inspirer 
l'imagination  du  poète  autant  que  la  gazelle  si  souvent  chantée 
dans  l'Orient.  Leurs  mœurs  sont  timides  et  capricieuses;  elles 
se  tiennent  dans  les  plaines,  s'alarment  facilement  et  se  met- 
tent soudain  à  courir  avec  une  rapidité  qui  ne  permet  pas 
de  les  poursuivre.  Quand  elles  rasent  ainsi  la  prairie  en 
automne,  leur  couleur  fauve  se  mêle  à  la  teinte  de  l'herbe 
flétrie  ;  la  rapidité  de  leurs  mouvemens  déconcerte  l'œil , 
on  dirait  de  légers  nuages  que  le  vent  chasse  devant  lui. 
Tant  qu'elles  restent  ainsi  dans  la  plaine  découverte  et  qu'elles 
se  lient  à  leur  agilité ,  elles  sont  à  l'abri  de  toute  atteinte  ; 
mais  elles  ont  malheureusement  un  défaut  :  c'est  la  curiosité 
qui  les  entraîne  souvent  à  leur  perte.  Quand  elles  ont  couru 
pendant  quelque  temps  et  qu'elles  ont  laissé  loin  derrière 
elles  l'objet  qui  les  avait  effrayées,  elles  s'arrêtent  et  se  re- 
louriieni  pour  le  regarder.  Si  on  cesse  de  les  poursuivre , 
elles  hésitent  un  peu,  puis  elles  retournent  presque  toujours 
au  lieu  d'où  la  frayeur  les  avait  fait  fuir.  Les  chasseurs  qui 
connaissent  leur  faible,  ont  coutume  de  se  coucher  dans  l'herbe 
et  d'agiter  un  mouchoir  blanc  au  bout  de  la  baguette  de  leur 
i'usil.  L'antilope  regarde  d'abord  de  loin  cet  objet  mystérieux; 
puis  elle  approche,  tourne  autour,  approche  encore  plus  près, 
et  quand  elle  arrive  à  la  portée  de  l'arme  fatale,  elle  tombe 
viclime  de  sa  funeste  curiosité. 

M.  Hunl  s'arrêta  quelques  jours  dans  le  village  des  Arica- 
ras,  ahn  d'acheter  des  chevaux  dont  il  avait  besoin  pour  pour- 
suivre son  voyage.  Les  Aricaras  sont  d'excellens  écuyers,  et  la 
principale  richesse  de  ces  habitans  des  prairies  consiste  dans  le 


SUR    LES    CÔTES    >'ORD-OUEST    DE    l'aMÉRIQUE,  col 

nombre  do  leurs  chevaux.  L'Ai'icara  ressemble  à  l'Arabe  par  sa 
passion  pour  ce  noble  animal  et  par  son  adresse  à  le  dompter. 
Aussitôt  qu'il  fut  connu  que  les  Blancs  venaient  trafiquer,  et 
que  les  condiiions  du  commerce  eurent  été  réglées  par  les 
chefs ,  le  village  ne  larda  pas  à  présenter  l'aspect  d'une  foire 
animée.  Les  environs  et  la  plaine  adjacente  ressemblaient 
au  voisinage  d'un  camp  de  Tatares  ;  des  chevaux  étaient  mis 
à  toutes  les  allures,  et  des  cavaliers  les  faisaient  caracoler 
avec  la  grâce  et  la  dextérité  qui  distinguent  les  habitans  de  ce 
pays.  Dès  qu'un  cheval  était  acheté ,  on  lui  cciîpait  la  queue  , 
ce  qui  devenait  une  marque  infaillible  pour  le  distinguer  de 
ceux  de  la  tribu  ;  car  les  Indiens  dédaignent  de  i)ratiqner 
celte  barbare  mutilation.  Le  prix  d'un  cheval,  tel  qu'il  avait 
été  réglé  par  les  chefs,  était  en  général  de  dix  dollars  en 
marchandises.  Mais,  afin  d'avoir  un  plus  grand  choix  de 
chevaux ,  sans  se  priver  de  ceux  qu'ils  voulaient  garder  pour 
eux ,  des  troupes  de  jeunes  gens  improvisèrent  des  expédi- 
tions pour  en  aller  voler  chez  leurs  voisins,  espèce  de  service 
que  les  Indiens  regardent  comme  plus  honorable  que  la 
chasse,  et  tout-à-fait  de  bonne  guerre. 

Pendant  la  durée  de  ce  trafic,  les  Blancs  étaient  toujours 
bien  reçus  dans  les  cabanes  où  ils  se  présentaient.  On 
étendait  la  peau  de  buflle  devant  le  feu  pour  qu'ils  se  cou- 
chassent; on  apportait  la  pipe,  et  pendant  que  le  maître  de 
la  loge  causait  avec  ses  convives,  sa  femme  mettait  sur  le  feu 
la  marmite  de  terre,  remplie  de  blé  écrasé  et  de  viande  de 
buflle  séchée.  L'Indien  ,  dans  son  éial  naturel  et  avant  d'avoir 
fréq^uenlé  les  Blancs ,  a  beaucoup  de  ressemblance  avec  l'A- 
rabe :  jamais  un  étranger  n'entre  chez  lui ,  sans  qu'il  ne  lui 
offre  à  manger,  et  jamais  les  mets  offerts  ainsi  ne  deviennent 
des  objets  de  commerce. 

La  vie  d'un  Indien,  quand  il  est  dans  son  village,  est 
«ne  vie  d'indolence  et  de  plaisir.  C'est  la  femme  qui  est 
chargée  des  travaux  du  ménage  et  des  champs;  elle  arrange 
la  cabane,  appoiie  le  bois  pour  le  feu,  fait  la  cuisine,  sèche 


332  EXPÉDITION    PAR   TERRE 

le  gibier  et  la  viande  de  buffle,  lanne  les  peaux  des  animaux 
tués  à  la  chasse,  cultive  les  petits  carrés  de  maïs,  de  citrouilles 
et  de  légumes,  qui  forment  une  partie  de  leurs  provisions. 
Le  moment  du  repos  et  de  la  récréation  pour  elles  est  au 
coucher  du  soleil  ;  les  travaux  de  la  journée  étant  alors 
terminés,  elles  se  réunissent  et  s'amusent  à_  de  petits  jeux, 
ou  causent  sur  les  toits  de  leurs  cabanes.  Le  mari  croirait 
s'avilir  s'il  exécutait  un  travail  utile  ;  selon  lui,  il  fait  assez 
pour  sa  famille,  quand  il  lui  rapporte  de  quoi  se  nourrir, 
quand  il  veille  sur  elle  et  combat  pour  la  protéger.  Lorsqu'il 
est  chez  lui,  il  ne  s'occupe  que  de  ses  armes  et  de  ses  che- 
vaux; parfois  il  se  livre  avec  ses  camarades  à  des  jeux  d'a- 
dresse, d'agilité  et  de  force,  ou  bien  encore  et  trop  souvent, 
il  joue  à  des  jeux  de  hasard  dans  lesquels  il  se  ruine  avec  une 
témérité  dont  on  rencontre  peu  d'exemples  dans  la  vie  civi- 
lisée. Enfin,  une  grande  partie  des  loisirs  des  Indiens  se  passe 
à  s'entretenir  ensemble  des  évènemens  et  des  exploits  de  leur 
dernière  chasse  ou  de  leur  dernière  expédition  guerrière  ; 
souvent  aussi  ils  écoutent  les  récits  des  temps  passés ,  racontés 
par  quelque  vieillard  dont  la  mémoire  est  abondamment 
pourvue  de  faits  et  de  traditions. 

On  aurait  tort  de  supposer  que  les  femmes  indiennes  sont 
mécontentes  de  leur  destinée.  Bien  loin  de  là,  elles  méprise- 
raient leurs  époux,  s'ils  se  mêlaient  des  affaires  du  ménage. 
La  plus  grande  injure  qu'une  femme  puisse  adresser  à  une 
autre  c'est  de  lui  dire  :  «  Epouse  indigne!  j'ai  vu  ton  mari 
porter  du  bois  à  sa  loge  pour  faire  du  feu.  Oii  était  donc 
sa  squaw  pendant  ce  temps-là,  puisqu'il  a  été  obligé  de  se 
métamorphoser  en  femme  ?  » 

Pendant  que  M.  Hunl  se  préparait  à  reprendre  son  pénible 
voyage ,  quelques-uns  de  ses  compagnons  commencèrent  à 
perdre  courage  en  songeant  à  l'avenir  périlleux  qui  les  at- 
tendait; mais  avant  de  les  accuser  de  lâcheté,  examinons  un 
eu  la  nature  du  désert  au  sein  duquel  ils  allaient  s'engager. 

C'était  une  région  vaste  comme  l'Océan  et  comme  lui  dépourvue 


SUR    LES    COTES    NORD-OUEST   DE   L  AMERIQUE  33 

de  routes  frayées ,  et ,  à  l'époque  que  nous  décrivons ,  elle  n'était 
connue  que  par  les  vagues  indications  des  chasseurs  indiens.  Cette 
région  rappelle  les  steppes  immenses  de  l'Asie,  et  ce  n'est  pas  sans 
raison  qu'on  lui  a  donné  le  nom  de  grand  désert  américain.  Ce 
désert  forme  des  plaines  onduleuses  à  perte  de  vue,  dépourvues  d'ar- 
bres, et  fatigantes  par  leur  étendue  et  par  leur  monotonie.  Les  géo- 
logues supposent  qu'elles  ont  formé,  il  y  a  nn  grand  nombre  de 
siècles,  le  lit  de  l'Océan,  qui  venait  briser  ses  vagues  primitives 
contre  les  bancs  de  granit  des  Montagnes  Rocheuses,  Dans  ce  pays , 
personne  n'a  cherché  une  demeure  permanente  ;  car  il  y  a  des  saisons 
de  l'année  où  il  n'offre  aucun  moyen  de  subsistance.  Le  gazon  y  est 
brûlé  et  flétri;  les  ruisseaux  sont  desséchés;  le  buffle,  l'élan,  le  daim, 
s'en  éloignent,  afin  de  suivre  la  verdure  expirante,  et  ne  laissent 
derrière  euxqu'une  vaste  solitude,  sillonnée  de  ravins,  lits  d'anciens 
torrens,  mais  qui  ne  servent  plus  qu'à  tourmenter  le  voyageur  et  à 
augmenter  sa  soif  en  lui  faisant  souffrir  le  supplice  de  Tantale. 

A  l'extrémité  de  ces  arides  plaines ,  s'élèvent  les  Montagnes  Ro- 
cheuses ,  que  l'on  peut  regarder  comme  les  limites  du  monde  Atlan- 
tique. Les  dangereux  défilés  et  les  profondes  vallées  de  celte  chaîne 
servent  d'asile  à  des  bandes  de  sauvages  inquiets  et  féroces  :  ce 
sont,  pour  la  plupart,  les  débris  des  tribus  qui  habitaient  jadis  les 
prairies,  mais  qui,  dispersées  par  la  guerre  et  par  la  violence, 
ont  porté  au  sein  des  montagnes  les  passions  indomptables  et  les 
moeurs  effrénées  d'hommes  poussés  au  désespoir.  Telle  est  la  na- 
ture de  cet  immense  désert  occidental ,  qui  parait  braver  la  culture 
et  les  efforts  de  la  civilisation.  Quelques  portions ,  situées  sur  le 
bord  des  rivières,  pourront  peut-être,  avec  le  temps,  céder  aux 
travaux  de  l'agriculteur  ;  d'autres  pourront  former  de  vastes  pâtu- 
rages, semblables  à  ceux  de  l'Orient;  mais  il  est  à  craindre  que  la 
plus  grande  partie  de  cette  région  ne  continue  à  offrir  des  steppes 
stériles  qui  sépareront  les  demeures  des  hommes,  comme  les  déserts 
de  l'Arabie,  et  qui  deviendront  comme  ceux-ci  le  théâtre  d'affreux 
brigandages. 

Le  18  juillet,  M.  Hunt  partit  du  village  des  Aricaras,  sans 
avoir  pu  se  procurer  un  nombre  suflisant  de  chevaux  pour 
mouler  tout  son  monde.  Sa  caravane  se  composait  de  quatre 
vingt-deux  bêles,  la  plupart  pesamuieut  chargées  de  niarchan- 


S34  EXPÉDITION    PAR    TERRE 

dises  destinées  au  commerce  avec  les  Indiens ,  de  pièges  à 
castors,  de  munitions,  de  mais,  de  farine,  etc.  Chacun  des 
associés  était  monté,  et  un  cheval  avait  été  accordé  à  l'inter- 
prète ,  Pierre  Dorion ,  pour  transporter  son  bagage  et  ses  deux 
enfans.  Sa  femme  suivait  à  pied ,  comme  le  reste  de  la  troupe. 
Après  plusieurs  jours  de  marche,  la  caravane  arriva  au 
pied  des  Montagnes  Noires,  chaîne  considérable,  située  à 
environ  cent  milles  à  l'est  des  Rocheuses,  et  qui  s'étend 
dans  la  direction  du  nord-est,  depuis  la  fourche  méri- 
dionale de  la  JNebraska,  ou  rivière  Plate,  jusqu'au  grand 
coude  septentrional  du  Missouri.  Les  Montagnes  Noires  sont 
composées  principalement  de  grès ,  et  présentent  fréquem- 
ment des  rochers  sourcilleux  et  d'horribles  précipices  aux 
formes  les  plus  singulières  et  les  plus  fantastiques.  Parfois, 
on  prendrait  leurs  escarpemens  pour  des  villes  ou  des  forts 
crénelés  ;  aussi  excitent-elles  chez  les  Indiens  les  plus  étran- 
ges superstitions. 

Les  tribus  errantes  des  prairies  qui  voient  s'amasser  autour  du 
sommet  de  ces  montagnes  des  nuages  sillonnés  par  des  éclairs  et  d'où 
sortent  de  lourds  et  longs  rouleraens  de  tonnerre,  alors  que  les 
plaines  des  environs  jouissent  d'un  ciel  pur,  s'imaginent  qu'elles  sont 
la  demeure  de  génies  malfaisans  qui  fabriquent  les  orages  et  les 
tempêtes.  Quand  ils  pénètrent  dans  leurs  défilés,  ils  s'empressent  de 
suspendre  des  offrandes  aux  arbres,  ou  de  les  poser  sur  les  rochers, 
afin  de  s'assurer  la  protection  des  invisibles  seigneurs  des  mon- 
tagnes, et  d'en  obtenir  du  beau  temps  et  une  chasse  heureuse.  Ils 
attachent  aussi  une  signification  particulière  aux  échos  qui  reten- 
tissent dans  les  précipices.  Il  est  possible  que  cette  superstition 
doive  en  partie  son  origine  à  un  phénomène  naturel  d'un  genre  fort 
singulier.  Dans  les  temps  les  plus  calmes  et  les  plus  sereins ,  et  in- 
différemment à  toutes  les  heures  du  jour  et  de  la  nuit,  on  entend 
par  intervalle,  dans  ces  montagnes,  des  bruits  qui  ressemblent  à  des 
décharges  de  plusieurs  p  èjcs  d'artillerie.  M\I.  Lewis  et  Clarke 
les  entendirent  dans  les  Montagnes  Rocheuses,  et  les  Indiens  les 
attribuent  aux  riches  mines  d'argent  contenues  dans  le  sein  de  ces 
montagnes,  et  qui,  de  temps  à  autre,  viennent  à  éclater.  Il  estcer- 


SUR   LES    CÔTES   WORD-OUEST    DE    l'aMÉRIQUE.  335 

tain  que  les  savans  eux-mêmes  ont  eu  recours ,  pour  expliquer  ces 
explosions,  à  des  systèmes  fort  singuliers  et  en  général  peu  salis- 
faisans  ;  Vasconcelles  ',  missionnaire  jésuite ,  parle  d'une  de  ces  explo- 
sions qu'il  a  entendue  dans  la  Sierra  de  Piratininga  au  Brésil,  et  la 
compare  à  une  décharge  d'un  parc  d'artillerie  tout  entier.  Les  Indiens 
lui  dirent  que  c'était  une  explosion  de  pierres ,  et  le  vénérable  père 
ne  tarda  pas  à  acquérir  la  preuve  que  leur  assertion  était  vraie,  car 
il  vit  bientôt  le  lieu  même  oîi  un  rocher  avait  éclaté  et  avait  lancé  de 
son  sein  une  niasse  pierreuse ,  ressemblant  à  une  bombe  et  de  la 
grosseur  du  coeur  d'un  taureau.  Cette  masse,  s'élant  brisée,  soit  en 
sortant,  soit  en  retombant,  dévoila,  dit-il,  une  organisation  intérieure 
toute  merveilleuse.  «  La  croûte  était  plus  dure  que  du  fer,  et  au- 
dedans  étaient  rangées ,  comme  les  graines  d'une  grenade ,  des  pierres 
précieuses  de  diverses  couleurs;  les  unes  étaient  transparentes 
comme  du  cristal  ;  d'autres  d'un  rouge  éclatant  ;  d'autres  chatoyaient 
de  nuances  variées.  »  On  assure  que  le  même  phénomène  se  produit 
parfois  dans  la  province  voisine  de  la  Guayra  ;  des  pierres  grosses 
comme  la  main  d'un  homme  y  sont  lancées  avec  grand  bruit  du  sein 
de  la  terre ,  et  éparpillent  des  fragmens  étincelans ,  qui  ressemblent 
à  des  pierres  précieuses,  mais  n'ont  aucune  valeur.  Les  Indiens  de 
rOrellana  parlent  aussi  de  bruits  eflrayans  qui  se  font  entendre  de 
temps  en  temps  dans  le  Paraguaxo.  A  les  en  croire,  ce  sont  les  cris 
et  les  gémissemens  de  la  montagne  en  travail,  pour  donner  le  jour 
aux  pierres  précieuses  cachées  dans  ses  entrailles.  Il  y  a  cependant 
des  personnes  qui  ont  essayé  d'expliquer  ces  détonations  souterraines 
d'une  manière  plus  simple  ;  celles-ci  les  attribuent  à  de  grandes 
masses  de  rocher  qui  se  détachent  et  qui  tombent  ;  d'autres  croient 
que  ces  bruits  sont  causés  par  le  dégagement  de  l'hydrogène  produit 
par  la  combustion  des  lils  souterrains  de  houille.  En  attendant, 
quelle  que  soit  la  cause  de  ce  phénomène,  son  existence  parait  incon- 
testable. C'est  un  des  mystères  de  la  nature,  non  expliqués  encore, 
qui  répandent  une  sorte  de  charme  surnaturel  sur  les  sauvages 
solitudes  des  montagnes;  et  si  nos  lecteurs  sont  comme  nous,  ils 
préféreront  l'attribuer,  avec  les  pauvres  Indiens,  aux  esprits  du 
tonnerre  ou  aux  génies  gardiens  des  trésors  invisibles  plutôt  qu'à 
des  causes  purement  physiques. 

L'immense  chaîne  des  Montagnes  Rocheuses,  qui  forme 


336  EXPÉDITION    PAR    TERRE 

pour  les  habitans  de  ces  contrées  la  limite  du  monde  connu , 
et  qui  donne  naissance  à  des  fleuves  si  majestueux,  est  encore 
pour  eux  un  bien  plus  grand  objet  d'effroi  et  de  vénération. 
II  l'appellent  le  sommet  du  monde,  et  croient  que  Wacon- 
dah,  ou  le  maître  de  la  vie,  nom  qu'ils  donnent  à  l'Etre 
Suprême ,  réside  au  sein  de  ces  hauteurs  aériennes.  Les 
tribus  des  prairies  orientales  les  appellent  les  Montagnes  du 
Soleil  couchant.  Quelques-uns  y  placent  les  tei^res  des  bien- 
heureuses chasses,  leur  paradis  imaginaire;  mais  ils  ajoutent 
que  ces  terres  sont  invisibles  aux  hommes  vivaiis.  C'est  là 
aussi  que  se  trouve  le  pays  des  âmes,  où  sont  situées  les  villes 
des  esprits  libres  et  généreux,  dans  lesquelles  ceux  qui ,  dans 
ce  monde,  ont  été  agréables  au  maître  de  la  vie,  jouissent, 
après  la  mort ,  de  tous  les  genres  de  délices.  Les  tribus  éloi- 
gnées racontent  des  merveilles  de  ces  montagnes;  elles  croient 
que,  quand  leurs  guerriers  ou  chasseurs  seront  morts,  ils  seront 
obligés  de  gravir  les  pics  les  plus  élevés  et  les  plus  escarpés 
de  la  chaîne,  et  que,  quand  après  beaucoup  de  peines,  ils 
seront  arrivés  au  sommet,  leur  vue  s'étendra  sur  le  pays  des 
âmes.  Là,  ils  verront  les  terres  des  bienheureuses  chasses, 
avec  les  âmes  des  braves  et  des  bons,  habitant  sous  des  lentes, 
au  milieu  de  vastes  prairies,  à  côté  de  limpides  ruisseaux ,  ou 
bien  chassaut  les  troupeaux  de  buffles,  d'élans  et  de  cerls  qui 
ont  été  tués  sur  la  terre.  S'ils  ont  rempli  leurs  devoiis  pendant 
celte  vie,  il  leur  sera  permis  de  descendre  et  de  jouir  de  cet 
heureux  pays;  sinon,  après  l'avoir  bien  contemplé,  ils  seront 
rejetés  du  haut  de  la  montagne  et  erreront  éternellement  dans 
des  plaines  sablonneuses,  livrés  à  toutes  les  souffrances  de  la 
faim  et  de  la  soif. 

M.  Hunt  essaya  vainement  de  découvrir  un  passage  pour  tra- 
verser la  chaîne  des  Montagnes  Noires;  il  lut  obligé  de  les 
longer  en  se  dirigeant  vers  le  sud-ouest.  Ce  fut  là  qu'il  vit, 
pour  la  première  fois,  deux  animaux  qui  ne  se  trouvent  que 
dans  ces  régions.  L'un  est  le  cerf  à  queue  noire;  il  est  plus 
grand  que  le  cerf  ordinaire;  mais  la  chair  n'en  est  pas  aussi 


SUR    LES    CÔTES    IS'ORD-OUEST    DE    l' AMÉRIQUE.  337 

estimée  par  les  chasseurs;  il  a  les  oreilles  fort  longues  et  le 
bout  de  la  queue  noir.  L'autre  s'appelle  l'animal  à  grandes 
cornes  (highorn')  ;  elles  sont  en  effet  très  grandes  et  contour- 
nées comme  celles  d'un  bélier.  Il  y  a  des  personnes  qui  croient 
que  c'est  Vorgaîi,  et  d'autres  Vibix;  mais  il  diffère  de  ces 
deux  animaux.  Les  Mandans  l'appellent  ahsahta;  il  est  de  la 
grosseur  d'un  petit  élan  ou  d'un  grand  cerf,  de  couleur  fauve, 
excepté  le  ventre  et  le  bout  de  la  queue  qui  sont  blancs.  Ses 
mœurs  sont  celles  de  la  chèvre;  il  fréquente  les  précipices 
les  plus  affreux,  broutant  l'herbe  qui  croit  sur  leurs  bords, 
et  saule  comme  le  chamois,  d'un  pic  à  l'autre,  avec  une  ex- 
trême précision.  Mais  un  animal  bien  plus  dangereux  habite 
aussi  ces  contrées  :  c'est  l'ours  gris.  Cet  ours  est  le  seul  qua- 
drupède réellement  formidable  du  continent  de  l'Amérique 
septentrionale;  il  est  de  la  grosseur  d'une  vache  ordinaire  et 
d'une  force  prodigieuse;  il  combat  quand  on  l'attaque,  et 
attaque  souvent  lui-même  quand  il  est  poussé  par  la  faim. 
Lorsqu'il  est  blessé,  il  devient  furieux  et  poursuit  le  chasseur; 
sa  rapidité  est  plus  grande  que  celle  de  l'homme,  mais  infé- 
rieure à  celle  du  cheval.  Quand  il  attaque ,  il  se  dresse  sur  ses 
pieds  de  derrière  et  s'élance  de  la  longueur  de  son  corps. 
Malheur  au  cheval  ou  au  cavalier  qui  tombe  sous  ses  griffes 
terribles;  elles  ont  parfois  neuf  pouces  de  long,  et  déchirent 
tout  ce  qui  se  présente  à  elles. 

Nous  passons  sous  silence  la  rencontre  des  Indiens  Cor- 
neilles, des  ShoshoniesetdesTcles-Plates,  qui  fut  sans  intérêt, 
Danslamatinée  du  9  septembre,  la  caravane  arriva  aux  bords 
d'une  des  branches  de  la  rivière  des  Grosses-Cornes,  appelée  la 
rivière  du  Yeni.  Ce  nom  lui  a  été  donné,  parce  qu'en  hiver  ses 
rives  sont  continuellement  balayées  par  un  vent  très  fort  qui 
empêche  que  la  neige  n'y  demeure.  Il  est  causé ,  dit-on ,  par 
une  espèce  de  trou  ou  de  siphon  d'où  cette  rivière  sort  en  se 
frayant  une  route  à  travers  des  précipices  perpendiculaires, 
ressemblant  à  des  rocs  taillés  de  main  d'homme.  Le  ik  du 
même  mois,  l'expédition  se  trouvait  sur  un  sommet  très  élevé, 


EXPEDITION    PAR   TERRE 

d'où  s'offrait  une  perspective  d'une  vaste  étendue,  lorsqu'un 
des  guides,  après  avoir  considéré  attentivement  le  paysage, 
montra  du  doigt  trois  pics  couverts  d'une  neige  él^louis- 
sante,  et  dit  que  ces  montagnes  s'élevaient  au-dessus  d'un 
des  bras  du  fleuve  Colombia.  Nos  voyageurs  les  saluèrent, 
comme  des  marins,  après  une  longue  et  périlleuse  traversée, 
saluent  le  phare  qui  leur  annonce  le  port.  Cependant,  à  cause 
de  la  transparence  de  l'atmosphère ,  ils  jugèrent  que  ces  pics 
qu'ils  apercevaient  avec  tant  de  plaisir ,  ne  pouvaient  pas  être 
à  moins  de  quarante  lieues: 

En  arrivant  sur  les  bords  de  la  rivière  Enragée,  un  des 
affïuens  de  la  Colombia,  M.  Hunt  tint  conseil  avec  ses  compa- 
gnons de  voyage  pour  savoir  s'ils  feraient  bien  de  continuer  la 
route  à  pied  et  à  cheval ,  ou  bien  s'ils  s'embarqueraient  sur 
celte  rivière.  La  majorité  se  décida  pour  l'embarquement, 
ainsi  qu'il  était  facile  de  le  prévoir;  car,  quand  des  hommes 
se  trouvent  dans  une  situation  difiîcile,  tout  changement  leur 
paraît  une  amélioration  dans  leur  sort.  L'embarras  était  de 
trouver  des  arbres  assez  gros  pour  construire  des  canots; 
on  huit  par  en  découvrir,  et  pendant  les  travaux  prépara- 
toires de  l'embarquement,  M.  Ilunt  se  mit  à  réfléchir  à  un 
autre  sujet  non  moins  important.  M.  Astor  lui  avait  recom- 
mandé de  se  procurer  des  peaux  de  castor ,  quand  il  serait 
arrivé  dans  ces  régions ,  jusqu'alors  peu  fréquentées  par 
les  chasseurs.  En  effet,  la  recherche  que  l'on  venait  de  faire 
pour  du  bois ,  avait  fait  découvrir  de  nombreuses  traces  de 
ces  animaux.  En  conséquence,  quatre  hardis  traqueurs 
furent  détachés  de  la  caravane,  et  reçurent  l'ordre  de  pas- 
ser quelques  mois  dans  le  désert,  de  réunir  une  quantité 
sufiîsante  de  pelleteries,  de  les  charger  sur  leurs  chevaux 
et  de  se  rendre  par  le  chemin  le  plus  court ,  soit  à  l'embou- 
chure de  la  Colombia ,  soit  à  l'un  des  postes  inteimédiaires 
qui  auraient  été  établis  par  la  compagnie.  Ils  prirent  donc 
congé  de  leurs  camarades  et  partirent  gaîment  et  coura- 
geusement pour  une  expédition  que  l'on  ne  saurait  mieux 


SUR   LES    CÔTES   KORD-OUEST   DE    l'aMÉRIQUE.  3S9 

comparer  qu'à  celle  de  deux  hommes  lancés  seuls  dans  une 
fiagile  barque  sur  l'Océan. 

Il  n'y  avait  pas  long-ienips  que  les  traqueurs  étaient  partis , 
quand  deux  Indiens,  de  la  tribu  des  Serpens,  entrèrent  dans 
le  camp;  voyant  que  les  étrangers  fabriquaient  des  canots, 
ils  secouèrent  la  tête  et  s'efforcèrent  de  leur  faire  comprendre 
que  la  rivière  n'était  pas  navigable.  Ce  renseignement  ayant  été 
confirmé  par  un  détachement  qu'on  avait  envoyé  à  la  décou- 
verte, on  renonça  au  projet  de  s'embarquer  sur  la  rivière  En- 
ragée, et  l'on  se  décida  à  se  diriger  vers  un  poste  que  M.  Henry, 
de  la  compagnie  de  Missouri,  avait  établi,  l'année  précédente, 
sur  un  autre  bras  supérieur  du  Missouri.  Nos  voyageurs  y 
arrivèrent  le  8  octobre,  et  prirent  possession  des  cabanes 
abandonnées  par  M.  Henry.  Là,  ils  formèrent  de  nouveau 
le  projet  de  s'embarquer;  ils  construisirent  quinze  canots,  et 
se  mirent  en  route  le  19  octobre,  après  avoir  confié  leurs 
chevaux  aux  soins  d'un  Indien  Serpent.  On  s'étonnera  peut- 
être  de  ce  qu'ils  aient  cru  pouvoir  mettre  tant  de  confiauce  en 
un  pareil  homme  ;  mais  il  faut  songer  que ,  dans  tous  les  cas , 
ils  auraient  été  obligés  d'abandonner  ces  animaux,  et  que,  de 
cette  manière,  il  y  avait  au  moins  une  chance  de  les  recou- 
vrer. Mais,  avant  le  départ  de  la  caravane,  un  nouveau  déta- 
chement de  chasseurs  s'en  sépara  pour  aller  traquer  des  cas- 
tors. Au  grand  étonnement  de  M.  Hunt,  au  moment  où  les 
chasseurs  allaient  se  mettre  en  route,  M.  Miller,  un  des  ac- 
tionnaires, assembla  tous  ses  co-associés  et  leur  déclara  qu'il 
abandonnait  son  action,  et  qu'il  voulait  accompagner  les  tra- 
queurs. Ce  fut  en  vain  qu'on  essaya  de  le  dissuader  d'une  en- 
treprise si  périlleuse  et  si  peu  faite  pour  un  homme  de  son 
rang  et  de  son  éducation;  il  n'écouta  rien  et  partit. 

L'espace  ne  nous  permet  pas  de  décrire  en  détail  tous  les 
accidens  que  nos  voyageurs  éprouvèrent  dans  leur  pénible  et 
cruelle  navigation.  A  chaque  instant,  leur  course  était  inter- 
I  ompue  par  des  rapides ,  au  passage  desquels  ils  perdirent 
(iuel([ues-uns  de  leurs  canots,  et  uu  de  leurs  plus  adroits 


340  EXPÉDITION   PAR    TERRE 

pilotes  y  fut  même  noyé.  Enfin,  le  28  octobre,  ils  arrivèrent 
à  un  endroit  ofi  la  rivière  était  resserrée  dans  un  lit  de  trente 
pieds  de  large ,  sur  les  deux  bords  duquel  deux  murs  de  ro- 
chers s'élevaient  à  plus  de  deux  cents  pieds  de  haut.  La  rapi- 
dité du  courant  était  telle  en  ce  lieu,  qu'il  devenait  absolument 
impossible  de  passer  outre.  Sur  les  bords  do  ce  tourbillon , 
auquel  on  donna  le  nom  de  Chaudron,  tant  l'eau  y  bouillon- 
nait avec  force,  M.  Hunt  campa,  afin  de  se  consulter  avec 
ses  compagnons  de  voyage  sur  le  parti  qu'il  devait  prendre. 
Après  avoir  envoyé  plusieurs  détachemens  à  la  découverte  et 
s'être  convaincu  qu'il  était  impossible  de  naviguer  plus  loin , 
on  décida  que  les  canots  seraient  abandonnés,  et  comme  on 
n'avait  plus  de  chevaux,  tout  le  inonde  fut  obligé  de  conti- 
nuer la  route  à  pied  ;  circonstance  d'autant  plus  malheureuse, 
que  nos  voyageurs  se  virent  forcés  de  renoncer  à  leurs  mar- 
chandises et  de  se  priver  ainsi  des  moyens  de  trafiquer  avec 
les  Indiens  qu'ils  rencontreraient.  M.  Hunt  s'occupa  donc, 
en  toute  diligence,  à  préparer  des  caches  pour  y  déposer  ce 
qui  ne  put  être  transporté. 

Les  marchands  et  les  chasseurs  se  servent  du  mot  cache  pour 
désigner  un  lieu  où  l'on  dépose  des  provisions  et  des  effets  dont  on 
veut  dérober  la  connaissance  à  d'autres.  Ce  mot,  d'origine  française, 
a  d'abord  été  employé  par  les  colons  du  Canada  et  de  la  Louisiane  ; 
mais  celte  espèce  de  dépôts  secrets  étaient  d'usage  parmi  les  abori- 
gènes, long-temps  avant  l'arrivée  des  Blancs.  C'est,  en  effet,  le  seul 
moyen  que  ces  hordes  nomades  aient  de  préserver  leurs  effets  pré- 
cieux contre  les  voleurs,  pendant  les  longues  absences  qu'ils  font 
de  leurs  villages  ou  des  lieux  qu'ils  ont  coutume  de  fréquenter, 
quand  ils  partent  pour  des  expéditions  de  chasse  ou  de  guerre.  11 
faut  beaucoup  d'adresse  et  de  grandes  précautions  pour  disposer  ces 
caches  de  manière  à  les  rendre  invisibles  aux  yeux  de  lynx  des 
Indiens.  On  commence  par  choisir  une  situation  convenable;  c'est 
ordinairement  un  terrain  bas  et  argileux  sur  le  bord  d'un  courant 
d'eau.  Aussitôt  que  le  lieu  précis  est  convenu,  on  étend  des  couver- 
tures ,  des  housses  et  autres  objets  de  ce  genre  sur  l'herbe  et  les 


SUR   LES    CÔTES   PfORD-OUEST    DE    l'amÉRIQUE.  3^1 

i)uissons  d'alentour,  afin  d'empêcher  que  les  pieds  ne  marquent  sur 
le  terrain  ;  on  y  emploie  aussi  le  moins  de  monde  possible.  On  coupe 
après  cela,  dans  le  gazon,  un  cercle  d'environ  deux  pieds  de  dia- 
mètre ;  on  enlève  soigneusement  la  motte  et  on  la  pose  dans  un  en- 
droit où  rien  ne  peut  survenir  pour  en  changer  l'apparence.  On 
creuse  ensuite  perpendiculairement  jusqu'à  une  profondeur  d'envi- 
ron trois  pieds  ;  puis  on  commence  à  élargir  le  trou  de  façon  à  former 
uu  cône  de  six  à  sept  pieds  de  profondeur.  La  terre  déplacée  par  ce 
travail  étant  d'une  couleur  dilférente  de  celle  de  la  surface,  se  re- 
monte au  fur  et  à  mesure  dans  un  vase  et  est  ramassée  dans  une 
peau  ou  une  toile,  puis  transportée  à  la  rivière,  où  on  la  jette  au 
milieu  du  courant,  afin  qu'elle  soit  entièrement  emportée.  Si,  par 
hasard ,  la  cache  est  situé  trop  loin  d'une  rivière ,  la  terre  est  portée 
à  une  distance  considérable  et  ensuite  éparpillée  de  manière  à  ne  pas 
en  laisser  subsister  la  moindre  trace.  Quand  le  creux  est  terminé ,  il 
est  bien  tapissé  d'herbes  sèches,  d'écorce,  de  baguettes,  de  perches 
et  quelquefois  d'une  peau  séchée.  Les  effets  que  l'on  veut  y  cacher  y 
sont  ensuite  déposés  ;  une  peau  est  étendue  dessus  ;  des  herbes  sè- 
ches, des  broussailles  et  des  pierres  y  sont  jetées  et  piétinées,  et 
ijuand  le  creux  tout  entier  est  bien  plein ,  la  motte  de  gazon  est 
exactement  remise  en  place;  les  bords  en  sont  égalisés  et  on  l'arrose 
souvent  pour  détruire  toute  odeur  et  empêcher  que  les  loups  et  les 
ours  ne  viennent  déterrer  le  trésor.  Les  couvertures  sont,  après  cela, 
rsilevées  du  terrain  environnant  ;  l'herbe  est  soigneusement  redressée 
et  remise  dans  sa  position  naturelle;  et  le  plus  petit  brin  de  bois  ou 
(le  paille  est  scrupuleusement  retiré  et  jeté  dans  la  rivière.  Quand 
toutes  ces  opérations  sont  achevées,  on  abandonne  le  lieu  pendant 
une  nuit;  le  lendemain  malin,  on  l'examine,  et  si  l'on  trouve  que 
tout  est  en  ordre,  on  ne  visite  plus  la  cache  jusqu'à  ce  que  l'on  ait 
besoin  de  l'ouvrir.  Quatre  hommes  peuvent  ainsi ,  dans  l'espace  de 
deux  jours,  cacher  trois  tonneaux  pesant  de  provisions  et  de  mar- 
chandises. M.  Hunt  fut  obligé  de  faire  creuser  neuf  caches  pour 
déposer  tous  les  effets  qu'il  était  obligé  d'abandonner. 

C'est  surtout  après  leur  départ  du  Chaudron  que  les  grandes 
(Hflicultcs  de  la  route  commencèrent  pour  nos  voyageurs. 
L'hiver  approchait;  M.  Ilunt,  prévoyant  qu'il  aurait  de  la  dif- 
licuUé  à  nourrir  tous  les  hommes  confiés  à  ses  soins,  fil 

VI. — 4"   SÉRIE.  22 


g42  EXPÉDITION    PAR   TERRE 

diviser  sa  caravane  en  deux  troupes,  afin  d'avoir  plus  de  chance 
de  subsister  dans  les  régions  incultes  qu'ils  allaient  traverser. 
Depuis  leur  séparation  d'avec  les  divers  détachemens  qui 
étaient  partis  en  différentes  directions,  ils  n'étaient  plus  qu'au 
nombre  de  quarante  personnes.  M.  Ilunt ,  avec  dix-huit 
hommes,  Pierre  Dorion  et  sa  famille,  suivit  le  bord  septen- 
trional de  la  rivière;  tandis  que  M.  Crooks,  avec  dix-huit 
autres,  prit  le  bord  méridional.  Ce  fut  dans  la  matinée  du 
Q  novembre  que  chacun  se  mit  en  route  de  son  côté. 

Ce  serait  eu  vain  que  nous  essayerions  de  peindre  les  souf- 
frances horribles,  les  privations  sans  nombre,  les  difficultés 
presque  insurmontables  auxquelles  ces  malheureux  voyageurs 
furent  en  butie  pendant  le  cours  de  cet  horiiblc  hiver.  On 
conçoit  qu'un  ardent  amour  pour  le  progrès  de  la  science 
porte  l'homme  à  surmonter  tant  de  périls;  mais  qu'il  se  sou- 
jnelle  à  de  pareils  dangers ,  àdes  tortures  si  prolongées,  dans 
le  seid  but  de  découvrir  de  nouvelles  sources  de  richesses,  et 
qu'il  s'en  glorifie  encore,  c'est  ce  qui  paraîtra  toujours  incon- 
cevable à  l'observateur  philosophe. 

Le  21  janvier  1812,  M.  Ilunt  et  ses  compagnons  virent  enfin 
devant  eux  les  eaux  de  la  Colombia,  depuis  si  long-temps 
objet  de  tous  leurs  vœux.  Il  y  avait  six  mois  qii'iis  avaient 
quitté  le  village  des  Ai-icaras,  et,  dans  cet  espace  de  temps, 
ils  avaient  parcouru,  d'après  leur  calcul,  tant  par  terre  que 
par  eau,  un  chemin  de  dix-sept  cent  cinquante-et-un  milles 
(sept  cents  lieues).  Après  avoir  fait  soixante  milles  le  long  des 
bords  du  fleuve,  on  rencontra  une  tribu  indienne,  de  qui  l'on 
reçut,  pour  la  première  fois,  quelques  nouvelles  vagues  de 
l'expédition  maritime.  Ces  Indiens  leur  racontèrent  qu'un 
certain  nombre  de  Blancs  avaient  construit,  à  l'embouchure 
du  fleuve,  une  grande  maison  {ju'ils  avaient  entourée  de  pa- 
lissades. Aucun  de  ces  sauvages  n'avait  été  en  personne  à 
Astoria  ;  mais  les  nouvelles  se  répandent  verbalement  chez 
les  tribus  indiennes  avec  une  rapidité  incroyable,  par  le 
moyen  des  chasseurs  et  des  hordes  nomades. 


SUR    LES    CÔTES    NORD-OUEST    DE    l'aMTÉRIQUE.  oho 

Le  31  janvier,  M.  Hiint  arriva  aux  chutes  de  la  Colombia  ? 
et  campa  au  village  de  Wisliram,  dont  nous  avons  parlé  dans 
l'arlicle  précédent  comme  étant  le  grand  marché  aux  poissons 
des  Indiens  (1).  Là,  on  reçut  des  nouvelles  plus  détaillées 
d'Astoria,  et  on  apprit  les  désastres  du  Tonquin.  La  cara- 
vane fut  obligée  de  rester  à  Wishram  jusqu'au  5  février,  afin 
de  se  procurer  les  canots  nécessaires  pour  descendre  le  fleuve. 
Tous  les  préparaitifs  étant  terminés,  elle  se  remit  en  route  et 
arriva  le  15  février  à  Astorta. 

Le  reste  de  l'histoire  de  l'entreprise  de  M.  jVstor  n'est  plus 
qu'un  récit  de  mésaventures.  Les  divers  détachemens  envoyés 
à  la  chasse  des  castors  revinrent,  à  la  vérité,  les  uns  plus  tôt, 
les  autres  plus  tard  au  poste  principal  d'Astoria  ,  mais  après 
avoir  éprouvé  des  soufiVances  sans  nombre  et  perdu  quelques- 
uns  de  leurs  plus  habiles  traqueurs.  D'un  autre  côté ,  le  bâti- 
ment que  M.  Aslor  devait  envoyer  tous  les  ans  à  sa  colonie, 
tant  pour  lui  apporter  les  approvisionnemens  et  les  marchan 
dises  nécessaires  que  pour  charger  en  retour  les  pelleteries 
qu'il  y  trouverait,  n'arriva  point  à  l'époque  indiquée,  ce  qui 
mit  les  colons  dans  le  plus  ciuel  embarras.  Le  premier  de  ces 
bâtimens  fut  retenu  par  les  vents  contraires;  le  second  ne  put 
même  pas  partir,  à  cause  de  la  guerre  qui  était  survenue  entre 
les  Etats-Unis  et  l'Angleterre;  enfin,  pour  comble  de  mal- 
heur, les  habilans  d'Astoria  apprirent  que  le  gouvernement 
anglais  organisait  une  expédition  pour  détruire  l'établisseuîent 
naissant.  Cette  nouvelle  jeta  répouvanle  parmi  les  colons.  Un 
conseil  fut  tenu  pour  savoir  quel  parti  il  fallait  prendre  dans 
celte  fâcheuse  extrémité.  M.  Hunt  était  absent;  il  venait  de 
partir  poiu'  visiter  les  établissemens  russes  de  la  côte  nord- 
ouest  de    l'Amérique,    et   régler  avec    eux    un   commerce 
d'échange.  A  son  défaut,  la  direction  générale  se  trouvait 
dévolue  à  M.  Mac-Dougal  ;  celui-ci  était  d'origine  anglaise 
et  conservait  un  penchant  secret  pour  ses  compatriotes.  Il 

(1)  Voyez  la  lo"  livraison,  octobre  1836,  page  306. 

22. 


344   EXPÉDITION  PAR  TERRE  SUR  LES  COTES  NORD-OUEST  ,  ETC. 

persuada  à  ses  co-associés  que  le  seul  moyen  de  sauver  au 
moins  une  partie  des  fonds  de  M.  Aslor,  était  de  faire  d'avance 
un  arrangement  avec  la  compagnie  des  pelleteries  anglaises, 
afin  d'empêcher  que  le  fort  ne  fût  pris  de  vive  force.  Son  avis 
prévalut  :  le  fort  et  toutes  les  marchandises  furent  remis  aux 
Anglais,  moyennant  un  prix  stipulé,  et  ainsi  se  termina  une 
entreprise  digne  à  tous  égards  d'un  meilleur  sort.  Plus  tard, 
Astoria  fut  abandonné,  et  l'établissement  principal  a  été 
transféré  au  fort  Vancouver  sur  la  rive  opposée  de  la  Co- 
lombia. 

(^Athœneuni.) 


^rtblmur  îrir  Mornv^. 


TYPES   DE    NOTRE   EPOQUE. 

N°  I. 


Commençons  celte  curieuse  galerie  par  i' Homme  hnpar- 
tial.  Il  est  tory,  whig,  radical  ;  il  n'appartient  à  aucun  parti  : 
il  appartient  à  tous.  Ce  matin ,  il  a  déjeuné  avec  Robert  Peel  ; 
il  dînera  bientôt  avec  O'Connell  ;  le  souper,  après  le  bal, 
lui  donnera  pour  convive  lord  John  Rnssel.  Il  aime  tout  le 
monde.  Cœur  tendre  et  dévoué,  sa  profonde  sensibilité  em- 
brasse ,  pendat  les  trois  cent  soixante-cinq  jours  de  Tannée , 
les  quatre  ou  cinq  cents  personnages  connus  que  Londres 
renferme.  La  mort  de  chaque  célébrité  le  prive  d'un  plaisir 
et  d'une  ressource.  Depuis  que  lord  Byron  a  expiré,  il  ne 
peut  plus  dire  :  «  Mon  excellent  a?ni  lord  Byron  qui  de- 
meure maintenant  à  Parme w  Lord  Byron  ne  l'avait  vu 

qu'une  fois  au  bal ,  et  ne  lui  avait  adressé  que  ces  mots  : 
«  Prenez  donc  garde,  vous  marchez  sur  ma  botte.  » 

L'homme  impartial  ne  se  mêle  jamais  d'aucun  débat,  ne 
soutient  pas  ses  amis,  ne  les  excuse ,  ni  ne  les  protège  :  cela 
est  tout  simple ,  il  en  a  trop ,  et  pour  défendre  l'un ,  il  faudrait 
attaquer  l'autre.  Il  lui  arrisfe  souvent  de  regretter  que  la  lé- 
gislation ne  l'ait  pas  rendu  maître  de  cinq  ou  six  votes  dont 
il  pourrait  disposer  dans  la  Chambre  des  Communes.  Il  don- 
nerait l'un  à  son  excellent  ami  du  banc  des  ministres  ;  l'autre 
à  son  honorable  ami  du  banc  de  l'opposition  ;  le  troisième  à 


346  TYPES    DE    NOTRE    ÉPOQUE. 

son  iiKime  ami  du  groupe  irlandais;   le  quatrième  à  son 
illustre  ami  le  chef  des  whigs  conservateurs;  le  cinquième 
aux  whigs  qui  penchent  vers  le  radicalisme;  et  le  sixième  aux 
radicaux  qui  penchent  vers  le  whiggisme  :  ainsi  ,  toutes  les 
nuances  seraient  satisfaites.  Hélas  !  il  n'a  qu'un  seul  vote  , 
el  il  le  donne  toujours  au  plus  fort,  à  cause,  dii-il,  de  cer- 
taines eonsidéiations  -personnelles;  ce  qui  ne  rcuipèche  pas 
d'en  témoigner  successivement  son  regret  à  tous  ses  excellons 
amis.  Il  est  impossible  que  noire  impartial  ne  jouisse  pas  de  la 
réputation  d'un  bon  homme.  Toutes  les  fois  qu'on  dit,  devant 
lui,  du  mal  d'un  desesexcellensamis,il  fait  doucement  chorus: 
son  blâme  s'opère  d'une  manière  si  suave,  avec  une  sensibilité 
si  profonde ,  aves  tant  de  regret  et  de  candeur,  qu'on  l'aime 
à-la-fois  pour  la  bonne  grâce  de  sa  causticité  et  pour  la  mau- 
vaise opinion  qu'il  a  des  autres.  Il  est  incapable  de  porter 
une  accusation  violente,  et  la  colère  est  en  dehors  de  ses 
habitudes.  Toujours  amical  et  plein  de  cordialité  dans  le 
blâme,  il  pleure  vos  vices  eli  vos  malheurs,  mais  il  ne  les 
accuse  pas.  «  Ces  pauvres  whigs!  s'écrie-'.-il.  Des  hommes 
<c  d'un  talent  si  remarquable,  d'une  si  haute  capacité,  toni- 
«  berdans  une  déconsidéiaiion  si  profonde  !  C'est,  ajoute-t- 
«  il,  ce  qui  me  fait  une  peine  infinie.  Mon  impartialité  me 
«  contraint  d'avouer  qu'ils  ont  commis  bien  des  fautes  :  mais 
«  qui  n'en  fait  pas?  Ils  sont  un  peu  légers ,  et  les  doutes  qui  se 
«  sont  élevés  contre  leur  probité  leur  ont  nui  dans  l'opinion 
«  générale  :  j'en  ai  été  sensiblement  peiné.  »  Il  se  trouve,  en 
définitive,  que  tous  les  amis  de  votre  impartial  n'ont  pas  d'en- 
nemi plus  dangereux  que  lui.  Le  sucre  de  sa  courtoisie,  le 
miel  de  ses  caresses,  les  douces  larmes  de  sa  sensibilité,  la 
grâce  de  ses  éloges,  renferment  un  élément  acide  qui  agit 
secrètement  sur  les  réputations,  qui  les  ronge  et  qui  les  dé- 
vore. Libre  de  toute  conscienise  qui  lui  pèse ,  de  toute  idée 
fixe  el  gênante ,  l'impartial  peut  servir  successivement  tous 
les  partis  ,  c'est-à-dire  les  desservir  tous  ;  il  ne  nuit  pas  à  sa 
consistance  personnelle  :  il  n'en  a  jamais  eu.  Il  suit  sa  roule  ; 


TYPES  DE  NOTRE  ÉPOQUE.  ùU7 

il  marche  à  son  but,  qui  est  de  se  conserver  ;  parmi  toutes  les 
lois  humaines,  il  ne  reconnaît  que  celle-là.  Affection,  haine, 
amour,  peu  lui  importe,  tout  cela  tombe  devant  l'intérêt.  Im- 
partialité envers  tous,  amitié  pour  tous,  dévoùment  pour 
tous  ;  indifférence  secrète  et  générale  ,  mêlée  d'une  assez  forte 
dose  de  malice ,  souvent  impuissante ,  mais  toujours  amère  : 
voilà  les  armes  et  les  instrumens  avec  lesquels  notre  homme 
bâtit  sa  petite  fortune. 

Notre  héros  est  aussi  un  homme  très  indépendant.  Celte 
manœuvre  qui  ne  l'attache  à  peisonne  le  fait  désirer  de  tous. 
S'il  entrait  dans  une  subdivision  de  l'armée  sociale,  on  saurait 
où  le  classer  ;  il  y  resterait  ;  il  porterait  son  étiquette  ;  il 
serait  numéroté  à  jamais;  son  avenir  ne  dépendrait  plus  que 
de  sou  talent.  Mais ,  dans  la  situation  flottante  qu'il  s'est  ré- 
servée ;  à  demi  homme  de  lettres,  à  demi  homme  politique  ; 
un  peu  agioteur ,  un  peu  aristocrate  ;  sur  les  limites  du  whig- 
gisme,  du  radicalisme  et  du  torysme;  il  tient  à  tout  et  ne 
tient  à  rien.  Il  paraît  nécessaire  dans  sa  profonde  inutilité  ;  il 
offre  à  tous  des  espérances  et  des  craintes.  Voué  à  ses  seuls 
intérêts,  sacrifiant  tout  à  son  égoïsme,  il  se  pose  en  outre  phi- 
losophe et  sensible,  aimable  et  courtois  ;  ne peinnettant  jamais 
à  son  ironie  de  dépasser  les  bornes  d'une  certaine  critique 
aigre-douce,  mêlée  d'élégie  et  de  sentiment. 

Tel  est  l'homme  impartial  qui ,  à  force  de  se  tenir  au  des- 
sous de  zéro,  finit  par  conquérir  une  sorte  de  position  dans 
le  monde  ,  et  se  fait  sinon  respecter ,  du  moins  soulfrir.  Ce 
type  de  l'égoïsme  passif  et  de  l'intérêt  personnel  qui  ménage 
tout  le  monde  pour  blesser  tout  le  monde ,  se  développe  sur- 
tout dans  une  nation  divisée  par  plusieurs  factions  politiques. 

Le  type  de  Vemprunieiir  est  universel,  il  appartient  à  toute 
l'Europe.  Il  la  fond ,  il  la  forme  ,  il  la  moule  ;  il  se  glisse  sous 
le  diadème,  il  emprunte  la  couronne  ;  il  devient  ministre, 
diplomate  ;  il  dirige  les  finances;  il  fonde  le  crédit;  il  connaît 
l'importance  de  sa  mission  ;  il  n'ignore  pas  que  tout  dc'pend 
de  sa  dextérité ,  et  que  le  repos  des  peuples  serait  compromis 


3/l8  TYPES    DE   NOTRE    ÉPOQUE. 

si  l'on  négligeait  de  le  consulter  et  dé  suivre  ses  avis.  L'em- 
prunteur a  considérablement  grandi  avec  le  système  représen- 
tatif. On  peut  même  dire  que  celle  forme  de  gouvernement 
est  basée  tout  entière  sur  l'emprunt.  De  tous  les  types,  l'em- 
prunteur est  celui  qui  se  montre  le  plus  conséquent  avec  lui- 
même.  Ce  vers  de  Shakspeare  : 

Payer  ce  que  l'on  doit ,  c'est  bassesse  et  folie  , 

est  devenu  l'axiome  fondamental  qui  dirige  sa  vie  entière. 
Il  sait  bien  que  ce  grand  adage  renferme  toute  la  quintes- 
sence de  l'économie  politique  ;  que ,  pour  bien  gouverner  un 
peuple ,  il  suffit  de  beaucoup  lui  emprunter  et  de  ne  lui  rien 
rendre,  et  que  le  modèle  universel  des  ministres  persuadés 
de  l'excellence  de  celte  théorie,  et  assez  habiles  pour  la  mettre 
en  œuvre ,  c'est  M.  Pitt.  S'il  estime  la  Grande-Bretagne  par- 
dessus toutes  les  autres  nations ,  c'est  qu'elle  lui  offre  le  seul 
exemple  connu  d'un  peuple  emprunteur  qui  a  fait  escompter 
huit  cents  millions  de  lettres  de  change.  Il  ne  se  demande  pas 
si  celte  grandeur  de  l'x^ngleierre  lui  a  coulé  cher  ou  non  :  tout 
ce  qu'il  sait,  c'est  qu'elle  a  emprunté  en  grand,  et  il  l'admire. 
La  théorie  du  crédit  sur  laquelle  repose  la  société  moderne 
est,  à  ses  yeux  (et  il  a  lai^on),  la  plus  sublime  de  toutes; 
mais  elle  a  pour  complément  nécessaire  la  théorie  de  ne  pas 
rendre. 

Emprunter  d'autres  objets  que  de  l'argent,  c'est  tut 
crime  à  ses  yeux  ;  un  emploi  misérable  des  plus  hautes 
facultés!  L'argent  équivaut  à  tout  :  le  livre  et  l'estampe  que 
vous  empruntez  n'équivalent  réellement  qu'à  un  livre  ou  à 
une  estampe.  Voyez  un  peu  la  belle  spéculation  qui  vous 
donne,  en  dernier  résultat,  une  redingote,  un  parapluie 
ou  une  édition  complète  de  Shakspeare  ;  en  vérité ,  ce  n'est 
pas  la  peine ,  et  c'est  la  gâter  le  métier.  On  expose  d'ailleurs 
a  la  risée  populaire  un  excellent  et  noble  principe.  Un  gou- 
vernement emprunte  cinquante  millions  et  ne  les  rend  pas  ; 
voilà  qui  est  beau.  Vous  empruntez  quinze  shillings  à  un  amiï 


TYPES    DE    NOTRE    ÉPOQUE.  oÛ9 

c'est  commeltre  la  plus  grande  sottise  du  monde.  Je  vais  plus 
loin.  Vous  empruntez  pour  trois  mois  une  maison  toute  meu- 
blée, avec  les  domestiques;  votre  ami  est  en  Italie  ;  vous  usez 
de  sa  propriété  comme  si  elle  était  vôtre.  Si  la  maison  de 
campagne  est  située  au  bord  de  la  mer,  vous  faites  naviguer 
l'yacht,  vous  chassez  dans  les  bois  du  propriétaire,  vous 
crevez  ses  chevaux  ;  tout  cela  est  assez  bien.  Mais  les  voyages 
d'Italie  ne  durent  pas  toujours  :  il  faut  rendre  la  maison ,  les 
domestiques  et  l'yacht.  Rendre  !  situation  et  sentiment  très 
désagréables  pour  tout  emprunteur  qui  a  la  moindre  sen- 
sibilité. 

Une  glorieuse  indépendance  distingue  l'emprunteur  éclairé; 
c'est  le  seul  homme  qui  sache,  selon  l'expression  de  Cobbett, 
gagner  de  l'argent  et  le  garder.  Je  sais  qu'une  doctrine  fort 
différente  a  été  prêchée  et  soutenue  avec  une  activité  et  une 
éloquence  dangereuses.  On  a  prétendu  que,  emprunter  et 
rendre  étaient  deux  termes  alternativement  et  mutuellement 
dépendans  l'un  de  l'autre  :  pour  moi,  je  n'en  crois  rien.  Il 
y  a  faiblesse  et  méconnaissance  des  cho^^s  de  la  vie  dans 
l'admission  d'un  système  qui  ruinerait  les  uses  du  pays.  Je 
n'ignore  pas  non  plus  que  certains  emprunteurs  ont  violé  les 
principes  fondameniaux  Ce  leur  ordre ,  et  qu'ils  ont  rendu  de 
peliies  sommes  dans  l'espoir  d'en  obtenir  de  considérables, 
que  leur  intention  est  de  ne  pas  payer  ;  détestable  manœuvre 
qui  détruit  le  principe  en  ayant  l'aii  de  le  conserver.  Le  vé- 
ritable emprunteur  ne  rend  rien  :  il  se  pose  avec  assez  d'a- 
plomb ,  de  grandeur  et  de  noblesse  pour  que  le  créancier 
s'estime  honoré,  alors  même  qus  la  créance  ne  retourne  ja- 
mais au  bercail.  Philosophe  conséquent,  il  ne  souffre  pas  que 
ses  axiomes  favoris  soient  n\U  en  péril. 

Voler  est  un  métier  vulgaire.  Mendier  n'est  pas  une  occu- 
paiion  laborieuse.  Mais  ce  qui  est  beau,  ce  qui  est  noble, 
c'est  de  combiner  le  métier  du  mendiant  et  celui  du  voleur, 
et  d'en  composer  celle  troisième  et  merveilleuse  exis- 
tence, qui  est  celle  de  \  emprunteur.  On  ne  réussit  pas  à 


350  TYPES    DE    >OTRE    ÉPOQUE. 

jouer  ce  rôle  sans  déployer  toutes  les  vertus ,  toutes  les  qua- 
lités agréables.  L'urbanité  et  l'aménité  des  manières  sont 
indispensables.  Poui-  l'emprunteur,  votre  porle  est  fermée  ; 
il  se  présente  trois  fois  par  joiu';  vous  sortez,  il  vous  at- 
tend à  la  porte  ;  il  vous  serre  la  main  avec  une  ferveur  sans 
égale.  Point  de  rancune,  pas  la  plus  légère  susceptibilité. 
Vous  êtes  son  ami ,  son  unique  ami  ;  tout  comme  à  l'ordi- 
naire. Il  est  désintéressé,  facile  en  affaires,  d'une  largeur  et 
d'une  générosité  de  vues  qui  étonne.  En  échange  de  cent 
livres  sterling  ,  il  vous  remettra  une  acceptation  de  six  cents 
livres,  à  telle  date  que  vous  voudrez  ;  cela  ne  fait  aucune 
difficulté.  L'abolition  des  lois  contre  l'usure  lui  a  fait  grand 
plaisir.  Il  vous  olTrira  trente  pour  cent ,  quarante  pour  cent , 
tout  ce  qui  vous  plaira.  Il  est  sincère,  il  n'a  jamais  manqué 
à  sa  parole.  Quand  vous  lui  demandez  d'un  ton  craintif,  s'il 
paiera  son  billet  à  l'échéance  ,  et  si  vous  pouvez  compter  sur 
lui,  il  vous  répond  noblement,  fièrement  : 

Vous  en  doutez  I 

En  effet,  il  n'y  a  pas  le  moindre  doute  à  cela.  Il  sera  fidèle 
à  son  caractère,  il  sera  ce  qu'il  a  toujours  été,  et  vous  êtes 
un  sot  d'en  douter.  Pour  moi ,  j'cslinie  la  conséquence  dans 
la  conduite  ;  et  de  tous  les  types  singuliers ,  offerts  par  notre 
nation,  c'est  celui  qui  s'éloigne  le  plus  rarement  de  la  logique 
inhérente  à  son  caractère.  Aussi ,  le  regardé-je  comme  l'hon- 
neur de  la  Grande-Bretagne. 

Passons  à  un  type  non  moins  nécessaire  à  notre  époque, 
mais  un  peu  inférieur.  Ce  dernier  se  donne  beaucoup  plus 
de  mal  que  l'autre  pour  aboutir  à  des  résultats  à-peu-près 
semblables  :  je  veux  parler  de  Ventrepi^neur  des  plaisirs 
publics. 

C'est  un  personnage  qui,  n'ayant  pas  un  shilling  dans  sa 
poche,  s'engage  envers  un  certain  nombre  d'artistes  à  leur 
payer  cinquante  mille  livres  sterling  par  an:  sans  esprit,  il 
s'engage  à  fournir  aux  plaisirs  intellectuels  de  toute  une  gé- 
nération ;  dénué  enfin  de  moralité ,  il  exerce  la  plus  haute  in- 


TYPES  DE  NOTEE  ÉPOQUE.  351 

lluence  sur  la  tendance  morale  de  son  siècle.  Jamais  logicien 
ne  fut  plus  exact.  Il  passe  sa  vie  à  promettre  ce  quil  n'a  pas, 
et  à  donner  ce  qu'il  n'aura  jamais.  Si  le  vent  est  aux  concerts, 
il  bâtit  un  gymnase  musical ,  groupe  des  chiffres,  réunit  des 
actionnaires,  achète  des  trombonnes,  convoque  des  musiciens. 
Il  ne  sait  pas  deux  notes  de  musique  :  peu  importe.  Il  serait 
entrepreneur  de  morale  publique  et  de  théorie  religieuse  si 
la  mode  le  voulait  :  en  fait  de  fortune  comme  de  réputation, 
il  risque  tout  ce  qu'il  a ,  c'est-à-dire,  rien.  Il  prend  sous  sa 
protection  spéciale  les  beaux-arts,  la  liiiérature,  la  politique 
et  la  religion.  Pourvu  que  cela  lui  rapporte  cinquante  pour 
cent,  et  ce  qui  vaudrait  mieux  pour  lui ,  cent  pour  zéro,  il 
adoptera  toutes  les  grandes  idées  qui  font  vivre  les  peuples 
ou  qui  les  font  mourir.  Conscience,  conviction,  sincérité, 
idées  absolues,  principes  fixes;  ce  sont  choses  dont  il  est 
parfaitement  innocent.  Il  se  compromettrait  s'il  avait  un  prin- 
cipe, il  ruinerait  ses  actionnaires  s'il  croyait  à  la  littérature. 
«  Nous  n'avons  pas  besoin  de  littérature,  disait-il  l'autre 
tt  soir;  nous  avons  besoin  de  pièces.  »  Une  entreprise  de 
théâtre  est  pour  lui  précisément  la  même  chose  qu'une  entre- 
prise de  ballons.  Attirer  le  public,  payer  le  moins  possible, 
encaisser  le  plus  possible  :  sa  théorie  se  réduit  à  cela.  C'est 
le  produit  nécessaire  d'une  époque  fiscale  :  un  homme  aux 
yeux  duquel  tout  se  calcule  par  sous  et  deniers.  Il  vous  es- 
time un  peu  moins  qu'un  shilling. 

Admirablement  sagace,  il  a  compris  que  le  plaisir  est  quel- 
que chose  dans  un  temps  où  l'argent  est  tout ,  et  que  le  règne 
du  sensualisme  s'allie  nécessairement  au  règne  de  l'intérêt. 
Il  a  donc  résolu  de  se  faire  banquier  de  la  volupté  univer- 
selle, et  de  prélever  un  impôt  sur  la  soif  des  plaisirs.  Vous 
lui  donnez  des  espèces  ayant  cours ,  il  vous  donne  en  échange 
des  voluptés  très  équivoques.  Ce  n'est  pas  qu'il  soit  coriup- 
teur.  Si  vous  le  voulez ,  il  vous  servira  de  la  morale. 

Rien  ne  lui  est  plus  odieux  qu'un  homme  de  génie ,  si  ce 
n'est  un  homme  de  probité.  Si  Shakspeare  ou  Milion  rêve- 


352  TYPES   DE    NOTRE   ÉPOQUE. 

naît  au  monde,  il  refuserait  de  jouer  les  drames  de  l'un  et 
les  opéras  de  l'aulre  ;  à  moins  ,  cependant ,  qu'ils  ne  consen- 
tissent à  se  placer  à  une  loge  d'avant-scène ,  ce  qui  attirerait 
le  public. 

L'entrepenexir  des  plaisirs  publics  estime  par-dessus 
tout  l'exactitude,  la  médiocrité,  la  servilité  du  caractère. 
Les  premiers  talens  sont  trop  impérieux.  Ils  veulent  qu'on 
respecte  l'art  dans  leurs  personnes.  Ils  ont  une  haute  idée 
de  leur  mission.  Les  talens  secondaires  plient  davantage. 
D'ailleurs  on  n'a  pas  absolument  besoin  d'eux,  on  peut  les 
remplacer  aisément,  et  l'entrepreneur  ne  se  trouve  soumis 
à  aucune  dépendance.  Selon  lui,  on  remplace  fort  bien 
Kemble  par  un  éléphant ,  et  Paganini  par  un  chien  savant. 
Sous  le  rapport  de  la  docilité  et  de  l'économie,  le  quadru- 
pède a  tout  l'avantage.  Que  l'entrepreneur  se  charge  d'a- 
muser le  monde  sous  forme  de  journaliste,  de  directeur  de 
théâtre ,  de  directeur  de  concerts ,  ou  sous  toutes  les  méta- 
morphoses que  sa  mission  peut  comporter  ;  c'est  toujours  le 
même  caractère,  le  même  but;  ce  sont  les  mêmes  moyens  : 
exploiter  le  public,  employer  le  talent,  mais  ne  pas  se  laisser 
dominer  par  lui.  L'acteur  ou  l'homme  de  lettres  qui  ont  le 
malheur  d'être  gens  comyne  il  faut,  lui  déplaisent  souve- 
rainement. J'ai  vu  le  jeune  Charles  Kemble  en  butte  à  la 
haine  de  tout  ce  qui  l'entourait,  seulement  parce  qu'il  res- 
semblait à  un  gentilhomme.  Se  permettre  de  Venues  ma- 
nières, c'est  insulter  l'entrepreneur  des  pla  bifs  publics. 
L'un  de  ces  messieuis  disait  devant  moi  :  «  Si  mes  actrices 
s'avisent  d'être  vertueuses,  autant  vaut  fermer  mon  théâtre.  » 
Ce  que  notre  homme  a  surtout  intérêt  à  prouver  d'une  ma- 
nière irrécusable,  c'est  que  le  public  n'a  pas  besoin  de  supé- 
riorités, et  qu'il  les  redoute  quand  il  ne  les  déteste  pas.  Une 
telle  doctrine  met  le  directeur  à  l'aise.  Si  une  malheureuse 
destinée,  si  une  fatalité  irrésistible  le  forcent  à  contracter 
un  engagement  avec  un  talent  supérieur,  il  n'y  a  sorte  d'en- 
nuis et  d'outrages  que  ce  dernier  ne  doive  supporter.  On  com- 


TYPES    DE   INOTRE    ÉPOQUE.  353 

mence  par  des  picoteries  ;  on  continue  par  des  imputations 
fausses;  ou  va  jusqu'à  lui  lancer  des  siffleurs  et  des  cabales. 
JVe  peut-on  lui  inspirer  du  dégoût,  et  le  contraindre  de  quitter 
la  scène?  Deux  opérations  parallèles  et  simultanées  viennent 
au  secours  de  l'entrepreneur.  Voici  comment  il  réussit  dans 
le  grand  dessein  qu'il  a  et  qu'il  accomplit  courageusement  de 
iaire  fortune.  Quand  le  public  ne  vient  pas,  il  baisse  le  prix 
de  ses  stipulations;  lorsque  l'affluence  lui  arrive,  il  a  soin 
de  le  maintenir  au  même  niveau ,  et  de  ne  jamais  l'exhaus- 
ser. Double  mouvement  fort  ingénieux,  dont  le  résultat  est 
toujours  d'augmenter  extrêmement  ses  bénéfices,  et  de  di- 
minuer singulièrement  ceux  des  autres.  Avec  tout  cela 
c'est  un  bienfaiteur  public,  il  n'en  doute  pas.  Il  vous  parlera 
de  ses  travaux  avec  une  sublime  emphase.  Il  marche  tout 
droit  vers  la  Chambre  des  Communes,  et  il  ne  sera  content  que 
le  jour  où  la  Chambre  des  lords  lui  ouvrira  ses  portes.  Il  est 
tout  prêt  à  crier  à  l'injustice  publique ,  et  personne  n'a  plus 
de  tendance  que  lui  à  la  misantropie  de  Caton  l'ancien.  Pour 
moi,  j'aime  et  j'apprécie  ce  beau  caractère.  Il  a  quelque  chose 
de  net  et  de  tranché  qui  me  convient.  S'il  entre  dans  la  car- 
rière des  arts,  c'est  pour  la  souiller;  s'il  se  mêle  de  littéra- 
ture, c'est  pour  la  ravaler;  s'il  pénètre  dans  la  politique, 
c'est  pour  en  faire  un  trafic.  Il  sera,  quand  vous  voudrez, 
le  médecin  de  tout  le  monde ,  l'épicier  de  tout  le  monde , 
l'huissier  de  tout  le  monde,  le  manufacturier  de  tout  le 
monde.  Il  entreprend  aujourd'hui  un  théâtre,  demain  ce  sera 
un  café  ;  après-demain  une  fête  nocturne,  et  le  jour  d'après 
l'instruction  publique.  Son  but  est  le  même;  donner  de  vastes 
espérances  et  vendre  très  cher  des  objets  médiocres. 

On  aurait  grand  tort  de  le  mépriser.  C'est  le  sacerdoce  du 
monde  actuel  dont  notre  homme  s'empare.  Jadis  le  prêtre 
répondait  aux  besoins  d'une  société  qui  craignait  Dieu  ;  celui- 
ci  répond  aux  besoins  d'une  société  qui  ne  craint  que  l'ennui. 
Grâce  à  cette  transformation  de  l'intelligence  en  spéculation  , 
le  goût  publie  se  dégrade.  Un  éléphant  est  préféré  à  un  ac- 


S54  TYPES  DE   TfOTRE    ÉPOQtTE. 

leur.  L'idéal  s'abaisse,  le  talent  se  décourage,  la  génération 
s'habitue  aux  médiocrités  et  les  adople.  Cette  politique  d'un 
homme  qui  fait  partager  aux  autres  ses  pertes  sans  leur 
iaire  partager  ses  bénéfices,  est  un  exemple  qui  tente  la 
foule.  En  un  mot ,  nul  ne  se  peut  vanter  d'exercer  plus  d'in- 
fluence sur  son  temps ,  et  une  influence  plus  misérable  que 
Ven trepi'eneur  des  plaisirs  p uhlics . 

J'opposerai  à  celhommere'diteurresponsable. Celui-ci  peut 
prendre  sa  place  parmi  les  grandes  victimes.  Jamais  destinée 
ne  fut  plus  niste  et  plus  dévouée.  Accoucheur  universel  de 
la  pensée  des  autres,  il  a  consacré  sa  vie  à  ce  métier  de 
sage-feaime.  11  a  patente  et  boutique  ouverte.  Tous  ceux 
qui  se  sentent  eu  imû  de  génie  s'adressent  à  lui.  L'espèce  de 
considération  qui  s'attache  à  cette  profession  scabreuse  suffît 
à  son  bonheur  :  mais  quel  bonheur  !  Cmelle  duperie  de  la 
destinée  !  être  l'huissier  du  temple  de  la  gloire  !  y  faire  entrer 
les  autres ,  et  ne  pas  y  mettre  le  pied  !  Se  croire  entouré 
d'une  estime  qui  n'est  souvent  que  haine  et  quelquefois  ja- 
lousie. S'asseoir  sur  un  trône  d'épines,  et  ceindre  pour  dia- 
dème une  couronne  chargée  de  toutes  les  rivalités  poignantes 
des  auteurs.  Ou  ne  se  mystifie  pas  soi-même  avec  plus  de 
résignation  et  de  bonne  grâce.  Il  prétend  gouverner  l'opi- 
nion, et  il  est  la  victime  de  toutes  les  opinions  contempo- 
raines et  contradictoires.  Il  ne  peut  en  embrasser  une  sans 
les  ameuter  toutes  ù-la-fois.  A  peine  ceux  qu'il  sert  veulent- 
ils  lui  savoir  gré  de  ses  complaisances,  cl  la  foule  des  gens 
auxquels  il  déplaît  conspireraieni volontiers  sa  mort.  La  grande 
sottise  dans  laquelle  l'entrepreneur  des  plaisirs  publics  ne 
-ombe  jamais,  c'est  de  préférer  l'honune  de  talent  à  tous  les 
autres  :  riioiume  de  talent  est  quinteux ,  capricieux,  mania- 
que!. Tandis  que  l'entrepreneur  des  plaisirs  publics ,  l'agioteur 
littéraire,  s'entoure  d'un  troupeau  de  nullités  dont  il  fait  ce 
qu'il  veut  ;  l'éditeur  véritable  est  obligé  de  lutter  sans  cesse 
avec  un  petit  nombre  d'hommes  fort  remarquables,  qui  le 
harcèlent  et  le  persécutent ,  dont  les  exigences  sont  innom- 


TYPES   DE   KOTRE   ÉPOQUE.  355 

brables,  et  les  travers  insoutenables.  Le  spéculaieiir  cueille 
toutes  les  fleurs  du  métier.  C'est  lui  qui  ramasse  largenl. 
Quant  à  l'autre,  il  n'a  que  les  déboires  et  les  désagrémens 
de  sa  situation. 

Pauvre  éditeur!  JMarlyr  prédestiné!  que  d'accusations  in- 
justes !  que  d'ingratitudes!  et  que  personne  ne  se  reproche 
envers  toi  !  Souvent  ignoré  du  public ,  cet  homme  n'est  connu 
que  de  ceux  qui  doivent  le  détester  ;  car  il  est  leur  juge  sans 
appel  et  leur  terrible  Rhadanianthe.  Les  plaisirs  littéraires 
lui  sont  même  en  grande  partie  défendus;  sa  conscience  lui 
ordonne  de  lire  jusqu'au  bout  les  plus  mauvais  articles  qu'on 
lui  présente  :  peut-être  y  aura-t-il  là  quelque  étincelle  de 
mérite,  quelques  traces  d'un  talent  inconnu;  il  doit  aller  jus- 
qu'au bout ,  il  le  faut  ;  c'est  son  devoir,  et  Dieu  sait  que  de 
contes  sublimes  et  funèbres ,  que  de  romans  spirituels  ou  pré- 
tentieux ,  que  d'esquisses  de  moeurs  qui  ne  peignent  les  uioeurs 
de  personne,  il  est  obligé  de  dévorer!  Un  premier  article  lui 
offre ,  au  milieu  d'une  obscurité  profonde  ,  une  seule  phrase 
heureuse  :  étoile  égarée  au  milieu  des  ténèbres  du  non-sens 
et  de  la  sottise?  Il  marque  celte  phrase  et  en  fait  son  compli- 
ment à  l'auteur ,  qui  lui  adresse  iin  second  article ,  un  peu 
moins  médiocre.  Le  petit  ours  u'est  pas  encore  complètement 
léché;  il  faut  un  troisième  essai.  On  efface,  on  corrige;  le 
quatrième  article,  raturé  et  diminué,  brille  enfin  aux  regards 
du  public  ;  le  style ,  autrefois  novice ,  se  forme  par  degrés  ; 
l'éditeur  n'a  plus  qu'un  petit  nombre  de  critiques  à  faire  ;  et 
au  moment  où  la  plume  du  rédacteur  s'est  dégrossie,  où  sa 
pensée  fluide  et  limpide  coule  de  source  avec  verve  et  avec 
éclat,  notre  pauvre  éditeur  n'a  plus  rien  à  lire  ;  il  se  contente 
alors  d'envoyer  le  manuscrit  à  l'imprimerie  ;  il  livre  l'auteur 
à  son  essor  et  lui  permet  de  s'abandonner  seul  à  la  publicité. 
Belle  situation!  Etre  le  médecin  orthopédique  des  esprits; 
renoncer  aux  jouissances  intellectuelles  pour  n'acceptei'  que 
la  lâche  de  maître  d'école  ;  lire  des  volumes  de  sottises,  sans 
composer  un  seul  article  ;  se  trouver  responsable  de  tous  les 


356  TYPES    DE    NOTRE   ÉPOQUE. 

caprices  qui  traversent  la  pensée  de  ces  messieurs,  et  ne 
pouvoir  se  livrer  au  caprice  de  sa  propre  pensée!  Plaignez 
l'éditeur  responsable,  qui  que  vous  soyez. 

Ce  n'est  pas  tout  :  l'ingratitude  le  poursuit  ;  refuse-t-il  un 
article?  c'est  le  meilleur  que  son  auteur  ait  jamais  écrit.  En 
accepte-t-il  un  autre?  c'est  le  plus  détestable  que  son  rival 
ait  publié.  En  butte  à  toutes  les  jalousies,  persécuté  par  toutes 
les  haines ,  on  ne  lui  sait  gré  de  rien  et  on  l'accuse  de  tout  : 
enfin  ,  je  ne  connais  pas  de  personnage  plus  digne  de  commi- 
sération que  ce  cocher  de  la  gloire ,  tenant  en  main  le  fouet 
qui  vous  conduit  au  but ,  et  ne  l'atteignant  jamais  pour  son 
propre  compte  ;  personnage  tout  à-la-fois  important  et  secon- 
daire, qui  n'est  ni  un  homme  d'affaires,  ni  un  homme  de 
lettres,  ni  un  homme  politique,  ni  un  bourgeois;  assumant  hi 
responsabilité  de  toutes  les  folies  intellectuelles  et  recueillant 
pour  récompense  unique  le  bonheur  d'entendre  dire,  quand 
il  traverse  le  foyer  de  l'Opéra  : 

ce  C'est  l'éditeur  du  Monthhj  Reviewl  Demain  je  lui  por- 
terai un  article.  » 

Il  y  a  des  types  qui  tiennent  aux  positions  ;  il  y  en  a  qui 
tiennent  aux  caractères.  La  fatalité  de  ïéditeur  le  range  dans 
la  première  classe  ;  V emprunteur  se  trouve  dans  la  seconde , 
où  je  classerai  aussi  Yhomme  du  lendemain ,  et  que  dans  la 
langue  anglaise,  nous  appelons  procrastinator  :  expression 
oKcellente  qui  a  dû  naître  chez  nous  peuple  d'affaires,  car  ce 
défaut  nous  est  spécialement  odieux. 

Vous  avez  tous  connu  le  chevalier  Slowley,  qui  a  manqué 
uo  mariage  et  deux  excellentes  entreprises,  faute  d'arriver  à 
l'heure  convenue.  Sa  réponse  ordinaire,  c'était  :  J'ai  hien 
le  Jemps  !  et  à  force  à' avoir  h  temps  de  faire  les  choses , 
notre  homme  n'avait  le  temps  de  rien  faire.  M.  Skurry  me 
semble  encore  plus  digne  d'attention.  Il  aboutit  au  même 
but  par  une  route  opposée  ;  il  fait  vingt  affaires  à-la-fois  et 
n'accomplit  rien.  Sir  Henry  Skurry  est  X homme  pressé  \)^\' 
excellence;  le  temps  va  trop  vite  pour  lui  ou  plutôt  il  charge 


TYPES   NOTRE  ÉPOQUE.  357 

les  ailes  du  temps  d'un  si  grand  nombre  d'occupations  di- 
verses, que  le  pauvre  vieillard  en  jette  la  moitié  sur  la  route 
et  laisse  sir  Henry  se  tirer  d'affaire  comme  il  peut.  Sa  vie 
est  une  chasse  au  clocher;  il  court,  bride  abattue,  ayant 
toujours  soin  de  poursuivre  ce  qu'il  n'atteindra  jamais ,  et 
renonçant  à  tout  ce  qu'il  peut  atteindre. 

Il  n'oublie  aucun  soin  ;  la  paresse  lui  est  étrangère.  Que 
dis-je?  c'est  l'homme  le  plus  actif  du  monde.  Un  peu  plus 
d'ordre  le  sauverait,  et  il  ne  l'ignore  pas;  mais  il  vous  répond 
très  sérieusement  que,  pour  mettre  de  l'ordre  dans  ses  affaires, 
il  faut  du  temps  ;  qu'il  n'en  a  pas;  que  cela  viendra  ;  qu'aupa- 
vraant  il  a  trois  ou  quatre  spéculations  à  mettre  en  train;  et 
qu'une  fois  débarrassé ,  vous  serez  parfaitement  content  de  lui. 

Mardi  dernier,  je  me  rendis  chez  sir  Henry;  il  était  trois 
heures.  Je  trouve  son  groom,  haletant,  comme  toujours,  des 
commissions  que  son  maître  lui  a  données,  de  celles  qu'il  a 
oubliées  et  de  celles  qu'il  cherche  à  se  rappeler  : 

te  Ridgeway ,  votre  maîire  y  est-il? 

—  Oh!  oui,  monsieur,  mais  il  est  si  pressé,  si  pressé!... 
Sa  voiture,  qu'il  a  fait  atteler  à  neuf  heures,  l'attend  à  la  porte. 

—  Eh  bien  ,  je  reviendrai. 

—  Oh!  monsieur,  quelque  occupé  qu'il  soit,  il  aura  grand 
plaisir  à  vous  voir,  j'en  suis  sûr;  je  vais  lui  dire  que  vous 
êtes  là.  « 

Je  monte  :  mon  ami  était  dans  toute  sa  gloire.  Au  milieu 
de  la  chambre,  ime  table  ronde  chargée  de  papiers;  au\  deux 
extrémités,  deux  autres  tables  carrées;  partout  des  livres, 
(les  lettres,  des  parchemins  répandus  dans  une  confusion 
inextricable  sur  les  sophas,  sur  les  chaises  et  sur  les  fauleuils. 
.le  ne  pus  m'asseoir  qu'en  déplaçant  deux  ou  trois  de  ses  cor- 
respondances arriérées,  dont  la  date,  que  je  découviis  du 
coin  de  l'œil ,  m'annonça  qu'elles  remontaient  à  l'année  1834. 
Quant  à  mon  honorable  ami ,  son  costume  était  à-la-fois  celui 
de  l'intérieur  et  celui  de  l'extc-rieur.  Une  botte  et  une  pan- 
toufle, un  gilet  de  velours  et  une  robe  de  chambre;  sa  main 

VI.— 4*   SÉRIE.  23 


358  TYPES    DE    NOTRE    ÉPOQUE. 

droite  brandissait  un  rasoir,  et  sa  main  gauche  un  tmifjîn. 
Une  partie  de  sa  figure  était  rasée  ;  l'autre ,  couverte  d'une 
écume  blanchissante.  Il  se  promenait  à  travers  la  chambre 
d'un  air  pénétré,  levant  les  yeux  au  ciel,  s'arrêtant  devant 
les  tables  et  les  sophas  encombrés  de  paperasses ,  me  regar-^ 
dant  d'un  air  contrit,  sonnant  de  temps  à  autre  son  domes- 
tique et  l'accablant  d'ordres  contradictoires. 

Ah  !  s'écria-t-il  (  les  phrases  de  sir  Henry  ne  se  composent 
jamais  que  de  paroles  qui ,  se  précipitant  les  unes  sur  les 
autres,  ne  permettent  pas  à  la  période  de  s'achever).. ,  c'est 

vous,  mon  cher j'ai  grand  plaisir  en  vérité mais  je 

ne  sais,  ma  parole  d'honneur vous  voyez  quelle  multi- 
tude  Si  vous  preniez  la  peine  de « 

Je  m'étais  assis,  et  je  l'adnîirais. 

—  a  Ne  vous  dérangez  pas  :  continue?  vos  affaires  :  je  re- 
viendrai vous  voir  un  autre  jour,  si  vous  n'avez  pas  le  temps.... 

—  Le  temps,  le  temps,  est-ce  que  j'ai  jamais....?  De 
quinze  jours  en  arrière....',  et  sans  une  activité  dévorante,  je 
vous  assure  que » 

Je  ne  pouvais  m'empêcher  de  le  prendre  en  pitié. 

—  ce  Déjeunez ,  lui  dis-je ,  ou  finissez  de  vous  raser  ;  nous 
causerons  pendant  que  vous  achèverez  l'une  ou  l'autre  opé- 
ration. 

—  C'est  juste,  très  juste je  n'ai  rien  pris,  en  effet, 

depuis » 

Sur  une  petite  table  ronde ,  ensevelie  sous  un  tas  de  jour- 
naux plus  ou  moins  anciens,  l'urne  à  thé,  qui  n'exhalait  plus 
aucune  vapeur,  reposait  à  côté  du  pot  de  Wedgwood  qui 
contenait  de  la  crème  froide. 

—  «  On  oublie  de  manger,  s'écria-t-il....  c'est  une  tour 
de  Babel  que  ce Déjeuner! parbleu  vous  avez  rai- 
son   » 

JMais  des  deux  armes  qu'il  tenait,  il  prit  malheureuse- 
ment l'une  pour  l'autre ,  et  sans  l'empressement  amical  avec 


TYPES    DE   :VOTRE    ÉPOQUE.  3^59 

lequel  je  retins  son  bras,  sa  distraction  aurait  pu  lui  devenir 
fatale. 

—  ce  Cher  sir  Henry,  essayez  donc  de  ne  faire  qu'une  chose 
à-la-fois  ,  je  vous  en  supplie.  Rasez-vous  d'abord;  vous  dé- 
jeunerez après  î 

—  Se  raser  d'abord mais  c'est  encore  vrai  ! . . . .  » 

Du  coin  de  sa  serviette  ,  il  essuya  la  mousse  dont  son  men- 
ton était  orné. 

«  Tout  est  froid,  d'ailleurs le  déjeuner  est  impossi- 
ble  je  vous  expliquerai  rapidement  les  mille  affaires  qui 

me  sont  survenues  et  qui 5) 

S'interrompant  alors,  il  savonna  le  côté  gauche  de  sa  figure, 
et  se  dirigea  vers  une  des  tables  couvertes  de  papiers. 

«  Trente-deux  lettres  à  répondre  ,  trente-deux  ;  par  où 
commencer  ? 

—  Par  la  première  qui  se  présentera ,  puis  la  seconde,  puis 
la  troisième;  ce  système  aura  l'avantage  de  vous  sauver  les 
embarras  de  l'indécision. 

—  Oui ,  à  mon  retour  de  la  chasse  !  C'est  le  parti  que  je 
prendrai.  J'aurai  le  temps  ;  vous  me  donnez  là  un  excellent 
conseil. 

—  Comment?  à  votre  retour?  Mais  ,  commencez  à  l'instant 
même. 

—  Oh  !  je  ne  vous  ai  pas  dit » 

Et  il  essuya  l'autre  côté  de  sa  figure  ,  en  reprenant  sa  place 

sur  un  monceau  de  parchemins «  Tous  mes  amis  me  le 

conseillent,....  c'est  à  soixante  mille  de  Londres,  et  je  trouve 

que  l'éloignement J'en  ai  causé  avec  l'avoué  qui  prétend 

qu'il  faut  prendre  des  informations  très Voyez-vous?  J'ai 

là  plus  de  quarante  parchemins  à  déchiffrer Et  l'affaire 

de  ma  pupille....  Une  tète  de  femme  qu'on  ne  peut  pas 

Plus  de  douze  lettres  d'elle  ,  remplies  de  sentimens  pathéti- 
(jues  ,  extraordinaires  et  qui  peuvent il  faut  que  j'y  ré- 
ponde tout  de  suite » 

Il  prit  une  plume  et  la  trempa  dans  l'encre 

23. 


360  TYPES    DE    NOTRE    ÉPOQUE. 

»  Mais  OÙ  sont-elles....  Ridgeway?  Ridgeway ,  qu'est-ce 
qu'il  en  a  fait? Viendra-t-il  ?.... 

Ridgeway  entra. 

«  Mon  thé  est  froid ,  lui  dit-il  ,  en  portant  sa  tasse  à  ses 
lèvres. 

—  Monsieur,  voilà  bientôt  cinq  heures  qu'il  est  servi.  Mon- 
sieur a-t-il  des  ordres  à  donner  pour  le  dîner  ? 

—  Nous  parler  de  dîner  !  maintenant!  Est-ce  que  j'ai   le 

temps  de    dîner qu'avez-vous  donc  fait  de  ces des 

côtelettes  de  mouton tout  ce  que  vous  voudrez....  peu 

m'importe. 

—  Monsieur  se  rappelle  que  sa  voiture  l'attend  toujours? 

—  C'est  à  rendre  fou   1 j'ai  des  affaires   aux   quatre 

coins  de  Londres  ;  un  rendez-vous  à  midi  que  j'ai  manqué  ; 
un  procès  à  deux  heures  qui  se  plaidera  sans  moi....  Je  vous 
le  répète,  mon  cher  ,  jamais  ,  sansune  activité  dévorante  ,  je 

ne Ridgeway,  vous  m'éveillerez  demain  à  cinq  heures  du 

matin 

—  Tenez,  dis-je  à  mon  ami,  je  vais,  si  vous  le  voulez, 
vous  tracer  un  plan  de  conduite  qui  vous  permettra  de  rem- 
plir tous  vos  devoirs  ,  de  faire  toutes  vos  affaires  ,  de  vous 
raser  et  de  déjeuner  comme  un  autre  homme, 

—  Ah  !  ce  serait  mon  salut,  ce  serait  mon  bonheur  ,  par- 
lez, parlez  ! 

—  Je  ne  vous  demande  que  d'entasser  dans  la  première 
charrette  venue,  tous  ces  papiers  qui  vous  environnent;  di- 
rigez-les sur  la  maison  de  campagne  d'un  de  vos  amis  ,  ou 
louez  une  chambre  dans  le  premier  village  dont  vous  trou- 
verez lenomsurla  carte;  renfermez-vous  dans  cette  solitude; 
ne  vous  pressez  pas  ;  compulsez  ces  paperasses  l'une  après 
îauire  ;  mettez  de  côté  tout  ce  qui  est  inutile  ou  arriéré  ;  tout 
ce  qui  ne  demande  pas  de  réponse  ,  briilez~le  ;  accordez  une 
dizaine  d'heures  par  jour  à  ce  grand  travail  ;  donnez  le  reste 
au  sommeil  et  au  plaisir. 

—  Oh  !  le  plaisir  !  ma  vie  ne  le  connaîtra  jamais. 


TYPES    DE    JSOTRE    ÉPOQUE.  361 

—  C'est  ce  qui  vous  trompe!....  et  de  toutes  les  condi- 
tions que  je  vous  impose ,  celle-ci  est  la  plus  strictement  in- 
dispensable :  sans  repos  et  sans  plaisir,  les  affaires  ne  se  font 
pas. 

—  Vous  avez  encore  une  apparence  de  raison.  Mais 
voyez  toutes  ces  lettres.  Comment  aurai-je  le  temps  de  les 
empaqueter,  de  les  ficeler,  de  les  mettre  en  ordre?  on  m'at- 
tend à  trois  heures 

—  Il  en  est  quatre. 

—  Vous  reconnaissez  donc  que  c'est  impossible! 

—  Parlez  !  sir  James ,  notre  ami ,  vous  offrira  volontiers 
un  asile. 

—  A  propos,  j'épouse  sa  fille. 

—  Et  vous  faites  bien  ;  le  ménage  vous  offrira  des  dis- 
tractions et  même  des  ennuis  nécessaires;  de  jolis  enfans, 
une  femme  aimable,  en  voilà  plus  qu'il  n'en  faut  pour  vous 
arracher  à  cette  situation  que  je  déplore  auiani  que  je  la 
blâme.  Mariez-vous,  mariez-vous  vite. 

—  Mais  comment  aurai-jc  le  temps  ? 

—  Vous  êtes  incorrigible ,  m'écriai-jc  en  prenant  mon  cha- 
peau, au  moment  où  un  clerc  d'avoué  lui  apportait  une 
lettre  qui  lui  annonçait  un  nouvel  héritage,  surajouté  à  trois 
ou  quatre  Icstamens  dont  la  fortune  de  mon  ami  s'était  déjà 
grossie.  Ce  fut  un  véritable  désespoir  pour  lui. 

—  Votre  présence ,  monsieur ,  est  indispensable ,  lui  dit  le 
clerc,  et  la  levée  des  scellés  ne  peut  se  faire  sans  vous. 

—  Demain  !... 

—  Demain  à  dix  heures. 

—  J'ai  demain  trois  rendez-vous  à  dix  heures.  » 
Le  clerc  ne  put  s'empêcher  de  sourire. 

—  «  Cent  cinquante  mille  livres  sterling  vous  consoleront 
peut-être,  monsieur,  de  ce  déplacement  momentané.  Quanta 
la  maison  de  campagne  du  comté  de  Surrey,  elle  vous  revien- 
dra sans  aucun  doute,  malgré  le  procès  qu'on  va  vous  faire. 

—  Un  procès  !  J'en  ai  dt^à  six  qui  ne  marchent  pas. 


362  TYPES   DE   KOTRE   ÉPOQUE. 

—  Vous  ferez  1res  bien  aussi ,  coniinua  le  clerc ,  de  forcer 
rintendaui  de  vous  rendre  des  comptes ,  ce  qu'il  n'a  pas  fait 
depuis  huit  ans. 

—  Voyez,  s'écria  sir  Henry  Skurry,  en  jetant  sur  moi  un 
regard  plein  de  larmes,  si  l'on  peut  imaginer  un  homme  plus 
malheureux  !  Mon  mariage  ne  se  fera  pas;  ces  papiers  resteront 
dans  leur  état  actuel  ;  les  trente-six  personnes  auxquelles 
je  n'ai  pas  répondu  m'en  voudront  à  la  mort;  je  n'ai  pas 
déjeuné  ;  je  ne  dînerai  pas;  ma  vie  est  un  supplice.  » 

Ce  qu'il  y  a  de  curieux,  c'est  que  les  affaires  de  sir  Henry 
n'ont  pas  cessé  de  prospérer;  que  sa  fortune  augmente,  que 
sa  santé  se  maintient  et  que  tout  lui  réussit  malgré  les  soins 
qu'il  se  donne. 

Je  ne  prétends  pas  avoir  épuisé  les  types  curieux  ou  co- 
miques dont  notre  patrie  surabonde;  et  bientôt,  j'espère,  je 
serai  en  mesure  d'ajouter  quelques  nouvelles  ébauches  à 
celles  que  je  viens  d'esquisser. 

{iVew  Monthhj  Magazine.^ 


Mmdiawcc^. 


LA  COMEDIE   EN    PENSION. 


Il  est  «ne  époque  de  la  vie  où  les  grands  évèneniens  lais- 
sent à  peine  une  trace  dans  l'âme  ;  où  l'émotion  ne  résulte  que 
d'une  fortune  perdue  ;  où  l'on  n'écoule  plus  que  le  fracas  d'une 
révolution  qui  brise  les  trônes.  Eh  bien,  à  cette  époque  même, 
la  pensée  se  reporte  avec  un  plaisir  et  un  zèle  merveilleux  sur 
des  détails  d'enfance  qui  semblent  dénués  d'intérêt  et  de 
charme.  On  ne  fait  pas  attention  qu'un  ministère  change  ;  et 
l'on  se  souvient  que  le  commis  le  plus  infime  du  Foreign- 
Ofpce  a  joué  autrefois  à  la  toupie  avec  vous.  Les  noms  des 
orateurs  parlementaires  qui  vous  ont  étonné  et  ravi,  ont  quitté 
depuis  long-temps  votre  souvenir  ;  et  vous  vous  représentez 
nettement  le  vieux  maître  d'école  borgne ,  dont  le  sourcil 
froncé  vous  effrayait.  Pour  moi ,  qui  ai  vu  passer  devant  mes 
yeux  affaiblis  une  procession  de  célébrités  qui  sont  devenues 
des  ombres ,  je  me  rappellerai  toujours  ma  petite  maîtresse 
de  pension ,  madame  Clarisse  Robeley. 

Le  mot  gracieuse,  par  lequel  Napoléon  aimait  à  désigner 

(1)  Miss  Mitford,  qui  nous  a  fourni  plusieurs  esquisses  fort  ingénieuses,  et 
qui  excelle  à  reproduire  dans  leurs  moindres  détails  l'intérieur  de  la  vie 
anglaise,  ses  petites  passions,  sa  moralité  prosaïque  et  ses  caprices  siuguliers  , 
est  l'auteur  de  ce  tableau  sans  préleution,  mais  non  sans  mérite,  que  recom- 
mande une  gaîlé  douce  et  gracieuse.  On  ne  sera  pas  fâché  de  voir  ici  comment 
sont  élevées  les  jeunes  Anglaises  ;  comment  legoiit  de  la  poésie  s'intru'juitdans 
leur  éducation ,  et  quel  mélange  de  coquetterie  vient  s'y  joindre. 


364  LA    COMÉDIE   EW    PENSIOIV. 

Joséphine ,  semblait  fait  pour  elle  ;  le  charme  de  son  esprit  et 
de  sa  personne,  l'élégance  de  sa  taille  étaient  relevés  encore 
par  la  vivacité  et  l'enthousiasme  qu'on  remarquait  souvent 
dans  ses  regards  et  dans  ses  discours.  Un  seul  défaut  jetait 
sur  elle  un  peu  de  ridicule  :  elle  était  fort  distraite.  Mou- 
choir, ouvrage,  gants;  tout  se  perdait.  Elle  cherchait  sans 
cesse  les  clefs  qu'elle  avait  dans  sa  poche,  le  livre  qu'elle 
avait  à  la  main  ,  elle  mettait  toute  la  classe  en  rumeur  pour 
lui  trouver  son  dé  à  coudre  qui  restait  perché  au  bout  de  son 
doigt.  La  distraction  est  le  vice  des  bonnes  gens.  L'égoïste 
sait  très  bien  ce  qu'il  fait  et  ne  perd  rien  de  ce  qu'il  doit 
garder. 

Malgré  ce  petit  travers,  M"  Robeley  était  universelle- 
ment aimée  et  respectée;  quant  à  moi,  j'avais  pour  elle  une 
affection  toute  particulière  ;  je  lui  pardonnais  son  extrême  sé- 
vérité et  son  obstination  à  me  faire  apprendre  par  cœur  d'en- 
nuyeux abrégés  de  blason ,  de  botanique ,  de  minéralogie 
et  de  mythologie.  Quand  je  lui  donnais  l'assurance  positive 
que  je  ne  retiendrais  jamais  un  mot  de  tout  cela  ;  elle  me 
répondait  (je  frémis  encore  quand  j'y  pense  !  )  par  une  me- 
nace de  grammaire  latine  !  Après,  tout,  je  ne  pouvais  m'em- 
pècher  de  m'enorgueillir  de   celte  haute  opinion  de  mou 
mérite,  qui  me  valait  des  distinctions  funestes  pour  mon  re- 
pos, mais  flatteuses  pour  mon  amour-propre.  M''  Robeley, 
comme  la  plupart  des  institutrices  ,  avait  espéré  une  position 
meilleure.  Elle  était  rêveuse  comme  les  personnes  que  la  vie 
a  trompées;  elle  aimait  la  poésie.  Nous  lisions  quelquefois 
ensemble  des  fragmens  de  Pope,  de  Shakspeare,  de  Virgile, 
de  Bvydenetdvi  Paradis  Perdu.  Elle  déclamait  fort  bien  , 
(icoutait  avec  indulgence  mes  reaiarques  et  mes  critiques, 
me  permettait  d'admirer  Satan  tout  à  mon  aise ,  de  détester 
Ulysse ,  et  même  de  me  moquer  beaucoup  du  pieux  et  sot 
Énée.  Après  ces  grands  maîtres ,  venaient  quelques  autres 
poètes  qu'elle  aimait;  Akenside  que  je  n'ai  jamais  compris 
et  Young,  dont  toutes  mes  compagnes  raffolaient  et  qui  m'a 


LA   COMÉDIE    EN    PENSION.  365 

lanl  ennuyée,  avec  son  éternelle  lamentation  épigrammaii- 
que,  que  son  souvenir  me  donne  encore  des  vapeurs. 

Le  has  bleu  dominait  parmi  nous  et  nous  avions  toutes  notre 
album,  nos  excerpta,  nos  essais  poétiques.  ^oWemvaiYe?,^e 
regardait  l'art  dramatique  comme  une  branche  essentielle  de 
l'éducation ,  et  même  elle  nous  menait  quelquefois  au  spec- 
tacle. Je  ne  tardai  guère  à  partager  son  admiration  pour 
Shakspeare,  que  je  lus  et  relus  sans  cesse.  Que  de  larmes 
versées  sur  Juliette!  et  que  cette  éducation  romanesque  pré- 
parait mal  déjeunes  filles  à  la  vie  de  comptoir,  que  beaucoup 
d'entre  elles  allaient  mener. 

M"  Robeley  songeait  depuis  long-temps  à  nous  faire  jouer 
la  comédie  et  à  transformer  notre  salle  d'étude  en  théâtre; 
lorsque  l'arrivée  d'une  nouvelle  pensionnaire,  qui  lui  parut 
très  propre  à  seconder  ses  projets ,  acheva  de  la  déterminer. 
Élisa  Darncll  venait  de  province,  mais  nos  préjugés  ne  tar- 
dèrent pas  à  disparaître  en  sa  présence.  Des  manières  distin- 
guées, une  conversation  originale  et  piquante,  une  physio- 
nomie ouverte  et  noble,  eurent  bientôt  prouvé  son  mérite 
et  la  bonne  éducation  qu'elle  avait  reçue.  A  peine  âgée  de 
seize  ans,  elle  avait  beaucoup  d'instruction;  chose  qui  nous 
étonnait  infiniment  :  nous  avions  l'impertinence  de  regarder 
les  pensions  de  province  comme  des  sources  d'ignorance  et 
d'absurdité.  Antre  sujet  de  surprise!  Miss  Élisa  jouait  bien 
la  comédie;  elle  avait  rempli  un  rôle  dans  l'opéia  de  Mil- 

tou ,  Conius! W^  Robeley  était  ravie.  Elle  trouvait  dans 

celte  circonstance  une  explication  suffisante  de  la  grâce ,  du 
bon  ton  de  miss  Élisa ,  de  ses  talens  et  du  charme  de  sa  con- 
versation. Connncnl  résister  à  la  tentation  de  nous  faire  suivre 
cette  route  et  imiter  un  si  délicieux  modèle! 

Mais  hélas  !  bien  des  drames  ne  peuvent  être  joués  con- 
venablement par  de  jeunes  personnes.  La  maîtresse  redoutait 
le  puritanisme  des  parens,  le  bavardage  des  voisins  et  leurs 
malveillans  commentaires.  Après  bien  des  rechnrches,  on 
s'en  tint  à  une  pièce  morale  de  miss  Ilannah  More,  ('/était  une 


366  LA.    COMEDIE    EN    PENSIOTC. 

espèce  de  drame  pastoral  intitulé  la  Recherche  du  bonheur; 
dialogue  rimé  y  tendant  vers  un  but  excellent  ;  peu  spirituel , 
fort  prétentieux ,  mais  tout-à-fait  anti-dramatique ,  et  assez 
peu  pastoral.  En  voici  l'analyse,  qui  étonnera  le  lecteur  : 
Quatre  jeunes  dames,  revenues  des  plaisirs  de  ce  monde,  fa- 
tiguées d'elles-mêmes  et  étonnées  de  ne  pas  être  heureuses, 
vont  consulter  une  vieille  femme,  Uranie,  qui  habite  un 
ei'mitage  éloigné ,  et  qui  a,  dit-on,  des  secrets  merveilleux 
pour  procurer  le  bonheur;  elles  rencontrent  sur  leur  route 
une  jeune  bergère  dont  le  nom  est  Florella,  protégée  d'U- 
ranie,  et  qui  les  conduit  vers  cette  dernière.  La  sibylle  reçoit, 
avec  indulgence ,  les  belles  affligées ,  écoule  leurs  confes- 
sions, leur  donne  quelques  avis,  fait  servir  un  excellent  dé- 
jeuner et  les  renvoie  contentes.  La  pièce  finit  là.  Ce  brusque 
dénoùment  et  ce  déjeuner,  considéré  comme  le  terme  du 
bonheur,  nous  parurent  absurdes.  Avions-nous  tort?  Des  cri- 
tiques de  15  à  16  ans  ne  sont  pas  très  portés  à  la  tolérance. 
Puis  descendre  jusqu'aux  productions  de  miss  Hannah  More .' 
quel  désappoinlementi  nous,  adoratrices  de  Shakspeare  et 

de  Millon! La  pauvre  M'*  Robeley  nous  plaignait  de  tout 

son  cœur!  ce  ne  fut  pas  là  son  unique  chagrin! 

Elle  éprouva  le  sort  commun  aux  directeurs  de  théâtres. 
La  dissension  se  mit  parmi  les  actrices;  l'une  voulait  ce  rôle- 
ci  ,  l'autre  refusait  celui-là.  Décorations,  costumes,  tout  pré- 
sentait de  nouvelles  difficultés;  tout  était  sujet  de  discorde. 
Enfin  ,  à  force  de  soins ,  de  patience ,  et  grâce  surtout  à  notre 
conviction,  qu'il  valait  encore  mieux  jouer  le  drame  pastoral 
d'Hannah  More,  que  de  ne  rien  jouer  du  tout.  M"  Robeley 
parvint  à  nous  faire  entendre  raison ,  à  ramener  le  calme  au 
milieu  de  la  troupe,  et  à  distribuer  convenablement  les  rôles. 
jVIiss  Éiisa  accepta  celui  d' Uranie,  sous  condition  toutefois 
qu'on  diminuerait  considérablement  l'âge  de  la  sibylle  :  car 
elle  déclara  qu'elle  n'aurait  pas  même  joué  Cornus,  si  Co- 
rnus eût  éié  une  vieille  femme.  Elle  voulut  aussi  qu'à  ces 
expressions  respectable  et  vénérable,  qui  revenaient  sou- 


LA    COMÉDIE    EN    PENSIOIV.  367 

vent  dans  le  dialogue  et  qui  la  choquaient  infiniment,  on 
substituât  celles  d'aimable  fe'e  ou  quelque  autre  terme  du 
même  genre.  Les  rôles  des  quatre  chercheuses  furent  dis- 
tribués de  la  manière  suivante.  Celui  de  Cleora,  la  savante, 
me  tomba  en  partage  ;  celui  de  la  coquette  Euphélia  fut 
donné  assez  mal-à -propos  à  l'une  de  nos  pensionnaires,  dont 
la  beauté  était  le  moindre  mérite,  et  pour  qui  la  vanité  et  la 
coquetterie  étaient  des  défauts  impossibles  ;  la  troisième , 
Clorinda,  fut  très  bien  représentée  par  une  jeune  fille ,  à  la 
figure  mélancolique ,  aux  yeux  tendres  et  languissans ,  à  la 
taille  svelte ,  élégante,  et  dont  l'accent  un  peu  traînant,  et 
les  manières  nonchalantes,  s'accordaient  parfaitement  avec 
l'esprit  du  rôle;  notre  quatrième  beauté,  nommée /"««/ore/Za, 
était  une  jeune  fille  aux  yeux  noirs  et  perçans;  la  grâce  de 
ses  manières,  une  certaine  langueur  orientale  qui  régnait 
dans  toute  sa  personne,  rappelaient  le  charme  des  beautés 
asiatiques,  et  convenaient  très  bien  au  personnage  qu'elle 
devait  représenter.  Elle  joignait  à  ces  avantages  une  voix 
admirable  et  le  talent  d'une  bonne  musicienne;  on  lui  ar- 
rangea donc  quelques  airs  italiens  avec  accompagnement 
de  harpe  ;  la  grâce  et  l'élégance  du  costume  devaient  com- 
pléter l'illusion  et  assurer  son  triomphe.  Notre  bergère,  !/<7o- 
rella,  était  charmante  aussi;  c'était  la  figure  la  plus  fraîche, 
la  plus  riante  ;  c'étaient  les  cheveux  les  plus  blonds ,  les 
joues  les  plus  rondes  qu'on  put  voir;  elle  semblaLt  venue  au 
monde  pour  porter  une  houlette  et  tresser  des  couronnes  de 
fleurs. 

Qu'on  pardonne  à  ma  vieillesse  ces  souvenirs  si  jeunes  en- 
core dans  ma  pensée.  Voilà  notre  réunion  à-peu-près  com- 
plète :  il  ne  manquait  plus  que  les  deux  enfans  dlJratne.  Ces 
rôles  n'étaient  à  la  vérité  que  des  personnages  muets ,  et  jus- 
que-là on  ne  s'en  était  guère  mis  eu  peine  ;  mais ,  lorsqu'il 
fallut  trouver  des  personnes  qui  s'en  chargeassent ,  deux 
jeunes  filles  de  18  à  19  ans  se  présenlèrent.  A  la  vue  de  ces 
enfans  plus  âgées  et  plus  grandes  qu'elle-même.,  Uvanie,  la 


S68  LA    COMÉDIE    EN    PENSION. 

sibylle,  jeta  les  hauts  cris,  et  celte  circonstance  faillit  tout 
détruire.  Jouer  un  rôle  de  mère,  lui  semblait  déjà  assez  dur. 
Mais  être  forcée  de  paraître  vieille!  Elle  déclara  qu'elle  ne 
jouerait  point  ;  on  pria ,  on  se  fâcha ,  la  maison  se  remplit  de 
factions,  de  disputes,  de  petites  intrigues  et  de  grandes  co- 
lères. 

Enfin,  l'argumenl  d'Uranie  était  sans  répbque;  on  vit 
qu'il  était  inutile  d'insister.  Tout  restait  donc  en  suspens , 
lorsque  l'imagination  féconde  de  M"  Robeley  parvint  à  tout 
concilier,  en  composant  une  espèce  d'intermède  dans  lequel 
les  deux  grandes  filles  trouvèrent  un  moyen  1res  convenable 
de  déployer  leurs  talens,  et  où  Zénobie,  la  danseuse,  devait 
étaler  ses  grâces  dans  tut  pas  seul.  Satisfaites  de  cet  arran- 
gement qui  plaisait  beaucoup  aux  mères,  elles  consentirent  à 
résigner  leur  emploi  ;  deux  petites  filles  irlandaises  aux  joues 
vermeilles,  aux  têtes  rondes  et  frisées,  âgées  de  8  ans,  et  qui 
n'en  paraissaient  guère  plus  de  cinq  ou  six,  quoiqu'elles  eus- 
sent de  l'eprit  comme  à  douze,  furent  choisies  pour  jouer  les 
enfans d'Uranie,  qui  reprit  son  rôle  -.  le  calme  se  rétablit. 

Plus  de  pension.  Nous  étions  toutes  à  l'art  dramatique.  La 
maison  était  méconnaissable  et  l'heure  des  leçons  eniièiement 
oubliée;  ou  ne  s'occupait  que  de  son  rôle  et  de  sa  toilette; 
il  semblait  que  ce  fût  un  jour  de  fête  perpétuel.  Celles  qui  ne 
jouaient  pas  tressaient  les  guirlandes  et  les  fleurs  de  papiei- 
qui  devaient  orner  le  bosquet  d'Uranie,  pour  lequel  on  avait 
même  loué  quelques  décorations.  Quant  à  Uranie ,  de  sé- 
rieuses études  l'absorbaient,  et  ce  n'était  pas  une  petite  af- 
faire pour  elle.  Il  s'agissait  de  concilier  l'âge  et  la  gravité  du 
rôle  avec  l'élégance  et  la  fraîcheur  des  vêtemens.  Il  fallait 
représenter  une  vieille  femme,  tout  en  paraissant  jeune  et 

jolie! Sa  coquetterie  déploya  bien  des  ressources!  Avec 

quel  art  ingénieux ,  s'enveloppant  de  mousseline ,  elle  voila 
ses  traits  et  sa  taille  sans  les  faire  paraître  moins  aimables! 
Tout  en  conservant  ses  avantages,  elle  sut  éviter  ce  qui 
pouvait  rappeler  le  costume  d'une  jeune  fille,  et  désarma  la 


LA    COMÉDIE    EN    PENSION.  369 

crilique,  qui  aurait  pu  lui  reprocher  d'avoir  l'air  d'une  belle 
fiancée  plutôt  que  d'une  femme  revenue  des  plaisirs  de  ce 
monde.  Le  talent  qu'elle  déploya  comme  actrice  surpassa  aussi 
mon  attente  ;  je  ne  pouvais  me  lasser  d'admirer  son  jeu  fin  et 
délicat,  la  grâce,  laisance  qu'on  distinguait  dans  sa  manière 
de  dire  les  moindres  paroles.  Sans  doute  toute  autre  m'eût 
inspiré  de  l'envie;  mais  elle  était  si  bonne,  si  affable,  si 
prompte  à  excuser  l'ignorance  ou  à  encourager  les  efforts, 
que,  excepté  la  crainte  de  paraïlreviet/ie,  on  ne  pouvait  lui 
reprocher  la  moindre  faiblesse  ni  s'empêcher  de  l'aimer. 

Nous  eûmes  quelques  difficultés  à  faire  prononcer  à  une 
jeune  Française  nommée  Euphémie  le  th  anglais  :  deux  ter- 
ribles consonnes  qui  étaient  pour  elle  un  vrai  travail.  Néan- 
moins son  accent  avait  tant  de  charmes,  que  nous  regrettions 
presque  de  corriger  ce  léger  défaut  de  prononciation.  Pas- 
lorella  recherchait,  avec  beaucoup  d'ardeur,  un  air  italien 
qui  allât  à  sa  voix  et  une  robe  qui  convînt  à  son  rôle  et  à  sa 
taille  :  chose  embarrassante.  Les  fleurs  qu'elle  avait  choisies 
d'abord  étaient  mêlées  de  rouge  et  de  jaune.  Le  jaune  à 
la  lumière  paraissait  blanc,  le  rouge  trop  foncé,  ce  qui  dé- 
rangeait ses  combinaisons.  Il  y  avait  bien  le  lis,  mais  cette 
tige  molle  et  délicate  penchait  un  peu  trop.  Le  myrthe;  mais 
il  était  trop  raide  et  ne  pliait  pas  assez.  Enfin ,  renonçant  aux 
fleurs,  elle  choisit,  pour  unique  parure,  des  guirlandes  de 
feuilles  de  chêne.  Quant  à  moi,  j'avais  des  inquiétudes  d'une 
nature  bien  différente  :  les  premières  répétitions  m'avaient 
appris  que  j'étais  la  plus  mauvaise  actrice  de  la  troupe,  et  que 
l'amour  d'un  art  ne  fournit  pas  toujours  les  moyens  d'y  excel- 
ler. Après  avoir  eu  l'ambition  de  jouer  des  pièces  de  Milton 
et  de  Shakspeare ,  je  fus  forcée  d'avouer  à  ma  honte  que  le 
drame  de  miss  Hannah  More  était  encore  trop  fort  pour 
moi.  Comprendre  mon  rôle  et  le  savoir  par  cœur,  voilà  tout 
ce  que  je  pus  faire;  il  me  fut  impossible  de  le  jouer  d'une 
manière  passable  ;  la  crainte  m'aurait  ùté  toute  espèce  de 
moyens  si  j'on  avais  eu.  Mes  bras  et  mes  mains  étaient  pour 


370  I--^    COMÉDIE    EÎN    PENSION. 

moi  im  insupportable  fardeau  ;  je  ne  sais  ce  que  j'en  aurais 
fait  si  l'on  ne  m'eût  accordé  le  secours  d'un  éventail,  et  sans 
la  promesse  de  Florella  qui  devait  me  présenter  un  œillet , 
comme  contenance ,  dès  qu'elle  entrerait  en  scène. 

Enfin,  après  un  mois  de  préparations,  le  jour,  le  grand 
jour  arriva;  de  ma  vie  je  n'ai  vu  tant  de  tumulte.  Yacarme 
épouvantable;  on  se  pressait  dans  les  salles,  on  allait,  on 
venait  sans  savoir  pourquoi.  Les  unes  essayaient  leurs 
chants,  les  autres  leurs  pas  de  danse;  les  rires,  les  cris  se 
succédaient  sans  interruption.  Une  foule  de  petites  circon- 
stances vinrent  encore  se  jeter  à  la  traverse  et  augmenter  ce 
désordre.  La  plupart  des  ouvriers  chargés  du  soin  de  nos  ac- 
cessoires nous  manquèrent  de  parole.  En  vain  leur  dépéchait- 
on  message  sur  message  ;  des  brodequins  impatiemment 
attendus  n'arrivèrent  qu'à  la  fin  du  ballet,  et  lorsque  les  figu^ 
rames  eurent  été  obligées  de  danser  en  pantoufles  ;  les  filles 
d'Uranie,  au  lieu  d'une  charmante  robe  de  fantaisie  qui  leur 
était  destinée,  furent  contraintes,  par  la  négligence  de  la  cou- 
turière, déjouer  en  simples  fourreaux  blancs.  Les  costumes  qui 
arrivaient  causaient  autant  d'embarras  et  de  trouble  que  ceux 
qui  n'arrivaient  pas.  Une  malheureuse  marchande  de  m.odes 
s'avisa  d'envoyer  à  Euphémie  une  plume  bleue  qui  s'accordait 
mal  avec  une  robe  rouge.  La  robe  de  Paslorella  se  trouva  trop 
courte  ;  celle  de  Florella  trop  longue,  et  le  rideau  d'avant-scène 
tomba  tout  de  travers.  La  plus  cruelle  de  nos  perplexités  nous 
vint  de  Clorinda.  Elle  n'avait  pas  de  mère.  Sa  tante,  qui  de- 
meurait à  la  campagne,  était  seule  chargée  de  lui  fournir  son 
habillement.  Le  jour  de  la  représentation  arrive  :  point  de 
costume!  L'inquiétude  est  générale,  lorsqu'une  lettre  reçue 
par  la  poste  vient  y  mettre  le  comble.  Cette  .lettre,  adressée  à 
Clorinda,  était  affranchie  par  son  oncle,  membre  de  la  Cham- 
bre des  Communes,  signée  de  la  tante  et  écrite  par  la  femme 
de  chambre;  elle  marquait  que  l'envoi  promis  devait  arriver 
sans  (àute  jeudi  matin  {thur'sday) ,  et  qu'on  espérait  que  le 
costume  réunirait  tous  les  suffrages.  On  n'avait  rien  négligé, 


tA    C03IÉDIE    EN    PENSION.  371 

ajoutail-on ,  pour  le  rendre  à-Ia-fois  élégant  et  magnifique. 

Jeudi  malin  ,  bon  Dieu! et  le  grand  jour  était  mardi 

{tuesday)  ;  quel  désappointement  !  que  faire  !  Nous  lûmes  et 
relûmes  cent  fois  la  fatale  annonce;  pas  de  doute,  c'était 
bien  thursday  :  T,  H,  U;  cependant,  à  force  d'épeler  et 
d'examiner,  nous  nous  aperçûmes  que  la  lettre  r  pouvait  à  la 
rigueur  passer  pour  un  e ,  et  qu'on  avait  mis  dans  plusieurs 
mots  un  h  où  il  n'en  fallait  pas  du  tout.  Nous  sûmes  bientôt 
de  Clorinda  que  la  femme  de  chambre  était  Irlandaise;  dé- 
couverte qui  nous  donna  un  peu  d'espoir.  Il  n'était  pas  im- 
possible que  nous  eussions  pris  le  mot  ttiesday,  mardi,  pour 
tJniî'sday,  jeudi  ;  peut-être  une  mauvaise  orthographe  était 
la  seule  cause  de  notre  erreur  et  de  nos  anxiétés.  Nous  en 
étions  là,  lorsque  l'arrivée  du  paquet  mit  un  terme  à  nos  con- 
jectures et  justifia  les  éloges  dus  à  notre  sagacité.  L'heureuse 
Clorinda  se  trouva  en  possession  d'un  habit  charmant ,  qui 
relevait  la  grâce  de  sa  personne;  cette  grande  afiaire  ter- 
minée, nous  reçûmes  l'ordre  de  nous  tenir  prêtes  pour  l'heure 
delà  représentation. 

Notre  théâtre  était  une  salle  spacieuse,  qui  communiquait, 
par  de  larges  portes  ouvertes,  avec  une  autre  pièce,  assez 
spacieuse  pour  contenir  un  grand  nombre  de  spectateurs.  Le 
lieu  de  la  scène  donnait  sur  le  jardin  par  une  fenêtre  d'où 
l'on  descendait  et  où  on  montait  au  moyen  d'une  échelle; 
la  seule  communication  que  nous  pussions  avoir  '  avec  le 
dehors.  Un  domestique  de  la  maison  se  tenait  au  pied  de 
l'échelle ,  attentif  à  nous  aider  au  moindre  signal.  Nous 
étions  là  comme  des  oiseaux  en  cage,  et  après  nous  avoir 
fardées,  poudrées,  frisées,  on  nous  conduisit,  ou  plutôt  on 
nous  traîna.  La  fuite  était  impossible.  En  directrice  pru- 
dente ,  M"  Robeley  s'était  armée  de  toutes  les  précautions 
nécessaires  pour  prévenir  les  inconvéniens  qui  pouvaient  ré- 
sulter d'un  excès  de  crainte  ou  de  timidité.  Mais  elle  n'avait 
pas  tout  prévu.  Au  moment  même  où  les  spectateurs  prenaient 
place,  où  l'orchestre  commençait  à  se  faire  entendre,  la 


372  I-A.    COaiÉDIE    EN    PENSION. 

pauvre  Pastorella,  qui  pouvait  à  peine  respirer  dans  ses  vê- 
lemens  trop  étroits,  fut  saisie  de  frayeur  et  se  trouva  mal. 

La  servante  appelle;  noire  gardien  de  rëchelle  apparaît 
chargé  d'une  énorme  cruche  pleine  d'eau,  qu'on  s'empresse 
de  porter  à  la  défaillante.  Mais  dans  le  trouble  où  nous  avait 
jeté  cet  accident,  l'une  de  nous,  en  courant  chercher  un 
flacon  de  sels ,  heurta  la  harpe  de  Pastorella  qui  était  sub 
son  passage.  L'instrument  tombe,  l'eau  couvre  le  théâtre  et 
menace  l'orchestre.  Horrible  extrémité!  les  actrices  trem- 
blantes pour  leurs  fleurs,  leurs  rubans  et  leurs  souliers  de 
satin,  cherchent  partout  un  refuge,  en  tenant  leurs  jupes 
serrées  contre  leur  corps,  pour  préserver  leurs  robes  si 
fraîches  du  terrible  élément.  Je  ne  sais  comment,  dans  ce 
désastre,  la  forêt  entière  ne  tomba  pas  sur  la  rampe  et  sur 
le  nez  des  musiciens.  Mais  un  renfort  de  servantes  accourues 
au  bruit,  eut  bientôt  étanché  le  lieu  de  la  scène  et  réparé 
le  désordre.  Nous  retrouvâmes  la  pauvre  Pastorella  qui ,  re- 
venue de  son  évanouissement,  soulageait  son  émotion  par  un 
déluge  de  larmes  et  essuyait  le  rouge  détrempé  sur  ses  joues. 
(  lomme  personne  n'avait  été  blessé ,  nous  ne  tardâmes  pas  à 
être  rassurées  complètement;  l'eau  froide  avait  calmé  notre 
imagination  et  fait  diversion  à  nos  craintes.  Les  encoura- 
gemens  de  M"  Robeley  achevèrent  de  nous  remettre  en  belle 
humeur  et  le  rideau  se  leva. 

Je  devais  paraître  la  première.  Hélas!  je  m'avançai  à-peu- 
près  aussi  résolue  qu'un  lâche  forcé  de  paraître  devant  l'en- 
nemi, quand  il  ne  peut  ni  fuir  ni  se  cacher  ! Mon  cœur  bat 

encore  lorsque  j'y  pense  :  cependant  tant  d'émotion  était 
inutile.  Les  spectateurs  montrèrent  beaucoup  d'indulgence; 
hi  comédie  allait  assez  bien  :  et  sauf  quelques  légers  accidens 
sur  lesquels  je  ne  m'étendrai  pas ,  tels  qu'une  scène  jouée 
avant  ime  autre,  trois  cordes  cassées  à  la  harpe  de  Pasto- 
rella, la  voix  de  la  chanteuse  qui  détonait,  ^  une  actrice  qui 
manqua  la  réplique,  une  autre  qui  oublia  sa  houlette,  nos 
spectateurs  furent  ravis.  Il  sufiîra  de  dire  que  la  beauté  d'Eu- 


LA   COMÉDIE   EN    PENSION.  37? 

phéniie  ,  le  jeu  d'Uranie  ,  la  danse  de  Zénobie  ,  enlevèrent 
tons  les  suffrages  et  obtinrent  un  juste  tribut  d'éloges  et  d'ad- 
miration. Pères,  oncles  et  tantes  prodiguèrent  les  louanges 
aux  actrices  ,  et  satisfirent  tous  les  amours- propres. 

Il  s'est  passé  bien  des  années  depuis  lors.  Cette  fraîche  et 
brillante  jeunesse  a  disparu  :  les  unes  sont  mariées  ou  éloi- 
gnées ;  d'autres  ne  sont  plus.  Les  soucis,  les  soins  importans 
ont  remplacé  ces  plaisirs  frivoles. 

Mais  toutes  les  émotions  de  ce  mois  sont  restées  profondé- 
ment gravées  dans  nos  esprits.  Devenue  plus  grave  et  plus 
sévère,  ne  m'est-il  pas  permis  de  demander  aujourd'hui  si 
cette  éducation  commune  des  femmes  est  réellement  celle  qui 
leur  convient  ;  si  ces  plaisirs,  ces  sensations,  ce  désir  de 
plaire,  ces  petites  passions  du  théâtre,  n'ont  pas  leur  danger; 
et  si  l'unique  éducation  d'une  jeune  personne  nest  pas  celle 
qu'elle  reçoit  de  sa  mère?  Réflexions  que  j'eusse  vivement 
blâmées  à  l'époque  dont  je  parle  ,  et  que  je  ne  puis  m'empê- 
cherde  faire  aujourd'hui. 

(  Miss  Mit  for  cl' s  Sketch  es.  ) 


fl. — 4*   SÉRIE.  2Z{ 


NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

DE  LA  LITTÉRATURE  ,  DES   BEAUX- ARTS  ,  Ï)U    COMMERCE  ,  DES  ARTS 
INDUSTRIELS,  DE   l' AGRICULTURE  ,  ETC. 


Scifitccs  naturrllfô. 

Eruption  d'un  marais  tourbeux  (  hog  )  dans  le  comté 
d'Antrim ,  en  Irlande.  —  L'éruption  des  marais  est  un  de 
ces  phénomènes  que  la  nature  ne  nous  offre  pas  fréquemment. 
Nous  croyons  donc ,  dans  l'intérêt  de  la  géologie  ,  devoir  re- 
produire ici  la  description  que  vient  d'en  donner  le  .octeur 
Hunter  dans  le  Magasin  d'fiistoire  naturelle.  Cette  éruption 
eut  lieu  le  17  septembre  1836  à  Fairloch  ,  l'un  des  nombreux 
marécages  dont  la  réunion  forme  le  marais  de  Sloggan  ,  le 
plus  vaste  de  ceux  qui  se  trouvent  au  nord  de  l'Irlande  ;  il 
couvre  presque  en  entier  un  espace  de  onze  milles  acres,  et 
la  grande  route  de  Londondemj  le  divise  presque  en  deux 
parties  égales.  Avant  que  cette  éruption  eût  commencé  ,  on 
avait  observé  que  le  marùià  SB  soulevait  graduellement  au 
centre,  et  qu'il  avait  atteint  une  élévation  de  30  pieds,  puis 
lui  bruit  semblable  au  mugissement  des  vents  se  fit  entendre, 
et  la  masse  entière  du  marais  s'affaissa  de  quelques  pieds. 
Albrs  un  fleuve  de  boue  se  mit  en  mouvement ,  pénétra  dans 
les  fondrières ,  et  finit  par  atteindre  de  légères  éminences  , 
contre  lesquelles  sa  force  s'épuisa  durant  la  nuit  du  18.  Dans 
celle  du  19,  la  masse  tourbeuse  demeura  stationnaire  ;  mais 
elle  se  gonfla  comme  dans  les  jours  qui  avaient  précédé  l'é- 
ruption, et  le  19,  vers  le  milieu  de  la  journée,  elle  fit  entendre 
le  même  bruit.  L'éruption  se  traîna  lentement  jusqu'au  21  , 


NOUVELLES  BÉS   SCIENCES.  375 

jour  auquel  elle  n'avait  encore  atteint  que  la  distance  d'en- 
viron un  quart  de  mille  ;  elle  resta  à-peu-près  stationnaire 
jusqu'au  23  ;  mais  ce  jour-là,  vers  trois  heures  du  soir,  elle  se 
précipita  tout-à-coup  en  avant ,  avec  une  vitesse  si  grande , 
qu'il  était  impossible  de  la  suivre  à  pied.  Le  2ù,  elle  atteignit 
la  grande   roule,  pénétra  dans  une  chaumière,  autour  de 
laquelle  elle  s'éleva  jusqu'à  10  pieds  ,   puis  se  précipita  sur 
le  chemin  comme  une  cascade  ,  en  produisant  le  même  bruit 
qu'une   grande  chute  d'eau.    En  peu  d'instans  une  masse 
boueuse  de  10  pieds  de  haut  couvrit  une  étendue  de  300  yards 
(  900  pieds  )  ;  elle  descendit  ensuite  le  long  de  la  vallée  qui , 
pendant  l'espace  d'un  quart  de  mille  ,  est  légèrement  en 
pente  ,  et  arriva  jusqu'au  bord  de  la  rivière  Maine.  Le  len- 
demain ,  la  masse  se  précipita  dans  la  rivière,  qui ,  dans  cet 
endroit  ,  n'a  que  k  pieds  de  profondeur;  elle  en  intercepta  le 
cours  pendant  plusieurs  heures  ,  et  s'étendit  sur  l'autre  rive. 
Mois  ,  bientôt  la  rivière  s'étanl  élevée  à  la  hauteur  de  cette 
digue  ,  elle  la  renversa,  et  la  masse  boueuse  fut  entraînée  par 
le  courant;  pendant  les  trois  jours  suivans  ,  le  marais  ne  dis- 
continua pas  de  couler  dans  la  Maine.  C'est  seulement  le  28 
que  cette  éruption  cessa  ,   après  avoir  duré  dix  jours.  Son 
passage  ,  au  travers  de  la  rivière  ,  fit  périr  une  quantité  im- 
mense de  poisson  ,  et  on  ramassa  plusieurs  quintaux  de  sau- 
mons et  de  truites  asphyxiés. 

Peu  de  temps  après  que  l'éruption  eut  cessé  ,  M.  Hunterse 
rendit  sur  les  lieiix  ;  ils  n'offraient  d'autres  traces  de  ce  bou- 
leversement qu'un  abaissement  de  20  pieds  ,  au-dessous  de 
l'ancien  niveau  du  marais  ;  un  petit  étang  circulaire  occupait 
alors  le  creux  de  la  partie  centrale.  Cette  circonstance  rap- 
pelle les  étangs  circulaires  qui,  lors  des  tremblemens de  terre, 
se  sont  formés  dans  la  Calabre. 

0nfncc5  €l)imiqitcs. 

De  l'hifluetice  de  fa  couleur  sur  le  rayomiement  de  la 
ehaieur  7ion  lumineuse.  —  M.  Bâche  ,  professeur  de  philo- 

2i. 


S76  NOUVELLES    DES    SCIEKCES. 

Sophie  naturelle  à  Philadelphie  ,  vient  de  publier,  dans  tlie 
Americ.  joiirn.  of  Science,  le  résultat  des  recherches  qu'il 
a  faites  pour  {'lablir  si  la  couleur  influe  sur  le  rayonnement 
(ie  la  chaleur  obscure  ,  vu  qu'on  ne  peut  pas  changer  la 
couleur  d'un  corps  sans  changer  sa  structure  intérieure.  On 
peut  espérer  ,  tout  au  plus,  d'y  parvenir  par  une  induction 
(iloignce ,  en  comparant  les  résultats  fournis  par  un  grand 
nombre  de  substances  colorées  diversement.  C'est  vers  ce 
but  que  M.  Bâche  a  dirigé  ses  expériences.  L'appareil  dont  il 
s'est  servi  consiste  en  un  vase  cylindrique  d'étain  ,  ayant  deux 
pouces  de  hauteur  et  un  pouce  et  demi  de  diamètre  ,  dont 
le  fond  supérieur  porte  un  petit  tuyau  conique  destiné  à 
recevoir  un  bouchon  percé  ,  à  travers  lequel  passe  la  tige 
d'un  thermomètre.  Après  avoir  appliqué  sur  le  vase  une 
couche  de  l'enduit  qu'on  veut  essayer  ,  on  le  remplit  d'eau 
bouillante  ,  on  y  introduit  le  thermomètre  à  une  profondeur 
constante  afin  que  la  quantité  d'eau  soit  toujours  la  même, 
on  le  suspendu  une  corde  ,  au  moyen  de  deux  petits  crochets, 
on  attend  que  le  thermomètre  arrive  à  180°  F.  et,  dès  ce  mo- 
ment ,  l'on  observe  avec  une  montre  à  secondes  le  temps  qu'il 
met  à  descendrejusqu'à  liO"  F.  On  applique  alors  sur  le  vase 
une  nouvelle  couche  du  même  enduit,  et  l'on  recommence 
l'expénencc  de  la  même  manière  ;  on  continue  d'appliquer 
de  nouvelles  couches  jusqu'à  ce  que  la  durée  du  refroidisse- 
ment atteigne  son  mininmm  ;  et  c'est  cette  durée  minimum 
que  l'on  conserve  connue  représentant  le  rayonnement  propre 
de  l'enduit  essayé.  Comme  ces  expériences  demandent  beau- 
coup de  temps,  il  est  impossible  qu'elles  soient  faites  dans 
des  circonstances  semblables.  Pour  rendre  comparables  celles 
qui  avaient  été  faites  à  diflcrens  jours  ,  on  a  eu  soin  d'observer 
chaque  fois  le  refroidissement  de  l'eau  dans  un  vase  à-peu- 
près  pareil  au  précédent,  et  dont  l'état  de  la  surface  n'a  pas 
changé.  D'abord  on  s'était  servi  d'un  vase  d'étain  sans  aucun 
enduit;  mais,  comme  il  se  ternissait ,  le  docteur  y  substitua 
un  enduit    d'or.    C'est  avec  ses  précautions  que  M.  Bâche 


NOUVELLES    DES    SCIENCES.  377 

a  fail  les  expériences  suivantes  qu'on  peut  regarder  comme 
très  comparables  entre  elles.  Il  est  à  regretter  qu'il  n'ait  pas 
plus  souvent  fait  connaître  l'excipient  dont  il  a  fait  usage  pour 
appliquer  ces  enduits. 


Nature  de  IVuduil. 

Touruesol 

Pileu  de  Prusse 

Suif,  ammoniacal  de  cuivre. 

l'eroxide  demaiiyauèse.    . 

Eucrc  indienne 

Bichromate  de   potasse.    . 

Encre  indienne 

Orcanelte 

(.aihonate  de  plomb  dans 
l'iuiiie  de  lavande.    .    . 

Sulfate  de  plomb.    .    .    . 

Orcanette  bleuie  par  la  po- 
tasse  

t^arbonate  de  magnésie.    . 

Carbonate  de  plomb  dans 
la  gomme 

t'.arbonale  de  chaux.    .    . 

Vermillon 

Sulfure  de  baryte.    .    .    . 

Sulfate  doré  d'antimoine  . 

Indigo 

Coclienille 

Plomb  ronge 

Plombagine 

Cbromale  de  plomb.    ,    . 

Gomme  giille 

lîisulfnre  d'élain  ou  or  mu- 
sif 


Eurép  nilnimum 

du  refroidiss'-ni.       Elal  de  la  surCicc 


Bleu 

Lieu.  .  .  .  , 
Bleu  verdâtre.  . 
]\.oir  brunâtre. 

Noir 

Bruu.  .  .  .  . 
Noir.  .  .  .  . 
Cramoisi .    .    . 

Blanc.  .  .  .  , 
INoir.  .    .    .    . 


Bleu.    ,  .  . 

Blauc    .  ..  . 

Blanc    .  .  . 
Blauc   foncé. 

Rouge  .  .  . 

Blanc    .  .  . 

Brun.   .  .  . 

Bleu.    .  .  . 

Cramoisi  .  . 

Orange.  .  . 

Noir.  .  .  . 

Jaune    .  .  . 
Vert  oli\âlre. 

Jaune  .  .  . 


ijgg  secondes 

729  . 
789  . 

804  . 
804  . 
810  . 

817  . 

828  . 

8.30  . 

837  . 

838  . 
846  . 

864  . 

865  . 

872  . 

873  . 
909  . 
912  . 
944  . 
952  . 
974  . 
977  . 

1005  . 

1085  . 


Pour  estimer  ces  résultats  à  leur  juste  valeur 
dire  que  les  enduits  ne  recouvraient  pas  toute  la  surface  du 
vase  (  en  y  comprenant  les  deux  fonds  )  ,  mais  seulement  la 
même  portion  dans  toutes  les  expériences ,  et  faire  attention 


Rugueuse. 

IJ. 
Unie,  nonluis"'- 
Non  unie. 

Unie. 

Unie,  non  luis'*^- 

Unie,  non  luis'*- 


Rugueuse. 

Unie. 

(  Médium). 

Unie. 

Rugueuse. 

Unie. 

Unie. 

Unie. 

Unie. 

Unie. 

Unie. 

Unie. 

Unie. 

,  nous  devons 


378  >'OVVEIXES    PES   SCIENCES. 

que  la  chaleur  se  perdait  à-la-fois  par  le  rayonnement  et  le 
contact  de  l'air;  il  en  résulte  que  les  nombres  ci-dessus  ne 
donnent  pas  réellement  la  mesure  du  pouvoir  rayonnant. 
Mais ,  comme  la  chaleur  enlevée  par  l'air  est  indépendante 
de  l'état  de  la  surface ,  ils  donnent  du  moins  l'ordre  dans  le- 
quel les  pouvoirs  émissifs  se  suivent  ;  de  sorte  qu'une  substance 
rayonne  véritablement  plus  ou  moins  de  chaleur  suivant  que 
la  durée  du  refroidissement  est  plus  ou  moins  considé- 
rable. 

Il  est  donc  bien  certain  que,  d'après  le  tableau  ci-dessus,  on 
ne  saurait  en  conclure  que  la  couleur  exerce  la  moindre  in- 
fluence sur  le  rayonnement,  puisque  la  même  couleur  occupe 
des  rangs  très  différens  à  la  dernière  colonne  consacrée  à  la 
surface  de  l'enduit. 

ijiôtoire.  —  jCitti'raturf . 

Jeanne  Maccrea.  —  Un  nouveau  roman ,  fondé  sur  un 
épisode  dramatique  de  la  guerre  de  l'indépendance ,  si  vail- 
lamment soutenue  par  les  colons  de  l'Amérique  septentrio- 
nale contre  la  métropole ,  vient  de  paraître  à  Boston.  Yoici  le 
sujet  qui  nous  a  paru  plein  d'intérêt  :  la  vérité  des  faits  est 
attestée  par  tous  les  contemporains. 

Jeanne  Maccrea  était  fille  d'un  ministre  presbytérien  mort 
dans  la  Nouvelle-Jersey  avant  la  révolution.  Son  frère  ,  qui 
habitait  la  rive  occidentale  de  l'Hudson ,  lui  offrit  un  asile  à 
la  mort  de  son  père;  ce  fut  là  qu'un  jeune  homme,  nommé 
David  Jones,  la  connut  et  la  demanda  en  mariage.  La  guerre 
éclata  ;  Jones  prit  parti  dans  l'armée  royaliste ,  se  rendit  en 
Canada ,  et  fut  nommé  lieutenant  dans  les  troupes  de  Biir- 
goyne. 

Le  fort  Edouard  s'élevait  à  quatre  milles  environ  de  la 
maison  habitée  par  l'oncle  de  la  jeune  fille,  sur  le  bord 
de  riludson ,  à  quelques  toises  de  la  rive ,  et  entourée  d'une 


NOUVELLES    DES   SCIENCES.  379 

vaste  plaine  cultivée.  Vers  le  nord,  à  un  tiers  de  mille  du  fort, 
se  trouvait  l'habitation  d'une  dame  américaine  que  Jeanne 
Maccrea  allait  souvent  visiter,  et  qu'abritait  une  colline  assez 
élevée  ;  des  buissons  épais  tapissaient  la  colline ,  dont  la  cime 
se  couronnait  d'un  pin  gigantesque,  célèbre  dans  la  con- 
trée par  ses  dimensions ,  et  au  pied  duquel  jaillissait  une 
source  vive.  Lorsque  les  troupes  américaines  vinrent  occuper 
ce  canton,  Jeanne  Maccrea  se  trouvait  en  visite  chez  son 
amie;  cent  hommes  furent  placés  dans  le  fort;  un  piquet  de 
soldats,  commandés  par  le  lieutenant  Van-Vechlcn ,  sta- 
tionna dans  les  bois  ,  un  peu  au-  delà  de  la  colline. 

Le  matin  venait  à  peine  de  paraître  ,  lorsqu'un  détache 
ment  d'Indiens,  sortant  des  forêts  environnanles,  et  poussant 
leurs  longs  cris  de  guerre ,  vinrent  attaquer  le  piquet  de  sol 
dats  posté  près  de  la  colline.  Quatre  hommes  sont  blessés;  le 
lieutenant  et  cinq  autres  tombent  morts.  Un  soldat ,  nommé 
Samuel  Standish ,  placé  en  vedette  auprès  du  pin ,  voit  arri- 
ver sur  lui  trois  Indiens,  en  ajuste  un,  le  tue,  se  sauve  à 
travers  la  plaine  ,  est  cerné  par  quatre  nouveaux  ennemis  qui 
font  feu  sur  lui  et  le  blessent  au  pied  ;  puis ,  le  voyant  inca- 
pable de  s'échapper,  le  portent  jusque  auprès  de  la  source  et 
l'y  laissent  blessé.  Il  avait  passé  quelques  minutes  dans  cette 
situation  lorsque  deux  femmes  échevelées,  traînées  par  les 
mêmes  Indiens ,  montèrent  la  colline.  C'étaient  miss  Maccrea 
et  son  amie  miss  Macniel,  que  les  Indiens  avaient  surprises 
et  enlevées  dans  la  maison  de  cette  dernière.  On  les  garrotte 
et  on  les  jette  auprès  du  soldat  blessé.  Cependant  une  vive 
contestation  s'élève  entre  les  chefs  sauvages.  A  leurs  éclats  de 
voix,  à  la  véhémence  de  leurs  gestes,  on  peut  reconnaître 
l'àpreté  de  leur  discussion.  Bienlùt  la  querelle  dégénère  en 
combat,  et  l'un  des  Indiens,  saisissant  miss  Maccrea  à  la 
gorge,  et  appuyant  son  mousquet  sur  la  poitrine  de  la  jeune 
lille,  la  tue.  Elle  tombe,  il  la  relève  aussitôt,  et  d'un  seul 
coup  de  son  tomahawk,  il  enlève  toute  la  peau  du  crâne  sur 
laquelle  la  chevelure  est  implantée ,   et  rejette  cet  horrible 


380  NOUVELLES    DES    SCIENCES. 

trophée  à  la  tête  d'un  guerrier  indien  qui  avait  soutenu  une 
opinion  contraire  à  la  sienne.  Ce  dernier  s'élance  sur  lui  et  le 
poignarde. 

Après  cette  scène  sanglante  les  cadavres  furent  abandonnés 
sur  la  place  ;  le  frère  de  Jeanne  Maccrea,  averti  du  fatal  évé- 
nement ,  se  rendit  sur  les  lieux,  y  trouva  le  corps  de  la  pauvre 
fille  meurtri  de  neuf  blessures,  toutes  mortelles,  et  la  fit  en- 
sevelir. Les  mobiles  secrets  et  le  dénoûment  de  cette  histoire 
tragique  ont  quelque  chose  de  plus  horrible  encore.  Deux 
chefs  de  tribus  sauvages  avaient  été  chargés  parle  fiancé  de 
miss  Maccrea  de  lui  amener  celle  jeune  personne  qu'ils  de- 
vaient aller  prendre  dans  la  maison  de  son  amie,  et  pour  la- 
quelle Jones  les  avait  chargés  d'une  lettre.  Les  Indiens  igno- 
raient l'intention  de  Jones  et  ses  rapports  avec  miss  Maccrea. 
Pour  eux  c'était  seulement   une  prisonnière  à  faire,    une 
proie  à  conquérir.  Pourvu  qu'ils  conduisissent  celle  captive 
ou  sa  dépouille  à  Jones,  ils  pensaient  que  leur  devoir  serait 
rempli.  Nos  Indiens  ne  se  contentèrent  pas  d'un  seul  exploit; 
tout  en  enlevant  la  jeune  fille ,  ils  allaquèreni  le  poste  améri- 
cain placé  à  peu  de  distance  de  la  maison ,  et  livrèrent  le 
combat  que  nous  avons  rapporté.  Jeanne,  qui  était  convenue 
d'avance  avec  Jones  de  suivre  les  Indiens  qui  se  présente- 
raient ,  ne  manifesta  aucun  élonnemenl  quand  ils  lui  appor- 
tèrent la  lettre  de  ce  dernier,  et  les  suivit  sans  résistance. 
Mais  une  fois  la  double  capture  opérée,  les  sauvages  se  pri- 
rent de  querelle  à  propos  de  la  part  que  chacun  d'eux  avait 
prise  à  la  victoire.  Le  plus  féroce  et  le  plus  violent  des  chefs 
termina  la  discussion  ,  en  assassinant  la  captive  et  rejetant  la 
peau  sanglante  de  son  crâne  à  la  tête  de  l'aniagoniste;  débat 
atroce,  horriblement  terminé.  Les  barbares  pensaient  d'ail- 
leurs que  ce  sanglant  trophée  suffirait  à  Jones;  ils  ne  man- 
quèrent pas  de  le  lui  apporter.  L'amant  vit  les  Sauvages  étaler 
devant  lui  la  peau  sanglante  du  crâne  de  sa  maîtresse,   lui- 
même  qui  les  avait  armés  sans  le  savoir.  Il  survécut  peu  de 
temps  à  cette  affreuse  tragédie  dont  les  habitans  des  environs 


NOUVELLES    DES    SCIENCES,  381 

onl  conservé  le  souvenir.  Il  y  a  peu  d'années,  les  restes  de  la 
jeune  fille  el  de  son  amant,  enseveli  près  d'elle  ,  furent  portés 
dans  le  cimetière  du  village  au  milieu  d'un  cortège  solennel 
composé  de  jeunes  filles  de  la  province.  La  mort  de  Jeanne 
Maccrea  avait  retenti  jusque  dans  les  communes  d'Angle- 
terre; et  Burke  la  cita  comme  une  preuve  frappante  de  la 
barbarie  de  cette  guerre. 

Les  Bazars  de  Constantinople.  —  iVous  empruntons  le 
récit  que  l'on  va  lire  au  journal  de  voyage  d'un  jeune  Amé- 
ricain ,  M.  John  Willis ,  qui  ,  en  parcourant  l'Ancien-Monde , 
s'amuse  à  tracer  de  brillantes  esquisses.  Nos  lecteurs  se  rap- 
pelleront sans  doute  que  cet  auteur  nous  a  fourni  déjà  deux 
tableaux  de  genre  pleins  d'intérêt  :  Une  journée  au  château 
de  lord  Gordon  et  les  Critiques  d' Edimbourg . 

Réunissez  toutes  les  boutiques  de  New-York,  de  Phila- 
delphie et  de  Boston  ,  et  rangez-les  autour  de  l'Hôtel-de-Ville, 
enlevez-en  les  façades;  empilez  les  marchandises  sur  des  ta- 
blettes en  regard  de  la  rue  ;  métamorphosez  vos  commis  élé- 
gans  en  vieux  musulmans,  graves,  barbus  et  coiffés  de  tur- 
bans ,  ou  bien  faites-en  des  Arméniens  en  capalcks  et  au  teint 
rosé.  Réunissez  tout  cela ,  dis-je,  et  vous  aurez  alors  une  idée 
du  grand  bazar  de  Constantinople.  C'est  une  cité  à  couvert. 
Vous  pouvez  y  marcher  la  journée  entière  et  plusieursjours  de 
suite,  y  faire  mille  détours,  passer  d'une  rue  dans  une  autre , 
monter  et  descendre  ,  sans  jamais  vous  reconnaître.  Le  toit 
en  est  aussi  élevé  que  celui  de  nos  maisons  à  trois  étages  ;  et 
la  lumière  affaiblie ,  si  avantageuse  aux  marchands ,  y  arrive 
à  grand'peine  à  travers  une  lanleine  qui  n'est  jamais  nettoyée 
que  par  la  pluie. 

C'est  un  sujet  d'amusement  inépuisable  que  d'errer  dans  ce 
bazar.  On  n'y  avance  pas  promplemenl,  car  les  allées  y  sont 
aussi  encombrées  que  les  bas-côtés  d'une  église,  au  sortir 


383  NOUVELLES   DES    SCIENCES. 

du  sermon.  Tantôt,  c'est  une  troupe  de  dames  turques,  ' 
glissant  légèrement  dans  leurs  pantoufles  jaunes,  le  visage 
couvert  jusqu'aux  yeux;  tantôt,  une  grosse  esclave  portant 
un  enfant  ;  plus  loin ,  un  kervas,  armé  jusqu'aux  dents  , 
frayant  le  passage  pour  un  dignitaire  qu'il  précède.  Au  milieu 
de  cette  foule  de  gens  de  toute  espèce  ,  le  seul  parti  que  vous 
ayez  à  prendre  est  de  serrer  vos  coudes  et  de  vous  laisser  bal- 
lotter çà  et  là  selon  leur  bon  plaisir. 

Les  boutiques  ont  six  pieds  de  large  et  trois  ou  quatre  de 
profondeur.  Le  propriétaire,  assis  sur  le  comptoir  et  les 
jambes  croisées ,  vous  présente  tout  ce  dont  vous  avez  be- 
soin sans  quitter  sa  place.  Ce  comptoir  est  un  large  banc  à 
deux  pieds  de  terre  qui  règne  sur  toute  la  longueur  de  la  rue, 
au-devant  des  boutiques,  qui  ne  sont  séparées  l'une  de  l'au- 
tre que  par  de  minces  cloisons.  L'acheteur  s'asseoit  sur  le 
comptoir  pour  être  à  l'abri  de  la  foule,  et  le  marchand  étale 
ses  marchandises  sur  ses  genoux,  sans  jamais  daigner  ouvrir 
la  bouche,  si  ce  nest  pour  vous  en  dire  le  prix.  S'il  y  ajoute 
les  mots  de  hiwno  ou  de  kalo,  seules  paroles  qu'un  vrai  Turc 
sache  des  langues  d'Occident ,  il  est  considéré  par  ses  voi- 
sins comme  un  prodige.  Il  arrive  souvent,  pendant  que  vous 
examinez  les  objets  que  vous  desirez  acheter,  que  votre  mar- 
chand se  glisse  par  un  trou  dans  la  niche  qui  lui  sert  de 
chambre  à  coucher  ;  là  il  fait  ses  ablutions ,  et  cette  cérémonie 
accomplie,  il  revient  étaler  en  silence  son  tapis  sacré  dans 
la  direction  de  la  Mecque  ,  se  prosterne  et  marmotte  ses  priè- 
res sans  s'inquiéter,  ni  de  votre  présence  ,  ni  des  passans. 
Aucune  affaire  ne  saurait  l'empêcher  de  remplir  ses  devoirs 
de  religion.  Même  en  fuyant  la  peste,  un  Musulman  trouve- 
rait, cinq  fois  par  jour,  le  temps  de  dire  ses  prières. 

Lorsqu'un  Franc  se  présente  pour  acheter,  il  excite  tou- 
jours une  vive  curiosité.  S'il  montre  du  doigt  un  mouchoir 
brodé ,  un  beau  chàle  ou  une  paire  de  babouches  mordorées , 
les  dames  turques ,  du  plus  haut  rang ,  baissent  avec  soin 
leurs yashmaks  (voiles),  et,  s'approchent  de  lui,  pourvoir 


NOUVELLIÇIS   DE§    SCIENCES.  ooâ 

l'objet  qu'il  marchande.  Personne  au  monde  n'est  plus  curieux 
que  les  dames  turques  :  elles  examinent  avec  une  attention 
minutieuse  la  physionomie  de  l'étranger,  et  s'il  lui  arrive 
d'ôter  ses  gants  ou  de  tirer  sa  bourse ,  elles  prennent  ces  ob- 
jets et  les  regardent  sans  songer  à  lui  en  demander  la  per- 
mission. Souvent,  vous  les  voyez  passer  leurs  petits  doigts 
teints  avec  du  henna,  sur  la  manche  de  votre  habit,  en 
s'extasiant  sur  la  finesse  du  drap.  Si  vous  avez  des  bagues 
à  vos  doigts  ou  des  breloques  à  votre  montre,  elles  vous 
soulèvent  la  main  ou  tirent  la  montre  de  voire  gousset , 
sans  le  moindre  scrupule.  Cela  m'est  arrivé  bien  souvent 
dans  le  cours  de  mes  promenades.  Je  me  trouvais  un  jour 
seul  dans  la  rue  des  Mouchoirs  brodés  (il  y  a  un  bazar 
particulier  pour  chaque  espèce  de  marchandises),  et  vou- 
lant voir  les  plus  beaux,  je  m'adressai  à  l'un  de  ces  Juifs 
qui  rôdent  sans  cesse  en  foule  autour  des  étrangers,  pour 
gagner  quelques  sous  en  leur  servant  d'interprètes-,  en 
un  instant ,  je  me  vis  environné  des  marchandises  les  plus 
belles,  soit  par  l'éclat  de  leur  teint,  soit  par  la  finesse  de  leur 
tissu.  Pendant  que  je  choisissais  un  mouchoir,  une  femme 
vint  brusquement  s'asseoir  sur  le  banc  à  côté  de  moi ,  et  fixa 
ses  grands  yeux  noirs  et  immobiles  sur  les  miens.  Une  petite 
bague  en  turquoises,  couleur  favorite  des  dames  turques, 
fut  la  première  chose  qui  attira  son  attention.  Elle  me  prit  la 
main,  la  retourna  entre  ses  doigts  doux  et  potelés,  puis  la 
laissa  retomber  sans  rien  dire.  Je  regardais  mon  interprète; 
mais  la  chose  ne  lui  parut  nullement  extraordinaire,  et  je 
continuai  à  marchander  mon  mouchoir.  Bientôt,  ma  belle 
amie  aux  grands  yeux  me  tira  par  la  manche,  et,  me  for- 
çant à  m'incliuer  vers  elle,  me  passa,  avec  un  mouvement 
rapide,  le  doigt  indicateur  sur  la  joue,  en  me  regardant  très 
attentivement.  J'étais  un  peu  troublé  de  la  familiarité  do  la 
dame,  et  je  demandai  à  mon  Juif  ce  qu'elle  voulait.  Il  m'apprit 
que  la  fraîcheur  de  mon  teint  étant  une  chose  peu  commune 
dans  l'Orient,  elle  desirait  s'assurer  si  je  n'étais  pas  fardé. 


384  NOUVELLES    DES    SCIENCES. 

Au  centre  du  bazar  est  silué  ce  que  l'on  appelle  le  Bezes- 
tein.  Pour  y  arriver,  on  descend  de  quatre  côtés  difterens, 
eu  passant  sous  des  portes  massives  qui  ne  s'ouvrent  que  de- 
puis sept  heures  du  matin  jusqu'à  midi  :  c'est  là  le  cœur  de 
Constantinople,  l'àme  et  la  citadelle  de  l'islamisme.  On  n'y 
vend  que  des  armes  et  des  objets  d'un  grand  prix.  Le  toit  est 
plus  élevé  et  la  lumière  plus  faible  encore  que  dans  les  autres 
^bazars.  Les  marchands  qui  en  occupent  les  stalles  jouissent 
d'un  crédit  ancien  et  solide.  De  tous  côtés  s'offrent  à  vos  re- 
gards des  sabres  de  Damas,  aux  manches  ornés  de  pierres 
précieuses  et  renfermés  dans  de  riches  fourreaux,  de  brillans 
poignards,  des  fusils  incrustés  d'or  et  d'argent;  et,  en  par- 
courant des  yeux  l'immense  et  sombre  galerie  qui  se  projette 
au  loin ,  vous  distinguez  une  longue  rangée  de  vénérables 
barbes  grises  sortant  de  dessous  leurs  neigeux  turbans  1  Turcs 
de  Xancien  régime,  qui  n'ont  point  voulu  se  soumettre  aux 
réforuïes  de  Mahmoud ,  et  qui  n'ont  porté  aucune  aueinle 
aux  antiques  costumes  de  TOrient.  Là,  sont  les  mangeurs 
d'opium,  qui  fument  même  en  dormant,  et  qui  ne  boiraient 
pas  une  goutte  de  vin ,  diit-il  leur  être  versé  par  des  houris. 
Là  sont  les  fatalistes,  qui  ne  se  dérangeraient  pas  pour 
échapper  à  un  lion ,  et  qui  sont  aussi  sûrs  du  miracle  du 
cercueil  de  Mahomet  que  de  la  longueur  de  leur  pipe,  ou  de 
la  qualité  de  leur  tabac  de  Shiraz. 

J'ai  passé  bien  des  heures  dans  le  Bezestein ,  baignant 
mon  imagination  dans  son  riche  orientalisme ,  et  essayant 
parfois  d'y  faire  une  emplette.  Rien  de  plus  curieux  que  le 
noble  dédain  que  ces  vieilles  jambes  croisées  montrent  pour 
un  Chrétien.  Je  me  promenais  un  jour  avec  un  voyageur 
anglais  que  j'avais  connu  en  Italie,  quand  une  robe  perse 
d'une  beauté  singulière,  attira  les  regards  de  mon  compa- 
gnon. Il  avait  avec  lui  sou  drogman  turc,  et  montrant  du 
doigt  la  robe  accrochée  au-dessus  de  la  tête  du  marchand , 
qui  fumait  en  nous  regardant,  il  fit  demander  à  la  voir 
par  son  interprète.  Le  Musulman  continua  à  fumer  sans  faire 


NOUVELLES    DES    SCIENCES.  385 

plus  d'alleiUion  à  nous  qu'aux  nuages  blancs  qui  se  dé- 
roulaient entre  les  poils  de  sa  barbe.  Il  aurait  pu  servir  de 
modèle  à  Michel-Ange  pour  peindre  IMoïse.  Il  était  maigre, 
pâle,  calme  ;  sa  physionomie  et  sa  poitrine  offraient  l'immo- 
bilité d'une  statue;  sa  tète  était  couverte  d'un  grand  turban 
d'une  forme  antique;  sa  barbe  bouclée  grisonnait,  son  cou 
était  nu  et  son  buste  élégant  était  drapé  dans  un  ample  man- 
teau ;  je  n'ai  jamais  vu  de  figure  plus  majestueuse  !  Il  était 
évident  qu'il  n'avait  nulle  envie  de  faire  des  affaires  avec 
nous.  A  la  fin ,  tirant  ma  tabatière  de  ma  poche,  et  lui  adres- 
sant la  parole  avec  le  titre  d'effendi,  je  posai  ma  main  sur 
ma  poitrine  et  lui  offris  une  prise.  Le  tabac,  sous  celte 
forme,  est  ici  un  objet  de  luxe;  l'anche  d'ambre  sortit  d€ 
dessous  sa  moustache,  et  plongeant  ses  trois  doigts  dans  mu 
tabatière,  il  dit  pekkhél  exclamation  dont  les  Turcs  se  ser- 
vent pour  marquer  leur  satisfaction.  Il  me  fit  place  à  côté  de 
lui  sur  son  tapis,  et  décrochant  la  robe,  il  l'étendit  devant 
nous.  Mon  ami  l'acheta  sans  hésiter,  et  nous  passâmes  une 
heure  à  regarder  des  châles,  des  armes,  des  cassolettes 
d'encens,  de  l'ambre  sans  tache  pour  des  pipes,  dos  perles, 
des  bracelets  du  temps  du  sultan  Selim  ,  et  une  foule  d'autres 
objets  rares  et  précieux.  La  fermeture  des  portes  du  Bczestein 
interrompit,  à  notre  grand  regret,  cette  agréable  occupation, 
et  mon  vieil  ami  nous  doima  ,  en  partant ,  le  salem  d'une  ma- 
nière fort  gracieuse  pour  un  Turc.  J'y  suis  retourné  sou- 
vent depuis.  Je  ne  passe  jamais  devant  sa  boutique  sans  lui 
offiir  une  prise  de  ma  tabatière,  et  sans  aspirer  une  ou  deux 
bouffées  de  sa  pipe,  politesse  que  je  ne  puis  refuser.  Cette 
pipe  ne  sort  jamais  de  sa  bouche  que  pour  être  offerte  à  un  amr. 
Désirant  acheter  une  pièce  de  soie  de  Brousse ,  pour  eu 
faire  une  robe  de  chambre ,  mon  ami  me  conduisit  dans  un 
khan  situé  dans  un  quartier  retiré.  JVous  entrâmes  par  une 
porte  étroite,  fermée  en  dedans  par  un  rideau  ,  et  nous  nous 
trouvâmes  dans  une  grande  pièce  qui  était  remplie  jusqu'au 
plafond  de  pièces  d'étoffe  enveloppées  de  ce  papier  mince  et 


§86  NOUVELLES   DES  SCIETTCES. 

isoyeux  que  l'on  ne  fabrique  qu'en  Orient.  Ici  il  fallut  attendre 
qu'on  eût  présenté  le  café  à  la  ronde ,  avant  que  le  vieil  Ar- 
ménien voulût  développer  ses  marchandises,  et  comme  la 
politesse  ne  permet  jamais  de  refuser,  nous  acceptâmes. 
Heureusement ,  le  café  turc  est  délicieux ,  et  on  ne  le  sert  que 
dans  des  tasses  plus  grandes  à  peine  quun  dé  à  coudre.  A  la 
fin ,  le  vieux  marchand ,  mettant  sur  sa  tête  rasée  son  énorme 
calpack,  commença  à  étaler  devant  nous  ses  trésors.  Je  n'a- 
vais jamais  vu  tant  de  pièces  de  soie  réunies.  Le  plancher 
ressembla  bientôt  à  un  arc-en-ciel  dont  l'œil  avait  de  la 
peine  à  supporter  l'éclat  et  la  variété  des  couleurs.  Il  y  avait 
des  étoffes  d'or  dignes  de  figurer  dans  la  garde-robe  d'une 
reine  ;  d'autres  d'une  fine  gaze  brodée  de  fleurs  d'argent  : 
toutes  les  feuilles  de  l'herbier  le  plus  complet,  toutes  les 
arabesques  les  plus  bizarres  étaient  reproduites  dans  leurs 
riches  bordures.  Je  me  décidai  pour  un  dessin  fort  simple, 
bleu  et  argent,  et  j'en  demandai  le  prix,  non  sans  frémir, 
à  l'idée  du  vide  que  cette  acquisition  allait  occasioner  dans 
ma  bourse.  Je  fus  étonné  de  la  modicité  de  ce  prix.  L'Orient 
est  une  contrée  où  l'on  vil  à  peu  de  frais.  Si  vous  êtes  Turc 
vous  pouvez  vous  procurer  une  belle  esclave  circassienne 
pour  cent  dollars;  si  vous  ne  l'êtes  pas,  vous  pouvez  acheter, 
pour  trois  dollars,  une  robe  de  chambre  digne  d'un  empe- 
reur. L'Arménien  posa  sa  main  sur  son  cœur,  comme  pour 
indiquer  qu'il  était  fort  content  du  prix  qu'il  avait  obtenu  ; 
et  le  porteur  de  café  ne  demanda  qu'un  sou. 

JVous  entrâmes  dans  la  rue  des  Confiseurs.  L'Orient  est  cé- 
lèbre pour  ses  bonbons  et  ses  confitures.  Quelles  gelées  admi- 
rables !  et  puis  le  sucre-candi  de  toutes  les  couleurs  de  l'arc- 
en-ciel  s'élève  en  piles  immenses  des  deux  côtés  de  la  rue. 
On  n'a  qu'à  étendre  la  main  pour  en  prendre,  comme 
au  pays  de  Cocagne  I  On  se  croirait  au  temps  des  Mille  et 
une  Nuits.  J'achetai  un  bonbon,  appelé  en  turc  :  Paix  à 
votre  gosier  (tout,  dans  l'Orient,  reçoit  des  noms  poétiques), 
on  m'en  donna ,  pour  une  petite  pièce  de  monnaie  qui  vaut 


NOUVELLES    DES    SCIENCES.  387 

à-peu-près  deux  cents  d'Amérique ,  une  si  grande  quantité  , 
qu'aux  plus  heureux  temps  démon  enfance,  je  n'aurais  pas 
pu  en  consommer  le  quart.  On  m'a  assuré  que  les  femmes  de 
Constantinople  ne  se  nourrissent  que  de  bonbons  et  de  con- 
fitures. Elles  en  mangent  des  quantités  incroyables.  Les 
épouses  et  les  femmes  du  sultan  emploient  cinq  cents  cuisi- 
niers, et  consomment  par  jour,  deux  mille  cinq  cents  livres 
de  sucre.  C'est  probablement  l'article  le  plus  coûteux  de  la 
cuisine  du  sérail. 

Une  des  curiosités  que  l'étranger  ne  doit  pas  manquer  de 
visiter  à  Constantinople,  ce  sont  les  boutiques  de  kihaiib , 
c'est-à-dire  les  restaurans  turcs.  Etant  allés,  avec  le  consul 
américain ,  à  la  recherche  de  la  citerne  nouvellement  décou- 
verte ,  dite  des  Mille  et  une  Colonnes ,  nous  nous  trouvâmes 
à  midi  devant  un  célèbre  restaurant ,  situé  près  du  marché 
aux  esclaves.  Mon  courage  chancela  d'abord.  Un  homme 
dégouttant  dégraisse,  les  manches  de  sa  chemise  relevées 
au-dessus  du  coude ,  se  tenait  devant  la  porte  de  sa  bou- 
tique qu'il  recommandait  aux  passans  en  frappant  de  la 
main  sur  un  mouton  tout  entier  qui  pendait  près  de  lui, 
et  à  mesure  qu'un  chaland  entrait,  il  coupait  adroitement 
une  tranche,  la  taillait  en  petits  morceaux  qu'il  enfilait 
sur  une  brochette  de  fer ,  et  les  faisait  griller.  Mon  ami , 
qui  demeure  depuis  long-temps  à  Constantinople,  avait  sou- 
vent mangé  du  kîbmth.  Il  entra  sans  hésiter  dans  la  boutique, 
et  l'adroit  boucher,  relevant  son  large  pantalon  et  serrant  sa 
ceinture ,  se  mit  en  devoir  de  couper  une  belle  tranche  pour 
ses  chalands  aux  jambes  étroites,  et  nous  souhaita  un  bon 
appétit.  Les  Turcs  ont  le  plus  grand  mépris  pour  nos  panta- 
lons serrés ,  et  prennent  plaisir  à  nous  désigner  par  ce  sobri- 
quet. Nous  montâmes  donc  sur  la  plate-forme ,  nous  croisâ- 
mes tant  bien  que  mal  nos  jambes,  et  je  dois  avouer  que 
l'odeur  savoureuse  des  mets  qui  airivait  jusqu'à  moi  me  fit 
bientôt  oublier  ce  qui  d'abord  avait  choqué  mes  yeux. 

Au  bout  de  cinq  minutes  on  plaça  entre  nous  un  plat  d'c- 


388  NOUVELLES    DES    SCIENCES. 

min,  rempli  de  kibatib  fumant,  entremêlé  de  salade  et  de 
morceaux  de  pain.  Notre  ami  le  cuisinier,  pour  faire  l'ai- 
mable ,  le  remuait  avec  la  main  en  nous  l'apportant.  C'est 
un  fort  bon  plat ,  et  mes  doigts  une  fois  graissés ,  car  en  Tur- 
quie on  ne  vous  donne  ni  couteau,  ni  fourchette,  je  man- 
geai avec  autant  d'adresse  que  mon  ami.  Les  hommes  des 
moyennes  et  des  basses  classes,  à  Constaniinople,  passent 
leur  vie  dans  les  boutiques  de  kibaub  et  dans  les  cafés.  Un 
de  ces  plats  suffit  pour  leur  dîner,  cl  du  niatin  au  soir  ils 
boivent  du  café  qui  ne  leur  revient  qu'à  un  demi-ccnt  la 
tasse.  Nous  payâmes  pour  notre  portion ,  qui  était  plus  que 
suffisante  pour  deux  hommes,  douze  cents,  c'est-à-dire  six 
deniers  sterling. 

Retraite  de  Charles  Kemble.  —  Le  23  décembre  dernier, 
a  eu  lieu  au  théâtre  de  Covent-Garden  une  scène  attendris- 
sante, qui  a  produit  sur  tous  ceux  qui  y  assistaient  la  plus 
vive  émotion.  L'un  des  plus  anciens  artistes  de  ce  théâtre, 
Charles  Kemble ,  comédien  distingué ,  membre  de  cette  fa- 
mille célèbre,  qui  a  fourni  tant  de  bons  acteurs  au  théâtre , 
venait  faire  ses  adieux  au  public. 

M.  Colman ,  auteur  de  plusieurs  ouvrages  en  vers,  et  cen- 
seur des  théâtres ,  étant  venu  à  mourir ,  le  lord  Chambellan 
crut  devoir  récompenser  les  longs  services  de  Kemble ,  en  lui 
offrant  cette  place ,  comme  une  honorable  retraite.  Kemble 
l'a  acceptée  ;  mais  la  jugeant,  avec  raison  ,  incompatible  avec 
la  profession  de  comédien  ,  il  annonça  qu'il  jouerait,  pour  la 
dernière  fois,  le  23  décembre  1836,  et  qu'il  paraîtrait  dans 
le  rôle  de  Benedict ,  de  la  comédie  de  Shsikspevire:  Beaucoup 
de  bruit  pour  rien.  Une  foule  immense  s'était  portée  au 
théâtre  de  Covent-Garden,  pour  assister  à  cette  solennité, 
pour  saluer  une  dernière  fois  l'acteur  si  distingué.  Lorsque 


NOUVELLES    DES    SCIENCES.  389 

la  pièce  fut  achevée,  le  rideau  se  leva,  et  l'on  vil  toute  la 
troupe  rangée  en  demi-cercle  sur  le  théâtre.  Kemble  s'avance 
alors  jusqu'au  bord  de  la  rampe.  Tous  les  spectateurs  se 
levèrent  par  un  mouvement  spontané,  et  l'accueillirent  par 
des  applaudissemens  et  en  agitant  les  chapeaux  et  les  mou- 
choirs. Quand  le  silence  se  fut  rétabli,  Kemble  prononça 
dune  voix  émue  le  discours  suivant  : 

Ma  carrière  théâtrale  est  terminée.  Si  je  n'avais  consulté  que  mon 
goût  particulier  dans  le  choix  du  dernier  rôle  que  j'ai  joué  devant 
vous ,  je  l'aurais  pris  plus  sérieux  et  pins  en  harmonie  avec  les  sen- 
timens  qui  m'ont  agité  ce  soir.  La  pensée  que  l'on  fait  une  chose 
pour  la  dernière  fois  est  déjà  assez  triste  par  elle-même  pour  assom- 
brir la  gaîté  la  plus  expansive.  Il  me  serait  impossible  d'exprimer 
combien  est  épais  le  nuage  qui ,  en  ce  moment,  plane  sur  mon  esprit. 
Renoncer  à  un  art  que  j'ai  tant  et  si  long-temps  aimé  ;  me  dire  que 
dans  peu  d'instans  je  vais  prendre  un  éternel  congé  de  vous,  mes 
généreux  bienfaiteurs ,  de  qui  l'approbation  a  toujours  été  le  premier 
but  de  mes  efforts  {Ici  l'émotion  de  Kemble  lui  interdit  pies- 
(jue  la  parole;  mais  il  contiima  d'une  voix  eïitrecoupe'e) ,  je 
vous  conjure  d'excuser  celte  faiblesse.  Depuis  ma  tendre  jeunesse, 
vous  m'avez  toujours  comblé  de  vos  encouragemens ,  et  c'est  à  cela 
seul  que  j'attribue  le  peu  de  mérite  que  votre  indulgence  m'a  permis 
de  posséder.  Je  regrette  seulement  que  ce  mérite  n'ait  pas  été  mille 
fois  plus  grand ,  afin  que  je  pusse  me  montrer  plus  digne  de  vos 
bontés.  Ces  bontés  sont  trop  profondément  gravées  dans  mon  cœur 
pour  qu'elles  s'en  effacent  jamais. 

M.  Charles  Kemble  est  né  à  Breeknock,  dans  le  Pays  de 
Galles,  le  2 s  novembre  1775,  et  fut  élevé  au  collège  ca- 
tholique anglais  de  Douai.  Il  revint  en  Angleterre  en  1792, 
poursuivre  la  carrière  des  emplois  publics,  et  obtint,  par 
le  crédit  de  son  frère,  une  place  à  l'administration  des 
postes;  mais  comme  il  partageait  le  goût  de  sa  famille  pour 
le  théâtre,  il  ne  larda  point  à  donner  sa  démission.  Après 
avoir  joué  pendant  quelque  temps  sur  les  théâtres  de  so- 
ciété, il  parut»  pour  la  première  fois  en  public  à  Sheffield  , 

VI.  —  /j*    SÉRIE.  55 


39Ô  NOUVELLES    DES   SCIENCES. 

dans  le  rôle  d'Oriando,  de  la  comédie  de  Comme  il  vous 
plaira,  de  Shakspeare.  Il  joua  ensuite  à  Newcaslle,  mais 
avec  un  médiocre  succès ,  et  débuta  enfin  à  Drury-Lane , 
en  179/i,  par  un  rôle  secondaire  de  la  tragédie  de  Macbeth. 
Le  public  trouva  non-seulement  qu'il  était  resté  bien  au-des- 
sous de  son  père,  mais  encore  qu'il  ne  promettait  guère  d'en 
approcher  un  jour.  Les  journaux  du  temps  qui  le  dépeignent 
comme  un  jeune  homme  long,  maigre,  gauche  et  dégin- 
gandé; ils  ajoutent  que  son  jeu  est  encore  plus  disgracieux 
que  sa  personne.  Cependant ,  trois  ans  après ,  au  Haymarkel , 
on  remarqua  en  lui  quelques  progrès ,  et  l'année  suivante  il 
oiîrit  même  des  étincelles  de  génie. 

En  1800,  il  arrangea,  pour  le  théâtre  anglais,  le  drame 
français  du  De'set-teur,  de  Mercier,  et  plus  tard  il  traduisit 
encore  plusieurs  autres  pièces  françaises  qui  eurent  du  suc- 
cès. Il  s'essaya  ensuite  dans  des  comédies  originales,  qui  ne 
sont  point  restées  au  répertoire.  Charles  Kemble  possède  un 
talent  très  varié  ;  mais  il  est  douteux  que,  sans  la  protection 
de  son  frère ,  il  fût  jamais  parvenu  au  rang  qu'il  a  occupé  sur 
la  scène  anglaise  ;  c'est  fort  heureux  qu'il  en  ait  été  ainsi ,  car 
l'Angleterre  y  a  gagné  un  excellent  acteur.  On  peut  même 
dire  que  les  rôles  d'Edgar,  dans  le  Bot  Lear,  de  Pierre ,  dans 
Venise  sauvée,  et  de  Marc-Antoine,  dans /t«/e*  César,  ne 
furent  jamais  mieux  joués  que  par  Charles  Kemble.  Il  dé- 
ployait aussi  un  merveilleux  talent  dans  la  scène  d'ivresse  de 
Cassio,  dans  Othello. 

€l)rc»nit)uc  iu^tciatrf. 

L'aristocratie  et  la  presse  anglaise.  —  Un  procès  fort 
curieux  et  que  quelques  personnes  considèrent  comme  un 
scandale,  a  occupé  récemment  le  public  et  la  presse  d'Angle- 
terre. L'éditeur  d'un  recueil  aristocratique,  célèbre  par  la 
piquante  originalité  du  style,  la  véhémence  de  son  torysme 
cl  l'audace  cpigraminaliquc  de  ses  portraits,  James  Fraser, 


NOUVELLES    DES    SCIEIfCES.  391 

dont  le  Magazine  est  connu  sous  le  nom  de  Frasera  Maga- 
zine, se  trouvait  seul  dans  sa  boutique  de  Regeni-streel, 
le  3  août  1836 ,  entre  une  et  deux  heures  ;  tous  ses  commis  et 
même  ses  domestiques  se  trouvaient  absens.  Deux  hommes 
jeunes  encore,  dont  la  tournure  et  le  costume  annonçaieni 
l'éducation  distinguée ,  le  rang  supérieur  et  les  habitudes 
élégantes,  pénétrèrent  dans  la  boutique  ;  l'un  d'eux  portail 
à  la  main  un  de  ces  fouets  de  chasse  dont  la  poignée  est 
d'acier,   et  que  l'on  emploie  seulement  pour  dompter  les 
chevaux,  rétifs  et  sauvages.  Un  troisième  personnage  resta 
debout,  dans  la  rue  du  Régent,  toujours  fort  passagère ,  et 
se  pla^a  de  manière  à  fermer  l'entrée  de  la  boutique  :  on 
n'a  pas  su  le  nom  de  ce  dernier  persounage,  qui  semblait 
être  un  boxeur  de   profession  ,  et  appartenir  aux  classes 
inférieures  de  la  société.  Quant  aux  deux  autres,   foitcou- 
uus  dans  le  grand  monde,  où  ils  occupent  une  position  bril- 
lante, ils  sont  frères  de  lord  Segrave ,  membre  de  la  Chambre 
des  pairs,  et  qui  a  porté  tour-à-tour  les  noms  de  colonel 
Berkeley,  de  lord  Dursley  et  de  comte  Berkeley.  M.  Craven 
Berkeley,  le  plus  jeune,  laissa  son  frère,  M.  Grantley  Ber-' 
keley,  s'approcher  de  l'éditeur  Fraser,  et  resta  lui-même  en 
vedette ,  du  côté  de  la  porte.  Après  quelques  mots  de  menace 
et  d'injure,  auxquels  Fraser  n'eut  pas  même  le  temps  de  ré- 
pondre,  M.  Grantley  se  précipita  sur  lui,  le  renversa,  le 
frappa  à  coups  redoublés  de  sa  cravache  gigantesque  et  de 
son  poing  fermé.  L'éditeur,  homme  faible  et  d'une  taille  mé- 
diocre ,  resta  quelque  temps  comme  étourdi  et  écrasé  par  la 
violence  des  coups.  Cependant  il  essaya  de  se  relever,  pen- 
dant que  la  foule,  attirée  par  ses  cris,  s'attroupait  devant  la 
boutique.   La  sentinelle  avancée  que  les  assaillans  avaient 
postée  là ,  faisait  son  devoir  avec  beaucoup  d'exactitude,  et 
repoussait  ceux  qui  voulaient  entrer.  M.  Craven  Berkeley  , 
sans  prendre  une  part  active  à  cette  violence ,  encourageait 
son  frère,  dont  la  fureur  ne  cessait  d'augmenter,  et  lui  criait  : 
«  Donnez-la-lui  bonne,  Graniley,  n'y  manquez  pas!  » 


392  x>OUVELLES    DES    SCIEMCES. 

Cependant  un  entrepreneur  de  maçonnerie  qui  passait ,  se 
joignit  à  la  foule,  et  plongea  ses  regards  dans  la  boutique. 
A  la  vue  de  cet  homme  faible,  meurtri  de  coups  par  un  géant, 
et  dont  le  sang  ruisselait,  il  s'émut  de  pitié.  Il  voulut  entrer, 
et  fut  repoussé  par  la  sentinelle  en  vedette  qui ,  étendant  ses 
deux  bras,  protégea  ainsi  la  scène  qui  se  passait  à  l'intérieur. 
Samuel  Braine ,  le  maçon ,  ne  se  laissa  pas  imposer  par  cette 
résistance  ;  il  frappa  en  dessous  l'un  des  bras  étendus  qui 
lui  fermaient  le  passage,  le  souleva  ainsi,  tourna  le  bouton 
de  la  porte  et  se  précipita  dans  la  boutique.  Ce  nouvel  inci- 
dent donna  au  libraire  le  temps  de  se  relever.  Cependant 
M.  Graniley  le  saisissant  de  la  main  gauche  et  le  Iraînantpar 
les  cheveux,  continuait  à  le  frapper  de  son  fouet.  L'entre- 
preneur de  maçonnerie  s'avança  vers  le  gentilhomme  en  lui 
criant  : 

«  Comment  avez-vous  le  cœur  de  traiter  un  homme  avec 
tant  d'atrocité  !  » 

M.  Grantley,  sans  répondre,  continua  de  frapper.  Alors 
Braine  le  saisit  par  le  bras  et  ils  luttèrent.  L'un  et  l'autre 
tombèrent,  et  au  moment  où  la  vedette  entra  dans  la  bou- 
tique pour  venir  au  secours  de  M.  Grantley,  le  pauvre  li- 
braire ,  profitant  de  la  circonstance ,  s'échappa  tout  ensan- 
glanté dans  la  rue.  La  discussion  allait  continuer  entre  le 
courageux  Braine  et  ses  trois  adversaires ,  lorsque  les  gens 
de  police  qui  ne  manquent  jamais  d'arriver  trop  tard  ou  trop 
tôt,  se  présentèrent  et  saisirent  MM.  Grantley  Berkeley,  et 
Craven  :  ils  laissèrent  le  troisième  acolyte  s'échapper,  sous 
prétexte,  dirent-ils,  qu'ils  ne  l'avaient  vu  engagé  dansaucune 
rixe,  mais  sans  doute  à  cause  de  ces  liens  intimes  et  secrets 
qui  unisseni  toujours  les  magistratures  subalternes  aux  mi- 
sérablesqui  doivent  leur  servir  de  proie.  De  là,  procès,  accu- 
sation de  guet-apens ,  intentée  par  M.  Fraser  contre  M.  Ber- 
keley ;  seconde  accusation  de  libelle  et  de  calomnie  intentée 
parallèlement  par  M.  Berkeley  contre  l'éditeur  responsable 
du  Fraser.  Ces  dçiix  causes,  qui  ont  été  disjointes,  ont  été 


NOUVELLES    DES    SCIEKCES.  39>S 

plaidées  et  jugées,  l'une  le  3  décembre  1836,  et  l'aulre  le  21 
décembre ,  devanl  un  jury  spécial  présidé  par  le  célèbre  lord 
Abinger.  Le  résultat  du  procès  a  été  fort  singulier  :  les 
neuf  jurés ,  dont  six  étaient  commerçans  et  devaient  par  con- 
séquent regarder  la  cause  de  James  Fraser  comme  leur 
propre  cause,  n'ont  condamné  M.  Grantley  Berkeley  qu'à 
la  faible  somme  de  100  livres  sterling  de  dommages-intérêts  ; 
et  dans  l'action  en  calomnie  intentée  par  M.  Berkeley  contre 
le  libraire ,  il  a  été  accordé  quarante  shillings  de  dommages 
et  intérêts  à  la  famille  Berkeley.  Cependant  elle  se  plaignait 
non-seulement  d'une  critique  littéraire  dirigée  par  le  Fraser 
Magazine  contre  le  roman  de  M.  Grantley,  intitulé  :  le  Château 
des  Berkeley ,-  mais  de  plusieurs  passages  qui  lui  semblaient 
dirigés  contre  l'honneur  de  la  famille  ;  entre  autres  le  suivant  : 
«  Que  l'auteur  du  roman  nouveau  nous  apprenne ,  deman- 
«  dait  le  rédacteur  de  la  Revue  ,  comment  il  se  fait  que  son 
«  frère  aîné  se  trouve  aujourd'huijuché  dans  la  chambre  des 

•  Pairs,  sous  le  nom  de  lord  Segrave.  Nous  ne  prétendons  pas, 
«  comme  le  misérable  auteur  de  ce  volume ,  flétrir  le  caractère 

•  féminin  ;  mais,  quand  un  jugement  public  a  décidé,  nous 
«  pouvons  répéter  ce  jugement  sans  indélicatesse  et  sans  in- 
«  convenance.  Tout  le  monde  sait  que  lanière  de  M.  Grantley 
«  Berkeley  a  véculong-tempsavecM.  Berkeley  père  comme  sa 
«  maîtresse ,  et  qu'elle  a  eu  de  lui  au  moins  un  enfant  avant  de 
«  pouvoir  décider  le  slupide  seigneur  à  l'épouser.  » 

Le  verdict  du  jury  semble  prouver  le  peu  d'importance  que 
les  membres  qui  le  composaient  ont  voulu  attacher  à  celte 
querelle,  et  peut-être  aussi  un  certain  mépris  pour  les  injures 
de  la  presse  périodique  ,  dans  laquelle  M.  Fraser  a  joué  le 
rôle  d'un  tory  véhément.  Quant  au  silence  de  la  famille  qui  , 
après  avoir  demandé  deux  fois  la  remise  de  la  cause,  a  fini 
par  se  contenter  de  quarante  shillings  de  dommages  et  inté- 
rêts,  on  peut  le  regarder  comme  preuve  de  la  satisfaction 
complète  qu'elle  a  éprouvée  en  se  voyant  condanniée  aune  si 
faible  amende.  Bref,  il  nous  semble  voir  ,  dans  cotte  étrange 


394  NOUVELLES    DES   SCIEnCES. 

el  double  décision ,  un  nouvel  exemple  des  préjugés  actifs  et 
des  préoccupations  iniques  auxquelles  l'institution  du  jury  est 
souvent  exposée,  même  chez  les  peuples  qui  l'ont  le  plus  long- 
temps pratiquée  et  qui  la  comprennent  le  mieux. 

Statistique. 

Situation  des  caisses  d'épai'gnes  en  France  et  en  An- 
gleterre.— D'après  le  rapport  de  M.  le  ministre  des  finances 
on  sait  que  les  caisses  d'épargnes  de  France  possédaient,  à  la 
fin  de  183  ^ ,  un  capital  de  95,000,000  de  francs.  Voici  quelle 
est  l'importance  des  sommes  déposées  dans  celles  de  la 
Grande-Bretagne  : 

1833.  1835.                     1834. 

Angleterre.         ^6  12,680,512  13,582,102  14,191,316 

Pays  de  Galles.              329,887  336,976               356,135 

Irlande.                     1,329,122  1,450,766  1,608,653 

Ce  qui  présente  un  total  de  16,000,000  £  (400,000,000  fr.) 
non  compris  l'Ecosse.  Toutes  les  villes  de  la  Grande-Bretagne 
ont  des  caisses  d'épargnes,  et  voici  quelle  était,  l'an  dernier, 
l'importance  de  celle  de  Liverpool  : 

Situation  de  la  caisse  d'épargnes  de  Liverpool  au  20  no- 
vembre des  deux  années  ci-après  : 

Dépôts  de  1834. 

De      là    20^       3,632  30,019^6 

20  à    50  2,521  79,890 

50  à  100  1,126  77,297 

100  à  160  425  51,295 

150  à  200  238  39,976 

200  el  au-dessus.         64  16,976 

Charilable  societies.       21  3,243 

Friendly  societies.         107  22,341 

TovADx...       8,104       318,037 


Dépôts 

de  1835. 

3,998 

33,017  ? 

2,707 

82,668 

1,275 

87,556 

460 

55,889 

250 

40,452 

68 

15,685 

25 

2,924 

103 

24,458 

8,886 

345,849 

TABLE 

DES  MATIÈRES  DU  CINQIÈME  VOLUME. 

NOVEMBRE   ET  DÉCEMBRE   1836.   —  4'   SÉRIE. 


Politique.  —  De  la  Réforme  de  la  Chambre  des  Lords. 

{Edinhurgh  Review) 5 

Philosophie.  —  Conseils  de  Goethe  aux  gens  de  lettres. 

{Foreig7i  Quarterly  Review.) 245 

Morale.  —  La  haute  civilisation,  ses  prétentions  et  ses  pro- 
duits. [New  Monthly  Magazine.) 21 

Littérature.  —  Les  femmes  auteurs  en  Angleterre.  {Bri- 

tis h  and  For eign  Review.) 89 

Beaux- arts.  — Nouvelle  école  de  Peinture  de  Dusseldorff, 

dirigée  par  Schadow.  {Library  ofPine  Arts.  ).    .     .     .    291 

Commerce,  Industrie.  —  Liverpool,  son  origine,  ses  pro- 
grès, et  son  importance  actuelle 193 

Biographie.  —  Le  général  Arnold  et  le  major  André.  (Scènes 
de  la  guerre  de  l'indépendance  américaine.)  [American 
Biography.) •     .     .      49 

2.  —  William  Huntington ,  le  Pécheur  Sauvé.  {Quarterly 
Review.) 261 

Voyages.  —  Statistique.  —  La  Norwège,  ses  institutions, 
ses  habitans;  leur  commerce  et  leur  industrie.  (Athe- 
nœum.) 7 

2.  —  Expédition  par  terre  sur  les  côtes  nord-ouest  de  l'Amé- 
rique ,  récit  de  Washington  Irwing.  {.iihenœum.)    .     .    316 


396  TABLE    DES    MATIÈRES. 

Tableau  de  moeurs.  —  Les  Auberges  du  Pays  de  Galles. 

{Wew  Monthly  Magazine.) 131 

2.  —  Types  de  notre  époque.  {JSexo  Monthly  Magazine.)    345 
MiscELLANÉES.  —  Horace  de  Belzunce.  (Chroniques  de  V\]n\- 

\tvûX.tàQÇ-6\XD\ive.{RetrospectivaReview.).    .     .    .    148 

2.  —  La  Comédie  en  pension ,  par  miss  Mitford.    ...    363 

Nouvelles  des  sciences ,  de  la  littérature,  des  beau\-arts, 

du  commerce ,  de  l'industrie 165  et  374 

Nouvelles  expériences  sur  la  respiration,  la  production  de  la  chaleur  animale 
et  la  circulation,  165.  — Situation  des  dernières  classes  en  Irlande,  170. 

—  Température  des  puits  profonds  dans  l'Inde,  à  l'ouest  de  la  Jumna  ,  174, 

—  Existence  d'une  espèce  particulière  de  goudron  dans  le  sang,  175.  — 
Cristallisation  du  sodium  ,  176.  — De  l'art  en  Allemagne  et  des  révolutions 
qu'il  a  subies,  177.  —  Effets  de  la  réduction  du  timbre  sur  la  circula- 
tion des  journaux,  180.  —  Règlement  intérieur  de  la  bibliothèque  impé- 
riale de  Saint-Pétersbourg,  182.  —  Wesley  et  Georges  Whitefield  ,  185. 

—  Commerce  des  bois  en  Angleterre,  189.  —  Eruption  d'un  marais  tour- 
beux dans  le  comté  d'Antrim  en  Islande,  374, — De  l'influence  de  la 
couleur  sur  le  rayonnement  de  la  chaleur  non  lumineuse,  375.  —  Jeanne 
Maccrea,  378,  —  Les  Bazars  de  Conslantinople,  381.  —  Retraite  de 
Charles  Kemble,  388.  —  L'aristocratie  et  la  presse  anglaise ,  390.  —  Si- 
tuation des  caisses  d'épargnes  en  France  et  en  Angleterre,  394. 


FIN    DE    LA    TABLE. 


IMPRIMI     PAR     t.ES     PRESSES    MECANIQUES     I)E     PAIII.     RENOIJARD, 

rue  Garanrière,  5. 


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