Skip to main content

Full text of "Revue britannique : revue internationale reproduisant les articles de meilleurs écrits periodiques de l'étranger, compl`etés par des articles originaux, 1837"

See other formats


h^^0i 

•'  mÊ 

lw_^^^fc^ 

pS  ^ 

m 

^g^lM 

M'a 

rn 

^fll£^'-'  jh^ 

É 

^1 


^3 


«i-*"^ 


REVUE 


BRITANNIQUE. 


IMPRIMÉ  CHEZ  PAUL  REî^OUARD, 

RUE  GARAKCIÈRE,  N,    5. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2009  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/1837revuebritann08saul 


REVUE  BKlTANWieUE' 


LE     PRil^'CE     DE      METTKKNICH 


REVUE 


BRITANNIQUE 


ou 


CHOIX   D'ARTICLES 


TRADUITS    DES    MEILLEURS    ECRITS    PERIODIQUES 


DE  LA  GRANDE-BRETAGNE, 


PAR    MM.     L.   GALIBERT  ,     DIRECTEUR;     BERTO>',     AVOCAT     A    LA    COUR    ROYALE; 
PHILARÈTE   CHASLES;  AMÉdÉe    riCHOT  ;    GÉRUZEZ;    LARENAUDIÈRE  ;    LESOURD  J 

CH.  coquerel;  j.  cohen  ;  gekest  ,  docteur  en  médecine,  etc. 


TOME    HUITIEME. 

QUATRIÈME   SÉRIE. 


PARIS. 

AU  BUREAU  DE  LA  REVUE,  RUE  DES  BONS-ENFANS,  21, 

CHEZ  JULES  RENOUAnn,  LIBUAir.E,   RUE  DE  TOURXON,  N.  6. 
CHEZ  MABAME  VEUVE  DO.NDEY-DUPRÉ,  LIBRAIRE,  RUE  VIVIE\"NE,  N.  2. 

1857. 


MARS  1857. 


REVUE 

BRITANNIQUE 


»^^^^^* 


£)wto\\:c  Contemporaine» 

L'AUTRICHE 

SOUS  LE  PRINCE   DE   METTERNICH. 


Il  faut  aUendre  long-lemps,  pour  apprécier  à  leur  valeur 
les  hommes  politiques.  A  peine  aujourd'hui,  Richelieu, 
Mazarin,  Louvois,  Chatham,  Sunderland ,  peuvent-ils  être 
Jugés.  La  portée  de  leurs  actes  modifie  l'avenir;  et  l'avenir 
seul  dit  ce  qu'ils  étaient.  Il  faut  surtout  faire  abstraction  de 
toutes  les  déclamations  de  parti  ,  de  toute  la  poussière 
adidatrice  soulevée  par  quelques  courtisans ,  et  de  toutes  les 
contradictions  jetées  au  hasard  par  les  journaux. 

Si  l'on  veut,  malgré  la  proximité  des  temps  et  des  lieux, 
porter  sentence  sur  la  vie  d'un  homme  qui  a  remué  la 
destinée  des  états ,  que  l'on  commence  par  observer,  de  la 
manière  la  plus  exacte,  l'époque  où  il  a  vécu.  L'appréciation 
d'un  caractère  politique  dépend  toujours  de  celle  des  cir- 


6  l'autriche 

constances  qui  l'ont  environné,  qu'il  a  servies  ou  combattues. 
Comparez  donc  les  élémens  consliluiifs  de  cette  époque  avec 
le  nom  historique  jeté  au  milieu  de  son  tourbillon ,  et  em- 
porté malgré  lui  par  la  force  invincible  des  choses  humaines. 
Sans  ce  travail,  tout  nom  est  une  énigme.  Ne  sont-ce  pas, 
de  tous  les  êtres ,  les  plus  mystérieux ,  ceux  qui  vivent  dans 
les  souterrains  des  empires ,  qui  en  agitent  les  intimes  res- 
sorts ;  qui  suivent ,  pour  les  mettre  à  profit ,  le  cours  des  évè- 
nemens,  et  sont  obligés  de  se  prêter,  esclaves  brillans,  à 
tous  les  caprices  d'une  destinée  dont  ils  semblent  les  maîtres? 
Le  cardinal  d'Ossat ,  Alberoni,  Mazarin,  Richelieu,  Walpole, 
M.  de  Talleyrand ,  comment  les  juger?  Ne  se  présentent-ils 
pas,  obscurs  et  bizarres,  aux  avenues  de  l'histoire ,  comme 
les  sphynx  antiques  aux  abords  de  la  vieille  Thèbes? 

Peu  de  noms  modernes  ont  été  plus  retentissans ,  plus  re- 
marqués, plus  brillans,  plus  énigmatiques,  que  celui  de 
M.  de  Metternich  ;  sans  nous  occuper  de  l'éloge  et  du  blâme 
intéressés  que  l'on  déverse  sur  tous  les  personnages  en  évi- 
dence ,  nous  y  trouverons  ,  en  le  jugeant  comme  philosophes 
et  comme  historiens  un  curieux  problème.  Pour  expliquer  le 
jeu  et  l'action  de  sa  vie  politique  ;  pour  connaître  ses  motifs 
et  son  but:  ce  n'est  pas  lui,  c'est  son  siècle  qu'il  faut  observer 
avec  soin.  Suivons-le  dans  les  évènemens  qui  ont  ébauché  et 
terminé  son  éducation  politique.  Nous  le  verrons  influencé 
d'abord  par  eux,  les  exploiter  ensuite  au  profit,  sinon  des 
intérêts  généraux  de  l'humanité ,  du  moins  de  l'intérêt  actuel 
et  mobile  de  la  puissance  iuqîortante  qu'il  représentait. 

Né  à  Coblentz  le  15  mars  1773 ,  le  comte  de  Metternich  eut 
pour  parrain  le  prince  de  Pologne  et  de  Lithuanie,  duc  de 
Saxe,  qui  lui  donna  les  noms  de  Clément-Venceslas.  Sa  famille 
est  noble  et  ancienne.  L'université  de  Strasbourg  l'admit  à 
quinze  ans  dans  son  sein  ;  en  1790 ,  il  y  compléta  sa  philosophie. 
Quelques  voyages  achevèrent  son  éducation ,  et  le  ramenè- 
rent à  Vienne  où  il  épousa  Marie-Éléonore  de  Kauoitz.  Il 
avait  alors  vingt-et-un  ans. 


sous   LE   PRINCE   DE    METTERNICH .  7 

C'était  en  1793.  La  révolution  française  couvrait  de  sang  les 
places  publiques  de  France.  Le  nord  tout  entier  se  soulevait 
d'indignation;  non-seulement  les  rois,  mais  les  peuples  s'ef- 
frayaient des  nouveaux  principes  que  la  France  jetait  au  loin, 
comme  un  volcan  ses  scories.  On  s'arme ,  mais  en  vain  :  la 
France  triomphe.  Au  congrès  de  Rastadt,le  jeune  Metternich 
paraît  comme  simple  secrétaire.  Le  comte  de  Stadion  le  dis- 
tingue et  se  l'attache  :  il  suit  le  comte  en  Prusse  et  à  Saint- 
Pétersbourg.  Cette  éducation  politique  était  douloureuse  : 
M.  de  Metternich  assistait  à  tous  les  revers  de  l'Autriche , 
particulièrement  compromise  dans  les  désastres  des  ennemis 
de  la  France.  Enfin,  la  bataille  d'Austerliiz,  tombant  comme 
un  coup  de  foudre  sur  les  cabinets  de  Saint-Pétersbourg  et  de 
Vienne ,  anéantit  la  coalition ,  et  fait  triompher  l'œuvre  de  la 
révolution  française  :  il  faut  plier  devant  la  France.  L'ambas- 
sadeur choisi  par  François  P'  pour  aller  représenter ,  chez  les 
vainqueurs ,  l'Autriche  humiliée ,  ce  fut  le  jeune  et  brillant 
Metternich. 

Sa  position  était  fausse  et  périlleuse.  Il  s'agissait  de  conci- 
lier la  dignité  avec  l'habileté.  L'Autriche  était  aux  abois;  la 
vieille  Allemagne  s'écroulait  sous  l'épée  de  Bonaparte.  Quel- 
ques-uns des  plus  beaux  domaines  de  l'Autriche ,  les  fleurons 
les  plus  brillans  de  sa  couronne,  elle  allait  les  perdre.  Com- 
ment s'emparer  de  la  bienveillance  de  l'homme  unique,  capter 
le  favori  de  la  fortune,  sans  compromettre  la  majesté  du  vieil 
empire?  Il  s'agissait  d'élre  courtisan  sans  s'abaisser,  et  d'as- 
surer à  la  maison  des  Hohenstauffen  l'appui  du  nouveau  Char- 
lemagne.  Agé  de  trente-trois  ans ,  beau  de  sa  personne ,  d'une 
figure  agréable ,  doué  de  beaucoup  de  finesse  dans  l'esprit , 
de  beaucoup  de  délicatesse  et  de  facilité  dans  la  parole,  le 
jeune  ambassadeur  réussissait  parla  séduction  des  manières, 
par  son  influence  sur  les  femmes,  et  par  le  goût  personnel 
qu'il  avait  su  inspirer  à  Napoléon.  La  présence  et  l'éclat 
d'un  homme  de  cour  spirituel  était  chose  nouvelle,  agréable, 
utile  à  la  dynastie  naissante.  Le  bon  ton  de  JM.  de  Metternich 


s  l'autriche 

convenait  aux  desseins  de  Tempereur  et  donnait  un  exemple 
excellent  à  cette  cour  guerrière  et  à  peine  dégrossie,  qui 
essayait  une  étiquette  empesée,  et  remplaçait  le  bon  goût 
par  la  raideur.  M.  de  Metternich  obtint  la  sympathie  du  con- 
quérant et  l'affection  de  la  plupart  des  personnes  qui  compo- 
saient sa  cour.  Inutile  victoire ,  qui  ne  fait  rien  gagner  à  la 
Jouissance  déchue  ,  représentée  par  M.  de  Metternich?  Na- 
poléon continue  l'exécution  de  ses  plans  :  il  va  écraser  l'Au- 
triche sur  son  passage;  la  conférence  d'Erfurth  la  sacrifie. 

Un  mécontentement  sourd  et  profond  couvait  en  Alle- 
magne. Les  récentes  humiliations,  se  joignant  aux  anciens 
désastres,  entretenaient  dans  les  rangs  de  la  noblesse  mili- 
taire une  irritation  qui  devait  éclater  quelque  jour,  et  qui, 
fomentée  par  l'Angleterre,  stimulée  par  les  circonstances, 
devait  opposer  à  Bonaparte  un  embarras  imprévu  autant  que 
durable.  M.  de  Metternich  habitait  toujours  la  France  et  pa- 
raissait le  plus  pacifique  et  le  plus  aimable  des  ambassadeurs. 
Dissimulant  habilement  les  desseins  de  son  maître,  livré  en 
apparence  aux  plaisirs  et  aux  bonnes  fortunes,  il  trompait  la 
sagacité  de  Bonaparte  qui  apprit  fort  tard  les  résolutions  hos- 
tiles de  l'Autriche ,  et  qui  renvoya  l'ambassadeur  avec  colère , 
le  faisant  escorter  sur  sa  route  par  le  maréchal  IMoncey.  Ce- 
pendant la  fureur  allemande,  lente  à  se  développer,  avait 
éclaté  redoutable  :  le  monde  apprenait  que  les  grenadiers  de 
Bonaparte  pouvaient  succomber,  et  que  ses  bataillons  pou- 
vaient être  battus. 

La  bataille  de  Wagram  fit  retomber  le  Nord  à  genoux ,  et  il 
fallut  encore  négocier,  concilier ,  adoucir.  Le  caractère  et  les 
habitudes  de  M.  de  Metternich ,  sa  puissance  d'insinuation  et 
de  modération  étaient  admirables  pour  ces  usages.  On  compta 
sur  la  prédilection  personnelle  de  Bonaparte  pour  lui  ;  et  il  fut 
chargé ,  avec  le  comte  de  Bubna ,  de  traiter  de  la  paix  :  le  traité 
de  Vienne  fut  sigiwî.  Quelle  situation  pour  l'Autriche  !  Les 
peuples  gémissaient  et  maudissaient  ;  la  disette  au  trésor  ; 
Napoléon  enlaçant  tout  de  son  réseau  de  fer.  Il  fallut  plier 


sous    LE   PRINCE    DE   BIETTERNICH.  9 

devant  un  avenir  si  menaçant.  Is'apoléon  voulait  soumettre 
l'Europe  à  deux  grandes  monarchies  uniques  ,  se  pondérant 
mutuellement  ;  la  France  dominant  le  midi  ;  la  Russie  dominant 
le  nord.  L'Autriche  disparaissait.  Une  grande-duchesse  de 
Russie  allait  monter  sur  le  trône  de  France  :  le  cabinet  de 
Vienne,  épouvanté  plaça  sur  le  front  de  IVJarie-Louise  une  cou- 
ronne passagère ,  brillante  et  douloureuse.  Un  des  auteurs 
principaux  des  négociations  fut  M.  de  jMelternich.  C'était 
alors  une  position  bien  anomale ,  que  celle  de  l'Autriche. 
Ecrasée,  refoulée,  incapable  d'un  mouvement  spontané, 
commandant  à  des  populations  diverses,  frémissantes,  enne- 
mies, mais  toutes  indignées  contre  la  France; l'Autriche  fran- 
çaise par  alliance ,  et  par  crainte  du  tzar ,  placée  entre  le 
colosse  russe  et  le  colosse  français ,  chargea  l'habile  M.  de 
Metternich  de  démêler  le  mieux  .possible  cet  écheveau  si 
embrouillé. 

Là  commence  sa  vie  d'homme  politique.  Elle  ne  date  réelle- 
ment que  du  moment  où  la  puissance  napoléonienne  va  périr. 

Le  succès  de  Bonaparte  avait  fait  sa  force  :  ce  succès 
meurt ,  tout  s'évanouit  ;  la  défection  est  universelle.  La  Prusse 
donne  le  signal,  l'Autriche  la  suit.  Heureuse  d'abord  d'être 
l'alliée  de  la  France  et  d'échapper  à  de  grands  dangers  ;  l'Au- 
triche changé  de  rôle  et  se  porte  intermédiaire  entre  cette  der- 
nière et  la  Russie  ;  c'est  s'agrandir  de  toute  la  distance  qui 
sépare  un  affidé  d'un  conciliateur.  L'attitude  a  bientôt  changé  ; 
l'Autriche  fait  des  recrues,  négocie  avec  l'Angleterre,  et  se 
pose  comme  une  puissance  active.  Elle  n'est  arrivée  là  que 
grâce  à  l'adresse  de  M.  de  Metternich.  C'est  sa  politique  de 
médiation  qui  a  tout  fait.  Napoléon  s'irrite  et  recule;  mais  le 
destin  est  plus  fort  que  lui.  Il  faut  bien  accepter  cette  si- 
tuation nouvelle  que  M.  de  Metternich  lui  a  préparée. 

Le  prestige  militaire  et  la  prépondérance  française  s'effa- 
cent par  degrés;  l'empire  improvisé  se  détraque.  Habitué  à 
négocier  dans  la  victoire,  c'est-à-dire  à  imposer  les  condi- 
tions les  plus  dures  aux  vaincus ,  Napoléon  commence  par  se 


10  LAr  TRICHE 

fâcher,  renvoie  les  négocialeurs ,  et  repousse  follement  l'Au- 
triche dans  les  bras  de  la  Prusse  et  de  la  Piussie  :  grande 
imprudence  !  De  moment  en  moment ,  les  populations  germa- 
niques de\iennent  plus  menaçantes  :  elles  entraînent  avec 
elles  la  ligue  des  gouvernemens  retardataires.  Ce  riiouvement 
qui  s'opère  est  encore  mis  à  profit  par  ]M.  de  jMetternich,  Certes 
il  n'a  pas  armé  l'Allemagne  contre  Bonaparte  ;  niais  il  a 
exploité  la  circonstance ,  et  les  délais ,  les  mécontentemens 
de  l'empereur  l'ont  servi.  L'adhésion  de  l'Aulriche  à  la  coa- 
lition fut  le  dernier  sceau  apposé  à  la  ligue  du  nord  :  cette  ad- 
hésion entraîna  tout.  Yoicidonc  l'Allemagne  debout, l'Europe 
menaçante,  la  vengeance  dans  tous  les  cœurs,  la  France  dé- 
couragée, l'Angleterre  inexorable,  et  A'apoléon  seul  pour 
faire  face  au  monde  :  il  en  était  digne.  Les  évènemens  se 
précipitèrent  et  bientôt  la  prépondérance,  qui  avait  appar- 
tenu à  l'Autriche  en  qualité  de  médiatrice ,  se  déplaça  pour 
passer  entre  les  mains  d'Alexandre.  Le  rôle  de  médiateur 
perd  son  crédit,  quand  la  lutte  devient  acharnée  :  une  phase 
nouvelle  s'ouvre  pour  M.  de  Metlernich.  Ce  n'était  plus ,  pour 
un  homme  prévoyant,  la  France,  mais  la  Russie;  ce  n'était 
plus  Bonaparte,  c'était  le  izar  qu'il  fallait  craindre.  Arrêter 
le  progrès  envahisseur  et  la  vengeance  insatiable  de  la  Rus- 
sie ,  et  rendre  à  la  France  assez  de  poids  et  d'autorité  pour 
que  la  médiation  de  l'Autriche  redevînt  utile  et  puissante ,  tel 
dut  être  dès-lors  le  but  de  M.  de  Metternich.  On  était  lancé 
sur  une  pente  :  rien  ne  put  empêcher  la  prise  de  Paris ,  et  le 
changement  de  dynastie.  Malgré  ses  intérêts  et  ses  craintes, 
l'Autriche  abandonna  la  cause  de  Marie-Louise  régente. 
L'exil  de  Bonaparte ,  la  prison  de  l'île  d'Elbe ,  le  trône  des 
Bourbons  rétabli ,  assuraient  l'omnipotence  de  la  Russie  ,  qui 
avait  primé  dans  la  Ligue.  L'Autriche  avait  à-la-fois  pour  en- 
nemies la  liberté  qui  agitait  le  midi,  et  la  conquête  armée  du 
nord.  Sous  l'inspiration  de  31.  de  Metternich,  l'Autriche,  - 
s'armant  de  précautions  contre  l'ambition  future  delà  Russie, 
se  constitua  donc  un  empire  germanique  méridional,  s'ap- 


sous   LE   PRINCE   DE    METTERNICH.  lï 

puyant  à-la-fois  sur  Venise,  la  Dalmalie  et  la  Gallicie ,  main- 
tenant l'équilibre  en  Europe,  puissance  conciliatrice  et  pré- 
pondérante ,  servant  à  équilibrer  les  deux  plateaux  de  la  ba- 
lance. Déjà  quelques  pas  avaient  été  faits  dans  celte  direction, 
lorsque  l'empereur,  tout  armé,  débarque  en  France.  Ce  coup 
de  foudre  éveille  les  diplomates.  La  terreur  d'un  nom  soulève 
le  nord  :  le  nord  tout  entier  marche.  Le  géant  est  écrasé. 

Cette  nouvelle  victoire  offre  un  nouvel  embarras.  M.  de 
Metternicli  avait  hautement  pris  parti  pour  les  rois  de  la 
coalition,  et  déjoué  Bonaparte,  qui  voulait  enlever  l'archi- 
duchesse elle  roi  de  Rome.  Opposant  ruse  contre  ruse,  il 
avait  rendu  cette  action  plus  supportable  et  plus  douce,  en 
y  mêlant  toute  la  politesse  de  formes  imaginables,  et  ac- 
compagnant lui-même  l'escorte  de  surveillance  dont  Marie- 
Louise  était  entourée.  Mais ,  je  l'ai  dit ,  la  situation  se  com- 
pliquait sans  cesse.  Le  coup  une  fois  porté,  le  nouveau 
Charlemagne  une  fois  écrasé ,  les  difficultés  renaissent  du 
sein  des  difficultés.  Voici  encore  la  Russie  formidable,  et 
le  libéralisme  qui  reparaît  menaçant.  L'Autriche  doit  prendre 
position  et  servir  de  barrière  commune  aux  deux  génies  en- 
vahisseurs :  tâche  difficile  !  De  tous  les  rôles  les  plus  épineux , 
de  toutes  les  situations  les  plus  scabreuses,  c'est  l'attitude 
mitoyenne  qui  expose  à-la-fois  le  médiateur  aux  attaques  de 
deux  ennemis  :  ordinairement ,  il  ne  cesse  d'être  un  obstacle 
que  pour  être  une  victime.  Telle  fut  toute  la  vie  de  M.  de 
Metternich ,  dont  les  évolutions  nombreuses  s'opérèrent  du 
moins  avec  une  incontestable  souplesse. 

L'esprit  révolutionnaire  embrasait  l'Italie.  Les  gouverne- 
mens ,  de  nouveau  inquiétés  par  le  réveil  de  Napoléon , 
tentaient  d'établir  une  dure  servitude.  Comment  garantir  et 
conserver  l'Italie  ?  comment  arracher  les  pays  du  nord  à 
l'influence  russe?  comment  suspendre  au  milieu  de  ces  deux 
intérêts  fulminans ,  un  pavillon  modérateur?  réprimera  droite 
les  Carhonari ,  à  gauche  les  prétentions  despotiques?  La 
liberté,  suscitée  en  Allemagne  par  l'érudition  du  passé  et  par 


12  l'autriche 

l'activité  du  présent ,  se  remuait  dans  les  universités ,  et  frap- 
pait d'un  poignard  fanatique  le  méprisable  cœur  de  Kotzebue. 
L'immobilité  même  devenait  pénible.  L'Europe  était  en  feu  : 
ici ,  Naples  ;  là ,  le  Piémont  ;  plus  loin ,  l'Irlande  ;  ailleurs  en- 
core, la  Sicile;  en  Allemagne  ,  les  sociétés  secrètes;  à  Paris, 
les  conspirations  militaires:  un  mouvement  vers  la  liberté, 
confus,  irrésistible;  et,  ce  qui  n'était  pas  un  moindre  sujet 
.  de  terreur ,  la  Russie  et  la  Prusse  offrant  de  s'armer  pour  tout 
écraser.  Ce  fut  alors  que  M.  de  Metternich  pria  ces  cabinets 
de  réserver  leurs  armées  pour  une  occasion  meilleure,  et  se 
chargea  de  combattre  seul  les  constitutions  nouvelles.  Odieuse 
tâche.  Il  y  réussit  pour  un  moment,  mais  avec  peine;  et  ses 
rigueurs  laissèrentun  souvenir  cruel  dans  l'esprit  des  peuples. 
Les  prisons  s'ouvrirent,  les  tribunaux  sévirent,  et  si  le  sang 
coula  rarement,  la  compression  fut  dure  et  la  souffrance  vive. 
L'œuvre  de  terreur  consommée  (elle  coûta  plus  d'une  année  et 
bien  des  larmes),  le  danger  se  représenta  sous  une  autre 
face;  et  ce  danger  était  double  :  il  incorporait  et  concentrait 
dans  la  même  cause  les  deux  ennemis  les  plus  redoutés  de 
l'Autriche.  La  Grèce,  depuis  long-temps  travaillée  par  le 
génie  moscovite ,  avait  choisi  pour  patrone  la  Russie.  La  liberté 
insurrectionnelle,  soutenue  par  le  despotisme  du  nord,  s'élevait 
donc  plus  terrible  qu'auparavant.  La  Grèce  offrait  un  piédes- 
tal aux  agrandissemens  de  la  Russie. 

Si  la  Porte-Ottomane  triomphe  de  l'Europe  chrétienne  ,  la 
Grèce  est  anéantie  dans  ses  rochers,  et  la  Moscovie  recule 
dans  ses  glaces.  Tous  les  princes  chrétiens  s'animent  ;  la  passion 
s'en  mêle  ;  la  déclamation  coule  à  flots  ;  la  France  chevale- 
resque s'arme  ;  le  canon  de  Navarin  retentit  ;  l'Autriche  cède  à 
la  circonstance  et  courbe  une  tête  silencieuse  devant  le  tour 
de  force  essayé  par  la  Russie.  En  effet ,  pendant  que  la  Grèce 
bouillonne  et  s'agite  en  vaiji  pour  se  reconstituer ,  les  forces 
moscovites  se  déploient,  franchissent  les  Ralkans  ;  font  de  la 
Perse  et  de  la  Circassie  un  jouet,  et  menacent  de  loin  l'Inde 
et  l'Angleterre.  La  France,  qui  s'est  déjà  laissée  séduire 


sous   LE   PRINCE   DE   5IETTERKICH.  13 

parla  diplomatie  moscovite,  l'écoute  encore  cette  fois;  elle 
ne  cherche  plus  qu'à  enclouer  le  progrès  de  cette  liberté  dan 
gereuse  dont  elle  vient  de  protéger  une  des  plus  vives  explo 
sions.  Que  fera  l'Autriche?  Elle  cherchera  le  repos,  le  statu 
quo,  la  modération.  Elle  en  sentira  la  nécessité,  pendant  que 
la  France,  précipitée  par  M.  de  Polignac,  rebelle  aux  prévi- 
sions de  M.  de  Metternich ,  va  essayer  de  conquérir  la  liberté, 
en  renversant  un  trône. 

En  1830,  une  nouvelle  évolution  est  nécessaire  à  M.  de  Met- 
ternich. L'ennemi ,  le  libéralisme  ,  qu'il  avait  déjà  combattu 
sous  forme  de  conquête ,  de  propagande ,  d'affiliations,  d'as- 
sassinat, se  représente,  armé  d'autorité ,  le  drapeau  à  la  main , 
suivi  de  tout  un  peuple,  l'un  des  plus  ardens  de  la  terre.  Le 
diplomate  de  la  conciliation  et  de  la* médiation,  après  avoir 
essayé  d'entraver  la  Russie,  et  l'avoir  même  abandonnée,  est 
forcé  de  pencher  de  son  côté  :  changement  peu  sensible,  comme 
à  l'ordinaire  ;  les  diplomates  procèdent  par  nuances.  M.  de  Met- 
ternich a  le  soin  et  le  talent  de  ne  rien  compromettre,  de  ne 
jamais  se  fâcher,  de  se  ménager,  de  se  réserver,  d'accepter  les 
évènemens ,  de  les  tourner  quand  il  le  faut.  De  cette  manière , 
on  est  prêt  à  tout,  on  se  plie  à  tout,  sans  perfidie.  Mais  aussi 
quelle  surveillance  active,  quelle  nécessité  de  tout  prévoir! 
La  moindre  faute  amènerait  la  ruine!  Dans  un  temps  de 
troubles ,  au  milieu  de  la  poussière  de  tout  ce  qui  va  tomber, 
ou  de  tout  ce  qui  est  mort,  le  ministre  dont  nous  parlons  ne 
voudrait  pas  déplacer  un  atome,  ni  déranger  une  molécule.  Le 
statu  quo  est  devenu  le  dernier  mot  de  sa  politique.  Au  moyen 
de  légères  oscillations  à  droite,  à  gauche,  il  se  maintient  entre 
les  deux  principes  qu'il  redoute  et  porte  tour-à-tour  le  poids 
de  la  monarchie  autrichienne  du  côté  de  la  Russie,  ou  du  cote 
de  la  liberté  méridionale.  Si  demain  la  Russie  triomphait  de 
Constantinople,  vous  verriez  l'Autriche  libérale  :  elle  ne  craint 
rien  tant  que  le  bruit,  semblable  à  ces  vieillards  qui  ne  veulent 
pas  marcher  de  peur  que  l'on  s'aperçoive  de  la  faiblesse  de  leurs 
jambes;  qui  ne  veulent  pas  qu'on  les  regarde,  parce  qu'ils  ont 


iU  l'autriche 

des  rides  ;  qui  ne  veulent  pas  que  le  jour  les  éclaire ,  parce  que 
leurs  dénis  ont  disparu.  Telle  est  l'horreur  qu'inspire  la  publi- 
cité à  l'iVulriche ,  qu'elle  aimerait  mieux  qu'on  ne  la  louât  pas 
et  qu'il  ne  fût  jamais  question  d'elle.  Cet  esprit  est  plus  que 
l'immobililé ,  plus  que  le  silence  :  peut-être  esl-ce  le  seul  qui 
puisse  prolonger  l'existence  de  momie ,  réservée  à  l'Autriche. 
M.  de  Metternich  a  faii  pénéirer  ce  génie  dans  toutes  les 
veines  du  corps  autrichien.  Politique  sourde  et  muette,  mais 
que  l'on  peut  apprécier  et  comprendre,  si  l'on  reconnaît  tout 
ce  qu'il  y  a  de  chanceux  dans  la  position  de  l'Autriche. 

On  a  vu  se  faire  l'éducation  de  M.  de  Metternich  ;  et  naître 
le  système  de  paix,  de  transaction,  d'assoupissement,  qu'il  a 
poursuivi  avec  une  parfaite  tenue  d'esprit  et  de  conduite; 
tantôt  avec  une  rigueur  inexorable,  tantôt  avec  une  flexibi- 
lité que  rien  ne  lassait.  Tel  est  l'homme  que  le  sort  a  placé 
dans  une  époque  si  difficile ,  avec  un  esprit  prudent  et  souple , 
une  patience  et  une  circonspection  remarquables  ,  une  viva- 
cité et  une  grâce  de  manières  qui  ont  servi  sa  fortune;  et  sur- 
tout une  flexibilité  et  une  prévision  qui,  sans  régir  les  évène- 
mens,  les  ont  ou  évités  ou  mis  à  profit. 

Examinons  un  peu  la  situation  physique  et  l'état  moral  de 
cette  Autriche  sur  les  destinées  de  laquelle  M.  de  IMeiter- 
nich  a  exercé  tant  d'influence.  Par  son  étendue ,  sa  nom- 
breuse population,  la  fertilité  du  sol ,  la  richesse  des  produits , 
les  nations  diverses  qu'il  réunit  en  faisceau ,  c'est  peut-être 
de  tous  les  états  de  l'Europe,  le  plus  curieux  et  le  plus 
intéressant  à  bien  connaître.  Mais  un  impénétrable  voile 
couvre  les  détails  du  gouvernement  autrichien:  voile,  sem- 
blable à  celui  dont  le  céleste  empire  ramène  autour  de 
lui  les  replis  mystérieux.  Il  cache  non-seulement  les  des- 
seins, l'avenir,  les  préparatifs,  mais  la  condition  actuelle 
de  l'Aulriche ,  ses  ressources ,  les  chiffi-es  sur  lesquels  repose 
toute  son  existence  matérielle.  Quelques  autorités  possèdent 
seules  ces  documens  rares,  qui  n'ont  été  gravés  que  sur  des 
pierres  lithographiques,  aujoiu'd'hui  brisées.  Il  est  défendu 


sous    LE    PRINCE    DE   BIETTERNICH,  15 

de  faire  allusion  à  ces  mystérieux  travaux.  Non-seulement 
la  censure  autrichienne  est  fort  sévère ,  mais  tout  sujet  autri- 
chien qui  fait  imprimer,  hors  des  domaines  de  l'Autriche  un 
ouvrage  non  autorisé,  paie  (à  titre  d'amende)  un  ducat  par 
page  la  première  fois;  on  le  soumet  à  un  châtiment  beaucoup 
plus  sévère  s'il  récidive.  Nous  ne  percerons  pas  les  ténèbres 
dont  toute  l'action  du  gouvernement  autrichien  esl  envelop- 
pée; contentons-nous  de  livrer  au  public  quelques  détails 
certains  qui  ont  tran^iré  jusqu'à  nous. 

La  partie  allemande  des  sujets  autrichiens  a  surtout  raison 
d'être  contente  de  son  sort.  C'est  en  langue  allemande  que  les 
affaires  du  gouvernement  se  traitent  partout ,  excepté  dans 
les  provinces  italiennes  :  les  coutumes  ainsi  que  les  for- 
mes germaniques  sont  plus  ou  moins  imposées  à  toutes  les 
autres  nations  de  l'empire.  La  capitale,  centre  vers  lequel 
convergent  les  institutions  de  toutes  les  provinces,  est  alle- 
mande. Plus  éclairée  et  plus  industrieuse,  cette  partie  de  la 
population  de  l'empire  est  la  moins  nombreuse.  La  Haute  et 
la  Basse-Autriche,  la  Styrie  et  le  Tyrol,  dont  les  habilaus 
peuvent  être  considérés  comme  exclusivement  allemands, 
contiennent  3,757,368  âmes,  dispersées  sur  un  territoire  de 
1710  milles  géographiques  carres,  ce  qui  fait  2197  person- 
nes par  mille.  Cette  faible  population  s'explique  par  la 
ualure  montagneuse  des  districts ,  où  le  mille  carré  de  terrain 
n'offre  en  général  que  1764  joch  de  Vienne  (101,518  hecta- 
res) de  terre ,  propre  à  l'agriculture  ou  à  la  vigne  :  le  reste 
du  pays  se  compose  de  montagnes,  de  forêts  et  de  maréca- 
ges. Dans  les  districts  luontagneux  on  trouve  de  riches  mines 
de  sel ,  de  fer  et  de  cuivre ,  ainsi  que  d'exccllens  pâturages  ; 
mais,  faute  de  bras,  on  ne  tire  pas  grand  parti  du  sol.  On 
compte  dans  les  autres  provinces,  2,500,000  Allemands,  soit 
cultivateurs,  soit  fonctionnaires  civils  ou  militaires,  etc. 

La  plus  grande  partie  des  habitans  de  l'empire  sont  Sla- 
ves et  se  rangent  sous  quatre  grandes  classes,  savoir: 


i6  l' AUTRICHE 

Bohèmes,  Moraves  et  Silésiens 5,802^750 

Polonais 4,445,000 

Hongrois,  Esclavons  et  Dalmates 4,300,000 

Illyriens  et  Carynthiens 1,200,000 

Total 15,747,750 

c'est-à-dire  un  nombre  égal  à  celui  des  habitans  de  tout  le 
reste  de  l'empire ,  dont  voici  le  détail  : 

Allemands. ;   .   .  6,200,000 

Hongrois  Magyars 4,500,000 

Italiens 4,650,000 

Valaques 1,800,000 

Juifs 475,000 

Bohémiens  {Zigen/iers) 110,000 

Total 17,735,000 

Les  Slaves ,  malgré  l'importance  que  devraient  leur  donner 
leur  nombre  et  leur  position  géographique ,  ont  été  toujours 
traités  avec  peu  d'égards  par  le  gouvernement.  Ils  forment 
maintenant  deux  divisions  distinctes  et  considérables ,  dont 
l'une  occupe  le  nord  et  l'autre  le  midi  du  Danube  ,  et 
entre  lesquelles  les  territoires  allemands  sont  enclavés.  Les 
Slaves  septentrionaux  qui  habitent  la  Bohème,  la  Moravie, 
la  Silésie ,  la  Gallicie  et  la  partie  nord-ouest  de  la  Hongrie  , 
sont  au  nombre  d'environ  12,500,000  âmes,  parlant  trois  on 
quatre  dialectes  qui  ne  diffèrent  pas  autant  les  uns  des  autres 
que  le  danois  de  l'allemand.  Un  voyageiu'  qui  parle  passa- 
blement le  bohémien  ou  le  polonais,  seuls  dialectes  écrits, 
se  fait  comprendre  facilement  dans  tous  les  autres  districts 
slaves.  Malgré  ce  lien  naturel ,  jamais  les  différentes  princi- 
pautés n'ont  paru  songer  à  former  un  groupe  et  un  ensemble 
formidables.  Leur  assimilation  à  l'empire  autrichien  s'étant 
opérée  à  des  époques  diverses,  elles  ne  se  reconnaissent  pas 
pour  sœurs  ni  même  pour  alliées.  Les  Bohèmes,  qui  depuis 
long-temps  se  regardent  comme  faisant  partie  de  l'empire 
germanique,  paraissent,  dans  leur  rivalité  avec  les  autres 


sous   LE    PRI5CE    DE    BIETTERNICH.  17. 

provinces,  rougir  de  leur  nationalité  propre.  Il  y  a  peu  de 
temps  encore ,  les  hautes  classes  de  la  société  bohémienne 
ne  songeaient  pas  à  étudier  leur  langue  maternelle ,  et  se 
sentaient  flattées  d'être  prises  pour  allemandes.  Les  Bohèmes 
éprouvaient  donc  fort  peu  de  sympathie  pour  les  Slowacks  de 
la  Hongrie ,  qu'ils  regardaient  avec  le  même  mépris  que  leur 
témoignaient  les  Hongrois  d'origine  latare.  Quant  aux  Polo- 
nais, ils  se  sont  livrés  trop  long-temps  à  l'espoir  de  rétablir 
l'indépendance  de  leur  propre  pays  et  de  lui  rendre  ses  an- 
ciennes limites,  pour  porter  leurs  regards  au-delà  des  monts 
Carpathes. 

Dans  les  pays  que  nous  venons  de  décrire ,  chaque  mon- 
tagne, chaque  rivière,  chaque  ville,  chaque  village  porte  un 
nom  slave;  changer  leurs  habitans  en  Allemands  véritables 
est  impossible.  Isolées  du  reste  de  l'Europe  par  la  politique 
autrichienne,  long-temps  livrées  à  leurs  propres  ressources,' 
ces  provinces  ont  considérablement  développé  leur  bien- 
être.  Eu  Bohême,  où  l'on  compte  4133  habitans  par  mille 
carré ,  et  où  le  sol  est  beaucoup  moins  productif  qu'en  Mo- 
ravie et  en  Gallicie,  des  manufactures  se  sont  établies  avec 
un  grand  succès.  Ce  royaume  compte  aujourd'hui^ 75  verre- 
ries, dont  20  fabriquent  des  glaces;  126  papeteries,  et  un 
grand  nombre  d'usines  de  fer,  de  cuivre  et  de  plomb.  Les 
mines  de  plomb  ont  donné,  en  1834,  1321  tonneaux  pesant; 
et  celles  d'arsenic  61  tonneaux.  La  production  du  fer  a  été 
de  11,027  tonneaux  de  métal  brut  et  de  9738  de  fonte.  La 
manufacture  des  capsules  pour  fusils  et  canons  présente  un 
produit  qui  s'élève  à  65,000,000  de  capsules  par  an.  Pendant 
l'année  1835,  on  a  extrait  7500  tonneaux  de  sucre  de  14,00Q 
tonneaux  de  betteraves;  120,000  quintaux  de  lin  ont  été 
tissés  en  linge;  30,000  fileurs  ont  fourni  85,000  quintaux  de 
fil  de  coton ,  et  1,400,000  pièces  de  coton  de  15  à  26  aunes  de 
long  ont  été  imprimées  en  couleur;  enfin  5200  métiers  ont 
fabriqué  120,000  pièces  d'étoffes  de  laine  de  10  à  14  aunes 

VIII.— 4''    SÉRIE.  2 


18  l'autriche 

par  pièce  (1).  Diverses  autres  branches  d'industrie  ont  été 
essayées  avec  succès.  Quant  au  produit  territorial,  le  tableau 
suivant  pourra  en  donner  une  idée. 


PRODUITS    VEGETAUX. 

Froment  .  .    .   .Metzen.  3,000,000 

Seigle 15,000,000 

Orge 6,500,000 

Vin i:imcr.        26,145 

Bois  de  chauffage,     t.  c.    1,000,000 


PRODUITS    ANIMAUX. 

Chevaux  ....   Bestiaux.  142,038 

Bœufs 243,779 

Vaches 660,779 

Moutons 1,590,672 


La  Bohême  est  ia  province  la  plus  florissante  de  l'empire. 
Une  noblesse  éclairée  et  patriotique  s'y  occupe  efficacement 
d'améliorer  la  condition  des  classes  inférieures.  On  y  compte 
2556  écoles  primaires,  c'est-à-dire  une  pour  1120  habitans, 
et  ^0  écoles  d'un  ordre  immédiatement  supérieur. 

Il  faut  avouer,  en  l'honneur  de  l'administration  de  M .  de  Met- 
ternich  ,  que  la  Bohème  dans  ces  derniers  temps  est  devenue 
pour  lui  un  objet  de  sollicitude  spéciale.  Depuis  l'année  1832, 
une  étendue  de  oOolj'oc/i  de  terre,  occupés  par  des  maré- 
cages infects  ,  ont  été  assainis  et  desséchés  sous  la  surveil- 
lance et  par  les  soins  du  prince  Ferdinand  Lobkowicz  ;  labeur 
qui  a  occupé  deux  ou  trois  mille  journaliers.  L'accroissement 
de  la  population  marche  de  front  avec  celui  du  commerce  : 
des  chemins  à  rainures  se  préparent;  des  canaux  bien  dis- 
tribués et  368  milles  de  routes  excellentes  sillonnent  le 
territoire.  C'est  bien  en  Bohème  que  se  trouvent  les  meil- 
leures fabriques,  les  plus  braves  soldats,  la  noblesse  le 
plus  digne  de  ce  nom.  Là,  les  contributions  se  paient  régu- 
lièrement, et  c'est  la  ressource  principale  du  trésor.  Telle  est 
l'énergie  intime  et  vitale  du  peuple  que  nous  signalons,  qu'a- 
près cent  cinquante  années  d'oppression  et  de  léthargie ,  il 
n'a  fallu  pour  le  replacer  à  la  tète  des  populations  autri- 

(1)  Voyez  l'article  de  statistique  que  nous  avons  publié  dans  notre  derniei" 
ïuiméro  sur  la  Bohème. 


sous    LE    PRllXCE    DE    METTER>"ICH.  19 

chiennes  qu'un  ou  deux  actes  de  polilique  sage  et  éclairée.  Que 
de  malheurs  ont  accablé  la  Bohême  pendant  le  dix-soptième 
siècle  !  Comme  la  maison  d'Autriche  l'avait  écrasée  !  Trois 
millions  d'hommes  avaient  été  réduits  à  770  mille  âmes.  Jo- 
seph II  allège  un  peu  le  fardeau  des  lois  qui  les  opprimaient  :  à 
l'instant,  tout  se  relève.  Du  sein  de  ce  néant  profond,  \esC/wiek, 
les  Kolowrat,  ]esLobkowicz  parviennent  à  relâcher  les  tristes 
liens  qui  tiennent  leur  pairie  enlacée.  L'ancienne  langue  bo- 
hémienne, déposifaire  des  coutumes  et  des^  tiaditions  du 
pays ,  celle  que  parlent  trois  millions  d'hommes  sur  quatre  , 
renaît  et  se  ravive.  Enfin ,  l'importance  de  la  Bohème  et  son 
action  sur  les  destinées  de  l'Autriche  sont  aujourd'hui  si  bien 
senties ,  que  le  vieux  monarque  François  I"  et  son  petit-fils 
âgé  de  six  ans,  correspondaient  en  langue  bohème.  La 
nourrice,  bohémienne  de  naissance,  guidait  la  petite  main 
qui  traçait  les  caractères ,  et  le  vieux  monarque  ,  fort  lusé  en 
polilique  sans  doute,  mais  très  bon  homme  au  fond ,  recueil- 
lait tous  ses  vieux  souvenirs  bohémiens  pour  tenir  tôle  à  son 
petit-fils.  Toute  l'éducation  de  cet  enfant  est  bohémienne ,  et 
sa  mère  consacre  une  grande  partie  de  son  temps  à  l'instruire 
dans  cette  langue. 

Dans  les  autres  provinces  slaves,  le  patriotisme  est  ardent  : 
des  écoles  ont  été  établies  chez  les  Hongrois  Slowacks.  La 
Gallicie  seule  demeure  arriérée.  C'est  sur  la  Gallicie  que  le 
sceptre  de  l'Autriche  a  récemment  pesé  de  tout  son  poids. 
Après  l'insurrection  polonaise,  le  prince  de  Lobkowicz,  dont 
l'humanité  et  la  prudence  avaient  sauvé  la  province,  fut  rem- 
placé par  l'archiduc  Ferdinand,  et  des  mesures  inquisiloriales 
détruisirent  complètement  les  germes  d'attachement  du  peu- 
ple pour  ses  nouveaux  maîtres. 

Les  provinces  de  Carynlhie,  de  Carniole,  d'Istrie,  de 
Dalmatie,  de  Croatie,  d'Esclavonie ,  et  ce  que  l'on  appelle  la 
frontière  militaire,  sont  peuplées  de  Slaves,  à  l'exceplion 
des  principales  villes.  Le  degré  de  civilisation  varie  considé- 
rablement dans  ces  dernières  provinces  :  mais  il  y  règne  im 


20  l'autriche 

esprit  de  iiationalltc'  fraternelle  et  commune.  Observons  que 
les  mines  les  plus  précieuses  sont  toutes  (à  l'exception  de 
celles  de  la  Transylvanie)  situées  dans  les  districts  Slaves; 
selon  toute  apparence  ,  on  ignore  la  meilleure  partie  des 
richesses  métallurgiques  de  ces  régions  montagneuses.  L'Eu- 
rope n'a  point  de  contrée  plus  remarquable  et  moins  visitée 
que  la  chaîne  qui  s'étend  de  Carniole  en  Hongrie ,  en  pas- 
sant par  la  Croatie.  Le  manque  de  routes,  les  procédés 
vexatoires  des  douaniers ,  les  lois  restrictives ,  ne  permettent 
pas  aux  habitans  d'augmenter  leurs  ressources  industrielles, 
ou  même  de  tirer  le  plus  grand  avantage  possible  de  celles 
qu'ils  possèdent.  La  Carynthie  possède  des  mines  d'acier 
natif  ;  et  pourtant  l'acier  fabriqué  en  Angleterre  se  vend 
meilleur  marché  à  Trieste.  On  pourrait  citer  d'assez  nombreux 
exemples  de  ressources  non  développées  dans  les  autres  pro- 
vinces de  l'empire  ;  mais ,  en  Carynthie  surtout ,  on  ne  profite 
point  de  la  proximité  de  la  mer  et  de  la  facilité  qu'elle  offrirait 
pour  trouver  des  débouchés  de  tout  genre.  La  population  slave 
de  ces  provinces  s'élève ,  dit-on, à  2,500,000  âmes  ;  le  dialecte 
qu'elle  parle  est  plus  ancien  dans  ses  formes  grammaticales 
que  celui  des  Bohèmes  et  des  Polonais  j  il  se  rapproche  du 
russe  et  du  servien. 

La  race  d'habitans  d'origine  tatare  qui,  sous  le  nom  de 
Magyars,  prétendent  posséder,  en  Hongrie  et  en  Transyl- 
vanie, une  supériorité  sinon  numérique,  du  moins  morale, 
se  distinguent  des  autres  nations  de  l'empire  par  une  énergie 
de  caractère  qui ,  depuis  peu  il  est  vrai ,  commence  à  prendre 
une  direction  utile.  Leur  attachement  invincible  pour  leurs 
anciennes  institutions  a  maintenu  la  fierté  et  l'énergie  du 
peuple ,  tandis  que  les  nations  dont  il  était  entouré  se  plon- 
geaient dans  l'indolence  et  l'apathie.  Quoique  les  Magyars 
ne  soient  qu'au  nombre  de  /i,500,000  âmes  et  entourés  de 
6,000,000  d'Esclavons  et  d'autres  tribus ,  ils  conservent  dans 
l'intérieur  du  pays,  une  supériorité  non  contestée  et  ont  même 
formé  le  projet  chimérique  de  forcer  tous  les  habitans  de 


sous   LE    PRINCE    DE    METTERMCH.  21 

l'Autriche  d'adopter  leur  langue  et  leurs  coutumes.  Mais, 
depuis  quelques  années ,  leurs  efforts  ont  pris  une  direction 
plus  mile  et  plus  noble ,  grâce  au  patriotisme  de  quelques 
hommes  distingués,  à  la  tête  desquels  il  faut  placer  le  comte 
Stephan  Szeczeny.  Seul ,  luttant  à-la-fois  contre  un  gouver- 
nement jaloux  et  contre  les  prc^ugés  nationaux,  il  a  fini  par 
établir  une  communication  de  bateaux  à  vapeur ,  entre  Pres- 
bourg  et  Constanlinople.  Ce  bienfaiteur  de  son  pays  ne  pro- 
fesse point  de  doctrines  hautement  libérales  ;  il  est  ainsi  par- 
venu à  éviter  toute  collision  directe  avec  le  gouvernement  ; 
tandis  qu'un  autre  homme  distingué ,  le  baron  Wesseleni ,  qui 
s'attache  surtout  à  procurer  à  ses  compatriotes  des  garanties 
de  liberté  politique,  s'est  vu  en  butte  aux  hostilités  de  la 
Cour.  Du  reste,  les  Magyars  jouissent  déjà  de  droits  précieux. 
C'est  de  leur  langue  que  l'on  se  sert  dans  toutes  les  affaires 
publiques,  et  leur  nationalité  est  respectée.  Point  d'impôt 
prélevé  sans  le  consentement  de  leurs  diètes,  qui  ne  les  ac- 
cordent qu'à  bon  escient.  On  peut  voyager  dans  l'intérieur  de 
leur  pays  sans  passeports.  jMais  les  Hongrois  paient  ces  privi- 
lèges par  le  désagrément  de  voir  tous  leurs  produits  soumis  à 
des  droits  fort  onéreux  quand  ils  entrent  dans  les  autres  pro- 
vinces de  l'empire. 

Les  sujets  italiens  de  l'Autriche  ont  un  motif  de  plainte  de 
inoins  :  la  langue  italienne  est  employée  dans  tous  les  bureaux 
publics  et  dans  les  cours  de  justice  du  royaume  Lombardo- 
Vénitien.  Le  code  autrichien  a  été  traduit  en  italien,  et  c'est 
dans  cette  langue  que  l'enseignent  les  univcrsit(''s  ;  mais  l'en- 
couragement donné  à  toutes  les  médiocrités ,  au  détriment  du 
talent  et  de  l'énergie,  n'est  pas  fait  pour  plaire  à  un  peuple 
ardent  qui  aspire  à  retrouver  l'héritage  de  sa  grande  gloire. 
Plusieurs  concessions  lui  ont  été  faites  par  les  Autrichiens, 
qui  voulaient  se  concilier  les  habitans  des  villes.  Les  impôts 
directs  sur  l'industrie  sontbeaucoup  plus  modérés  que  dans  les 
provinces  transalpines  ;  malheureusement  le  système  lu- 
7'eaucraiique  qui  se  retrouve  partout  avec  le  monopole  des- 


22  l'altriche 

tructif ,  harasse  les€sprits  el  paralyse  l'industrie.  Deux  moyens 
principaux  assurent  la  soumission  des  provinces  italiennes  : 
l'un  est  la  présence  d'une  force  armée  considérable.  Pour 
comprendre  le  second  moyen ,  il  faut  entrer  dans  quelques 
détails. 

L'éducation  autrichienne  se  trouve  complètement  sous  la 
main  du  gouvernement  :  c'est  lui  qui  détermine  la  dose ,  la 
saveur,  l'efficacité,  la  tendance  des  études  qu'il  veut  bien 
accorder  aux  adeptes.  Suivre  les  cours  d'une  université 
étrangère,  ce  serait  exposer  tout  son  avenir.  On  n'obtient 
d'emploi  qu'avec  une  attestation  en  règle  qui  prouve  qu'on  a 
suivi  la  route  ordinaire  et  que  l'on  est  bien  réellement  un  des 
disciples  de  la  monarchie  autrichienne.  Il  est  donc  rare  de 
trouver  des  hommes  assez  dévoués  aux  intérêts  de  la  science 
pour  la  chercher  en  dehors  du  cadre  rigoureux  dans  lequel 
l'autorité  de  l'empereur  la  circonscrit.  Les  examens  sont 
nombreux,  les  études  sévèrement  classiques;  tout  est  or- 
ganisé de  manière  à  servir  les  futurs  desseins  des  gouver- 
iians.  Des  obstacles  adroitement  calculés  entrecoupent  tous 
les  degrés  du  temple  ;  la  dépendance  de  l'esprit  habitue  l'é- 
lève à  la  dépendance  de  l'âme. 

Le  premier  devoir  que  l'on  enseigne  et  que  l'on  impose  aux 
sujets  est  de  reconnaître  la  souveraineté  entière  et  incon- 
testtible  de  l'empereur;  comme  sa  personne  se  multiplie 
dans  chaque  province  par  des  milliers  de  représenlans ,  le 
devoir  du  respect  et  de  la  soumission  est  celui  que  l'on  est  le 
plus  souvent  appelé  à  exercer.  Il  entre  dans  les  plans  du 
gouvernement  d'employer  la  moitié  de  la  nation  à  gouverner 
l'autre.  On  compte  dans  l'empire  25,000  individus  occupant 
des  places  civiles  d'un  rang  honorable,  et  25,000  autres  dont 
les  places  sont  peu  distinguées  ou  secrètes.  Ajoutons  à  ceux- 
là  13,000  officiers  et  sous-officiers ,  états-majors  et  commis- 
saires des  guerres,  placés  à  la  tète  d'une  armée  dont  le  pied 
de  paix  est  de  270,000  hommes  :  quel  corps  gigantesque 
de  défenseurs,  répandus  dans  tous  les  rangs  de  la  société? 


SOLS    LE    PRIjVCE    DE   METTERTflCH.  3# 

Rappelons-nous  ensuite  le  secret  qui  règne  dans  toutes  les 
affaires,  et  surtout  dans  l'administration  de  la  justice;  secret 
qui  met  tous  les  employés  à  l'abri  de  la  responsabilité.  Pour 

.  remplir  ces  emplois,  tant  civils  que  militaires,  il  faut  avoir 
reçu  l'éducation  supérieure  dont  nous  avons  parlé ,  et  se  pla- 
cer ainsi  au-dessus  des  classes  moyennes  :  les  sciences, 
l'agriculture,  le  commerce  ,  les  beaux-arts  sont  ainsi  privés 
d'une  grande  masse  de  talens.  Les  occupations  des  bureaux 
ne  favorisent  nullement  ces  branches  du  savoir  :  et  les  simples 
citoyens  ne  peuvent  tenter  aucune  entreprise  importante,  sans 
la  sanction  de  quelques-uns  des  employés  du  gouvernement  ; 
et  ils  n'obtiennent  souvent  qu'à  grand'peine  la  permission 
de  devenir  des  membres  utiles  de  la  société. 

Le  gouvernement,  qui  monopolise  l'éducation,  monopolise 
aussi  le  commerce.  L'histoire  des  cinquante  dernières  années 
a  suffisamment  prouvé  que  les  tumultes  populaires  prennent 
rarement  naissance  dans  la  population  agricole  d'un  pays ,  et 
que  le  grand  problème  de  l'administration  est  de  savoir  tenir 
les  habilans  des  villes  satisfaits  et  tranquilles.  Convaincu  de 
cette  vérité,  le  gouvernement  autrichien  a  décidé  que,  dans 
toutes  les  villes  de  l'empire,  à  commencer  par  la  capitale,  la 

-  liberté  du  commerce  ne  serait  accordée  qu'à  un  certain  nom- 
bre d'individus.  Il  ne  suffit  pas  d'avoir  fait  un  apprentissage 
en  règle  pour  créer  un  établissement.  Les  étrangers  qui  ar- 
rivent dans  une  ville  sont  obligés  de  prouver  qu'ils  possè- 
dent des  moyens  d'existence  ou  qu'ils  peuvent  se  procurer 
du  travail;  sans  quoi  ils  sont  sur-le-champ  expulsés.  En 
retour  de  ce  privilège ,  qui  les  débarrasse  à-peu-près  de  la 
concurrence,  les  marchands  paient  un  impôt  appelé  «  taxe 
du  bénéfice  »  {Erwerh  Steuer).  Il  paraît  que  le  nombre  de 
personnes  admises  à  exercer  chaque  profession  est  aban- 
donné à  l'arbitraire  du  gouvernement  qui  peut,  à  son  gré, 
faire  naître  ou  arrêter  la  concurrence.  Le  nombre  des  bou- 
chers est  fixé;  ils  paient  une  taxe  extraordinaire,  sous  la 
dénomination  d'impôt  d'abattage.  Quant  aux  négociaus  et 


24  l'autriche 

aux  banquiers ,  ils  sont  obligés  de  prouver  qu'ils  possèdent 
un  certain  capital  avant  de  pouvoir  entreprendre  le  com- 
merce. 

Quels  que  soient  les  inconvéniens  de  pareils  réglemens, 
on  les  trouve  amplement  compensés  par  la  tranquillité  qui 
règne  dans  l'empire.  Vienne  présente  surtout  aux  yeux  de 
l'étranger  l'aspect  le  plus  riant.  La  ville,  quoique  petite  et 
fort  peuplée,  est  d'une  propreté  extrême  :  aucun  pauvre  n'est 
toléré  dans  ses  rues.  Cependant  des  abus  se  glissent  souvent 
dans  ce  système  si  bien  ordonné. 

Le  nombre  des  bouchers  dans  la  capitale  étant  limité,  on 
a  craint  qu'ils  ne  s'entendissent  pour  léser  le  public  :  ils  ont 
été  soumis  à  une  fixation  mensuelle  de  prix ,  réglés  par  les 
magistrats ,  d'après  le  rapport  de  commissaires  sur  les  ventes 
faites  aux  divers  marchés.  Le  corps  des  bouchers  cor- 
rompit ces  magistrats  et  obtint  d'eux  des  fixations  de  prix 
favorables  :  voici  comment  ces  manœuvres  ont  été  décou- 
vertes. A  la  première  approche  du  choléra-morbus ,  en  1831, 
l'administration  ,  craignant  les  émeutes ,  s'occupa  d'assurer 
la  subsistance  des  pauvres  et  d'empêcher  toute  augmenta- 
lion  de  prix  sur  les  objets  de  première  nécessité.  Les  bouchers 
reçurent,  comme  avance ,  un  million  de  florins  en  argent, 
pour  acheter  du  bétail  et  s'indemniser  des  pertes  que  leur  oc- 
casionnerait une  hausse  éventuelle  dans  le  prix  ;  cependant  le 
prix  des  bestiaux  n'éprouva  pas  d'augmentation  :  le  danger 
passé ,  on  demanda  compte  aux  bouchers  de  l'argent  qu'ils 
avaient  reçu ,  et  une  commission  fut  nommée  pour  examiner 
ces  comptes.  Toute  l'adresse  employée  à  grouper  les  chiff'res 
ne  put  empêcher  qu'il  ne  restât  une  somme  dont  il  fut  impos- 
sible de  justifier  l'emploi.  La  chose  s'ébruita;  des  murmures 
s'élevèrent,  et  une  commission  d'enquête  fut  instituée.  On 
n'eut  pas  de  peine  à  découvrir  l'existence  d'une  connivence 
frauduleuse ,  dans  laquelle  plusieurs  personnes  distinguées 
furent  impliquées.  Le  mois  suivant ,  la  viande  de  boucherie 
fut  réduite  de  10  kreutzers  à  6.  Plus  la  commission  d'enquête 


sous    LE    PRINCE    DE   METTERNICH.  25 

poursuivait  ses  recherches,  plus  le  terrain  lui  semblait  glis- 
sant; elle  hésita.  Les  bouchers  déclarèrent  que,  si  l'on  pous- 
sait plus  loin  les  investigations ,  ils  fermeraient  leurs  bou- 
tiques et  affameraient  la  capitale.  Il  fallait  suspendre  l'en- 
quête ,  qui  n'eut  pas  de  suite.  Aujourd'hui  la  viande  de  bou- 
cherie se  vend  à  Vienne ,  ville  située  dans  une  des  contrées  les 
plus  fertiles  de  l'Europe  et  après  plusieurs  années  favorables , 
à  10  kreutzers  (52  centimes)  la  livre. 

Le  vaste  patronage  de  l'Église  présente  encore  une  vaste 
source  d'influence  au  gouvernement.  Les  dignitaires  ecclésias- 
tiques sont  nombreux  :  on  compte,  y  compris  ceux  de  la 
Hongrie,  11  archevêques  catholiques,  59évêques,  151  abbés 
commanditaires  et  probsfs  {prieurs) ,  156  abbés  et  prieurs 
titulaires ,  sans  faire  entrer  en  ligne  une  légion  de  chanoines, 
diacres,  archidiacres  et  chefs  de  couvens.  A  cette  énumé- 
raiion  il  faut  ajouter  5  évêques  grecs  unis,  1  archevêque 
arménien  catholique,  1  archevêque  et  10  évêques  grecs 
schismatiques.  La  présentation  à  ces  bénéfices  et  aux  cures 
de  l'empire  se  fait  par  la  couronne,  ou  sous  son  influence 
directe  ;  ils  sont  tous  richement  rétribués.  On  dit  que  les  re- 
venus de  l'archevêque  de  Gran ,  prince  de  Hongrie ,  mon- 
tent à  360,000  florins  (900,000  francs)  ;  le  bruit  public  triple 
cette  somme.  Les  archevêchés  de  Prague,  d'Olmutz  et  de 
Vienne,  sont  aussi  fort  riches;  enfin,  en  proportion  du  prix 
des  denrées,  le  clergé  autrichien  est  le  plus  opulent  de 
l'Europe. 

La  noblesse  autrichienne  ne  possède  qu'une  influence 
très  secondaire  sur  les  affaires  du  pays.  La  monarchie  est 
venue  à  bout  d'affaiblir  toutes  ces  classes  l'ime  par  l'autre  ; 
grande  tâche ,  accomplie  avec  un  succès  parfait.  Les  per- 
sonnes pourvues  de  charges  à  la  cour  ont  la  préséance 
sur  les  membres  des  maisons  les  plus  illustres.  Non-seule- 
ment la  noblesse  allemande,  mais  encore  celle  de  Bohême  et 
de  Hongrie,  accourent  à  la  capitale  pour  solliciter  des  clefs 
de  chambellan  ou  des  décorations;  la  noblesse  italienne 


26  l' AUTRICHE 

montre,  en  général,  plus  de  réserve.  D'un  autre  côté,  la 
famille  impériale  menant  une  vie  fort  simple,  les  présenta- 
lions  se  faisant  au  prince  et  à  la  princesse  de  Metternich ,  et 
les  formes  extérieures  de  la  justice  s'observant  scrupuleuse- 
ment envers  toutes  les  classes,  les  privilèges  de  la  noblesse 
autrichienne  se  bornent  aujourd'hui  au  droit  de  porter  un 
titre.  Tout  noble  qui  veut  voyager  est  soumis  aux.  plus 
pénibles  restrictions.  Il  est  obligé  de  faire  élever  ses  enfans 
dans  l'intérieur  du  pays  ;  il  n'obtient  qu'avec  peine  la  per- 
mission de  les  confier  à  un  précepteur  étranger  ;  et  en  retour, 
il  jouit  de  quelques  droits  apparens,  comme  membre  des  états 
provinciaux.  Dans  les  provinces  allemandes,  illyriennes,  bo- 
hémiennes et  galUciennes,  ces  états  sont  divisés  en  quatre 
ordres  :  V  les  prélats ,  archevêques ,  évêques ,  prélats  , 
doyens  et  chapitres  ;  2°  la  noblesse ,  princes  ,  comtes  et 
barons;  3°  les  chevaliers  ou  noblesse  inférieure;  4°  les  ci- 
toyens ou  députés  des  villes  ou  bourgs  royaux.  Dans  le  Tyrol, 
les  quatre  ordres  sont  ceux  des  prélats,  des  nobles,  des  che- 
valiers et  des  paysans.  Les  délibérations  de  la  Diète  ne  s'oc- 
cupent que  du  règlement  intérieur  des  provinces  et  de  la 
distribution  légale  des  impôts.  Le  montant  de  l'impôt  territo- 
rial que  le  gouvernement  veut  lever  est  soumis  à  la  Diète, 
•  sous  forme  de  postulat;  et  la  Diète,  à  son  tour ,  a  le  droit  de 
présenter  des  remontrances  à  l'empereur  ou  au  gouvernement 
provincial.  Du  reste,  le  droit  attaché  à  la  Diète  par  la  loi  est 
purement  nominal  :  depuis  bien  des  années,  personne  n'a  osé 
soulever  la  moindre  difficulté  sur  les  postulats. 

La  noblesse  autrichienne ,  comme  celle  de  Pologne  et  de 
plusieurs  autres  états  d'Europe ,  a  laissé  le  monarque  s'em- 
parer du  beau  rôle  de  bienfaiteur  populaire,  et  augmen- 
ter le  pouvoir  de  la  couronne  en  diminuant  celui  de  l'aris- 
tocratie. Ainsi,  en  Bohème  et  en  Gallicie,  la  condition  du 
paysan  a  été  considérablement  améliorée  par  des  lois  qui 
ont  aboli  diverses  coutumes  oppressives ,  et  lui  ont  permis 
d'en  appeler  des  juridictions  seigneuriales  aux  tribunaux  du 


sous    LE    PRINCE    DE    METTERNICH.  27 

cercle.  En  Hongrie ,  où  l'on  n'a  point  encore  essayé  cette 
intervention  directe,  il  suffit  qu'un  émissaire  de  la  cour 
exprime  le  plus  léger  désir  pour  que  les  paysans  se  lèvent  en 
masse  contre  leur  seigneur,  dont  la  vie  et  les  biens  sont  à  la 
merci  d'une  populace  opprimée  et  ignorante.  Cette  position 
subalterne  a  porté  l'aristocratie  à  se  tourner  du  côté  de  l'in- 
dustrie (1).  Presque  toutes  les  grandes  manufactures  sont 
dirigées  par  ses  agons  ou  soutenues  par  ses  capitaux. 

Le  pied  de  paix  de  l'armée  autrichienne  est  de  190,000 
hommes  d'infanterie,  40,000  de  cavalerie,  et  17,800  d'artil- 
lerie, indépendamment  de  l'éiat-major,  des  ingénieurs,  de 
six  bataillons  de  garnison  et  de  sept  régimens  des  frontières 
militaires,  formant  un  total  de  272,000  hommes,  qui,  en  temps 
de  guerre,  peuvent  être  portés  à  750,000  hommes,  si  l'on  ap- 
pelle aux  armes  les  bataillons  de  milice  de  chaque  régiment, 
la  réserve ,  et  ce  que  l'on  appelle  Y  insurrection  hongroise. 
La  lattdwher ,  à  lexception  de  la  Hongrie,  est  organisée 
dans  presque  tous  les  états  autrichiens.  A  chaque  régiment 
d'infanterie  de  ligne  correspond  un  régiment  de  laudvvher, 
formé  de  deux  bataillons.  Le  premier  bataillon  est  composé 
des  hommes  les  plus  propres  au  service;  les  autres  forment  le 
second  bataillon. 

Afin  de  tenir  ces  forces  au  complet ,  tout  l'empire  est  divisé 
en  districts  de  recrutement  ;  et  les  dépôts  de  chaque  régiment 
restent  dans  les  lieux  qui  leur  sont  assignés.  En  temps  de 
guerre ,  les  régimens  d'infanterie  se  composent  de  trois  ba- 
taillons de  1200  hommes  chacun ,  auxquels  il  faut  en  ajou- 
ter deux  autres  qui,  sous  le  nom  de  bataillons  de  milice, 


(1)  Il  est  vrai  de  dire  cependant  que,  de  toutes  les  entreprises  industrielles 
tentées  en  Aulriclis  depuis  la  paix,  celle  qui  promet  les  plus  grands  avaulages 
aux  propriélaires  fonciers,  est  l'ouvrage  d'un  Gnancier  célèbre,  de  M  Rotschild; 
nous  voulons  parler  du  chemin  de  fer  qui  doit  unir  la  capitale  à  la  Gallicie. 
Ce  ra'ihvaj  sera  le  plus  long  des  ra'ilwayi  d'Europe.  Il  est  questiou  d'eu  élablir 
encore  un,  de  Vienne  à  Trie^le;  niais  celui-ci  éprouvera,  pour  son  excculion, 
de  plus  g;-andes  difficultés  que  l'autre. 


28  l'autriche 

ne  sont  convoqués  que  dans  les  occasions  extraordinaires. 
Voici  quelle  est  la  distribution  territoriale  des  dépôts  de 
recrutement  : 

Eégim.  Bjlailions  Régim.  Régim. 

d'infant.  liiailleurs.        de  caT.il.  d'an. 

Les  États  Allemands,  la  Haute  et  Basse- 
Autriche  ,  le  Tyrol  et  la  Styrie ....        7  4  G  2 

La  Bohême,  la  Moravie,  la  Silésie  et  la 

Gallicie 26  6  18  3 

L'IlIyrie,  la  Croatie  et  la  Dalmatie  (y 
compris  les  frontières  militaires) (1),      23  0  0  0 

Le  royaume  Lombardo- Vénitien.  .. .        8  2  7  0 

La  Hongrie  fournit  un  contingent  ac- 
cordé par  la  Diète,  mais  n'est  point 
soumise  à  la  conscription 14  0  12  0 


Totaux 78  12  43  5 

Il  est  évident  que  les  districts  slaves  sont  ceux  qui  con- 
tribuent le  plus  à  la  défense  du  pays.  Du  reste ,  quoique  les 
soldats  de  chaque  régiment  soient  compatriotes,  on  prend 
soin  de  mélanger  autant  que  possible  les  officiers.  Les  soldats 
sont  de  beaux  hommes,  parfaitement  armés  et  équipés.  Ils 
exécutent  les  mouvemens  militaires  avec  beaucoup  de  pré- 
cision ,  mais  moins  rapidement  que  les  Prussiens  et  les  Pais- 
ses. On  a  conservé  dans  l'armée  autrichienne  l'usage  des 
chefs  de  fde  (Jiugel  tnanner^-,  usage  nécessaire  pour  in- 
terpréter les  commandemens,  à  cause  du  grand  nombre 
d'hommes  qui  entendent  à  peine  la  langue  allemande.  Les 
Autrichiens  sont  fiers  de  leur  artillerie.  Au  moment  où  ils 
ont  occupé  l'État  de  l'Église  ,  ils  avaient  1000  pièces  de 
canon  prêtes  à  entrer  en  campagne.  Les  recrues  suivent  un 
cours  régulier  de  mathématiques  et  d'artillerie  théorique  et 
pratique.  Tous  ceux  qui  se  distinguent  par  l'instruction  et 

(r)  Les  troupes  fournies  par  la  Croatie  et  la  Dalmatie  font  partie  du  con- 
tingent hongrois;  ici  elles  sont  comprises  dans  celui  de  l'Illyrie. 


sous    LE    PRINCE    DE    METTERNICH.  29 

le  talent  passent  dans  le  corps  des  bombardiers,  et  ils  ont 
l'espoir  de  monter  au  grade  d'officier  :  seule  arme  qui  offre 
ime  semblable  perspective.  L'exercice  du  tir  se  fait  tous  les 
ans  avec  une  grands  régularité.  Le  corps  des  artilleurs  de 
fusées  à  la  congrève ,  commandé  par  le  général  Augustin  ,  à 
Wiener-Neustadt ,  a  non-seulement  perfectionné  la  compo- 
sition des  combustibles  qui  entrent  dans  cette  arme  formi- 
dable; mais  la  précision  et  la  sûreté  de  son  tir  sont  vraiment 
siirprenans. 

Le  montant  du  budget  de  l'armée  est,  comme  toutes  les 
autres  branches  des  dépenses  publiques  en  Autriche ,  un  se- 
cret d'état.  Il  y  a  lieu  de  croire  qu'il  règne  dans  ce  départe- 
ment plus  d'économie  que  dans  aucun  autre,  et  que  les 
agens  inférieurs  y  sont  plus  scrupuleusement  surveillés  que 
dans  les  divers  départemens  civils.  Tous  les  grades,  au 
dessous  de  celui  de  colonel,  sont  accordés  à  l'unanimité  du 
célèbre  Conseil  auquel  tous  les  désastres  des  dernières  guer- 
res ont  été  attribués. 

Voici  quelques  détails  sur  sa  composition.  Le  plus  ancien 
officier-général  de  l'armée  assisté  de  cinq  autres  officiers- 
généraux  y  occupe  la  place  de  président,  on  discute,  en  se- 
cret, toutes  les  affaires  purement  militaires.  Les  généraux 
en  activité  de  service  sont  soumis  à  ce  Conseil.  La  difficulté 
de  satisfaire  tant  de  volontés  différentes  a  produit  les  effets 
les  plus  funestes  dans  les  campagnes  contre  la  France  :  l'ar- 
chiduc Charles  a  été  forcé  de  le  subir  ;  et  c'est  à  cette  nécessité 
que  l'on  attribue  généralement  sa  retraite.  Le  même  président 
dirige  un  second  conseil  de  onze  personnes ,  prises  en  partie 
dans  l'armée  et  en  partie  dans  l'administration  civile ,  qui  le 
secondent  dans  toutes  les  affaires  ordinaires  et  se  partagent 
les  diverses  branches  de  l'artillerie ,  des  vivres,  etc.  Quatre 
conseillers  de  justice  remplissent  les  fonctions  de  juges-avo- 
cats. Le  président  n'étant  point  responsable ,  et  les  conseillers 
pouvant  rejeter  sur  le  corps  dont  ils  font  partie  les  bévues 
qui  se  commettent,  les  erreurs  et  la  négligence  sont  fré- 


t(jt  l'autriche 

quentes.  Ce  système ,  bon  pour  les  détails  secondaires ,  dé- 
truit complètement  l'énergie  et  la  rapidité,  âme  des  calculs 
militaires.  Aussi  les  Autrichiens  se  sont-ils  toujours  trouvés 
fort  bien  préparés  pour  les  cas  prévus  ;  mais  dès  qu'il  fallait  dé- 
velopper inopinément  de  grandes  ressources ,  toutes  les  cor- 
des sur  lesquelles  le  général  avait  compté  se  brisaient  dans 
sa  main.  On  doit,  depuis  peu,  au  comte  de  Clam-Martinilz, 
la  réduction  du  terme  de  quatorze  années  que  les  conscrits 
étaient  tenus  de  passer  au  service. 

Les  autres  branches  des  dépenses  publiques  sont  aussi 
mystérieuses  que  le  budget  de  l'armée.  On  assure  que  le  mi- 
nistre des  finances  reçoit  rarement  les  comptes  de  ses  col- 
lègues des  autres  départemens;  la  police  et  les  affaires  étran- 
gères sont  dispensées  d'en  rendre  aucun.  Voici  ce  que  l'on  sait 
de  plus  exact  sur  le  revenu  total  de  l'empire. 

Ce  revenu  est  généralement  estimé  à  150,000,000  de  florins 
en  numéraire  (375,000,000  francs).  Il  est  le  produit  de  l'im- 
pôt territorial,  de  l'impôt  sur  le  commerce  Çerwerb steuer) , 
du  droit  de  succession,  de  l'accise,  des  droits  fiscaux,  des 
droits  de  barrières,  des  domaines  et  des  droits  régaliens,  qui 
comprennent  les  droits  de  douane,  le  timbre,  le  monopole  du 
tabac  et  du  sel ,  la  poste ,  la  loterie  et  la  monnaie.  La  Hongrie 
et  la  Transylvanie ,  exemptes  de  la  plupait  de  ces  impôts, 
sont  tenues  de  fournir  en  nature  une  partie  des  approvi- 
sionnemensde  l'armée. 

L'impôt  territorial,  qui  peut  être  considéré  comme  la  plus 
importante  de  ces  diverses  taxes,  se  perçoit  dans  toutes  les 
provinces,  et  s'élève,  terme  moyen,  à  15  p.  7o  tbi  produit. 
Les  récoltes  ne  sont  pas  évaluées  tous  les  ans  ;  mais  une  esti- 
mation prise  en  18oi,  par  des  commissaires  nommés  à  cet 
effet,  a  été  reçue  comme  base  pour  la  Basse-Autriche.  Dans 
les  autres  provinces,  une  base  provisoire  a  été  fixée,  en  at- 
tendant que  le  cadastre  dont  on  s'occupe  soit  achevé.  Les 
édifices  de  tout  genre,  exceptés  ceux  de  la  ville  capitale  de 
chaque  province,  sont  taxés  en  proportion  de  leur  grandeur 


sous   LE   PRIKCE   DE   3IETTER>ICH.  SI 

et  de  leur  valeur,  el  se  divisent  en  douze  classes,  dont  la 
plus  élevée  paie  environ  150  francs,  et  la  plus  basse  environ 
50  francs  par  an.  Dans  les  villes  capitales,  c'est  le  prix  de 
location  des  domaines  qui  forme  la  base  de  l'impôt,  et  en  y 
comprenant  tous  les  frais,  il  s'élève  à  près  de  32  p.  7o  t^i« 
revenu  de  la  propriété. 

L'impôt  sur  le  commerce  {ericerh  s/euer')  se  paie  ;  1°  par 
les  fabricans  ;  2°  par  toute  personne  exerçant  le  commerce , 
surtout  celui  des  matières  premières,  et  par  les  négocians  en 
gros;  ces  commercans  sont  partagés  en  trois  classes  qui,  à 
Vienne  et  dans  la  banlieue,  paient  1500  florins,  1000  florins 
et  500  florins  par  an;  et  dans  les  provinces,  1000  florins, 
500  florins  et  300  florins  ;  3°  par  les  artistes  et  les  artisans ,  et 
spécialement  par  toute  personne  jouissant  d'une  autorisation 
particulière  pour  exercer  un  état  quelconque,  de  brevets 
d'invention,  etc. ,  par  les  boutiquiers,  les  colporteurs,  etc.; 
4°  parles  maîtres  de  danse,  de  musique,  d'escrime,  de  lan- 
gues, d'école,  etc.,  courtiers  en  marchandises,  agens  d'af- 
faires, avocats,  etc. 

Dans  le  royaume  Lombardo-Yénitien ,  cet  impôt  ne  s'élève 
guère  qu'à  un  sixième  de  son  taux  fixé  pour  les  provinces 
transalpines  de  l'empire  :  en  Hongrie,  on  ne  le  paie  pas  du 
tout.  Les  bouchers  sont  soumis  à  un  droit  d'abattage  d'envi- 
ron 12  francs  par  bcle  ,  et  les  bouchers  juifs  sont  encore 
plus  lourdement  imposés.  Les  impôts  sur  les  Juifs  forment 
une  branche  spéciale  de  revenu.  Quiconque  veut  entrepren- 
dre le  commerce  est  obligé  de  prouver  qu'il  possède  des  ca- 
pitaux suflîsans  et  de  payer  un  impôt  considérable  sur  ces 
mêmes  capitaux.  En  Gallicie,  on  a  imposé  jusqu'aux  chan- 
delles qu'on  a  coutume  d'allumer  les  jours  de  sabbat  et  de 
grandes  fêtes. 

Les  droits  de  succession  sur  toute  somme  au-dessus  do 
100  florins  sont  de  10,  de  5  et  de  2  p.  %,  selon  le  degré  de 
parenté.  Un  droit  de  mutation  se  perçoit  sur  toutes  les  ventes 
de  propriétés  immobilières.  Les  acquéreurs  non  nobles  achè- 


32  l'autriche 

tent  des  lettres  de  noblesse  ou  paient  quelques-unes  des  cou  ♦. 
tributions  doubles  :  même  après  avoir  obtenu  ces  lettres  de 
l'empereur ,  il  y  a  encore  des  frais  considérables  à  acquitter , 
si  l'on  veut  être  admis  aux  états  de  la  province  :  distinction 
chimérique.  Quant  aux  lettres  de  noblesse ,  indépendamment 
des  impôts  extraordinaires  dont  elles  affranchissent  la  terre , 
elles  exemptent  la  famille  de  la  conscription. 

L'accise  {Ferzehrungs Steuer)  est  aussi  une  branche  très 
importante  du  revenu  public  ;  elle  embrasse  :  l°tout  établisse- 
ment où  se  fabriquent  de  la  bierre,  du  vin ,  des  esprits,  des 
liqueurs,  de  la  drèche,  etc.  ;  2°  toutes  les  provisions  apportées 
aux  marchés  de  Vienne  et  des  capitales  de  provinces  ;  3°  les 
provisions  exposées  en  vente  par  les  aubergistes,  bouchers,  etc.' 

Les  droits  de  douane  étaient  naguère  fixés  à  un  taux  si 
exorbitant  qu'ils  ne  rapportaient  pas  même  au  gouvernement 
de  quoi  couvrir  les  frais  de  perception.  La  contrebande,  ré- 
duite en  système,  était  établie  sur  une  immense  échelle. 
Les  provinces  italiennes  servaient  de  centre  et  de  siège  à  ce 
commerce  interlope  ;  on  assure  que  le  sceau  de  l'adminis- 
tration des  douanes  milanaises  s'est  long-temps  trouvé  entre 
les  mains  des  contrebandiers  ,  qui  l'avaient  remplacé  par 
un  faux  scel.  L'office  des  douaniers  n'est  pas  seulement  de 
surveiller  la  contrebande  ;  ils  doivent ,  en  outre ,  protéger  les 
monopoles  impériaux ,  c'est-à-dire  ceux  du  tabac  et  du  sel. 
Le  tabac  de  première  qualité  n'est  jamais  exposé  en  vente  ; 
celui  de  la  régie  offre  un  mélange  tellement  inférieur,  que, 
même  dans  les  mauvaises  années,  le  gouvernement  peut  le 
fournir  au  même  prix  sans  y  perdre.  Quant  au  sel,  l'empire 
d'Autriche ,  très  abondant  en  minéraux  de  toute  espèce,  n'a  pas 
de  ressource  plus  productive.  A  Hall,  il  existe  une  vaste  saline 
de  laquelle  on  extrait  200,000  quintaux  de  sel.  Le  prix  d'ex- 
traction revient  à  1  shilling  10  d.  1/2  par  quintal  ;  et  le  sel  est 
vendu  dans  le  commerce  10  shillings  10  d.  (13  fr.  )  le  quintal. 

Le  tableau  suivant ,  publié  par  MM.  Foy,  ïlarle  clGurmer, 
pourra  donner  une  idée  du  produit  des  mines  de  l'empire. 


sous   LE   PRINCE  DE  METTERKICH.  33 

Tableau  présentant  la  quantité  et  la  valeur  des  minéraux 
produits  en  Autriche  année  moyenne. 

paoDcii  ASSCEL.  pnix  Pin  Qrraut.  TiLBCa  tot»lb. 

Or 23-^7  quint.       72,500  flor.  1 ,749,222  flor. 

Argent 4G2  ir  4,800  2,418,252 

Cuivre 54,765  48  2,629,336 

Étain 5,500  100  550,000 

Plomb 76,506  12  918,172 

Ter 1,688,458  4  6,753,832 

Vif-argent 5,240  167  875,080 

Cinabre 7,800  150  1,170,000 

Cobalt 9,405  18^1  74,178 

Antimoine 6,900  12  82,000 

Bisroulh 700  36  28,200 

Manganèse 850  10  8,500 

Arsenic 226  75  50,625 

Vert  minéral 1,250  55  68,740 

Sel 5,928,189  3  17,784,507 

Vitriol 10,120  i2  121,140 

Alun 8,104  15  121,660 

Houille 1,177,000  »i  292,334 

Autres  minéraux . .  »  »  8,010,760 

Total florins,  (i)  43,806,738 

Du  reste,  quelque  riches  que  paraissent,  au  premier  as- 
pect, ces  résultats,  ils  ne  donnent  qu'une  faible  idée  des 
trésors  que  renferment  les  diverses  chaînes  de  montagnes 
dont  l'empire  d'AuUiche  est  traversé,  et  qui  sufliraieni  pour 
approvisionner  de  minéraux  l'Europe  entière ,  si  leur  exploi- 
tation était  confiée  aux  industries  particulières.  L'élai  dé- 
plorable des  routes  dans  les  régions  les  plus  riches  en  mines , 
telles  que  la  Hongrie  et  l'Illyrie,  et  la  navigation  des  ri- 
vières complètement  négligée  ,  empêchent  d'exploiter  les 

(i)  plus  de  cent  millions  de  francs. 

VIII.— 4*=  SÉRIE.  3 


ok  l'al'triche 

mines  de  valeur  moindre,  et  exposent  les  districts  qui  les 
renferment  à  toutes  les  angoisses  de  la  disette,  lorsque  les 
autres  parties  de  la  même  province  sont  surchargées  de  ré- 
coltes. 

Il  nous  resterait  à  parler  des  domaines  de  la  couronne,  dont 
les  produits  sont  considérables;  mais  comment  fixer,  même 
approximativement,  le  revenu  qu'ils  donnent?  La  dépré- 
ciation des  monnaies ,  ressource  désespérée  à  laquelle  le 
gouvernement  eut  recours  en  l'année  1811 ,  a  porté  au  crédit 
de  l'Autriche  un  coup  dont  elle  ne  s'est  pas  relevée.  Le  désor- 
dre des  finances  autrichiennes  date  de  loin.  De  1790  à  1794, 
les  comtes  Saurau ,  Zisky ,  Odonnell ,  n'avaient  fait  que 
creuser  cet  abîme.  Contributions  que  l'on  appelait  volontai- 
res; pillage  de  l'argent  des  églises;  mise  en  circulation  d'une 
monnaie  détériorée;  emprunt  forcé  desoixanic-quinze  millions 
de  florins  ;  impôts  onéreux  prélevés  sur  tous  les  produits  co- 
loniaux ;  nouvelle  taxe  mobilière  d'un  demi  pour  cent ,  frappant 
les  propriétés  pour  une  période  de  temps  indéfinie  :  toutes  ces 
mesures ,  dont  une  seule  suffirait  pour  tuer  une  nation ,  s'ac- 
cumulaient sous  des  mains  imprudentes.  Malgré  les  promes- 
ses solennelles  de  l'empereur,  la  masse  Hotlante  du  papier- 
monnaie  s'était  élevée  au  total  gigantesque  de  un  milliard 
soixante  millions  de  florins ,  et  jamais  on  n'a  connu  exactement 
la  somme  totale  de  la  dette  et  des  intérêts. 

En  1811,  un  coup  d'état  financier  vintfrapperrAutrichc  éton- 
née :1e  comteWallis  était  ministre  des  finances;  d'accord  avec 
l'empereur,  il  fit  imprimer,  sous  le  plus  grand  secret,  des 
ordres  qui ,  expédiés  avec  la  même  précaution ,  ouverts  à  la 
même  heure  par  tous  les  gouverneurs  de  l'empire  ,  promul- 
gués au  milieu  de  baïonnettes  ,  soutenues  par  la  force,  con- 
traignirent tout  citoyen  à  remettre  un  billet  de  banque  de  cinq 
florins,  en  échange  d'une  quittance  d'un  seul  florin  :  spoliation 
qui  détruisit  toute  confiance  et  toute  sécurité.  La  guerre  de 
1813  amena  une  nouvelle  émission  de  deux  cent  douze  millions 
de  papier-monnaie  ,  sans  compter  six  cent  trente  six  autres 


sous  LE   PRINCE  DE   :metternich.  S5 

millions  de  billets ,  nommés  anticipés.  A  son  accession  au 
pouvoir,  le  comte  Stadion  trouva  le  papier  tellement  déchu  , 
qu'il  fut  forcé  de  le  réduire  de  vingt  pour  cent.  Celte  double 
dépréciation  abaissa  la  propriété  dans  toutes  les  parties  des 
domaines  de  l'empire,  et  diminua  les  biens  des  mineurs  ,  des 
hôpitaux ,  des  institutions  publiques  et  des  capitalistes ,  d'abord 
de  vingt  pour  cent ,  et  eulin  de  quarante  pour  cent:  une  im- 
mense corruption  morale  en  fut  le  résultat. 

Depuis  ce  moment,  chacun  des  citoyens  n'a  pensé  qu'à  son 
gain  personnel ,  réalisable  par  tous  les  moyens  possibles.  Plus 
de  crédit,  plus  de  bonne  foi.  Il  fallut  emprunter  à  M.  de  Rot- 
schild,  après  la  paix,  d'abord  vingt  millions,  ensuite  trente- 
huit  et  à-peu-près  autant  à  d'autres  banquiers.  L'année  qui 
suivit  la  révolution  de  juillet  exigea  un  nouvel  emprunt  de 
deux  cent  millions  de  France.  Aujourd'hui  la  première  dé- 
claration de  guerre  occasionnerait  une  baisse  de  30  à  ZjO  p.  7o 
dans  les  effets  publics.  Ce  n'est  pas  que  l'on  manque  de  con- 
fiance dans  les  ressources  de  l'empire  ;  mais  l'administration 
des  finances  n'a  jamais  reposé  sur  une  base  solide,  qui  aurait 
entraîné  une  responsabilité  à  laquelle  les  ministres  ne  veulent 
point  se  soumettre;  l'augmentation  annuelle  des  impôts  et  les 
emprunts  considérables  que  le  gouvernement  est  obligé  de 
contracter  révèlent  le  vice  radical  de  cette  administration. 
Plus  d'un  milliard  de  francs  a  été  levé  par  voie  d'emprimt, 
depuis  1816,  et  les  revenus,  tout  considérables  qu'ils  sont,  ne 
sulTisent  pas  pour  couvrir  les  dépenses.  On  dit,  au  reste, 
qu'une  grande  partie  de  celte  somme  appartieut  à  la  caisse 
d'amortissement: chose  assez  probable; car  le  crédit  de  l'Au- 
triche a  élé  si  chancelant  depuis  1830  que  le  prix  des  fonds 
n'a  pu  cire  soutenu  que  par  l'iulcrvenlion  du  gouvernement, 
c'est-à-dire  par  l'achat  de  sommes  coBsidérables ,  toutes  les 
fois  que  le  prix  des  effets  publics  baissait  à  la  bourse. 

Il  y  aurait  injustice  à  ne  pas  reconnaîlre  la  dilliculié  des  cir- 
constances et  l'urgence  des  temps,  injustice  à  les  attribuer 

exclusivement  à  M.  de  Metlernicb ,   guide  politique  d'une 

3. 


S6  l'autriche 

destinée  si  compromise.  Ce  fut,  en  effet,  un  triste  règne  que 
celui  de  François  V  d'Autriche.  Il  monte  sur  le  trône  en  1792, 
lorsque  l'Europe  est  en  feu.  Les  essais  prématurés  de  Joseph  II 
viennent  d'ébranler  l'Autriche.  Il  s'agit  pour  le  nouveau  mo- 
narque d'une  lutte  perpétuelle  ;  d'une  coupe  d'amertume  tou- 
jours vidée,  toujours  remplie  et  qu'il  faut  vider  encore.  Par- 
tout les  champs  de  bataille ,  partout  les  ^défaites  ;  le  malheur  et 
la  mort  dans  la  famille  royale  :  telle  est  la  vie  de  ce  prince ,  l'un 
des  plus  notables  exemples  d'un  constant  malheur  sur  le  trône. 
Ce  n'est  pas  assez  de  six  années  d'humiliation  et  de  sang.  Eli- 
sabeth de  Wurtemberg ,  Marie-Thérèse  de  Sicile  et  Marie- 
Louise  d'Est,  reines  tour- à-tour,  meurent  toutes  trois  sous  ses 
yeux  ;  ses  filles  vivent  malheureuses  ;  la  plupart  de  ses  frères 
périssent.  Le  fils  de  Napoléon ,  qu'il  chérissait  tendrement ,  le 
duc  de  Reichstadt,  lui  est  enlevé  à  la  fleur  de  l'âge.  Enfin,  sur 
ses  vieux  jours ,  la  révolution  de  juillet  éclate.  Depuis  ce  mo- 
ment, il  n'ose  plus  signer  un  seul  décret  ni  porter  la  main  à  la 
machine  vermoulue  de  l'empire  autrichien  ;  chaque  jour  il 
s'écrie  :  ^lles  ist  verloren  !  (Tout  est  perdu  !  ) 

Son  caractère  personnel  est  assez  difficile  à  bien  juger.  Très 
populaire ,  aimé  de  ses  sujets,  fin  et  bon  homme,  on  lui  a  re- 
proché la  bigoterie ,  l'entêtement,  peu  de  portée  dans  les  vues 
et  une  trigauderie  dont  on  cite  des  preuves  singulières.  Il 
affectait  avant  tout  l'équité ,  et  poussait  l'amour  de  la  justice 
Jusqu'à  une  extrême  minutie.  Tout  le  monde  était  admis  à 
ses  audiences  publiques,  et,  pour  conserver  l'amour  de  ses 
sujets,  il  avait  recours  aux  plus  étranges  subterfuges.  Un 
solliciteur  le  suppliant  de  faire  droit  à  sa  requête  et  de  don- 
ner une  seule  signature  impatiemment  attendue  :  «  Écrivez 
vous-même  votre  demande,  lui  dit  l'empereur,  et  je  la  signe- 
rai. »  Le  nom  du  monarque  fut  apposé  de  sa  propre  main  au 
bas  de  la  pétition;  mais  quand  le  solliciteur  alla  porter  cette 
signature  à  la  chancellerie,  on  la  repoussa  dédaigneusement. 
Pourquoi?  c'est  que  l'empereur  avait  donné  l'ordre  antérieur 
de  n'exécuter  que  les  mandats  entièrement  écrits  de  sa  main. 


sous    LE    PRIIVCE    DE    METTER]\ICH.  37 

La  jalousie  de  popularité  que  lui  inspiraieul  ses  frères  était 
excessive.  Un  archiduc  dont  la  voix  publique  faisait  l'éloge 
était  sûr  de  n'avoir  bientôt  plus  part  à  la  direction  des  af- 
faires. Avec  sa  bonhomie,  sa  religion,  ses  vertus  domesti- 
ques, tout  ce  qu'il  y  avait  en  lui  d'apparences  populaires  et  de 
qualités  privées ,  il  établissait  un  despotisme  patriarcal  que 
M.  de  Metlernich  favorisait  spécialement,  et  qui  donnaità  des 
actes  oppressifs  une  forme  gracieuse  et  douce.  Le  malheur  du 
pays,  les  circonstances  spéciales  où  se  trouvait  l'Europe,  la  cap- 
tivité du  souverain  pontife  ;  tout  affermissait  une  dictature 
dont  le  premier  ministre  avait  posé  les  bases.  La  situation  du 
pape  plaçait  entre  les  mains  de  l'empereur  le  pouvoir  spiri- 
tuel ,  toujours  imposant  pour  un  peuple  pieux.  Il  n'était 
faible,  après  tout,  ni  de  tête  ni  de  cœur;  ses  ministres  ne  le 
gouvernaient  pas  ;  les  impulsions  du  gouvernement  ve- 
naient de  lui  :  il  descendait  à  une  infinité  de  détails  et  de 
travaux  particuliers.  Pendant  que  M.  de  Metlernich  garan- 
tissait de  son  mieux  la  chose  publique  contre  les  orages  ex- 
térieurs ,  la  bonhomie  madrée  du  monarque  contenait  et  fixait 
dans  son  cadre  fragile  celte  machine  appauvrie  et  prêle  à 
tomber  en  poudre. 

Ce  n'était  pas  chose  facile  de  maintenir  autour  d'un  centre 
d'ailleurs  privé  de  force ,  tant  d'élémens  hétérogènes  et  hos- 
tiles, et  de  former  un  ensemble  régulier  avec  ces  popula- 
tions slaves,  magyares,  italiennes,  que  nous  avons  décrites. 
L'homme  politique ,  chargé  de  souder  le  cercle  de  fer  souple 
et  puissant  qui  les  réunit ,  a  dû  trouver  plus  d'un  obstacle.  De 
celte  douloureuse  et  périlleuse  situation  sont  nées  la  haine  et 
la  crainte  de  tout  changement,  qui  constituent  la  politique 
autrichienne ,  depuis  l'accession  de  François  I"  et  de  M.  de 
Metlernich.  De  là  ces  mille  précautions  pour  se  mettre  à 
l'ahri  des  moiiveïtiens  destructeurs  du  siècle ,  comme  disent 
les  protocoles.  Mesures  de  police  intérieure  et  extérieure  : 
efforts  pour  imposer  des  reslrictions  à  la  presse  allcnutnde; 
intervcnlion  armée  contre  les  mouvcmens  révolutionnaires 


00  L  AUTRICHE 

des  pays  étrangers,  inlervention  directe  à  Naplcs,  indirecte 
en  Espagne.  Plus  les  idées  de  la  révolulion  et  de  la  réforme 
devenaient  puissantes,  plus  M.  de  Metternich,  s'armant 
contre  elles  de  ruse  el de  violence ,  se  rejetait  vers  le  passé, 
le  privilège,  l'unité  du  pouvoir.  Auparavant,  quand  les  prin- 
cipes réformateurs  avaient  eu  le  dessus,  contenus  et  matiés 
par  Napoléon  ,  c'étaient  la  Russie  et  le  despotisme  que  M.  de 
Metternich  avait  attaqués. 

Mais  la  révolution  devenait  redoutable  pour  l'Autriche. 
M.  de  Metternich  lui  déclara  la  oueire.  Voici  comment  sa 
politique  anti-libérale  est  expliquée  par  une  publication  qui 
renferme  sa  biographie  et  qui  peut  passer  pour  officielle  : 

La  haine  innée  et  irréconciliable  qui  a  existé  de  tout  temps 
entre  le  droit  historique  et  les  idées  révolutionnaires  qui  ont  nié 
ce  droit  et  ont  voulu  le  détruire ,  n'a  jamais  été  un  effet  du  hasard , 
n'a  point  été  éveillée  par  des  intérêts  passagers.  Elle  ressemblait, 
au  contraire,  à  la  lutte  de  deux  forces  contraires  dans  la  nature j 
c'était  une  action  nécessaire,  inévitable.  Or,  ce  droit  historique  se 
présente  dans  sa  perfection  dans  la  constitution  des  pays  qui  fai- 
saient autrefois  partie  de  l'empire  d'Allemagne,  et  dont  le  souverain 
de  l'Autriche  a  été  depuis  plusieurs  siècles  le  chef;  il  se  montre  de 
même  dans  les  états  héréditaires  de  la  maison  impériale  :  la  convic- 
tion et  les  souvenirs  les  plus  sacrés  lui  avaient  fait  prendre  de  pro- 
fondes racines  chez  toutes  les  nations  d'origine  germanique  et  par- 
iant la  langue  des  Germains.  La  renonciation  à  ce  droit  antique  et 
héréditaire  aurait  détruit  irrévocablement  l'organisation  intérieure 
el  le  bonheur  de  ces  contrées.  Elle  aurait  été  inutile  à  la  défense  des 
intérêts  matériels  qui  avaient  tant  souffert  par  la  guerre  ;  car  il 
était  facile  de  voir  que  la  soumission  la  plus  complète  à  l'arrogance 
de  l'ennemi  n'aurait  fait  que  retarder  momentanément  cette  guerre 
funeste  ,  sans  pouvoir  la  prévenir.  Cette  considération  suffisait  pour 
imposer  au  prince ,  fidèle  serviteur  de  l'état,  le  devoir  de  combattre  à 
outrance  la  révolution,  ses pri/icipes  et  ses  cofiséfjuences.  Mais 
ce  n'était  pas  seulement  l'intérêt  de  l'état  qu'il  représentait  qui  lui 
inspirait  cette  répugnance  pour  les  innovations  et  les  révolutions  : 
il  suivait  en  cela  ime  conviction  personnelle  et  intime ,  née  de  la 


sous   LE    PRINCE    DE    METTERISICH.  39 

connaissance  parfaite  qu'il  avait  de  la  nature  de  ces  doctrines  et  de 
la  manière  dont  elles  avaient  été  appliquées.  Le  strict  amour  de  la 
justice  qui  dictait  ses  actions  lui  fît  reconnaître,  une  fois  pour  toutes, 
dans  le  chaos  des  révolutions,  quelque  chose  qui  contrariait  ses  sen- 
timens,  un  homme  tel  que  lui  devait  prendre  aux  yeux  du  monde 
l'attitude  de  leur  ennemi  déclaré. 

Cet  homme  si  flexible  el  si  conciliant  ne  recula  devant  au- 
cune mesure  violente,  quand  il  en  reconnut  la  nécessite,  La 
réponse  qu'il  fit  à  l'ambassadeur  napolitain ,  qui  venait  prier 
d'épargner  à  son  pays  une  interveniion armée,  contient  l'ex- 
posilion  complète  de  ses  principes. 

«  La  révolution  napolitaine,  dit-il,  est  l'ouvrage  d'une  secte  coupa- 
ble, l'effet  de  la  surprise  et  de  la  violence  5  si  les  cours  lui  donnaient 
le  moindre  encouragement,  ne  fût-ce  que  par  le  silence,  elles  répan- 
draient la  semence  de  la  révolte  dans  les  pays  où  elle  n'a  pas  encore 
pénétré.  Le  premier  intérêt,  le  devoir  le  plus  sacré  des  puissances 
est  de  l'écraser  dans  son  berceau.  Quant  à  l'offre  du  gouvernement 
napolitain  de  faire  tout  ce  qui  dépendra  de  lui  pour  empêcher  l'ex- 
tension de  la  propagande,  en  eiit-il  le  pouvoir,  nous  ne  lui  devrions 
aucune  reconnaissance  de  ce  que  nous  exigerions  de  lui  comme  un 
devoir.  La  reconnaissance  du  nouvel  ordre  de  choses  à  Naples  ébran- 
lerait les  fondemens  de  notre  propre  état  et  enlèverait  au  vôtre  les 
seuls  moyens  qu'il  possède  aujourd'hui  de  s'opposer  aux  hommes  de 
l'anarchie...  Ces  moyens  sont  l'ordre  et  le  maintien  des  principes 
sur  lesquels  seuls  se  fonde  la  tranquillité  des  états,  et  ces  principes 
triompheront  du  moment  où  le  gouvernement  sera  résolu  de  main- 
tenir ses  anciennes  institutions  contre  l'attaque  des  innovateurs  et 
de  l'esprit  de  i)arti.  »  L'ambassadeur,  un  peu  surpris,  ayant  demandé 
si  un  arrangement  à  l'amiable  était  absolument  impossible,  le 
prince  lui  répondit  :  a  II  ne  s'agit  point  ici  d'arrangement  j  il  s'agit 
d'appliquer  un  remède  au  mal.  Employez  tous  vos  efforts  pour  que 
les  hommes  bien  disposés  de  votre  pays  supplient  le  roi  de  re- 
prendre les  rênes  du  gouvernement,  d'annuler  tous  les  actes  faits 
depuis  le  5  juillet,  de  punir  les  individus  qui  ont  conduit  leur  pa- 
trie sur  le  bord  do  l'ahlme,  et  enfin  d'adopter  des  mesures  capables 
d'assurer  le  bonheur  et  la  prospérité  du  peuple.  Si  vous  faites  cela , 


ûO  l'autriche 

l'Autriche  et  toute  l'Europe  vous  soutiendront  dans  votre  louable 
entreprise..  «  Le  prince  ayant  paru  douter  que,  dans  l'état  actuel 
des  affaires,  il  se  trouvât  à  Naples  des  hommes  disposés  à  tenir 
un  pareil  langage,  le  grand  chancelier  reprit  :  «  Si  vous  n'en 
trouvez  point ,  Sa  Majesté  l'empereur ,  mon  maître ,  saura  vous 
en  fournir.  Souverain  d'hommes  qui  avouent  ces  principes  et 
qui  ont  tout  le  pouvoir  nécessaire  pour  effectuer  le  bien  que  je  vous 
ai  indiqué,  il  viendra  à  votre  secours.  Disposez  de  80,000, 
ou  s'il  le  faut,  de  100,000  soldats  autrichiens  ;  ils  s'avan- 
ceront à  votre  première  réquisition  et  vous  ramèneront 
à  ISaples,  vainqueur  des  rebelles.  »  Le  gouvernement  napo- 
litain étant  hors  d'état  de  tenir  tête  à  la  révolte  de  plus  en  plus 
audacieuse,  il  était  probable  que  ce  moyen  serait,  en  effet,  le  seul 
qu'il  pût  prendre  pour  hâter  un  dénoûment  inévitable.  L'ambassa- 
deur ne  reconnut  point  ou  ne  voulut  point  reconnaître  cetle  néces- 
sité, et  il  exprima  avec  amertume  le  regret  de  voir  le  gouvernement 
autrichien  adopter  ces  mesures  extrêmes,  lui  qui  était  venu  pour 
prévenir  l'effusion  du  sang,  w  Oui,  répliqua  le  prince  de  Met- 
te rnich  en  terminant  l'entrevue,  il  faudra  que  le  sang  coule;  mais 
il  retombera  sur  la  tête  de  ceux  qui  ont  sacrifié  la  gloire  et  le  bon- 
heur de  leur  pays  aux  inspirations  d'une  ambition  intéressée.  Quant 
à  moi,  j'en  repousse  la  responsabilité;  je  n'agis  que  comme  les 
intérêts  de  ma  patrie  me  l'ordonnent.  » 

On  avait  pensé  quelque  temps  que  le  libéralisme  de  M.  Ko- 
lowrat,  ministre  d'état,  balancerait  l'influence  de  M.  de  Met- 
ternich;  le  contraire  est  arrivé.  C'est  la  prépondérance  de 
M.  de  Metternich  qui  a  fait  disparaître  de  la  scène  active  le 
comte  de  Kolowrat,  un  des  hommes  les  plus  remarquables  de 
l'Autriche  actuelle.  Né  d'une  famille  de  Bohème  si  antique  et 
si  célèbre  que,  selon  la  légende  ,  il  y  a  dans  le  château  des 
Kolowrat  une  sonnette  qui  tinte  et  une  pierre  qui  pleure 
toutes  les  fois  qu'une  personne  de  cette  race  vient  à  mourir  ; 
riche ,  influent ,  considéré ,  il  s'est  fait  le  chevalier  du  libéra- 
lisme comme  il  eût  été  le  chevalier  de  la  croix  au  dou- 
zième siècle.  On  prétend  même  qu'il  fut  affilié  à  une  société 
révolutionnaire  j  l'Empereur  eut  le  bon  sens  de  répondre  à 


sous    LE    PRI5CE   DE    METTERMCH.  Al 

ceux  qui  l'en  avertissaient  :  <c  Un  révolutionnaire  qui  s'ap- 
pelle Kolowrat  et  qui  a  des  domaines  princiers  n'est  pas 
dangereux.  » 

En  1810,  il  fut  nommé  gouverneur-général  {Oherst-hurg- 
graf)  de  Bohème ,  et  il  y  fit  beaucoup  de  bien  par  son  éco- 
nomie, son  zèle,  ses  connaissances  positives,  son  activité 
infatigable.  Il  représente  une  masse  encore  peu  considéra- 
ble, mais  jeune  ,  marchant  à  Tavant-garde  des  doctrines.  Il 
veut  l'amélioration  du  genre  humain  ;  il  lespère.  Rien  ne 
fait  plus  d'honneur  à  la  politique  de  François  I"  et  de  M.  de 
JMetternich  que  l'emploi  actif  de  ce  noble  Bohémien ,  nommé 
ministre  de  l'intérieur.  Quelques  nuages  se  sont  élevés  dans  le 
cabinet,  à  propos  de  Don  Carlos  et  des  jésuites  :  M.  de  Kolowrat 
a  donné  sa  démission ,  puis  il  a  cédé.  On  l'a  engagea  reprendi'e 
le  pouvoir,  et  même  à  ne  point  paraître  l'avoir  quitté  jamais. 

La  mort  du  baron  Frédéric  de  Gentz  a  laissé  M.  Metlernich 
seul  :  c'était  son  bras  droit  et  son  rédacteur  le  plus  habile. 
Fils  de  son  siècle  ,  attendant  les  évèuemens  pour  les  exploiter, 
il  savait  rencontrer,  même  en  contrariant  les  intérêts  con- 
temporains, la  sympathie  de  son  époque;  agent  et  moteur 
excellent;  il  savait  se  transformer  pour  servir  le  but  qu'il 
se  proposait,  dompter  son  caractère  sans  l'anéantir,  devenir 
à-la-fois  passif  et  fort ,  secondaire  et  intelligent ,  l'homme 
de  la  nécessité  et  l'homme  de  ses  principes.  Malgré  celte 
habileté  et  ces  talens,  ^I.  de  Metternich  se  trouva  tout  aussi 
fort  après  lui  qu'avant  lui.  Mais  ce  qui  prouve  surtout  la  va- 
leur intrinsèque  de  ce  diplomate,  c'est  que  son  importance  et 
sa  position  s'accrurent  à  la  mort  de  l'empereur  François  :  le 
comte  Kolowrat  s'effaça.  Tous  les  hauts  fonctionnaires,  la 
plupart  étrangers  et  dévoués ,  furent  à-la- fois  sous  la  main  de 
M.  de  Metternich  :  tels  sont  le  comte  Mittrewsky,  président 
de  la  commission  de  l'instruction  publique  ;  le  comte  Sedl- 
niizky,  chef  de  la  police  et  de  la  censure  ;  le  baron  Letzertern, 
et  le  docteur  Jaixke,  successeur  de  Gentz.  Ce  sont  les  prin- 
cipales colonnes  du  système  de  M.  de  Metternich. 


42  l'autriche 

La  révolution  de  juillet,  loin  d'avoir  ébranlé  ce  système, 
semble  l'avoir  affermi.  L'habileté  de  M.  de  iMetternich  a  déta- 
ché de  celte  conjuration  enfantine  nommée  la  jeune  Alle- 
magne^ plusieurs  des  adeptes  qui  faisaient  sa  force  ;  en  gé- 
néral, peu  de  considération  les  environne,  el  déjà  plusieurs 
ouvrages  ,  consacrés  à  chanter  la  palinodie ,  sont  venus 
étonner  les  bourgeois  de  Vienne  et  de  Leipsig,  sans  que  le 
poignard  d'un  nouveau  Sand  ait  frappé  le  renégat.  Ainsi 
le  docteur  Gross-Hoffinger,  après  avoir  fait  partie  de  la 
grande  secte  des  carbonari  allemands,  s'est  jeté  dans  les  bras 
de  M.  de  Metternich,  qui  n'a  rien  eu  de  plus  pressé  que  de  lui 
faire  rédiger  un  livre  et  le  donner  pour  exemple  à  quicon- 
que voudrait  apostasier!  Ainsi  l'oiseleur  habile  offre  pour 
appât  aux  oiseaux  du  bocage  les  prisonniers  ailés  qu'il  a  pu 
saisir.  Chez  le  docteur  Gross-Hoffinger,  la  haine  de  la  servi- 
tude s'est  tout-à-coup  et  miraculeusement  transformée  en 
un  culte  idolâtre  pour  le  gouvernement  autrichien  ;  aussi 
n'est  -  ce  pas  dans  les  pages  de  son  livre  (1)  que  nous 
avons  cherché  les  tableaux  les  plus  complets  el  les  appré- 
ciations les  plus  impartiales  de  ce  pays  el  de  son  adminis- 
tration. 

Depuis  1830 ,  l'Autriche  montre  dans  ses  mesures  une 
bien  plus  grande  décision  qu'auparavant  ,  sa  position  à 
l'égard  des  autres  puissances  a  changé  peu-à-peu.  Ainsi, 
l'intervention  contre  la  révolution  de  Naples  avait  été 
précédée  de  longues  négociations  et  de  deux  congrès,  tan- 
dis que  l'occupation  de  l'étal  de  l'Église  par  les  Autri- 
chiens, en  mars  1831,  s'effectua  avec  une  précipitation 
qui  mit  la  France  dans  la  nécessité  de  faire  un  mouvement  de 
son  côté;  mais  l'Autriche  sut  si  bien  profiter  de  l'occasion 
pour  étendre  son  influence  morale  sur  l'Italie  méridionale, 
que  l'occupation  d'Ancône ,  en  offrant  une  garantie  apparente 
de  la  loyauté  de  ses  vues ,  lui  devint ,  en  réalité ,  plus  utile  que 

(i)  Oestenelch  im  Jalire  i835  luid  die  Zeichcn  der  Zeit  iii  Doutschland. 


sous    LE    PRIKCE    DE    METTERiNICH,  ^3 

nuisible.  Les  Autrichiens  se  sont  arroges  le  droit  de  dicter 
toute  la  politique  italienne,  et  ce  droit  est  devenu  une  sorte 
de  patronage  dont  l'Europe  ne  présente  pas  un  second 
exemple. 

L'ascendant  de  l'Autriche  en  Allemagne  s'est  également  ac- 
cru. Les  ordonnances  de  Francfort  en  18o2  ,  émanent  de  celte 
puissance;  on  se  rappelle  qu'elles  avaient  pour  but  d'instituer 
un  tribunal  arbitral  qui  devait  surveiller  la  conduite  des 
états-généraux  des  divers  royaumes  et  duchés  :  il  fut  décidé 
que  les  séances  auraient  lieu  à  huis-clos  ,  et  la  publica- 
tion des  discussions  fut  défendue.  D'autres  articles  impo- 
saient des  restrictions  à  la  presse ,  et  ceux  qui  ne  sont  pas 
encore  connus  concernent ,  dit-on  j  les  universités  et  le  sys- 
tème d'éducation.  L'adoption  de  ces  résolutions  fut  précédée 
de  démonstrations  militaires ,  surtout  do  la  part  de  l'Au- 
triche. Au  même  système  se  rapporte  roccupation  ré- 
cente de  Cracovie.  Par  cet  ensemble  de  mesures  ,  le 
gouvernement  autrichien  forçait  l'Italie  ,  l'Allemagne  et 
la  Pologne  à  reconnaître  sa  suprématie.  Il  ne  restait  plus 
sur  ses  frontières  que  deux  autres  puissances  :  l'empire 
turc  et  la  Suisse.  A  l'égard  de  l'un  et  de  l'autre,  l'Au- 
triche ne  manque  pas  de  pi-étextes  d'intervention  armée  , 
et  commence  elle-même  à  prendre  le  ton  du  protectorat 
et  de  la  menace.  Ce  protectorat,  on  le  sait,  est  déjà  éta- 
bli dans  le  Piémont,  où  ses  menaces  n'ont  pas  été  sans 
effet. 

Malgré  tant  d'efforts,  la  sitration  n'est  pas  encore  fa- 
cile. Le  pouvoir  russe,  précurseur  des  armées  russes ,  fait 
pivoter  de  toutes  parts  ses  racines  dans  les  flancs  de  l'Au- 
triche, dont  il  veut  envahir  les  provinces  limitrophes.  L'é- 
quilibre et  la  paix  ne  se  maintiennent  qu'à  force  d'adresse. 
N'est-il  pas  à  craindre  que  celle  flamme  sourde  des  anciennes 
hostilités  nationales,  flamme  qui  brûle  au  cœur  de  l'empire 
autrichien ,  n'éclate  violemment  quelque  jour  ;  que  les  fron- 
tières de  l'est  ne  se  minent  graduellement?  Les  mesures  po- 


ù4  l'atjtriche 

litiques  et  commerciales  de  la  Prusse  ;  le  mécontentement  des 
sujets  slaves  de  l'Autriche  qui  composent  la  moitié  de  sa  popu- 
lation; les  conflits  du  paysan  slovaque  et  du  noble  magyar 
de  Hongrie  ;  la  pauvreté  de  la  Gallicie  et  son  atrophie  misé- 
rable ;  l'influence  exercée  par  la  communauté  de  religion  sur 
la  population  Szeckler  des  frontières  et  sur  les  Hongrois  en- 
thousiastes, toujours  prêts  à  s'unir  à  l'église  grecque  et  à  la 
Moscovie  :  voilà  des  obstacles  assez  puissans  et  qui  expli- 
quent l'activité  sourde  et  continue  de  M.  de  Melternich. 

H  compte  s'affdier,  pour  arriver  à  ses  fins,  les  jésuites  qui 
ont  eu  pour  soutiens  et  pour  défenseurs  dans  le  sein  de  la  fa- 
mille royale,  M.  de  Melternich  d'abord,  puis  tous  les  mem- 
bres du  parti  absolutiste  complet,  l'impératrice  mère,  les 
archiducs  Ferdmand  et  Maximilien,  frères  du  duc  deModène. 
En  1773,  cet  ordre  religieux,  qui  possédait  en  Bohême  des 
propriétés  évaluées  à  huit  millions  de  florins,  vingt  grands 
collèges,  douze  résidences  habités  par  onze  cent  trente  jé- 
suites, fut  supprimé  par  l'acte  qui  sécularisait  neuf  cou- 
•vens  et  réduisait  le  nombre  des  ecclésiastiques  de  soixante 
trois  mille  à  vingt-sept  mille.  L'empereur,  déjà  loui-puissant, 
s'emparait  ainsi  de  la  force  séculière,  et  la  commission  de 
l'instruction  publique  disposa  ,  suivant  son  libre  arbitre , 
de  la  moralité  et  de  l'éducation  de  tous  les  citoyens.  Fran- 
çois I"  mourant ,  se  repentait  sans  doute  d'avoir  suivi  les  er- 
remens  de  son  prédécesseur  et  de  n'avoir  pas  rétabli  l'ordre 
des  jésuites;  on  trouva  dans  son  testament  une  fondation  de 
quatre  cent  mille  florins  destinés  à  cet  objet.  Après  de  longs 
débats,  le  parti  des  jésuites  ou  absolutistes  l'emporta;  et  le 
19  mars  1836,  le  décret  qui  porte  le  rétablissement ,  fut  signé 
par  l'empereur  et  contre-signe  par  les  archiducs  et  les  mi- 
nistres. Au  moment  où  nous  écrivons,  il  n'a  pas  encore  été 
promulgué  ;  à  peine  a-t-il  transpiré  dans  le  public. 

(Britisli  and  Foreign  Quarterly  Meview.) 


£\tUmtxxn. 


DE  LA  NOUVELLE  ECOLE  LITTERAIRE 

EN  ESPAGNE. 


La  poésie  que  l'on  peut  seule  nommer  romantique ,  n'a 
pas  eu  d'autre  berceau  que  l'Espagne  :  on  ne  l'a  cultivée 
que  dans  les  diverses  provinces  de  la  péninsule  ibérique. 
En  vain,  des  temps  modernes  ont  essayé  de  baptiser  du 
même  nom  les  plus  diverses  tendances  :  ici ,  l'emphase  vio- 
lente de  Lucain;  là,  les  madrigaux  prétentieux  de  Voiture; 
plus  loin,  les  recherches  fantastiques  des  Italiens;  ailleiu's 
encore,  l'invective  républicaine  du  Dante,  ou  l'observation 
omniprésente  de  Shakespeare  ;  rien  de  tout  cela  n'est  roman- 
tique. Le  sauvage  idéal  de  la  laideur,  l'inventaire  misérable 
des  infirmités  humaines,  l'ironie  éclatante  de  Byron,  l'ébiU- 
lilion  perpétuelle  de  mots  dévergondés ,  les  analyses  psycho- 
logiques de  la  vie  indigente,  que  nous  ont  donnés  Crabbe 
et  Wordsworlh  :  tout  cela  n'a  pas  le  moindre  rapport  avec 
la  poésie  romantique.  Quand  le  génie  romain  mourut,  en 
laissant  après  lui  comme  unique  vestige ,  un  idiome  popu- 
laire et  nouveau,  le  roman;  quand  le  christianisme  guerrier 
du  midi ,  coloré  d'un  reflet  mystique ,  donna  naissance  à  une 
poésie  à-la-fois  symbolique  cl  avenliireusc,  les  peuples  ro- 


^6  DE    LA    NOUVELLE    ÉCOLE    LITTÉRAIRE 

mans  chantèrent  leurs   exploits  ei  leurs  amours   sur   des 
cordes  nouvelles,  fragiles,  inconnues  de  toute  l'antiquité: 
quelque  chose  d'oriental  se  joue  dans   les  allégories.   Un 
grand  symbole  plane  sur  l'ensemble  des  créations.  La  Vierge 
divine,  fleur  du  ciel,  étoile  consolatrice,  servit  de  type  au 
sexe  faible  et  honoré,  qui  devenait  divin  par  sa  faiblesse.  Les 
formes  subtiles,  variées,   complexes,  de  la  poésie  arabe, 
pénètrent  jusque  dans  la  Provence.  Cette  littérature  singu- 
lière et  passagère ,  dont  l'éclair  merveilleux  a  traversé  l'ho- 
rizon sombre  du  moyen-âge ,  n'a  pas  produit  d'histoire  ni  de 
philosophie.  Elle  ne  s'occupe  pas  des  faits  ;  et  comme  le  fait 
est  nécessaire  au  drame,  elle  n'a  pas  de  drame.  Elle  chante , 
elle  pleure  ,  elle  se  moque,  elle  éclate  d'indignation  ;  ses  sou- 
venirs hlsioriques  ne  sont  que  des  élégies  ou  des  chants  de 
triomphe;  ses  amours  terrestres  se  parent  de  toutes  les  cou- 
leurs de  l'amour  divin.  Ses  entreprises  et  ses  coups  de  lance 
sont  protégés  par  Dieu  même;   elle   donne   à  la  victoire, 
c'est-à-dire  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  brutal  au  monde,  une 
teinte  mystique.  Elle  ne  parle  ,  dans  celte  sphère ,  que  de 
vengeance,  de  haine,  de  fureur,  de  violence.  Des  accens 
rapides   émanent  du  fond  du  cœur  et  trouvent  moyen  de 
s'associer  avec  le  fanatisme.  Il  n'y  a  pas  de  si  étrange  alliance 
dont  l'esprit  humain  ne  soit  capable.  La  passion,  la  foi,  le 
symbole,  l'émotion  de  l'imagination  ou  du  cœur,  voilà  toute 
cette  littérature  :  elle  ne  pouvait  durer  long-temps.  Conta- 
gieuse et  sympathique,  elle  devait  ébranler  et  charmer  les 
peuples,  répandre  parmi  eux  l'amour  du  beau  et  le  premier 
sentiment  de  l'art;  mais  voilà  tout.  L'Italie,  la  Sicile,  et  le 
midi  de  l'Europe,   cédèrent  à  l'impulsion  de  la  poésie  pro- 
vençale et  catalane,  bientôt  suivie  par  la  poésie  de  Castille  et 
de  l'Aragon.  Les  influences  méridionales  sont  admirables  par 
leur  élan  et  leur  spontanéité  ;  les  influences  septentrionales 
sont  lentes  à  se  piopager,  mais  duiables. 

Ces  influences  arrivées  du  nor J ,   pleines  d'àpreté,  tra- 
giques, grandioses,  touchent  à  la  lenc  de  toute  part.  Leur 


EN    ESPAGNE.  Zl7 

espérance  dans  le  ciel ,  leur  croyance  en  Dieu ,  sont  réelles  et 
non  symboliques.  Ou  voit  que  la  dure  nécessité  a  poursuivi 
ces  nations;  qu'elles  n'ont  pas  le  temps  de  rêver;  qu'elles  sont 
pirates,  guerrières,  entreprenantes,  forcées  de  vivre  à  tout 
prix.  C'est  cette  grande  différence  de  l'esprit  chevaleresque 
du  nord  et  de  l'esprit  romantique  du  midi  qui  échappe  sans 
cesse  à  ces  hommes  qui  traitent  cette  matière.  Le  laid ,  l'hor- 
rible, l'atroce,  la  douleur,  la  misère,  l'esclavage  pénible, 
conviennent  fort  bien  à  ces  nations  de  proie ,  qui  s'agenouil- 
lent et  prient,  mais  qui  ne  connaissent  pas  l'extase  :  quelques 
rayons  de  la  poésie  romantique  sont  venus  se  perdre  dans  le 
nord.  On  les  retrouve  d'une  manière  assez  vague  dans  le 
roman  de  la  Rose  de  i\Ieung,  dans  la  Reine  des  Fées,  de 
Spenser,  et  dans  la  moderne  poésie  allemande;  tout  cela, 
cependant,  il  faut  le  dire,  n'est  qu'emprunt  et  qu'imitation. 
La  poésie  romantique  respire  dans  sa  force  et  dans  sa  beauté 
(?hez  Calderon,  chez  Cervantes,  chez  Ausias  March;  c'est  là 
que  ce  génie  brillant  se  révèle  tout  entier.  Il  faut  lire  la  vieille 
ballade  castillane  du  Cid,  les  chansons  primitives  de  l'Espagne, 
pour  se  faire  une  idée  de  cette  rapidité  de  mouvemens,  de  ce 
mysticisme  profond,  de  cet  éclat,  semblable  à  celui  du  soleil, 
qui  constituent  la  véritable  poésie  romantique. 

Chose  étrange!  après  avoir  donné  le  ton  à  toute  l'Europe, 
cette  poésie  est  tombée  et  s'est  endormie  d'elle-même.  Aujour- 
d'hui que  l'Europe  traîne  l'Espagne  à  la  remorque ,  c'est  des 
régions  du  nord  que  le  souiïle  romantique  part;  c'est  là  que 
l'Espagne  elle-même  va  chercher  ses  inspirations,  et  le  re- 
nouvellement de  sa  littérature.  Elle  oublie  que  ce  romantisme 
prétendu  est  faux  et  factice,  et  que  si  elle  voulait  consulter 
ses  propres  souvenirs,  ses  annales  personnelles,  son  passé, 
ses  belles  romances ,  elle  y  retrouverait  la  forme  et  le  fond 
véritable  des  inspir'ations  romantiques  que  les  peuples  du 
nord  se  sont  appropriées. 

Ainsi  varie  et  ondoie  l'influence  de  divers  peuples;  ainsi 
ceux  qui  ont  prêté  empruntent  à  leur  tour,  et  ceux  dout  la  puis- 


48  BE    LA.   NOUVELLE    ÉCOLE    LITTÉRAIRE 

sance  a  fécondé  le  monde.  Du  quinzième  au  seizième  siècle  ; 
l'Espagne  a  créé  le  ihéàlre  français,  la  littérature,  et  les  arts 
des  Pays-Bas,  presque  tous  les  drames  de  l'Europe.  On  trou- 
vait à-la-fois  cette  nation  étonnante  à  Besançon  et  à  Mexico , 
à  Naples,  à  Vienne  et  à  Madrid  :  elle  disposait  de  tout  ;  tout 
lui  était  soumis  ;  devant  elle  tout  pliait.  A  peine  un  siècle 
s'est-il  écoulé,  ce  n'est  plus  qu'une  momie  enveloppée  de 
ses  bandelettes  saintes  :  imitée  de  tous  pendant  long-temps, 
elle  devient  imitatrice  de  tous.  Cette  nation,  qui  a  créé  Don 
Quichotte,  c'est-à-dire  le  seul  livre  aussi  populaire  que  la 
JBible  et  aussi  répandu  que  Crusoé ,  ne  fait  plus  que  suivre 
les  traces  de  l'Italie ,  puis  de  la  France ,  et  enfin ,  de  l'Angle- 
terre et  de  l'Allemagne.  Son  imitation  progressive  n'a  pas 
cessé  de  voyager  vers  le  nord  ;  à  mesure  que  le  génie  na- 
tional s'efface,  il  cherche  à  greffer  sur  sa  tige  quelque  chose 
de  la  sève  vigoureuse  des  nations  septentrionales.  La  plupart 
des  littérateurs  espagnols  vivans  ont  fait  leur  éducation  à 
l'étranger ,  comme  s'ils  sentaient  que  leur  patrie  n'a  plus  assez 
de  couronnes  pour  eux,  et  qu'il  faut  chercher  ailleurs  les  ré- 
compenses et  la  gloire.  Un  Espagnol  de  l'expédition  du  marquis 
de  la  Romana  en  Fionie,  est  resté  en  Suède,  où  il  publie 
aujourd'hui  ses  ouvrages.  Martinez  de  la  Rosa  a  fait  repré- 
senter ses  drames  à  la  Porte-Saint-Marlin ,  à  Paris.  Don  Te- 
lesforo  de  Trueba,  réfugié  en  Angleterre,  a  imité  avec  succès 
Walter  Scott  et  Hazliit;  même  dans  les  arts,  tout  ce  qu'il  y  a 
de  talent  en  Espagne  s'extravase,  et  court  à  l'étranger.  Go- 
luis  et  Huerta  soumettent  leur  talent  de  compositeur  et  d'ar- 
tiste au  parterre  brillant  et  sévère  de  Paris.  L'Espagne  accepte 
cette  infériorité  :  les  drames  d'Alexandre  Dumas,  et  les  co- 
médies de  Scribe  sont  les  seuls  qui  obtiennent  du  succès  à 
Madrid. 

Jetons  un  moment  les  yeux  sur  la  liste  de  ces  noms  trop 
ignorés  du  reste  de  l'Europe,  et  qui  honorent  encore  l'Es- 
pagne par  la  persévérance  de  leurs  travaux,  soit  en  pays 
étranger,  soit  dans  les  colonies,  aujourd'hui  si  inutiles,  dont 


EN  ESPAGNE.  [x9 

l'Espagne  a  semé  le  monde.  Comme  le  point  central  leur 
manque,  ils  ne  jouissent  ni  de  leur  réputation,  ni  d'aucun 
éclat  ;  moins  les  étoiles  sont  nombreuses  sur  l'iiorizon  poéti- 
que de  l'Espagne ,  et  plus  il  serait  injuste  de  les  perdre  de 
vue.  En  première  ligne,  parmi  ces  dernières  illustrations 
d'un  pays  si  riche  autrefois ,  il  faut  placer  Quintana ,  auteur 
de  la  P^ie  des  Espagnols  ce'lèbres.  Historien  consciencieux , 
poète  élégant,  il  a  écrit  des  odes  sur  la  découverte  de  l'im- 
primerie, la  découverte  de  l'Amérique,  et  celle  de  la  vaccine. 
L'ode  de  Quintana  sur  la  vaccine  rappelle  une  circonstance 
assez  curieuse  :  peu  de  temps  après  la  découverte  de  Jenner, 
Charles  III  dépêcha  en  Amérique  tout  une  cargaison  de  nour- 
rices chargées  du  virus  variolique. 

Nous  citerons  pour  mémoire  le  poète  cubanais  Heredia, 
auteur  de  traductions  assez  médiocres  de  Racine  et  de  Vol- 
taire, et  qui  a  composé  des  drames  joués  sur  le  théâtre  de 
Mexico;  Burgos,  traducteiu^  d'Horace;  Hermosilla,  traduc- 
teur d'Homère. 

Il  y  a  peu  de  force,  de  nouveauté  et  de  coloris  c!.ez  ces  écri- 
vains. Ce  ne  sont  pas  là  des  renommées  bien  éclatantes,  des  il- 
lustrations bien  hautes  ;  mais  on  doit  les  recueillir  et  les  signa- 
ler curieusement  au  milieu  de  la  triste  décadence  de  l'Espagne. 
Ajoutons  à  cette  liste  les  noms  de  Gorositza,  poète  comique, 
né  au  Mexique ,  et  aujourd'hui  ambassadeur  ;  de  Nica- 
cio  Gallego ,  chanoine  de  Séville,  poète  lyrique  assez  estimé , 
auteur  de  deux  élégies  célèbres  :  l'une  sur  la  mort  de  l'é- 
pouse de  Ferdinand;  l'autre  sur  le  massacre  de  Madrid 
tn  1808  ;  de  don  Alberto  Lista ,  abbé ,  directeur  de  la  Gazette 
de  Madrid ,  poète  et  mathématicien  distingué,  qui  s'occupe 
aujourd'hui  d'une  traduction  de  l'Histoire  universelle  de 
M.  de  Ségur.  Enfin,  il  serait  injuste  de  passer  sous  silence 
l'infortuné  Vega,  imitateur  de  Scribe,  dont  il  a  popularisé  les 
créations  sur  la  scène  espagnole.  Dans  le  nombre  de  ses  pe- 
tites comédies,  la  plupart  empruntées  au  théâtre  français,  on 
en  remarque  surtout  une  qui  a  pour  litre  :  Marcehi ,  O  CuaP 
vm. — h"  SÉRIE.  k 


50  DE    LA   NOUVELL?    ECOLE    LITTÉRAIRE 

de  las  très.  Ce  spirituel  écrivain ,  qui  signait  ses  feuilletons 
du  pseudonyme  de  Figaro,  a  péri  réeeaiment  d'une  manière 
tragique.  Irrité  du  dédain  de  la  jeune  reine,  à  laquelle  il  avait 
adressé  plusieurs  lettres  pour  lui  déclarer  sa  passion,  il 
provoqua  en  duel  le  favori  IMunoz  ,  qui  garda  aussi  le  si- 
lence. Le  poète  ne  put  supporter  tant  d'outrages  et  se  sui- 
cida ,  tenant  le  portrait  de  la  reine  pressé  sur  son  cœur. 

Trois  ministres  :  Martiuez  de  la  Rosa,  dont  nous  avons  déjà 
parlé  ;  le  comte  de  Toreno ,  connu  par  ses  relations  avec  Ben- 
tham ,  et  qui  écrit  aujourd'hui  l'histoire  de  l'Espagne  contem- 
poraine ;  enfin,  don  Ange  de  Saavedra,  se  sont  fait  remarquer 
parmi  les  rénovateurs  de  la  littérature  espagnole.  Saavedra  , 
aujourd'hui  duc  de  Rivas ,  mérite  surtout  une  mention  parti- 
culière: Walter  Scott  de  l'Espagne  moderne,  il  a  pris  pour 
base  de  ses  compositions  les  vieilles  romances  espagnoles  avec 
assonances,  dans  lesquelles  il  essaie  de  faire  passer  un  peu  de 
l'intérêt  mélancolique  et  moral  des  ballades  septentrionales. 

Avant  lui,  quelques  pas  avaient  été  faits,  sinon  dans  la 
même  voie,  du  moins  vers  la  vérité  des  émotions  et  la  pein- 
ture des  sentimens  réels  :  une  époque  contraire  à  la  poésie 
n'avait  pas  étouffé  le  génie  du  célèbre  Meleiidez  Yaldez. 
Thomas  Moore  et  Chaidieu  n'effacent  pas  ce  dernier  poète  ; 
ses  œuvres  légères,  gracieuses,  élégantes,  nous  charment 
par  un  tendre  et  doux  accent,  privé  d'élévation,  si  vous 
voulez,  mais  rempli  de  suavité.  Heureux,  chantre  d'amour, 
habile  à  broder  mille  ornemens  qui  étincellent,  son  chant 
plaintif  et  caressant,  suave  dans  les  voluptés,  radieux  dans  la 
joie,  touchant  dans  la  douleur,  délivra  l'Espagne  de  ce  m\?,é' 
rahle  culteranisme,  de  ce  mauvais  goût  systématique  qui  avait 
régné  pendant  un  siècle.  A  force  d'art ,  il  sut  échapper  au 
danger  de  la  coquetterie  mélancolique ,  à  laquelle  il  prêta 
le  charme  d'une  agréable  simplicité.  Il  n'affecta  pas  l'opulence 
effrénée  de  l'imagination  ;  mais  son  économie  ne  fut  jamais  de 
la  pauvreté.  Voué  à  la  poésie  dans  un  temps  où  il  n'y  avait 
plus  de  poésie  en  Espagne ,  il  couvrit  de  quelques  brillantes 


EN   ESPAGNE,  51 

bandelettes  ce  cadavre  que  rien  ne  pouvait  ressusciter.  ]\Ie- 
lendez  offre  en  Espagne  le  dernier  écho  d'un  sensualisme 
raffiné;  il  ne  restait  à  ce  peuple  que  la  volupté,  poison  con- 
solateur des  sociétés  mourantes. 

Don  Ange  de  Saavedra,  tout  au  contraire,  avec  des  préten- 
tions très  élevées  à  exprimer  la  civilisation  moderne ,  ne  pré- 
sente que  le  reflet  du  roman  chevaleresque  anglais ,  modifié 
par  la  vieille  romance  castillane.  Son  innovation  est  imitée 
de  Walter  Scott;  bien  que  les  traces  de  talent  soient  nom- 
breuses dans  ses  œuvres ,  elles  ne  répondent  à  aucun  des  sen- 
timens  actuels  de  la  société,  surtout  dans  la  Péninsule.  Aussi , 
cette  poésie,  d'ailleurs  ingénieuse,  a-t-elle  eu  très  peu  de 
retentissement  en  Europe. 

Don  Ange  de  Saavedra  est  le  dernier  fils  de  feu  le  duc  de 
Rivas  ,  grand  d'Espagne  ;  malgré  la  dégénérescence  gé- 
nérale des  races  nobles  dans  ce  pays ,  on  doit  remarquer 
que  plusieurs  poètes  vivans  appartiennent  à  la  grandesse.  Les 
circonstances  terribles  au  milieu  desquelles  se  passa  la  jeu- 
nesse de  Saavedra  durent  le  garantir  de  l'influence  conta- 
gieuse des  mœurs  qui  régnaient  à  la  cour  espagnole.  Il  prit 
les  armes  dans  la  guerre  de  l'indépendance ,  et  reçut  à  la  ba- 
taille d'Ocagna  onze  blessures,  entre  autres  un  coup  de  lance 
qui  lui  traversa  le  corps  ;  on  le  laissa  pour  mort  sur  le  champ 
de  bataille;  il  survécut  par  miracle.  Les  Espagnols,  pour 
être  tout  ce  qu'ils  peuvent  être  ,  ont-ils  donc  besoin  de  ces 
grands  enscignemens  de  la  vie,  du  malheur,  de  l'exil,  de  la 
souffrance? Nous  ne  comparerons  pas  notre  poète  à  Ignace  de 
Loyola,  qui  devint,  après  des  souffrances  épouvantables,  le  fon- 
dateur de  l'une  des  plus  puissantes  républiques  du  monde  (1) , 
ni  à  Cervantes ,  qui  eut  à-peu-près  la  même  destinée.  Mais  il 
est  certain  que  Saavedra  devint  poète  après  avoir  vu  la  mort 
de  près. 
Sa  tragédie ,  intitulée  Xa/mra,  représentée  en  1820,  obtint 

(i)  Voyez  dans  la  Ra'ue  Britannique,  l'hisloire  couiplèle  d'Ignace  de  Loyola. 


52  DE    LA   NOUVELLE   ÉCOLE    LITTÉRAIRE 

un  succès  de  circonslance.  C'est  une  de  ces  pièces  pré- 
tendues hisloiiques  qui  flattent  les  passions  du  moment 
et  n'ont  de  vrai  que  quelques  noms  propres  ;  ainsi ,  Adis- 
son ,  dans  sa  tragédie  de  Caton ,  transforme  les  Romains 
en  wliigs  et  en  torys  du  dix-huitième  siècle  :  métamorphose 
îibsurde,  mais  toujours  applaudie,  lorsque  les  partis  dominent, 
lorsque  la  vie  humaine  n'est  plus  considérée  dans  sa  vérité 
propre,  mais  seulement  par  rapport  à  ime  faction. 

La  restauration  de  Ferdinand  condamna  notre  poêle  à 
l'exil  :  malheur  qui  agrandit  encore  son  talent.  Ce  qu'il  y 
avait  en  lui  d'instinct  poétique  se  formula  d'une  manière 
plus  nette  ;  il  étudia  en  Angleterre  le  génie  de  Scott  et  de 
Crabbe;  en  France,  l'art  savant  et  popidaire  de  Béranger, 
le  génie  puissant  et  vague  qui  caractérise  Victor  Hugo.  Ce 
fut  la  poésie  facile ,  brillante ,  un  peu  extérieure  du  ba- 
ronnet écossais  qui  exerça  sur  l'Espagnol  exilé  l'influence 
la  plus  active.  Il  eut  le  bon  esprit  de  sentir  tout  le  vide  de 
celte  grande  querelle  des  classiques  et  des  romantiques ,  in- 
voquant les  souvenirs  vides  d'Homère  et  de  Racine ,  de  Cal- 
deron  et  de  Shakspeare.  C'était  un  mérite  assez  grand  de 
vouloir  créer  une  liitérature  nationale  ,  tout  en  dehors 
d'une  servilité  aristotélique,  ou  d'une  prétendue  indépen- 
dance barbare:  Saavedra  eut  ce  mérite.  Dans  les  évènemens 
récens,  nous  retrouvons  Saavedra  ministre  de  l'iniérieur, 
sous  la  reine  Christine.  Qu'est- il  devenu  pendant  la  der- 
nière révokition  ?  Nous  l'ignorons  ,  et  le  nom  du  poète 
ne  s'est  offert  à  nous,  ni  sur  la  liste  des  victimes  ni  parmi 
les  noms  des  exaltés.  Probablement  sa  muse  l'aura  consolé 
dans  sa  retraite,  et,  fatigué  des  agitations  politiques, 
il  aura  cherché  un  refuge  dans  les  riantes  fictions  de  la 
chevalerie  qu'il  aime.  L'Enfant  trouvé  arabe  (el  Moro  ex- 
posito),  commencé  à  Malle,  terminé  à  Paris,  et  imprimé 
dans  celle  dernière  ville  par  don  Vincent  Salva,  autrefois 
membre  des  Certes,  aujourd'hui  libraire,  constitue  le  prin- 
cipal tiire   de  Saavedra  au   laurier  poétique  :  notre  goiit 


EN    ESPAGNE.  53 

personnel  nous  porte  à  préférer  à  cet  ouvrage  plusieurs  ro- 
mances ou  ballades  d'une  moindre  étendue ,  dans  lesquelles 
Saavedra  s'est  rapproché  du  goût  primitif  de  sa  nation ,  et 
sur  lesquelles  nous  reviendrons  bientôt. 

L'imitation  des  romans  en  vers  de  Walter  Scott  est  partout 
visible ,  comme  nous  l'avons  dit ,  dans  l'Enfant  trouvé  de 
Saavedra.  C'est  le  même  rhylhme  brisé,  ondoyant,  facile,  se 
prêtant  à  tout;  la  même  fluidité  d'expressions,  le  même  mé- 
lange de  simplicité  et  de  haute  poésie;  la  même  recherche  de 
vérité  dans  le  costume,  la  même  minutie  dans  la  description 
des  localités;  ajoutons  aussi  la  même  prolixité  insoutenable. 
L'art  du  conteur ,  si  remarquable  chez  Walter  Scott ,  manque 
en  général  à  Saavedra;  cette  observation  intime  et  cordiale 
des  détails  de  la  nature,  qui  prête  du  charme  aux  descrip- 
tions tracées  par  l'homme  du  JVord ,  n'a  rien  d'intime  et  de 
senti  chez  l'imitateur  méridional.  Fidèle  au  caractère  de  sa 
nation ,  il  est  surtout  remarquable  dans  les  élans  lyriques  et 
les  mouvemens  dramatiques;  mais  on  peut  reprocher  une 
nudité  extrême  à  certains  passages  qu'il  croit  simples,  et  une 
emphase  violente  à  certains  mouvemens  qu'il  croit  poétiques. 
On  trouve  peu  d'artifice  et  même  peu  d'habileté  dans  ie  tissu 
d'une  fable  que  le  souvenir  classique  semble  écraser  encore,' 
«t  qui  consiste  en  récils  épiques  enchaînés  les  uns  aux  autres, 
au  détriment  du  drame  réel  et  des  évènemens  actifs  :  moyen 
commode ,  mais  trop  factice.  On  se  lasse  de  ces  narrations 
sans  fin,  par  lesquelles  un  poète  lie  le  passé  au  présent, 
l'un  et  l'autre  à  l'avenir.  Au  lieu  d'observer  le  fait  lui-même, 
une  action  animée  et  présente,  vous  n'avez,  pour  ainsi  dire, 
que  le  reflet  de  tous  les  deux.  Lisez  ,  au  contraire  ,  les 
deux  grands  maîtres  de  cet  art,  l'Ariosle  et  Scott;  ce  qu'ils 
racontent,  ils  le  montrent;  vous  êtes  là,  vous  suivez  du  re- 
gard l'aigrette  sanglante  des  combatlans ,  le  galop  du  coursier 
dans  la  forêt,  le  voile  blanc  de  la  châtelaine  enlevée  par  un 
chevalier  perfide.  Quelque  chose  de  trop  eflacé  amortit  les 
contours  du  roman  inventé  par  Saavedra. 


54  DE    LA   NOUVELLE    ÉCOLE    LITTÉRAIRE 

Mais  est-il  ému  d'un  sentiment  national  et  vrai  ?  Le  génie 
lyrique  de  sa  nation  s'empare  de  lui ,  et  il  retrouve  une  vé- 
ritable puissance.  «  Belle  Cordoue ,  s'écrie  le  poète ,  où  est 
la  grandeur?  où  est  ton  pouvoir?  Il  n'est  pas  de  gloire  contre 
laquelle  le  temps  ait  lutté  avec  plus  de  persévérance ,  ni  qui 
ait  éprouvé  davantage  l'inconstance  de  l'infortune  aveugle! 
Ce  que  lu  étais  jadis,  loi-même  l'ignores?  va  le  demander  à 
tes  vieux  temples;  à  leurs  marbres;  à  ces  antiques  palmes,  qui 
élèvent  encore  au-dessus  des  orages  leurs  têtes  Iriomphautes  ! 
Va  le  demander  à  ces  ondes  du  Guadalquivir,  aujourd'hui 
silencieuses  et  tristes  dans  les  vastes  plaines  qu'elles  arro- 
sent :  jadis  murmurantes  et  orgueilleuses  dans  les  jardins  et 
les  Alcazars  de  Zahura.  Ces  ondes,  ces  marbres,  ces  mu- 
railles, te  diront  ta  vieille  splendeur;  ils  te  diront  que  le 
monde  te  regardait  comme  indestructible  et  immortelle ,  et 
que  toute  cette  grandeur  a  passé  comme  passent  les  nuages 
dans  le  ciel ,  quand  le  vent  souffle. 

«  Il  y  eut  un  jour  pour  toi  ;  un  seul!  Jour  de  haute  et  puis- 
sante gloire ,  où  l'été  de  ta  grandeur  resplendissait  dans  un 
ciel  pur;  où  l'acclamation  du  monde  étonné  t'avouait  reine 
et  maîtresse  de  l'empire  mahoméian  !  Pépinière  de  guerriers  ! 
berceau  des  sciences!  Alors  tes  tourelles,  ruinées  aujourd'hui, 
devenues  le  repaire  de  l'orfraie;  tes  remparts  couronnés  de 
chardons  incultes  et  de  buissons  sauvages,  étaient  le  trône 
resplendissant  de  la  fortune.  « 

Dans  l'original,  la  grâce  sonore  du  vers  fait  passer  par-des- 
sus la  vulgarité  de  quelques  idées.  Le  souffle  lyrique  du  midi 
ranime  des  images  communes;  mais  on  ne  peut  s'empê- 
cher de  convenir  que  ce  n'est  là  ni  la  forte  pensée  de  By- 
ron ,  ni  la  description  à-la-fois  détaillée  et  brillante  de  Walter 
Scoit. 

La  légende  qui  sert  de  base  au  poème  ne  manque  pas  d'in- 
térêt. Vers  la  fin  du  dixième  siècle,  Garcia  Fernandez  était 
second  comte  souverain  de  Castille.  Gonzalo  Guslios  de 
Lara,  parent  du  comte,  avait  sept  enfans  que,  selon  l'habi- 


E?f   ESPAG]\ï;.  5o 

tude  de  l'époque ,  on  nommnil  les  Infans  de  Lara.  L'un  de  ces 
infans  se  prend  de  querelle  avec  un  parent  de  Dona  Lambra , 
cousine  du  roi  et  qui  venait  d'épouser  Ruy  Velazquez ,  oncle 
maternel  des  infans.  La  querelle  s'envenime,  et  la  nouvelle 
épouse  se  trouve  tellement  blessée ,  qu'elle  jure  la  perte  des 
infans  et  de  leur  père.  Le  mari  de  Dona  Lambra ,  cédant  à  ses 
instigations,  croit  son  honneur  engagé  et  résout  la  perte 
définitive  de  ses  parens.  Il  chargea  Gustios  de  porter  une 
lettre  au  calife  Hixem ,  et  dans  cette  lettre  même  il  prie  le 
calife  de  mettre  le  porteur  à  mort.  Le  calife  a  pitié  de  la 
victime  qu'on  lui  livre;  il  se  contente  de  jeter  Gustios  dans 
une  prison.  Hixem  avait  une  sœur  jeune,  brillante,  jolie; 
elle  n'apprit  pas  sans  intérêt  le  sort  bizarre  du  malheureux 
Gustios;  et  douée  de  toute  la  faiblesse  et  de  toute  la  bonté 
d'une  femme,  elle  se  chargea  de  le  consoler.  Celte  noble  com- 
passion devint  la  perte  de  son  honneur.  Gustios  oublia  les  lois 
de  l'hospitalité  :  la  jeune  personne  fut  séduite,  et  le  fruit  de 
sa  faule  germa  bientôt  dans  son  sein. 

Cependant  Ruy  Velazquez  ne  renonce  pas  à  la  vengeance 
que  sa  femme  lui  inspire  :  il  faut  que  les  Infans  de  Lara 
périssent.  Chevaliers  valeureux  et  avides  de  gloire,  ils  se 
plaignent  de  leur  obscurité  et  de  leur  repos.  Leur  père,  don 
Gustios,  est  parti;  il  se  trouve  à  la  cour  de  Hixem.  Quelles 
voluptés  l'y  retiennent  captif?  pourquoi  les  plaisirs  d'une 
cour  arabe  l'arrachent-ils  à  ses  devoirs?  Les  infans  ignorent 
la  destinée  de  Gusiios  et  la  prison  dans  laquelle  il  gémit  encore. 
Euy  Velasquez  leur  persuade  qu'ils  doivent  profiter  de  l'ab- 
sence de  leur  père ,  et  se  signaler  par  un  grand  exploit.  Lei\r 
précepteur,  Nimo  Sanudo,  bon  chevalier,  les  accompagne; 
tous  partent  ensemble  pour  aller  combattre  les  Maures.  Ils  sont 
en  roule,  quand  une  embuscade  arabe,  que  le  traîne  Ruy 
Velazquez  a  disposée  d'avance,  les  enveloppe  tous  et  les  lue. 
Les  intentions  cruelles  de  dona  Lambra  sont  remplies  :  les 
sept  infans  périssent  à-la-fois,  et  leurs  têtes,  tranchées  par 
ordre  de  Ruy  Velazquez,  sont  jetées  dans  le  même  sac.  Il  ne 


56  DE   LA   NOUVELLE   ÉCOLE   LITTÉRAIRE 

borne  pas  là  sa  vengeance.  Les  sept  têtes  des  infans  sont  en- 
voyées à  leur  père  dans  sa  prison;  mais  le  calife,  ému  de 
l'horrible  destinée  de  ce  malheureux  père,  le  met  en  li- 
berté. Gonzalo Guslios  retourne  dans  sa  patrie,  et  pleure  la 
mort  de  ses  fils.  Cependant  le  fruit  de  ses  amours  avec  la 
princesse  arabe  qui  lui  a  rendu  visite  dans  sa  prison ,  vient 
au  monde  :  c'est  Mudarra,  le  héros  du  conte,  enfant  trouvé 
qui,  apprenant  les  horribles  traitemens  subis  par  son  père, 
consacre  toute  sa  vie  et  toute  son  énergie  à  le  venger.  Il  y 
réussit  :  DonaLambra  et  son  mari  tombent  sous  les  coups  de 
l'enfant  trouvé  arabe  ;  et  son  père,  heureux  de  reconnaître 
pour  fiis  un  héros  si  véritablement  espagnol,  si  profondément 
vindicatif,  si  ardent  à  frapper  les  ennemis  paternels,  le  re- 
connaît pour  enfant  légitime,  l'adopte,  et  remplace  par  lui 
les  sept  enfans  qu'il  a  perdus. 

Ce  serait  une  légende  pathétique,  si  l'auteur,  à  la  ma- 
nfère  des  anciens  poètes  espagnols,  avait  su  lui  imprimer  un 
caractère  d'unité  né  de  la  passion;  si  l'éclat,  la  chaleur,  la 
beauté  du  style ,  faisaient  rayonner  ces  divers  tableaux  ;  si 
les  catastrophes  qui  se  multiplient  dans  la  narration  ne  con- 
trariaient pas  l'intérêt  général.  Mais  la  diction  est  faible,  les 
caractères  manquent  de  force  et  de  profondeur.  Les  descrip- 
tions sont  souvent  communes  ;  et  quelques-uns  des  person- 
nages que  le  poète  met  en  scène  ne  se  présentent  pas  avec 
une  fidélité  historique.  Saavedra  ne  commence  son  récit 
qu'avec  la  jeunesse  de  Mudarra.  Il  rejette  dans  l'ombre  du 
passé  toute  cette  histoire  des  Infans  de  Lara ,  si  pathétique  et 
si  terrible.  C'est  là  une  forme  classique  :  comme  dans  l'Enéide 
de  Virgile,  l'histoire  que  l'on  raconte  est  malheureusement 
plus  intéressante  que  le  récit  au  milieu  duquel  elle  est  placée. 
Beaucoup  de  scènes  comiques  jetées  par  l'auteur  dans  le 
drame,  n'ont  pas  toujours  le  mérite  de  peindre  les  mœurs 
du  temps ,  et  rebuttent  quelquefois  par  leur  vulgarité  inu- 
tile. Les  traits  employés  par  l'auteur  pour  peindre  soit  les 
caractères,  soit  les  détails  de  mœurs,  ne  manquent  pas  de  fi- 


EN   ESPAOE.  57 

nesse ,  mais  ils  sont  en  général  sans  force  et  sans  largeur.  Il 
lui  faut  un  grand  nombre  de  touches  successives  pour  atteindre 
le  but  qu'il  se  propose.  Comme  Richardson,  il  peint  à  la  loupe 
et  manque  d'étendue  dans  le  coup-d'œil;  mais  il  répand  un 
certain  intérêt  sur  ce  qu'il  écrit. 

Pourquoi  n'est-il  pas  revenu  franchement  à  la  vieille  bal- 
lade castillane,  rapide  et  ardente  comme  la  passion ,  prompte 
dans  ses  mouvemens ,  facile  dans  ses  tours  et  transformant  le 
récit  en  ode?  Voilà  ce  qui  convient  aux  imaginations  du  Midi. 
Les  peuples  ne  s'enrichissent  point  par  des  emprunts  formels, 
mais  par  une  longue  infiltration  des  principes  qui  renouvellent 
leur  vie  intellectuelle.  La  copie  de  la  Germanie  moderne  ne 
peut  rien  ajouter  aux  véritables  acquisitions  de  l'Italie  et  de 
l'Espagne.  Dans  le  moyen  âge,  quelque  chose  du  génie  du 
Nord  a  bien  pu  pénétrer  avec  bonheur  dans  le  Vieux  génie  de 
la  civilisation  italienne,  et  créer  la  puissante  fiction  du  Dante  ; 
mais  long-temps  avant  que  l'imitation  littéraire  s'opérât ,  il 
s'était  fait  un  secret  et  sourd  mélange  du  sang  septentrional 
et  du  sang  romain.  C'est  ainsi  que  les  Espagnols  ont  emprunté 
aux  Arabes ,  sans  beaucoup  les  imiter  servilement.  Quand  deux 
civilisations  se  touchent,  quand  leurs  points  de  contact  greffent 
la  sève  de  l'un  pour  la  confondre  avec  la  sève  de  l'autre ,  il  en 
résulte  un  mélange  hybride,  très  brillant  et  dont  on  ne  peut 
contester  la  valeur;  mais  quand  on  imite  pour  imiter,  ce  tra- 
vail ne  produit  à  la  fin.  que  des  fleurs  artificielles,  dans  le 
genre  de  celles  que  se  plaisait  à  créer  je  ne  sais  quel  botaniste, 
qui  insérait  les  pétales  d'une  plante  dans  le  calice  d'une  autre, 
et  créait  ainsi  de  beaux  monstres  privés  de  vie  et  de  végétation. 
Presque  tous  les  défauts  que  l'on  peut  reprocher  au  génie  sep- 
tentrional se  trouvent  dans  le  poème  de  Saavedra  ;  les  costumes 
y  sont  trop  minutieusement  détaillés;  les  fêtes,  les  tournois  et 
les  festins  y  surabondent.  Ce  n'est  pas  la  puissance  dramatique 
ou  le  beau  déploiement  de  l'épopée  qui  constitue  son  mérite. 
L'auteur  est  poète  lyrique  et  descriptif;  sous  ce  dernier  rap- 
port, sa  supériorité  est  fort  remarquable  et  nous  en  donnerons 


58  DE    LA   NOUVELLE    ÉCOLE    LITTÉRAIRE 

pour  exemple  le  parallèle  suivant  de  l'AïKlalousie  et  de  la 
Caslille.  On  ne  verra  pas  sans  étonnement  l'indigène  de 
l'Andalousie  regarder  la  province  voisine  comme  une  con- 
trée septentrionale. 

Voici  une  autre  scène;  ce  ne  sont  plus  les  campagnes  fleuries^  où 
s'étend  dans  son  cours  majestueux  le  Guadalquivir,  roi  de  l'Anda- 
lousie; ce  n'est  plus  la  Sierra,  élevant  dans  un  ciel  pur  sa  tête  cou- 
ronnée de  mousse,  d'olivier  et  de  fleurs  odorantes,  pendant  que  ses 
flancs,  qui  se  développent  en  délicieux  replis,  embaument  l'air  des 
douces  vapeurs  que  répandent  les  jasmins  et  les  roses  de  ses  jardins. 
Là  vous  ne  trouverez  pas  de  villes  fameuses,  au  pouvoir  gigantesque 
comme  leur  gloire;  point  de  belle  Cordoue,  éternellement  belle; 
même  au  sein  de  ses  ruines.  Cordoue  !  ô  Cordoue  !  chère  patrie  !  c'est 
dans  ton  sein  que  la  première  lumière  du  ciel  a  frappé  mes  yeux  ! 
dans  ton  sein  que  j'ai  goiité  les  caresses  premières ,  trésors  de  mon 
enfance.  Dans  tes  bosquets  enchantés  et  tes  délicieuses  prairies,  les 
heures  fugiiives  de  ma  jeunesse  et  de  mon  enfance  se  sont  environnées 
de  l'ombre  de  ta  grandeur  ;  les  noms  de  tes  héros  généreux  sont  venus 
bruire  autour  de  mes  premiers  ans,  comme  des  brises  de  mai  souf- 
flent autour  de  la  plante  naissante.  Jamais  mon  amour  ne  pourra 
t'oublier  ;  jamais ,  non  jamais ,  tu  ne  quitteras  ma  pensée  ;  dans  les 
pays  étrangers  oîi  je  traîne  ma  vie ,  qui  se  nourrit  du  pain  amer  de 
l'infortune ,  c'est  toi  qui  règnes  dans  mon  coeur  ;  et  je  garde  une 
espérance,  c'est  que  ma  cendre  reposera  dans  ton  sein. 

Mais  voici  les  champs  de  Çastille  ;  des  nuages  épais ,  des  vapeurs 
sombres,  un  sol  aride,  que  l'hiver  choisit  pour  théâtre  de  ses  fu- 
reurs ;  un  horizon  de  montagnes  affreuses,  se  hérissant  de  buissons 
et  de  ronces,  couronnées  de  sapins  à  la  verdure  noirùtre  et  de  neiges 
amoncelées.  Voici  l'Arlanza,  que  l'été  peut  orner  de  moissons  jau- 
nissantes, mais  dont  les  eaux  troubles  et  noirâtres  sifflent  entre  les 
rochers.  Je  découvre  la  cité  belliqueuse,  dont  les  comtes  castillans 
ont  fait  le  siège  de  leur  puissance  :  ah  !  ce  n'est  pas  là  cette  belle 
Cordoue  avec  ses  dômes  de  marbre,  brillans  sous  im  ciel  de  saphir. 
La  naissante  Burgos  défie  la  guerre  et  ses  fureurs  :  elle  leur  oppose 
une  pierre  grisâtre  et  impénétrable,  des  tourelles  dures  et  immobiles 
comme  le  fer.  Dans  ses  murs  n'habitent  pas  les  sciences,  les  arts;  là 


E>'   ESPAOE.  59 

ne  se  trouvent  pas  la  magnificence  de  l'Asie ,  ses  riches  tissus ,  ses 
tapis  merveilleux ,  ses  diaraans  splendides.  Au  lever  de  la  claire  au- 
rore, on  n'entend  pas  le  Mouzzin  annoncer  aux  hommes  que  le  jour 
vient  de  naître,  et  les  appeler  au  temple.  L'atmosphère  assourdie 
s'ébranle  sous  les  coups  de  vastes  cloches  aux  sons  mélancoliques, 
invitant  les  chrétiens  à  la  prière.  Oi^i  est  le  mouvement  de  la  vie  in- 
dustrieuse? où  sont-ils  les  magasins,  les  ouvriers,  les  allans,  les 
venans,  les  boutiques?  A  Burgos,  on  entend  seulement  retentir  le 
marteau  sonore,  occupé  à  fabriquer  les  harnais  et  les  armures.  La 
forge  est  allumée;  l'acier  et  le  fer  prennent  mille  formes;  un  peuple 
pauvre  et  taciturne  se  répand  dans  les  rues  silencieuses,  pendant 
qu'au  loin  se  fait  entendre  le  chant  monotone  des  paroisses,  des  cou- 
vens  et  des  églises. 

Dans  les  campagnes  andalouses,  vous  voyez  des  groupes  de  labou- 
reurs presque  nus,  suivre  tout  en  chantant  leurs  romances  populaires, 
les  bœufs  tardifs  qui  fécondent  les  sillons  d'un  terrain  plein  de  sève; 
fiers  de  leur  récolte,  ils  ne  craignent  rien  de  l'avenir.  D'avance ,  ils 
contemplent  l'opulente  récompense  de  leurs  travaux.  En  Castille, 
au  contraire,  il  faut  lutter  contre  une  terre  ingrate  et  contre  un  sol 
adusle;  des  mulets  infatigables  foulent  la  route  ;  peut-être,  hélas! 
après  tant  de  maux ,  les  barbares  ennemis  vont-ils  se  répandre  dans 
ces  plaines  et  détruire  d'avance  les  moissons  vertes  encore  ;  peut- 
être  un  jour  le  moine  rusé,  le  seigneur  tyrannique,  le  brigand  des 
montagnes,  livreront-ils  au  pillage  ces  épis  venus  à  maturité. 

Admirez  ces  deux  contrées  réservées  à  un  destin  différent  !  La 
Bétique ,  empire  puissant  et  magnifique ,  eut  son  siècle  de  grandeur, 
d'éclat  et  de  magnificence;  mais  déjà,  chez  ce  peuple  si  uni,  si 
grand,  si  glorieux,  l'amour  des  voluptés  et  la  tyrannie  d'un  seul 
homme  annonçaient  la  décadence.  En  Castille ,  au  contraire ,  une 
ignorance  profonde,  une  indigence  effroyable,  une  conquête  d'hier, 
des  lois  incertaines,  un  gouvernement  sans  vigueur,  des  factions 
acharnées;  mais  aussi  de  l'ardeur,  de  l'audace,  de  la  persévérance  ; 
le  présage  impossible  à  méconnaître  de  la  grandeur  immense  que 
le  ciel  gardait  à  la  Castille. 

N'entrevoit-on  pas  avec  clonnement,  dans  ces  vers  que  notre 
traduction  efface  et  que  le  texte  original  fait  briller  d'une 
splendeur  vraiment  méridionale ,  quelque  chose  de  l'esprit 


60        DE    LA   NOUVELLE   ÉCOLE    LITTÉUAIRE   EN   ESPAGNE. 

fédéral ,  de  la  haine  contre  les  provinces,  dernier  senliment 
réel  et  profond  dont  l'Espagne  soit  encore  animée  ?  Il  y  a  là 
comme  un  souvenir  moresque ,  comme  un  regret  et  un  re- 
proche, qui  renaissent  après  des  années  et  se  font  jour  dans 
l'épopée  romanesque  de  Saavedra.  Certes  le  passage  que  nous 
avons  cité  est  un  des  plus  beaux  morceaux  du  poème.  La  réa- 
lité du  sentiment  est  incontestable,  et  la  douceur,  la  facilité 
des  vers,  le  bonheur  et  le  choix  de  l'expression  correspondent 
à  la  naïveté  d'un  élan  senti.  Les  mêmes  éloges  sont  applicables 
aux  poésies  diverses  de  l'auteur ,  à  son  ode  adressée  au  Phare 
de  ]MaIte,  à  ses  romances  dans  le  genre  antique  et  à  son  Idylle 
sur  son  petit  enfant  âgé  de  cinq  mois.  Là  respire  un  souffle 
pur  d'antique  poésie  ;  là  l'imitation  est  moins  sensible  ;  les 
douleurs  de  l'exil  inspirent  aussi  des  plaintes  louchantes  au 
poète.  Dans  tous  les  temps ,  dans  tous  les  pays ,  il  n'y  a  de 
vraie  poésie  que  celle  qui  reproduit  les  réalités  en  leur  prê- 
tant une  forme  idéale  et  divine. 

{Brîiish  and  Foreign  Review.^ 


^l)\r$tanomic$  pitrlcmcntutrce» 

]\°  IL 
LE   PARTI   CONSERVATEUR 

A  LA  CHAMBRE  DES   LORDS. 


LE    DUC    DE    CCMEEELAND.  LORD    WELLINGTO^■.    LORD    ELDOX.    LORD 

LTNDHCRST.  LORD      ELLENBOROUGH.    LORD     AEIIÏGER,       LE      DUC     DE 

BUCKINGHAM,  LE    MARQUIS    DE    LONDOHDERRY. LORD     WINCEELSEA    ET 

LORD    RODEN.  LORD    ABERDEEN.  LORD    ASHBURTOIÎ. LORD    WICKLOW, 

LORD    HARWICK.    LE    DUC    DE    MANSFIELD.    —    LORD    GORDO>-. 


A  la  tête  de  ce  parti  fort  remarquable  et  d'autant  plus  digne 
d'attention  qu'il  est  militant ,  se  trouvent  deux  hommes  très 
différens  de  caractère  et  de  position  :  le  duc  Ernesi-Augusle 
de  Cumberland ,  frère  du  roi,  et  lord  Wellington.  Parlons 
d'abord  du  prince. 

Une  vertu  qu'on  ne  peut  lui  contester,  c'est  l'exactitude. 
Toujours  le  premier  entré ,  toujours  le  dernier  sorti  ;  il  ouvre, 
il  ferme  les  portes  de  la  Cliambre.  S'il  n'était  Altesse ,  il  pour- 
rait devenir  excellent  huissier  de  service,  modèle  exemplaire 
des  gardiens  et  des  massiers.  Je  ne  sais  même  s'il  n'inspire  pas 
quelque  jalousie  aux  préposés  que  le  gouvernement  paie, 
pour  conserver  intact  le  mobilier  du  sénat  britannique. 

(i)  Voyez  le  i"=''  article  inséré  dans  la  i3'^  livraison  (janvier  iSS;),  et  ceux 
que  nous  avons  publiés ,  en  1 836 ,  sur  la  Chambre  des  Communes, 


6â  LE   PARTI    CONSERVATEUR 

Vous  entrez  à  la  Chambre  des  Pairs  :  vous  apercevez  des 
favoris  blanchâtres  ou  plutôt  laiteux.  Cette  crème  jaunissante 
qui  dore  l'urne  de  Wedgewood ,  n'est  pas  plus  nniforme  de 
teinte  que  ces  étranges  favoris  ;  ils  vous  annoncent  le  duc  de 
Cumberland.  Sa  physionomie  n'exprime  aucune  supériorité 
inlellecluclle,  et  elle  ne  ment  pas  :  c'est  un  homme  sans 
îalent  proprement  dit  ;  la  ruse  du  paysan ,  la  finesse  du 
commerçant  le  distinguent.  On  ne  peut  lui  attribuer  ni  élo- 
quence, ni  instruction.  Sans  considération  dans  la  Cham- 
bre, il  influe  sur  elle  par  quelques  moyens  secondaires  et 
subalternes;  il  sait  aboutir  à  certains  membres,  réunir  cer- 
tains intérêts ,  parler  à  quelques  craintes ,  grouper  quelques 
opinions  exagérées.  Quant  au  sang-froid  politique,  il  a  l'art 
de  se  contenir  et  de  se  modérer,  deire  maître  de  soi,  d'im- 
poser silence  à  ses  passions;  nul  homme  n'est  aussi  impassible. 
On  l'ailaque,  on  le  harcelle,  son  parti  croule,  il  ne  s'ébranle 
pas  :  vous  le  croiriez  insensible.  Trois  jours  après  que  lord 
Brougham  s'était  mis  à  lui  lancer  ses  plus  lourdes  invectives; 
l'appelant,  par  exemple,  cet  homme  qui  doit  à  noire  cour- 
toisie le  titre  de  sérénissime  et  d'illustre;  lord  Cumberland 
saisit  la  première  occasion  de  s'approcher  de  l'orateur  qui 
l'avait  si  grièvement  insulté,  et  de  lui  parler  avec  une  aisance, 
une  cordialité ,  une  amabilité  parfaites.  A  la  douceur  de  son 
ton,  à  son  air  affable,  prévenant  et  calme,  vous  ne  diriez 
jamais  que  c'est  là  le  plus  furieux  des  membres  conserva- 
teurs ;  avantage  qu'il  exploite  avec  adresse ,  car  la  nature  a 
beaucoup  fait  contre  lui. 

Au  lieu  de  voix,  elle  lui  a  donné  je  ne  sais  quelle  collection 
de  sons  bizarres,  imparfaits,  incohérens  et  rauques,  les  uns 
semblables  à  un  grognement  sourd ,  les  autres  à  un  lointain 
murmure.  Quel  que  soit  le  diapason  qu'il  choisit,  on  ne  l'en- 
tend jamais.  Aussi  ne  se  pose-t-il  pas  orateur  :  il  se  rend  jus- 
tice. Jamais  il  n'a  exposé  les  membres  de  l'assemblée  à  plus 
de  trois  minutes  de  supplice.  Sa  figure  est  singulière  :  une  fois 
aperçue,  elle  se  grave  dans  le  souvenir.  Une  figure  ronde, 


A   LA    CHAMBRE    DES    LORDS,  63 

entrecoupée  de  rides  qui  se  croisent  et  se  contrarient,  éclai- 
rée par  deux  petits  yeux  briilans ,  vifs  et  clignotans ,  cachés 
par  des  sourcils  qui  surplombent,  et  qui ,  dans  certains  mou- 
vemens  d'humeur,  les  éclipsent  en  totalité  j  un  grand  front  qui 
ne  manque  pas  d'une  certaine  expression  intelligente;  enfin, 
une  certaine  manière  de  contracter  et  de  rassembler  tous  les 
traits  de  son  visage,  un  recoquillement  de  toutes  les  parties 
de  sa  figure,  qui  n'appartient  qu'à  lui  seul. 

On  a  parlé  très  diversement  des  talens  réels  du  duc  de 
Wellington;  cela  devait  être.  Il  n'est  pas  jeté  dans  le  moule 
commun.  C'est  un  homme  à  part;  singulier,  plutôt  que  grand, 
et  qui  possède  quelques  qualités  assez  complètes  et  assez 
énergiques  pour  que,  s'il  ne  les  modère  et  ne  les  balance, 
ces  qualités  deviennent  des  vices.  Son  pouvoir  de  résis- 
tance ,  son  obstination  de  volonté ,  ne  cèdent ,  ne  plient  et  ne 
composent  jamais  :  rien  ne  peut  le  vaincre  ;  son  entêtement 
frise  la  sottise  ;  aussi  pouvez-vous  le  prendre  pour  un  héros 
ou  pour  un  sot.  Son  genre  de  courage,  dédaigneux  de  la 
popularité  ,  de  l'opinion  ,  de  l'estime  ,  même  de  l'affec- 
lion ,  marche  à  travers  les  obstacles  en  aveugle ,  en 
brave,  sans  considération,  sans  scrupule,  sans  faire  ac- 
ception des  conséquences  que  cette  volonté  de  fer  peut  en- 
irahier.  Se  trompe-t-il?  il  ira  jusqu'au  bout.  Sourire  ou  me- 
naces ,  raisonnement  ou  éloquence ,  rien  n'y  fait.  Il  n'a  plus 
d'amis;  il  ne  connaît  personne;  il  ne  se  moque  pas  de  l'opi- 
nion, il  ne  la  voit  pas;  il  ne  la  craint,  ni  ne  la  devine.  Sa 
ligne  d'action  est  géométrique  et  absolue.  La  balle  de  mous- 
quet trace  à  travers  l'espace  un  sillon  moins  rigoureux.  C'est 
une  volonté  brutale ,  et  qui  procède  comme  les  forces  physi- 
ques de  la  nature.  Il  augmente  les  embarras  d'une  position 
en  ne  sachant  ni  plier,  ni  changer  ses  mouvemens. 

Sa  physionomie  est  bien  celle  de  son  caractère.  Son  port  a 
toute  la  raideur  de  sa  volonté;  sa  figure  osseuse  et  son  nez 
proéminent;  son  teint  pâle;  ses  cheveux  gris;  son  œil  vif  et 
perçant ,  annoncent  l'invincible  cnlêlemcnt  d'un  parti  pris. 


j64  LE    PARTI    CONSERVATEUR 

Son  caractère  se  compose  réellement  de  denx  parties;  d'une 
sagacité  réelle ,  qui  lui  fait  apprécier  fort  bien  sa  position ,  et 
de  celte  obstination  qui  compromet  les  résultats  de  son  ex- 
trême sagacité. 

Son  ministère,  bizarrement  renversé  par  une  catastrophe 
imprévue ,  née  de  l'incroyable  entêtement  dont  nous  parlons , 
a  cependant  prouvé  sa  capacité.  Avant  qu'il  ne  prît  le  porte- 
feuille, tout  le  monde  le  croyait  hors  d'état  d'occuper  une 
position  politique.  Seul  au  milieu  de  ses  collègues ,  n'obéis- 
sant qu'à  ses  instincts  et  à  ses  méditations  personnelles,  il  a 
lutté  contre  eux  et  a  opéré  plusieurs  réformes  importantes 
dont  le  peuple  a  profilé.  Calculateur  sévère,  tacticien  habile, 
il  n'a  pour  loi  que  son  calcul.  Une  mesure  prise  par  ses  amis , 
mais  qui  lui  semble  inutile  et  frivole,  n'obtient  jamais  sa 
coopération  :  ce  refus  a  excité  souvent  l'animadversion  des 
tories.  Quand  il  se  trompe,  il  ne  se  trompe  pas  à  demi.  Ner- 
veux, expressif,  simple  jusqu'à  la  brutalité  dans  ses  haran- 
gues, souvent  véhément,  gesticulant  un  peu  trop,  n'essayant 
point  l'effet  rhétorique ,  et  atteignant  souvent  le  véritable  but 
de  l'orateur,  celui  d'ébranler  et  d'émouvoir,  il  est  cependant 
désagréable  à  entendre.  Il  a  perdu  plusieurs  dents,  et  son  or- 
gane criard  est  à-la-fois  âpre  et  confus.  Vous  le  voyez  se  dé- 
mener; vous  l'entendez  crier,  ou  plutôt  vous  soupçonnez  qu'il 
crie;  vous  ne  pouvez  saisir  qu'un  sifflement  bizarre,  le  bruit 
aigu  de  l'air  qui  passe  entre  les  dents  brisées  de  sa  mâchoire 
dégarnie.  Quant  à  la  correction  grammaticale  et  à  l'élégance 
du  discours ,  il  n'en  est  pas  question.  Tout  au  plus  ses  phrases 
se  tiennent-elles  droites  cl  d'ensemble;  mais  il  a  le  bonheur  et 
l'avantage  de  sembler  si  persuadé  de  ce  qu'il  dit,  si  plein  de 
son  sujet,  si  vivement  intéressé  à  son  succès,  qu'on  est  forcé 
de  l'écouter  quoi  que  l'on  fasse. 

Pendant  près  de  cinquante  années,  lord  Eldon  a  monopolisé 
l'attention  publique  :  les  journaux  ne  parlaient  que  de  lui.  On 
ne  le  nomme  plus.  Cette  éclipse  totale  n'est  pas  seulement  le 
résultat  de  sa  vieillesse;  ses  opinions  sont  mortes.  De  1800  à 


A   LA    CHAMBRE    DES    LORDS.  65 

1825 ,  pas  de  nom  qui  se  représentât  plus  souvent  sur  la  scène 
politique.  Le  siècle  aventureux  qui  nous  emporte  use  rapide- 
ment les  hommes.  Après  la  mort  dePitt,le  torysme  avait  besoin 
d'un  corypliée  ;  ce  fut  Eldon.  A  côté  du  premier  ministre ,  il  se 
trouvait  comme  directeur,  appui,  conseil,  organe  secret  du 
parti  conservateur.  A  son  talent  réel  se  joignait  la  considération 
due  à  sa  place.  Grand-chancelier ,  ou  (comme  on  dit  en  An- 
gleterre) directeur  de  la  conscience  royale,  plein  de  zèle  pour 
la  monarchie  ancienne,  mais  d'un  zèle  vivant,  sympathique, 
enthousiaste;  il  la  traitait,  non  comme  une  théorie  et  une 
idée,  mais  comme  un  véritable  ami  intime,  et  parlait  d'elle 
comme  Oreste  de  Pylade.  Blesser  le  principe  conservateur, 
c'était  frapper  le  chancelier  lui-même.  Il  ne  dépendait  pas  de 
lui  de  vous  aimer  ou  de  vous  haïr  :  libéral ,  il  vous  abhorrait  ; 
royaliste,  il  vous  adorait.  Jusqu'au  dernier  moment,  le  lo- 
j'vsme  antique,  bien  et  dûment  empaqueté,  a  reposé  sur  son 
cœur,  bercé  par  la  main  qui  le  pressait.  Il  eût  accepté  le 
martyre ,  s'il  eût  pu  sauver  de  son  sang  la  vieille  constitution. 
Mais,  hélas î  que  d'amertimies  celte  passion  entraîna!  la  triste 
chose!  souffrances  sans  nombre!  efforts  inutiles!  douleurs 
poignantes!  Depuis  quinze  années,  lord  Eldon  s'est  vu  con- 
traint à  reculer  pied  à  pied,  de  position  en  position,  devant  le 
flot  envahisseur.  Certes,  il  a  bien  souffert  lorsque  Peel  et  Wel- 
lington ont  reconnu  la  nécessité  d'émanciper  les  catholiques; 
mais  il  se  flattait  encore  de  la  pensée  que  la  Chambre  ne  se- 
rait pas  assez  folle  pour  y  consentir.  Après  avoir  espéré  en 
vain  dans  la  sagesse  des  pairs,  il  espéra  dans  la  sagesse  du 
roi.  D'espérance  en  espérance,  d'illusion  en  illusion,  il  tomba 
dans  un  état  de  marasme  affreux,  dont  ceux  qui  l'ont  appro- 
ché peuvent  seuls  connaître  toute  l'étendue.  Ce  n'est  pas  exa- 
gérer l'expression  que  de  dire  qu'il  pleura  jour  et  nuit  sur 
les  ruines  de  cette  Babylone  adorée. 

Que  fût-ce  donc  lorsque ,  à  son  étonnement  inexprimable , 
il  entendit  parler  de  réforme  parlementaire?  La  réforme  !  phé- 
nomène ;  audace;  essai  inouï,  dont  il  ne  soupçonnait  pas  même 

YIII.— 4°  SÉRIE.  5 


^6  LE    PARTI    CONSERVATEUR 

la  possibilité  1  En  face  des  tentatives  de  lord  Grey ,  sa  stupeur 
fut  profonde.  Saisi  ou  plutôt  enivré  d'abord  de  douleur, 
puis  d'une  passagère  joie,  lorsqu'il  crut  ce  parti  perdu  à 
jamais,  il  tomba  de  plusieurs  degrés  plus  bas  dans  le  décou- 
ragement et  l'eûroi,  quand  il  sut  que  les  pairs  d'Angleterre 
consentaient  à  la  lecture  du  bill,  et  que  la  chose  serait  sérieu- 
sement discutée.  Pourquoi  décrire  la  longue  angoisse  qu'il  eut 
à  subir  ;  passant  d'une  fausse ,  rapide  et  trompeuse  allégresse, 
à  l'abattement  le  plus  horrible;  miné  par  ces  alternatives 
d'espoir  et  de  crainte  ;  aussi  tourmenté  par  cette  oscillation 
cruelle  qu'un  amant  par  la  longue  agonie  de  sa  passion  mal- 
heureuse ? 

Hélas!  il  a  fallu  qu'il  dévorât  bien  des  chagrins,  qu'il  vît 
périr  l'une  après  l'autre  bien  des  espérances  ,  devenues 
des  regrets;  qu'il  s'arniàt  d'une  résignation  bien  pénible! 
Une  fois  la  réforme  parlementaire  et  l'émancipation  catho- 
lique achevées ,  lord  Eldon  ne  fut  plus  qu'un  fantôme  :  il  sur- 
vivait à  ce  qu'il  avait  de  plus  cher.  On  se  souviendra  toujours 
de  l'avoir  entendu  s'écrier  :  «  Oui,  la  gloire  de  l'Angleterre 
s'éclipse,  y)  au  moment  où  la  dernière  de  ces  mesures  allait 
passer.  Une  larme  sincère  brillait  dans  ses  yeux  :  l'émotion 
était  profonde  et  amère  ;  le  pauvre  homme  sentait  les  sources 
de  sa  vie  tarir,  en  même  temps  que  celles  de  la  constitution 
antique.  Depuis  ce  moment,  il  ne  parle  plus  :  de  temps  à 
autre ,  des  murmures  inarticulés  s'échappent  de  ses  lèvres  ; 
c'est  quelque  chose  de  touchant  que  ce  vieillard ,  si  profondé- 
ment attristé  par  la  disparition  de  ce  qu'il  aimait,  de  ce  qu'il 
avait  défendu. 

Tout  le  monde  le  savait  honnête  homme  et  plein  de  con- 
science :  on  l'estimait  comme  tel.  Son  tempérament  froid ,  son 
calme  habituel,  son  impassibilité  naturelle,  l'empêchaient 
d'être  orateur.  A  beaucoup  d'instruction  ,  à  une  grande  capa- 
cité ,  il  joignait  une  certaine  lenteur  d'intelligence  qui  ne  lui 
permettait  pas  de  découvrir  rapidement  de  nouvelles  res- 
sources ,  de  saisir  les  argumens  faux,  et  les  côtés  faibles  de  ses 


A   LA   CHAMBRE   DES   LORDS.  67 

adversaires.  La  patience  de  son  expression,  la  franchisciin  peu 
brusque  de  ses  déclarations  de  principes,  annonçaient  com- 
bien il  était  étonné  que  tout  le  monde  ne  pensât  pas  comme 
lui.  Au  lieu  de  haranguer ,  il  causait  :  vous  eussiez  dit 
qu'il  s'adressait  dans  un  salon  à  quelques  voisins  qui  n'étaient 
pas  de  son  avis.  Amène,  affable,  gracieux  pour  tous  dans  la 
vie  privée  ;  tenace,  inflexible,  attaché  aux  vieux  usages  jus- 
qu'à l'entêtement;  ne  voulant  rien  céder;  ne  connaissant  pas 
d'accommodement  avec  le  ciel  ou  avec  sa  conscience  ;  faisant 
attendre  d'infortunés  plaideurs  pendant  des  années  entières, 
afin  de  se  donner  le  temps  de  comprendre  leurs  causes  et 
d'en  peser  le  pour  et  le  contre;  aussi  embarrassé  de  ses 
scrupules  que  persévérant  dans  le  difficile  travail  néces- 
saire pour  les  équilibrer;  cet  homme  intègre  s'est  vu  ac- 
cusé de  bigoterie  et  d'intolérance  :  rien  de  plus  injuste.  Il 
est  tout  d'une  pièce  ;  il  aime  son  vieux  pays,  ses  vieilles  lois, 
son  vieux  monde;  il  se  ferait  pendre  pour  tout  cela.  On  lit 
une  bienveillante  probité  sur  ce  vénérable  visage,  encadré 
dans  une  forêt  de  blancs  cheveux  qui  ondoient.  Il  parait  ra- 
rement ou  plutôt  il  ne  paraît  plus  à  la  €hambre,  dont  toutes 
les  mesures  contrarient  les  affections  de  sa  jeunesse. 

Après  avoir  parlé  des  plus  célèbres  lords,  parlons  du  plus 
habile  d'entre  eux ,  lord  Lyndhurst;  Brougham  seul  peut  M 
tenir  tête.  Aussi  se  détestent-ils  nnituellemenî;  et  c'est  plaisir 
de  les  voir  s'épier,  s'observer,  se  harceler,  se  tailler  des 
croupières,  se  tendre  des  pièges  avec  la  courtoisie  la  plus 
achevée  et  la  persévérance  de  haine  la  plus  exemplaire.  Lord 
Lyndhurst  n'attaque  jamais  personne  de  ses  collègues,  un 
seul  excepté,  lord  Brougham.  Des  trois  cent  cinquante  pairs 
qui  composent  la  Chambre,  lord  Lyndhurst  est  le  soûl  que 
Brougham  redoute  ;  ils  ne  sont  pas  seulement  adversaires  ;  ils 
sont  rivaux.  Tous  deux  appartiennent  à  la  même  profession; 
ils  ont  fait  fortune  par  la  même  voie. 

La  carrière  de  lord  Lyndhurst  a  été  rapide  :  à  peine  avaiHI 
essayé  ses  forces  an  barreau  sous  le  nom  de  Singlelon-Copley , 

5, 


68  LE    PARTI    CONSERVATEUR 

lord  Liverpool  et  ses  amis  politiques  découvrirent  ce  qu'il  y 
avait  d'avenir  et  de  talent  chez  ce  jeune  homme.  Ce  furent 
eux  qui  le  firent  élire  membre  du  Parlement;  il  justifia 
bientôt  leurs  espérances.  Était-il  républicain  avant  cette 
époque?  nous  ne  le  pensons  pas;  il  était  pauvre  et  obscur, 
voilà  tout.  L'Amérique  républicaine  le  vit  naître;  et,  amené  en 
Angleterre  par  son  père,  peintre  sans  fortune,  il  fut  élevé 
pour  l'état  ecclésiastique  :  ces  premières  habitudes  le  rappro- 
chaient à-la-fois  des  rangs  populaires  et  des  idées  anti-aristo- 
cratiques ;  le  libéralisme  de  ses  opinions  n'a  rien  d'étonnant. 
Il  prit  avec  succès  la  défense  de  plusieurs  accusés  politiques  ; 
ses  relations  avec  les  hommes  du  mouvement  datèrent  de 
cette  époque.  De  1813  à  1827,  il  parcourut  d'un  seul  élan, 
pour  ainsi  dire  ,  tous  les  degrés  de  sa  profession  ;  avocat , 
conseiller ,  avocat-général ,  et  enfin  grand-chancelier. 

Si  l'intelligence  de  Brougham  est  plus  vaste ,  plus  capace , 
plus  énergique ,  plus  vigoureuse ,  lord  Lyndhurst  l'emporte 
par  la  variété,  la  facilité,  la  clarté  ingénieuse  de  l'esprit;  il  a 
des  yeux  de  lynx  pour  découvrir  l'erreur  d'un  adversaire.  So- 
phiste achevé,  il  est  toujours  armé  contre  le  sophisme  :  il  tisse, 
avec  un  talent  sans  égal ,  des  argumens  qui  n'ont  pas  le  sens 
commun.  On  l'a  vu  faire  agréer  des  propositions  étranges 
et  forcer  les  membres  les  plus  rebelles  à  se  laisser  tromper 
bénévolement.  Comment  se  défier  d'un  homme  qui  parle  avec 
tant  de  calme,  tant  de  simplicité,  d'abandon,  une  ironie  si 
douce,  un  air  si  dégagé?  Il  n'attaque  personne;  il  ne  tonne 
pas;  il  cause,  il  est  insinuant,  doux,  captieux;  il  semble 
logique ,  désintéressé  ;  l'homme  de  parti  s'efface  :  vous  n'avez 
à  faire  qu'à  l'homme  aimable.  Jamais  d'emportement ,  jamais 
de  caprice ,  aucune  violence  ;  lord  Brougham  a  beau  le 
harponner  et  le  foudroyer,  il  ne  sourcille  pas;  c'est  une 
lactique  adoptée  par  lui  que  cette  tranquillité  parfaite  : 
c'est  un  grand  avantage  qu'il  se  donne  sur  ses  collègues. 
Rien  ne  paraît  l'atteindre  ;  vous  ne  le  démontez  pas  ;  prenez- 
vous-y  comme  vous  voudrez ,  il  est  à  couvert.  Un  jour  que 


A.   LA    CHAMBRE    DES    LORDS.  69 

Brougham  l'avait  poussé  à  bout,  il  se  leva  tranquillement  et 
se  mit  à  lui  répondre  avec  une  ironie  si  légère ,  à  le  persé- 
cuter d'une  manière  si  douce  et  si  naïve ,  ayant  si  peu  l'air  d'y 
loucher,  que  c'était  merveille.  Il  cita  les  paroles  d'un  pamphlet 
anonyme  que  son  adversaire  venait  de  publier  et  en  tira  parti 
contre  Brougham  avec  une  dextérité  merveilleuse  ;  choisis- 
sant les  endroits  faibles  et  y  versant  le  poison  d'une  main  si 
délicate,  que  l'impétueux  Brougham  ne  put  y  tenir  et  finit  par 
s'écrier,  tout  ému  :  «  ^  l'ordre.'  à  l'ordre  !  »  Il  ne  se  rappe- 
lait pas  que  le  maintien  de  l'ordre  était  confié  à  lord  Lyndhurst 
lui-même ,  en  sa  qualité  de  chancelier  ;  et  qu'il  demandait  à 
lord  Lyndhurst  de  le  protéger  contre  lord  Lyndhurst. 

Il  se  trompe  assez  souvent;  mais  ses  erreurs  résultent  de 
sa  finesse  :  par  exemple ,  on  l'a  vu  se  prendre  dans  ses  pro- 
pres filets,  en  faisant  tomber  le  premier  ministère  Grey  : 
mauvais  calcul.  La  chute  de  ce  cabinet  ne  pouvait  entraîner 
la  formation  d'un  ministère  tory  ;  l'opinion  publique  s'était 
trop  prononcée  en  faveur  de  la  réforme,  et  lord  Lyndhurst, 
en  précipitant  ses  ennemis  pour  préparer  leur  retour,  n'a  fait 
que  rendre  leur  victoire  plus  éclatante.  Sa  taille  est  haute;  sa 
physionomie  imposante;  il  se  possède  toujours;  dès  qu'il  se 
lève  pour  parler,  la  Chambre  se  tait.  Non-seulement  sa  ré- 
putation est  faite  comme  orateur  et  comme  homme  politique, 
mais  il  jouit  d'une  grande  autorité  dans  son  parti  ;  toutes  ses 
paroles  ont  du  poids.  Personne  ne  se  souvient  de  l'avoir  vu 
jeune,  et  il  est  à  croire  qu'il  ne  sera  jamais  vieux  :  c'est  un 
des  rares  mortels  qui  n'ont  pas  d'âge  ;  grave  dans  l'adoles- 
cence, vert  et  bien  conservé  dans  l'âge  mûr.  Sa  perruque  de 
juge  lui  donna  long-temps  un  air  de  majesté  toute  particu- 
lière; et  depuis  qu'il  s'en  est  débarrassé,  il  a  rajeuni. 

Lord  Ellenborough  a  fait  assez  dcbruit  dans  le  monde;  je 
ne  sais  trop  pourquoi.  C'est  l'homme  du  lieu-commun  ;  la 
clarté  de  sa  pensée  et  de  son  élocution  seraient  des  mérites , 
si  le  fond  de  ses  idées  était  moins  commun  et  son  langage 
plus  élevé.  Sa  phrase  correcte,  sa  voix  pure,  sa  diction  élé- 


70  LE   PARTI    CONSERVATEUR 

gante,  l'industrieuse  élude  de  tous  les  détails  d'une  affaire, 
sa  présence  d'esprit  inaltérable  ,  n'ont  pas  d'autres  torts 
que  de  traîner  après  elles  un  ennui  vraiment  mortel.  Ce  Gran- 
disson  de  l'éloquence  me  plairait  mieux  s'il  avait  quelques 
défauts.  Tous  les  ans,  le  noble  orateur  se  lève  vers  le  milieu 
de  la  session  ,  déroule  pendant  deux  heures  l'armée  régulière 
de  ses  périodes  sans  vigueur,  et  finit  par  réclamer  une  in- 
demnité pour  quelque  prince  indien  inconnu.  Personne  n'é- 
coute cette  héroïde,  à  l'exception  du  ministre  voué  au  sup- 
plice de  repousser  cette  attaque  et  d'eu  mesurer  la  portée. 
Justement  à  la  même  époque,  un  autre  homme  politique, 
membre  de  la  chambre  des  Communes,  joue  le  même  per- 
sonnage dans  la  môme  assemblée  :  c'est  M.  Herries;  les  deux 
motions  coïncident,  et  après  les  avoir  présentées  régulière- 
ment tous  les  ans,  l'un  et  l'autre  orateur  les  retirent  réguliè- 
rement sans  mot  dire.  C'est  un  des  orateurs  qui  craignent  le 
plus  une  collision  entre  la  Chambre  haute  et  la  Chambre 
basse  :  il  a  tout  fait  pour  la  prévenir ,  ce  qui  prouve  son  bon 
sens.  Ne  négligeons  pas  l'éloge  de  son  immense  chevelure, 
la  plus  magnifiquement  bouclée  et  la  plus  majestueusement 
frisée  que  l'on  puisse  imaginer. 

Voici  un  nom  que  le  public  ne  connaît  guère  ;  cependant  le 
personnage  qui  le  porte  jouit  d'une  grande  réputation.  Sir  Ja- 
mes Scarlell  était  célèbre  :  lord  Abinger  est  inconnu  ;  autrefois 
actif,  énergique,  plein  de  mouvement  et  d'espérance,  il  a 
changé,  il  se  tait,  il  s'endort  dans  sa  pairie.  La  raison  en  est 
simple  :  malgré  son  élévation  et  l'apparent  éclat  de  sa  fortune, 
sa  vie  politique  est  détruite  à  jamais;  ses  ennemis  les  plus 
acharnés  n'ont  rien  à  désirer  sous  ce  rapport.  Délesté  des  whigs 
qu'il  a  quittés ,  suspect  aux  torys  dont  il  s'est  rapproché ,  il  ne 
tient  plus  à  rien.  La  presse,  qu'il  avait  activement  défendue  et 
qui  lui  semblait  nécessaire  à  la  liberté ,  autant  que  l'air  que 
nous  respirons,  n'a  pas  eu  de  plus  mortel  ennemi.  Procureur- 
général  sous  le  ministère  de  Wellington,  il  a  suscité  et  dirigé, 
dans  le  court  espace  de  trois  années,  plus  de  poursuites  po- 


A   LA   CHAMBRE    DES   LORDS.  71 

litiques  que  tous  les  avocats-généraux  qui  l'avaient  précédé 
pendant  l'espace  de  trente  ans;  plusieurs  journaux  sont  tom- 
bés morts  sous  ses  coups.  De  cette  violence  et  du  peu  de  pré- 
vision de  cet  homme  d'état,  il  est  résulté  qu'à  la  chute  de 
Wellington,  il  se  trouva  (comme  dit  le  peuple)  par  terre  et 
entre  deux  selles.  Son  isolement  devint  profond;  tous  les  par- 
tis s'éloignèrent  de  lui.  Il  soutint  pendant  quelque  temps  avec 
philosophie  cette  solitude  de  la  Chambre,  qui  indique  la  ruine 
complète  de  l'homme  politique.  Mais,  bientôt  fatigué  d'une 
telle  situation,  il  se  retira;  ses  apparitions  furent  rares  ;  i! 
sentit  que  l'anathème  le  poursuivait  partout.  A  peine,  depuis  sa 
promotion  à  la  pairie ,  a-t-il  prononcé  cinquante  paroles.  (1) 

Sa  capacité  est  plutôt  celle  d'un  bon  avocat  consultant , 
d'un  homme  d'affaires  expérimenté,  que  d'un  homme  d'état  et 
d'un  orateur.  AValter  Scott  disait  de  lui  :  C'est  un  talent  qui 
doit  peu  de  chose  à  sa  mère  et  beaucoup  à  son  maître  d'école. 
Avec  une  certaine  astuce  dans  l'art  de  présenter  les  argumens, 
tantôt  il  obscurcit ,  tantôt  il  éclaire  habilement  la  question  ; 
jamais  il  n'étonne ,  jamais  il  n'émeut. 

Pauvre  orateur ,  excellent  avocat  ;  sa  finesse  naturelle 
et  la  connaissance  qu'il  a  des  hommes  lui  donnaient  une 
admirable  influence  sur  le  jm-y,  quand  il  avait  occasion  de 
s'adresser  à  lui.  Homme  de  tact  plutôt  qu'homme  de  talent  f 
n'ignorant  pas  les  faiblesses  d'amour-propre  auxquelles  cèdent 
la  plupart  des  hommes  :  il  les  exploitait  avec  talent.  Dès  qu'il 
entrait  dans  la  salle,  il  parcourait  de  l'œil  le  banc  des  jurés, 
arrêtait  son  regard  sur  deux  ou  trois  d'entre  eux  qui  lui  sem- 
blaient porter  le  sceau  d'une  supériorité  intellectuelle;  puis, 
il  commençait  sa  harangue.  A  eux  seuls  s'adressait  l'ora- 
teur; il  les  captivait  l'un  après  l'autre,  semblait  attendre  avec 
anxiété  leur  avis  ;  les  consulter,  provoquer  un  signe  de  tête 

(i)  Lord  Abinger,  dans  une  série  d'articles  publiés  dans  le  Times,  a  entrepris 
de  réfuter  le  jugement  rendu  contre  Emile  de  la  Roncière  et  de  prouver 
l'innocence  de  ce  dernier. 


72  LE   PARTI    CONSERVATEtR 

affîmiaiif;  il  ne  s'attachait  qu'à  vaincre  leur  résistance  :  le 
succès  couronnait  presque  toujours  ces  efforts  d'adresse ,  cette 
flatterie  si  habile.  Jamais  Brougham,  avec  toute  la  véhémence 
de  sa  parole ,  ne  put  se  glorifier  d'un  succès  pareil.  Monotone 
dans  sa  diction ,  fatigant  par  son  immobilité ,  Scarlett  dépouille 
adroitement  un  dossier;  mais  l'émotion  et  l'élévation  politiques 
lui  manquent.  Sa  corpulence,  son  obésité,  cet  énorme  ventre 
qui  le  précède  de  deux  pieds ,  le  sourire  presque  jovial  qui  se 
joue  sur  ses  lèvres  roses,  contrastent  avec  ses  cheveux  blancs. 
Tout  le  fait  ressemblera  Falstaff.  Il  a  l'air  fort  heureux  de  vi- 
vre, et  son  existence  s'est  écoulée  en  effet  d'une  manière  assez 
brillante  pour  justifier  cet  air  de  satisfaction  intime  et  plé- 
nière. 

J\Ion  dénombrement  procède,  on  le  voit,  non  par  classifi- 
cation de  rangetde  litre, mais  par  ordre  de  célébrités  et  d'in- 
fluences. D'un  simple  avocat  devenu  baron,  je  passe  à  un  nom 
féodal ,  celui  du  duc  de  Buckingham ,  chef  d'un  groupe  entier 
de  torys  réformateurs ,  au  nombre  de  trente  ou  quarante  ;  on 
compte  parmi  eux  lord Norlhumberland  et  lecomted'Arundel. 
A  soixante  ans,  il  est  impossible  de  déployer  plus  d'énergie  et  de 
vigueur  que  ce  duc.  La  nature  l'a  fait  géant;  sa  rotondité  corres- 
pond à  l'élévation  de  sa  taille ,  et  une  vie  de  luxe  et  de  jouissan- 
ces positives  a  perfectionné  l'ouvrage  de  lanature.  C'est  quelque 
chose  d'extraordinaire  que  le  cercle  parfait  de  son  visage  ; 
vous  diriez  un  gigantesque  fermier  du  Lancashire  ,  qui 
aime  à  se  moquer  de  ses  voisins.  Ses  grands  yeux  noirs  pren- 
nent une  expression  d'ironie  admirable  toutes  les  fois  qu'il 
attaque  un  membre  de  l'opposition  :  il  est  charmé ,  il  s'a- 
muse ,  il  jouit  de  ses  propres  attaques.  En  face  de  Brou- 
gham, cet  amusement  se  manifeste  de  la  manière  la  plus 
vive  ;  il  ne  s'aperçoit  pas  qu'il  abuse  de  la  métaphore ,  que  les 
idées  lui  manquent ,  que  son  prétendu  triomphe  n'est  que  dé- 
clamation et  rapsodie  :  non ,  il  va  toujours  et  rien  ne  l'em- 
barrasse ,  rien  ne  l'arrête  ;  ses  cris  n'en  sont  pas  moins  vio- 
lens,  ses  citations  n'en  sont  pas  moins  fausses.  Il  mutile  Shak- 


A  LA   CHAMBRE   DES   LORDS.  73 

speare,  s'empare  d'un  fragment  miililé  de  Pope,  y  "mêle 
l'invective  des  rues,  et  pour  battre  en  brèche  la  réforme  mau- 
dite, emploie  des  expressions  d'une  grossièreté  sans  égale. 
Sa  voix  glapissante  va  frapper  alors  les  échos  des  voûtes ,  et 
l'on  n'entend  plus  ses  paroles ,  tant  leur  éclat  est  violent.  Du 
reste,  l'emportement  du  noble  duc  ne  s'accorde  guère  avec  sa 
vieillesse  et  la  gravité  de  son  rang.  Un  journaliste  prétendit 
qu'il  ne  pouvait  reproduire  son  discours  «parce  que,  di- 
sait-il ,  le  duc  l'avait  prononcé  beaucoup  trop  haut  pour  qu'on 
l'entendît,  v  Celte  raison  fut  trouvée  originale  autant  que 
vraie. 

Le  marquis  de  Londonderry  s'est  fait  remarquer  récemment 
par  la  ferveur  de  son  zèle  tory  et  les  imprudences  qui  en  sont 
résultées.  Le  fanatisme  ne  peut  aller  plus  loin;  à  son  sens,  le 
lorysme  est  céleste ,  d'origine  et  d'influence  divines;  il  le  dé- 
fend comme  l'Espagnol  défendait  la  croix  :  je  ne  connais  pas 
d'homme  plus  loyal  ni  plus  compromettant;  pas  de  zèle  plus 
capable  de  perdre  une  cause.  Si  le  noble  marquis  voulait  spé- 
culer sur  son  imprudence  et  faire  payer  rançon  à  ses  propres 
amis,  on  achèterait  cher  son  silence;  mais  il  se  tient  au- 
dessus  de  toutes  les  séductions;  il  faut  qu'il  agisse  et  qu'il 
parle.  Après  avoir  engagé  son  parti  dans  un  mauvais  pas ,  il 
se  repent  :  aussitôt,  il  recommence.  Que  de  démarches  em- 
ployées et  perdues  pour  le  forcer  à  se  tenir  tranquille  !  com- 
bien de  fois  les  pans  de  son  habit  ont-ils  été  tiraillés  au  mo- 
ment où  il  se  levait  pour  parler!  Pendant  le  cours  même 
de  sa  harangue ,  quelles  secousses  réitérées  l'ont  averti  ! 
Mais  aussi  quel  noble  courage!  Quel  regard  furieux  il  lan- 
çait sur  SCS  amis  !  Comme  il  avait  l'air  de  leur  dire  :  ce  Ne 
croyez  pas  que  je  cède,  il  y  va  du  salut  de  la  patrie!» 
La  populace ,  furieuse  contre  son  torysme  acharné ,  l'a 
deux  fois  assailli  dans  les  rues  de  Londres,  et  ce  n'a  pas 
été  une  leçon  pour  lui.  Presque  lapidé,  il  a  continué  son  rôle 
de  martyr;  il  le  continue  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie,  avec  le 
même  défaut  de  jugement ,  la  même  loyauté  folle ,  le  même 


7U  LE    PARTI    CONSERVATEUR 

absurde  point  d'honneur,  le  même  don-quichotlisme  forcené. 
Sans  talent,  ne  sachant  pas  même  présenter  ses  observations 
dans  un  ordre  lucide  ;  incapable  d'enchaîner  deux  argumens, 
il  laisse  à  peine  soupçonner  le  fond  de  sa  pensée,  et  plus  il 
est  convaincu ,  moins  il  se  fait  comprendre.  Tout  ce  que  vous 
retenez  d'un  discours  prononcé  par  lui ,  c'est  ordinairement 
son  admiration  illimitée  pour  Don  Miguel  ou  Don  Carlos, 
jointe  à  son  mépris  pour  cette  nation  de  rebelles ,  qui  s'appelle 
la  Pologne.  Il  porte,  on  ne  sait  trop  pourquoi ,  un  vif  intérêt 
aux  affaires  de  la  Péninsule.  Il  a  publié  à  ce  sujet  un  gros  vo- 
lume intitulé  :  Guerre  de  la  Péninsule ,  lequel  appartient 
réellement  au  docteur  Gleig,  un  des  rédacteurs  du  Magazin 
de  Fraser.  Ami  dévoué,  il  est  revenu  de  Saint-Pétersbourg, 
quittant  une  belle  position,  pour  empêcher  son  ami  Robert 
Peel  de  faire  un  faux-pas  politique.  Enfin ,  ce  serait  le  plus 
excellent  des  hommes  si  ce  n'était  le  plus  ennuyeux  des 
personnages.  Se  lève-t-il  pour  traiter  les  affaires  de  la  Pê- 
ninsule^  on  rit,  on  s'endort  ou  l'on  s'enfuit. 

L'église  anglicane  compte  deux  défenseurs  ardens,  lord 
Winchelsea  et  lord  Rodcn.  Le  premier,  surtout,  regarde  cette 
institution  comme  le  modèle  idéal  des  vertus  politiques  et 
morales  ;  il  sacrifierait  ses  domaines  pour  empêcher  le  triom- 
phe de  ceux  qui  s'apprêtent  à  dépouiller  le  clergé  anglican 
d'une  portion  de  ses  conquêtes.  En  1829 ,  il  aima  mieux  se 
battre  en  combat  singulier  contre  lord  Wellington,  que  de 
rétracter  sa  fameuse  apostrophe  :  «  Oui,  duc,  vous  êtes  l'en- 
nemi de  l'Eglise!  ))  Ce  n'est  que  dans  les  partis  prêts  à  périr 
que  ces  grands  dévoîîmens  se  trouvent.  «  Confisquez  tous 
mes  domaines,  s'écriait-il,  mais  que  la  loi  sur  la  réforme 
municipale  ne  passe  pas!  »  Il  n'exprimait  que  sa  pensée.  Une 
fois  l'émancipation  des  catholiques  sanctionnée  par  le  Parle- 
ment ,  il  dit  à  ses  amis  qu'il  ne  remettrait  plus  le  pied  dans 
celte  enceinte  profanée  :  on  eut  beaucoup  de  peine  à  le  faire 
revenir  sur  celle  résolution.  Comme  le  marquis  de  London- 
derry,  il  exlravague  de  temps  à  autre,  et  sa  monomauie 


A   LA   CHAMBRE    DES    LORDS.  75 

parlemeniaire  ne  laisse  pas  que  d'effi'ayer  ses  collègues  lorys. 
Les  protestans,  dont  il  soutient  la  cause  avec  un  désinté- 
ressement qui  va  jusqu'à  l'insanité ,  sont  épouvantés  de  ce 
ton  d'énergumène.  Il  n'a  qu'une  manière  de  prouver  la  vé- 
rité de  ses  assertions  :  a  Si  vous  ne  pensez  pas  comme  moi , 
vous  êtes  à  pendre.  »  Sa  capacité  d'argumentation  ne  va  pas 
plus  loin.  D'ailleurs,  il  s'énonce  mal,  prononce  mal,  et  se 
trouble  souvent. 

Quant  à  lord  Roden,  il  produit  un  peu  plus  d'effet.  Aveugle 
comme  son  collègue  sur  la  situation  présente ,  mais  doué  de 
plus  de  force  physique  ;  plus  grand,  mieux  taillé,  portant  de 
gros  favoris  noirs  et  de  beaux  cheveux,  qui  accompagnent 
agréablement  son  visage  mâle ,  il  a  aussi  l'avantage  de  se  bien 
poser,  de  savoir  haïr,  et  d'être  craint.  Je  ne  sais  s'il  ne  pré- 
fère pas  le  plus  abominable  des  brigands  à  un  catholique 
romain  vertueux.  Celte  fureur  irrationnelle  a  quelque  chose 
de  comique;  ses  déclamations  et  ses  lamentations,  prononcées 
d'une  voix  tour-à-lour  tonnante  et  pleureuse,  vous  abasour- 
dissent par  un  bruit  vide  et  une  terreur  creuse.  Bientôt,  on 
n'écoute  plus  rien ,  et  sous  cette  tempête  furieuse  de  paroles 
chevelées,  beaucoup  d'honorables  pairs  prennent  le  parti  de 
s'endormir. 

Le  comte  d'Aberdeen,  au  contraire,  homme  calme  et  sa- 
gace ,  immobile  et  froid ,  semble  ne  pas  s'embarrasser  le 
moins  du  monde  de  l'effet  qu'il  va  produire  et  de  l'opinion 
qu'il  va  laisser.  Long-temps  secrétaire  d'état  pour  les  affaires 
étrangères,  il  a  occupé  ce  poste  avec  honneur;  et  son  ouvrage 
sur  les  antiquités  d'Athènes  prouve  la  sévérité,  la  pureté  de 
son  goût,  on  fait  d'architecture  et  de  beaux-arts.  Son  accen- 
tuation nette  et  ferme,  sa  bonne  prononciation,  la  correction 
et  même  l'élégance  de  sa  phrase,  laissent  ses  auditeurs  glacés 
comme  lui-même.  On  bâille;  et  l'on  convient  qu'il  est  de  bon 
sens,  et  qu'il  s'exprime  avec  pureté.  Fort  distrait,  connne 
tous  les  savansj  vêtu  d'un  sac  plutôt  que  d'un  habit,  il  ne 
peut  prétendre  â  beaucoup  d'inlluence  sur  ses  collègues  ;  mais 
on  le  respecte  et  on  l'estime. 


76  LE   PARTI    CONSERVATEUR 

Celte  glace  philosophique,  qui  appartient  à  l'Ecosse ,^ 
semble  peser  aussi  sur  le  comte  Haddington,  dont  la  prose 
est  la  plus  prosaïque  et  la  plus  inanimée  du  monde  :  il  a  du 
poids  et  de  l'autorité  dans  la  Chambre.  On  se  souvient  qu'il  a 
rempli,  avec  honneur,  les  fonctions  importantes  de  lord- 
lieutenant  en  Irlande.  La  vie  politique  de  cet  homme  dis- 
tingué a  été  cependant  marquée  par  une  gaucherie  singu- 
lière. Lorsque  le  bill  de  réforme  fut  proposé ,  il  déclara  que 
le  peuple  d'Ecosse  lui  était  contraire  :  haute  imprudence.  Si 
les  Écossais  gardaient  le  silence,  ils  n'en  pensaient  pas  moins. 
A  peine  cette  étourderie  eut-elle  été  prononcée,  on  vit  éclore 
sur  tous  les  points  de  l'Ecosse  des  comités  réformateurs.  Ainsi 
personne  n'a  servi  plus  activement  et  plus  involontairement 
la  cause  réformatrice;  il  aurait  dû  se  souvenir  que  la  chose 
dont  un  Ecossais  parle  le  moins,  est  celle  à  laquelle  il  pense 
le  plus. 

Voici  un  nom  presque  nouveau  et  qui  serait  fait  pour  la 
gloire  et  l'influence,  si  les  idées  de  l'orateur  étaient  aussi 
nombreuses  que  ses  gestes ,  et  son  style  aussi  nerveux  que  ses 
périodes  sont  bien  tournées  :  je  veux  parler  de  lord  Fitzge- 
rald-Vesey,  l'un  des  plus  jeunes  membres  de  la  Chambre  :  il 
a  quarante  quatre  ans.  La  grave  et  solennelle  majesté  avec 
laquelle  ses  phrases  se  déroulent,  fleuries,  agréables,  bien 
agencées,  persuadent  à  l'orateur  qu'il  est  un  Cicéron,  tout  au 
moins;  mais  cet  éclat  extérieur  et  factice  enveloppe  le  néant 
sans  le  voiler. 

Il  est  plaisant  de  le  voir  soulever  à-la-fois  ses  deux  mains , 
puis  les  laisser  retomber  par  un  mouvement  alternatif,  sem- 
blable à  celui  de  deux  morceaux  de  plomb.  Les  orateurs 
grecs  seraient  fort  étonnés  s'ils  revenaient  au  monde ,  et 
qu'ils  assistassent  aux  débats  de  notre  Chambre  des  Com- 
munes et  de  notre  Chambre  des  Pairs  ;  ils  trouveraient  sans 
doute  que  Vacfion  à  laquelle  ils  attachaient  tant  d'importance 
n'est  pas  la  qualité  par  laquelle  nous  brillons  ;  en  effet ,  nos 
plus  grands  orateurs  semblent  un  peu  ridicules  sous  ce  rap- 


A    LA    CHAMBRE    DES    LORDS.  77 

port.  Il  faut  ne  faire  aucune  attention  à  leurs  gestes  et  suivre 
le  sens  de  leurs  discours. 

Qu'est-ce  que  lord  Asliburton?  vous  l'ignorez?  vous  ne 
reconnaissez  pas  sous  ce  déguisement  nouveau  le  célèbre 
Alexandre  Baring,  l'un  des  hommes  les  plus  riches  de  la 
capitale?  Ce  banquier  possède  une  capacité  peu  ordinaire, 
mais  son  talent  n'a  rien  de  politique.  L'autorité  de  ses  écus 
donne  du  poids  à  son  nom  ;  on  compte  avec  lui.  Le  Times 
s'est  amusé  à  le  désigner  sous  un  nom  grotesque  :  «  C'est, 
dit-il,  le  représentant  de  ses  poches,-  »  plaisanterie  d'as- 
sez mauvais  goût,  mais  vraie.  Il  a  vingt  fois  changé  de 
principes,  toujours  dans  le  sens  de  ses  intérêts.  A  peine 
a-t-il  eu  la  complaisance  de  voiler  la  fréquence  et  la  vi- 
vacité de  ses  évolutions.  Il  est  impossible  de  pousser  plus  loin 
l'agilité ,  de  tourner  plus  lestement  le  dos  à  ses  amis ,  et  d'être 
plus  rompu  à  cet  exercice.  L'esprit  du  commerce  l'a  même 
engagé  à  voter  dans  un  sens,  après  avoir  parlé  dans  un  autre. 
En  1815,  il  était  devenu  l'idole  de  la  populace  qui  abhorrait 
les  lois  sur  les  céréales,  vivement  attaquées  par  lui.  A  peine 
devenu  propriétaire  d'un  grand  domaine ,  il  fit  volte-face  et  se 
ééclara  le  protecteur  de  ces  mêmes  lois.  Personne  ne  sait 
mieux  embrouiller  une  matière,  et  envelopper  de  nuages  la 
question  la  plus  simple.  Il  parle  deux  heures,  et  vous  avez 
peine  à  deviner  de  quoi  il  a  parlé,  quelle  est  son  opinion,  à 
quel  résultat  il  veut  arriver  :  lord  Castelreagh  lui  céderait 
même  dans  cet  exercice.  Ajoutons  que  si  M.  Baring  sait  ob- 
scurcir les  questions  claires,  il  débrouille  quand  il  veut  les 
problèmes  complexes;  mais  il  faut  qu'il  le  veuille.  Alors  vous 
admirez  la  simplicité  bourgeoise  d'un  langage ,  devenu  l'ex- 
pression fort  nette  d'argumens  compliqués.  Non-seulement 
il  pénètre  les  véritables  motifs  et  les  secrètes  faiblesses  des 
raisonnemens  qu'on  lui  oppose,  mais  il  sait  embarrasser 
ses  adversaires ,  leur  attribuer  de  prétendues  erreurs  qu'ils 
n'ont  jamais  commises,  et  qu'il  relève  avec  une  nonchalance 
et  une  grâce  admirables.  Son  air  de  sincérité ,  et  de  bonhomie 


78  LE   PAKTI    CONSERVATEUR 

en  impose  même  à  ceux  qu'il  attaque  ;  ils  sont  tentés  de  se 
demander  s'ils  ne  se  sont  pas  trompés  en  effet ,  et  s'ils  n'ont 
pas  commis  la  faute  dont  on  les  affuble  avec  tant  de  sang- 
froid. 

Mauvais  orateur,  incorrect  dans  sa  phraséologie,  balbu- 
tiant et  bégayant  quelquefois;  mais  doué  de  ce  genre  d'habi- 
leté que  nous  avons  décrit  ;  sans  loyauté  dans  la  discussion , 
vous  ne  le  trouverez  point  en  défaut;  il  sait  que  rien  n'est 
plus  dangereux  que  d'avoir  l'air  de  s'être  trompé.  La  satis- 
faction personnelle  qui  respire  sur  son  visage  n'a  jamais  été 
troublée  ;  il  est  trop  sur  de  ses  ressources  et  il  connaît  trop 
bien  le  monde  pour  laisser  lire  sur  ses  traits  la  défiance  et 
l'ennui. 

Il  parle  rarement.  Le  noble  pair  dont  nous  allons  nous 
occuper  monopolise,  au  contraire,  la  phipart  des  discussioi  s 
de  la  Chambre.  Lord  Wicklow,  non  moins  sur  de  lui-même 
que  lord  Ashburton,  ne  se  réserve  pas  pour  les  grandes  occa- 
sions; sur  trente  questions  il  en  aborde  vingt;  et  si  vous 
pensez  l'avoir  battu,  il  se  relève  plus  fier  que  jamais,  et  vous 
prouve  plus  clair  que  le  jour  que  c'est  lui  qui  est  le  vain- 
queur. Dans  les  affaires  de  l'Irlande,  lord  Wicklow  prend  en 
général  l'initiative  ;  c'est  lui  qui  dirige  l'opposition  irlan- 
daise. Quoique  irritable,  lisait  se  modérer  et  donner  à  ses 
paroles  la  netteté  nécessaire.  Élégant  dans  ses  expressions, 
mais  vide  ;  persuadé  qu'il  balance  au  moins  la  réputation  et 
le  talent  de  lord  Brougham,  mais  ne  pouvant  le  persuader  à 
personne;  infatigable  dans  le  combat,  alors  même  que  les 
coups  qu'il  porte  sont  impuissans  ;  toujours  animé ,  souvent 
violent,  et  ne  faisant  aucune  aiiention  à  la  froideur  de  son 
auditoire;  nous  ne  pensons  pas  qu'il  doive  aller  fort  loin ,  et 
que  l'effet  tragique  de  son  éloquence  atteigne  le  but  qu'il 
semble  se  proposer.  Le  comte  de  Limcrick,  avec  moins  depré- 
tentions,  n'a  pas  plus  de  talent;  son  grand  mérite  est  l'exagéra- 
tion du  lorysme  ;  sa  médiocrité,  souvent  blessée  par  les  supé- 
riorités qui  l'environnent ,  prête  un  caractère  d'amertume  à 


A   LA    CHAMBRE    DES    LORDS.  79 

ses  discours.  Il  essaie  même  la  satyre,  arme  dangereuse  qui 
revient  le  frapper  lui-même  ;  sous  le  rapport  extérieur,  il  ne 
ressemble  pas  mal  à  un  bon  fermier  de  mauvaise  humeur. 

Groupons  ensemble  trois  sénateurs  d'un  âge  très  avancé , 
lord  Harrowby,  lord  Rosslynn ,  et  lord  Mansfield;  leurs 
aniécédens,  leur  âge  et  leur  fortune,  contribuent  également 
à  les  attacher  à  la  cause  du  torysme.  Lord  Harrowby,  long- 
temps président  du  conseil  sous  le  ministère  de  lord  Liver- 
pool ,  n'est  pas  un  ultra-tory  comme  les  précédens  ;  c'est  un 
homme  politique  que  la  pratique  des  affaires  a  instruit.  Avec 
ses  cheveux  blancs,  sa  figure  vénérable,  empreinte  de  gravité 
et  de  fermeté;  sa  voix  sonore,  malgré  son  âge;  son  élocution 
facile ,  et  sa  dialectique  serrée ,  il  se  fait  écouter  et  on  l'envi- 
ronne de  tous  les  égards  dus  non-seulement  à  sa  vieillesse, 
mais  à  son  crédit  et  à  ses  antécédens.  Lord  Rosslynn ,  d'une 
faiblesse  extrême  de  constitution  et  de  tempérament,  ne  se 
dislingue  que  par  son  zèle. 

Il  y  a  long-temps  que  le  duc  de  Mansfield  a  perdu  l'habi- 
tude de  parler  à  la  Chambre.  Agé  de  plus  de  soixante  ans,  il 
semble  encore  plus  vieux  que  son  âge;  des  rides  nombreuses 
sillonnent  son  front;  il  marche  courbé;  il  se  fait  entendre  avec 
peine.  Dans  son  bon  temps,  c'était  un  orateur  rhétoricien  qui 
élaborait  longuement  ses  discours  ;  incapable  d'improviser,  il 
se  préparait ,  par  une  fatigue  assidue ,  à  la  discussion  dans  la- 
quelle il  voulait  briller.  Au  milieu  de  sa  déclamation  prémédi- 
tée, il  lui  arrivait  de  s'élever  tout-à-coupjusqu'à  une  espèce  de 
fureurfacticcdontle  spectacle  avait  quelque  chose  de  plaisant. 
Je  me  souviens  qu'en  183^,  dans  une  harangue  de  celle  es- 
pèce, il  accumula  toutes  les  hyperboles  injurieuses  sur  la  tête 
d'O'Connell  et  du  ministère;  puis,  baissant  tout-à-coup  la 
voix  et  prenant  le  ton  le  plus  doucereux  possible  : 

ce  J'espère,  dil-il,  que  la  chaleur  des  débats  et  l'impulsion 
«  du  moment  ne  m'ont  pas  fait  prononcer  une  seule  parole  qui 
«  puisse  blesser  les  membres  du  cabinet. 

—  Non,  vraiment,  répondit  lord  Melbourne;  vous  pouvez 


80  LE   PARTI    CONSERVATEUR 

être  parfaitement  tranquille  :  nous  ne  nous  sentons  pas 
blessés.  )> 

Lord  Wynford ,  qui ,  ainsi  que  lord  Eldon,  s'est  appuyé  sur 
le  barreau  pour  franchir  les  degrés  qui  séparent  l'obscurité 
du  succès  et  la  pauvreté  de  la  fortune ,  est  attaqué  d'une  ma- 
ladie cruelle  qui ,  courbant  son  épine  dorsale ,  le  force  de 
marcher  dans  une  ligne  oblique.  Estimable  et  estimé;  beau- 
coup moins  influent  que  lord  Eldon  ;  d'une  intelligence  saine , 
mais  bornée;  parlant  avec  une  lucidité  un  peu  aride  et  sou- 
vent fatigante ,  il  a  pour  grand  défaut  l'ennui  qu'il  inspire. 
Les  grandes  .questions  lui  échappent,  et  ses  répliques  sont 
impuissantes  ;  néanmoins,  on  l'a  vu  attaquer  courageusement 
les  positions  des  plus  rudes  adversaires ,  de  lord  Broughani , 
par  exemple.  Dans  les  questions  subalternes ,  il  a  quelques 
avantages  :  les  sujets  élevés  l'écrasent;  mais  on  l'aime,  et 
l'inexorable  Brougham  est  le  seul  qui  ait  la  barbarie  de  l'at- 
taquer. 

Si  nous  revenons  aux  ducs  qui  occupent  le  premier  rang 
hiérarchique  dans  la  Chambre,  mais  qui  sont  loin  de  soutenir 
cette  primauté  par  leur  talent,  nous  trouverons  encore  le 
duc  de  Harrington ,  qui  consacre  sa  vie  au  succès  du  to- 
rysme ,  qu'il  regarde  comme  la  véritable  religion  d'un  hon- 
nête homme  ;  lord  Gordon ,  dont  la  voix  ne  se  fait  jamais  en- 
tendre dans  la  Chambre  ,  mais  qui  exerce  une  influence 
politique  fort  active  :  c'est  lui  qui  a  pris  la  part  la  plus  éner- 
gique aux  succès  récens  des  loges  orangistes.  Homme  de 
parti ,  mais  sincère ,  il  se  persuade  qu'en  dehors  du  torysme 
pur  il  n'y  a  pas  de  salut.  La  dignité  de  son  caractère  est 
écrite  sur  son  noble  visage  :  c'est  un  homme  avide  d'influence 
politique,  mais  non  de  succès  oratoire;  il  donnerait  vingt 
bons  discours  pour  une  motion.  L'expulsion  du  ministère 
Melbourne  est  le  rêve  chéri  de  sa  pensée. 

(  Parliainmtary  Sketches.) 


l3ta(jrapl)tc. 


L'ENFANCE  DE  WALTER  SCOTT, 

RACONTÉE  PAR  LUI-MÊME.  * 


Noire  siècle  se  montre  si  avide  d'anecdotes  littéraires  et 
de  mémoires  biographiques,  qu'il  est  bien  permis  d'avoir 
peur  de  cette  manie  générale ,  et  de  prendre  ses  précautions 
avec  la  postérité ,  lorsqu'on  est  parvenu  à  captiver  l'attention 
de  la  foule,  n'importe  à  quel  degré.  Ma  popularité  est  allée 

(i)  Note  uu  trad.  Le  fragment  d'autobiographie  que  nous  reproduisons 
ici  a  été  Irouvé  dans  les  papiers  de  sir  Walter  Scott,  après  sa  mort.  Il  l'avait 
commencé  eu  1808;  mais  il  paraît  y  avoir  intercalé  quelques  paragraphes  et 
quelques  uutes  en  1826.  Ces  Mémoires  s'arrêtent  à  ses  débuts  au  barreau; 
mais  sir  John  Lockliart ,  éditeur  du  Quarterly  Review,  et  gendre  de  Walter 
Scott,  s'est  chargé  de  les  continuer  avec  le  secours  de  sa  correspondance. 
L'ouvrage  de  M.  Lockhaj't  était  si  impatiemment  attendu  en  Ecosse  et  en 
Angleterre,  que  l'éditeur  a  été  obligé  de  le  publier  par  parties.  Le  premier 
volume  a  paru  le  18  mars,  et  le  second  païaîlra  le  i""  mai.  Eu  France,  il 
li'y  aura  pas  moins  d'empressement,  car  le  nom  de  Walter  Scott  est  po- 
pulaire parmi  nous  :  déjà  le  libraire  Baudry  a  fait  une  édition  anglaise  de  ces 
Mémoires,  et  M.  Gossclin  ne  tardera  pas  à  les  joindre  à  sa  belle  coUectioa 
des  œuvres  complètes  du  barde  écossais.  L'article  que  nous  publions  aujour- 
d'hui ,  rapproché  de  ceux  que  la  Revue  Britannique  ai  publiés  sur  Walter  Scott, 
et,  entre  autres,  de  celui  que  nous  avons  inséré  dans  la  livraison  d'octobre, 
intitulé  :  Djriiien  BJomeiis  de  Walter  Scott,  complète  en  quelque  sorte  ,  pour 
nos  lecteurs,  la  biographie  du  célèbre  romancier. — La  Revue  Britannique  s'est 
plusieiu-s  fois  enrichie  dos  travaux  de  Walter  Scott,  empruntes  par  nous  aussi 
aux  Revues  anglaises  dont  il  fut  l'un  des  collaborateurs  le-;  plus  actifs. 
yiw.—h"  sÉBiE.  G 


82  l'enfance 

non-seulement  au-delà  de  mou  mérite,  mais  encore  de  mes 
espérances  et  de  mes  désirs.  Je  puis  donc ,  sans  trop  de  pré- 
somption ,  me  croire  autorisé  à  prendre  les  devans  sur  mes 
biographes. 

Il  y  a  dans  la  vie  de  certains  poètes  une  leçon  morale  fort 
importante ,  et  il  n'est  guère  de  sermons  qui  puissent  être  lus 
avec  plus  de  profit  que  la  biographie  de  Savage ,  de  Burns 
ou  de  Chatterton.  Si  je  croyais  avoir  dans  mon  caractère, 
comme  ces  trois  hommes  aussi  malheureux  que  célèbres,  quel- 
que vice  ou  qualité  qui  méritât  le  même  développement  d'ana- 
lyse, je  le  livrerais  volontiers  à  la  dissection  des  moralistes, 
comme  je  livrerais  mon  corps  aux  médecins,  si  l'analomie 
pouvait  y  découvrir  la  cause  et  le  moyen  de  guérir  une  ma- 
ladie jusqu'à  présent  jugée  incurable;  mais,  grâce  à  ma 
position  sociale ,  je  n'ai  eu  ni  les  îalens,  ni  les  passions  vio- 
lentes de  ces  hommes  éminens.  Toutefois,  quoique  la  fortune 
ne  m'ait  pas  réduit  à  soutenir  ces  grandes  luttes  dont  le  génie 
ne  sort  pas  toujours  victorieux  et  sans  tache,  ceux  qui  liront 
mes  Mémoires  pourront  y  trouver  quelques  utiles  indications 
pour  devenir  eux-mêmes  meilleurs,  et  contribuer  à  l'éduca- 
tion des  autres. 

Tout  Écossais  a  une  généalogie  :  c'est  sa  prérogative 
nationale  aussi  inaliénable  que  son  orgueil  et  sa  pauvreté.  Je 
ne  suis  ni  d'une  très  grande  noblesse ,  ni  d'une  basse  nais- 
sance ;  mais,  selon  les  préjugés  de  mon  pays,  jo  puis  me  dire 
nohie,  étant  allié,  quoique  de  loin,  à  des  familles  anciennes 
du  côté  de  mon  père ,  comme  de  celui  de  ma  mère.  Mon  tris- 
aïeul était  Walter  Scott,  très  connu  dans  le  Teviotdale  par 
son  surnom  duLaird-Barhu,  qui  provenait  de  la  longue  barbe 
dont  il  avait  juré  de  ne  laisser  approcher  ni  rasoir  ni  ciseaux 
jusqu'au  rétablissement  de  la  dynastie  légitime  des  Sluarts. 
Ce  Walter  Scott  était  aussi  un  lettré  et  un  ami  du  docteur 
Pitcairn,  jacobite  comme  lui.  Son  insouciante  philosophie  ne 
fut  pas  moins  funeste  que  ses  opinions  au  patrimoine  de  ses 
descendans. 


DE  WALTER   SCOTT,  83 

Waller  Scolt  le  Barbu  laissa  (rois  fils,  dont  le  second ,  Ro- 
beii  Scott,  fut  mon  grand-père.  Celui-ci  avait  été  élevé  pour 
la  marine j  mais,  ayant  fait  naufrage  près  de  Dundee,  à  son 
premier  voyage  d'épreuve,  il  prit  la  mer  en  une  telle  aversion 
qu'il  ne  voulut  plus  remettre  les  pieds  sur  un  vaisseau.  Cela 
le  brouilla  avec  son  père,  qui  le  renvoya  en  lui  disant  de 
se  tirer  d'affaire  comme  il  pourrait.  Robert  était  un  de  ces 
esprits  actifs  pour  qui  un  pareil  malheur  n'en  est  bientôt 
plus  un.  Il  commença  par  se  faire  whig  en  abjurant  à-la- 
fûis  les  opinions  politiques  et  la  savante  pauvreté  de  son 
père.  Son  parent,  M.  Scolt  de  Harden,  lui  ayant  donné  à 
bail  sa  ferme  de  Sandy-Knowe ,  il  prit  pour  son  berger  un 
nommé  Hogg,  vieux  serviteur  de  la  famille,  qui  lui  prêta  la 
somme  de  30  56,  fruit  de  ses  économies.  Avec  cette  somme, 
suffisante  en  ce  temps-là  pour  monter  une  ferme  et  la  peu- 
pler de  bétail,  le  maître  et  le  berger  partirent  pour  aller 
acheter  un  troupeau  à  la  foire  de  Wooler.  Le  berger  fit  le 
tour  des  parcs  à  moutons,  choisit  une  centaine  de  brebis,  et 
alla  chercher  mon  grand-père  pour  conclure  le  marché,  JMais 
quelle  fut  sa  surprise  de  le  voir  monté  sur  un  magnifique 
cheval  qu'il  faisait  galoper  dans  la  plaine  des  courses,  et 
qu'il  venait  d'acheter  avec  ses  30  £.  Le  fameux  achat  des 
lunettes  vertes  que  fait  Moïse  dans  le  Vicaire  de  Wakefield 
n'effraya  pas  plus  la  famille  Primerose  ;  le  pauvre  vieux  berger 
ne  pouvait  revenir  de  l'imprudence  de  mon  grand-père.  Mais 
la  chose  était  ûiite  :  ils  retournèrent  à  Sandy-Knowe  avec  un 
beau  cheval  et  sans  une  bête  à  laine.  Heureusement,  au  bout 
de  quelques  jours,  Robert  Scolt,  qui  était  un  des  meilleurs 
écuyers  de  son  temps ,  ayant  accompagné  à  la  chasse  son  cousin 
John  Scolt  de  ïlarden,  fil  faire  de  telles  prouesses  à  sa  nouvelle 
acquisition ,  qu'il  la  revendit  le  double  de  ce  qu'elle  lui  avait 
coûté.  Celle  fois ,  la  ferme  eut  son  troupeau ,  et  pcu-à-pcu  mon 
grand-père  devint  un  des  plus  industrieux  fermiers  du  pays.  Il 
épousa  Barbara  llaliburlon,  et  en  eut  une  nombreuse  famille. 

Wuller  Scolt,  mon  père,  fils  aîné  do  Robert,  naquit  en 

0. 


Bk  l'enfance 

1729 ,  et  fut  destiné  à  être  tcriter  ofthe  signet  (écrivain  du 
sceau;  profession  qui  tient  à-la-fois  de  l'avocat,  du  notaire 
et  de  l'avoué).  Je  dois  le  citer  comme  un  exemple  qui  prouve 
qu'un  homme  peut  se  distinguer  dans  une  profession  pour 
laquelle  la  nature  ne  l'avait  nullement  rendu  propre.  Il  aimait 
le  travail ,  et  il  avait  un  instinct  pariiculier  pour  analyser  les 
doctrines  abstraites  du  droit  féodal;  mais  il  manquait  de  cette 
perspicacité  intuitive  ,  si  nécessaire  au  procureur ,  autant 
pour  profiter  des  besoins,  des  caprices  et  des  folies  des  uns 
que  pour  se  défendre  de  la  friponnerie  et  de  la  malice  des 
autres.  Mon  oncle  Toby  n'eût  pas  été  un  homme  d'affaires 
plus  simple  que  mon  père.  On  eût  dit  qu'il  voulait  réparer  à 
lui  seul  toutes  les  foui'beries  qu'on  reproche  aux  procureurs 
depuis  que  la  chicane  règne  dans  le  monde.  II  avait  pour  ses 
cliens  un  zèle  presque  ridicule,  elles  obligeait  bon  gré  mal  gré. 
Non-seulement  il  ne  savait  pas  exiger  d'eux  ses  honoraires, 
mais  encore  il  leur  prétait  de  l'argent.  Comme  les  plaideurs 
qui  fréquentaient  son  étude  appartenaient  à  toutes  les  opi- 
nions ,  il  avait  bien  soin  de  ne  blesser  personne  par  des 
allusions  politiques,  et  il  avait  un  vocabulaire  d'expressions 
délicates  à  l'usage  commun  des  >Yhigs  et  des  jacobites.  Tou- 
tefois ,  sa  tolérance  avait  certaines  limites ,  et  il  n'eût  pas 
volontiers  reçu  comme  amis  tous  ceux  qu'il  recevait  comme 
cliens.  Je  n'en  citerai  qu'un  exemple  : 

Depuis  quelque  temps,  ma  mère  voyait  arriver  tous  les 
soirs  en  chaise  à  porteur  un  individu  enveloppé  dans  un  grand 
manteau,  et  qui  restait  enfermé  avec  son  mari  jusqu'à  l'heure 
du  souper  et  souvent  au-delà.  Elle  demanda  à  mon  père  quel 
était  ce  mystérieux  personnage  ;  mais  ses  réponses  vagues  ne 
firent  qu'irriter  la  curiosité  de  ma  mère  sans  la  satisfaire.  Enfin 
lin  soir,  ayant  guetté  le  moment  où  elle  entendrait  sonner  le 
domestique  et  demander  la  chaise  à  porteur  de  l'inconnu ,  elle 
entre  loui-à-coup  dans  le  cabinet  avec  une  théière  et  deux 
tasses  sur  un  plateau  :  «  Pardon,  messieurs,  dit-elle,  mais 
vous  voilà  depuis  si  long-temps  en  conférence,  quoj'ai  pensé 


DE    WALTER   SCOTT.  85 

qu'une  lasse  de  llié  vous  serait  agréable.  »  L'inconnu,  dont 
elle  remarqua  la  bonne  mine  et  l'air  distingue,  accepla  en 
saluant;  mais  le  vieux  procureur  fit  une  grimace  boudeuse  et 
négative  qui  aurait  effrayé  tout  autre  que  sa  femme.  Un  mo- 
ment après,  l'inconnu  ayant  remercié  très  gracieusement,  se 
relire.  A  peine  a-t-il  franchi  le  seuil  de  la  porte  que  mon  père 
prend  la  tasse  qu'il  avait  laissée  sur  la  table ,  et ,  la  jetant  par 
terre,  la  brise  en  éclats.  «  Ma  tasse!  ma  lasse  de  porcelaine! 
s'écrie  ma  mère;  pourquoi  briser  ma  tasse?  »  Mais  mon  père 
lui  imposant  silence  :  «  Pour  vous  punir  de  votre  curiosité , 
madame  !  Apprenez  donc  que  mon  état  me  force  de  recevoir 
pour  affaires  des  personnes  que  je  ne  recevrais  à  aucun  prix 
comme  des  hôtes.  Dieu  me  garde  que  mes  lèvres,  ni  les  lèvres 
d'aucun  des  miens,  soient  jamais  exposées  à  toucher  une 
lasse  dans  laquelle  a  bu  un  traître!  Celui  qui  sort  d'ici  est 
M.  Murray  de  Broughton ,  qui ,  après  avoir  été  secrétaire  du 
prince  Charles  Edouard,  n'a  pas  craint  de  racheter  sa  vie  et 
sa  fortune  par  une  trahison  et  une  apostasie.  r> 

Mon  père  et  ma  mère  ont  eu  douze  enfans.  Robert,  mon 
aîné ,  avait  servi  dans  la  marine  militaire ,  et  il  fil  depuis 
deux  voyages  dans  l'orient  sur  les  navires  de  la  Compagnie 
des  Indes.  John ,  mon  second  frère ,  qui  avait  trois  ans  de 
plus  que  moi ,  est  mort  major  du  73*'  régiment.  Je  n'ai  eu 
qu'une  sœur,  Anne  Scott,  vrai  jouet  du  sort  depuis  le  ber- 
ceau. A  l'âge  de  quatre  ans,  elle  eut  une  main  écrasée  dans 
les  gonds  d'une  grille  de  fer.  A  quelque  temps  de  là ,  elle 
faillit  se  noyer  en  tombant  dans  une  marre,  et  à  six  ans  elle 
faillit  être  brûlée  vive,  le  feu  ayant  pris  à  sa  coiffe.  Tous  ses 
cheveux  furent  consumés,  el  elle  resta  toujours  souffrante 
jusqu'à  sa  mort,  avec  une  originalité  de  caractère  jusiifiée 
par  sa  santé  délicate.  C'était  d'ailleurs  une  bonne  fille,  qui 
ne  manquait  ni  d'esprit,  ni  d'heureuses  qualités,  quoique 
vivant  dans  un  monde  idéal  que  s'était  créé  son  imagination. 

Mon  plus  jeune  frère  Daniel  a  été  le  plus  malheureux  de 
nous  tous  :  il  a  tout  entrepris  el  n'a  jamais  réussi  à  rien 


86  l'enfance 

Mais  parlons  de  moi.  Je  suis  né  le  16  aoùl:  1771,  cl  j'étais 
venu  au  monde  le  plus  robuste  de  la  famille  ;  mais  cette  belle 
santé  fut  bien  compromise  par  le  choix  de  ma  premièi-e  nour- 
rice, qui  était  poitrinaire,  ce  qu'elle  n'eut  garde  de  révéler 
au  risque  d'abréger  sa  vie  avec  celle  de  son  nourrisson.  Quand 
on  l'eut  remerciée  par  l'avis  du  docteur  Black,  je  fus  confié  à 
une  grosse  paysanne  qui  a  vécu  jusqu'en  1810 ,  se  vantant 
d'avoir  fait  de  moi  un  great  gentleman.  Ma  bonne  consti- 
tution ne  se  démentit  pas  jusqu'à  l'âge  de  dix-huit  mois.  Un 
soir,  comme  on  me  l'a  bien  des  fois  raconté,  je  me  révoltai 
lorsqu'on  voulut  me  coucher,  et  il  fallut  courir  après  moi  une 
bonne  demi-heure  avant  de  pouvoir  m'atteindre  et  me  mettre 
dans  mon  berceau.  Hélas!  ce  fut  la  dernière  fois  que  je  mon- 
trai une  pareille  agilité.  Le  lendemain  matin,  on  me  trouva 
la  fiè>Te  de  la  dentition.  Je  restai  trois  jours  au  lit  et  le  qua- 
trième, quand  on  me  leva  pour  me  baigner,  on  découvrit  que 
j'avais  perdu  l'usage  de  ma  jambe  droite.  Le  docteur  Ruther- 
ford,  mon  grand-père,  habile  anatomiste,  feu  Alexandre 
Wood ,  et  plusieurs  professeurs  célèbres  d'Edimbourg  furent 
consultés.  Il  ne  parut  ni  dislocation ,  ni  foulure  sur  le  membre 
malade  ;  et  on  y  appliqua  en  vain  des  vésicatoircs  et  autres  to- 
piques. Alors  les  empiriques  furent  consultés  à  leur  tour  et 
sans  plus  de  succès;  enfin,  sur  l'avis  du  docteur  Ruther- 
ford,  on  m'envoya  à  Sandy-Knowe  pour  y  chercher  l'exer- 
cice et  le  bon  air  de  la  campagne. 

Là,  nouvel  incident.  Une  servante  que  ma  mère  avait 
chargée  du  soin  spécial  de  ma  petite  personne,  de  peur  que  je 
ne  fusse  à  charge  à  la  famille  de  mon  grand-père,  laissait  à 
Edimbourg  un  amoureux ,  et  elle  conçut  une  violente  haine 
contre  moi,  cause  innocente  de  son  exil  à  la  ferme.  Sa  tcte 
s'égara  et  elle  confia  à  la  vieille  Alison ,  femme  de  charge  de 
la  famille,  qu'elle  m'avait  conduit  un  jour  à  la  bruyère  de 
Craigs  où  elle  avait  eu  grand'peine  à  combattre  une  tentation 
du  diable,  qui  l'excitait  à  m'égorger  avec  ses  ciseaux  et  à 
m'entcrrer  ensuite  sous  la  mousse.  La  vieille  Alison,  très 


DE  WAIiTEll   îSCOTÏ.  87 

alarmée  de  celte  confidence,  s'empara  du  pauvre  peiilboiieux, 
et  renvoya  à  l'instant  même  la  servante ,  qui  est  morte  depuis 
dans  une  maison  d'aliénés. 

C'est  à  mon  séjour  à  Sandy-Knowe  que  je  fais  remonter  les 
premières  sensations  de  mon  existence.  Je  me  souviens  très 
bien  de  ma  tournure  d'enfant,  qui  n'était  pas  peu  comique. 
Parmi  les  bizarres  remèdes  indiqués  par  quelques  bonnes 
femmes  à  ma  famille ,  il  y  en  avait  un  qui  consistait  à  m'eu- 
veîopper  tout  nu  dans  une  peau  de  mouton  fraîchement  écor- 
elle  :  on  n'y  manquait  pas  chaque  fois  qu'on  en  tuait  un.  Je  me 
vois  encore  enveloppé  de  ce  vêtement  à  la  tarlare ,  et  étendu 
dans  le  petit  salon  de  la  ferme  où  mon  grand-père ,  vieillard 
à  cheveux  blancs ,  m'aidait  à  ramper  de  mon  mieux.  Un  de 
nos  cousins,  sir  Georges  Macdougal,  vieil  invalide  en  uni- 
forme ,  me  poussait  aussi  avec  sa  béquille  ou  me  montrait  de 
loin  sa  grosse  montre  pour  m'appeler  à  lui ,  et  nous  formions 
à  nous  trois  un  groupe  qui  aurait  pu  séduire  un  artiste.  Je 
devais  avoir  alors  environ  trois  ans,  car  sir  Georges  Mac- 
dougal  et  mon  grand-père  moururent  bientôt  après. 

Ma  grand'nièrc  continua  pendant  quelque  temps  à  diriger 
la  ferme  avec  l'aide  de  son  beau-frère  Thomas  Scott,  qui  de- 
meurait à  Crailing.  C'était  l'époque  de  la  guerre  d'Amérique, 
et  je  me  souviens  que  j'attendais  avec  impatience  les  visites 
de  mon  oncle,  parce  que  nous  ne  recevions  des  nouvelles  que 
par  lui ,  cl  il  me  lardait  d'apprendre  la  défaite  de  Washington, 
comme  si  j'avais  eu  contre  ce  grand  homme  quelque  motif 
personnel  d'anlipaihic.  Je  ne  sais  trop  comment  je  conciliais 
ce  sentiment  avec  une  parlialité  très  marquée  pour  la  famille 
des  Stuarts ,  que  j'avais  puisée  dans  les  chansons  et  les  tra- 
ditions des  jacobites.  Celte  dernière  prévention  politique  se 
forlifia  encore  par  les  récils  que  j'entendais  faire  des  cruelles 
exéculions  qui  avaient  eu  lieu  à  Carlisle  et  dans  les  monta- 
gnes ,  après  la  bataille  de  Cullodeu  :  un  ou  deux  membres  de 
noire  famille  y  avaient  perdu  la  vie.  Enlhi ,  M.  Curie ,  fermier 
d'Yclhyrc  cl  mari  d'une  de  mes  tantes,  mo  pailail  souvent 


88  I/ENFANCE 

des  scènes  tragiques  dont  il  avait  clé  tcmoiii  en  1746.  Tout 
cela  fit  sur  moi  une  telle  impression  que  j'avais  conçu  pour  le 
nom  du  duc  de  Cumberland  une  haine  au-dessus  des  senti- 
mens  qu'un  enfant  peut  éprouver,  et  qui  m'explique  aujour- 
d'hui à  moi-même  l'inspiration  involontaire  de  quelques-uns 
de  mes  ouvrages.  Les  vieilles  ballades  qui  célébraient  les 
exploits  des  maraudeurs  de  nos  frontières  n'ont  pas  exerce 
sur  mes  idées  une  moindre  influence.  Ma  grand'mère  en 
savait  beaucoup  par  cœur ,  et  elle  aimait  aussi  à  me  citer  les 
expéditions  où  avaient  figuré  Wat  d'Harden ,  Wellis  d'Aik- 
"Nvood,  James  Telfer;  mais  surtout  un  héros  moins  ancien  et 
non  moins  fameux ,  Diel  de  Liltledean  qu'elle  avait  connu , 
puisqu'il  avait  épousé  une  sœur  de  sa  mère.  C'étaifun  grand 
pillard  dont  elle  me  redisait  avec  plaisir  les  prouesses  intré- 
pides et  les  joyeux  tours.  On  avait  aussi  recours,  pour  m'a- 
muser  pendant  les  longues  soirées  d'hiver,  à  de  vieux  livres 
qui  formaient  la  bibliothèque  de  la  ferme ,  entre  autres  les 
Aventures  d'Automathes ,  et  un  volume  dépareillé  des 
guerres  des  Juifs,  par  l'historien  Josèphe  :  ce  volume  avait 
toute  ma  prédilection.  C'était  ma  bonne  lanle  Jeannette  Scott 
qui  me  faisait  ces  lectures  avec  une  admirable  patience ,  jus- 
qu'à ce  que  je  fusse  en  éîat  d'en  répéter  des  pages  entières. 
J'appris  aussi  par  cœur  la  vieille  ballade  dUHardy-Kniife ,  au 
grand  ennui  du  ministre  de  la  paroisse,  le  bon  docteur  Duncan  ; 
car  je  ne  me  lassais  pas  de  la  lui  corner  aux  oreilles  chaque 
fois  qu'il  venait  nous  visiter.  Je  crois  le  voir  encore  avec  sa 
longue  taille,  et  sa  maigre  figure  dignes  du  chevalier  delà 
Manche,  et  s'écriant  impatienté  :  «  Il  n'y  a  pas  moyen  de 
s'entendre  partout  où  est  cet  enfant;  il  vaudrait  autant  parler 
sous  la  bouche  d'un  canon  !  » 

J'étais  dans  ma  quatrième  année,  lorsque  mon  père  s'ima- 
gina que  les  eaux  de  Baih  pourraient  être  bonnes  pour  ma 
jambe  malade.  Quoique  toujours  boiteux,  ma  santé  générale 
s'était  fortifiée  au  grand  air  de  la  campagne  ;  car,  chaque  fois 
que  le  temps  était  beau,  on  me  transportait  auprès  du  vieux 


DE   WALTER  SCOTT-  89 

berger  chargé  de  la  garde  de  nos  troupeaux,  sur  les  rochers 
et  les  lieux  escarpés.  Mon  impatience  d'enfant  essaya  bientôt 
de  lutter  contre  mon  infirmité;  peu-à-peu,  je  fus  en  état  de 
me  tenir  debout,  de  marcher,  de  courir;  je  devins  même 
remarquable  par  ma  force  et  mon  agilité ,  non  sine  diis  ani- 
mosus  in  fans,  moi  qui ,  dans  une  ville ,  aurais  été  condamné 
à  une  décrépitude  précoce. 

Ma  bonne  tante ,  oubliant  pour  moi  toutes  ses  habitudes , 
consentit  à  m'accompagner  à  Bath.  Nous  nous  y  rendîmes  en 
passant  par  Londres ,  où  l'on  me  fit  voir  les  monumens  les 
plus  curieux.  Lorsque ,  vingt-cinq  ans  plus  tard ,  je  visitai  la 
Tour  et  l'abbaye  de  Westminster,  je  fus  étonné  de  l'exactitude 
de  mes  souvenirs  d'enfance.  A  Bath ,  ni  les  bains  ni  les  dou- 
ches ne  me  guérirent;  mais  je  fus  envoyé  à  l'école  chez  une 
vieille  dame  qui  demeurait  près  de  noire  hôtel  :  j'eus  l'occa- 
sion de  connaître  le  vénérable  John  Home ,  auteur  de  Dou- 
glas, dont  la  femme  invalide  me  prenait  avec  elle  dans  sa 
voiture  pour  aller  nous  promener  sur  les  dunes.  Plus  tard, 
mon  oncle ,  le  capitaine  Robert  Scott,  vint  nous  joindre,  et  de 
son  arrivée  datent  mes  plus  délicieux  souvenirs  de  Bath  ;  il 
me  procura  tous  les  amusêmens  qui  pouvaient  être  agréables 
à  mon  âge,  et  me  conduisit  pour  la  première  fois  au  théâtre , 
où  l'on  jouait  Comme  il  vous  plaira ,  de  Shakspeare.  Je  suis 
encore  sous  la  magie  de  ce  spectacle;  j'y  fis  plus  de  bruit, 
par  exemple ,  que  je  n'aurais  dû ,  et  fus  si  scandalisé  de  la 
querelle  entre  Orlando  et  son  frère  dans  la  première  scène, 
que  je  m'écriai  :  «  Ne  sont-ils  donc  pas  frères?  î>  Hélas! 
quinze  jours  de  résidence  chez  mon  père,  moi  qui  avais  jus- 
que-là été  un  enfant  gâté  et  seul  chez  mon  aïeul,  ne  tardèrent 
pas  à  me  convaincre  que  les  disputes  entre  frères  sont  très 
naturelles.  Je  me  souviens  encore  de  mon  enthousiasme 
militaire  à  la  parade ,  et  de  la  peur  superstitieuse  que  j'éprou- 
vais à  la  vue  de  toute  espèce  de  statues.  Un  iconoclaste 
du  Bas-Empire  ou  un  calviniste  moderne  n'auraient  pu  regar- 
der avec  plus  d'horreur  que  moi  l'échelle  de  Jacob  avec  tous  ses 


90  l'erfaace 

anges  monlant  et  descendant ,  qui  décore  la  principale  église 
de  Bath.  Mon  oncle  comballit  efficacement  ces  terreurs  pué- 
riles, et  avant  noire  départ,  il  me  présenta  graYcment  à  une 
statue  de  Neptune  qui  monte  peut-être  encore  la  garde  au 
bord  de  l'Unn, 

Quand  une  année  se  fut  écoulée  à  Bath,  je  retournai  d'abord 
à  Edimbourg,  puis  à  Sandy-Knowe,  et  j'atteignis  ainsi  ma 
huitième  année.  On  s'imagina  alors  que  les  bains  de  mer  me 
feraient  du  bien  :  ce  fut  pour  cela  que ,  toujours  sous  la  pro- 
tection de  ma  tante,  j'alîai  passer  six  semaines  à  Prestonpans , 
où  je  connus  un  officier  en  retraite ,  nommé  Dalgety,  qui 
s'était  retiré  dans  ce  village  et  y  vivait  de  sa  demi-solde. 
Ayant  fait  toutes  les  guerres  d'Allemagne  et  ayant  besoin  d'un 
auditeur  pour  les  raconter,  il  trouvait  en  moi  le  plus  com- 
plaisant de  tous.  Quand  il  m'avait  communiqué  un  nouvel 
épisode  de  sa  vie  aventureuse ,  nous  nous  mettions  sur  le  cha- 
pitre de  la  guerre  d'Amérique,  qui  durait  toujoiu'S,  et  nous 
parlions  de  l'expédition  du  général  Burgoyne,  dont  tout  le 
monde  s'occupait  alors;  mais  nous  n'avions  pas  la  même  con- 
fiance ,  Dalgety  et  moi ,  dans  le  succès  de  ce  malheureux  gé- 
néral. Quelqu'un  m'ayant  montré  une  carte  des  Etats-Unis, 
j'avais  clé  frappé  de  l'aspect  montagneux  du  pays  et  du  nom- 
bre de  ses  lacs;  ce  qui  me  faisait  craindre  que  la  campagne 
ne  fût  pas  à  notre  avantage.  Là-dessus,  mon  vieil  officier  me 
réfutait  avec  indignation.  Survint  la  nouvelle  du  désastre  de 
Saragola,  et  j'eus  un  petit  triomphe  que  Dalgety  ne  me  par- 
donna pas  :  notre  intimité  s'en  ressentit.  Heureusement  j'avais 
un  second  allié  à  Prestonpans,  M.  Georges  Constable,  dont 
j'ai  depuis  relracé  les  manies,  presque  à  mon  insu,  dans 
X Antiquaire.  Le  portrait  était  si  frappant  qu'en  lisant  mon 
roman,  un  autre  vieil  ami  de  mon  père,  M.  Chalmers,  s'écria 
qu'il  n'y  avait  que  moi  qui  pouvais  en  être  l'auteur.  Cepen- 
dant Georges  Constable  n'était  pas  un  ennemi  aussi  décidé 
des  femmes  que  M.  Monkbarns ,  et  je  soupçonne  qu'il  faisait 
tendrement  la  cour  à  ma  tante  Jeannellc ,  très  bien  encore, 


DE   WALTER  SCOTT,  91 

quoique  n'étant  plus  jeune ,  et  qui  a  conservé  jusqu'à  ses  der- 
niers jours  les  plus  belles  dents  et  les  plus  beaux  yeux  que 
j'aie  jamais  vus;  aussi,  Georges  Constable  était-il  très  assidu 
auprès  d'elle ,  et  caressait  volontiers  le  neveu  pour  mieux 
plaire  à  la  tante. 

De  Prestonpans  je  fus  ramené  à  la  maison  de  mon  père 
dans  Georges-Square  y  où  je  demeurai  assez  régulièrement 
jusqu'à  mon  mariage  en  1797.  Je  sentis  bientôt  la  différence 
de  mon  sort  :  après  avoir  joui  des  libertés  d'un  enfant  unique , 
je  passais  sous  la  discipline  d'une  famille  nombreuse  ;  gâté 
naguère  par  ma  grand'mère  et  ma  tante,  il  me  fallait  subir 
tout-à-coup  la  règle  sévère  imposée  par  mon  père  à  toute  sa 
maison.  Je  ne  saurais  dire  tout  ce  qu'il  m'en  coiila  pour  faire 
taire  mes  caprices  et  mes  petites  volontés  jusqu'ici  sans  con- 
trôle :  j'étais  plutôt  consolé  que  soutenu  par  ma  mère ,  qui 
n'avait  pas  la  même  autorité  que  son  mari ,  devenu ,  en  vieil- 
lissant, un  calviniste  scrupuleux  dans  ses  mœurs  comme  dans 
sa  religion.  Par  bonheur,  c'était  une  femme  éclairée,  ayant 
du  goût  pour  la  littérature  et  la  poésie;  elle  comprenait  à 
merveille  qu'une  jeune  intelligence  ne  pouvait  se  nourrir 
sans  cesse  des  livres  de  piété ,  et  de  temps  en  temps ,  elle  me 
lisait  elle-même  la  traduction  d'Homère  par  Pope.  Douée  d'un 
tact  exquis ,  elle  me  faisait  remarquer  surtout  les  passages 
qui  exprimaient  les  senlimens  généreux  et  nobles;  mais  mon 
enthousiasme  était  plus  facilement  éveillé  par  les  descriptions 
de  batailles.  Le  merveilleux,  le  terrible,  voilà  surtout  ce  qui 
plaît  aux  enfans,  et  je  suis  encore  enfant  de  ce  côté-là,  je 
l'avoue.  J'apprenais  bientôt  par  cœur  tout  ce  qui  frappait  mon 
imagination ,  et  assez  volontiers  je  récitais  ce  que  j'avais  ainsi 
appris;  mais,  comme  je  m'aperçus  que  ma  déclamation  faisait 
quelquefois  sourire  mes  auditeurs,  je  me  contentai  de  décla- 
mer pour  moi-même  dans  mes  heures  de  solitude,  car,  à  celte 
époque  de  ma  vie,  je  redoutais  le  ridicule  plus  que  je  n'ai  fait 
depuis. 

En  1779,  mon  père  nj'cnvoya  comme  externe  à  l'école 


92  l'ekfance 

d'Edimbourg'  {Hîgli  scïiool),  dans  la  seconde  classe  ëlémen- 
laire,  sous  M.  Luc  Fraser,  bon  latiniste  et  digne  homme.  Je 
n'y  brillai  pas,  étant  un  peu  arriéré  sous  le  rapport  du  latin , 
et  je  passai  pour  un  assez  mauvais  écolier,  négligent  et  fri- 
vole ,  quoique  j'étonnasse  quelquefois  le  professeur  par  des 
saillies  d'intelligence  et  de  talent.  Parmi  mes  camarades,  ma 
bonne  humeur  et  mon  imagination  me  rendirent  très  popu- 
laire. Les  enfans  sont  généralement  justes  dans  leurs  senti- 
mens  et  non  moins  généreux  que  justes.  Ma  jambe  boiteuse 
et  mes  efforts  pour  regagner  par  l'adresse  ce  qui  me  manquait 
en  agilité  intéressaient  en  ma  faveur,  et  dans  lés  récréations 
d'hiver,  lorsque  les  jeux  en  plein  air  étaient  impossibles,  mes 
histoires  rassemblaient  un  auditoire  en  admiration  autour  du 
feu  de  la  mère  Brown  :  heureux  celui  qui  pouvait  être  assis  à 
côté  de  l'inépuisable  conteur.  Enfin ,  quoique  très  négligent 
pour  mes  devoirs ,  j'étais  toujours  prêt  à  faire  ceux  de  mes 
amis  5  ce  qui  m'avait  valu  une  petite  armée  de  partisans  dé- 
voués ,  à  la  main  robuste  et  au  cœur  franc ,  un  peu  durs  de  tête 
peut-être,  mais,  par  cela  même,  d'autant  plus  propres  à 
exalter  un  héros.  Sur  le  tout,  je  faisais  meilleure  figure  dans 
la  cour  que  dans  la  classe ,  dans  les  rixes  de  la  rue  que  dans 
les  exercices  et  les  luttes  des  examens.  Mon  père  demeurait 
dans  Georges-Square,  à  la  partie  sud  d'Edimbourg,  et  les 
enftins  de  la  famille ,  réunis  à  ceux  du  Square ,  formaient  une 
espèce  de  compagnie,  à  laquelle  une  dame  de  distinction 
donna  un  joli  drapeau.  Or,  notre  compagnie  livrait  de  fré- 
quens  combats  aux  enfans  de  Cross-Causeway ,  de  Bristol- 
Street,  de  Potter-Rovv  et  des  faubourgs,  voisins.  Nos  adver- 
saires appartenaient  en  général  à  la  classe  ouvrière  ;  mais 
c'éiaienl  de  robustes  drôles  qui  auraient  visé  un  cheveu  avec 
une  pierre,  et  non  moins  terribles  corps  à  corps. 

Nos  escarmouches  duraient  quelquefois  une  soirée  entière , 
jusqu'à  ce  qu'une  des  deux  troupes  fût  victorieuse ,  et  si  c'était 
la  nôtre ,  nous  repoussions  l'ennemi  dans  ses  quartiers  ,  d'où 
nous  étions  souvent  repoussés  iious-mêmes  par  un  renfort  de 


DE  WÀLTER  SCOTT.  93 

plus  grands  garçons  qui  venaient  au  secours  de  leurs  cadets. 
Si,  au  contraire,  nous  étions  poursuivis,  et  c'était  plus  sou- 
vent le  cas ,  dans  l'enceinte  de  notre  Square ,  nous  étions ,  à 
noire  tour,  soutenus  par  nos  frères  aînés,  par  les  domestiques 
de  nos  parens  et  autres  auxiliaires. 

De  nos  fréquentes  rencontres,  il  résulta  que,  sans  savoir 
les  noms  de  nos  ennemis,  nous  les  reconnaissions  si  bien  à 
leur  tournure  et  à  leur  costume  que  nous  avions  trouvé  des 
sobriquets  pour  les  plus  remarquables  d'entre  eux.  Il  y  avait 
entre  autres  un  grand  garçon  très  actif  et  très  hardi ,  qui  pou- 
vait être  considéré  comme  le  principal  chef  de  la  cohorte  des 
faubourgs  ;  il  était ,  je  crois ,  âgé  de  treize  ou  quatorze  ans , 
bien  fait ,  grand  de  taille ,  avec  des  yeux  bleus  et  de  longs 
cheveux  blonds,  le  vrai  type  d'un  jeune  Goth.  Toujours  le 
premier  à  la  charge  et  le  dernier  à  la  retraite,  l'Achille  et 
l'Ajax  à-la-fois  de  Cross-Causeway,  il  était  trop  redoutable 
pour  ne  pas  avoir  un  surnom ,  et ,  comme  celui  d'un  ancien 
chevalier ,  ce  surnom  avait  été  tiré  de  la  partie  la  plus  sail- 
lante de  son  costume,  qui  était  une  vieille  culotte  verte;  car, 
de  même  que  Pantapolin,  selon  le  récit  de  don  Quichoile, 
Ciilotte-Ferte ,  comme  nous  l'appelions,  combattait  toujours 
bras  nus  et  pieds  nus. 

Il  arriva  une  fois  qu'au  plus  fort  de  la  mêlée ,  ce  champion 
plébéien  commanda  une  charge  si  rapide  et  si  furieuse  que 
toute  notre  petite  armée  se  mit  à  fuir  devant  lui  ;  il  était  à 
plusieurs  pas  en  avant  de  ses  camarades  et  portait  déjà  une 
main  triomphante  sur  l'étendard  patricien,  lorsqu'un  des 
nôtres,  qu'un  imprudent  ami  avait  armé  d'un  couteau  de 
chasse,  s'exaltant  tout-à-coup  pour  l'honneur  du  corps  avec 
un  enthousiasme  digne  du  major  Esturgeon  (1)  lui-même , 
frappa  de  sa  lame  le  brave  Culolle-Fcrte ,  et  le  terrassa  à 
ses  pieds.  Un  tel  événement  était  si  peu  commun  ,  qu'à  celle 

(i)  Personnage  d'une  coméiiic  Iniilcsquc  de  Foolc  ,  iiUilulcc  i  Le  HJairc  de 
Carat. 


9ti  l'enfance 

vue,  les  deux  troupes  se  débandèrent,  laissant  le  pauvre 
Ciilotte-Ferte  avec  ses  beaux  cheveux  souillés  de  sang ,  et 
abandonné  aux  soins  du  watchman.  Ce  brave  homme  prit  bien 
garde  de  ne  pas  savoir  qui  avait  fait  ce  fatal  exploit  :  le  cou- 
teau sanglant  fut  jeté  dans  un  fossé  voisin  ;  et  nous  jurâmes 
tous  solennellement  de  ne  pas  trahir  le  secret,  pendant  que  le 
coupable  était  cruellement  agile  par  ses  remords  et  la  peur 
d'être  découvert. 

Heureusement,  le  héros  blessé  en  fut  quitte  pour  rester 
quelques  jours  à  l'hôpital;  mais  vainement  on  le  pressa  de 
questions,  aucun  argument  ne  put  le  décider  à  dénoncer 
celui  qui  l'avait  frappé  du  couteau,  quoiqu'il  dût  parfaitement 
le  connaître.  Quand  il  fut  rétabli,  mes  frères  et  moi,  nous 
nous  mîmes  en  communication  avec  lui  par  l'inlermédiaire 
d'un  marchand  de  pain  d'épices  qui  vendait  indistinctement 
aux  deux  partis,  afin  de  lui  offrir  une  sorte  d'indemnité  pécu- 
niaire. La  somme  ferait  rire,  si  je  la  disais  ici;  mais  je  sais 
que  les  poches  de  Culotte-Verte  n'avaient  jamais  contenu 
tant  d'argent.  Il  refusa  en  disaut  qu'il  ne  voulait  pas  vendre 
son  sang  ;  mais  en  même  temps  il  repoussa  bien  loin  l'idée  de 
devenir  un  délateur,  ce  qui  eût  été ,  selon  lui,  clam,  c'est-à- 
dire  bas  ou  lâche.  A  force  d'instances,  nous  lui  fîmes  accep- 
ter une  livre  de  tabac  pour  l'usage  de  quelque  vieille  femme , 
sa  tante  ou  sa  grand'mère,  avec  laquelle  il  vivait.  Nous  ne 
devînmes  pas  amis  après  cela,  car  nos  combats  étaient  plus 
chers  aux  deux  partis  qu'aucun  amusement  plus  pacifique  ; 
mais  nous  les  continuâmes  avec  les  assurances  d'une  considé- 
ration réciproque. 

Mon  frère  Thomas ,  homme  fort  distingué ,  à  qui  il  ne  man- 
quait que  l'habitude  d'écrire  pour  devenir  un  auteur  remar- 
quable ,  avait  eu  l'idée  de  faire  un  roman  dont  Culotte-Verte 
aurait  été  le  héros.  Peut-être  la  générosité  de  ce  jeune  garçon 
ne  paraîtra  pas  si  grande  aux  yeux  de  mes  lecteurs  qu'à  ceux 
des  enfans  qui  lui  durent  d'éichapper  à  un  châtiment  sévère  ; 
nous  y  trouvâmes ,  quant  u  nous ,  les  indices  d'une  magiia- 


DE  WALTER   SCOTT,  95 

nimilé  peu  commune.  Quelque  obscure  qu'ait  pu  être  la  vie 
ou  la  mort  du  pauvre  Cuhlle-Verte^  je  ne  saurais  m'empê- 
cher  de  dire  que  si  la  forlune  l'avait  voulu,  il  n'eût  pas 
démenti  les  prouesses  de  son  premier  âge.  Long-temps  après, 
quand  nous  racontâmes  la  vérité  à  mon  père ,  il  nous  gronda 
beaucoup  de  ne  pas  la  lui  avoir  dite  plus  tôt,  parce  qu'il  aurait 
pu  chercher  à  être  utile  à  Culotte-Verte;  mais  telles  étaient 
nos  alarmes  sur  ce  qui  pouvait  résulter  d'une  blessure  faite 
avec  un  couteau,  que  nous  n'avions  pas  .eu  nous-mêmes  la  gé- 
nérosité de  trahir  le  secret  de  nos  camarades. 

Peut-être  cette  anecdote  paraîtra-t-ellc  bien  puérile ,  mais 
outre  la  vive  impression  que  cet  événement  fit  sur  nous  dans 
le  temps,  il  est  devenu  pour  moi  une  source  de  réflexions 
tristes  et  solennelles.  De  toute  la  pe'ite  troupe  qui  figurait 
dans  ces  combats,  combien  en  pourrais-je  citer  qui  aient 
survécu.  Quelques-uns  passèrent  de  cette  guerre  d'enfans  au 
service  de  leur  pays,  et  ils  y  sont  morts  ;  plusieurs  se  rendi- 
rent dans  des  pays  lointains  d'où  ils  ne  reviendront  plus  ;  les 
autres  enfin  ont  disparu  dans  diverses  carrières.  Les  circon- 
stances les  plus  insignifiantes  acquièrent  une  importance 
réelle,  si  elles  se  rattachent  à  la  mémoire  de  ceux  que  nous 
aimions  et  que  nous  avons  perdus. 

Outre  nos  cours  de  l'école,  mon  père  avait  voulu  que  mes 
frères  et  moi  nous  eussions  à  la  maison  un  précepteur  ou  ré- 
pétiteur :  c'était  un  jeune  homme  laborieux  nommé  Mitchel, 
qui  avait  étudié  pour  être  ministre ,  mais  qui  renonça  depuis 
à  une  cure  avec  bénéfice,  parce  que  ses  ouailles  étaient  les 
habitans  d'un  port  de  mer  dont  il  ne  put  obtenir  l'observance 
scrupuleuse  du  dimanche.  On  peut  juger  de  son  fanatisme  par 
celle  anecdote;  mais  sous  d'aulres  rapports,  c'était  un  excel- 
lent maître  :  je  lui  répétais  mes  leçons  de  français ,  il  corri- 
geait mes  thèmes  et  mes  versions,  nous  lisions  ensemble  les 
auteurs  classiques ,  mais  pas  classiquement.  J'acquis  aussi 
en  discutant  avec  lui ,  ce  qu'il  me  permettait ,  quelque  tein^ 
ture  de  théologie  et  d'histoire  ecclésiastique  :  nous  n'étions 


96  l'enfance 

guère  d'accord  dans  nos  espèces  de  thèses  sur  la  réforma  lion 
presbytérienne.  Avec  mon  imagination  chevaleresque,  j'étais 
un  Cavalier,  mon  précepteur  une  Tête  ronde,  moi  un  tory,  lui 
un>Yhig.  Je  haïssais  les  presbytériens  et  j'admirais  Montrose 
avec  ses  montagnards  victorieux;  Mitchel  aimait  l'Ulysse  du 
presbytérianisme,  le  sombre  politique  Argyle.  Aussi  les  su- 
jets ne  manquaient  pas  à  nos  disputes,  mais  elles  se  termi- 
naient toujours  à  l'amiable.  Dans  toutes  ces  questions,  il  n'y 
avait  de  mon  côté  aucune  conviction  réelle  basée  sur  la  con- 
naissance des  principes  de  chaque  parti  ;  et  mon  antagoniste 
n'avait  pas  assez  d'adresse  pour  amener  la  discussion  sur  ce 
terrain.  J'avais  choisi  mon  opinion  politique  à  cette  époque 
comme  le  roi  Charles  II  sa  religion ,  d'après  celte  idée  que  la 
croyance  des  Cavaliers  était  la  plus  convenable  à  un  gentil- 
homme. 

Après  avoir  été  dirigée  trois  ans  par  M.  Fraser,  notre 
classe,  selon  la  routine  de  l'école,  devait  l'êlre  par  le  docteur 
Adam  le  recteur.  Ce.  fut  cet  homme  respeclable  qui  m'apprit 
la  valeur  de  ce  que  j'avais  jusque-là  considéré  comme  les 
connaissances  les  plus  inutiles  du  monde.  L'usage  voulait  que 
nous  restassions  deux  ans  dans  sa  classe  ;  il  nous  fit  lire , 
expliquer  César,  Tite-Live  et  Salluste;  puis  Horace,  Virgile 
et  Térence. 

Je  commençai  sous  ses  auspices  à  sentir  les  beautés  de  ces 
grands  classiques.  C'était  vraiment  pour  moi  cueillir  des  raisins 
sur  des  ronces,  et  je  n'oublierai  jamais  de  quel  orgueil  se  gonfla 
mon  jeune  cœur,  lorsqu'un  jour  le  docteur  Adam  déclara  que 
bien  que  plusieurs  de  mes  condisciples  fussent  plus  forts  la- 
tinistes ,  Gualterus  Scott  n'était  pas  le  dernier  à  comprendre 
et  à  goilter  le  sens  d'un  auteur.  Ainsi  encouragé ,  je  commen- 
çai à  traduire  en  vers  quelques  passages  d'Horace  et  de  Vir- 
gile, qui  m'attirèrent  des  complimens  que  le  docteur  Adam 
m'a  répétés  depuis ,  lorsque  j'ai  obtenu  quelques  succès  dans 
le  monde  lillérairc Cependant,  j'étendais  aussi  gra- 
duellement mes  connaissances  en  littérature  anglaise.  Dans 


DE   WALTER    SCOTT.  97 

l'intervalle  des  classes ,  j'avais  toujours  dévoré  avec  avidité 
tout  ce  que  je  pouvais  trouver  de  livres  d'histoire ,  de  poésie, 
de  voyages,  et  plus  avidement  encore  tout  ce  que  le  hasard 
m'offrait  de  contes  arabes,  de  contes  de  fées ,  de  romans ,  etc. 
Ces  études  étaient  fort  mal  dirigées.  Noire  précepteur  regar- 
dait comme  un  péché  d'ouvrir  une  pièce  de  théâtre  ou  un 
poème  ;  et  ma  mère ,  peut-être  un  peu  arrêtée  par  les  scru- 
pules religieux  de  mon  père  et  de  M.  Mitchel ,  n'avait  plus 
l'occasion  de  me  lire  de  la  poésie  comme  autrefois.  Je  trouvai 
cependant  un  soir  dans  son  cabinet  de  toilette  quelques  vo- 
lumes dépareillés  de  Shakspeare.  On  me  croyait  couché  et 
j'étais  en  chemise  j  dans  ce  costume ,  je  m'asseois  près  du  feu, 
et  à  la  lueur  d'un  tison  ,  je  me  mets  à  lire,  jusqu'à  ce  que  le 
bruit  des  chaises  de  la  famille  qui  quittait  la  table  du  souper, 
m'avertît  qu'il  était  temps  pour  moi  de  me  glisser  dans  mon 
lit,  où  j'aurais  dû  être  endormi  depuis  neuf  heures. 

Cependant,  le  hasard  me  fit  connaître  alors  le  poète  Black- 
lock ,  qui  me  distingua  comme  un  enfant  de  quelque  espérance  ; 
il  m'invitait  à  aller  chez  lui ,  et  ce  bon  vieillard  m'ouvrit  les 
trésors  de  sa  bibliothèque,  en  me  recommandant  surtout 
Spencer  et  Ossian.  Je  fus  bientôt  dégoûté  de  la  phraséologie 
ossianique,  chose  assez  singulière  à  mon  âge,  mais  je  lus  et 
relus  Spencer.  Trop  jeune  pour  m'inquiéter  beaucoup  de  l'al- 
légorie ,  j'acceptai  les  chevaliers ,  les  dames  et  les  dragons 
dans  leur  sens  matériel  ou  exotérique ,  et  Dieu  sait  comme  je 
me  trouvai  heureux  en  pareille  compagnie.  Avec  ma  merveil- 
leuse mémoire ,  j'appris  bientôt  des  chants  entiers  de  la  Reine 
des  fées;  mais  cette  mémoire,  il  faut  bien  le  reconnaître,  a^ 
toujours  été  une  alliée  fort  capricieuse,  et  j'aurais  pu  répon- 
dre à  ceux  qui  m'en  faisaient  compliment,  comme  ce  vieux 
chef  des  frontières  qu'un  prédicateur  félicitait  sur  la  sienne  : 
«  Non,  monsieur,  je  n'ai  pas  la  mémoire  aussi  complaisante 
que  vous  pensez  ;  elle  ne  retient  que  ce  qui  me  captive;  et, 
par  exemple ,  vous  me  prêcheriez  pendant  deux  heures ,  que 

VIII.— 4^   SÉRIE.  7 


98  l'^nf^ncï 

je  pourrais  bien  ne  pas  me  souvenir  d'un  seul  mot  de  votre 
sermon.  » 

Au  sortir  de  la  classe  du  docteur  Adam ,  je  passai  au  collège 
dans  la  classe  d'humanité ,  sous  M.  Hill ,  et  dans  la  première 
classe  de  grec  ,  sous  M.  Dalzell.  Le  premier  de  ces  profes- 
seurs n'avait  pas  l'art  de  se  faire  respecter  ni  écouter;  je  per- 
dis avec  lui  beaucoup  de  ce  que  j'avais  appris  avec  le  doc- 
teur Adam.  Le  professeur  Dalzell  était  un  maître  parfait, 
très  jaloux  du  progrès  de  ses  élèves...  IMais  hélas  !  ma  mau- 
dite mémoire  avait  une  véritable  antipathie  pour  le  grec. 
J'avais  lu  pendant  les  vacances  l'Arioste  et  le  Tasse ,  traduits 
par  Hoole.  M'obstinani  dans  ma  haine  de  la  langue  hellé- 
nique, lorsque  M.  Dalzell  nous  demandait  une  dissertation 
sur  Homère,  j'avais  l'audace  de  comparer  Roland  Furieux  à 
VIliade ,  et  de  mettre  X Iliade  bien  au-dessous.  J'appuyais 
cette  hérésie  par  une  abondance  de  citations  et  de  pauvres 
argumens.  M.  Dalzell  était  furieux  et  déclarait  que  je  serais 
toute  ma  vie  un  set,  sentence  un  peu  sévère,  qu'il  a  révoquée 
depuis  en  vidant  avec  moi  une  bouteille  de  vin  de  Bourgogne 
au  cluh  littéraire  d'Edimbourg,  lorsque  j'en  devins  membre 
de  son  vivant. 

Mais,  déjà  à  cette  époque,  j'aurais  pu  en  appeler  de  la 
mauvaise  opinion  de  mon  professeur  de  grec ,  ou  m'en  conso- 
ler par  un  regard  que  daigna  laisser  tomber  sur  moi  notre 
célèbre  poète  Robert  Burns.  f^irgilium  vidi  iantuin.  Je  n'a,- 
vais  que  quinze  ans  lorsqu'il  vint  à  Edimbourg ,  et  j'aurais 
donné  tout  au  monde  pour  le  connaître.  M.  Thomas  Grierson, 
premier  clerc  de  mon  père ,  devait  nous  l'amener  à  dîner , 
mais  il  ne  put  tenir  sa  parole.  Ce  fut  chez  le  professeur  Fer^- 
gusson  que  je  rencontrai  Burns  au  milieu  d'une  société  choisie 
et  de  tout  ce  qu'il  y  avait  de  littérateurs  dans  la  capitale  de 
l'Ecosse.  Naturellement,  les  jeunes  gens  comme  moi  n'avaient 
rien  de  mieux  à  faire  que  de  regarder  et  de  se  taire;  mais 
tout-à-coup  l'attention  de  Burns  se  fixa  sur  une  gravure  de 
Bunbury,  représentant  un  soldat  mort  sur  la  neige  avec  son 


DE   WALTER    SCOTT.  99 

chien  couché  à  un  de  ses  côtés ,  et  de  l'autre  sa  veuve,  tenant 
un  enfant  dans  ses  bras.  Sous  ces  figures  on  lisait  ces  vers  : 

<c  Peut-être  que  dans  la  plaine  de  Minden ,  celle  mère  a 
pleuré  un  époux  tué  sous  un  ciel  glacé,  ei  baissant  sur  son 
enfant  ses  yeux  humides ,  elle  mêla  ses  larmes  au  lait  dont 
elle  le  nourrissait,  triste  présage  de  la  vie  pour  cet  enfant  du 
malheur  baptisé  avec  des  larmes.  » 

Burns  parut  très  affecté  de  cette  gravure  ou  plutôt  des 
idées  qu'elle  faisait  naître  en  lui,  et  il  pleura  en  la  regardant  : 
ce  De  qui  sont  ces  vers  »,  demanda-t-il.  Personne  ne  se  sou- 
venant de  les  avoir  lus  ailleurs ,  je  m'approchai  timidement 
et  me  hasardai  à  dire  qu'ils  se  trouvaient  dans  un  poème  à- 
peu-près  oublié  de  Langhorne ,  intitulé  :  Le  Juge  de  paix. 
Burns  m'adressa  un  regard ,  avec  quelques  paroles  qui  me 
rendirent  tout  fier  et  dont  le  souvenir  est  encore  un  vrai 
plaisir  pour  moi. 

Enfin,  mon  père ,  qui  voulait  faire  de  moi  son  successeur  ou 
un  avocat,  m'admit  de  bonne  heure  au  nombre  de  ses  clercs. 
La  besogne  de  l'élude  ne  me  charmait  guère;  mais,  en  fils 
respectueux ,  je  fis  mon  apprentissage  sans  trop  murmurer  ; 
et,  comme  je  recevais  une  rémunération  au  bout  d'un  certain 
nombre  d'actes  mis  au  net,  je  me  rappelle  avoir  écrit  jusqu'à 
cent  vingt  pages  de  copies  in-folio  sans  désemparer.  Je  con- 
sacrais le  prix  de  mon  travail  à  acheter  quelques  auteurs 
favoris,  qui  ont  commencé  ma  bibliothèque.  Avec  mon  petit 
pécule ,  je  pus  me  donner  de  temps  en  temps  le  plaisir  du 
spectacle  et  je  m'abonnai  au  cabinet  de  lecture  de  Sibbald, 
Parliament  Square  ^  qui  contenait  une  grande  variété  de 
livres  curieux  et  rares  aujourd'hui  dispersés.  Ce  fut  là  que 
je  fis  connaissance  avec  les  poèmes  romantiques  de  l'Italie, 
avec  Dante  ,  Boyardo ,  Pulci,  etc.,  etc.  J'avais  imaginé  un 
autre  genre  de  distraction  ,  qui ,  s'il  avait  été  connu  de  mon 
père,  aurait  pu  lui  faire  prévoir  que  son  fils  serait  un  jour 
plus  célèbre  comme  romancier  que  comme  procureur.  Je 
m'échappai  avec  un  ami  de  mon  âge  ,  W.  Irvlng  ,  qui  avait 


100  l'enfance 

la  même  passion  que  moi ,  pour  nous  raconter  l'un  à  l'autre 
toutes  les  aventures  étranges  que  nous  pouvions  inventer. 
JNous  faisions  ainsi ,  chacun  à  noire  tour,  d'interminables 
contes  de  chevalerie ,  de  batailles  et  d'enchantemens ,  que 
nous  nous  promettions  de  conclure  à  la  prochaine  occasion , 
mais  pour  en  commencer  de  nouveaux.  Comme  nous  gardions 
lin  secret  inviolable  sur  le  sujet  de  nos  entretiens,  ils  avaient 
tout  le  charme  d'un  plaisir  défendu.  Nous  choisissions  ordi- 
nairement pour  ces  longues  promenades  les  environs  soli- 
taires et  pittoresques  d'Arthur-Seat ,  et  le  souvenir  de  ces 
lieureuses  récréations  forme  encore  une  sorte  d'oasis  dans 
l'histoire  de  mon  apprentissage. 

Ma  santé  s'était  bien  affermie  lorsque  j'eus  le  malheur  de 
me  rompre  un  vaisseau  du  bas-ventre.  Il  fallut  me  mettre  au 
lit ,  me  saigner  et  me  ventouser  jusqu'à  ce  que  je  n'eusse  plus 
une  goutte  de  sang  dans  les  veines.  Avec  un  appétit  dévorant, 
je  me  vis  condamné  à  une  diète  rigoureuse  ;  et  avec  une  dé- 
mangeaison continuelle  de  parler,  j'avais  pour  surveillantes 
deux  braves  femmes,  qui  m'imposaient  silence  au  bout  de  deux 
ou  trois  phrases.  Je  n'eus  d'autre  refuge  que  la  lecture  et  le 
jeu  d'échecs.  A  ma  fureur  pour  les  romans  ,  je  réunissais  le 
goût  de  l'histoire ,  surtout  de  l'histoire  des  guerres  et  des 
conquêtes.  Je  savais  un   peu  de  géographie,  et  le  voca- 
bulaire de  l'ingénieur  ne    m'était  pas  étranger.    Dans  ma 
solitude   forcée  j'imaginai  d'étudier  la  stratégie,  en  figu- 
rant le  mouvement  des  armées  au  moyen  de  petits  cail- 
loux et  de  coquillages.   De  petites  arbaleltes  représentaient 
l'artillerie,  et,  avec  l'aide  d'un  charpentier  complaisant,  je 
me  procurai  ime  forteresse  en  miniature  ,  qui ,  comme  celle 
de  mon  oncle  Toby,  me  servait  pour  tous  mes  sièges.  Je  lus 
ainsi  Y  Histoire  de  Malte,  de  Vertot,  ouvrage  qui  me  plaisait 
doublement  ,   parce  qu'il  tient  à-la-fois  du  roman  et  de 
l'histoire  ;  je  n'aimais  guère  moins  la  belle  Histoire  de  l'in- 
douslan,  par  Orme ,  dont  les  planches  facilitaient  beaucoup 
mes  études  militaires.  Enfin ,  par  une  ingénieuse  combinaison 


DE   WALTER   SCOTT.  101 

de  miroirs,  qui  se  reflétaient  les  uns  dans  les  autres,  je  pou- 
vais du  fond  de  mon  lit  voir  la  promenade  des  Meadoics- 
Walks,  où  se  faisaient  la  parade  et  l'exercice  des  troupes. 

Après  une  ou  deux  rechutes  ,  ma  consiituiion  répara  le 
tort  que  lui  avait  fait  un  si  cruel  accident ,  quoique  ,  pendant 
plusieurs  mois  encore  ,  je  fus  obligé  de  suivre  une  diète 
exckisivement  végétale. 

J'ajouterai  eu  passant  que  si  je  recouvrai  la  santé  par  ce 
régime,  il  ne  m'en  était  pas  moins  ^désagréable.  Tant  que  je 
le  suivis,  je  restai  affecté  d'une  susceptibilité  nerveuse,  que 
j'ignorais  auparavant  et  que  je  n'ai  plus  connue  depuis.  Je 
tressaillais  à  la  moindre  alarme  ;  il  y  avait  en  moi  un  manque 
de  décision  qui  ne  fut  jamais  mon  défaut;  la  moindre  contra- 
riété m'était  insupportable;  je  vivais  dans  des  peurs  inces- 
santes; était-ce  plutôt  l'effet  de  la  maladie  que  du  régime,  je 
ne  saurais  le  dire  ;  mais,  quoi  qu'il  en  soit,  dès  que  je  fus  ré- 
tabli ,  je  dis  adieu  pour  long-temps  aux  maladies  et  aux  mé- 
decins, et  jusqu'au  moment  où  j'écris,  j'ai  joui  de  la  sanlé  la 
plus  robuste ,  ne  me  plaignant  que  de  rares  migraines  ou 
douleurs  d'estomac,  quand  je  suis  privé  d'exercice  pendant 
quelques  jours  ou  quand  j'ai  un  peu  abusé  des  plaisirs  de  la 
table.  —  De  ces  deux  fautes  de  régime ,  la  seconde  a  été  quel- 
quefois le  tort  de  ma  jeunesse ,  l'autre  celui  d'un  âge  plus 
avancé. 

Ma  force  musculaire  suivit  les  progrès  de  ma  constitution, 
et  je  devins  à-la-fois  un  grand  et  robuste  jeune  homme,  tou- 
jours boiteux,  mais  sans  que  ce  désavantage  m'empôchàt  de 
faire  de  longues  courses,  soit  à  pied,  soit  à  cheval.  J'ai  fait 
maintes  fois  de  vingt  à  trente  milles  par  jour.  Je  me  rappelle 
être  allé  un  matin  avec  James  Ramsay,  mon  camarade  de 
cléricature ,  et  deux  autres  amis ,  déjeuner  à  Prestonpans ,  en 
vrais  philosophes  péripatéliciens.  Nous  passâmes  Taprès- 
dîncr  à  visiter  les  ruines  de  Seton  et  le  champ  de  bataille  où 
Charles  Edouard  remporta  sa  première  victoire  ;  nous  dînâmes 
somptueusement  à  Prestonpans  avec  du  poisson  délicieux , 


102  L'Ei>FANCE 

nous  bûmes  chacun  noire  bouteille  de  Porto  et  retournâmes 
dans  la  soirée  à  Edimbourg.  Celle  promenade  de  plus  de  dix 
heures  ne  m'occasiona  pas  la  moindre  fatigue. 

De  pareilles  excursions  à  pied  ou  à  cheval  étaient  mon 
amusement  favori.  J'ai  toute  ma  vie  aimé  à  voyager.  Quoique 
je  n'aie  jamais  goûté  ce  plaisir  sur  une  très  grande  échelle, 
je  me  livrais  quelquefois  à  mon  humeur  vagabonde  au  point 
d'alarmer  et  de  fâcher  ma  famille.  Les  bois ,  les  eaux ,  le  dé- 
sert même  avaient  pour  moi  un  charme  inexprimable,  et 
j'avais  la  mauvaise  habitude  des  rêveurs,  d'aller  toujours  plus 
loin  que  je  n'en  avais  l'intention ,  de  telle  sorte  que  mon  ab- 
sence se  prolongeant  à  mon  insu,  mes  parens  avaient  quelque 
raison  de  s'inquiéter.  Par  exemple ,  une  fois  j'étais  parti  avec 
Georges  Abercromby ,  fds  de  l'immortel  général  de  ce  nom , 
J.  Irving,  William  Clerk  et  quelques  autres,  pour  aller  pê- 
cher dans  le  lac  au-dessus  d'Howgate  et  le  long  du  ruisseau 
qui  en  sort  pour  se  jeter  dans  l'Esk.  Nous  déjeunâmes  à  How- 
gate  cl  pochâmes  tout  le  jour.  Nous  revenions  le  lendemain 
malin  ,  lorsque  mon  ami  William  Clerk  nous  persuada  faci- 
lement, à  Irving  et  moi ,  d'aller  visiter  Pennicuik-House,  ré- 
sidence de  sa  famille.  Nous  fûmes  reçus  là  avec  une  grande 
cordialité  par  feu  sir  John  Clerk  et. sa  femme,  lady  Clerk.  Le 
plaisir  d'admirer  de  superbes  tableaux ,  la  beauté  du  paysage 
et  la  flaUcuse  hospitalité  des  maîtres  de  la  maison ,  nous  fi- 
rent tout  oublier  pendant  deux  jours  ;  et  comme  nos  autres 
camarades  s'en  étaient  retournés  tout  droit  à  la  ville  ,  sans 
pouvoir  dire  ce  que  nous  étions  devenus ,  on  crut  chez  mon 
père  qu'il  m'était  arrivé  quelque  accident.  On  finit  toutefois 
par  shabiiuer  à  mes  escapades  ;  mon  père  se  contentait  de 
dire,  dans  ces  occasions,  qu'il  pensait  que  j'étais  né  pour  être 
un  vrai  colporteur,  croyant  par  là  mortifier  ma  vanité  ;  mais 
je  ne  faisais  que  rire  d'une  prédiction  semblable,  car  je  con- 
naissais mon  Shakspeare  et  me  rappelais  la  chanson  d'Aulo- 
lycus ,  le  colporteur  du  Conte  d'hiver  : 


DE   WALTER    êCOTT.  iOB 

Marchons,  marchons  jusqu'au  retour 
Et  ne  faisons  pas  la  grimace  : 
Cœur  joyeux  marche  tout  le  jour 
Cœur  triste  seul  bienlôl  se  lasse. 

Mon  but  principal  dans  ces  excursions  était  le  plaisir  de 
voir  des  siles  pittoresques  ou  mieux  encore  ceux  qu'un  évè"- 
îiement  de  l'histoire  a  rendus  célèbres.  Le  bonheur  que  me 
causait  la  vue  des  premiers  était  généralement  compris  et 
approuvé,  mais  il  m'était  souvent  impossible  de  faire  partager 
l'intérêt  que  m'inspiraient  les  seconds.  Pour  moi,  cependant, 
J'éprouvais  un  plus  doux  ravissement  à  l  aspect  de  la  plaine 
de  Bannockburn,  où  Bruce  conquit  l'indépendance  de  l'Ecosse, 
que  lorsque  je  contemplais  la  magnifique  perspective  dont  on 
jouit  du  haut  des  remparts  deSlirling.  Je  ne  veux  pas  dire  que 
je  fusse  privé  pour  cela  du  sentiment  des  beautés  naturelles  d'un 
paysage  ;  au  contraire ,  peu  de  personnes  sentaient  plus  vive- 
ment que  moi  l'effet  général  du  pittoresque  ;  mais  je  n'avais 
pas  l'œil  exercé  d'un  peintre ,  pour  analyser  les  détails  du  ta- 
bleau et  me  rendre  compte  de  leur  rapport  entre  eux  ;  c'est 
même  ce  que  je  n'ai  jamais  pu  faire  très  nettement,  malgré 
mes  études  subséquentes,  qui  ont  un  peu  modifie  mes  idées  à 
ce  sujet.  J'avais  cependant  appris  le  dessin  et  la  peinture; 
mais ,  par  quelque  défaut  d'organisation  sans  doute ,  je  n'ai 
jamais  pu  satisfaire  mon  humble  ambition  de  faire  au  moins 
des  esquisses  des  lieux  qui  m'intéressaient.  Après  beaucoup 
d'essais  et  d'efforts  ,  il  me  fallait  renoncer  à  appliquer  les  élé^ 
mens  de  la  perspective  et  du  clair-obscur  au  paysage  que 
j'avais  sous  les  yeux.  Je  désespérai  doncdeprofilerjamaisdcs 
secours  d'un  art  que  j'aurais  été  si  jaloux  de  pratiquer.  I\Iais 
si  vous  me  montriez  un  vieux  château  ou  un  champ  de  ba- 
taille ,  je  m'y  reconnaissais  aussitôt  ;  je  le  peuplais  de  corn- 
batians  avec  leur  costimie  exact,  et  j'étoiu'dissais  mes  audi-» 
leurs  par  l'enihousiasme  de  ma  description.  En  traversant  la 
bruyère  de  Magus ,  près  Saint-Andrews ,  l'idée  me  vint  de 
faire  un  tableau  de  l'assassinat  de  l'archevêque  Sharp  à  mes 


104  l'enfance 

compagnons  de  voyage ,  et  l'un  d'eux ,  qui  pourtant  connais- 
sait bien  celte  histoire ,  me  jura  que  mon  récit  l'avait  effrayé 
au  point  de  troubler  son  sommeil.  Je  cite  ce  fait  pour  montrer 
quelle  différence  il  y  a  entre  le  sentiment  du  pittoresque 
d'action  et  celui  du  pittoresque  de  paysage.  Si  je  suis  parvenu 
depuis  à  m'inspirer  avec  quelque  succès  du  second  dans  mes 
poèmes ,  ce  fut  toujours  en  m'attachant  aux  traits  saillans  et 
généraux  ou  en  associant  les  lieux  au  sentiment  moral  :  ce 
succès  même  ne  m'a  pas  coûté  peu  d'études. 

Pour  en  revenir  à  l'époque  dont  je  parle,  je  cherchai  à  sup- 
pléer à  mon  ignorance  du  dessin  en  adoptant  une  sorte  de 
mnémotechnie  ou  de  mémoire  artificielle,  relativement  aux 
sites  que  je  visitais. 

Partout  où  je  passais ,  je  coupais  une  branche  d'arbre  ;  ce  qui 
me  composait  mon  livre  de  lok,  ainsi  que  je  l'appelais.  Je 
m'étais  proposé  de  faire  faire  un  jeu  d'échecs  complet  avec 
tous  ces  mémento  :  chaque  pièce  aurait  eu  quelque  rapport 
avec  le  lieu  où  la  branche  d'arbre  avait  été  coupée.  Les  rois  se- 
raient venus  des  châteaux  de  Falkland  et  d'Holyrood  ;  les  reines, 
de  l'if  de  Marie -Stuart  à  Crookslton;  les  évêques  (fous)j 
des  abbayes  et  palais  épiscopaux  ;  les  cavaliers ,  des  résiden- 
ces baroniales  ;  les  tours,  des  forteresses  royales ,  et  les  pions, 
généralement  des  lieux  remarquables  par  quelque  événement 
célèbre  dans  l'histoire. 

J'étais  encore  plus  mal  organisé  pour  la  musique  que  pour 
la  peinture.  Ma  mère  aurait  voulu  que  j'apprisse  au  moins  la 
psalmodie  5  mais  mon  défaut  d'oreille  et  ma  voix  discordante 
firent  bientôt  le  désespoir  de  mon  maître.  Ce  n'est  que  par  une 
longue  pratique  que  j'ai  appris  à  choisir  ou  à  reconnaître  des 
mélodies,  et  quoique  rien  ne  me  touche  ou  ne  me  charme 
comme  un  air  simple  chanté  avec  sentiment,  ce  degré  de 
goût  musical  n'est,  je  le  sens  bien,  que  le  résultat  d'un  effort 
d'attention  ou  de  l'habitude,  ou  plutôt  je  ne  le  dois  qu'à  l'as- 
sociation des  paroles  avec  l'air  ;  je  n'ai  donc  que  bien  rare- 
ment réussi  à  composer  des  paroles  pour  la  musique;  mais 


DE   WALTER    SCOTT.  105 

mon  ami  le  docteur  Clarke  et  d'autres  musiciens  ont  quel- 
quefois assez  heureusement  marié  leur  musique  à  mes  vers. 
Le  professeur  qui  entreprit  la  tâche  ingrate  de  m'apprendre 
à  chanter  était  Alexandre  Campbell,  excellent  homme,  en- 
thousiaste de  la  musique  écossaise ,  qu'il  chantait  admirable- 
ment. Il  était  doué  de  talens  très  variés,  mais  son  caractère 
bizarre  les  lui  rendit  tous  inutiles.  Il  a  écrit  plusieurs  livres 
estimés,  entre  autres  un  P'oyage  en  Ecosse,  et  il  fit  un  mariage 
avantageux,  ce  qui  ne  le  laissa  pas  long-temps  plus  riche.  Je 
lui  avais  rendu  quelques  services ,  et  sa  reconnaissance  lui 
inspira  une  prévention  assez  originale  en  ma  faveur  :  il  ne 
voulait  jamais  convenir  que  je  pusse  manquer  d'oreille,  et  si 
je  n'étais  pas  musicien ,  selon  lui,  c'était  parce  que  je  n'avais 
pas  voulu  apprendre  la  musique  ;  malheureusement  il  était  le 
seul  de  son  avis  ;  car  du  temps  où  il  nous  donnait  des  leçons 
de  chant,  à  mes  frères  et  à  moi,  dans  Georges-Square ,  notre 
voisine ,  lady  Cuming  vint  prier  mon  père  de  ne  plus  nous 
fouetter  tous  les  jours  à  la  môme  heure  et  tous  en  même 
temps  :  «  Je  ne  doute  pas,  dit-elle,  que  tous  vos  enfans  ne 
méritent  le  châtiment  qui  leur  est  infligé,  mais  leurs  cris 
forment  un  charivari  vraiment  épouvantable!  »  Mon  frère 
Robert  était  le  seul  qui  sût  chanter ,  quoique  mon  père  fût 
musicien  et  fit  sa  partie  de  violoncelle  dans  les  concerts  d'a- 
mateurs  

Ç^Memoir  of  the  early  life  of  sir  Walter  Scott 
wi'itteii  hy  hi??ise/f.  ) 


\)ovaQc^. 


SOUVENIRS    DE    MALTE    ET    DE    SICILE. 


Pendant  mon  séjour  en  Sicile ,  j'eus  occasion  de  connaître 
un  personnage  singulier,  journal  vivant,  gazette  de  scandale, 
auquel  ma  mémoire  a  conservé  une  place  distinguée  et  par- 
ticulière; il  se  nommait  Calabressa.  C'était  une  figure  toute 
sicilienne;  nez  pointu,  menton  allongé,  un  ventre  énorme, 
une  physionomie  mobile  jusqu'à  la  grimace,  et  dont  les 
contorsions  variées  servaient  d'accompagnement  à  chacune 
de  ses  phrases.  Il  ne  savait  rien ,  il  parlait  beaucoup ,  il  était 
bon,  il  était  complaisant,  il  était  spirituel,  il  était  dévot, 
moins  à  Dieu  qu'à  la  Vierge ,  moins  à  la  Vierge  qu'aux  saints, 
moins  aux  saints  qu'aux  moines ,  et  moins  à  tout  cela  qu'aux 
baïoques,  petite  monnaie  que  les  voyageurs  accordaient  à  sa 
complaisante  imporlunité. 

(c  Excellence ,  me  disait  un  soir  Calabressa ,  voici  les  rui- 
nes d'une  tour  de  Sarrasins.  Vous  savez  que  les  Musulmans 
ont  occupé  la  Sicile;  c'est  ici  qu'on  a  découvert  les  osse- 
uiens  des  géans  ;  c'est  sous  ce  portique ,  où  vous  apercevez 
une  lumière  et  qui  sert  d'habitation  à  un  impressario  de  mes 
amis ,  que  j'ai  découvert  récemment  deux  médailles  :  l'une 
à  la  tôle  du  Minotaure,  l'autre  à  la  tête  d'Isis.  Je  compte 
faire  un  bon  Mémoire  sur  ma  découverte ,  et  le  dédier  à  l'a- 
cadémie  de  Palerme ,  qui  me  nommera  membre  honoraire. 
Je  ne  doute  pas  que  voire  recommandation  ne  me  devienne 


SOUVENIRS   DE    MALTE    ET   DE    SICILE.  107 

très  utile,  et,  si  j'osais  espérer  d'obtenir  de  votre  excellence  la 
grâce  d'une  lettre  de  votre  main,  je  m'estimerais  plus  heu- 
reux qu'on  ne  l'est  au  sein  de  la  félicité  éternelle.  » 

Non ,  rien  de  plus  bizarre  dans  le  monde  que  le  contraste 
des  beautés  de  la  nature  et  d'un  personnage  grotesque.  Cette 
contradiction  commença  par  me  révolter.  Je  m'y  habituai  en- 
suite, et,  tout  en  marchant  avec  Calabressa,  je  lui  fis  ra- 
conter l'histoire  de  sa  vie.  Calabressa  avait  été  barbier,  ac- 
teur, poète,  soldat,  musicien  et  cicérone.  Chacun  de  ces 
métiers  avait  laissé  dans  son  caractère  quelque  trace  distincte 
et  isolée  :  je  veux  le  laisser  parler. 

<c  Je  suis  né  à  Girgenli ,  Excellence  ;  mon  père  était  perru- 
quier-barbier, homme  aimable ,  joueur  de  tric-trac ,  et  le  fac- 
totum de  la  ville.  Il  avait  épousé  une  Napolitaine  qui  lui  avait 
apporté  en  dot  l'amitié  protectrice  de  monseigneur  le  prince 
de  Matalagoni.  Mon  père  joignait  au  mérite  de  bien  raser 
celui  de  raconter  parfaitement  et  de  dessiner  un  peu.  Le  prince 
avait  de  l'argent  à  dépenser  et  une  grande  villa  bien  déserte 
à  orner  de  statues;  d'ailleurs  peu  de  chose  ou  rien  à  faire ,  et 
une  faible  cervelle  à  occuper;  il  imagina  de  s'amuser  en  déli- 
rant; mon  père  se  chargea  de  l'aider.  Leurs  soins  réunis  ont 
orné  la  villa  du  prince  de  toutes  ces  statues  qui  font  l'étonne- 
ment  des  voyageurs.  C'est  là  que  l'on  voit  un  Bacchus  dont  le 
ventre  est  une  grappe  de  raisin ,  un  amour  à  cheval  sur  un 
limaçon ,  et  cette  célèbre  bouteille  en  marbre  de  Carrare,  de 
dix-huit  pieds  de  haut.  Ne  croyez  pas.  Excellence,  que  mon 
père  fut  coupable  de  ces  extravagances.  Il  faut  bien  dans 
la  vie  pouvoir  élever  ses  cnfans,  et  vous  conviendrez  que  la 
complaisante  imagination  de  mon  père  n'avait  rien  de  fort 
coupable. 

ce  J'étais  jeune  et  je  pensais  autrement;  le  mépris  que  j'a- 
vais pour  ces  folies  m'empêcha  de  remplir  auprès  du  prince 
le  poste  qu'avait  occupé  mon  père  ;  je  m'enfuis  avec  ma  trousse 
et  quelques  baïoques,  et  j'allai  trouver  à  Konic  rimprcssario 
Fornachi,  avec  lequel  je  m'étais  entendu  d'avance  et  qui 


108  SOUVENIRS    DE    MALTE    ET    DE    SICILE. 

m'avait  promis  de  m'engager  dans  sa  troupe.  Je  fus  acteur, 
mais  mauvais  acteur.  Je  me  fis  soldat  du  pape ,  par  la  protec- 
tion de  la  maîtresse  d'un  cardinal.  Pourquoi  s'avisa-t-elle  de 
tromper  ce  bienfaiteur?  Je  porterais  encore  sur  mon  épaule 
le  mousquet  sacré.  A  peine  le  cardinal  eut-il  forcé  la  signera 
Molinari  d'abdiquer  son  tilre  ,  je  me  vis  supplanté ,  je  tombai 
avec  elle.  Mes  relations  auprès  de  la  cour  du  Vatican  m'a- 
vaient donné  un  certain  goût  pour  la  poésie ,  et  je  tournais 
passablement  un  sonnet.  Je  m'intitulai  poète-improvisateur, 
et  de  village  en  village ,  on  me  vit  courir  pendant  cinq  années 
entières ,  appliquant  à  chaque  voyageur  nouveau  le  même 
sonnet  un  peu  altéré.  Cette  vie  n'était  point  productive  :  la 
poésie  est  peu  lucrative  ;  je  revins  à  Girgenti  sans  posséder 
une  pièce  de  monnaie,  et  je  ne  fondai  plus  l'espoir  de  mon 
avenir  en  ce  bas  monde  que  sur  la  générosité  des  nobles  qui 
voyagent  et  sur  mon  petit  savoir  en  fait  d'antiquités.  « 

Ce  récit  peignait  bien  les  mœurs  de  la  moderne  Italie.  Je 
me  plus  à  faire  causer  Calabressa  ,  qui  me  développa  ses 
théories,  entremêlées  d'anecdotes. 

ce  Vous  n'avez  plus  de  roman,  me  disait-il  un  jour,  vous 
autres  peuples  d'industrie  bien  réglée  et  de  commerce  attentif. 
Ce  que  les  peuples  civilisés  nomment  roman  ;  ce  qui  les 
amuse  et  leur  plaît  sous  ce  titre;  grands  coups  d'épée,  bi- 
zarres déguisemens  ;  comiques  inventions  ;  aventures  extraor- 
dinaires; extravagances  surnaturelles  :  tout  cela  est  la  vie 
même  des  peuples  sauvages  ou  à  demi  civilisés.  Grâce  à 
Dieu,  le  cordeau  de  votre  civilisation  rectiligne  n'a  pas  encore 
tout  nivelé  ;  nous  ne  vivons  pas  tous  encore  comme  des  cas- 
tors dans  nos  tanières  ;  et  le  pittoresque ,  l'émotion ,  l'étran- 
geté ,  l'élan  des  passions ,  la  nouveauté  des  couleurs ,  ne  sont 
pas  bannis  du  monde.  Lorsque  toutes  les  rues  et  toutes 
les  villes  du  globe  seront  soumises  à  un  alignement  inexora- 
ble; quand  le  cadastre  de  l'humanité  sera  fait  et  accompli  ; 
quand  l'univers  ne  sera  plus  qu'une  vaste  maison  de  com- 
merce; lorsque  l'on  aura  détruit,  pour  en  faire  des  moellons, 


SOUVENIRS  DE   MALTE   ET   DE    SICILE.  109 

les  vieux  clochers  de  Westminster,  et  les  vieilles  maisons 
chancelantes  de  Cologne ,  d'Augsbourg,  de  Wittemberg;  je  ne 
sais  si  les  hommes  dormiront  plus  doucement;  si  la  somme  de 
leurs  jouissances  sera  augmentée  :  mais  le  poète  et  le  peintre 
n'auront  plus  qu'à  renoncer  à  ce  qui  fait  leur  vie,  aux  pre- 
miers élémens  du  génie  et  de  l'art. 

«  Quant  à  moi  (ajoutait  Calabressa),  dans  mes  longues 
excursions  à  travers  ce  globe  dont  toutes  les  latitudes  me  sont 
connues,  si  j'ai  recueilli  quelques  souvenirs  qui  m'amusent 
encore,  je  ne  les  dois  ni  à  la  sainteté  commerciale  des  mœurs 
américaines,  ni  à  la  pruderie  savante  des  mœurs  écossaises; 
mais  à  l'Italie  endormie,  à  l'Espagne  enfiévrée,  au  Mexique 
livré  à  ses  éternelles  fureurs  politiques.  Je  me  rappelle  en- 
core les  fêtes  religieuses  des  hurleurs  sauvages  dans  les  bois 
vierges  de  l'Amérique  du  nord ,  et  certaines  réunions  mal- 
taises et  siciliennes ,  oîi  les  personnages  et  les  plaisirs  avaient 
cette  originalité  de  caractère  que  l'on  n'oublie  jamais,  et  qui 
se  gravent  invinciblement  dans  la  pensée.  La  Sicile  où  nous 
sommes ,  par  exemple ,  est  un  des  pays  du  monde  les  plus 
remarquables,  même  aujourd'hui,  par  l'originalité  des  mœurs 
et  des  actions. 

ce  A  Palerme,  il  y  a  peu  d'années,  un  marquis  voulut  donner 
à  sa  sœur,  qui  venait  d'épouser  le  prince  de  V....,  une  fête 
splendide.  Le  frère  était  mécontent  du  prince ,  auquel  la  fian- 
cée apportait  une  dot  considérable ,  et  qui  avait  déçu  la  fa- 
mille par  les  dehors  d'une  fortune  beaucoup  plus  brillante 
que  réelle.  Quelle  vengeance  tirer  de  cette  duperie?  Comment 
faire  sentir  au  mari ,  que  l'on  n'est  pas  dupe  des  apparences 
qu'il  a  exploitées?  Le  marquis,  homme  foit  original,  imagina 
de  transformer  le  repas  et  le  bal  en  mu;  longue  mystification, 
d'assez  mauvais  goût  si  l'on  veut ,  mais  étrangement  drama- 
tique. 

«  Le  palais  du  marquis  resplendissait  de  lumières;  des 
orangers  en  fleurs  étaient  placés  sur  les  degrés;  on  voyait 
dans  le  vestibule  une  longue  file  de  domestiques,  revêtus  de 


110  SOUVENIRS    DE    MALTE   ET    DE    SICILE. 

costumes  brillans ,  tenant  des  torches  allumées  ;  l'encens  des 
fleurs  et  des  parfums  circulait  sous  les  voûtes  de  marbre.  Cet 
enchantement  ne  tarda  pas  à  disparaître  et  à  faire  place  à 
une  magie  funèbre  ;  les  domestiques ,  armés  de  leurs  flam- 
beaux, s'évanouirent,  et  un  rideau,  qui  retomba  devant  eux, 
n'ofl'rit  aux  regards  surpris  des  assistans  qu'une  fantasmagorie 
lugubre.  C'étaient  des  personnages  grotesques  et  funèbres, 
dont  une  illusion  d'optique  simulait  la  vie  ;  Cupidon  assis  sur 
un  coffre-fort ,  qui  lui  servait  de  char  :  le  portrait  en  caricature 
du  noble  prince;  une  série  de  scènes  qui  rappelaient  la  danse 
des  morts;  et  quelques  figures  singulières  qui  offraient  les 
ressemblances  burlesques  des  personnages  les  plus  connus 
de  Palerme.  Il  fallait  voir  l'étonnement  des  femmes,  leur 
effroi ,  la  colère  de  certains  maris  qui  ne  pouvaient  échap- 
per à  leur  propre  image.  Le  rideau  se  releva,  et  la  voûte 
s'éclaira  de  nouveau.  Autre  changement  de  décoration. 
Une  lumière  azurée  se  répand  au  loin.  Des  gazes  transpa- 
rentes laissent  apercevoir  une  perspective  aérienne  de  grou- 
pes nuageux,  que  le  propriétaire  habile  avait  empruntés  au 
corps  de  ballet  de  l'Opéra  palermitain  ;  une  foule  d'amours , 
vêtus  de  leur  nudité  classique ,  rappellent  les  plus  gracieuses 
fantaisies  de  la  mythologie  païenne.  Tout  un  peuple  de 
nymphes  accueille  la  fiancée;  un  char  couvert  de  fleurs, 
ombragé  de  pampres  ,  la  reçoit  comme  une  triomphatrice. 
Elle  s'avance  ainsi ,  escortée  d'un  essaim  de  danseuses  et  de 
petits  enfans  qui  sèment  des  roses.  C'était  un  tableau  de  Bou- 
cher dans  son  meilleur  temps. 

a  Le  bal  s'ouvrit  dans  la  grande  salle ,  sous  ces  rians  auspi- 
ces. Une  dépense  extraordinaire  et  qui  avait  absorbé  plusieurs 
années  du  revenu  du  marquis  pouvait  seule  expliquer  ces  bi- 
zarres et  magnifiques  folies.  On  n'apercevait  pas  les  bougies 
qui  éclairaient  le  salon  circulaire ,  théâtre  du  bal  :  cachées 
dans  l'intérieur  des  colonnes  de  cristal  qui  soutenaient  le 
plafond ,  elles  versaient  une  lueur  magique  sur  les  groupes 
des  danseuses.  Puis  lout-à-coup,  comme  si  le  mystificateur 


SOUVENIRS    DE    MALTE    ET    DE    SICILE.  111 

eût  voulu  faire  succéder  la  triste  réalité  à  l'illusion  riante ,  et 
les  spectacles  les  plus  hideux  aux  scènes  les  plus  aimalilesj 
tout  le  parquet ,  s'abaissant  à-la-fois  à  un  seul  signal ,  et  au 
milieu  du  fracas,  des  gémissemens,  des  murmures,  qui  éma- 
naient des  instrumens  de  cuivre  et  des  instruniens  de  percus- 
sion ,  fit  descendre  les  danseurs  effrayés  dans  un  obscur  ca- 
veau, où  le  même  artifice  avait  simulé  les  forges  de  Vulcain  : 
là ,  le  fer  retentissait  sous  le  marteau ,  les  Cyclopes  bronzés 
faisaient  mugir  le  soufflet  gigantesque ,  le  mari  de  Vénus  lui- 
même  athlète  difforme ,  symbole  naïf  des  infortunes  de  l'hy- 
ménée ,  saisissait  de  ses  mains  nerveuses  les  ardentes  tenail- 
les. L'intention  du  propriétaire  était  évidente;  les  femmes 
effrayées  poussaient  des  cris;  les  maris  et  les  amans  trou- 
vaient la  plaisanterie  détestable  :  mais  toutes  les  issues  étaient 
fermées  ;  et  quelques  minutes  après  l'exécution  de  ce  change- 
ment à  vue  ,  une  évolution  nouvelle ,  d'une  nature  consolante 
et  pacifique,  vint  calmer  le  mécontentement  des  convives. 

ce  Les  compagnons  de  Vulcain  s'éclipsent:  Vulcain  lui-même 
disparaît  :  le  sol  s'exhausse  ;  toute  la  salle  souterraine  et  ceux 
qui  l'occupent  se  trouvent  emportés  doucement  jusqu'à  une  ga- 
lerie et  une  terrasse  supérieures ,  ombragées  de  ces  immenses 
vignes  siciliennes,  dont  les  pampres  servent  de  rideaux  trans- 
parens ,  et  éclairées  à-la-fois  par  des  lustres  suspendus  et 
par  la  clarté  suave  de  l'astre  nocturne. 

a  On  s'assit  autour  des  tables  disposées  sur  la  terrasse  :  le 
repas  était  splendide  et  servi  avec  élégance  :  déjà  l'on  pardon- 
nait à  l'hôte  le  caprice  de  ces  transformations  et  l'épigramme 
coûteuse  dont  il  avait  fait  les  frais.  Les  mets  les  plus  rares  et 
les  plus  exquis  couvraient  les  tables  de  marbre  :  tous  les  sens 
étaient  flattés ,  et  le  sourire  renaissait  sur  les  lèvres.  Lorsqu'il 
fut  question  d'attaquer  chacun  des  plats,  la  bonne  humeur 
et  l'espérance  se  transformèrent  en  élonnement.  Un  superbe 
pâté ,  auquel  le  couteau  commençait  à  faire  une  profonde 
blessure,  effraya  les  convives  i)ar  une  explosion  semblable  à 
celle  d'uu  coup  de  pistolet;  puis  se  réduisit  à  rien.  Une  gelée, 


112  SOUVENIRS    DE    MA.LTE   ET   DE    SICILE. 

dont  la  couleur  appétissante  avait  conquis  l'admiration  géné- 
rale, prit  feu,  et  se  dévora  elle-même,  lorsque  la  cuiller 
essaya  de  l'entamer.  Une  jeune  personne ,  qui  trouvait  dans 
sa  surprise  une  cause  de  gaîté  pétulante ,  voulut  saisir  une 
pêche  dont  le  coloris  la  séduisait  :  cette  pêche  était  creuse  : 
elle  en  vit  sortir  ce  reptile  innocent ,  le  lézard ,  qui  a  conservé 
le  droit  d'épouvanter  un  si  grand  nombre  de  femmes.  Au 
beau  milieu  de  la  table ,  un  immense  édifice  de  pâtisserie  ré- 
pandait au  loin  un  fumet  délicieux ,  qui  semblait  iillester  sa 
réalité.  A  peine  une  de  ses  murailles  fut-elle  démolie,  une 
volée  de  petits  oiseaux,  que  l'on  avait  enfermés  dans  cette 
singulière  cage,  s'échappa  en  battant  des  ailes. 

ce  Longue  serait  l'énuméraiion  de  toutes  les  subtilités  de 
magie  blanche  que  le  maître  de  la  maison  avait  inventées  pour 
désappointer  ses  convives  ;  quelques-uns  de  ces  tours  étaient 
iDarbares.  La  plupart  des  pièces  de  volaille ,  dont  le  couteau 
ou  la  fourchette  sollicitaient  les  flancs,  et  qui,  couvertes  de 
la  gelée  ou  de  la  sauce  convenables  ,  paraissaient  bien 
mortes,  étaient  vivantes.  Le  pauvre  animal,  qui  se  sentait 
blessé,  poussait  un  faible  cri,  se  débattait,  sautillait  sur  la 
table  avec  effort ,  et  de  ses  ailes  étendues  ,  qu'il  agitait  dans 
sa  douleur ,  faisait  voler  sur  les  convives  l'assaisonnement  qui 
lui  avait  servi  de  cuirasse.  Un  narcotique ,  sans  doute  quelques 
gouttes  d'opium,  l'avait  plongé  dans  cet  état  de  stupeur;  et 
de  légers  ligamens  l'avaient  maintenu  sur  le  plat  qui  le 
contenait.  A  ce  repas  illusoire  succéda  un  repas  véritable 
qui  dédommagea  un  peu  les  convives,  sans  faire  oublier 
aux  hommes  leurs  manchettes  souillées,  aux  femmes  leurs 
parures  flétries.  On  avait  fini  par  accepter  une  mystification 
qui  s'était  présentée  sous  tant  de  formes  diverses,  et  par 
s'attacher  à  la  curiosité  du  spectacle.  On  vil  apparaître  tour- 
à-tour  ce  que  les  illusions  d'optique  peuvent  créer  de  monstres 
effroyables  et  de  riantes  chimères.  Il  y  eut  un  moment  où 
toutes  les  femmes  apparurent  livides  comme  des  cadavres  ; 
un  autre ,  où  chacune  d'elles  se  trouva  parée  tout-à-coup 


SOUTENIRS    DE    MALTE    ET    DE    SICILE.  113 

d'une  couronne  et  d'un  bouquet  de  fleurs  magnifiques. 
Enfin  un  théâtre  qui  s'éleva  par  féerie,  au  milieu  du  jardin 
du  marquis  ,  donna  aux  convives  plusieurs  représentations 
Jjizarres  ,  où  de  petites  marionnettes  grotesques  paro- 
diaient les  actes  secrets  ,  les  vices  cachés  des  notables 
de  Palerme.  Les  éclats  de  rire  bruyans  que  ces  carica- 
tures excitaient  furent  souvent  mêlés  d'imprécations  et  de 
mouvemens  de  colère;  plusieurs  personnes  eurent  la  mal- 
adresse de  se  retrouver  ,  de  se  reconnaître  et  de  se  dé- 
noncer. Toute  cette  vengeance,  qui  compromettait  la  for- 
tune du  magicien  ,  se  termina  d'une  façon  sanglante  et 
coûta  la  vie  à  son  ingénieux  auteur,  qui  reçut  dès  le  lende- 
main plus  de  douze  provocations  en  duel,  tant  la  noblesse 
palermitaine ,  peu  belliqueuse  de  son  naturel,  s'était  trouvée 
offensée  par  le  marquis.  Il  subit  bravement  les  conséquences 
de  sa  plaisanterie  et  succomba  au  troisième  duel. 

ce  Cherchez  donc  parmi  les  peuples  soumis  à  une  civilisa- 
tion régidière,  ces  fantaisies  qui  semblent  le  fruit  exclusif  des 
climats  chauds,  des  nations  oisives  et  des  lois  arbitraires.  Il  a 
fallu  tout  le  poids  de  votre  civilisation  du  nord,  sévère  et  guin- 
dée, pour  ôter  à  Malte  son  caractère  spécial;  Malte,  pendant 
si  long-temps  rivale  de  la  Sicile  par  sa  folle  gaîté,  son  indo- 
lence et  son  laisser-aller.  Oh!  que  la  cité  Vallette  paraîtrait 
triste  aujourd'hui  à  ces  braves  chevaliers,  s'il  leur  était 
permis  de  sortir  de  leurs  tombes!  Plus  de  duels  et  d'esto- 
cades; plus  d'enlèvemens,  plus  d'intrigues  difficiles  à  con- 
duire ,  plus  de  triomphes  galans ,  plus  de  sérénades  accom- 
pagnées du  cliquetis  des  épées.  L'ordre ,  la  régidarilé  et  le 
silence  remplacent  tout  cela,  sans  qu'il  y  ait  compensation. 
Le  bien-être  ne  vaudra  jamais  la  poésie.  A  celle  éjioque 
heureuse,  l'histoire  de  chaque  famille  était  un  roman;  une 
journée  à  Malle  vous  eut  fourni  le  sujet  de  dix  drames.  Ca- 
price, fantaisie,  amour  du  merveilleux,  esprit  d'avcniiires; 
toutes  les  passions  fermentaient  à-la-fois,  et  donnaient  à 
celle  population  un  cachet  spécial,    qu'on  eût  vainement 

VIII. — 4®  SÉRIE.  8 


114  SOUVENIRS    DE    MALTE    ET   BK    SICILE. 

cherché  ailleurs.  Permeitez-moi,  Exce  IIclc  de  vous  ra- 
conter quelques  anecdotes  pour  justifier  mon  opinion. 

te  Un  nommé  Cambo,  Maltais,  juge  fort  estimé,  probe  dans 
toutes  ses  transactions  et  rigide  jusqu'au  scrupule ,  joignait  à 
toutes  ces  qualités,  celle  de  se  lever  matin;  il  étudiait  dès 
l'aurore  les  formules  de  la  loi ,  pour  lesquelles  il  professait 
un  attachement  superstitieux.  Vous  savez  sans  doute  que  les 
rues  de  la  cité  Valette  sont  toutes  garnies  de  balcons ,  abri- 
tés en  dehors  par  des  draperies  qui  permettent  aux  habitans 
d'observer  à  l'extérieur ,  sans  être  vus  eux-mêmes ,  tout  ce 
qui  se  passe.  Un  matin,  sur  les  quatre  heures,  le  juge  Cambo, 
entendant  un  grand  bruit  dans  la  rue ,  courut  à  son  balcon , 
et  aperçut  deux  hommes  dont  l'un  était  poursuivi  par  l'autre  : 
ce  dernier ,  tenant  un  poignard  à  la  main ,  frappa  sa  victime 
sous  le  balcon  même  du  juge.  L'homme  assassiné  resta  sur  la 
place  ;  l'assassin ,  dont  Cambo  avait  parfaitement  reconnu  les 
traits,  ramassa  son  bonnet  qui  venait  de  tomber,  jeta  le 
fourreau  du  poignard  à  quelques  pas ,  tourna  une  rue  et  dis- 
parut. Deux  minutes  se  passent  :  un  boulanger ,  portant  sur 
sa  tête  le  panier  qui  renfermait  l'approvisionnement  de  ses 
pratiques,  heurte  du  pied  le  fourreau  du  poignard,  l'exa- 
mine ,  le  ramasse ,  le  met  dans  sa  poche ,  continue  sa  route 
et  finit  par  se  trouver  en  face  du  cadavre.  Dans  ce  moment, 
une  patrouille,  attirée  par  le  bruit,  vient  à  passer,  effraie 
le  boulanger,  le  voit  se  blottir  dans  l'enfoncement  d'une  porte 
et  s'empare  de  lui.  On  le  fouille.  Le  fourreau  du  poignard, 
découvert  dans  sa  poche ,  s'adapte  parfaitement  à  la  lame  qui 
se  trouve  enfoncée  dans  la  blessure. 

«  Le  juge,  toujours  placé  à  son  balcon,  observe  tout;  au- 
cune des  circonstances  de  ce  drame  sanglant  ne  lui  échappe. 
Cependant  il  se  tait,  il  n'appelle  personne;  il  ne  se  montre 
pas  ;  il  veut  que  la  loi  ait  son  cours  :  tant  est  bizarre  son  at- 
tachement extraordinaire  aux  formes  judiciaires.  Sous  les 
yeux  du  juge  on  arrête  le  boulanger;  on  le  conduit  en  prison; 
le  procès-verbal  est  rédigé.  Le  secret,  connu  de  Cambo  seul 


SOUVEMRS    DE    MALTE    ET    DE   SICILE.  115 

et  qui  aurait  dû  arracher  un  innocent  à  la  mort,  reste  enseveli 
dans  le  sein  du  juge. 

ce  Celte  obscure  et  confuse  intelligence  avait  interprété  le 
texte  légal  d'une  manière  extraordinaire  et  nouvelle.  La 
jurisprudence  maltaise  admettait  que  tous  les  témoignages 
personnels,  apportés  par  le  juge,  ne  seraient  d'aucun  poids; 
que  les  faits  arrivés  à  sa  connaissance  individuelle ,  en  de- 
hors des  débats  de  la  cour ,  ne  devaient  être  d'aucune  valeur. 
La  stupidité  de  Cambo  n'alla  pas  plus  loin  que  la  Lettre  du 
Code.  Le  procès  commence.  Notre  juge  interroge  le  prétendu 
coupable  ;  les  circonstances  l'inculpent  ;  on  en  prend  note  ;  un 
avocat  commente  le  procès-verbal  ;  Cambo  écoute  le  commen- 
taire. Pour  résultat  des  débats,  on  obtient  ce  qui  s'appelle 
dans  le  code  maltais ,  des  semi-preuves  de  culpabilité,  suffi- 
santes pour  autoriser  l'application  de  la  torture.  Le  pauvre 
boulanger  la  subit  sous  les  yeux  du  juge  imbécille,  qui  met 
ainsi  sa  conscience  à  l'abri  de  tous  les  reproches.  Si  le  bou- 
langer, soumis  à  la  question  ,  eût  courageusement  soutenu  son 
innocence ,  il  était  sauvé  :  les  semi-preuves  ne  suffisaient  pas 
pour  l'envoyer  à  la  mort.  Mais  l'habileté  des  bourreaux,  dis- 
loquant ses  membres  et  arrachant  ses  ongles  sanglans,  triom- 
pha de  la  vérité  par  la  puissance  de  la  douleur,  et  contraignit 
l'innocent  de  s'avouer  coupable. 

«  Vous  croyez  que  Cambo  va  prendre  la  parole ,  se  lever  de 
son  siège,  déclarer  ce  qu'il  a  vu,  ce  qu'il  a  entendu?  Vous 
vous  trompez.  Il  professe  trop  de  respect  pour  la  loi.  Peul-ètre 
aussi  fit-il  réflexion  qu'après  avoir  laissé  les  choses  aller  si 
loin ,  il  se  donnerait  un  ridicule  odieux ,  en  déclarant  la  vérité 
et  en  détruisant  de  sa  propre  main  l'édifice  des  débats  si  la- 
borieusement étages  par  lui.  La  sentence  fut  donc  prononcée 
par  Cambo  lui-même  ;  le  confesseur  et  le  bourreau  firent  leur 
devoir;  et  (ce  qui  est  horrible  à  rapporter)  Cambo  ne  bougea 
pas.  Il  fut  le  témoin  impassible  de  cette  iniquité.  Le  véritable 
assassin,  condamné  six  mois  après  pour  un  autre  meurtre, 
confessa  en  mourant  le  crime  imputé  au  boulangei-.  Il    lit 

8. 


116  SOUVEMRS    DE    MALTE    ET   DE    SICILE, 

même  au  juge  Cambo  qu'il  avait  aperçu  ce  dernier  à  son  bal- 
con. «  J'ai  vu  distinctement  votre  jalousie  remuer;  vous  vous 
êtes  penché  au  moment  où  j'ai  ramassé  mon  bonnet  qui  venait 
de  tomber.  »  Cambo ,  loin  de  nier  les  faits  et  de  se  disculper, 
soutint  que  sa  conduite  était  celle  d'un  juge  intègre,  et  que 
toute  autre  manière  d'agir  eût  été  illégale  et  condamnable.  Le 
Grand-Maître  le  destitua. 

«Voilà  un  juge  niais,  criminel  et  honnête;  voici  la  biogra- 
phie d'un  juge  madré  et  sans  conscience  ,  l'idéal  des  juges 
corrompus. 

ce  Un  jeune  Maltais  ayant  eu,  dans  un  café,  ime  dispute 
avec  un  homme  de  son  âge  et  se  croyant  insidté,  tira  son 
stylet,  poignarda  son  adversaire  et  le  laissa  mort  sur  la 
place  :  il  prit  la  fuite ,  fut  découvert  et  appréhendé  au  corps 
le  surlendemain,  soutint  fermement  qu'il  était  innocent,  subit 
sans  fléchir  la  torture  du  chevalet,  et  ne  se  démentit  pas  un 
seul  instant.  Accablé  par  les  charges  et  les  témoignages  qui 
pesaient  siu*  lui ,  il  fut  condamné  à  mort ,  passa  avec  le  con- 
fesseur les  trois  jours  de  répit  que  la  législation  accorde  aux. 
coupables ,  et  se  familiarisa  avec  l'idée  du  dernier  supplice. 
La  veille  du  jour  fatal,  son  père  voulut  tenter  un  dernier 
effort  auprès  du  juge,  chez  lequel  il  se  présenta  vers  la  fui 
du  jour.  Une  légère  gratification,  offerte  au  domestique, 
facilita  au  père  l'entrée  du  cabinet  du  magistrat,  qui  com- 
mença par  opposer  au  solliciteur  le  refus  le  plus  positif.  Per- 
suadé de  l'inutilité  de  ses  prières ,  ce  dernier  fit  briller  aux 
regards  du  juge  2,000  couronnes  de  Malte;  les  déposa  sur  le 
bureau ,  et  ajouta  que  pareille  somme  serait  remise ,  si  l'on 
parvenait  à  rendre  son  fils  à  la  liberté  et  à  la  vie. 

«  La  chose  est  difficile,  répondit  le  magistrat  à  demi-voix  ; 
cependant  allez  visiter  votre  fils.  Voici  une  autorisation.  Dites- 
lui  de  faire  en  sorte  que  son  confesseur  reste  éloigné  de  lui  : 
nous  verrons.  »  Le  père  se  hâta  d'obéir  aux  injonctions  du 
magistrat. 

«  Mais  comment  s'y  prendre  pour  sauver  le  criminel?  Le 


SOUYE>IRS   DE   MALTE   ET   DE    SICILE.  11/ 

recours  en  grâce  était  impossible;  le  juge  lui-même  n'avait 
cessé  de  déclamer  contre  l'atrocité  du  meiu'tre,  et  d'insister 
sur  la  nécessité  de  faire  un  exemple.  Le  juge  envoya  cher- 
cher le  geôlier,  qui  seul  gardait  le  jeune  homme,  et  auquel 
îl  demanda  si  ce  dernier  n'avait  pas  fait  quelques  aveux.  Siu' 
la  réponse  négative  du  geôlier,  le  juge  lui  ordonna  de  rester 
dans  le  cabinet  oii  il  se  trouvait  alors ,  et  prétendit  avoir  à 
consulter  encore  quelques  livres  de  jurisprudence.  Il  passa 
donc  dans  sa  bibliothèque ,  enferma  le  geôlier ,  sortit  par  une 
porte  dérobée ,  courut  vers  la  prison ,  pénétra  d'abord  dans  la 
chapelle  dont  une  porte  intérieure  donnait  sur  le  cachot; 
l'ouvrit  et  y  trouva  le  coupable. 

«  Je  viens  vous  sauver,  lui  dit-il;  je  suis  votre  juge.  Vous 
vivrez,  si  vous  suivez  aveuglément  les  instructions  que  je  vais 
vous  donner.  Ne  réfléchissez  pas,  obéissez.  Voici  un  poi- 
gnard ;  prenez-le  ;  sortez  par  la  porte  de  la  chapeilc  qui 
donne  sur  le  rivage;  courez  au  café  où  vous  avez  commis  le 
premier  meurtre.  Entrez  :  laissez-vous  reconnaître  par  tous 
ceux  qui  seront  là  ;  plongez  hardiment  votre  arme  dans  le 
sein  de  celui  qui  se  trouvera  le  plus  près  de  la  porte.  Fuyez 
et  laissez  le  poignard  dans  la  blessure;  adresse!  prompti- 
tude!  et  revenez. 

«  Le  juge  resta  dans  le  cachot,  plein  d'inquiétude;  il  attendit 
le  retour  du  criminel.  Le  café  n'était  pas  éloigné  de  la  prison  ; 
le  jeune  homme  revint  bientôt  ;  il  fut  une  seconde  fois  chargé  de 
fers,  par  la  main  qui  les  avait  déjà  détachés,  écouta  les  re- 
commandations du  juge,  qui  l'exhortait  à  s'armer  de  sang  froid 
et  resta  seul. 

a  La  ville  était  consternée  :  on  avait  vu  entrer  précipitam- 
ment, dans  le  café,  théâtre  d'un  premier  assassinat,  ce  jeune 
homme  aux  yeux  hagards,  au  teint  livide,  aux  cheveux  héris- 
sés, au  front  couvert  de  sueur  :  tout  le  monde  l'avait  reconnu  : 
c'était  le  condamné.  Sa  main  avait  frappé  de  moit  un  oflîcier 
qui  se  tenait  debout  près  de  la  porte  du  café  :  puis  il  avait 
disparu ,  pendant  que  l'on  perlait  secours  à  la  victime.  La  ra- 


118  SOUVENIRS    DE    MALTE   ET   DE    SICILE. 

pidité  imprévue  de  ces  mouvemens ,  le  désordre  qui  suit  tou- 
jours de  pareilles  scènes  avaient  protégé  sa  fuite.  Mais  à  qui 
attribuer  le  crime?  Comment  expliquer  cette  ressemblance 
entre  l'auteur  du  nouveau  meurtre  et  le  condamné ,  chargé  de 
fers,  gémissant  dans  son  cachot  !   Comment  soupçonner  leur 
identité.  La  victime  expira.  Vallette  était  pleine  d'étrangers, 
et  l'on  convenait  unanimement  que  le  second  coupable,  quel 
qu'il  fût,  était  le  parfait  Sosie  du  premier  des  deux  criminels? 
ce  On  parla  beaucoup  de  cette  étrange  histoire.  La  rumeur 
populaire  vint  jusqu'aux  oreilles  du  juge,  dont  l'impartialité 
prit  feu.  Il  déduisit  de  ce  fait  toutes  les  conséquences.  JX'avait- 
on  pas  été  trompé  par  la  ressemblance  des  deux  individus? 
Cette  ressemblance  n'expliquait-elle  pas  l'obstination  et  l'audace 
des  dénégations  du  condamné?  L'honorable  magistrat  mani- 
festa quelques  doutes.  Pour  satisfaire  ses  scrupules, il  envoya 
un  greftîer  s'assurer  que  le  criminel  était  encore  dans  le  ca- 
chot. On  le  tranquillisa  sous  ce  rapport.  Il  prit  sur  lui  de  sus- 
pendre l'exécution  du  jugement  jusqu'à  nouvelle  enquête.  Bien- 
tôt ,  à  sa  prière,  un  délai  fut  accordé,  délai  suivi  d'une  grâce 
entière.  Le  juge  assassin  mit  dans  sa  poche  les  ZiOOO  couronnes 
et  mourut  dans  son  lit.  Dix  ans  après,  le  coupable ,  avant  de 
rendre  le  dernier  soupir,  avoua  les  deux  crimes. 

a  Ne  riez  pas  de  ces  étranges  anecdotes,  qui  vous  semblent 
peut-êire  des  fictions  absurdes.  Je  conseillerais  aux  poètes 
qui  veulent  renouveler  leur  fonds  dramatique  épuisé ,  de  s'en 
aller  à  Malte,  à  Girgenti,  à  Palerme,  à  Messine  ou  même  à 
Livourne.  Livourne  qui  aujourd'hui  devient  prude ,  qui 
rompt  avec  le  passé,  qui  refusé  asile  aux  riches  nécessi- 
teux, qui  repousse  les  banqueroutiers  et  les  faillis,  dont 
elle  recevait,  du  moins  en  échange,  de  la  verve  et  de  la 
gaîié.  Encore  une  petite  anecdote.  Excellence;  celle-ci 
est  livournaise,  toute  récente,  et  elle  est  plus  gaie  que  les 
autres. 

<c  Un  Turc ,  nommé  Fasil-beg,  commerçant  de  son  métier , 
prétendit  faire  la  cour  à  une  jeune  femme  de  Livourne.  Par 


SOUVEvmS   DE   MALTE   ET   DE    SICILE-  119 

malheur  les  raffinemens  de  la  coquetterie  européenne  avaient 
échappé  à  Fasil-beg.  Les  commerçans  Livournais,  grands 
calculateurs,  recevaient  le  riche  Musulman  avec  d'autant 
plus  de  plaisir,  qu'il  était  assez  prodigue  de  ses  sequins, 
fort  gai,  contre  la  conlume  des  Turcs,  agréable  dans  ses 
manfères,  bien  fait  de  sa  personne,  et  recherché  dans  son 
costume  :  les  dames  de  Livourao  semblaient  d'ailleurs  le 
regarder  d'un  œil  favorable.  A  un  bal  donné  par  un  des  prin- 
cipaux habilans  de  la  ville,  notre  Turc  rencontra  la  jeune  et 
jolie  femme  de  l'un  des  principaux  préposés  de  la  douane.  Le 
mari ,  plus  jaloux  qu'on  n'a  coutume  de  l'être  dans  cette  ville 
commerçante ,  était  parti  pour  Florence  où  l'appelait  une 
affaire  litigieuse.  La  jeune  coquette  trouvait  assez  piquantes 
les  déclarations  d'amour  d'un  Turc,  sachant  à  peine  quelques 
mots  d'italien  ,  et  roucoulant  de  son  mieux ,  en  langue  fran- 
que,  tous  les  senlimens  qu'elle  lui  avait  inspirés.  Elle  le  reçut 
avec  une  faveur  marquée ,  et  ne  l'avertit  pas  qu'elle  avait 
un  maître.  Le  Musulman ,  pris  au  piège,  couronna  ses  décla- 
rations par  une  offre  positive ,  et  pria  la  coquette  livour- 
naise  de  le  suivre  à  Constantinople ,  pour  devenir  sa  légitime 
épouse  devant  le  prophète".  La  Livournaise  ,  attachant  ses  re- 
gards sur  la  barbe  majestueuse  de  Fasil-beg  : 

«Je  pourrais  vous  écouter,  lui  dit-elle,  si  votre  menton 
n'était  chargé  de  cette  barbe  ridicule  ! 

—  Ridicule,  y  pensez-vous?  Notre  saint  prophète  n'en 
possédait  pas  une  plus  belle.  « 

ce  Dites  ce  que  vous  voudrez!  je  lïe  veux  pas  vous  voir, 
tant  que  vous  conserverez  cet  ornement  qite  les  chèvres  seu- 
les ont  le  droit  de  porter.  ■» 

a  Le  Turc ,  qui  comprenait  assez  mal  l'italien ,  imagina  que 
la  Livournaise  mettait  le  don  de  sa  main  à  une  seule  condi- 
tion, celle  du  sacrifice  de  la  barbe  musulmane.  Les  Orientaux 
sont  capables  de  grands  dévoùmens;  il  aimait,  il  se  décida. 
Chaque  coup  de  ciseau  lui  perçait  le  cœur.  Le  sacrifice  ac- 
compli,  lorsque  son  m^enton  fut  dépouillé  de  ses  honneurs, 


120  SOUVENIRS    DE   MA.LTE   ET    DE    SICILE. 

il  se  dirigea  vers  la  maison  qu'habitait  la  dame,  pour  lui 
donner  cette  sublime  preuve  d'amour. 

«  I\Iadame,  s'écria  la  camériste,  riant  aux  éclats,  voici 
le  Turc! 

—  Seccatura  ! 

—  Avec  un  bataillon  de  turbans  qui  l'accompagnent. 

—  Maie,  reprit  la  Livournaise  ! 

—  Et  un  autre  bataillon  d'énormes  pipes  que  ces  messieurs 
apportent! 

—  PeggioJ 

—  Et  il  a  le  menton  nu  comme  la  main. 

—  Pessim  o  ! 

En  effet ,  une  douzaine  de  Turcs  aux  grandes  robes  appor- 
taient, chacun  ,  leur  cadeau  pour  la  fiancée  :  car  Fasil-Beg, 
sur  la  foi  de  cette  promesse ,  s'estimait  bien  et  dûment  marié. 
Les  mariages  s'accomplissent  très  simplement  à  Constanti- 
nople ,  où  l'acquisition  d'une  femme ,  affaire  peu  importante , 
ne  réclame  que  la  prise  de  possession,  sans  autre  cérémonie. 
Voilà  donc  notre  Turc,  possesseur,  à  ce  qu'il  croit,  de  la 
Livournaise,  et  qui  vient  planter  sa  tente  dans  la  maison  de 
sa  nouvelle  épouse.  Il  pénètre  dans  le  boudoir  où  reposaient 
les  attraits  de  la  jeune  Italienne,  et  laisse  sa  suite  s'accroupir, 
avec  la  solennité  turque ,  dans  la  première  salle ,  où  elle  dé- 
ploie les  trésors  de  plusieurs  châles  de  cachemires;  de  je  ne 
sais  combien  de  pièces  de  mousseline,  et  de  douze  pipes 
d'une  longueur  démesurée. 

La  coquette,  surprise  dans  son  déshabillé  du  matin,  était 
iort  embarrassée.  Prières ,  explications ,  démonstrations ,  ar- 
gumens,  colère,  rien  n'y  faisait.  Fasil-beg  n'avail-il  pas  sacrifié 
sa"'  barbe?  n'avait-elle  pas  engagé  sa  foi?  quel  contrat  plus 
saint,  quel  pacte  plus  invincible ,  quel  dévoùmcnl  plus  digne 
de  récompense?  Je  ne  sais  comment  se  serait  terminée  cette 
scène  originale  et  qui  devenait  violente ,  si  le  retour  imprévu 
du  mari  n'avait  amené  une  péripétie  nouvelle.  Étonné  d'a- 
percevoir douze  Turcs ,  armés  de  pipes  et  ne  se  gênant  pas 


SOUVENIRS   DE   MALTE  ET   DE   SICILE.  121 

le  moins  du  monde  ;  il  imagina  d'abord  qu'ils  avaient  pris  sa 
maison  pour  une  autre.  Un  des  fumeurs  eut  la  bonté  de  lui 
apprendre  qu'il  se  trouvait  dans  le  domicile  de  l'Ottoman 
Fasil-beg,  lequel  venait  d'épouser  la  dame  de  la  maison. 
C'était  trop  fort  ! 

«  Epouser!  s'écria  le  Livournais  en  fureur!  Mais  c'est  ma 
femme  !  Et  quand  cela  ? 

—  (c  Ce  matin. 

«  II  s'élança  vers  la  chambre  à  coucher.  La  résistance  de  la 
femme  et  l'insistance  de  celui  qui  croyait  avoir  des  droits 
continuaient  avec  une  intensité  fort  dramatique.  —  Ma 
femme.'  — Mon  mari.'  — Les  deux  exclamations  se  croisè- 
rent. En  vain  le  mari  livournais  prit  le  parti  de  sa  femme,  et  fit 
observer  au  Turc  qu'il  était  le  premier  en  date.  L'obstination 
de  Fasil-beg  nécessita  l'intervention  de  la  police;  il  fallut 
donner  à  la  scène  un  dénoùment  expéditif.  Le  Turc ,  privé 
de  sa  barbe,  écumant  de  rage,  fut  déposé  sur  le  vaisseau 
qui  l'avait  apporté ,  et  forcé  de  mettre  à  la  voile  à  l'instant 
même.  Constantinople  le  revit  sans  barbe  et  sans  femme ,  et 
le  mari  livournais  dormit  tranquille.  » 

Tels  sont  quelques-uns  des  récits  plus  amusans  qu'é- 
difians  dont  le  cicérone  Calabressa  charmait  mes  loisirs. 
Je  voudrais  avoir  reproduit  cette  vivacité  de  diction , 
cette  grimace  éloquente ,  celte  éloquence  mimique ,  cette 
poésie  des  gestes  qui  complélaieni  sa  narration  et  qui  gra- 
vaient dans  ma  mémoire  les  anecdotes  originales  dont  il 
avait  recueilli  à  travers  le  monde  l'abondante  moisson. 

{Metropolitan.) 


j^tatiôtiquc» 


ETAT  ACTUEL 

BE  L^  COLONIE  DES  CYGNES 

DANS  L'AUSTRALIE  OCCIDENTALE. 


Rien  de  plus  inléFessant ,  rien  de  plus  curieux  que  d'assister 
au  développement  d'une  colonie  naissante,  que  d'analyser  un 
à  un  les  divers  élcmens  dont  elle  se  compose  :  faible  embryon 
qui  chaque  jour  attend  le  moment  favorable  pour  éclore;  qui 
lutte  contre  les  obstacles  des  hommes  et  de  la  nature ,  qui 
porte  dans  son  sein  tous  les  germes  de  sa  destruction  ou  de  sa 
prospérité;  et  qui,  à  travers  les  transformations  successives 
qu'il  doit  subir  deviendra  grande  nation  ou  misérable  peu- 
plade, suivant  qu'il  aura  étouffé  les  uns  ou  fécondé  les  autres. 
De  toutes  les  nations  modernes,  la  Grande-Bretagne  est  la 
seule  dont  le  système  de  colonisation  ait  offert  d'heureux  ré- 
sultats. Les  deux  Canadas  ,  les  États-Unis ,  l'Inde,  Singapoure 
Valise  dans  le  Yucatan ,  proclament  hautement  son  génie  co- 
lonisateur. Son  système  n'est  pas  absolu  ;  partout  elle  le  fait 
fléchir  suivant  les  exigences  des  hommes  et  des  lieux.  Dans 
les  colonies  du  pôle  arctique ,  dans  la  Nouvelle-Angleterre  , 
elle  accepte  les  coutumes,  les  usages,  les  lois  qui  y  sont  en 
vigueur,  tandis  que  vers  le  pôle  antarctique,  dans  l'Australie  , 


ÉTAT  ACTUEL  DE  LA  COLONIE  DES  CYGNES.      123 

elle  constitue  tout,  et  réforme  jusqu'au  caractère  des  colons. 

Vers  la  fin  du  siècle  dernier,  l'Angleterre  tente  une  grande 
expérience.  Dans  les  mers  du  Sud ,  aux.  lioiites  du  monde , 
sur  les  côtes  inhospitalières  d'un  continent  dont  l'intérieur  a 
été  jusqu'ici  impénétrable,  les  Anglais  transportent  la  lie 
de  leur  population.  Cet  essai  tout-à-fait  nouveau  dépasse  tou- 
tes les  espérances  ;  l'organisation  de  cette  colonie  pénale  est 
si  savante,  qu'en  moins  de  cinquante  ans  la  Nouvelle- Galles  , 
du  Sud  se  présente  avec  de  nombreux  districts  agricoles  et  ma- 
nufacturiers, avec  des  villes  riches  et  florissantes,  avec  une 
population  active  et  industrieuse  ;  ce  n'est  déjà  plus  une  co- 
lonie ;  c'est  un  royaume  vassal  de  la  métropole.  Un  ramas  de 
malfaiteurs  et  d'aventuriers ,  soumis  à  une  discipline  sévère 
mais  juste ,  a  suffi  pour  reculer  les  bornes  de  la  civilisation. 
Ce  succès  aurait  été  sans  doute  plus  grand  et  plus  rapide  si 
dès  l'origine  on  eût  cherché  à  coloniser  un  point  de  la  côte 
occidentale  de  l'Australie  ;  mais  l'aspect  d'une  nature  isolée  et 
d'une  ceinture  formidable  de  roches  abruptes ,  de  sables 
mouvans  avaient  effrayé  les  plus  intrépides ,  et  malgré  tout 
l'intérêt  que  pouvait  avoir  la  Grande-Bretagne,  même  à  cette 
époque,  de  rapprocher  l'Australie  de  ses  possessions  de  l'Inde, 
on  négligea  les  points  de  la  côte  occidentale  qui  y  font  face  , 
pour  jeter  à  Botany-Bay  les  premiers  fondemens  de  la  colonie. 

Depuis  que  la  puissance  anglaise  s'est  agrandie  et  conso- 
lidée dans  l'Inde ,  depuis  que  Ceylan ,  l'île  IMaurice ,  le  cap 
de  Bonne-Espérance,  sont  devenus  à  leur  tour  des  colonies 
florissantes;  il  importait  de  fonder  un  établissement  sur  la 
côte  occidentale  de  l'Australie,  pour  rapprocher  entre  eux  ces 
divers  points  :  l'Angleterre  l'a  bien  senti.  Plusieurs  expéditions 
furent  ordonnées  dans  ce  but ,  mais  sans  atteindre  aucun  ré- 
sultat :  enfin  un  vaste  oasis  s'est  rencontré  au  milieu  de  ces  mou- 
tueuses  solitudes  :  c'est  le  bassin  pittoresque  et  fertile  de  la  ri- 
vière des  Cygnes  (Sican  Âiver),  que  le  capitaine  Stirling  fut 
chargé  d'explorer  en  1826.  Cet  ofiîcier,  en  remontant  le  fleuve 
jusqu'à  60  milles  au-dessus  de  son  embouchure ,  découvrit  des 


I2k  ÉT.VT    ACTUEL 

sites  admirables ,  un  terroir  excellent  sous  un  climat  tempéré , 
et  de  vastes  forêts  à  exploiter.  A  son  retour ,  il  soumit  au  par- 
lement ses  projets  de  colonisation,  ainsi  que  les  plans  formés 
par  M.  Thomas  Peel,  sir  Francis  Vincent,  Ed.  Sclienley, 
Th.  P.  ÎMacqueen.  Ces  derniers  offraient  de  transporter  dans 
quatre  ans  dix  mille  habiians  du  Royaume-Uni  à  la  rivière 
des  Cygnes  ,  de  fournir  les  bàtimens  et  les  provisions  néces- 
saires à  l'expédition  et  de  tenir  constamment  en  mer,  pour  les 
besoins  du  service ,  trois  paquebots  entre  Swan-Kiver  et  Sidney, 
dans  le  cas  où  la  nouvelle  colonie  relèverait  de  la  Nouvelle- 
Galles  du  Sud.  Ils  évaluaient  le  transport  des  émigrans  à  30  j£ 
par  tête,  total  300,000  £  (7,500,000  fr.),  et  ils  demandaient  en 
retour  Zi, 000, 000  d'acres  de  terre,  au  taux  de  1  ^:£6  d.  par  acre, 
sur  quoi  ils  s'engageaient  à  livrer  à  chaque  émigrant  mâle 
200  acres  au  moins,  libres  de  toute  redevance.  Cette  offre 
fut  écartée ,  soit  qu'elle  parût  onéreuse  au  gouvernement,  soit 
que  les  associés  de  M.  Peel  n'eussent  pas  les  moyens  de 
réaliser  leur  projet.  La  concession  eut  lieu  cependant  au 
profit  de  ce  dernier  exclusivement ,  sous  la  garantie  de 
'M.  Salomon  Levv;  de  la  maison  Cooper  et  Levy,  de  Sidney, 
qui  fit  l'avance  de  20,000  j£,  moyennant  hypothèque  sur  les 
terrains  de  la  concession,  et  une  part  dans  l'entreprise.  Le 
gouvernement  stipula  les  conditions  suivantes  : 

L'état  ne  prend  à  sa  charge,  ni  le  transport  des  émigrans ,  ni  leur 
approvisionnement,  ni  leur  retour  en  Angleterre,  ou  leur  voyage 
dans  d'autres  possessions,  s'ils  viennent  à  quitter  la  colonie.  Ceux 
qui  s'y  rendront  avant  la  fin  de  1830  recevront,  à  leur  arrivée,  des 
lots  de  terre  libres  de  toute  redevance,  mais  d'une  étendue  propor- 
tionnée au  capital  destiné  à  les  mettre  en  valeur,  et  dont  ils  justi- 
fieront devant  le  lieiUenant-gouverneur  ou  autres  autorités  admi- 
nistratives. Le  rapport  entre  la  concession  et  le  capital  sera  de  40 
acres  pour  3  £.  Seront  considérés  comme  capital ,  tout  le  mobilier 
nécessaire  à  l'exploitation  de  la  ferme  ou  à  l'habitation,  et  la  moitié 
de  la  solde  ou  de  la  pension  qui  serait  due  par  l'état  à  rémigrant, 
fr  Ceux  qui  amèneront  avec  eux  des  ouvriers  recevront,  en  sus  des 


DE   LA    COLOME    DES    CYG>'ES.  125 

lots  proportionnels  dont  on  vient  de  parler,  200  acres  de  terre  re- 
présentant une  rente  de  15  ^  par  tète,  pour  indemnité  de  transport, 
—  Sous  le  nom  d'ouvriers  sont  compris  les  femmes  et  les  enfans  au- 
dessus  de  dis  ans  ;  au-dessous  de  cet  âge,  l'allocation  est  de  40  acres 
par  enfant  de  moins  de  trois  ans  3  de  80  pour  ceux  de  trois  à  six;  et 
de  120,  de  neuf  à  dix  ans.  —  La  concession  n'aura  pas  lieu  en  pleine 
propriété,  si  le  colon  ne  justifie,  ainsi  qu'on  l'a  dit  plus  haut,  que  la 
somme  exigée  (3  £  pour  40  acres,  ou  l  shilling  6  deniers  par  acre} 
n'a  pas  été  dépensée  en  matériel  d^élahlissement  ou  en  frais  de  cul- 
ture, ou  n'est  pas  représentée  par  dautres  dépenses  utiles,  telles 
que  bàtimens,  chemins,  etc.  —  Si,  dans  trois  ans,  à  dater  de  l'envoi 
en  possession ,  le  colon  n'a  pas  mis  en  culture  ou  en  tout  autre  rap- 
port un  quart  au  moins  des  terres  concédées,  il  paiera  six  deniers 
par  acre  laissé  à  l'abandon;  et  au  bout  de  sept  ans,  tout  ce  qui 
restera  en  non-valeur  fera  retour  à  l'état.  —  Par  une  clause  expresse 
de  chaque  concession,  le  gouvernement  aura  pendant  dix  ans  le  droit 
de  reprendre,  sans  indemnité,  tout  terrain  inexploité  qui  serait  né- 
cessaire à  la  confection  des  routes ,  canaux ,  quais  ou  bàtimens  pu- 
i)lics.  —  Après  1830,  les  nouvelles  concessions  auront  lieu  sous 
telles  conditions  que  le  gouvernement  déterminera. 

Le  capitaine  Stirling  fut  nommé  lieutenant-gouverneur 
de  la  colonie  ,  avec  une  concession  de  100,000  acres. 
M.  Peel  en  obtint  250,000  ,  sous  les  conditions  qu'on  vient 
d'énoncer  ,  et  à  la  charge  d'emmener  quatre  cents  émi- 
grans.  Le  gouvernement  se  réserva  d'étendre  celle  alloca- 
tion à  1,000,000  d'acres  jusqu'en  ISZiO;  en  183i,  elle  n'en 
comprenait  que  500,000. 

Dans  ces  circonstances,  plusieurs  centaines  d'émigrans 
partirent  d'Angleterre  au  commencement  de  1829,  et  arri- 
vèrent dans  l'Australie  occidenlale  au  mois  d'aoùl.  Débarqués 
à  l'embouchure  de  Swan-River,  ils  seiablireut  le  long  de  celle 
rivière  ainsi  que  sur  un  de  ses  affluens,  le  Canning-River,  et 
déjà  à  la  fin  de  1829 ,  la  colonie  comptait  850  résidens  et  hhO 
non  résidens.  Le  montant  des  capitaux  donnant  droit  aux 
<oncessions  était  de/tl,550^;  les  terres  concédées,  dc525,000 
acres;  les  baux  effectués,  do  39;  on  y  comptait  204  bêles  à 


126  ÉTAT    ACTUEL 

cornes,  57  chevaux,  1096  bêtes  à  laine,  106  porcs,  et  25 
navires  y  étaient  arrivés  de  juin  à  décembre. 

Le  territoire  de  la  nouvelle  colonie  s'étend  du  32'^  au  35^ 
degré  de  latitude,  et  du  155*  au  118''  degré  de  longitude.  Sa 
configuration  topographique  présente  trois  chaînes  de  mon- 
tagnes parallèles ,  de  formation  primitive ,  courant  du  nord 
au  sud.  La  plus  haute ,  qui  sert  de  limite ,  à  l'est,  se  termine 
à  la  baie  du  roi  Georges  ;  la  seconde ,  celle  des  monts  Dar- 
ling ,  passe  derrière  le  Swan-River,  et  plonge  dans  la  mer 
au  cap  Chatham,-  la  troisième,  la  moins  élevée,  finit  au  sud, 
au  cap  Lewin,  au  nord,  au  cap  JS aturaliste ,  et  ne  s'étend 
que  du  33°  30'  au  3^°  20'  de  latitude.  De  ces  trois  groupes 
de  montagnes,  distant  de  20  à  30  milles  l'un  de  l'autre, 
sortent  des  cours  d'eaux  importans ,  dont  les  principaux  sont  : 
le  Swan-Rîver,  le  Canning,  l'un  de  ses  affluons,  le  King- 
River,  et  le  Blackicood. 

Dans  tous  ces  cours  d'eau  on  trouve  en  abondance  un  sable 
noirâtre  et  fin ,  mais  assez  lourd ,  et  cédant  à  l'attraction  de 
l'aimant. 

C'est  sur  les  bords  de  ces  rivières  que  les  principaux  éta- 
blissemens  coloniaux  ont  été  fondés.  La  ville  de  Freemantle 
est  assise  à  l'embouchure  de  Swan-River  ;  Penh ,  à  9  milles 
au-dessus ,  sur  la  rive  droite  ;  à  7  milles  plus  loin ,  Guildfort 
s'élève  entre  ce  fleuve  et  l'un  de  ses  affluons.  La  ville  d'York 
occupe  le  versant  oriental  des  monts  Darling,  dont  les  riches 
pâturages  ont  déterminé  cet  emplacement.  La  ville  d'Au- 
gusta,  fondée  sur  le  Blackvood's-River,  près  du  cap  Lewin 
et  de  la  baie  du  roi  Georges,  habitée  en  1826  par  un  déta- 
chement de  condamnés  qu'on  y  avait  envoyé  de  Sydney ,  a  été 
depuis  cette  époque  détachée  de  la  Nouvelle-Galles  du  Sud , 
et  incorporée  à  Swan-River. 

Le  littoral  de  la  colonie  possède  plusieurs  rades  impor- 
tantes. Les  plus  sûres  sont  :  celle  de  la  baie  du  roi  Georges , 
découverte  en  1792  par  Vancouver,  comprenant  deux  bas- 
sins j  viennent  ensuite  celles  du  Prince  Royal,  deVHuître, 


DE    LA    COLOME    DES    CYG>ES.  127 

d'Aiigusta,  et  enfin  la  baie  du  Géographe.  La  baie  de  Cock- 
burne  (32°  10' lat.)  entre  la  terre  ferme  et  l'île  des  Jardins, 
offre  une  rade  d'un  facile  accès  qui  peut  contenir  mille  bùti- 
mens.  En  cas  de  guerre  ce  serait  une  position  redoutable. 

La  rade  de  Gages ^  à  l'entrée  de  la  rivière  des  Cygnes, 
quoique  abritée  par  les  îles  des  Jardins,  de  Rottenest^  et  de 
Peel ,  est  exposée  aux  vents  nord-ouest.  Le  Swan  et  le  Canning- 
Kiver  débouchent  dans  un  bassin  de  neuf  milles  de  lonsc 
sur  trois  ou  quatre  de  large,  nommé  le  MelviUe,  dont 
l'entrée  est  semée  de  bancs  de  rochers  de  six  pieds  de  haut 
à  la  marée  basse.  Ce  barrage  offre  une  largeur  de  trois  quarts 
de  mille,  lorsque  la  sonde  donne  le  long  de  la  côte,  de  quatre 
à  six  brasses  de  profondeur,  et  huit  brasses  environ  au  centre 
du  bassin.  Celte  disposition  serait  admirable  pour  une  rade, 
si  l'on  y  creusait  un  canal  assez  profond  pour  recevoir  de 
grands  vaisseaux.  Le  Swan  est  navigable  pour  les  bateaux, 
jusqu'au  point  où  la  marée  n'est  plus  sensible.  A  Perth,  sa 
largeur  est  d'un  demi-mille,  et  son  lit  peu  profond.  Eu  remon- 
tant la  rivière  ,  le  paysage  devient  plus  pittoresque,  par-delà 
une  chaîne  de  collines  boisées ,  semées  de  vertes  pelouses 
qui  lui  donnent  l'aspect  de  nos  parcs  les  plus  rians  ;  on  dé- 
couvre, de  l'ouest  à  l'est,  un  amphithéâtre  de  montagnes 
d'une  étendue  de  30  à  50  milles,  dontja  hauteur,  jusqu'aux 
monts  Darling,  varie  de  1200  à  1500  pieds.  Un  de  ses  pics, 
le  mont  William ,  s'élève  à  3000  pieds  au-dessus  du  niveau 
de  la  mer. 

On  a  découvert  dans  l'île  de  Rollenest  une  mine  de  sel 
gemme,  dont  le  produit,  contenant  plus  de  sel  que  de  muriate 
de  soude,  est  consommé  dans  son  étal  naturel.  Le  pays  abonde 
en  sources  minérales,  la  plupart  ferrugineuses  et  jaillissant 
du  sein  même  du  minerai  ;  il  en  est  une  dont  leau  tient  en 
dissolution  un  alun  d'un  goût  assez  agréable.  Le  pays  présente 
une  grande  variété  de  sol  :  sur  beaucoup  de  points ,  il  est  sa- 
blonneux sans  aridité,  et  produit  une  végétation  naturelle; 
lorsqu'on  le  soumet  à  la  culture ,  il  est  fertile  eu  blé ,  oi'ge , 


128  ÉTAT   ACTUEL 

avoine ,  légumes ,  etc.  Les  terres  crayeuses ,  comme  en 
Angleterre,  froides  et  humides  en  hiver,  ou  calcinées  par 
les  chaleurs  de  l'été ,  y  exigent  plus  de  soins.  On  n'a  pas 
encore  employé  la  craie  à  la  fabrication  des  poteries  ;  mais 
xm  colon  prétend  avoir  découvert  auprès  de  Perth  une 
pierre  à  plâtre  excellente,  transparente  comme  le  verre  y 
de  forme  rhomboïde ,  veinée  à  l'intérieur  comme  du  satin 
moiré.  Elle  brûle  à  la  chaleur  d'un  four  de  boulanger; 
réduite  en  poudre  et  mêlée  à  l'eau ,  elle  forme  une  pâte  très 
dure,  d'un  beau  blanc.  Ce  plùtre,  à  la  différence  de  celui  de 
Paris,  ne  prend  qu'au  bout  de  vingt  minutes,  et  sans  offrir 
un  aspect  laiteux.  On  le  trouve  en  morceaux  de  la  grosseur 
d'une  noix ,  dans  des  lits  de  mo.rne ,  mêlés  à  du  sable  et  à  de 
la  craie  rouge.  Enfin ,  les  montagnes  Bleues ,  situées  à  35 
milles  des  bords  du  Swan,  fournissent  une  pierre  excellente , 
(|u'on  pourrait  utiliser  pour  la  mouture ,  et  dont  la  beauté 
du  grain  rivalise  avec  celle  dos  meules  de  France. 

On  n'a  pas  encore  découvert  de  la  houille  à  Swan-River  ; 
mais  si  l'on  juge  de  la  constitution  géologique  de  ce  pays  par 
celle  de  la  Nouvelle-Galles  du  Sud  et  de  Yan-Diemen ,  ce  mi- 
nerai doit  y  être  assez  abondant  pour  alimentv'^r ,  dans  ces 
parages,  notre  immense  système  de  navigation  à  vapeur  sur 
toutes  les  mers  du  globe. 

Depuis  la  baie  de  Ganthaume  jusqu'à  celle  d'Island, 
la  côte,  y  compris  les  îlots  qui  la  bordent,  offre  un  com- 
posé de  calcaire  mêlé  de  granit.  Dans  ces  roches  s'ou- 
vrent des  brèches  sablonneuses,  où  croît  une  maigre  vé- 
gétation. Derrière  ce  rempart  de  800  pieds  de  haut,  sur 
une  largeur  de  deux  à  trois  milles,  s'étend  un  désert  de  sable 
d'origine  diluvienne ,  semé  de  cailloux  et  de  rochers ,  qui 
semblent  avoir  été  jetés  là  par  une  convulsion  de  la  nature. 
Ce  canton  n'est  nulle  part  absolument  stérile,  et  il  présente 
quelques  parties  d'excellent  terrain. 

La  colonisation  ne  s'est  pas  étendue  dans  ces  plaines  ;  elle 
a  suivi  les  bords  du  Swan  et  du  Canning,  et  s'est  spécialement 


DE  LA  COLONIE  DES  CYGNES.  129 

attachée  à  les  féconder,  en  remontant  le  cours  de  ces  deux 
rivières;  mais  ce  n'a  pas  été  sans  acheter  par  de  grands  sa- 
crifices une  expérience  qu'on  n'acquiert  en  général  qu'à  ses 
dépens.  En  voici  un  exemple  :  les  fondateurs  de  la  colonie, 
séduits  à  leur  arrivée  par  un  luxe  de  végétation  qui  dépas- 
sait leurs  espérances,  se  firent  envoyer  de  Van-Diemen  6200 
moutons ,  avant  de  leur  préparer  des  abris  et  de  leur  choisir 
les  meilleurs  pacages.  De  leur  côté,  les  expéditeurs  les  em- 
barquèrent à  la  hâte ,  sans  prendre  aucune  disposition 
pour  leur  traversée.  La  moitié  du  troupeau  périt  en  mer; 
le  reste,  abandonné  sur  des  terrains  vagues  et  de  mauvaise 
qualité,  malgré  leur  belle  apparence,  s'échappa  ,  mourut  de 
maladie,  ou  fut  tué  en  1831  pour  l'approvisionnement  d'une 
flottille  mouillée  dans  ces  parages. 

Malgré  cet  essai  malheureux ,  la  colonisation  de  Swan-Ri- 
ver  a ,  dans  l'espace  de  sept  ans ,  dépassé  toutes  les  espérances. 
M.  Slirling  écrivait,  il  y  a  trois  ans,  à  la  Société  royale  de 
géographie  :  a  Les  seuls  produits  indigènes  de  quelque  va- 
leur sont  les  bois  de  construction ,  d'excellens  pacages ,  une 
variété  de  tabac  que  la  culture  peut  utiliser,  et  du  lin  d'aussi 
belle  qualité  que  celui  d'Europe.  La  baie  du  roi  Georges,  ex- 
posée, en  été,  aux  vents  du  sud  et  rafraîchie  par  de  fré- 
quentes pluies,  jouit  d'une  température  plus  égale  que  la  côte 
occidentale.  J'ai  fait  dresser  à  Penh  et  à  la  baie  du  roi  Geor- 
ges, des  tables  de  température,  au  moyen  desquelles  on 
pourra  comparer  l'état  météorologique  du  pays  avec  celui  des 
autres  possessions  britanniques.  Mais,  dès  ce  moment,  j'afiirme 
que  le  climat  de  S^vau-River  ne  diffère  de  celui  de  la  métro- 
pole que  par  l'extrême  chaleur  des  mois  de  janvier,  février 
et  mars  ;  et  que  tout  est  disposé  pour  y  élever  en  peu  de  temps 
la  colonie  à  un  haut  degré  de  prospérité.  » 

Les  documens  authentiques  fournis  en  1836  par  l'élite  des 
colons  de  Swan-llivei',  et  que  nous  allons  transcrire  ici,  prou- 
vent que  ces  prévisions  se  sont  réalisés,  et  offrent,  en  outre, 
sur  les  progrès  de  rétablissement,  des  détails  pleins  d'intérêt. 
yiu.^U"  SÉRIE.  9 


130  ÉTAT  ACTUEL 

Le  leri'itoire  de  cette  colonie  est  divisé  en  cinq  distincts  : 
celui  de  Perth  ou  de  Swan,  sur  la  i-ive  droite  de  la  rivière; 
celui  de  Freemantle  ,  à  son  embouchure ,  sur  le  bord  op- 
posé; celui  d'Yark,  sur  l'un  de  ses  affluens;  et,  en  remon- 
tant le  Swan,  ceux  de  Guildfort  et  Canning.' 

Le  district  d'York,  situé  sur  le  versant  oriental  des  monts 
Darling,  possède  5000  bêtes  à  laine,  dont  la  reproduction 
est  de  80  à  100  têtes  par  an.  Ces  troupeaux  viennent  de 
l'île  de  Van-Diemen  :  leur  lainage  rude  et  long  dans  l'origine, 
tend  à  s'améliorer  depuis  qu'on  a  croisé  cette  race  avec  celle 
provenant  du  magnifique  troupeau  cte  purs  mérinos,  donné 
en  1791  par  le  roi  d'Espagne  à  Georges  lîL  Le  troupeau  de 
mérinos  est  de  900  têtes  ;  les  agneaux  de  six  mois  pèsent  de 
hO  ài61iv.  En  traversant  les  monts  Darlingpour  arriver  au  dis- 
trict d'Y'ork,  ces  troupeaux  furent  réduits  de  moitié,  par 
suite  de  maladies  qu'ils  contractèrent  en  dévorant ,  après  une 
longue  route  qui  les  avait  extrêmement  atfaiblis,  les  rameaux 
des  broussailles  ou  les  tiges  à  demi  ligneuses  des  plantes 
qui  tapissent  les  gorges  de  ces  montagnes.  Pour  prévenir  de 
nouveaux  accidens,  on  a  pris  le  parti  de  les  nourrir,  pendant 
ce  trajet,  de  foin  ou  de  grains. 

Le  district  d'Y'^ork  est  favorable  à  l'élève  des  chevaux  ;  il 
conviendrait  mieux  aux  ruminans,  si  on  y  trouvait  de  ces 
bas-fonds  où  croissent  les  riches  herbages.  Aussi ,  les  co- 
lons s'attachent-Hs  spécialement  à  l'exploitation  des  bêtes  à 
laine,  et  mettent  peu  de  terres  en  labour;  celles-ci  rendent, 
de  20  à  26  boisseaux  par  acre.  La  terre  est  en  général  fort 
bonne  de  Beverley  jusqu'au-dessous  de  Northam,  sur  une 
surface  de  300  railles  carrés,  à  partir  des  bords  du  fleuve. 
L'aspect  du  sol  y  varie  du  rouge  au  brun  :  cette  dernière 
qualité  de  terrain  est  la  meilleure,  et  couvre  les  tertres  ondu- 
leux  qui  fuient  à  un  mille  du  rivage  ;  c'est  une  argile  à  demi 
sablonneuse ,  qui  ne  sèche  pas  en  été ,  et  qui  absorbe  les  eaux 
en  hiver.  Le  pays  est  assez  boisé  pour  les  besoins  de  l'habi- 
lant;  on  emploie  avec  succès.,  dans  les  constructions,  ime 


DE   LA    COLOiV'IE    DES    CYG>ES.  131 

gomme  blanche  très  abondante,  mais  dont  la  durelé  rend 
l'extraction  fort  coûteuse.  Avec  un  capital  de  1000  ^ ,  on  pent 
y  fonder  un  établissement  de  première  classe ,  et  il  suffirait  de 
200  à  500  £  pour  y  créer  un  petit  domaine  qu'on  exploiterait 
soi-même. 

Dans  les  districts  de  Swan  et  de  Canning ,  la  quantité  de 
terre  mise  en  culture  était  : 

EU    183/j.         EN   1835.         AUGMENTATION. 


Blé.  ...... 

564  *"*>'• 

1,156 

592 

Oige 

100 

156 

56 

Avoine 

116 

126 

10 

Pommes  de  terre. 

15 

31 

16 

Totaux.    .   . 

795 

1,469 

674 

La  terre  d'alluvion  y  produit,  par  acre,  18  boisseaux  de  40 
à  h^  livres;  la  récolte  de  1836  a  sufli  à  la  consommaii-on  de 
la  colonie.  Les  trois  districts  de  Swan,  Canning  et  York ,  pos- 
sédaient : 


EN   18SZt. 

EN  1856. 

AUGMENTATION 

— 

— 

— 

Eètes  à  cornes 

600 

646 

146 

Chevaux.  ,   . 

162 

167 

5 

Moutons.  .   .   . 

3,545 

5,138 

1,593 

Chèirres.    .   .   , 

492 

657 

165 

Porcs 

372 

550 

178 

TOTAVX.    . 

5^071 

7,158 

2,087 

On  réserve ,  pour  améliorer  les  races,  des  étalons  de  pur  sang 
elles  meilleurs  taureaux.  Les  chevaux  y  sont  mieux  portans 
et  plus  robustes  que  dans  la  JVouvelle-Galles  et  à  Yan-Dienien, 
Dans  l'intérieur  on  les  emploie  à  la  moulure  des  grains  ;  mais 
la  ville  de  Penh  a  deux  moulins  à  eau  et  ua  moulin  à  veut 

9. 


132  ETAT    ACTUEL 

qui  rapportent  aux  propriétaires  3  shillings  par  boisseau  ou 
60  livres  de  moulure  ;  on  y  a  établi  une  brasserie.  Chaque 
ferme  se  compose  d'une  maison ,  propre  et  commode ,  et  des 
bâtimens  d'exploitation  nécessaires  ;  une  ligne  de  fossés 
coupés  de  barrières  sert  de  clôture  aux  propriétés.  Quelques 
terres  ont  rapporté  un  fermage  de  10  p.  %;  celles  d'alluvion 
rendent  de  20  à  25  shillings  par  acre. 

Un  laboureur  gagne  de  4  à  8  shillings  par  jour  ;  un  char- 
pentier, de  7  à  8;  le  meilleur  forgeron,  15  ;  mais  ces  derniers 
et  tous  ceux  qui  exercent  un  art  mécanique,  ne  travaillant 
qu'accidentellement ,  n'ont  que  peu  de  chances  de  fortune. 
Quand  l'ouvrage  cesse  ,  ils  louent  leurs  services  comme  gar- 
çons de  ferme,  ou  se  livrent  à  la  pêche  ou  à  la  chasse.  La 
colonie  manque  de  pâtres  :  150  émigrans  trouveraient  actuel- 
lement ,  dans  cette  industrie,  une  existence  assurée. 

La  Grande-Bretagne  possède  peu  de  colonies  aussi  fa- 
vorables à  l'horticulture  que  Swan-River  ;  cet  avantage  est 
dû  aux  pluies  régulières  de  l'hiver  et  aux  cours  d'eau  qui 
sillonnent  le  pays,  autant  qu'à  la  nature  du  sol.  Les  monts 
Darling  offrent  de  belles  expositions  pour  la  vigne  et  l'oli- 
vier;  des  anfractuosilés  de  ses  roches  formées  de   cou- 
ches ferrugineuses  et  granitiques  s'échappent  des  sources 
nombreuses  qui  fertilisent  ses  vallées.  Entre  Guildfort  et 
Freemantle,  s'étendent  100  acres  d'un  riche  terrain,  formant 
un  admirable  jardin-verger,  où  mûrissent,  de  Noël  jusqu'en 
mai,  le  chasselat,  le  muscatel,  et  d'autres  variétés  de  rai- 
sin ;  la  figue  violette  du  Cap ,  la  figue  blanche  de  l'Inde ,  la  ba- 
nane, et  la  pêche  que  la  greffe  n'a  pas  encore  rajeunie.  Les 
noyers,  les  pommiers,  les  poiriers ,  les  pruniers,  les  orangers, 
y  sont  naturalisés  depuis  peu  et  s'annoncentbieu;  mais  l'aman- 
dier n'y  a  point  réussi  ;  quant  aux  légumes  et  aux  différentes 
espèces  de  végétaux ,  les  jardins  d'hiver  situés  sur  les  hauteurs , 
et  ceux  d'été  dans  les  bas-fonds ,  en  fournissent  pour  tous  les 
besoins  des  habitans.  A  Perth ,  un  potager  de  16  acres  suffît  à 
l'approvisionnenient  de  la  ville;  les  turneps,  les  choux,  les 


DE  LA  COLONIE  DES  CYGNES.  133 

radis,  les  caroltes,  les  ognons,  les  pois,  les  haricots,  y 
sont  d'excellente  qualité;  les  melons  ordinaires,  les  canta- 
loups ,  les  pastèques,  y  acquièrent  une  saveur  délicate.  En  un 
mot,  le  climat  est  assez  frais  en  hiver  pour  qu'on  y  cultive 
avec  succès  les  légumes  d'Angleterre ,  et  assez  chaud  en  été 
pour  favoriser  la  maturité  des  fruits  les  plus  délicieux  des 
tropiques  et  du  midi  de  l'Europe.  Les  greffes  produisent  dès 
la  seconde  année  ;  un  plant  de  chasselat  a  ,  dans  une  saison , 
poussé  plusieurs  sarmens  de  trente  pieds  de  long. 

Lors  de  la  fondation  de  la  colonie,  les  légumes  y  étaient 
hors  de  prix  :  un  chou  coûtait  2  shillings  6  deniers;  le  plus 
gros  aujourd'hui  vaut  1  penny  (10  cent.);  les  pommes  de 
terre  coûtaient  1  shill.  8  den.  la  livre  ;  aujourd'hui,  1  penny  1/2  ; 
les  pois  non  écossés,  2  shil.  le  quarteron  ;  aujourd'hui,  2  sh. 
6  den.  la  mesure  entière.  Les  ognons  sont  tombés  de  1  shil. 
6  den.  àl  den.  ;  les  pastèques  de  10  shil.  6  den.  à  2  den.  ;  les  con- 
combres de  9  den.  à  1  den.;  le  raisin  de  2  shil.  6  den.  à  9  den. 
la  livre  ;  les  pêches ,  de  1  shil.  à  2  den.  ;  et  les  figues ,  de  3  shil. 
à  6  den.  la  douzaine.  Dans  les  premiers  temps  de  la  colonie, 
la  viande  fraîche  coûtait  1  shil.  12  et  2  shil.  la  livre,  à  cause 
du  mauvais  succès  des  premières  expéditions  de  bétail  faites 
à  Van-Diemen  ;  mais  des  compagnies  de  chasseurs  rapportaient 
de  leurs  excursions  des  kangarous,  des  canards,  des  cygnes, 
des  sarcelles.  La  disette  fut  si  grande  en  1831  qu'on  fut  obligé 
de  déterrer  du  bœuf  salé  qu'on  avait  enfoui  comme  viande 
gâtée.  Dans  l'espace  de  quatre  années,  comme  on  voit ,  le  coût 
des  approvisionnemcns  a  subi  de  grandes  modifications.  Ce- 
pendant le  prix  de  la  viande  est  encore  resté  à  un  taux  très 
élevé-  En  1835  ,  le  bœuf  coûtait  encore  1  shil.  1/2  la  livre  ;  le 
mouton,  1  shil.;  la  farine,  3  den.  la  livre  seulement.  Rela- 
tivement le  gibier  et  le  poisson  y  sont  à  très  bon  marché. 
Ainsi ,  pour  1  shill.  ,  on  a  un  plat  d'excellent  poisson  ;  la  ve- 
naison y  est  si  recherchée  qu'un  bon  chien  dressé  à  courir  le 
kangarou  s'y  vend  jusqu'à  30  ^. 

Voici  maintenant  le  tableau  fourni  par  le  capitaine  Scott 


13i  ÉTAT   ACTUEL 

et  qui  présente  le  chiffre  des  importations  effectuées  dans  la 
colonie,  depuis  sa  fondalion  : 


NOM BUE 

TOKXiCC 

VALEUR 

^ 

îfoaii 

RE    DE 

ANNÉES. 

de 
Navires. 

diS 

Navires. 

des 
Carg.iis. 

te 

•À 

n 
o 

o 

a 

o 

Cï 

u 

» 

^.  .. 

u 

u 

^^■ 

1829. 

18 

5,209 

50,281 

652 

66 

77 

1,502 

25 

4l!21 

1S30. 

39 

11,601 

"11,177 

1,125 

26 

406 

6,244 

14 

44' 48 

1S31. 

27 

1,597 

67,371 

179 

■   30 

25 

1852. 

13 

1,583 

26,581 

14 

1833. 

21 

3,067 

18,013 

73 

1834. 

18 

2,874 

56,942 

142 

S 

1855. 

27 

3,169 

50,727 

96 

o 

79 

2,870 

20 

TOTAUX. 

163 

52,200 

994,095 

2,281 

135 

562 

10,641 

69   105    69 

En  18o/i,  les  exporialionsontété  de  37  balles  de  laine,  et  en  1835, 
de  50.  Avant  1830, il  y  eut  plusieurs  naufrages  à  l'entrée  de  la 
rade  de  Perth  ;  mais  depuis,  les  navigateurs  les  ont  évités  en 
étudiaiitîes  veulsellescourans  qui  régnent  dans  ces  parages. 

IN'ous  avons  signalé  à  la  page  130  l'énorme  déchet  survenu 
dans  l'expédition  des  moutons  de  Yan-Diemen  à  Swan-River, 
en  1829  et  1830;  cette  circonstance  explique  pourquoi  l'ex- 
portation des  lames  a  été  si  faible  en  1834  et  1835.  Sans  ce 
désastre,  l'exportation  des  laines  eût  été,  en  1835,  de  7638 
liv. ,  et  en  1836,  de  12,500  liv.,  au  prix  de  i  shil.  9  den.  la 
livre  (2  fr.  20  cent.  ).  Une  nouvelle  denrée  a  été  exportée  en 
1836  :  c'est  la  gomme ,  dont  quinze  tonneaux  viennent  d'être 
expédiés  pour  Liverpool. 

Dans  la  colonie  de  Swan- River ,  l'été  commence  eu 
décembre;  les  mois  de  janvier,  février  et  mars  sont  les 
plus  chauds  de  l'année.  Le  thermomètre  de  Fahrenheit  y 
marque  à  l'ombre  80  à  90 ,  et  en  mars  1836,  il  s'est  élevé 
à  105  degrés.  Mais  la  fraîcheur  des  nuits  et  dans  le  jour 


DE  LA  COLONIE  DES  CTGKES.  135 

une  brise  du  sud-ouest,  viennent  régulièrement  tempérer 
l'atmosphère;  et  tous  les  matins  le  vent  d'est  chasse  les 
nuages  et  dissipe  les  brouillards  qui  s'élèvent  parfois  au-des- 
sus de  la  rivière.  Malgré  les  rosées  de  la  nuil,  le  pays  n'ayant 
que  fort  peu  de  marais ,  est  affranchi  du  tnalaria  et  de  toute 
exhalaison  insalubre.  L'hiver  arrive  au  mois  de  juin ,  et  les 
pluies  abondantes  sont  celles  de  juillet  et  d'août.  A  cette  époque, 
il  survient ,  à  défaut  de  neige ,  des  gelées  blanches  et  du  ver- 
glas qui  se  fondent  aux  premiers  rayons  du  soleil.  Mais  dans 
cette  saison  éclatent  de  violons  orages  mêlés  de  grèle ,  de  ton- 
nerre et  de  coups  de  vent;  ces  bourrasques  durent  trois  ou 
quatre  jours  et  se  renouvellent  à  d'assez  courts  intervalles. 
'  Pendant  le  reste  de  l'année,  le  climat  est  délicieux  et  sa  sa- 
lubrité le  rend  précieux  pour  les  constitutions  les  plus  déli- 
cates. F.n  hiver  même ,  à  l'aide  de  quelques  précautions ,  elles 
n'ont  rien  à  craindre  des  brusques  variations  de  l'atmosphère  ; 
aussi,  quantité  de  nos  compatriotes,  affectés  depulmonie, 
de  bronchites,  d'asthmes,  dephthysie  ,  d'hémoptysie,  et  dont' 
ou  désespérait  eh  Europe ,  ont  été  parfaitement  rétablis  après 
quelques  mois  de  séjour  dans  la  colonie.  L'hiver  y  produit  les 
rhumatismes,  la  dysenterie,  les  catarrhes;  et  pendant  l'été 
ou  au  commencement  de  l'automne,  règne  une  ophthalmie  fis- 
tuleuse ,  la  seule  maladie  qu'on  puisse  regarder  comme  en- 
démique. La  coqueluche  y  fut  importée  en  1833  et  a  disparu 
en  1834.  On  n'y  connaît  ni  rougeole,  ni  petite-vérole,  ni  vac- 
cine. Les  maladies  s'y  produisent  rarement  avec  la  fièvre,  et 
les  plus  communes  n'offrent  rien  de  grave  quand  elles  sont 
traitées  à  temps.  Plusieurs,  et  notamment  le  scorbut,  qui  ont 
sévi  dans  les  premières  années  de  la  colonie ,  provenaient  de 
l'état  précaire  où  se  trouvaient  les  émigrans,  les  ouvriers 
surtout,  mal  logés,  mal  nourris,  privés  d'alimens  végcHaux , 
sans  défense'  contre  les  brusques  variations  hygi'onu'triques 
de  l'atmosphère  et  cherchant  trop  souvent  un  remède  meur- 
trier dans  l'abus  des  liqucuis  foi'tes. 
La  classe  aisée,  vivant  d'une  manière  plus  confortable,  a 


136 


ETAT  ACTUEL 


été  à  l'abri  de  ces  maladies. Aujourd'hui ,  les  ouvriers  eux- 
mêmes  ont  une  nourriture  saine ,  abondante ,  des  habitations 
bien  closes  ;  et  l'état  sanitaire  de  la  population  est  le  meilleur 
qu'il  y  ait  au  monde.  L'auteur  de  ce  rapport ,  qui  nous  fournit 
ces  documens,  observe  qu'en  février  1836,  sur  une  clientelle 
de  1000  personnes,  il  n'avait  pas  un  malade  ;  et  que  les  deux 
grandes  opérations  agricoles,  les  semailles  et  la  moisson, 
éprouvent,  par  suite  des  changemens  de  temps,  moins  d'in- 
terruption que  dans  tout  autre  pays.  Là,  ni  longues  pluies, 
ni  sécheresses  continues  ne  viennent  trahir  les  espérances  du 
laboureur. 

On  peut  juger  du  climat  de  l'Australie  occidentale  par  le 
tableau  météorologique  qui  a  été  dressé  en  183/i. 


f 

i 

I 

t 
1 

MOIS. 

niERMO- 
MÈTRE. 

DARO- 
AlÈTRE. 

VFNTS. 

.1 

ÉTAT 
ATMOSPHÉRIQUE. 

1 

! 
1 

JvNÏIEf.    . 

99 

57 

30,20 

29,75 

S.  0.,  S.  S.  0. 

1 

rlel  serein,  clialeur  accablante;    ! 
le  31 ,  éclairs,  tonnerre. 

j 

1 

FiVMEr,.   . 

95 

58 

30,15 

29,75 

S.  C,  S.  S.  0. 

II....  les  l«i'  et  25,  orpgps,  coups 
de  tonnerre. 

1 

Mins.    -  . 

AvniL.  .  . 
Mu.  .  .  . 

102 
90 

SO 

54 
5A 
45 

30,18 
30,31 
30,35 

29,80 
29,85 
29.90 

S.  0.,S.  S.  0.,  S.E. 
S.  0.,  S.  S.  0. 
S.  0.,  E.,  N.  0. 

1'^  part.,  serein,  frais;  la  dernière, 

clialeur  élculTanle  ;  du  27  au  30, 

pluies  d'orages. 
l"pari.,  nuageux  ,  frais;  le  reste, 

variable  ;  le  2  ,  pluie  et  grêle; 

quatre  jours  d'orages. 
Bon  frais;  six  jours  de  pluie,  temps   1 

pluvieux  la  nuit.                            | 

Juin.  .  .  . 

75 

45 

30,28 

29,43 

N.  N.  0..N.  E.,S.E. 

Variable  ;    onze  jours  de    pluie  ; 
giéle,  le  26. 

Jrii.MT.  . 

66 

43 

30,35 

29,49 

N.  E.,  N.  N.  0.,  0., 

S.  S.  0.,  s.  E. 

Bon  frais  ;   dix  jours  d'ouragans  , 
et  tonnerre. 

AOIT.     .    . 

72 

43 

30,36 

29,59 

E.  i/4N.,  0.  1/4  S., 
N.  0. 

Froid  ;   sept    jours    dorages  avec 
rafales. 

Septembbb. 

78 

42 

30,36 

29,95 

E.,  S.,  S.  0. 

Froid  ,   rafales  ,  grande    cbaleur  , 
variable  ,  pluies. 

Octobre.  . 

80 

46 

30,28 

29,62 

S.  0. 

Ciel  serein,  beau  temps,  pluies; 
10  et  11 ,  orages ,  tonnerre. 

Novembre. 

82 

46 

30,31 

29,85 

S.  0. 

Variiible ,   quatre  jours  de  pluie  ; 
(lialeur  accablante  à  la  lin  du 

DÉrEMBIlE. 

9 

70 

30,32 

29,69 

S.  0. 

mois. 
Frais,  trois  jours  de  pluie,   ton- 
nerre. 

- 

DE   LA    COLO>IE    DES    CYGNES.  137 

La  colonie  de  Swan-River  ne  compte  que  95  artisans,  dont 
30  seulement  vivent  de  l'exercice  exclusif  de  leur  métier. 
Lors  même  que  l'accroissement  des  émigrans  nécessiterait  la 
construction  de  nouvelles  maisons ,  les  ouvriers  actuels  suffi- 
raient au  surcroît  de  travail.  Les  principaux  établissemens 
publics  de  la  colonie  sont  :  l'hôtel  du  gouverneur,  la  cour 
d'assises  ,  la  prison  de  Perth ,  et  la  douane  ;  on  les  évalue 
ensemble  à  13,000  ^;  la  valeur  totale  des  maisons  est  de 
30,000  £  :  c'est  la  moitié  du  prix  de  construction. 

Le  personnel  de  la  colonie  est  réparti  ainsi  qu'il  suit  : 


DESIGNATION 
des 

DISTRICTS. 


Perth 

Freemantle 
Guildfortli. 

York 

Cunniag  •  • 


Au-  dessus 
de   21  ans. 


d89 

118 

198 

29 

18 


552 


Au-dessus 

de  14 

et  au-dessous 

de  21  ans. 


126 
61 

74 
7 
5 


273 


39 

20 

56 

6 

8 


109 


Au-dessous 
de  14  .nus. 


57 

18 

29 

1 

2 


87 


275 


lOG 

69 

70 

5 


254 


594 

356 

500 

51 

44 


1548 


En  1835,  il  y  a  eu  Ck  naissances,  k  mariages,  24  décès;  la 
population  de  la  baie  du  roi  Georges  était  en  1836  de  160  in- 
dividus; celle  d'Augusia,  de  UO. 

Le  conseil  législatif  et  exécutif  de  la  colonie  se  compose 
du  gouverneur,  du  secrétaire  colonial,  de  l'avocat-général, 
delinspecteur-général  etdu  commandant  militaire.  Les  autres 
fonctionnaires  sont  le  juge  commissaire  civil ,  le  président  des 
assises,  le  receveur  des  revenus  publics,  le  chapelain,  le 
chirurgien  colonial,  le  gouverneur  particulier  des  principales 
villes  et  l'intendant  des  ports. 

A  la  fin  de  1834,  il  avait  été  concédé  1,529,721  acres  de 


338  ÉTAT    ACTUEL 

terre  aux  paniculiers  ,  et  100,000  au  gouverneur;  en  tout 
1,629,721  acres,  dont  5/i4,662  en  pâturages,  situés  à  l'est  des 
monts  Darling.  Déduction  faite  d'un  huitième  de  ces  derniers 
terrains  qu'on  suppose  sans  valeur ,  reste  /t76y580  acres  qui , 
à  S  acres  par  tête,  peuvent  nourrir  158,860  moutons. 

En  1834,  le  revenu  colonial,  y  compris  le  montant  des 
concessions  de  terrains  et  les  droits  sur  les  boissons  et  licen- 
ces, s'élevait  à  9,750  ^  (243,750  fr.);  et  les  dépenses  publi- 
ques à  12,175  £  (  304,375  fr.  ).  En  1835  ,  le  revenu  était 
de  11,813  ^(295,325  fr.)et  la  dépense  de  9,361  ;£(234, 025  ir.). 

La  valeur  des  propriétés  existantes  dans  la  colonie  s'élève 
à  la  somme  de  320,041 56  (  8,038,525  fr.  ),  ainsi  qu'il  résulte 
de  l'étal  suivant  : 

Pronriété'!  mohiUires. 

Bètc3  à  laine,  5,300  à  50  sh.  par  tète, 13,250^»  sh. 

Chevaux,  170à35liv.  st 5,950 

Bêles  à  corne,  540  à  12  riv.  st. 6,480 

Chèvres,  500  à  30  sh 750 

Porcs,  550  à  20  sh 550 

Bateaiix,niélierset  outils  d'arts  mécaniques 3,000 

Mobilier  des  maisons  dhabiiation 10,000 

Têtemens  de  1,683  personnes  à  5  liv.  st.  par  tète.    .  8,4X5 
Instrumcns  aratoires    et    mobilier  d'exploitation  des 

fermes,  etc 5,000 

Marchandises,  et  denrées  en  magasin 15,000 

Numéraire  métallique 5,000 

Proprictés  immobilières. 

870  maisons  à  Perth  et  à  Freemanlle 30,000 

1,579  acres  de  terre  en  culture  ,  à  15  liv.  st.  l'acre, 

y  compris  les  fermes  et  bàlimens  d'exploilation    .    .        23,685 
160,000  acres  de  terres  concèdes  et  servant,  en  tout 

ou  en  parlie,  au  pacage  des  moutons,  chevaux  et 

bétail,  à  5  sh.  par  acre 40,000 

l,379,616acres  de  terre  concédés ,  mais  qi.i   restent 

inoccupés,  à  2  sh.  par  acre 187,961      12 

Bàtimens  publics,  prisons,  etc 13,000 

Routes,  ponts,  quais  et  ports 2,000 

Total    .    ;    . 370,041      12 


DE    LA.    COLONIE    DES    CYO'ES.  139 

Pour  compléter  la  staiisiiqne  de  la  nouvelle  colonie ,  nous 
allons  donner  mi  aperçu  de  l'adnîinislralion  de  la  justice  cri- 
minelle de  1830  à  1836.  Dans  cet  intervalle ,  il  y  a  eu ,  pour  les 
crimes  désignés  sous  le  nom  générique  de  félonie,  170  accu- 
sés, 164  condamnés,  69  acquittés.  Pour  les  misdemeanour 
(fautes  graves,  malversations),  55  accusés  et  15  condamnés. 
Les  cas  de  condamnation  se  sont  présentés  comme  il  suit  : 
voies  de  fait  et  blessures ,  12  ;  destructions  ou  dégradations  de 
bâtiniens ,  10;  fausse  monnaie,  1;  violation  de  dépôts,  2; 
recel,  2  ;  faux  témoignage,  1  ;  larcins,  89.  La  peine  de  mort 
n'a  pas  été  prononcée.  On  a  infligé  aux  coupables  suivant  la 
gravité  des  cas  :  la  déportation  àBotany-Bay  ou  à  Van-Diemen, 
la  prison  ou  le  fouet.  L'ivresse  el  les  rixes  qu'elle  engendre , 
les  délits  commis  par  les  propriétaires  des  maisons  publiques 
et  des  cabarets,  les  discussions  entre  les  maîtres  et  les  do- 
mestiques ,  le  maraudage  ,  etc. ,  sont  jugés  sommairement.  La 
loi  criminelle  appliquée  en  cour  d'assises  par  des  magistrats 
coloniaux,  est,  sauf  de  légères  modifications,  la  même  qu'en 
Angleterre.  Outre  les  conslables  ordinaires,  il  y  a  un  corps 
de  police  spécialement  chargé  de  parcourir  le  pays  et  d'em- 
pêcher les  déprédations  que  les  tribus  indigènes  pourraient 
commettre.  Les  détenus  mâles  sont  soumis  à  des  travaux  d'u- 
tilité publique ,  et  les  femmes  employées  à  des  ouvrages  do- 
mestiques. Le  chapelain  de  la  colonie  réside  à  Penh,  où  il 
célèbre  l'office  divin  dans  un  édifice  qui  sert  provisoirement 
d'église,  el  de  temps  à  autre  il  visite  les  autres  districts.  Cette 
ville  possède  aussi  une  chapelle  méthodiste  et  une  école  de 
dimanche  fréquentée  par  de  nombreux  élèves.  On  y  a  fondé 
par  souscription  une  autre  école  élémentaire  gratuite.  Elle 
compte  trente-six  élèves  ,  sous  la  direction  d'un  habile  insti- 
tuteur aux  appointemens  de  50  j£  par  an.  Deux  autres  établis- 
semens  du  même  genre  existent  déjà  à  Freemanlle  el  àGuild- 
fort. 

Tel  est  l'étal  actuel  d'une  colonie  qui  manquait  à  la  puis- 
sance britannique  j  c'esl  un  anneau  de  plus  ajoulé  à  celle  ceiu- 


140  ÉÏAT   ACTUEL  DE   LA   COLONIE   DES    CYOES. 

liire  immense  de  possessions  dont  elle  entoure  le  globe.  Dans 
quelques  années  Swan-River  sera  d'un  secours  immense  pour 
les  navires  anglais.  Bientôt,  sur  ce  puint  se  dirigeront  les  ex- 
péditions les  plus  importantes  ;  car ,  liant  l'océan  Indien  à  la 
mer  Pacifique,  il  rapprochera  de  plusieurs  centaines  de 
lieues  l'Australie  de  la  métropole. 

(jStathtical  Transactions.^ 


illiôcHlanccô» 


L'ALIBI. 


Un  chef-lieu  de  comté  en  Irlande  est ,  pendant  la  durée 
des  assises ,  le  théâtre  du  plus  effroyable  désordre.  On  di- 
rait que  la  présence  de  la  justice ,  personnifiée  dans  les  deux 
vénérables  juges  à  grandes  perruques  poudrées,  qui  pré- 
sident les  deux  cours,  ne  sert  qu'à  autoriser  la  violation 
de  toutes  les  lois.  Une  foule  turbulente  et  oisive  se  presse  ces 
joiu's-là  dans  les  rues.  On  se  bat,  on  s'injurie;  les  voleurs  et 
les  vagabonds  profilent  de  la  bagarre,  s'introduisent  dans  les 
maisons,  vident  les  armoires,  dégarnissent  les  buffets,  en- 
traînent les  bestiaux  hors  la  ville  et  s'enivrent  le  soir.  Sous 
les  yeux  des  juges ,  dans  l'enceinte  même  de  la  cour,  se  com- 
mettent les  délits  les  plus  flagrans.  Le  shériff  et  ses  satellites 
sont  sans  cesse  occupés  de  mettre  la  main  sur  des  accusés 
nouveaux.  Ces  saturnales  semestrielles  de  l'oisiveté ,  de  l'esprit 
de  querelle  et  de  débauche ,  sont  signalées  quelquefois  par 
des  assassinats ,  mais  toujours  par  des  tumultes ,  des  vols  et  des 
voies  de  fait.  Tout  cela  se  passe  de  nos  jours.  Il  y  a  environ 
im  demi-siècle  c'était  pire.  Alors  il  n'y  avait  point  de  police 
armée  pour  maintenir  l'ordre ,  pas  de  voitures  publiques  pour 
communiquer  d'une  ville  à  l'autre;  les  cinq  sixièmes  de  la  po- 
pulation irlandaise  gémissaient  sous  le  joug  de  la  dégradation 
politique  ;  alors  le  juge  plaisantait  en  faisant  son  résumé, 
et  débitait  des  calembourgs  sur  l'accuse  qu'il  condamnait. 


Ii2  l'alibi. 

L'histoire  de  quelques-unes  de  ces  sessions,  lelîe  qu'elle  a  été 
tracée  par  les  écrivains  de  l'époque,  est  horrible.  Voici  une  anec- 
dote inédite  qui  nous  a  paru  reproduire  avec  fidélité  le  carac- 
tère du  temps,  sans  toutefois  en  trop  assombrir  le  tableau. 

C'était  au  mois  de  juillet  de  l'an  de  grâce  1791.  Le  temps 
était  superbe,  et  midi  venait  de  sonner.  Les  juges  s'étaient 
rendus  en  cérémonie  au  tribunal,  accompagnés  du  grand 
shériff  avec  sa  baguette  blanche,  du  sous-shériffavec  sa  cra- 
vache, des  constables  à  cheval,  la  hallebarde  au  poing  et 
l'écharpe  en  sautoir;  enfin  des  recors  armés  de  bâtons  d'une 
grosseur  plus  ou  moins  menaçante  pour  les  têtes  auxquelles 
ils  pouvaient  s'adresser.  Les  deux  trompettes  fêlées  du 
corps  des  volontaires  à  cheval,  avaient  sonné  leurs  discor- 
dantes fanfares,  et  des  cris,  non  moins  discordansde  la  }K)- 
pulace,  avaient  salué,  en  passant,  les  juges  et  squire  Fla- 
herty,  le  shériff,  dont  la  tournure  noble  et  distinguée  faisait 
l'admiration  de  toute  la  contrée. 

Tandis  qu'au  tribunal  le  combat  se  livrait  entre  la  vi€  et 
la  mort,  et  que  la  chicane,  la  fourberie,  le  parjure  et  le 
faux  témoignage  étaient  les  armes  employées  de  part  et 
d'autre,  les  cabarets  commençaient  de  leur  coté  à  recueillir 
les  prémices  de  l'intempérance. 

L'hôte  des  Armes  de  Flaherty  était  peut-êtie,  en  ce  mo- 
ment ,  l'homme  le  plus  affairé  de  la  ville.  Sa  maison  était 
pleine  d'étrangers,  et  il  s'efforçait ,  avec  l'œil  vigilant  du 
maître ,  de  maintenir  une  apparence  d'ordre  au  milieu  de  la 
confusion  qui  y  régnait  ;  lorsqu'un  grand  coup  de  son- 
nette à  la  porte  extérieure  de  l'auberge,  vint  frapper  sou 
oreille.  Un  second  coup  suivit  de  près  le  premier,  et  de- 
vint le  signal  d'une  volée  d'injures  ii-laudaises ,  dont  maître 
Mulligan  accabla  tous  ses  serviteurs,  mâles  et  femelles,  jeunes 
et  vieux. 

«  Où  êtcs-vous,  mécréans  maudits?  Allez  donc  recevoir  le 
nouvel  arrivant,  canailles  que  vous  êtes.  Que  le  palefrenier 
bouchonne  sou  cheval,  et  toi,  Belsy,  petite  sotte ,  prépare 


L  ALIBI.  1Z|3 

pour  ce  beau  monsieur  un  verre  de  grog  et  ta  plus  gracieuse 
révérence.  Mille  tonnerres,  que  tout  marche  à-la-fois  :  som- 
meliers, garçons  d'écurie  ,  caniéristes ,  cuisiniers.  Je  vous 
charge  tous,  tous  tant  que  vous  êtes.  Cest  un  enfer  que  ceci , 
par  ma  foi!» 

La  voix  courroucée  de  maître  Mulligan  grondait  encore  , 
lorsque  le  noble  étranger  fut  introduit  dans  le  parloir  carrelé 
et  sablé  de  l'auberge,  où  il  dut  rester  quelques  minutes  seul , 
jusqu'à  ce  que  la  colère  du  maître  se  fût  un  peu  calmée.  Enfin 
l'hùte,  tout  haletant,  franchit  le  seuil  de  la  porte,  balbutie 
quelques  mots  d'excuse  et  vient  prendre  respectueusement  les 
ordres  du  nouvel  arrivant. 

C'était  un  homme  de  ])onne  mine ,  âgé  d'environ  trente  ans , 
grand  et  bien  fait.  Une  culotte  de  peau  lui  descendaiijusqu'aux 
mollets,  où  elle  rejoignait  des  bottes  à  retroussis  bien  cirés. 
Un  gilet  de  casimir  rouge  à  grands  revers  rabalians,  un  habit 
bleu  à  larges  boutons  jaunes,  une  vaste  cravate  de  mousseline, 
et  une  chemise  très  fine  à  jabot  et  à  manchettes ,  complétaient 
son  costume  demi  bourgeois,  demi  militaire.  L'éclat  et  la  fraî- 
cheur de  ce  costume  indiquaient  assez  que  l'étranger  n'avait 
pas  fait  beaucoup  de  cheminée  jour-îà.  A  la  vérité,  ses  cheveux 
étaient  quelque  peu  débouclés,  et  le  coliet  de  son  habit  était 
blanchi  par  la  poudre  ;  mais  ce  léger  désordre  ne  faisait  qu'a- 
jouter un  agrément  de  plus  au  gracieux  négligé  de  sa  toilette. 

ce  Je  suis  le  très  humble  serviteur  de  votre  Honneur,  dit 
l'hôte;  et  je  serai  fier  de  recevoir  les  ordres  de  votre  Honneur 
pour....  )) 

n  allait  ajouter  :  ce  son  dîner  »  ;  mais  l'air  de  dignité  mili- 
taii^e  qui  se  montrait  sur  le  front  de  l'étranger  arrêta  tout 
court  l'élan  de  sa  familiarité. 

ce  De  grâce,  M.  Midligan,  dit  le  voyageur  avec  le  sourire 
le  plus  alTable  ,  veuillez  vous  asseoir;  j'ai  fpielques  questions 
à  vous  faire  sur  la  roule  qui  conduit  à  Ballymagarry. 

—  La  route  de  Ballymagarry  1  reprit  l'hùte  un  peu  décon- 
certé de  l'idée  de  perdre  une  si  bonne  pratique  ;  votre  lion- 


lUU  l'alibi. 

neur  va  donc  dîner  et  coucher  chez  sa  Seigneurie  le  mar- 
quis?» 

L'étranger  le  tranquillisa  en  l'assurant  qu'il  ne  partirait 
pour  le  château  du  marquis  que  le  lendemain  au  plus  tôt. 

Pendant  sa  conversation  avec  l'hôte ,  le  domestique  de 
l'étranger  entra ,  vêtu  d'une  riche  livrée ,  et  posa  sur  la  table 
la  valise,  le  manteau  et  les  pistolets  de  son  maître.  II  retira 
ensuite  la  charge  de  ces  armes ,  d'après  les  ordres  de  l'étran- 
ger, qui  lui  dit  en  môme  temps  qu'il  ne  partirait  pas  ce  jour-là. 

«  En  ce  cas ,  colonel ,  dit  le  groom  avec  un  sourire  niais , 
je  ferais  peut-être  bien  d'aller  prévenir  milord  que  vous  avez 
retardé  votre  arrivée. 

—  C'est  inutile ,  reprit  le  colonel  ;  le  marquis  ne  m'attend 
pas  aujourd'hui  ;  d'ailleurs,  si  cela  était  absolument  indispen- 
sable ,  maître  MuUigan  me  procurera  sans  doute  un  mes- 
sî^ger. 

«  Je  ferais  la  commission  moi-même ,  plutôt  que  de  laisser 
votre  homme  dans  l'embarras 

«  Cela  suffît!  »  dit  le  colonel  un  peu  brusquement,  et  la 
première  expression  de  sa  physionomie  se  reproduisit  et 
causa  un  léger  mouvement  d'elfroi  au  bon  MuUigan. 

Le  colonel,  s'en  aperçut,  reprit  son  air  affable  et  recom- 
mença les  questions  que  l'entrée  de  son  domestique  avait 
interrompues. 

(c  Les  assises  ont  réuni  beaucoup  de  monde  dans  votre 
ville,  à  ce  qu'il  paraît?  lui  dit-il. 

—  Oh  !  oui ,  et  ma  maison  est  si  pleine  que ,  si  le  grand 
shériff,  squire  Flaherty,  ne  s'était  pas  décidé  à  partir  après 
la  séance  pour  aller  coucher  à  son  château  de  Flaherty, 
Je  n'aurais  pas  eu  de  chambre  à  vous  donner. 

—  Oh!  vraiment!  le  château  de  Flaherty  est-il  loin  d'ici? 

—  A  cinq  milles,  colonel. 

—  Dans  quelle  direction? 

—  Du  côté  de  la  mer.  Tout  le  monde  connaît  le  château  de 
Flaherty  :  mais  que  prendra  votre  Honneur  pour  son  dîner? 


l'alibi.  145 

—  Tout  ce  que  vous  voudrez ,  maître  MuUigan;  je  ne  suis 
pas  difficile.  )) 

Comme  l'hôte  sortait  pour  commander  le  dîner  du  colonel, 
celui-ci  lui  demanda  s'il  n'avait  pas  quelques  livres  à  lui 
prêter  pour  passer  le  temps. 

K  Oui,  votre  Honneur;  voici  le  Fade-tneciim  du  Juge-de- 
Paix;  le  dernier  acte  du  Parlement  sur  les  droits  des  barrières  ; 
le  Calendrier  de  JSewgate  et  la  dernière  édition  de  la  Vie  du 
capitaine  Quilty,  le  célèbre  voleur  de  grand  chemin  5  le  fron- 
tispice est  orné  de  son  portrait. 

—  Votre  collection  est  choisie,  il  faut  en  convenir;  donnez- 
moi  la  Fie  du  capitaine  Quilty:  c'est  ce  qu'il  y  a ,  je  pense , 
de  plus  plaisant. 

—  Plaisant ,  colonel  !  belles  plaisanteries  !  Ce  ne  sont  qu'as- 
sassinats, rapts  et  vols,  depuis  le  commencement  jusqu'à 
la  fin;  je  suis  étonné  que  vous  ne  l'ayez  pas  rencontré  ce 
matin  sur  la  roule.  D'ailleurs ,  c'est  fort  heureux  pour  lui , 
car  il  m'est  avis  que  vos  pistolets ,  qui  étaient  si  bien  chargés , 
auraient  pu  faire  faire  la  grimace  à  Quilly  lui-même. 

—  Ce  doit  être  un  terrible  homme,  si  son  portrait  lui  res- 
semble. 

—  On  m'a  assuré  que  la  ressemblance  était  frappante.  Mais 
à  propos,  c'est  aujourd'hui  qu'on  juge  un  homme  de  sa  bande. 
Votre  Honneur  serait  peut-être  bien  aise  d'assister  au  procès? 
On  jugera  ,  en  outre,  trois  hommes  pour  assassinats  ;  une 
femme  qui  a  empoisonné  son  mari  ;  deux  filles  qui  ont 
étranglé  leurs  enfans,  sans  compter  le  courant  des  homicides, 
incendies  et  vols  avec  effraction... 

—  Je  ne  tiens  pas  beaucoup  à  toutes  ces  belles  choses;  il 
est  d'ailleurs  si  tard  que  j'aurais  sans  doute  peu  de  chance  à 
être  bien  placé. 

—  Oh!  si  ce  n'est  que  cela,  dit  l'hôte,  je  vous  promets  la 
meilleure  place  de  toute  la  salle.  Vous  serez  à  côté  du  juge  : 
il  est  rare  qu'un  homme  aussi  distingué  que  votre  Honncvu' 
assiste  aux  travaux  de  notre  Cour  d'assises. 

ym.— 4'  SÉRIE.  /[O 


'l'4&  l'aUBI. 

—  Et  comment  feiez-vous  pour  me  faire  si  bien  placer, 
maître  MuUigan? 

—  Il  n'y  a  rien  de  plus  facile  ;  je  ferai  passer  au  greffier , 
qui  est  assis  au  pied  du  juge ,  un  petit  billet  que  j'attacherai 
SiU  bout  du  bâton  blanc  de  l'huissier. 

—  Et  que  direz-vous  dans  ce  petit  billet? 

—  Rien  autre  chose,  si  ce  n'est  que  Son  Honneur  le  colonel 
O'Carroll ,  du  régiment  de  royal-dragons  irlandais  ,  en  se 
rendant  chez  le  marquis,  à  Ballymagarry  Park,  a  ëié  bien 
aise  d'assister  aux  séances  de  la  Cour... 

—  Il  paraît  donc  que  mon  domestique  vous  a  dit  mon  nom  ? 
L'imprudent  coquin  !  murmura  l'étranger  entre  ses  dents. 

—  Et  pourquoi  donc  pas  ,  voire  Honneur?  Ce  nom  est 
assez  beau yy 

Le  colonel  coupa  court  à  la  conversation  en  disant  à  l'hùle 
que,  puisqu'il  croyait  pouvoir  en  effet  lui  procurer  une  place 
au  tribunal,  il  le  priait  de  lui  faire  voir  d'abord  ce  que 
la  ville  renfermait  de  curieux ,  et  qu'il  irait  ensuite  à  la 
cour  de  justice.  Maître  MuUigan  se  hâta  d'écrire  le  billet  qu'il 
devait  faire  passer  au  greffier  ;  puis  il  poudra  ses  cheveux, 
revêtit  sa  belle  casaque  de  velours  olive ,  releva  ses  bas  chi- 
nés, et  le  chapeau  à  la  main,  se  mit  en  devoir  d'accompa- 
gner, en  se  rengorgeant,  l'illustre  voyageur.  L'hôte  répondait 
avec  un  profond  salut  à  chacune  des  nombreuses  questions 
que  lui  adressait  le  colonel ,  qui  se  montra  singulièrement 
curieux  de  connaître  la  destination  de  tous  les  édifices  publics 
ou  particuliers  devant  lesquels  il  passait;  il  paraissait  auss 
s'intéresser  vivement  aux  disputes  qui  s'élevaient  entre  les 
mauvais  sujets  qui  parcouraient  la  ville  ,  ivres  et  lur- 
bulens. 

Plusieurs  fois ,  l'hôte  prit  la  liberté  de  lui  rappeler  que  la 
séance  était  depuis  long-temps  commencée;  le  colonel  n'é- 
coutait pas  ce  que  disait  maître  MuUigan.  Ses  yeux  et  ses ^ 
oreilles  étaient  sans  cesse  distraits  par  tout  ce  qui  se  disait; 
et  se  faisait  autour  de  lui  ;  lorsque  enfin  son  domestique  vintàu 


l'alibi.  147 

passer  à  côië  d'eux  et  salua  son  maître  avec  sa  gaucherie 
habituelle. 

(c  Maintenant,  maître  Mulligan,  allons  au  tribunal,  »  dit  le 
colonel  :  je  vous  suis.  Votre  ville  est  ma  foi  magnifique  ;  je 
suis  enchanté  de  ma  tournée.  Merci,  maître  Mulligan,  mille 
fois  merci  I 

Quand  le  colonel  entra  dans  la  salle  des  séances,  sa  bonne 
mine  attira  l'attention  générale.  Le  billet  fut  transmis  au 
greffier  au  bout  du  bâton  de  l'huissier,  et  le  juge,  en  ayant 
pris  connaissance ,  donna  sur-le-champ  des  ordres  pour  que 
le  colonel  O'Carroll  fût  placé  à  ses  côtés  ;  et  l'hôte,  en- 
chanté et  fier  d'avoir  si  bien  réussi ,  se  hâta  de  courir  à  la 
poste,  ainsi  que  l'étranger  l'en  avait  prié ,  pour  s'informer  s'il 
n'était  point  arrivé  de  lettres  à  son  adresse. 

Au  moment  de  l'entrée  du  colonel,  il  y  avait  une  sorte  d'in- 
terrègne dans  la  Cour.  Le  jury  venait  de  se  retirer  pour  exa- 
miner l'affaire  d'un  voleur  de  grand  chemin  (  celui-là  même 
dont  Mulligan  avait  parlé) ,  qui  était  accusé  d'un  vol  et  d'un 
assassinat ,  commis  six  mois  auparavant  sur  la  personne  d'un 
malheureux  voyageur.  Les  débats  n'avaient  pas  clé  longs;  les 
témoignages  avaient  été  si  positifs  que  personne  n'élevait 
le  plus  léger  doute  sur  la  culpabilité  du  prévenu.  Toute  sa 
défense  s'était  bornée  à  des  protestations  d'innocence  et  à  la 
déclaration  que,  s'il  avait  eu  le  moyen  de  faire  venir  des  té- 
moins d'Angleterre ,  il  aurait  prouvé  clairement  qu'il  n'était 
point  en  Irlande,  à  l'époque  où  le  crime  avait  été  commis. 

Au  bout  de  quelques  minutes,  les  jurés  rentrèrent,  et  le 
chef  du  jury  prononça  le  verdict  de  culpabilité. 

ce  Certainement,  certainement!  s'i'cria  le  juge  en  fouillant 
à  côté  de  sa  place  pour  chercher  son  bonnet  noir  ;  il  était 
impossible  que  douze  hommes  honnêtes  laissassent  échapper 
un  si  grand  coquin.  Je  vous  remercie,  messieurs  les  jurés,  je 
vous  remercie.  Que  l'on  introduise  l'accusé  Gahagan  pour 
que  je  prononce  son  arrêt.  » 

Le  prévenu  fut  donc  ramené  par  le  geôlier  et  placé  sur  le 

10. 


148  l'alibi. 

banc  des  accusés,  où  il  se  tint  d'un  air  abattu ,  la  tête  appuyée 

dans  ses  mains  et  les  yeux  baissés. 

<c Qu'avez-vous  à  dire, Térence  Gahagan,  pour  que  sentence 
de  mort  ne  soit  pas  prononcée  contre  vous?  demanda  le 
greffier. 

—  Rien ,  si  ce  n'est  que  je  ne  l'ai  pas  méritée ,  milord  ; 
que  je  suis  tué  et  assassiné  par  de  faux  témoins,  et  que  je  suis 
aussi  innocent  que  l'enfant  qui  vient  de  naître. 

—  Bah  î  bah  !  dit  le  juge  en  ajustant  son  bonnet  noir  ;  tous 
les  criminels  endurcis  tiennent  le  même  langage.  » 

En  achevant  ces  mots ,  le  juge  se  disposait  à  prononcer 
larrêt ,  quand  le  prévenu ,  levant  par  hasard  la  tête ,  ses  re- 
gards se  portèrent  sur  le  colonel  O'Carroll  qui  faisait  fort  peu 
d'attention  à  ce  qui  se  passait,  et  paraissait  absorbé  dans  la 
lecture  de  quelques  lettres  que  Mulligan  venait  de  lui  re- 
mettre. 

«  0  Jésus!  est-il  possible!  »  s'écria  le  prisonnier,  et  il  se 
laissa  tomber  sur  son  banc ,  comme  s'il  se  fût  trouvé  mal.  Cet 
incident  occasiona  une  certaine  confusion  dans  la  salle  et 
suspendit  la  prononciation  de  l'arrêt.  On  donna  des  secours 
au  malheureux,  et  quand  il  eut  repris  ses  sens,  le  juge  lui 
demanda  la  cause  de  son  émotion  soudaine ,  cl  de  l'exclama- 
tion qui  lui  était  échappée. 

ce  0  milord!  répondit-il ,  ma  vie  est  sauve  !  Il  y  a  une  per- 
sonne ici  qui,  si  votre  seigneurie  veut  le  permettre,  est  en 
état  de  prouver  mon  alibi,  y) 

Tous  les  yeux  se  tournèrent  vers  le  juge  :  personne  n'eut 
l'air  de  comprendre  ce  que  le  prisonnier  voulait  dire.  Il 
ajouta  que  c'était  le  beau  monsieur  en  veste  rouge ,  assis  à 
la  droite  de  milord,  qui,  sans  doute,  ne  refuserait  pas 
d'affirmer  son  innocence.  A  cet  appel  si  direct,  le  colonel  re- 
garda attentivement  le  prévenu  pendant  quelques  secondes  ; 
puis  il  répondit  au  juge  qui  le  questionna ,  qu'il  devait  avouer 
à  regret  que  le  pauvre  malheureux  lui  était  toul-ù-fuit  in-, 
cç»tmu. 


l'alibi.  1Zj9 

«  Je  m'en  cloutais  bien ,  colonel ,  reprit  le  juge ,  c'est  une 
de  leurs  ruses  accoutumées  pour  exciter  la  compassion.  Ces 
misérables  abusent  quelquefois  de  ma  bonté,  mais  aujour- 
d'hui il  n'en  sera  rien.  Non ,  non ,  Térence  Gahagan ,  vous 
n'échapperez  pas  à  la  vindicte  des  lois. 

—  0  milord!  aussi  sûr  que  vous  portez  une  perruque,  ce 
monsieur  peut  me  sauver  d'un  seul  mot ,  s'il  veut  seulement 
y  réfléchir.  » 

Le  colonel  répéta  qu'il  ne  connaissait  point  cet  homme ,  et 
le  juge  allait  encore  une  fois  recommencer  la  leclurc  de  l'ar- 
rêt, quand  le  prisonnier,  fondant  en  larmes,  dit  que  sans 
doute  cet  officier  avait  oublié  ses  traits;  mais  qu'il  était  sûr 
de  se  rappeler  à  son  souvenir,  si  on  lui  permettait  seulement 
de  lui  adresser  trois  questions.  L'intérêt  et  la  curiosité  de 
toute  l'audience  étaient  fortement  excités.  Le  juge,  quoique 
éprouvant  un  mouvement  d'impatience,  ne  put  refuser  au 
prévenu  sa  demande ,  et  le  colonel  déclara  qu'il  était  prêt  à 
répondre  aux  questions  qui  lui  seraient  faites. 

ce  Je  demanderai  donc  à  votre  Honneur,  dit  l'accusé,  s'il 
n'y  a  pas  eu  samedi  passé,  six  mois  et  quinze  jours  que  vous 
avez  débarqué  à  Douvres,  venant  de  France? 

—  Sur  ma  parole,  répondit  le  colonel  en  souriant,  je  ne 
saurais  préciser  aussi  exactement  le  jour,  mais  il  est  certain 
que  j'ai  débarqué  à  Douvres  au  mois  de  janvier  dernier. 

—  Et  ne  vous  rappelez-vous  pas  l'homme  velu  d'une  ja- 
quette de  matelot,  qui ,  après  vous  avoir  porté  sur  ses  épaules 
par-dessus  les  brisans,  brouetta  les  deux  malles  de  votre 
Honneur,  depuis  la  grève  jusqu'à  la  principale  auberge. 

—  Je  ne  crois  pas  que  je  puisse  me  rappeler  les  traits  de 
cet  homme. 

—  Et  serait-il  possible  que  vous  eussiez  oublié  aussi  celte 
blessure  au  crâne  que  je  vous  ai  fait  voir  le  même  jour,  et 
que  j'avais  reçue  dans  un  combat  avec  un  corsaire  français , 
dont  je  vous  ai  fait  le  récit?  » 


150  L  ALIBI. 

A  ces  mots ,  le  prisonnier  ôta  sa  perruque  et  fit  voir  une 
large  cicatrice  sur  le  devant  de  sa  tète. 

ce  Bon  Dieu  !  s'écria  le  colonel  O'Carroîl ,  je  me  rappelle  en 
effet  parfaitement  celte  circonstance ,  et  j'ai  tout  lieu  de  croire 
que  cet  homme  est  celui  que  j'ai  vu  à  Douvres,  quoique  la 
perruque  qu'il  porte  aujourd'hui  m'ait  empêché,  dans  le  pre- 
mier moment,  de  le  reconnaître.  Quant  à  l'époque  précise  de 
mon  retour  de  France,  je  puis  vous  la  dire,  car  je  l'ai  notée 
dans  mon  portefeuille.  » 

Le  portefeuille  fut  consulté;  la  date  fut  trouvée  exacte  : 
c'était  précisément  le  jour  du  vol  dont  Gahagan  était  accusé. 
Un  élonnement  irrésistible  s'empara  de  l'audience.  Le  juge 
engagea  les  jurés  à  se  retirer  encore  une  fois ,  après  que  le 
colonel  eût  affirmé  sous  serment,  en  qualité  de  témoin,  la 
vérité  de  sa  déclaration.  Le  verdict  d'acquittement  ne  larda 
pas  à  être  rendu.  Une  souscription  fut  sur-le-champ  pro- 
posée et  remplie  en  faveur  du  prisonnier ,  qui  quitta  le  tri- 
bunal les  poches  pleines ,  et  au  milieu  des  bruyantes  accla- 
mations de  la  multitude. 

Le  colonel  O'Carroîl  reçut  les  félicitations  de  la  cour  ;  il  fut 
invité  à  dîner  avec  le  grand  jury,  et  on  le  pria  d'assister  le  soir 
à  un  bal  ;  mais  il  s'excusa  en  disant  que  les  lettres  qu'il  venait 
de  recevoir  l'obligeaient  à  partir  sur-le-champ  pour  se  rendre 
chez  son  ami  le  marquis,  à  Ballymagarry-Park.  Le  juge,  le 
shériff  et  les  autres  messieurs  le  virent  s'éloigner  à  regret, 
mais  ils  se  consolèrent  par  l'assurance  qu'il  leur  donna  de  se 
trouver  chez  le  marquis,  qui  devait  réunir,  le  lendemain 
à  son  château,  les  juges  et  tout  ce  qu'il  y  avait  de  personnes 
distinguées  dans  la  province. 

Le  colonel  O'Carroîl  rentra  à  l'auberge,  paya  ce  qu'il  devait 
à  maître  Mulligan,  et  prit  la  route  de  Ballymagarry-Park. 

La  nuit  suivante ,  le  grand  shériff  squire  Flaheity ,  reve- 
nant du  bal ,  fut  arrêté  dans  sa  voiture ,  à  un  mille  de  chez 
lui ,  par  trois  voleurs  de  grand  chemin  qui  lui  prirent  sa 
moniie  et  une  somme  considérable  en  or  et  en  billets  de  ban- 


X  ALIBI.  151 

que.  L'instant  d'après,  une  escouade  de  constablcs  à  chevaf 
étant  survenue,  il  s'ensuivit  un  combat  acharné  dans  lequel 
les  trois  voleurs  furent  blessés  et  pris  :  l'un  d'eux  mourut 
avant  d'arriver  à  la  ville.  En  dépouillant  les  deux  autres  de 
leur  dégidsement,  on  reconnut  que  l'un  était  Térence  Gaha- 
gan  qui  venait  d'être  acquitté ,  et  que  l'autre  était  le  pré- 
tendu O'Carroll ,  ou  pour  mieux  dire  le  célèbre  et  terrible 
capitaine  Quilty.  Peu  de  jours  suffirent  pour  les  faire  con- 
damner et  pendre.  Le  troisième  était  le  domestique  du  colo- 
nel ,  qui  se  fit  tuer  dans  la  lutte  contre  les  constables. 

Il  est  sans  doute  inutile  de  dire  que  l'histoire  de  l'alibi  avait 
été  un  plan  concerté  entre  l'accusé  et  un  de  ses  complices 
qui  avait  obtenu  la  permission  de  le  voir  dans  sa  prison ,  sous 
prétexte  de  parenté.  L'audace ,  la  présence  d'esprit  du  capi- 
taine Quilty  firent  ensuite  le  succès  de  ce  stratagème. 
{New  Monthly  Magazine.^ 


NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

DE  LA  LITTÉRATURE  ,  DES  BEAUX- ARTS ,  DU   COMMERCE  ,  DES  ARTS 
INDUSTRIELS,  DE   l' AGRICULTURE  ,  ETC. 


Cittcraturf. 

De  Ja  poésie  et  de  la  littérature  en  Perse  et  en  Arabie 
avant  31ahoniet.  —  Dans  un  précédent  article,  nous  avons 
esquissé  l'histoire  des  progrès  intellectuels  chez  les  nations 
musulmanes  depuis  Mahomet  jusqu'à  nos  jours;  voici  un 
aperçu  rapide  sur  l'état  de  la  littérature  et  de  la  poésie  de  ces 
contrées  avant  l'avènement  du  Prophète ,  esquisse  qui  com- 
plète en  quelque  sorte  et  encadre  notre  premier  article. 

Avant  l'époque  de  l'Islamisme ,  la  poésie  persane  et  arabe 
est  rude,  primitive,  incomplète;  le  souffle  du  désert  l'anime 
et  l'enflamme.  Il  y  a  de  la  sublimité  et  de  la  monotonie  dans 
les  cris  de  guerre,  d'amour,  de  joie,  de  vengeance  que  pousse 
l'Arabe,  seul  avec  son  coursier,  son  chameau,  sa  lance, 
son  épée.  Sa  vie  a  de  grands  mouvemens  et  peu  de  variété  ; 
il  attend  le  voyageur,  il  se  place  en  embuscade  pour  égorger 
l'ennemi;  il  puise  une  onde  amère  dans  les  puits  ruinés  qu'il 
rencontre.  Les  sables  mobiles  qui  s'étendent  jusqu'à  l'horizon 
sont  l'océan  qu'il  parcourt,  monté  sur  son  chameau  fidèle, 
(c  vaisseau  du  désert.  »  La  monotonie  ardente  d'un  ciel  en  feu, 
d'un  sol  embrasé,  respire  aussi  dans  les  fragmens  de  poésie 
arabe,  antérieurs  à  Mahomet.  Là,  toujours  mêmes  images. 
Des  légendes  traditionnelles  redisent  un  ancien  outrage  et  la 
longue  succession  de  vengeances  qui  l'ont  immortalisé  :  une 


NOUVELLES   DES   SCIEîsCES.  153 

femme  enlevée  ;  une  injure  proférée  ;  l'hospitalité  violée  ;  la 
rivalité  de  deux  coursiers.  Le  cheval  Dahitli  et  le  cheval 
Ghahra  font  couler,  pendant  cent  années,  le  sang  de  plus 
de  trente  mille  guerriers.  C'est  la  poésie  du  brigandage,  de 
l'idolâtrie,  de  la  barbarie  indépendante ,  et  de  cette  féodalité 
grossière  qui  couvrait  la  côte  occidentale  de  l'Arabie. 

Le  plus  grand  des  vieux  poètes  arabes ,  Taahatta-schar- 
ran,  prince  brigand,  effroi  du  désert,  a  laissé  pour  monument 
d'un  orgueil  frénétique,  quelques  poésies  aussi  monotones  que 
grandioses;  autour  de  lui  se  groupent  :  Amrialkais,  Zoliair, 
Antara,Amrou,  Hareth,  etZ^A/rf.Lebid  est  le  poète  élégia- 
que ,  le  chantre  de  l'amour,  de  ses  peines  et  de  ses  voluptés  ; 
Hareth ,  orateur  de  la  tribu  de  Béer,  panégyriste  de  sa  race , 
décrit  les  marches  et  les  contre-marches  des  armées  :  c'est  un 
vieillard  qui  essaie  l'histoire  épique  ;  Amrou  chante  les  haines 
des  tribus ,  qu'il  montre  s'entrechoquant  dans  les  vallées  du 
désert,  comme  deux  tonnerres  se  heurtent  dans  les  nuages. 
Antara  chante  ses  hants  faits  avec  autant  d'orgueil  qu'Amrou, 
mais  on  trouve  chez  lui  un  mélange  charmant  de  générosité 
chevaleresque.  Zohair,  doué  d'un  génie  plus  pur,  reçoit  l'in- 
spiration d'une  musc  sérieuse  et  chaste;  il  chante  les  femmes 
et  les  guerriers  des  tribus  amies.  Amrialkais  a  de  la  mol- 
lesse ,  de  l'élégance ,  et  se  plaît  à  raconter  le  bonheur  de  ses 
amours.  Mais  au-dessus  d'eux  tous,  s'élève  Taabaita-Schar- 
ran  ,  :  terrible  figure ,  le  Byron  du  désert  ;  homme  qui 
devint  si  redoutable  aux  tribus  et  aux  voyageurs  ,  qu'une 
sainte  alliance  se  forma  contre  lui  :  il  périt  assassiné  à  vingt- 
six  ans.  Nous  nous  contenterons  de  citer  quelques  fragmens 
de  ce  Taabaiia-Scharran,  trop  peu  connu  en  Europe  et  dont 
la  magnifique  poésie  ne  pourra  manquer  de  frapper  nos  lec- 
teurs. 

«  Ah  !  s'écrie-t-il ,  les  chameaux  qui  m'enlevèrent  ma  bien- 
aimée  ressemblaient  à  des  vaisseaux  aux  larges  flancs  quittant 
le  port  d'Andouli,  ou  aux  barques  du  commerçant  Ibn  Yamin  ! 
Le  matelot  dirige  à  son  gré  ces  esquifs  dont  la  proue  fend  les 


154  NOUVELLES    DES    SCIENCES. 

ondes  écumantcs,  comme  les  mains  de  l'enfant,  occupé  de 
ses  jeux,  partagent  le  sable  accumulé. 

«  Dans  cette  tribu  de  Malec  fut  une  aimable  antilope ,  dont 
les  lèvres  se  teignaient  d'un  pourpre  sanglant,  et  dont  le  cou 
gracieux,  s'élevant  comme  l'arbuste  à  la  tige  légère  qui  porte 
les  grappes  d'Érac ,  s'embellissait  de  deux  colliers  de  perles 
et  de  topazes.  Éloignée  un  moment  de  son  petit,  la  jeune  an- 
tilope va  se  mêler  au  troupeau  de  biches  dans  les  buissons 
épineux.  Là  ,  elle  broute  le  fruit  sauvage  et  disparaît  sous  le 
manteau  de  feuillage  qui  la  couvre.  Telle  était  cette  beauté, 
dont  le  charmant  sourire  montrait  deux  rangs  de  perles,  qui 
s'élevaient  de  leur  base  d'une  couleur  sombre,  comme  la  vio- 
lette épanouie  perce  le  sable  pur ,  imprégnée  de  rosée  :  ses 
belles  dents  ont  l'éclat  du  soleil,  la  blancheur  de  l'ivoire  :  les 
gencives  qui  les  supportent  ont  la  couleur  terne  du  plomb. 
Son  beau  visage  semble  entouré  d'un  voile  de  rayons  ;  son 
teint  est  éclatant  :  pas  une  ride  sur  sa  peau. 

Cependant  la  maîtresse  du  guerrier  lui  semble  encore 
moins  belle  que  son  chameau. 

ce  Mon  chameau  a  le  pied  sur  ,  et  les  planches  du  cercueil 
sont  à-la-fois  moins  fermes  et  moins  minces.  Je  iiàte  sa  mar- 
che à  travers  des  chemins  frayés  dont  l'aspect  ressemble  aux 
vétemens  qui  réunissent  plusieurs  couleurs.  Ses  pieds  de  der- 
rière suivent  avec  rapidité  ses  pieds  de  devant.  Au  printemps 
il  paît  sur  ces  deux  collines  une  herbe  tendre,  à  laquelle  les 
douces  pluies  ont  prêté  une  verdure  ondoyante.  Je  l'appelle , 
il  se  tourne  vers  moi  ;  mais  il  repousse  l'approche  de  l'é- 
talon gris  aux  crins  llottaus;  il  l'éloigné  avec  sa  queue 
épaisse ,  qui  s'agite  comme  un  fouet  ou  comme  si  les  ailes  d'un 
aigle,  réunies  et  percées  par  une  aiguille ,  ondoyaient  sur  ses 
flancs.  » 

Le  poète  continue  à  décrire  diverses  parties  du  corps  du 
chameau.  Il  ajoute  : 

ce  Les  deux  cavités  creusées  sous  ses  épaules  sont  vastes , 
comme  deux  cavernes  où  se  réfugient  les  animaux  sauvages  , 


NOUVELLES   DES    SCIENCES.  155 

au  milieu  des  fleurs  du  lotus.  Sous  ses  flancs  nerveux,  réside 
une  force  semblable  à  celle  d'un  arc  tendu  par  une  main  ro- 
buste. Ses  deux  cuisses  sont  vigoureuses;  et,  quand  il  marche, 
on  les  voit  se  séparer  et  se  rapprocher  alternativement  l'une 
de  l'autre ,  semblables  à  deux  seaux  portés  par  un  homme 
fort.  Toutes  ses  jointures  sont  solides  et  bien  liées ,  comme 
les  pierres  qui  composent  un  pont  d'architecture  grecque, 
dont  le  constructeur  aurait  fait  vœu  de  le  bâtir  avec  des  briques 
cimentées  ,  impossibles  à  détruire.  » 

ce  Les  cordes  avec  lesquelles  les  fardeaux  sont  attachés  sur 
son  vaste  dos  y  ont  laissé  des  marques  blanches  et  des  places 
vides,  qui  ressemblent  à  des  flaques  d'eau  sur  la  surface 
d'un  roc  solide.  Tantôt  ces  traces  se  rejoignent,  tantôt  elles 
se  montrent  distinctes,  semblables  aux  fils  d'un  tissu  dans 
une  robe ,  ouvrage  d'un  artiste  habile.  Son  cou  est  long  ;  et 
quand  il  le  soulève ,  vous  diriez  la  poupe  d'un  vaisseau  s'éle- 
vant  dans  sa  course  rapide  sur  les  ondes  écumantes  du  Tigris. 
Ses  deux  yeux  brillent  dans  les  cavernes  de  leurs  orbites, 
comme  l'eau  rassemblée  dans  les  cavités  des  rocs  étincelle  au 
soleil.  Ses  yeux  ressemblent  en  beauté  à  ceux  d'une  génisse 
sauvage,  mère  d'un  petit,  encore  gai  et  folâtre,  et  dont  le 
regard  s'anime  quand  la  voix  du  chasseur  la  remplit  d'épou- 
vante. 

«  Ses  oreilles  distinguent  tous  les  sons.  Attentives,  elles 
écoutent  la  nuit  :  elles  se  dressent  attentives  au  bruit  impé- 
tueux ou  au  léger  murmure  qui  se  fait  entendre.  Ses  oreilles 
aiguës  ressemblent  à  celles  d'un  taureau  sauvage  et  solitaire, 
errant  dans  les  grottes  du  Haumel.  Son  cœiu'  est  accessible  à 
la  terreur;  alors  il  palpite  à  coups  précipités.  Cependant  il 
reste  ferme  dans  la  poitrine,  semblable  à  une  pierre  ronde  qui 
frapperait  un  parvis  de  marbre. 

ce  Je  n'habite  pas  les  montagnes  élevées;  car  je  ne  redoute 
aucun  ennemi;  je  ne  repousse  jamais  les  hôtes  que  le  destin 
m'envoie.  Qu'un  voyageur,  ([u'une  tribu  imploreutmon  secours, 


156  NOUVELLES   DES   SCIENCES. 

je  l'accorde  à  l'instant.  Cherchez-moi  dans  le  cercle  du  peuple 
assemblé,  vous  m'y  trouverez.  Visitez-moi  dès  l'aurore,  je 
vous  offrirai  une  coupe  et  pleine  jusqu'aux  bords.  Si  vous  hési- 
tez ,  j'encouragerai  votre  modestie  ;  et  mes  invitations  répétées 
vous  forceront  à  vider  plusieurs  fois  la  coupe  toujours  remplie 
d'un  vin  nouveau.  Chaque  Arabe  de  la  tribu  exalte  l'illustration 
de  ses  aïeux.  Moi  je  m'élève  au-dessus  de  tous,  à  la  tête  d'une 
maison  puissante  où  les  malheureux  trouvent  leur  refuge.  Je 
donne  de  magnifiques  fêles;  de  brillantes  étoiles,  des  jeunes 
gens  pleins  de  grâce  y  répandent  un  vif  éclat  ;  des  jeunes 
chanteuses  vêtues  de  robes  bigarrées  et  de  manteaux  couleur 
de  safran ,  s'avancent  vers  nous.  Sur  leurs  seins  délicats  leurs 
vêtemens  flottent  entr'ouverts  ;  l'œil  de  la  jeunesse  s'enflamme 
à  cet  aspect,  et  i'exquise  blancheur  de  leur  poitrine  appelle 
l'audacieuse  étreinte  de  l'amour. 

ce  Nous  disons  à  l'une  de  ces  jeunes  fdles  :  chante  !  Elle 
s'avance  :  sa  voix  forme  de  délicieux  accens  :  elle  commence 
par  chanter  doucement,  puis  elle  gazouille  une  note  plus 
élevée,  et  exhale  une  tendre  plainte,  semblable  à  celle  de 
l'antilope  qui  pleure  la  mort  de  son  faon. 

ce  Je  bois  le  vin  vieux ,  je  jouis  de  la  vie ,  je  dissipe  mes 
biens.  J'en  use  ainsi  jusqu'à  ce  que  la  tribu  tout  entière  me 
rejette  de  son  sein ,  comme  on  rejette  le  cadavre  du  chameau, 
enduit  de  poix,  après  sa  mort .    .     .     . 

Laissez-moi  me  baigner  dans  le  vin  pendant  ma  vie  :  si  je 
bois  trop  peu  ici ,  je  mourrai  de  soif  dans  l'autre  monde.  C'est 
à  l'homme  fier,  généreux  et  noble ,  qu'il  appartient  de  vider 
ici-bas  sa  coupe  pleine  :  à  l'aurore  suivante,  quand  nous  ne 
serons  plus,  on  saura  qui  d'entre  nous  n'aura  pas  apaisé  sa 
soif.  La  tombe  de  l'avare  et  celle  du  voluptueux  ne  diffèrent 
pas  :  tous  les  monumens  funèbres  se  ressemblent.  « 

Au  milieu  de  la  barbarie  qui  empreint  ces  Moallakhais,  on 
entrevoit  une  nation  spirituelle,  ardente,  impétueuse.  Dans 
les  annales  du  même  temps,  plusieurs  traits  indiquent  la  vi- 


NOUVELLES    DES    SCIENCES,  157 

vacilé  de  l'intelligence  et  même  une  raillerie  presque  Voltai- 
rienne.  En  voici  un  fort  curieux,  qui  se  trouve  rapporté  dans 
la  collection  des  Hadiths,  ou  traditions  des  croyances  ortho- 
doxes. Le  célèbre  Omar ,  second  calife ,  escortait  le  prophète 
Mahomet.  Ce  dernier  se  mit  à  enseigner  à  une  troupe  de  pè- 
lerins, dont  Omar  faisait  partie,  la  danse  religieuse  duHar- 
wallah ,  danse  qu'on  exécute  à  cheval ,  pour  les  cérémonies 
du  IManassik  ou  pèlerinage  à  la  Mecque  :  il  s'agit  de  faire 
trotter  l'animal ,  et  d'accompagner  chacun  de  ses  pas  par  un 
mouvement  du  corps  et  un  bruit  guttural  imitant  le  grogne- 
ment sourd  du  dromadaire.  La  cérémonie  avait  sans  doute 
quelque  chose  d'assez  comique.  Omar  se  prit  à  rire,  et  le 
prophète  se  fâcha. 
«  Excusez-moi,  s'écria  le  disciple! 

—  Pourquoi  riez-vous? 

—  Je  ris  de  mes  souvenirs  ! 

—  De  quels  souvenirs? 

—  Je  vais  vous  l'apprendre.  Je  faisais  un  pèlerinage  à  la 
Mecque,  avec  plusieurs  compagnons.  Ici,  dans  l'endroit 
même  où  nous  nous  trouvons  maintenant,  nous  nous  arrê- 
tâmes exténués  de  faim  et  de  soif.  Que  faire?  ]\ous  portions 
avec  nous  nos  idoles ,  divinités  pétries  comme  vous  le  savez 
de  farine  et  de  dattes  pllèes  ;  nous  leur  demandâmes  à  mains 
Jointes  qu'elles  ne  nous  laissassent  pas  mourir  de  faim  :  elles 
ne  nous  écoutèrent  pas.  Fatigués  de  supplications  qui  n'abou- 
tissaient à  rien,  nous  finîmes  par  manger  nos  dieux.  » 

2lrfl)k'cilo(jif. 

Des  monnaies  anglo-saxonnes.  —  Dans  l'une  des  der- 
nières se  nces  de  la  Société  archéologique  de  Londres;  il  a 
été  lu  un  Mémoire  fort  curieux  sur  les  monnaies  anglo- 
saxonnes,  leur  origine,  leur  valeur  et  leur  différentes  déno- 
minations. JN^ous  en  extrayons  les  passages  qui  sont  les  plus 
Unpoi  tans ,  et  qui  nous  ont  paru  être  d'un  intérêt  géncraL 


158  NOUVELLES   DES   SCIENCES. 

On  peut  classer  les  monnaies  anglo-saxonnes:  1"  en  numé- 
raire effectif ,  2""  en  valeurs  considérées  par  quelques  savans 
comme  numéraire  circulant,  et  par  d'autres  comme  purement 
nominales.  A  la  première  classe  appartiennent  le  sceatta,  le 
yxenmj ,  le  halfpemty ,  le  farthing,  pièces  d'argent ,  et  le  shjca. 

Le  sceatta  est  la  plus  ancienne,  et  fat  long-temps  la  plus 
petite  monnaie  en  circulation.  Ce  terme  est  d'origine  mœso- 
gothique  !  il  dérive  du  mot  scatt  qui  signifie  dans  l'évangile 
d'Uphilas  une  livre  ou  unpenny,et  dans  les  anciens  codes  an- 
glo-saxons, unepiècede  monnaie  ou  le  taaxd'un  tribut  payé  à 
l'église  au  septième  siècle  {chnrch  scott).  Celte  expression 
avait  sans  doute  un  sens  générique ,  de  même  que  celui  de 
cety?nbrian^  appliqué  à  une  construction  quelconque  de 
bois ,  de  pierre ,  ou  d'argile.  On  a  trouvé  des  sceattas  sans 
croix  fabriqués  sans  doute  par  les  Saxons  avant  qu'ils  eussent 
embrassé  lechrislianisme;  sur  l'un  deux,  on  litlenomd'Ethel- 
bert ,  Roi  de  Kent,  qui  depuis  fut  converti  par  Augustin.  Les 
grossières  elïîgies  d'animaux  observées  sur  certaines  de  ces 
pièces  se  retrouvaient  probablement  sur  les  drapeaux  du  pays. 
On  a  vu  des  sceattas  à  la  croix  des  royaumes  de  Kent ,  de 
Mercie ,  d'Estanglîe ,  et  de  Wessex.  On  n'a,  pour  fixer  leur  va- 
leur, d'autres  données  que  les  dispositions  pénales  détermi- 
nant le  taux  des  compositions  ou  peines  pécuniaires.  Dans  la 
loi  d'Atthelstan  de  924,  le  sceatta  équivaut  à-peu-près  à  un 
penny,  bien  que  Clarke  ne  lui  attribue  d'autre  valeur  primi- 
tive que  celle  d'un  farthing. 

C'est  dans  le  code  (ïlna  qu'il  est  question  pour  la  première 
fois  du  penny  (1  24®  de  la  livre).  Une  loi  de  Canut  au  dou- 
zième siècle  mentionne  le  demi-penny  comme  le  prix  de  la 
quantité  de  cire  que  chaque  charrue  doit  à  l'église.  Les  deux 
seules  pièces  de  ce  nom  qu'on  ait  découvertes  sont  du  règne 
d'Edouard  1*"";  l'une  a  été  trouvée  par  Buding  dans  la  biblio- 
thèque Bodléienne ,  l'autre  fait  partie  des  médailles  de  M. 
Tyssen  au  Musée  britannique. 

Le  farthing ,  ou  quart  (^fourthing)d\i])eimy  est  mentionné 


KOUVELLES    DES    SCIENCES.  15^ 

dans  la  bible  saxonne ,  mais  aucun  ne  figure  dans  nos  nié- 
daillers.  Le  sfica^  de  cuivre  ,  correspondant  au  liard  de 
France,  n'avait  cours  ou  du  moins  n'était  fabriqué  que  dans 
la  JXorihunibrie.  Il  n'en  est  question  que  dans  les  extraits  de 
l'évangile  de  Saint- JMarc,  où  l'on  nomme  stycas  les  deux 
piécettes  formant  le  farthing. 

La  seconde  classe  comprend  le  poiind  (  la  livre  sterling) , 
le  shilling,  le  maneus,  le  thrymsa,  le  marc  et  Yora.  Le 
pound  était  adopté,  comme  valeurnominale,  ou commepièce 
de  monnaie  ,  il  représentait  240  pennys.  Mais  Clarke  observe 
que  lorsqu'on  payait  en  petite  monnaie  plus  d'un  àenù-pound; 
le  créancier  exigeait  en  outre  deux  shillings  par  pound,  pour 
parfaire  le  poids  de  l'argent,  ou  compléter  ce  qui  manquait 
au  titre  du  billon  donné  en  paiement.  Le  shilling  était  de  six 
pences  avant  le  règne  D'Athelstan;  mais  dans  une  de  ses  lois- 
il  est  question  d'un  shilling  de  quatre  pences  ;  on  y  lit  en 
effet  une  disposition  qui  établit  sous  le  nom  de  shilling  du 
roi  un  subside,  de  /id.  sur  30  d.  de  propriété;  dans  un  autre 
on  évalue  indislinclement  un  mouton  à  U  d.  on  1  sh. 
^Le  thrymsa  a  été  évalué  6  d.  4  d.  et  3  deniers;  cette  der- 
nière estimation  établissant  un  intermédiaire  p.nive  le  shilling 
deo  d.  et  le  penny,  paraît  se  rapprocher  le  plus  de  lavérité.  On 
suppose  que  si  le  trymsa  était  une  monnaie  effective,  il  n'a- 
vait cours  que  dans  l'Estanglie  et  dans  les  autres  provinces 
commerçantes  du  royaume. 

Le  manciis  est  considéré  par  quelques  auteurs  comme  une 
monnaie  italienne,  par  d'autres  comme  une  monnaie  du  pays. 
Alfric ,  dans  sa  grammaire  latine  saxonne ,  l'évalue  30  d.  ou  6 
sh.  ;  une  loi  saxonne  se  seit  indiflércmmenl  de  ces  deux  ter- 
mes de  comparaison  pour  déterminer  le  montant  de  l'amende 
représentant  la  valeur  d'un  bœuf. 

Quant  au  marc  et  à  Yora  on  conjcclui-e  que  les  Danois 
les  ont  introduits  en  Angleterre  ,  et  qu'ils  n'avaient  cours  que 
parmi  eux.  Le  premier  valait  20  sh.  saxons  ou  100  d.,  et  le 
second  12  d. 


160  NOUVELLES    DES    SCIENCES. 

Les  ailciennes  monnaies  saxonnes  qui  nous  restent  sont  en 
général  d'un  tiavaii  fort  grossier.  Les  lettres  sont  irrégulières, 
inégales,  surtout  dans  celles  d'Alfred.  Celles  d'Offa  se  distin- 
guent cependant  par  une  élégance  de  gravure ,  une  netteté 
d'exécution ,  qu'il  faut  attribuer  aux  graveurs  italiens  que  ce 
prince  avait  amenés  en  Angleterre  à  son  retour  de  Rome. 

La  pièce  la  plus  ancienne  où  l'on  lise  le  nom  d'un  graveur, 
est  un  penny  d'Egbert,  roi  de  Kent  de  695  ;  la  première  où  l'on 
remarque  le  nom  du  lieu  de  fabrication  (  Canlorbery  ),  est 
un  sceatta  de  Baldred,  roi  de  Kent,  de  805.  Quelques-unes 
des  monnaies  de  Toctarcliie  indiquent  le  nom  du  roi ,  avec  ou 
sans  le  nom  du  royaume  ;  c'est  ainsi  qu'on  y  lit  Alfred  Rex, 
ou  Alfred  rex  A nglorum, ,  Althelstan  rex  iotius  BHtanniœ: 
Bien  que  Canut  s'intitulât  dans  ses  dépêches ,  rex  Atigliœ , 
Daniœ,  JSorvegiœ  et  Sucecice ,  il  se  contentait  sur  ses  mon- 
naies du  titre  de  l'ex  Anglorum. 

On  n'a  pas  encore  éclairci  la  question  de  l'existence  des 
pièces  d'or  chez  les  Saxons;  on  est  réduit  à  de  vagues  con- 
jectures sur  celles  découvertes  dans  le  siècle  dernier,  et 
décrites  par  Pegge,  North  et  autres  archéologues.  Les  rai- 
sonsMe  douter  résultent  principalement  de  ce  qu'on  n'en  voit 
aucune  dans  les  médaillers  les  plus  riches.  Los  raisons  de 
décider  sont  écrites  dans  les  lois  de  Canut  où  l'on  parle  de 
monnaies  d'or,  dans  certains  actes  d'acquisition,  tel  que  celui 
consenti  à  l'évêque  de  Durham,  d'un  domaine,  moyennant 
cent  vingt  mancus  de  l'or  le  plus  pur,  dans  quelques  lesta- 
mens,  et  autres  contrats.  Les  cabinets  de  médailles  étrangers 
et  spécialement  ceux  de  Suède  et  de  Danemark,  jetteraient 
une  grande  clarté  sur  cette  intéressante  question.  En  effet  si 
l'on  remarque  que  lors  des  irruptions  des  Danois ,  207,000  £ 
(plus  de  neuf  millions  de  notre  monnaie  ),  sortirent  du 
royaume  dans  l'espace  de  25  ans  à  titre  de  Danegelt  (  tribut 
danois)  ;  que  Canut  envoya  plus  tard  des  sommes  considéra- 
bles dans  ses  possessions  du  Danemark ,  et  qu'enfin  on  a  dé- 
couvert à  diverses  époques  dans  ce  pays  et  en  Suède  des  quau- 


NOUVELLES    DES    SCIENCES.  161 

tités  considérables  de  monnaie  anglo-saxonne,  comme  on  le 
voit  dans  la  Nova  litteraria  maris  Baltici(^  1699-1700  ), 
on  ne  pourra  contester  sérieusement  l'existence  des  monnaies 
d'or  saxonnes  ,  tant  qu'on  n'aura  pas  fait  une  élude  complète 
des  richesses  numismatiques  du  nord. 

€>f  (»cjrapl)tc.  —  UoîjttiKS. 

L'île  de  Candie ,  ses  ressources  et  ses  antiquités.  —  L'île 
de  Candie  ou  de  Crète,  nom  que  lui  donnent  les  Grecs,  n'a 
jamais  possédé  l'importance  politique  à  laquelle  sa  position 
géographique  semblait  devoir  l'appeler.  Son  nom  est  à  peine 
prononcé  dans  l'histoire  des  guerres  de  Perse  et  du  Pélo- 
ponèse  ;  les  Romains  n'y  attachaient  quelque  prix  qu'à  cause 
des  corps  de  mercenaires  qu'ils  y  levaient,  et  quand  les  Sar- 
rasins l'occupèrent,  ils  ne  la  regardèrent  que  comme  une 
pierre  d'attente  pour  arriver  à  leur  véritable  but  :  la  posses- 
sion de  l'empire  byzantin.  Il  y  a  environ  deux  siècles ,  les 
Vénitiens  se  flattèrent  d'y  trouver  un  moyen  de  conserver  leur 
prépondérance  dans  l'Orient,  et  de  protéger  leur  commerce 
expirant  avec  le  Levant.  Quand  les  Turcs  l'attaquèrent,  le 
pape  exhorta  vivement  les  monarques  catholiques  à  la  dé- 
fendre ,  comme  l'un  des  plus  puissans  boulevards  du  chris- 
tianisme; cependant  ils  la  laissèrent  prendre,  et  Venise  n'y 
perdit  pas  grand'chose.  Candie  possède  des  ressources  1res 
variées;  un  sol  fertile  et  un  climat  salubre.  Ses  principales 
productions  sont  :  le  froment  en  abondance,  de  bons  vins,  des 
huiles  excellentes ,  du  miel  et  diverses  espèces  de  gomme.  Les 
moutons  de  l'île  de  Candie  donnent  une  laine  extra-fine.  La 
canneà  sucre  et  lepalmier  yréussissentbien.  Leblésemédans 
la  plaine  d'Apokorona ,  rend ,  année  commune  ,  quinze  à  vingt 
pour  un.  On  assure  que  trois  mesures  d'orge  en  ont  produit ,  il 
n'y  a  paslong-iemps  quatre-vingt-dix.  Les  oliviers  d'Apokorona 
sont  en  général  petits  et  ne  ressemblent  guère  aux  magnifiques 

VIII.— 4°   SÉRIE.  11 


162  NOUVELLES    DES    SCIENCES. 

arbres  de  Selino.  Un  riche  Turc ,  qui  a  été  envoyé  en  exil  à 
Candie,  possède  seize  mille  pieds  d'oliviers  ,  et  leur  produit, 
année  commune,  ne  dépasse  pas  3000  niislala.  Les  villa- 
geois estiment  la  consommation  en  huile  de  chaque  famille,  à 
quatre  ocas  et  demi  par  semaine.  Chaque  pied  d'olivier  se 
vend  de  15  à  20  piastres  ;  il  y  en  a  qui  valent  jusqu'à  30  pias- 
tres ,  et  l'on  trouve  même  par-ci  par-là  quelques  arbres 
d'une  beauté  extraordinaire  qui  dépasseraient  le  double  de 
cette  somme.  Le  terrain  sur  lequel  les  oliviers  sont  plantés 
vaut  100  piastres  la  mesure  ,  quand  il  est  bon.  Un  capital 
placé  en  terre  rapporte  aux  prix  que  nous  venons  d'indiquer 
30  à  35  p.  %•  Aussi  oalcule-t-on  communément  le  prix  de  la 
terre  à  trois  années  de  revenu.  L'argent  placé  sur  hypothèques 
rapporte  15  p.  7o  »  et  même  davantage.  Cela  ne  doit  pas  étonner  ; 
car  le  pays  est  très  fertile  ,  et  l'argent  consacré  à  la  culture  de  la 
terre  procure  un  si  grand  bénéfice,  que  l'emprunteur  peut,  sans 
inconvénient,  donner  18  et  même  20  pour  %  pour  son  usage. 
Indépendamment  du  blé  et  de  l'huile ,  l'île  de  Candie  produit 
encore  des  citrons,  des  oranges  et  toutes  sortes  de  fruits.  La 
canne  à  sucre  et  le  palmier  y  réussissent  bien.  On  y  trouve  en 
grande  quantité  le  ciste ,  qui  produit  le  laudanum  ;  enfin  l'île 
de  Candie  exporte  beaucoup  de  savon.  Mais,  ce  qui  rendra  tou- 
jours presque  nulles  les  relations  de  Candie  avec  les  pays 
étrangers ,  c'est  qu'elle  n'a  qu'un  très  petit  nombre  de  ports ,  et 
d'un  difficile  accès.  Les  seuls  qui  offrent  quelque  impor- 
tance ,  sont  ceux  de  Candie ,  de  Canée  et  de  Retimo. 

Les  antiquités  de  Candie  sont  plus  remarquables  par  leur 
solidité  que  par  leur  beauté  :  on  y  trouve  cependant  quel- 
ques restes  de  sculpture  dignes  des  plus  beaux  temps  de  la 
Grèce.  Ainsi  la  fontaine  de  Megalo-Kaskau  aurait  été  digne 
d'occuper  une  place  à  l'Acropolis  d'Athènes.  Un  objet  plus 
intéressant  encore,  c'est  le  sarcophage  qui  a  été  trouvé  à 
Arvi,  et  qui  est  maintenant  en  Angleterre.  Il  représente  une 
fête  de  Bacchus  et  offre  plusieurs  détails  curieux.  La  bac- 
chante nue,  que  l'on  voit  à  gauche,  joue  d'un  tympanus, 


NOUVELLES   DES   SCIEîîCES.  16S 

instrument  plus  usité  dans  le  culte  de  Rhée.  Indépendamment 
de  lions,  de  tigres  et  de  panthères,  il  s'y  trouve  un  éléphant 
qui  indique  clairement  que  ce  bas-relief  se  rapporte  à  l'ex- 
pédition de  Cacchus  aux  Indes.  La  ligure  du  dieu  est  plus 
efféminée  qu'à  l'ordinaire,  et  il  embrasse  Ampelos  avec  une 
tendresse  toute  particulière.  Du  reste,  on  voit  sur  ce  beau 
monument  Silène,  Pan,  des  centaures,  des  satyres,  etc.,  et 
l'un  des  côtés  représente  le  dieu  Pan  tourmenté  i)ar  deux  petits 
amours  pleins  de  malice.  Un  tel  sujet  nous  semble  trop  gai 
pour  un  tombeau  ;  mais  les  adorateurs  du  dieu  du  vin  étaient 
sans  doute  de  bons  vivans,  et  leur  paradis  pouvait  bien  avoir 
quelque  rapport  avec  celui  de  Mahomet. 

Candie  avait  été  fortifiée  à  grands  frais  par  les  Vénitiens  ; 
sous  les  Turcs,  les  ouvrages  sont  tombés  en  ruines.  Le  port  de 
Candie  n'est  aujourd'hui  qu'un  simple  bassin, formé  par  deux 
môles  qui  s'avancent  d'environ  cent  toises  dans  la  mer,  en  se 
rapprochant  par  leurs  extrémités,  lesquelles  sont  défendues 
par  des  forts.  Celui  qui  se  trouve  à  la  tête  de  la  jetée  occiden- 
tale renferme  un  phare  très  nécessaire  pour  mettre  les  navires, 
qui  arrivent  la  nuit ,  en  état  de  distinguer  l'entrée  du  port  ;  car, 
telle  est  la  force  du  courant  oriental  qui  règne  sur  la  côte ,  que , 
pour  peu  que  l'on  manque  l'entrée,  on  court  grand  risque  de 
faire  naufrage  contre  les  rochers  dont  le  rivage  est  bordé,  ou 
bien  si  l'on  échappe  à  ce  danger,  on  perd  du  moins  un  temps 
précieux  à  faire  remonter  le  bâtiment  contre  le  courant.  Les 
deux  châteaux  qui  défendent  le  port  sont  en  si  mauvais  état 
qu'ils  ne  paraissent  pas  pouvoir  supporter  même  l'ébranlement 
que  leur  communiquerait  la  déchai'ge  de  leurs  propres  pièces. 
Le  chenal  qui  les  sépare  s'ouvre  vers  l'orient ,  et  est  si  éiroitque 
deux  petits  bàtimens  peuvent  à  peine  y  passer;  mais  le  port 
se  trouve  par  là  abrité  contre  tous  les  vents.  Il  est  aujourd'hui 
presque  comblé  par  le  sable  et  par  les  décombres  de  l'arse- 
nal cl  des  chantiers  vénitiens,  de  sorte  que  des  navii-es  de 
cent  lonueaux  peuvent  seuls  y  entier.  Les  grands  vaisseaux 
iont  obligés  de  jeter  l'ancre  sous  l'île  de  Standia,  à  environ 

11. 


164  NOUVELLES    DES    SCIENCES, 

trois  milles  du  port ,  où  ils  sont  abrités  contre  le  vent  du  nord- 
est  qui  règne  sur  celle  côte  pendant  la  plus  grande  partie  de 
l'année. 

La  situation  de  Canée  est  un  peu  plus  favorable.  Le  port 
est  assez  spacieux;  il  est  formé  par  un  môle  long  et  étroit, 
construit  sur  la  prolongation  du  bastion  nord-est  de  la  ville 
et  qui  s'étend  parallèlement  au  rempart  maritime ,  sur  pres- 
que toute  sa  longueur.  Vers  le  milieu  se  trouvent  les  restes 
d'un  vieux  château;  ils  se  terminent  par  une  tour  circulaire 
qui  tombe  aussi  en  ruines.  Tout  cet  ouvrage  est  dans  l'état 
te  plus  misérable ,  et  s'il  existe  encore ,  c'est  grâce  à  une  ran- 
gée d'écueils  à  fleur  d'eau ,  qui  lui  servent  à-la-fois  de  fonda- 
tions et  de  défense  contre  la  fureur  des  vagues.  L'entrée  du 
port  est  placée  entre  la  tour  ruinée  et  une  batterie  élevée  qui 
termine  les  fortifications  de  la  ville,  du  côté  du  couchant.  Le 
chenal  est  profond ,  mais  étroit ,  et  tout-à-fait  ouvert  du  côté 
du  nord.  Le  mouillage  est  par  conséquent  exposé  à  une  mer 
très  haute  toutes  les  fois  que  le  vent  souffle  de  ce  côté. 

Quant  à  Retinio,  son  commerce  est  grandement  déchu,  par 
suite  du  mauvais  état  du  port;  le  môle  qui  le  formait  a  pres- 
que entièrement  disparu ,  et  le  sable  et  la  vase  s'y  sont  accu- 
mulés à  tel  point ,  qu'aucun  bâtiment  de  plus  de  trente  ton- 
neaux ne  peut  y  mouiller. 

En  parlant  des  ports  de  l'île  de  Candie,  il  ne  faut  pourtant 
pas  oublier  la  baie  de  Suda  :  elle  est  belle ,  vaste ,  abritée 
contre  tous  les  vents,  et  ses  bords  offrent  des  points  de  vue 
magnifiques.  Elle  s'étend  jusqu'à  six  milles  dans  l'intérieur 
des  terres;  sa  largeur  moyenne  est  d'environ  trois  milles; 
mais  à  son  entrée ,  elle  n'a  qu'un  mille ,  et  vers  le  centre  de 
cet  étroit  chenal ,  ou  pour  mieux  dire  dans  l'intérieur  de  la 
baie,  se  trouvent  deux  îles  basses  et  rocailleuses,  dont  la 
plus  grande ,  occupée  par  la  petite  forteresse  de  Suda ,  com- 
mande complètement  l'entrée.  La  baie  s'ouvre  vers  l'orient, 
mais  elle  est  protégée  de  ce  côté  par  un  promontoire  élevé. 
Au  nord  et  au  midi,  la  baie  est  entourée  de  montagnes;  maii 


NOUVELLES    DES    SCIENCES.  16S 

du  côté  du  couchant,  une  campagne  à-peu-près  unie  s'étend 
jusqu'à  Canée. 

Il  y  a  moins  de  différence  qu'on  ne  serait  tenté  de  le  croire, 
entre  les  mahométans  et  les  chrétiens  natifs  de  Candie  sous  le 
rapport  des  mœurs.  Les  uns  et  les  autres  boivent  du  vin  avec 
excès  et  ont  une  foi  superstitieuse  dans  les  démons  des  mon- 
tagnes, de  l'air  et  des  eaux ,  superstition  qui  leur  a  été  trans- 
mise par  leurs  ancêtres.  En  aucune  contrée  du  Levant,  la 
croyance  aux  vampires,  qu'ils  appellent  Katakhanès,  n'est 
aussi  générale  que  dans  celte  île.  Voici  un  récit  fait  il  n'y  a 
pas  long-temps  à  un  voyageur  anglais  ,  M.  Pashley,  qui  1® 
rapporte  dans  les  termes  mêmes  qu'il  lui  a  été  raconté.  Cette 
légende  se  rapproche  beaucoup  par  le  fond  et  la  forme  de 
celles  que  le  moyen  âge  a  léguées  aux  contrées  de  l'Occident. 

«  Un  jour  le  village  de  Kalikrati ,  dans  le  district  de  Sfakià , 
fut  visité  par  un  Katakhanès ,  et  les  habitans  s'efforcèrent  ea 
vain  de  découvrir  qui  il  était  et  d'où  il  venait.  Ce  Katakhanès 
tuait  non-seulement  les  enfans  ,  mais  encore  les  adultes ,  et  il 
étendit  ses  ravages  jusqu'aux  villages  des  environs.  11  avait 
été  enterré  dans  l'église  de  Saint-George  à  Kalikrati ,  et  une 
arche  avait  été  construite  au-dessus  de  sa  tombe.  Or,  un  ber- 
ger, gardant  ses  moutons  et  ses  chèvres  auprès  de  l'église ,  et 
ayant  été  surpris  par  une  averse,  vint  se  réfugier  sous  l'arche 
du  tombeau.  Après  avoir  oté  ses  armes  pour  prendre  du  re- 
pos ,  il  les  posa  en  croix  à  côté  de  la  pierre  qui  lui  tenait 
lieu  d'oreiller. 

ce  La  nuit  vint.  Le  Katakhanès,  sentant  alors  le  besoin  de 
sortir  pour  faire  du  mal  aux  hommes ,  dit  au  berger  :  «  Com- 
père, lève-toi  de  là,  car  j'ai  des  affaires  qui  m'obligent  de 
sortir.  »  Le  berger  ne  répondit  ni  la  première  fois,  ni  la  se- 
conde, ni  la  troisième  ;  car  il  supposa  que  le  Katakhanès  était 
l'auteur  de  tous  les  crimes  commis  dans  la  contrée.  En  con- 
séquence ,  la  quatrième  fois  qu'il  lui  adressa  la  parole ,  il  dit  ; 
«  Je  ne  me  lèverai  point  de  là ,  compère ,  car  je  crains  que  tu 
ne  vailles  pas  grand'chosc ,  et  lu  pourrais  me  faire  du  mal  f 


166  KOTJTELLES    DES    SCIENCES. 

mais  s'il  faut  que  je  me  lève ,  jure  par  Ion  linceul  que  tu  ne 
me  toucheras  pas,  et  alors  je  me  lèverai.  ))  Et  le  Katakhanès 
ne  prononça  pas  les  paroles  qu'on  lui  demandait;  toutefois, 
le  berger  persistant  à  ne  pas  se  lever ,  il  finit  par  faire  le  ser- 
ment qu'on  exigeait  de  lui.  Sur  ce,  le  berger  se  leva  et  ôta 
ses  armes  du  tombeau;  alors  le  Katakhanès  sortit,  et  après 
avoir  salué  le  berger,  il  lui  dit  :  «  Compère,  il  ne  faut  pas 
que  tu  t'en  ailles;  reste  assis  là,  car  j'ai  des  affaires  dont  il 
est  n(''cessaiie  que  je  m'occupe;  mais  je  reviendrai  en  moins 
d'une  heure,  et  j'ai  quelque  chose  à  te  dire.  »  Le  berger, 
donc,  l'attendit,  et  le  Katakhanès  s'en  alla  à  environ  dix  milles 
de  là,  où  vivaient  deux  jeunes  époux  nouvellement  mariés, 
et  il  les  égorgea  tous  deux.  A  son  retour,  le  berger  s'aperçut 
que  les  mains  du  Katakhanès  étaient  souillées  de  sang;  et 
qu'il  portait  un  foie,  dans  lequel  il  soufflait,  comme  font  les 
bouchers,  pour  le  faire  paraître  plus  grand,  ce  Asseyons-nous, 
compère,  lui  dit  le  Katakhanès,  et  mangeons  le  foie  que  j'ap- 
porte. »  Mais  le  berger  fit  semblant  de  manger;  il  n'avalait 
que  le  pain  et  laissait  tomber  les  morceaux  de  foie  sur  ses  ge- 
noux. Or,  quand  le  moment  de  se  séparer  fut  arrivé,  le  Ka- 
takanès  dit  au  berger  :  «  Compère ,  ce  que  lu  as  vu ,  il  ne  faut 
point  en  parler ,  car,  si  tu  le  fais,  mes  vingt  ongles  se  fixeront 
dans  la  chair  et  dans  celle  de  les  enfans.  «Malgré  cela,  le 
berger  ne  perdit  point  de  temps  ;  il  alla  sur-le-champ  tout 
déclarer  à  des  prêtres  et  à  d'autres  personnes ,  et  on  se  rendit 
au  tombeau,  dans  lequel  on  trouva  le  corps  du  Kalakanès,  pré- 
cisément dans  l'état  où  il  était  quand  on  l'enterra  ;  néanmoins 
tout  le  monde  fut  convaincu  que  c'était  lui  qui  élait  cause  des 
maux  qui  pesaient  sur  le  pays.  On  rassembla  donc  une  grande 
quantité  de  bois  que  l'on  jeta  dans  la  tombe ,  et  on  brûla  le  ca- 
davre. Le  berger  n'était  pas  présent  ;  mais  quand  le  Katakhanès 
fut  à  moitié  consumé,  il  arriva  pour  voir  la  fin  de  la  cérémonie, 
et  alors  le  Katakhanès  ciacha,  pour  ainsi  dire,  une  goutte  de 
sang,  qui  tomba  sur  le  pied  du  berger,  et  son  pied  se  dessécha 
comme  s'il  eût  été  consumé  par  le  feu.  Quand  on  vit  cela ,  on 


NOUVELLES    DES    SCIENCES.  167 

fouilla  avec  soin  clans  les  cendres  et  on  y  trouva  l'ongle  du 
petit  doigt  du  Katakhanès,  et  on  le  brûla  aussi.  » 

Telle  est  la  terrible  histoire  du  vampire  de  Kalikrati.  C'est 
sans  doute  au  goût  qu'on  suppose  à  ces  êtres  malfaisans 
pour  le  foie  humain  qu'il  faut  attribuer  cette  exclamation  que 
Tavernicr  attribue  à  une  femme  Candiote  :  ce  J'aimerais  mieux 
manger  le  foie  de  mon  enfant!  » 

Parmi  les  idées  superstitieuses  (pie  les  habitans  de  cette 
île  partagent  avec  tous  ceux  de  la  Grèce  et  de  la  Turquie , 
il  faut  complep  la  répugnance  qu'ils  ont  à  offrir  du  savon  à 
quelqu'un;  ils  disent  que  cela  efface  l'amitié. 

6t0Cii*apl)ic. 

JSotice  sur  le  clocfem'  Henry  de  Manchester.  —  Le  doc- 
teur Henry  vient  d'être  enlevé  aux  sciences  et  à  l'industrie 
dans  la  vigueur  de  l'âge.  Cet  habile  chimiste  naquit  à  Man- 
chester, où  il  commença  ses  premières  études,  qu'il  termina 
ensuite  à  l'université  d'Edimbourg.  Il  fut  le  condisciple  et 
l'ami  de  Brougham ,  de  Jeffrey  et  de  plusieurs  autres  person- 
nages qui  sont  parvenus,  comme  lui,  à  un  haut  degré  de 
célébrité.  Lord  Brougham  n'oublia  jamais  cette  tendre  amitié 
de  collège;  il  en  donna  une  nouvelle  preuve  en  1835,  dans 
son  adresse  à  l'institution  de  Manchester  :  «  J'aperçois,  dit-il, 
«  parmi  vous  un  ancien  et  bon  ami ,  un  homme  d'une  grande 
«  habileté  et  d'un  grand  savoir,  votre  concitoyen  le  docteur 
«  Henry,  etc.  »  Sa  famille  voulut  en  faire  un  médecin;  son 
génie  en  fit  un  chimiste.  Après  avoir  terminé  ses  éludes  mé- 
dicales, sa  santé  se  trouva  altérée ,  et  son  père  eut  besoin  de 
sa  coopération  dans  ses  travaux  manufacturiers;  Henry  aban- 
donna sa  clientelle  avec  d'autant  plus  de  plaisir  que  son  goût 
dominant  l'entraînait  sans  cesse  vers  les  recherches  chimiques. 
Par  la  suite ,  il  prouva  que  l'esprit  des  affaires  n'est  pas  toujours 
incompatible  avec  les  grands  succès  scientifiques.  Après  avoir 


168  NOUVELLES    DES    SCIENCES. 

soigneusement  étudié  les  divers  auteurs  qui  ont  écrit  sur  la  chi- 
mie ,  le  docteur  Henry  professa  cette  science  à  Manchester , 
et  fit  construire  des  appareils  et  des  instrumens  d'un  prix  très 
élevé ,  pour  se  livrer  à  des  expériences  du  plus  haut  intérêt. 
Son  cours  fat  publié  en  un  volume,  qui  a  eu  plusieurs  éditions 
et  a  été  regardé  comme  un  excellent  traité  de  chimie  ;  il  est 
remarquable ,  tant  par  la  précision  et  la  clarté  des  faits  que 
par  l'élégance  du  style.  Ce  chimiste  a  également  coopéré  aux 
Transactions  philosophiques  de  la  Société  Royale  de  Londres, 
aux  mémoires  de  la  Société  Littéraire  et  Philosophique  de 
Manchester,  ainsi  qu'à  plusieurs  autres  recueils  scientifiques. 
Lors  de  l'application  du  gaz  hydrogène  bicarboné  à  l'éclai- 
rage, il  fut  un  des  premiers  à  déierminer  sa  composition,  son 
mode  d'analyse  et  les  inconvéniens  auxquels  celle  applica- 
tion peut  donner  lieu.  Ses  investigations  sur  les  combinaisons 
des  gaz  par  volumes ,  leur  absorption  par  l'eau ,  l'emploi  de 
l'éponge  de  platine  de  Dobereiner  pour  les  analyses  des  gaz ,  et 
un  grand  nombre  d'autres  inléressans  sujets,  qui  ont  exigé 
autant  de  connaissance  que  d'habileté,  ont  contribué  à  ac- 
croître sa  réputation.  Jamais  chimiste  ne  fut  plus  impartial, 
plus  exact,  et  ne  porta  plus  de  soin  dans  ses  expérimentations  ; 
comme  Davy,  Priestley  et  Wollaston,  il  acquit  une  haute  ré- 
putation littéraire.  Avec  tant  d'élémens  de  bonheur,  on  a 
peine  à  concevoir  que  le  docteur  Henry  ait  pu  mettre  fin  à  ses 
jours.  Plusieurs  circonstances  furent  les  avant-coureurs  de  sa 
mort  :  depuis  quelques  mois ,  il  était  privé  du  sommeil  ;  son 
imagination  était  très  exaltée  ;  il  était  dans  un  état  d'agitation 
continuelle;  il  ne  pouvait  rester  nulle  part.  Son  biographe 
fait  observer,  à  ce  sujet,  que  c'est  peut-être  là  cette  véritable 
constitution  d'une  intelligence  supérieure,  continuellement 
en  action,  qui  l'expose  à  ce  manque  d'équilibre  normal.  L'es- 
prit transcendant  de  Newton  subit  cette  triste  condition  de 
l'humanité  ;  l'aimable  et  pieux  Cowper  fut  martyr  de  l'alié- 
nation mentale  ;  et  les  derniers  jours  du  Tasse,  de  Collin ,  de 
Swift,  etc.,  ont  été  obscurcis  par  de  mystérieuses  visions. 


NOUVELLES   DES   SCIENCES.  169 

L'intelligence  humaine,  ajoute-t-il,  pourraii  être  comparée, 
jusqu'à  un  certain  point,  à  une  goutte  de  rosée  exposée  aux 
rayons  du  soleil;  plus  elle  est  brillante,  et  plus  tôt  elle  s'éva- 
pore. Le  docteur  Henry  est  mort  le  2  septembre  1836;  il  fut 
enterré ,  le  7  au  matin ,  dans  le  cimetière  de  la  chapelle  de 
Cross-Street ,  à  ^Manchester  ;  son  cercueil  fut  déposé  sur  ce- 
lui de  son  honorable  père.  La  conversation  du  docteur  Henry 
était  attrayante,  vive,  enjouée,  et  sans  cesse  variée  par  de 
piquantes  anecdotes.  Propriétaire  d'un  magnifique  établisse- 
ment, il  y  exerçait  l'hospitalité  avec  une  cordialité  parfaite, 
et  se  distinguait  surtout  par  sa  libéralité  et  son  patronage 
actif  envers  les  jeunes  adeptes  de  la  science. 

3nîïU6trif. 

Recherches  sur  les  toiles  des  momies  d'Egrjpte  ,•  leur 
fabrication  et  leur  teinture  chez  les  anciens,  parlâmes 
Thomson ,  es(f.  —  L'exhibition  récente  d'une  momie  à 
Londres  et  le  déroulement  des  bandelettes ,  qui  en  a  été  fait , 
nous  décide  à  insérer  quelques  fragmens  du  curieux  travail  de 
sir  James  Thomson  sur  la  fabrication  des  toiles  dans  l'antiquité. 

Rouelle,  dans  les  Mémoires  de  l'Académie  royale  des 
Sciences,  année  1750  ;  Larcher,  le  traducteur  à' Hérodote  , 
dans  ses  notes ,  et  le  savant  John  Reinhold  Forster,  dans  son 
traité  de  Bysso  Antiquorum  ,  ont  cherché  à  prouver  que  les 
toiles  de  momies  d'Egypte  avaient  été  fabriquées  avec  du 
coton.  Leur  opinion  fut  adoptée  par  les  savans  d'Europe  ; 
mais  Rouelle ,  Larcher  et  Forster  se  bornèrent  à  dire  qu'après 
avoir  examiné  les  bandes  de  diverses  momies  qu'ils  ont 
désignées,  et  dont  plusieurs  ont  été  soumises  à  mes  in- 
vestigations, ils  les  ont  trouvées  faites  avec  du  coton.  Je 
suis  forcé  d'avouer  que  je  n'ai  trouvé  aucune  preuve  en 
faveur  de  leur  assertion ,  et  qu'il  m'a  été  impossible  de  me 
ranger  à  de  semblables  conclusions.  La  différence  tant  dans 


170  NOUVELLES    DES    SCIENCES. 

le  poids  spécifique  que  dans  le  pouvoir  conducteur  du  lin 
et  du  colon  pourrait  les  faire  distinguer:  il  est  même  peu 
de  personnes  habituées  à  l'usage  de  ces  deux  matières  qui  ne 
puissent  les  distinguer  au  tact  ;  mais  ces  échantillons  n'ayant 
en  général  guère  plus  de  surface  qu'un  shilling ,  je  n'ai  pu 
me  livrer  à  de  semblables  épreuves  qui  eussent  exigé  de  bien 
plus  grandes  surfaces.  Tous  les  moyens  que  j'ai  employés  ne 
m'ont  offert  que  de  l'incertitude.  Je  crus  cependant  reconnaître 
luie  différence  dans  l'odeur  des  fibres  de  coton  et  de  lin  brûlées, 
ainsi  que  dans  l'uni  que  la  toile  de  ces  deux  fils  prenait 
quand  elle  était  lissée  avec  le  verre.  J'en  étais  là  de  mes  re- 
cherches quand  je  vins  à  penser  que  ,  si  la  charpie  de  coton 
n'était  pas  aussi  bonne  pour  les  plaies  que  celle  du  lin,  ce  pou- 
vait bien  être  à  cause  de  la  différence  de  leurs  fibres,  dont  les 
unes  sont  aiguës  et  angulaires,  et  les  autres  rondes  et  unies.  II 
me  parut  que  le  moyen  le  plus  simple  de  distinguer  le  lin  d'avec 
le  coton  serait  de  soumettre  leurs  fibres  à  l'examen  microsco- 
pique. Leuwenhoek  avait  déya.  entrepris  un  pareil  travail 
qu'il  publia  dans  le  douzième  volume  des  Transactions 
philosophiques.  N'ayant  point  de  microscope  à  ma  dispo- 
sition et  n'étant  pas  habitué  à  m'en  servir,  M.  Bauer,  dont 
les  recherches  microscopiques  ont ,  pendant  plusieurs  années, 
enrichi  les  Transactions  de  la  Société  royale,  voulut  bien  se 
charger  de  cet  examen.  Je  lui  remis  des  brins  de  coton  et  de 
lin ,  ainsi  que  des  fils  provenant  de  toiles  de  momies.  Peu  de 
jours  après,  j'en  reçus  une  lettre  dans  laquelle  il  me  disait 
que  tous  les  échantillons  de  toiles  de  momie  avaient  été  sou- 
mis à  ses  investigations.  Cette  lettre  était  accompagnée  d'un 
très  beau  dessin ,  représentant  les  fils  de  coton  aplatis  et  tordus 
en  lire -bouchon  ,  tandis  que  ceux  des  toiles  de  momie 
d'Egypte  étaient  droits  et  cylindriques.  Je  suis  parvenu  à  ob- 
tenir une  grande  variété  de  toiles  de  momie  au  Musée  Britan- 
nique, au  collège  royal  de  chirurgie,  au  musée  huntérien  de 
Glasgow ,  et  M.  Bauer  n'a  jamais  pu  y  découvrir  un  seul  brin 
de  coton. 


NOUVELLES    BES    SCIENCES.  171 

Les  filamens  de  colon  ,  examines  par  ce  savant  avec  le 
beau  microscope  achromatique  de  M.  Ploessl,  de  Vienne, 
ressemblent  à  des  tubes  iransparens  de  verre ,  aplatis  et 
tordus  autour  de  leur  axe,  resserrés  dans  le  milieu  comme 
un  8,  formant  des  demi -tubes  sur  chaque  côté,  lesquels 
donnent  à  la  fibre,  vue  sous  certaine  lumière,  l'apparence 
d'un  ruban  uni ,  ayant  une  espèce  de  bordure  à  chaque  côté. 
Cette  transparence  est  interrompue  par  de  petites  figures 
iiTégulières,  qui  sont  probablement  des  rides  produites  par  la 
dessiccation  de  ces  tubes.  La  torsion  en  tire-bouchon  des 
filamens  de  coton  les  dislingue  de  toutes  les  autres  fibres 
végétales  et  indique  la  maturité  complète  des  gousses;  car 
M.  Bauer  s'est  convaincu  que ,  lorsqu'elles  ne  sont  pas  mûres , 
les  fibres  qui  en  proviennent  sont  des  tubes  cylindriques 
simples  ,  non  tordus,  qui  ne  s'entortillent  jamais  après  avoir 
été  séparés  de  la  plante  ;  mais ,  quand  les  semences  sont 
mûres  avant  que  les  capsules  éclatent,  ces  tubes  cylindriques 
se  resseirentdans  le  milieu  et  prennent  la  forme  d'un  8.  Ces 
fibres  gardent  constamment  ce  caractère,  même  après  les 
diverses  opérations  qu'on  leur  fait  subir,  telles  que  le  cardage , 
le  lavage,  la  filature,  le  blanchiment ,  la  teinture,  l'impres- 
sion ,  et  même  après  que  l'étoffe  est  usée  et  réduite  en  lam- 
beaux ,  ou  convertie  en  papier,  M.  Bauer  assure  que,  au 
moyen  du  microscope  de  M.  Ploessl ,  il  peut  reconnaître  si 
des  chiffons  de  coton  ont  été  mêlés  avec  ceux  de  lin  dans  la 
fabrication  de  certains  papiers. 

Les  toiles  employées  pour  les- bandes  et  enveloppes  de  mo- 
mies sont  ordinairement  d'une  texture  très  grossière.  M.  Bcl- 
zoni  m'en  a  procuré  cependant  qui  étaient  très  remarquables 
par  leur  finesse.  Les  fils  de  la  chaîne  et  de  la  trame  étaient 
très  unis  et  bien  filés  ;  ceux  de  la  chaîne  étaient  doubles  et 
formés  par  deux  fils  plus  tins ,  tordus  ensemble  ;  ceux  de  la 
trame  étaient  simples.  La  chaîne  contenait  quatre-vingt-dix 
fils  dans  l'étendue  d'un  pouce ,  et  la  trame  quarante-quatre. 

L'examen  subséquent  d'une  grande  variété  de  toiles  de  momies 


172  NOUVELLES   DES    SCIENCES, 

démontre  que  cette  différence  entre  la  chaîne  et  la  trame 
était  propre  au  mode  de  fabrication  adopté  par  les  Egyptiens, 
et  que  la  chaîne  avait  quelquefois  deux,  trois  ou  même  quatre 
fois  autant  de  fils  dans  l'étendue  d'un  pouce  que  la  trame. 
Ainsi ,  une  toile ,  contenant  quatre-vingts  fils  de  chaîne  en 
un  pouce ,  d'une  finesse  de  vingt-quatre  écheveaux  à  la  livre , 
avait  quarante  fils  daus  la  trame  ;  une  autre  de  cent  vingt  fils 
de  chaîne  de  trente  écheveaux  à  la  livre  en  avait  quarante  de 
trame;  un  troisième  échantillon  avait  seulement  trente  fils 
dans  la  trame.  Cette  structure ,  si  différente  de  celle  des  toiles 
modernes , qui  ont  des  proportions  de  fils  presque  égales, pro- 
vient sans  doute  de  la  difficulté  de  conduire  la  chaîne  quand  la 
navette  est  jetée  par  la  main,  comme  c'était  lusage  et  comme 
on  le  pratique  encore  dans  l'Inde. 

M.  Sait  me  procura  aussi  plusieurs  échantillons  de  toiles 
antiques;  en  les  voyant,  je  crus  d'abord  que  les  plus  fines 
étaient  de  la  mousseline  des  Indes  ;  mais  ces  soupçons 
furent  bientôt  dissipés  par  les  observations  microscopiques 
de  Bauer,  qui  reconnut  qu  '  toutes,  sans  exception,  étaient 
fabriquées  avec  du  lin.  Les  plus  fines  semblent  être  faites 
avec  des  fils  de  près  de  cent  pelotons  à  la  livre  ,  et  avoir  cent 
quarante  fils  pour  la  chaîne  par  pouce  et  environ  soixante- 
quatre  pour  la  trame.  Un  échantillon  de  mousseline ,  qui  se 
trouve  dans  le  Musée  de  la  compagnie  des  Indes  (^East  India 
ffouse)  et  qui  est  la  plus  belle  production  des  métiers  du 
Decan ,  n'a  que  cent  fils ,  par  pouce ,  de  chaîne ,  et  quatre- 
vingt-quatre  de  trame.  Ces  fils,  quoique  filés  à  la  main,  ne 
formaient  pas  moins  de  deux  cent  cinquante  pelotons  à  la 
livre ,  et  donnaient  au  tissu  une  finesse  et  une  transparence 
sans  égales.  Plusieurs  de  ces  toiles  étaient  frangées  à  leurs 
extrémités  ;  une  d'elles  formait  une  sorte  d'écharpe  d'environ 
quatre  pieds  de  long  sur  vingt  pouces  de  large  :  elle  était 
frangée  à  ses  deux  bouts.  La  frange,  qui  était  semblable 
à  celle  des  châles  de  soie  de  nos  jours ,  était  composée  de 
trois  ou  quatre  fils  entortillés  ensemble ,   pour  en  former 


NOUVELLES    DES    SCIENCES.  173 

un  plus  fort ,  et  deux  de  ceux-ci  étaient  unis  et  noués  au 
milieu  et  à  l'extrémité  ,  pour  qu'ils  ne  se  défilassent  point. 
Les  lisières  et  les  bandes  de  toile  des  Egyptiens  sont  faites 
avec  le  plus  grand  soin  et  de  manière  à  les  préserver  de  tout 
dommage.  Plusieurs  échanlillons  de  belle  et  forte  toile  sont 
entourés  de  bandes  bleues  de  différens  modèles  ;  quelques-unes 
sont  alternées  par  des  raies  étroites  d'une  autre  couleur.  La 
largeur  totale  varie  d'un  demi-pouce  à  un  pouce  et  un  quart. 
Dans  ce  dernier  cas ,  on  y  distingue  sept  raies  bleues  :  la  plus 
grande  a  un  demi-pouce  de  largeur  et  est  la  plus  près  du  bord. 
Viennent  ensuite  cinq  raies  très  petites  ,  et  enfin  une  dernière 
raie  ,  qui  a  un  huitième  de  pouce  de  large.  Une  de  ces  toiles, 
la  plus  belle ,  a  une  bordure  d'un  demi-pouce  de  large ,  formée 
par  une  raie  bleue ,  suivie  de  trois  rayures  étroites  de  même 
couleur,  alternant  avec  trois  rayures  semblables  de  couleur 
fauve.  Cette  bordure  est  aussi  simple  qu'élégante.  Comme 
la  précédente  ,  elle  est  formée  par  des  fils  préalablement 
teints  avant  d'éire  tissés.  La  nature  de  la  couleur  fauve 
n'a  pu  être  déterminée.  Il  n'en  a  pas  été  de  même  de  la  bleue. 
L'eau  bouillante  ,  le  savon  et  les  alcalis  concentrés  ne  lui  ont 
fait  éprouver  aucune  altération  ;  l'acide  sulfurique ,  étendu 
de  manière  à  ne  point  attaquer  la  toile  ,  est  resté  sans  action 
sur  cette  couleur;  le  chlorure  de  chaux ,  au  degré  convenable, 
l'a  détruite  ;  l'acide  nitrique  concentré  l'a  d'abord  changée  en 
orangé,  et,  quelques  inslans  après,  l'a  également  détruite. 
Ces  faits  tendent  à  démontrer  que  la  couleur  bleue  prove- 
nait de  l'indigo.  Cette  couleur  était  probablement  inconnue  à 
Hérodote  ,  puisqu'il  n'en  fait  pas  mention.  Il  n'en  est  pas  de 
même  de  Pline,  qui,  sans  connaître  sa  nature  et  son  mode  de 
fabrication  ,  n'en  a  pas  moins  décrit  la  plus  caractéristique 
de  ses  propriétés  :  l'émission  de  cette  belle  couleur  purpu- 
rine quand  on  l'expose  à  la  chaleur.  Si  ses  commentateurs 
eussent  connu  la  sublimation  de  l'indigo ,  ils  eussent  évité 
bien  des  doutes  aux  savans. 
Parmi  les  échanlillons  de  toiles  provenant  du  Musée  Ilun- 


174  NOUVELLES   DES    SCIEÎS'CES. 

térien  de  Glasgow,  il  s'en  trouvait  un  d'un  rouge  de  brique 
pâle  ;  une  autre  momie ,  présentée  à  l'université  de  Londres 
par  M.  JMorillon ,  avait  une  enveloppe  de  la  même  couleiu', 
qui  était  inaltérable  par  l'eau  froide.  L'eau  distillée  bouillante 
l'enleva  complètement  dans  quelques  minutes.  Les  acides 
hvdrochlorique  et  sulfurique ,  étendus  d'eau  ,  n'exerçaient 
aucune  action  sur  elle  ;  les  solutions  alcalines  la  détruisaient 
immédiatement.  Les  échantillons  de  Glasgow,  vus  à  la  loupe , 
ofiraient  une  agglomération  de  grains  rouges,  disséminés  à 
travers  les  fds  de  la  toile.  Malgré  la  nature  fugace  de  la 
matière  colorante  du  safran  ou  carthanius  tinctoiniis ,  je 
suis  porté  à  croire  que  cette  couleur  lui  était  due.  Les 
particules  de  cette  couleur  rougeàtre,  observées  dans  les 
toiles  de  Glasgow,  se  sont  trouvées  aussi  quelquefois  dans 
les  toiles  teintes  par  le  safran.  Les  enveloppes  d'une  momie  de 
Londres  ,  qui  a  été  déroulée ,  ont  une  teinte  rosée  de  même 
nature;  la  nullité  d'action  des  acides  sur  cette  couleur  rouge 
et  l'action  prompte  qu'exercent  sur  elle  les  alcalis  les  plus 
affaiblis  sont  des  indices  caractéristiques  de  la  présence  du 
safran.  Cette  plante  a  été  depuis  long-temps  un  objet  impor- 
tant de  culture  en  Egypte,  et  il  est  très  probable  que  les  pi-e- 
miers  procédés ,  suivis  par  les  teinturiers  européens  pour 
l'employer,  viennent  de  cette  contrée ,  qui  fait  encore  une 
exportation  considérable  de  safran. 

Dans  la  momie  de  Glasgow,  il  y  avait  aussi  une  bande  de 
toile  d'environ  quatre  pouces  de  largeur,  qui  s'étendait  depuis 
le  sommet  de  la  tète  jusqu'aux  pieds  :  elle  était  d'une  couleur 
jaunâtre  ,  qui  était  encore  fraîche  sur  quelques  parties.  Il 
paraît  qu'on  n'avait  pas  employé  de  mordant  pour  fixer  cette 
teinture  ,  puisque  l'eau  froide  l'altérait  beaucoup.  Des  expé- 
riences ,  faites  sur  cette  couleur  et  sur  celle  qu'on  obtient  du 
safran,  traité  par  l'eau  froide,  avant  d'en  avoir  extrait  la 
coideur  rosée  ,  laissent  peu  de  doute  sur  son  identité. 

Quoique  le  siècle  d'oîi  date  la  préparation  de  ces  momies 
ne  soit  pas  connu ,  on  ne  peut  s'empêcher  cependant  de  le 


NOUVELLES   DES    SCIENCES.  175 

regarder  comme  appartenant  à  une  époque  très  reculée. 
Ce  fait  prouve  que  les  substances  attaquées  par  les  agens 
destructifs  combinés,  tels  que  la  chaleur,  la  lumière  et  l'hu- 
midité, sont  presque  inaltérables  quand  elles  sont  conser- 
vées sans  être  exposées  à  leur  action.  Ainsi  des  portions  de 
toile  ,  teintes  en  bleu,  qui  avaient  résisté  pendant  plusieurs 
siècles  dans  les  sépulcres  obscurs  et  secs  de  Thèbes,  exposées 
pendant  quelques  jours  au  soleil,  sur  l'herbe,  ont  perdu 
presque  toute  leur  couleur. 

Toutes  ces  toiles ,  soit  fines  ou  grossières ,  sont  plus  ou 
moins  altérées  ;  celles  qui  recouvraient  les  plus  belles  momies 
de  l'université  de  Londres  étaient  en  bon  état ,  relativement  aux 
autres,  quoiqu'elles  soient  évidemment  de  l'ancienne  Egypte. 
Nous  ajouterons  que  les  momies  factices  des  Arabes  ,  que 
Blumenbach  a  trouvées  dans  le  Musée  Britannique  ,  sont 
enveloppées  de  toiles  qui  ont  appartenu  à  de  véritables  momies 
égyptiennes.  Cela  est  facile  à  concevoir.  Il  y  a  une  si  grande 
quantité  de  ces  toiles  dans  les  caveaux  ou  sépulcres  de  celte 
contrée  ,  qu'elles  sont  devenues  un  objet  de  spéculation  pour 
les  fabricans  de  papier  d'Europe.  La  période  pendant  laqnelle 
la  coutume  des  embaumemens  prévalut  en  Egypte  embrasse 
une  longue  succession  d'^àges  depuis  le  premier  des  Pharaons 
jusqu'au  dernier  des  Ptolémées,  c'est-à-dire  pendant  plus  de 
vingt  siècles.  Les  échantillons  des  toiles  dont  nous  avons 
parlé  et  dont  la  beauté  et  la  finesse  le  disputent  à  nos  plus 
belles  mousselines,  attestent  qu'à  celte  époque  l'art  de  filer  et 
de  tisser  le  lin  avaient  acquis  un  haut  degré  de  perfection  en 
Egypte  ,  et  que  la  teintiu'e  par  l'indigo  y  était  également 
connue. 

Il  n'est  pas  impossible  que  de  nouvelles  recherches  fassent 
découvrir,  dans  les  anciens  sépulcres  et  dans  les  caisses  des 
momies,  d'autres  restes  de  toiles,  qui  pourraient  jeter  un  grand 
jour  sur  cet  intéressant  ob]ei  de  l'art  égyptien.  Mais  la  ques- 
tion, débattue  entre  les  savanssUr  la  nature  du /»?/.s-'^j/5  (toile  des 
anciens)  se  trouve  ,  par  ce  qui  précède  ,  complètement  réso^ 


176  NOUVELLES   DES   SCIENCES. 

lue.  Hérodote  a  fait  connaître  que  les  Egyptiens  envelop- 
paient leurs  morts  dans  la  toile  de  byssus  ;  mais  les  observa- 
tions microscopiques  de  M.  Bauer  ayant  démontré  que  les 
toiles  de  momies  étaient  faites ,  sans  aucune  exception ,  avec 
du  lin,  nous  devons  conclure  de  ce  fait  que  le  hyssus  des 
anciens  était  le  lin  (fiax). 

i^tatiôtiquc.  —  Sxmwit^. 

Nous  avons  publié  Tan  dernier,  dans  notre  livraison  de 
Janvier  1836,  une  histoire  complète  de  la  dette  en  Angle- 
terre et  de  ses  variations.  L'auteur,  s'étant  surtout  attaché  à 
traiter  cette  question  sous  le  point  de  vue  politique ,  a  négligé 
beaucoup  de  détails,  et  fait  disparaître  les  chiffres.  Voici  un 
tableau  numérique  dressé  par  ordre  du  Parlement  britan- 
nique ,  et  qui  présente  le  mouvement  de  la  dette  en  Angle- 
terre, pendant  un  siècle  et  demi;  travail  curieux  et  officiel 
qui  nous  a  paru  devoir  compléter  les  faits  généraux  énoncés 
dans  notre  premier  article. 

Tableau  présentant  le  tnonvemetil  de  la  dette  d' Angletey re 
depuis  1%SS  jusqu'en  1833. 

Capiial.  Aunuiféj. 

Dette  à  l'époque  de  la  révolution.  664,263^         30,855^ 

Dette  contractée  sous  le  règne  du 
roi  Guillaume 20,851,479        i,68i,404 

Alapaixde  Riswick,  1689.    .    .      21,515,742        1,721,259 
Pendant  la  paix 5,121,040  410,317 

Au  commencement  des  guerres  de 

lareine  Anne,  1702    ....      16,394,702        1, 310,942 
Pendant  la  guerre.    .    .    ;    .    .      35,750,661       2,040,416 

Alapaixd'Utrecht,  1713    .    v    ,     52,145,363       3,351,358 
Racheté  pendant  la  paix.    .    .    .       4,190,734       1,338,584 


KOrVELLES    DES   SCIEIVCES.  177 

Capital.  Annuités. 

En  1739  ,  avant  la  guerre,  .    .    .      49,754,629  2,012,774 

Emprunts  pendant  la  guerre    .    .      31,339,084  1,078,229 


A  la  paix  d'Aix-la-Chapelle,  1748.      79,293,713        3,091,003 
Racheté  pendant  la  paix.    .    .    .       4,96i,560  480,42s 


Au  commencement  delà  guerre  de 

7  ans,  1756 74,332,153  2,610,573 

Emprunté  pendant  la  guerre    .    .      64,533,277        2,241,476 


Lors  de  la  paix  de  Paris,  1763.     ,    138,865,430        4,852,051 
Racheté  pendant  la  paix.    .    .    .      lo, 281, 795  38o,480 


Au  commencement  de  la  guerre 

d'Amérique,    1775 128,583,635  4,471,571 

Emprunté  pendant  la  guerre.  .    .    121,267,993  149,444 


Au  commencement  delà  révolu- 
tion française,  1793    ....     244,118,635         9,302,328 
Emprunté  pendant  la  guerre   .    .    276,088,466       9,341,397 


A  la  paix  d'Amiens,  1802.  .    .    .    520,207,101      18,643,725 
Emprunte  pendant    les    guerres 
contre  l'Empire  français,  1803.    222,407,966        8,003,95i 


Le  premier  renversement  de  Bo- 
naparte, 1814 742,615,067       26,647,676 

Emprunts  pendant  les  cent-jours.      60,580,864        i, 480, 431 


Au  second  renversement  de  Bona- 
parte, 1815 803,195.931       28,128,107 

Racheté  pendant  la  première  an- 
née de  paix,  1816 14,579,27  7476,095 


en  1816 788,646,654       27,652,012 

Racheté  id.      .....        17,647,791  524,494 


en  1818 770,998,863       27,127,518 

Emprunté         id 34,895,360       1,18.3,221 


805,894,223       29^310,729 
YIIl. — 4^    SÉBIE.  12 


178 
Raclieté 

Empi-iinlé 

Racheté 

Emprunté 

Racheté 

Empriinlé 

Racheté 

Emprunté 

Racheté 


NOUVELLES   DES    SCIENCES, 
en  1818 18,246,033 


en  1819 787,648,190 

id 34,304,000 


id. 


821,952,190 
29,832,114 


en  1820 792,120,076 

id 31,104,000 


id. 


823,224,076 
22,768,115 


556,933 

27,753,816 
1,029,120 

28,782,936 
904,172 

27,878,764 
1,071,720 

28,950,484 
691,962 

28,258,522 
509,770 

28,768,292 
656,306 

28,111,986 
280,191 

28,392,179 
413,625 

en  1823 790,585,033   27,978,552. 


en  1821 800,455,961 

id 16,296,875 


id. 


en  1822 
id. 


id. 


816,752,836 
21,793,299 

794,959,537 
9,339,687 

804,299,224 
13,714,194 


Depuis  celte  époque ,  le  chiffre  de  la  dette  n'a  éprouvé  que 
des  variations  peu  importantes;  nous  nous  contenterons 
d'indiquer  ici  le  montant  du  capital,  année  par  année. 


1824  ....  791'701,615 

1825  ....  781,123,223 

1826  ....  778,128,268 

1827  ....  783,801,749 

1828  ....  777,476,892 


1829  .   . 

.  .  772,3212,540 

1830  .  . 

.  .  771,251,933 

1831  .   . 

.  .  757,386,997 

1832  .   . 

.   .  755,543,885 

1833  .   . 

.  .  754,100,549 

Le  système  de  l'amortissement  ayant  été  très  souvent 
Jjlàmé  sans  raison;  ayant  même  été  considéré  comme  illu- 
soire par  certains  économistes ,  qui  ne  tenaient  pas  compte 
des  emprunts  nouveaux  que  le  gouvernement  était  obligé  de 


NOUVELLES    DES    SCIETfCES.  179 

contracter;  emprunts  qui,  presque  toujours,  dépassaient  les 
rachats  effectués  par  la  caisse  d'amortissement,  il  ne  sera 
pas  sans  intérêt  de  voir  comment  cette  caisse  a  fonctionné 
pendant  toute  son  existence. 

Tableau  présentant  le  rachat  de  la  dette  effectué  par  le  fonds 
damortissetnent  depuis  sa  création. 


MONTANT 

du  rachat  annuel 
de  là  dette. 

Lir.  st. 

662,000 

.   l,503,00t> 
.   1,506,000 


1786 

1787 

1788 

1789 1,558,000 

1790 1,587,000 

1791 1,507,000 

1792 1,962,000 

1793 2,174,000 

1794 2,804,000 

1795 3,083,000 

1796 4,890,000 

1797 6,790,000 

1798 8,102,000 

1799 10,550,000 

1800 10,713,000 

1801 10,491,000 

1802 9^436,000 

1803 13,181,000 

1804 12,860,000 

1805 13,759,000 

1806 15,341,000 


MONTANT 

du  rachat  annuel 
de  la  dette. 


Liv.  st. 
16,064,000 
16,161,000 
16,655,000 
17,884,000 
20,733,000 


1807.  .   .  . 

1808.  .   .   . 

1809.  .   .   . 

1810.  .  .   . 

1811.  .  .   . 

1812 24,246,000 

1813 27,522,000 

1815 22,559,000 

1816 24,001,000 

1817 23,117,000 

1818 19,460,000 

1819 19,648,000 

1820 31,191,000 

1821 24,518,000 

1822 23,605,000 

1823 17,966.000 

1824 4,828,000 

1825 10,583,000 

1826 3,313,000 

1827 2,885,000 

1828 2,732,000 


(!:conomic  Bomcôtiiiuc. 

Observations  sur  l'emploi  de  la  houille  anthracite, 
comme  combustible.  —  Depuis  long-temps  déjà ,  grâce  aux 
travaux  du  D'  Franklin  ci  du  comte  de  Rumford,  on  a  des 
idées  assez  justes  sur  la  manière  d'employer  la  plupart  des 

12. 


180  NOUVELLES    DES    SCIENCES, 

combustibles.  Mais  rapplicaiion  de  la  houille  anthracite  au 
chauffage  est  encore  si  récente  qu'il  ne  sera  pas  sans  inlérêt 
de  consigner  ici  quelques  notes  sur  cet  objet.  Ces  observations, 
que  l'expérience  a  suggérées  au  docteur  américain  Olmsied, 
sont  d'autant  plus  nécessaires,  que  l'usage  de  l'anthracite 
présente  beaucoup  plus  de  difficultés  que  tous  les  autres  com- 
bustibles employés  jusqu'à  ce  moment. 

Beaucoup  de  personnes,  ignorant  la  manière  d'employer 
l'anthracite,  renoncent  à  s'en  servir,  ou  n'arrivent  qu'après 
de  longs  et  bien  ennuyeux  essais ,  à  se  procurer  un  feu  com- 
fortable  avec  ce  précieux  combustible.  Le  seul  remède  à  ce 
mal,  c'est  de  répandre  la  connaissance  des  principes  sur 
lesquels  repose  l'emploi  le  plus  avantageux  de  cette  espèce 
de  houille.  Les  principes  sur  lesquels  repose  la  bonne  dispo- 
sition d'un  feu  fait  avec  l'anthracite,  peuvent  être  réduits 
à  un  petit  nombre  de  propositions  que  nous  allons  faire  con- 
naître successivement. 

1°  La  houille  anthracite,  pour  hrûler  entièrement ,  a  be- 
soin d'être  maintenue  constamment  à  une  température  très 
élevée. 

Le  principal  obstacle  qui  s'oppose  à  la  combustion  de  cette 
matière ,  est  sa  cohésion.  On  sait  que  la  combustion  est  le  ré- 
sultat d'une  action  chimique  qui  se  passe  entre  l'air  et  le 
combustible.  Si  le  charbon  de  bois  s'allume  et  brûle  avec  tant 
de  facilité,  c'est  parce  que  sa  structure  poreuse  et  le  peu  de 
cohésion  de  ses  parties,  n'offrent  qu'une  faible  résistance  à 
l'action  de  l'air.  jMais,  c'est  en  vain  qu'on  ferait  arriver  un 
léger  courant  de  feu  sur  une  masse  d'anthracite  ;  sa  structure 
compacte  et  sa  cohésion  s'opposent  à  la  combinaison  chimi- 
que de  l'air  avec  le  charbon ,  et  la  combustion  ne  commence 
à  se  faire  qu'après  que  la  force  de  cohésion  des  parties  a  été 
diminuée  par  l'action  d'une  température  très  élevée;  si  même 
un  feu  d'anthracite ,  en  pleine  opération ,  est  refroidi  par  une 
cause  quelconque  au-dessous  d'une  certaine  température,  il 
se  ralentit  et  s'éteint  bientôt  entièrenienî.  Pour  empêcher  ce 


NOUVELLES    DES    SCIENCES,  181 

refroidissement ,  le  foyer  doit  être  revêtu  d'un  corps  peu 
conducteur  du  calorique.  On  emploiera  donc  des  foyers  de 
briques,  de  terre  cuite,  et  de  compositions  semblables;  mais 
on  rejetera  les  cheminées  en  fonte,  en  fer  battu  ou  en  pierre, 
parce  que  ces  corps,  bons  conducteurs,  refroidiraient  trop 
promptement  le  charbon  avec  lequel  ils  seraient  en  contact. 
Il  est  sans  doute  facile  d'entretenir  un  grand  feu  dans  des 
foyers  faits  avec  ces  dernières  matières  ;  mais  il  arrive  sou- 
vent que  l'état  de  l'atmosphère  ou  les  besoins  du  service  ne 
réclament  qu'un  feu  peu  ardent,  qui  s'éteindrait  promp- 
tement s'il  était  en  contact  avec  des  corps  trop  conduc- 
teurs. Un  foyer  de  bonnes  briques  est  probablement  ce  qui 
convient  le  mieux  pour  l'anthracite  ;  mais  il  est  important 
qu'elles  soient  de  l'espèce  la  plus  réfraciaire. 

2*'  Tout  l'air  qui  passe  par  le  tuyau  de  la  cheminée  doit 
auparavant  avoir  traversé  le  feu. 

Celte  règle  est  importante  pour  toute  espèce  de  feu  ,  mais 
elle  est  indispensable  pour  celui  fait  avec  l'anthracite,  en  rai- 
son de  la  résistance  que  l'air  éprouve  à  traverser  une  couche 
épaisse  de  ce  combustible.  Si  l'air  pénètre  par  une  autre 
issue  dans  l'espace  raréfié  de  la  cheminée,  il  ne  sera  plus 
obligé  de  traverser  le  feu  qui  se  refroidira  et  s'éteindra  spon- 
tanément. Dans  un  fourneau  bien  construit  et  garni  de  sou- 
papes, il  est  facile  d'éviter  cette  difficulté,  car  tout  l'air 
qui  arrive  dans  la  cheminée  a  dû  traverser  le  feu,  et  il  est 
facile  de  n'en  laisser  passer  qu'autant  qu'il  en  faut  pour  que 
le  charbon  reste  à  la  chaleur  rouge;  température  qu'il  ne  doit 
jamais  dépasser,  car  s'il  arrive  à  la  chaleur  blanche,  la  fu- 
^sion  des  parties  les  plus  fines  du  charbon  empêchera  l'air  de 
le  traverser ,  et  les  parois  du  fourneau  seront  bien  plus 
exposées  à  en  être  altérées. 

o°  On  doit  tnulfiplier  autant  g  ne  possible  le  contact  de 
l'air  avec  le  charbon. 

L'action  chimique  d'un  corps  sur  l'autre  ne  se  fait  ordinai- 
rement que  quand  les  deux  corps  sont  en  contact  immédiat, 


182  NOUVELLES   DES   SCIEXCES. 

et  se  touchent  l'un  l'autre  par  le  plus  grand  nombre  de  points 
possible,  c'est  ce  qui  s'observe  dans  la  production  du  calorique 
qui  n'est  que  le  résultat  de  l'aclion  chimique  qui  a  lieu  entre 
l'oxigène  de  l'air  et  le  combustible.  Ainsi,  quand  un  courant 
d'air  étroit  est  dirigé  sur  un  feu  avec  une  grande  vitesse,  il 
produit  un  effet  frappant  qui  dépend  moins  de  la  quantité  d'air 
qu'il  entraîne  ,  que  de  la  force  avec  laquelle  il  est  appliqué  à 
la  surface  du  combustible. 

Ce  principe  donne  l'explicaiion  de  plusieurs  faits  relatifs  à 
la  combustion  de  la  houille  anthracile  :  si  elle  est  disposée  en 
gros  fragmens,  elle  ne  brûle  que  difficilement,  car  l'air  tra- 
verse avec  tant  de  rapidité  la  couche  de  charbon,  et  la  touche 
sur  si  peu  de  points  que  l'action  chimique  entre  l'oxigène  et 
le  combustible  est  trop  faible  pour  entretenir  la  combustion. 
Mais  si  la  couche  de  charbon  est  composée  de  fragmens  plus 
petits ,  l'air  en  la  traversant  touchera  le  charbon  sur  un  bien 
plus  grand  nombre  de  points ,  et  la  combustion  sera  beau- 
coup plus  rapide.  Il  résulte  de  ces  faits  que  l'on  doit  préférer 
le  charbon  réduit  en  fragmens  du  volume  d'une  noix  ou  à- 
peu-près.  On  conçoit  cependant  que  la  couche  de  chaibon  ne 
doit  point  être  très  épaisse,  à  moins  que  la  cheminée  n'ait  un 
fort  tirant  :  car,  autrement,  l'air  indispensable  à  la  combus- 
tion ne  pourrait  la  traverser  avec  assez  de  facilité. 

h°  On  ne  doit  laisser  passer  à  travers  le  feu  qu'autant 
d'air  qu'il  en  décotnpose. 

Tout  l'air  qui  traverse  le  feu  excédant  la  quantité  néces- 
saire pour  entretenir  la  combustion,  le  refroidit  et  tend  à  le 
ralentir  et  même  à  l'éteindre  entièrement.  Si  donc  on  dirige 
avec  un  soufdet  un  courant  d'air  froid  sur  une  couche  peu 
épaisse  d'anthracite,  en  igniiion,  elle  s'éteindra  rapidement 
parce  que  l'air  passera  en  trop  grande  quantité  et  avec  trop 
de  vitesse,  pour  être  complètement  décomposé.  Dans  les 
grands  fourneaux ,  au  contraire ,  là  où  il  y  a  une  forte  couche 
de  charbon  en  ignition,  les  soufflets  augmentent  la  combus- 
tion, parce  que  l'air  avant  d'arriver  à  la  cheminée,  est  en- 


NOUVELLES    DES   SCIENCES.  183 

tièrement  décomposé.  L'air  qui  passe  à  travers  le  feu  sans 
être  décomposé ,  abaisse  au  lieu  d'élever  la  température  du 
charbon,  et  s'il  en  passe  une  certaine  quantité,  le  feu  se  ra- 
lentit et  finit  par  s'éteindre. 

Q>°  Pour  préserver  les  fourneaux  et  les  poêles  dans  lesquels 
on  hrûle  de  l' anthracite ,  d'une  -prompte  destruction ,  il  est 
nécessaire  d'enprendi'e  soin  à  l'époque  oïl  ils  ne  servent  pas. 

Quelques-uns  des  produits  de  la  combustion  de  la  houille 
anthracite  exercent  une  forte  action  chimique  sur  le  fer.  Ceux 
qui  résultent  du  soufre  dont  le  charbon  fossile  contient  tou- 
jours une  quantité  plus  ou  moins  grande  et  de  sels  d'ammo- 
niaque qui  se  déposent  à  l'intérieur  de  la  cheminée  ou  du 
tuyau  ,  agissent  très  rapidement  sur  le  fer.  Ces  substances  ne 
corrodent  cependant  pas  le  fer  lorsqu'elles  sont  chaudes  et 
sèches;  mais,  lorsqu'elles  deviennent  liquides  ou  simplement 
humides  par  la  présence  de  l'eau,  elles  agissent  avec  une 
grande  énergie ,  et  quelquefois  détruisent  en  peu  de  temps  le 
fer  battu.  Aussi,  on  doit  éviter  les  longs  tuyaux  horizontaux, 
parce  que,  dans  les  parties  les  plus  éloignées  du  foyer,  ils  con- 
duisent l'humidité  et  forment  une  solution  des  produits  cor- 
rosifs de  la  combustion.  On  doit  encore,  à  la  fin  de  l'hiver, 
enlever  les  poêles  et  les  tuyaux ,  et  si  on  les  lave  à  l'intérieur 
avec  un  mélange  d'eau  de  chaux  et  de  sable  blanc  fin,  ils  se 
conserveront  bien  plus  long-temps.  Les  incrustations  qui  se 
forment  dans  l'intérieur  des  tuyaux  ont  en  outre  l'inconvénient 
d'affaiblir  le  tirage,  et  comme  elles  sont  formées  de  corps 
mauvais  conducteurs,  elles  diminuent  beaucoup  la  propriété 
que  possède  le  métal  à  un  haut  degré  d'absorber  la  chaleur, 
et  de  la  communiquer  aux  couches  d'air  cnvironuaulcs.  (1) 

(1)  Note  du  trad.  La  France  possède  de  nombreux  giscmens  d'anlhra- 
cile;  mais  on  ne  tire  encore  qu'un  très  faible  parti  de  ce  combustible.  La 
consommation  ne  dépasse  guère  40,000,000  kilogrammes  par  an.  Austi  avons- 
nous  pensé  que  les  indications  du  professeur  Olmsted  pourrai*  ni  conlri!)uer 
à  propager  en  France  l'usage  de  ce  combustible,  qui  s'étend  chaque  jour 
davantage  aux  Étals-Unis. 


IS^  NOUVELLES   DES   SCIENCES. 

LETTRE  DE  DON  RAMON  DE  LA  SAGRA , 

CORRESPONDANT      DE     l'iNSTITUT  ,     A     M.     LE     DIRECTEUR     DE     LA     REVUE 

BRITANNIQUE,   SUR    LES    MAISONS    PENITENTIAIRES    DES    ETATS-UNIS, 

ET    SUR    l'introduction    de    ce    SYSTÈME    EN    FRANCE. 

Monsieur, 

L'article  plein  d'intérêt  inséié  dans  le  dernier  numéro  de  la  Revue  Britan- 
nique, sur  l'état  actuel  des  prisons  en  Europe  et  en  Amérique  et  sur  les  diffé- 
rens  systèmes  pénitentiaires  des  États-Unis,  m'a  suggéré  quelques  réflexions 
îjue  je  m'empresse  de  vous  soumettre. 

J'admets  avec  l'auteur  de  l'article  la  nécessité  de  réformer  les  prisons  en 
Europe;  c'est  d'ailleurs  une  tendance  généralement  suivie  partout  où  la  civi- 
nsaliou  est  eu  jirogrès  :  déjà  en  France  cette  réforme  s'annonce  par  des 
signes  non  équivoques,  et  les  difficultés  que  pourraient  lui  opposer  les  frais  de 
aoiivelles  cousiructious,  ont  été  aplanies  dans  un  rapport  lumineux  présenté 
à  l'Académie  des  Sciences  Morales  et  Politiques  par  M.  de  Bérenger.  Mais  les 
avantages  du  système  pénitentiaire  et  la  nécessité  de  son  adoption  une  fois 
wconnus,  il  y  a  une  autre  question  très  importante  à  résoudre. 

Auquel  des  deux  systèmes  suivis  en  Amérique  donnera-l-on  la  préférence? 
—  A  celui  d'Auburn  qui  soumet  les  prisonniers  au  silence ,  mais  qui  leur 
laisse  la  consolation  de  travailler  ensemble  dans  les  ateliers,  en  les  renfermant 
le  soir  dans  leurs  cellules  solitaires.-*  —  A  celui  de  Philadelphie,  qui  soumet 
îe  criminel  pendant  toute  la  durée  de  sa  peine  à  une  réclusion  et  à  un  isole- 
menl  perpétuels .'' 

A  ne  considérer  le  système*  pénitentiaire  que  sous  le  point  de  vue  de  sa 
théorie  fondamentale  et  des  résultats  qu'on  se  propose  d'en  obtenir ,  la  disci- 
pline établie  dans  les  six  maisons  des  États-Unis  de  l'Amérique  du  Nord,  où 
l'un  suit  le  système  de  Philadelphie  *,  l'emporte  sans  contredit  sur  la  disci- 
pline des  grandes  maisons  de  correction  de  New-York  et  des  autres  établisse- 
aaens  qui  ont  adopté  le  plan  d'Auburn  *  *.  Cependant  il  n'est  pas  démontré 

*  Ce3  Maisons  pénitentiaires  sont  celles  de  l'état  dePhiladelpliie  et  de  Pittsburg,  la  maison 
de  répression  de  Trenlon  dans  le  Jersey,  celle  de  RUodes-IsIand  à  Providence  ,  la  maison 
de  détention  de  Isew-York  et  la  maison  pénitentiaire  de  la  province  anglaise  du  Bas-Canada. 

**  Il  y  a  maintenant  quinze  maisons  pénitentiaires  construites  d'après  ce  système,  savoir  : 
celles  d'Auburn  ,  Sing-Sing  ,  Blackwell-Isl.md  ,  dans  l'état  de  New- York  ;  celle  de  Windsor, 
dans  l'état  de   Vermoiit;  celle  de  Concorde  dans  le  JJew-Hampshire  ;  celle  de  WttUersfield, 


KOUYELLES   DES   SCIENCES.  185 

pour  moi,  que  cesyslème,  quelque  excellent  qu'il  soit  pour  rAniérique, 
puisse,  saus  de  graves  iuconvéïiieus,  être  mis  en  pratique  en  France. 

Envisageons  d'abord,  sous  toutes  leurs  faces ,  les  trois  élémens  du  système 
pénitentiaire  :  \e  silence  ,  la  réclusion,  et  le  travail,  considérés  à-la-fois  comme 
moyen  de  réforme  morale  et  comme  châtiment.  De  ce  double  examen,  nous  dé- 
duirons ensuite  toutes  les  mjdilications  dont  le  système  pénitentiaire  est  suscep- 
tible, pour  qu'il  puisse  être  appliqué  avec  fruit  à  la  répression  des  crimes  et  à 
la  régénération  des  prisonniers; 

11  me  semble  que  pour  l'application  de  la  théorie  pénitentiaire  ,  il  faudrait 
établir  une  échelle  où  l'on  combinerait  de  différentes  manières  ces  trois  prin- 
cipes moraux  et  répressifs ,  gradation  qui  irait  eu  s'aft'aiblissant  depuis  les  crimi- 
nels adultes  jusqu'aux  jeunes  délinquans,  en  raison  directe  du  caractère  et  de 
l'âge  des  individus  de  chaque  catégorie.  Pendant  mon  voyage  aux  Étals-Unis, 
J€  crois  avoir  aperçu  la  base  de  celte  gradation  ,et  je  pense  même  qu'une  théorie 
semblable  a  précédé  dans  l'état  de  Massachussets  rapplication  du  régime 
pénitentiaire  à  la  maison  pour  crimes,  à  la  maison  de  correction  pour  les 
adultes  et  à  la  maison  de  réforme  pour  les  jeunes  délinquans.  «  Là,  comme 
"  je  le  dis  dans  mon  Journal  de  Voyage,  k  l'égard  des  hommes  endurcis  et  cri- 
"  minels,  on  applique  les  règles  sévères  du  silence,  de  l'isolement,  du  travail 
«  continuel  et  du  châtiment,  en  laissant  le  coupable  dans  le  cachot ,  aux  heures 
«  mélancoliques  de  la  nuit ,  seul  avec  sa  conscience  et  saus  autre  consolation 
<-  que  l'espoir  du  repentir.  Le  remède  pour  les  cœurs  corrompus  qui  sont  dans 
«  la  seconde  catégorie ,  est  un  exercice  constant ,  un  aliment  modéré ,  des 
«  châtimens  de  simple  privation,  le  silence,  la  solitude  continue,  mais  ac- 
«  compagnée  des  consolations  de  la  Bible.  Enfin  le  jeune  homme  vicié ,  mais 
«  non  encore  corrompu ,  est  soumis  à  une  discipline  douce  et  paternelle  qui 
«  tend  à  relever  son  âme  abattue ,  à  lui  inspirer  de  nobles  sentimcns,  et  à  lui 
«  donner  une  éducation  basée  sur  les  principes  de  la  morale  et  de  la  dignité 
«  de  l'homme.  >> 

Il  résulte  de  là  que  la  théorie  pénitentiaire,  quoique  toujours  appuyée  sur 
le  Irjple  principe  du  silence,  de  la  réclusion,  et  du  travail,  ne  doit  pas 
être  appliquée  d'une  manière  fixe.  Sa  durée  et  sa  rigueur  doivent  au  con- 
traire  subir    de   grandes   modifications,   suivant   qu'on   l'introduit  dans  les 

dans  le  Connecticut  ;  la  prison  de  Cbarlestown  ,  prùs  de  Boston  ,  dans  l'état  de  Massacbus  . 
Stts;  celle  de  Wasliinptou,  dans  le  district  de  Colombie;  la  maison  pénitentiaire  de  Balti- 
more dans  le  Maryland  ;  celle  de  Milledgcville,  dans  l'étatde  Géorgie;  celle  de  Bjtonrouge 
dans  la  Louisiane  ;  celle  di  Nashville  dans  le  Tennessee  ;  celte  de  Frankfort,  au  Kenlucky  ; 
telle  de  Colombus  ,  dans  l'état  de  l'Obio  ,  et  la  maison  de  répression  du  comté  de  VVorcesler, 
dans    l'état  de  Ma?sacbussets, 


186  TsOUVELLES   DES    SCIE::fCES. 

bagnes,  dans  les  geôles,  dans  les  maisons  de  détention,  dans  les  maisons  de 
coiTeclion  et  dans  les  maisons  de  refuge  pour  les  enfans. 

Or,  si  les  moyens  pénitentiaires,  pour  que  leur  application  soit  efficace, doi- 
vent être  gradués,  selon  l'intensité  plus  ou  moins  grande  du  vice  et  de  la  cri- 
minalité, à  plus  forte  raison  faut-il  tenir  compte  du  caractère  national.  Il 
serait  peu  philosophique,  en  effet,  d'appliquer  absolument  le  même  principe 
à  tous  les  peuples.  Le  succès  du  système  pénitentiaire  ne  dépend  pas  seule- 
ment de  l'exactitude  avec  laquelle  oa  observe  les  règles  de  la  discipline,  mais 
du  caraclèie  et  des  dispositions  des  individus  qu'on  y  soumet.  L'auteur  de 
l'article  que  vous  avez  inséré,  en  comparant  le  caractère  des  criminels  français 
et  celui  des  criminels  anglais,  fait  ressortir  avec  une  grande  vérité  les  diffé- 
rentes nuances  de  leurs  physionomies,  suivant  que  l'on  parcourt  les  bagnes, 
les  pontons  ou  les  geôles.  A  mon  avis,  l'expression  des  passions  violeules  qui 
agitent  les  àines  de  ces  malfaiteurs  montre  plutôt  l'absurdité  du  régime  et  de 
la  discipline  de  ces  établi-semens  que  l'endurcissement  de  ceux  qui  en  sont  les 
victimes.  On  dirait  que  dans  ces  lieux,  le  crime  et  le  vice,  loin  de  s'aflaiblir, 
graudissenl  et  se  multiplient.  Dans  les  maisons  péuiteuliaires  des  Élati-Unis, 
c'est  tout  le  contraire.  Sur  le  front  des  prisonniers,  vous  apercevez  le  calme 
de  la  réOexion  ;  leur  regard  est  celui  de  la  résignation  ;  tous  leurs  gestes  indi- 
quent Ihabilude  de  l'obéissance.  En  les  examinant  attentivement,  la  crainte 
que  leur  nombre  et  leur  force  doivent  inspirer ,  ne  tarde  pas  à  s'évanouir.  Je 
ne  puis  pas  croire  que  l'artifice  de  rh\pocrisie  parvienne  à  singer  ce  change- 
ment de  physionomie  et  de  mœurs,  chez  une  masse  si  considérable  d'hommes 
grossiers  et  ignorans,  comme  sont  en  général  les  criminels  de  l'Amérique  du 
nord.  Ce  cbaogemeut  appartient  fout  entier  au  système  pénitentiaire.  Observez 
le  prisonnier  américain  dans  les  geôles  et  les  maisons  de  détention  où  le  sys- 
tème pénitentiaire  n'a  pas  encore  pénétré,  et  vous  reconnaîtrez  combien  peu 
ils  ressemblent  à  ceux  qui  vivent  dans  les  maisons  pénitentiaires  du  même  pays. 
Aussi  suif-je  intimement  convaincu  que  l'inlroduclion  du  système  péniten- 
tiaire dans  les  prisons  de  France  changerait  l'aspect  physioguomonique  des  pri- 
sonniers; «  ce  regard  fauve,  comme  dit  l'auteur  anglais,  cet  œil  noir,  cette  pru- 
«  nelle  large,  brillante  comme  un  diamant  brunâtre,  féroce,  sensuelle,  in- 
u  telligente  mais  redoutable  "prendraient  insensiblement  une  teinte  plus 
douce.  Telle  est  l'influence  que  j'attribue  au  régime  pénitentiaire  sur  le 
caractère  etla  conduite  des  criminels  qui  y  sont  soumis.  Mais  ce  système,  comme 
tous  ceux  qui  ont  pour  but  de  discipliner  les  passions  de  l'homme,  a  besoin 
d'être  mis  en  harmonie  avec  le  caractère,  les  habitudes  et  les  anlécédens  de 
l'individu  qui  doit  le  subir. 


NOirVELLES    DES    SCIE>'CES.  187 

Une  fois  l'influence  du  système  sur  les  individus  déterminée,  il  nous  reste  à 
examiner  les  dispositions  des  individus  pnr  rapport  au  système.  Ici  la  question  se 
réduit  à  une  véritable  équation  morale  composée  de  quantités  constantes:  le 
caractère  du  coupable;  de  quantités  variables:  la  théorie  pénitentiaire.  Pour 
arriver  à  la  solution  du  problème ,  il  faut  donc  assigner  à  ces  dernières  une  valeur 
fixe.  En  effet ,  le  caractère  des  coupables  n'est  pas  un  bloc  ni  moins  encore 
un  morceau  de  cire;  c'est  un  ensemble  vicié  qu'il  faut  étudier  avant  de  l'assu— 
jélir  au  régime,  pour  voir  quel  degré  de  force  il  convient  d'employer. 

Tout  le  monde  reconnaît  l'utilité  du  travail  pour  les  prisonniers  ;  peu  importe 
l'exercice  ou  la  profession.  Occupons-nous  donc  à\i  silence  et  de  la  réclusion. 

Le  silence  ne  doit  pas  être  une  peine  bien  dure  pour  les  criminels  des  Etats- 
Unis,  où  les  hommes  parlent  peu  ;  on  dirait  qu'ils  se  font  violence  de  dire  uiï 
mot  de  plus  que  ce  qui  leur  est  strictement  nécessaire.  Mais  pour  le  Fran- 
çais, qui  fait  de  la  conversation  un  plaisir  el  qui  de  sa  nature  est  loquace, 
l'interdiction  de  la  parole  serait  un  supplice  horrible.  Aux  Etats-Unis, 
on  a  observé  que  le  précepte  ou  la  crainte  du  châtiment  suffisent  pour  obtenir 
des  hommes  la  soumission  la  plus  religieuse  à  la  règle  du  silence  ;  tandis  qu'il 
faut  une  vigilance  active  pour  l'obtenir  des  femmes.  Dans  la  Maison  de  Cor- 
rection pour  les  adultes,  à  Boston,  on  a  été  forcé  de  placer  les  femmes  le  visage 
tourné  contre  le  mur  de  la  salle,  et  sur  un  seul  rang.  Je  ferai  remarquer  ici 
qu'il  a  été  reconnu  que,  dans  cet  ordre,  le  sur\ cillant  pouvait  plus  facilement 
s'apercevoir  des  infractions  que  lorsque  les  prisonnières  le  regardaient  en  face. 
Dans  les  élablissemenscoriectionnels  pour  lesjeuues  détenus,  c'est-à-dire  dansles 
maisonsde  refuge  de  New- York,  dePhiladelphie  et  de  Boston,  la  règle  dusilence 
a  été  modifiée.  On  l'ordonne  dans  les  ateliers,  à  l'école  ,  et  pendant  les  repas; 
mais  on  permet  au.s  prisonniers  de  se  parler  durant  les  heures  de  récréalion. 

Quelque  modification  qu'on  veuille  apporter  dans  la  peine  du  iZ/cwce,  je  pense 
qu'elle  doit  être  appliquée  dans  toute  son  étendue  aux  grands  criminels ,  non- 
seulement  pour  éditer  la  coriU[>lion,  mais  aussi  pour  rendre  plus  sensible  la 
rigueur  du  châtiment.  Si  on  trouve  la  punition  trop  cruelle  pour  les  Français  ^ 
il  ne  faut  pas  en  diminuer  la  rigueur  pour  cela;  qu'on  tienne  compte,  si  l'on 
veut,  des  souffrances  de  celle  privation,  et  qu'on  modère  ,  autant  qu'il  sera 
possible,  la  peine  de  la  réclusion. 

Cet  élément  est  essentiel  pour  obtenir  la  réforme  morale;  il  est  nécessaire  à 
la  discipline  el  au  régime  de  toute  prison  bien  dirigée.  Eu  cela,  je  suis  d'accord 
avec  tous  les  observateurs:  mais  je  diffère  de  leur  opinion  quand  il  s'agit  delà 
durée  de  l'isolement  solitaire.  S'il  fallait  choisir  entre  le  système  de  Philadel- 
phie et  celui  d'Auburn  pour  en  faire  l'application  en  France,  je  me  déciderais 


188  NOUVELLES   DES    SCIENCES. 

j30ur  le  second.  Non-seu!cnieiU  parce  que  les  frais  du  premier  système  sont 
énormes  et  pourraient  êlre  cause  qu'on  y  renonçât ,  ou  qu'on  ajournât  indéfini- 
ment l'époque  de  son  adoption  ,  mais  aussi  parce  que  peut-être,  après  avoir 
établi  dans  quelques  maisons  l'isolement  selon  la  discipline  des  maisons  péni- 
tentiaires de  riiJIadeIplue  ,on  reconnaîtrait  l'impossibililé  de  l'y  maintenir. 

Je  dirai,  en  passant,  que,  lorsque  la  réclusion  solitaire  fut  établie  à  Au- 
buru  comme  loi  pénitentaire,  la  santé,  la  raison  ,  la  vie  même  des  prisonniers 
coururent  des  dangers  imminens.  Pour  adoucir  un  peu  la  rigueur  de  celte 
peine  et  pour  en  éviter  les  tciribles  conséquences,  on  permit  aux  condamnés 
le  travail  dans  leurs  cellules,  ce  qu'ils  accueillirent  comme  une  consolation. 
Cette  modification  constitue  le  système  actuel  de  Philadelphie.  Ce  système, 
tel  qu'il  est  suivi  aujourd'hui,  s'il  ne  porte  pas  atteinte  à  la  santé  physique 
des  prisonniers,  peut  quehpiefois  altérer  leur  raison.  Ainsi,  en  iS35,  dans 
la  célèbre  Maison  Pénitentiaire  de  Cherry-Hill ,  on  a  constaté  onze  cas  de 
démence,  provenant  sans  aucun  doute  de  l'influence  funeste  du  régime,  et 
non,  aiuîi  que  le  suppose  le  docteur  Julius,  de  l'admission  des  aliénés  dans 
celle  prison.  Les  États-Unis,  comme  la  France  et  l'Angleten-e,  possèdent  un 
grand  nombre  d'établissemens  spéciaux  pour  le  traitement  de  la  folie. 

Quand  bien  même  le  système  de  Y  isolement  absolu  ne  présenterait  pas 
d'autre  inconvénient ,  je  pense  qu'il  serait  encore  difficile  de  l'introduire  en 
France.  Nous  avons  ici  deux  questions  à  examiner  :  i°  Le  malfaiteur  français 
offre-t-il  les  mêmes  élémens  de  moralisation  que  celui  des  Etals-Unis?  2" Peut- 
on  espérer,  dans  l'état  actuel  de  la  société  française,  que  les  pénitentiaires 
y  aui'ont  la  même  efficacité  qu'aux  Etals-Unis  ? 

Lorsque  les  Américains  du  Nord  ont  établi  la  règle  de  l'isolement  absolu , 
modifiée  cependant  par  le  travail,  ou  a  compté  comme  un  puissant  auxiliaire 
le  sentiment  religieux.  Le  travail  rend  la  solitude  supportable;  la  voix  du 
prêtre  soutient  le  pauvre  solitaire,  et  la  Bible  verse  dans  son  âme  le  baume 
de  l'espérance,.  Tout  ceci  est  en  rapport  avec  des  hommes  dont  l'éducation, 
les  habitudes  ,  le  caractère  enfin  diffèrent  beaucoup  de  ceux  des  membres  de  la 
société  française.  Silence  et  méditation ,  travail  et  réclusion,  ordre  de  la  vie, 
pratiques  religieuses ,  réflexions  morales,  voilà  le  tableau  de  l'existence  péni- 
tentiaire d'iMi  condamné  dans  les  prisons  de  Philadelphie.  Mais  cette  exis- 
tence, toute  monotone,  tout  ennuyeuse  qu'elle  est,  diffère  beaucoup  moins 
qu'on  peut  le  croire  de  l'existence  sociale  de  plusieurs  classes  de  la  population 
américain?.  Dans  tous  les  lieux  publics,  l'élranger  est  surpris  du  silence  qui 
y  règne  :  Ihôlel  ïrémont  ,  à  Boston,  qui  réunit  souvent  huit  cents  voyageurs, 
est  aussi  silencieux  qu'un  couvent  de  chartreux. 


NOUVELLES    DES    SCIENCES.  189 

L'union  intime  du  seiiliment  religieux  et  de  la  vie  polilîque  et  sociale  du 
peuple  des  Élals-Unis  a  été  reconnue  par  tous  les  voyageurs  ;  si  elle  est 
moins  apparente  cliez  l'homme  coupable,  ce  n'est  pas  qu'il  eu  manque; 
l'ignorance  dans  laquelle  ont  vécu  ces  malheureux  a  empêché  les  germes  de 
la  piété  de  se  développer  dans  leurs  cœurs.  Mais  ce  sentiment  n'a  pas  été 
ébraidé,  anéanti  par  l'aclion  des  doctrines  immorales  répandues  dans  la  société. 
Le  criminel  américain,  selon  moi,  est  l'enfant  de  l'ignorance  et  du  besoin; 
peut-être  aussi  de  l'ambition;  en  France,  l'homme  est  entraîné  au  crime 
par  l'immoralité  de  la  société  qui  l'entoure.  En  Amérique,  on  ne  compte  qu'un 
très  petit  nombre  d'hommes  corrompus  hors  de  l'enceinte  des  prisons;  eu 
France,  il  y  a  des  milliers  d'individus  qui  ne  sont  pas  criminels  parce  qu'ils 
craignent  le  châtiment.  Pour  ceux-là,  le  frein  c''cst  Dieu  et  la  loi  ;  pour  ceux- 
ci,  la  police  et  les  baïonnettes. 

En  partant  des  principes  qui  forment  celte  différence  de  caractère,  on  peuf 
se  faire  une  idée  a  priori  des  réflexions  qui  se  réveilleront  chez  les  criminels  de 
l'un  et  de  laulre  pays,  lorsqu'on  les  aura  condamnés  à  la  réclusion  solitaire  ^ 
et  qu'ils  se  trouveront  dans  le  fond  d'un  cachot  et  sous  le  régime  sévère,  puis- 
sant,  inflexible  du  système  pénitentiaire.  Le  malfaiteur,  aux  Étals-Unis,  vit 
au  milieu  d'une  société  tout  affairée  qui  est  absorbée  par  les  détails  du  com- 
merce ou  de  l'induitrie;  les  autres  jouissances  de  la  vie  sont  pour  l'homme  de 
l'Amérique  du  nord  ou  pacifiques  ou  du  moins  silencieuses.  Les  brillans  spec- 
tacles ,  les  appas  enivrans  de  la  sensualité ,  ne  sont  presque  pas  connus  dans  les 
villes  de  la  fédération  ,  et  on  n'en  a  même  aucune  idée  dans  des  cités  d'une  éten- 
due fort  vaste.  Acquérir  et  posséder  plutôt  que  jouir,  voilà  ce  qui  fait  la  grande 
passion  de  toutes  les  classes  du  peuple  américain.  Les  mœurs  domestiques, 
les  habitudes  sévères,  les  pratiques  religieuses  empêchent  le  développement 
de  la  vie  de  plaisirs  dans  les  classes  les  plus  nombreuses.  Là ,  un  criminel 
ne  découvre  pas  l'immense  horizon  que  la  civilisation  rafinée  de  l'F.uropo 
offre  à  l'imagination  dépravée;  il  a  d'aillenis  une  con>;cicnce,  sinon  reli- 
gieuse, au  moins  préparée  par  la  religion  qui  est  le  principe  dominant  de  ht 
société  générale.  Un  tel  homme ,  renfermé  dans  sa  cellule,  peut  trouver  en  lui- 
même  les  germes  de  la  résignation  et  du  repentir  ;  car  les  privations  qu'il  subit 
et  les  jouissances  qu'il  a  quittées  ne  lui  présentent  pas  un  contraste  assez  vif 
pour  irriter  son  cœur  ou  troubler  ses  facultés  intellectuelles. 

Les  pensées  qui  doivent  occuper  l'esprit  d'un  criminel  français,  spé- 
cialement de  celui  quia  vécu  dans  les  grandes  villes,  seront  d'un  ordre  tout- 
à-fait  opposé.  La  vie  de  Paris,  par  exemple,  est  un  tourbillon  où  toutes  les 
classes,  même  les  plus  modérées  et  vcrlucusrs,  se  trouvent  dans  l'impossibililc 


190  NOUVELLES   DES    SCIENCES. 

de  se  soustraire  aux  sensations  fortes  et  variées  de  plaisir,  de  douleur,  d'ambi- 
tion, de  gloire  ,  d'enthousiasme  qui  la  composent.  Ces  tableaux  sont  riches  et 
leur  magie  a  un  attrait  universel.  Pour  l'homme  vicieux,  le  panorama  est  en- 
core p'us  vaste,  plus  varié;  les  spectacles  magnifiques ,  les  séductions  irrésis- 
tibles ,  les  plaisirs ,  les  vices ,  les  crimes,  le  malheur,  le  désespoir,  le  suicide, 
tout  a  |iour  lui  de  l'allrail  ;  il  a  soif  d'émolioas;  il  veut  tout  sentir,  depuis  les 
do'jces  palpilalions  de  l'amour  jusqu'au  râle  mélancolique  de  la  mort.  Mais 
il  n'a  jamais  connu  les  sentimens  religieux ,  et  ceux  de  la  morale  sont  éteints 
dans  sou  âme ,  car  il  est  membre  gangrené  d'une  société  qui  n'en  fait  pas  grand 
cas.  Et  c'est  un  pareil  homme  qu'on  veut  ensevelir  dans  une  cellule  solitaire? 
Mais  ce  serait  une  cruauté  inutile  que  d'appliquer  l'isolement  absolu  à  des 
hommes  incapables ,  par  leur  éducation  et  leur  existence  sociale,  de  tout  réveil 
de  conscience.  Dans  les  Etats-Unis,  on  suppose,  et  on  le  suppose  avec  raison, 
que  cette  conscience  existe  toujours  ,  et  c'est  ainsi  que  le  législateur  de  Peu- 
sylvanie  a  établi  Visolement  absolu  pour  tout  le  temps  de  la  condamnation, 
comme  peine  et  comme  moyen  pénitentiaire  de  réforme  morale.  En  France 
le  criminel  est  dépourvu  de  tout  ce  qui  sert  de  base  à  ce  système  ;  l'application 
Cil  est  donc  impossible. 

Le  moment  est-il  arrivé  eu  France  d'essayer  la  réforme  morale  des  criminels  ? 
Telle  est  la  seconde  question  que  j'ai  à  examiner.  Je  répondrai  franchement  que 
je  ne  le  pense  pas.  Vouloir  opérer  la  réforme  des  prisonniers  quand  celle  de 
la  société  n'a  pas  encore  été  tentée  d'une  manière  efficace ,  c'est  vouloir  que 
les  maisons  d'asile  produisent  la  réforme  des  enf;ins  quand  ils  ont  devant  leurs 
yeux  l'exemple  de  la  corruption  de  leurs  parens.  Préteud-on  par  hasard  faire; 
remonter  la  moralité  du  hls  au  père,  du  malfaiteur  condamné  à  la  société.? 
Ce  serait  absurde.  Les  salles  d'asile  sont  néanmoins  utiles,  elles  sont  même 
nécessaires  dans  l'état  actuel  des  familles  prolétaires; mais  qu'on  n'eu  espère  pas 
tousles  effets  qu'elles  peuvent  produire.  Quant  à  la  réforme  des  prisons ,  il  est  à 
désirer  qu'on  n'éloigne  pas  le  terme  de  l'adoption  du  système  pénitentiaire,  sans 
lequel  la  société  court  de  grands  dangers.  Mais  pour  cela  tout  est  encore  à  faire 
eu  attendant  qu'on  attaque  le  vice  et  l'immoralité  dans  sa  racine,  il  faudrait 
commencer  par  détruire  ces  académies  du  crime  ,  que  l'on  appelle  geôles 
ou  bagnes,  et  qui  vomissent  tous  les  aus  sur  ia  société  une  lave  méphitique, 
lave  qui  eulrelieut  sans  cesse  le  foyer  des  vices  et  du  crime. 

En  introduisant  le  système  pénitentiaire  dans  les  prisons  de  France,  le  mal- 
faiteur ne  s'endurcira  pas  par  de  mauvais  conseils  ;  ses  mœurs  deviendront 
plus  douces  :  il  prendra  l'habitude  du  travail  ,  ce  qui  lui  procurera  une 
existence  honnête  quand  il  rentrera  dans  la  société.  Ces  deux  premiers  bienfaits 


NOUVELLES    DES   SCIE>CES.  191 

du  système  pénitentiaire,  on  pourra  les  obtenir  en  France  avec  succès;  mais 
le  troisième:  la  réforme  morale  du  criminel ,  j'en  doute. Peut-on  espérer  de  ré- 
former les  coupables  quand  on  n'a  pas  commencé  par  réformer  la  société?  Et  si, 
par  basard,  la  discipline  pénitentiaire  produisait  ce  pbénomène  chez  le.s  condam- 
nés, lorsqu'ils  rentreront  dans  le  monde,  pourront-ils  se  conserver  purs  au 
milieu  de  cttte  foule  de  séductions,  et  entourés  de  tant  d'exemples  de  cor- 
ruption ? 

Après  avoir  expliqué  les  causes  qui  rendent  impossible  le  svstème  péni- 
tentiaire de  Pbiladelpble  pour  les  prisons  de  France ,  je  dois  ajouter  que  celui 
d'Auburn  a  besoin  d'èlre  modifié,  soit  daus  la  partie  nialcrielle  des  édifices, 
soit  dans  la  partie  morale  de  la  discipline,  en  y  faisant  les  cbangemens  que 
l'expérience  a  conseillés  elqu'on  a  déjà  mis  en  œuvre  dans  d'autres  maisons 
pénitentiaires.  Mais  ces  reformes  n'étant  pas  du  sujet  de  cette  lettre,  je  ter- 
minerai par  quelques  observations  sur  de  certaines  assertions  contenues  dans 
l'article  que  vons  avez  publié. 

L'auteur  anglais  dit  «  que  les  maisons  pénitentiaires  de  l'Union  ne  sont 
«  que  des  fabriques  où  la  force  humaine  est  exploitée  savamment,  et  oii 
«  l'on  oublie  de  développer  le  sentiment  de  la  moralité.  »  C'est  une  erreur. 
Dans  toutes  les  prisons  des  États-Unis,  le  chapelain  de  l'établissement  est 
chargé  d'enseigner  la  morale  et  la  religion ,  et  parfois  quelques  branches  d'in- 
struction générale.  Dans  la  maison  de  Sing-Sing,  plus  de  cent  prisonniers  assis- 
taient à  l'école  du  dimanche,  lorsque  j'y  passai;  dans  celle  d'Aubiirn,  les 
élèves  du  collège  de  la  ville  s'étaient  chargés  de  l'éducation  des  condamnés; 
à  Boston ,  il  y  a  des  habitans  respectables  qui  ne  dédaignent  pas  de  visiter  les 
prisons  et  [d'y  exercer  la  profession  de  maîtres  d'école  ;  à  Washington,  à  Bal- 
timore et  dans  plusieurs  autres  villes,  les  chapelains  remplissent  les  mêmes 
fonctions,  et  si  le  même  zèle  ne  préside  pas  partout  à  l'éducation  des  crimi- 
nels, je  ne  crois  pas  pour  cela  qu'il  soit  juste  de  dire  qu'elle  est  profondé- 
ment négligée. 

L'auteur  se  prononce  ensuite  contre  le  châtiment  corporel,  et  en  ceci  je 
partage  son  opinion;  mais  il  n'aurait  pas  dû  dire  qu'aux  Etals-Unis  ce  châti- 
ment est  ordonné  partout  sans  exception.  Chaque  jour  on  réforme  ou  ou 
restreint  cette  coutume  odieuse  :  dans  la  Maison  Pénitentiaire  de  Eoston, 
le  gardien  en  chef  ou  ses  seconds  sont  les  seuls  autorisés  à  l'appliquer, 
en  permettant  d'abord  au  coupable  de  présenter  ra  défense  ou  de  deman- 
der pardon.  D'ailleurs  on  tient  un  registre  où  l'on  note  ioutcs  les  pimi- 
tions  qui  ont  été  infligées,  et  les  causes  qui  les  ont  provoquées  :  les  inspec- 
teurs l'examinent  dans  leurs  visites  et  le  prisonnier  a  le  droit  de  se  plaindre 


192  NOUVELLES    DES    SCIENCES  . 

OU  de  se  pourvoir  en  grâce.  Dans  la  Maison  de  Correction  pour  les  adultes  de 
]a  même  ville ,  toute  punition  corporelle  est  défendue ,  on  n'y  emploie  que  la 
l'éclusion,  au  pain  et  à  l'eau,  et  la  privation  de  la  lumière.  A  Wilberfield , 
pour  appliquer  quelque  peine ,  ce  qui  arrive  très  rarement ,  on  fait  sortir  le 
coupable  de  l'atelier  :  celle  simple  punition  réussit  le  plus  souvent.  On  y 
construisait  cependant,  lors  de  mon  voyage  en  i835,  seize  cachots  noirs 
pour  substituer  la  réclusion  sans  lumière   aux   cbàtimens  corportis. 

«  Les  Américains  ont  commis  une  faute  grave  ,  dit  encore  i'auteur  de 
«  l'article;  d'abord  en  absorbant  tous  les  gains  du  prisonnier,  sans  lui  pér- 
it mettre  de  bénéficier  un  jour  sur  son  travail.  »  Je  reconnais  la  justesse  de 
cette  assertion.  J'ai  dit  moi-même  dans  mon  Journal  de  Voyage  .-  «  S'il  y  a 
des  raisons  pour  empêcher  que  les  prisonniers  possèdent  de  l'argent, pourquoi 
ne  pas  leur  réserver  une  somme  en  proporiion  de  leurs  gains ,  avec  laquelle  ils 
se  mettront  à  l'abri  de  la  misère  loi-snu'iis  reutieront  dans  la  société ,  sans  amis, 
sans  protecteurs  et  peut-être  sans  emploi  ?  Je  crois  que  les  bienfaits  des  caisses 
d'épargne  (saving-banhs),  si  nombreuses  aux  Etats-Unis,  pourraient  s'éten- 
dre aussi  aux  prisonniers  des  maisons  pénitentiaires,  aux  jeunes  détenus  des 
maisons  de  correction ,  et  aux  pauvres  des  hospices.  On  confierait  les  intérêts 
de  ces  malheureux  aux  surinteudans  et  directeurs  des  établissemens,  et  on 
leur  formerait  un  fonds  de  prévoyance  avec  le  produit  net  de  leur  travail.  Il 
me  semble  qu'il  serait  aussi  convenable  d'augmenter  encore  ce  fonds  avec  les 
bénéfices  que  la  plupart  des  maisons  pénitentiaires  réalisent.  L'intérêt  de  ce 
capital  pourrait  se  partager  eutre  ceux  qui  y  auraient  droit,  et  l'établissement 
s'en  réserverait  une  part  en  proportion  des  moyens  et  des  ressources  qu'il 
fournit. 

Je  terminerai  là  mes  observations,  en  vous  priant  de  vouloir  bien  agréer, 
Monsieur  le  Dircctenr, 

l'assurance  de  mes  senlimens  les  plus  distingués. 
Don  Ramon  de  i.\  Sagra, 


IMmiSJE    PAR   LES   PRESSES    MECANIQUES    DE    PAVL    R£X0UARD, 
RUE    GARAKCIÈRE,    5. 


It.-viirl'.iila 


Avril    liir,- 


AVRIL  1837. 


REVUE 

BRITANNIQUE. 


»«oooo« 


HISTOIRE  DES  PARTIS  EN  ANGLETERRE 

DEPUIS    LE    SEIZIÈME    SIÈCLE  JÛSQU'a  INOS   JOURS,  (^t) 


La  vie  des  partis  est  la  vie  de  l'Angleterre.  Il  n'y  a  pas  de 
pays  où  les  faits  aient  conquis  plus  d'influence  ,  où  les  opi- 
nions aient  été  plus  nettement  représentées  par  des  groupes 
d'hommes  dévoués  à  telle  ou  telle  cause.  Dans  nulle  autre 

(1)  Note  du  trad.  Pendant  que  la  presse  quotidienne  nous  ciitiiticnt 
claque  jour  de  la  marche  et  du  progrès  de  la  réforme  en  Angleturre,  il  nous 
a  paru  utile  de  présenter  dans  un  seul  tableau  l'histoire  des  divers  mouvemens 
jiolitiqucs  qui  ont  prércdé  l'époque  de  celte  réforme.  L'auteur  de  l'article 
a  esquissé  d'une  manière  vive  et  large  les  mouvemens  principaux  des  divers 
partis  qui  ont  exercé  leur  influence  sur  les  destinées  de  l'Angleterre,  leurs 
variations  et  leurs  combats.  Celte  esquisse,  nécessairement  rapide,  mais 
exacte  dans  son  ensemble,  peut  être  considérée  en  outre  comme  l'appendice 
indispensable  des  liistoires  spéciales  d'Angleterre,  du  plaidoyer  ingénieux  de 
Lingard,  de  la  spirituelle  narration  de  Htime,  et  même  des  Annales  ccnsti- 
îutionnelles  dues  à  la  plume  savante  de  M.  Hallam. 

TIII.— A^  SÉRIE.  13 


194  HISTOIRE    DES    PARTIS 

contrée  d'Europe ,  la  lulte  eiUre  ces  opiiiioiis  et  ces  groupes 
n'a  été  plus  orageuse ,  plus  confuse.  Si  la  baiaille  a  élé  conti- 
nuelle ,  le  progrès  social  n'a  pas  un  moment  cessé. 

Ailleurs,  en  Allemagne  par  exemple,  la  conquête  de  la 
civilisation  s'opère  lentement  :  c'est  l'érudition,  le  professorat, 
la  théorie  logique  et  didactique  ,  l'argumentation ,  qui  lui 
servent  de  guides.  Le  travail  de  la  métaphysique  sert  de  pion- 
nier an  travail  matéFicl.  En  France,  les  opinions  changent 
avant  que  les  révolutions  s'accomplissent.  Toute  la  société 
penche  vers  la  monarchie  de  Louis  XIV,  avant  que  Louis  XIV 
apparaisse.  L'Angleterre  procède  d'une  manière  différente , 
dès  qu'un  intérêt  se  montre,  il  lutte,  il  rencontre  d'autres 
intérêts  qui  le  combattent;  et,  quand  la  victoire  a  couronné  un 
des  partis  ,  on  concilie  les  factions  diverses  ;  alors  seulement 
le  philosophe  et  le  légiste  s'occupent  de  formuler  leur  théorie. 
A  force  de  vivre  dans  une  sphère  d'intérêts  hostiles  et  contra- 
dictoires, nous  nous  sommes  habitués  à  rendre  la  lutte  régu- 
lière ;  nous  en  avons  compris  la  nécessité.  De  là  cette  puis- 
sance donnée  aux  antécédens  par  les  Anglais  ,  puissance  que 
les  autres  nations  ignorent  ou  repoussent.  L'antécédent  n'est 
rien  autre  chose  qu'un  fait,  devenu  règle  pour  l'avenir.  Sans 
le  code  des  antécédens,  aucun  débat  parlementaire  ne  pour- 
rait avoir  lieu.  En  France  et  en  Espagne,  quand  on  a  voulu 
imiter  les  formes  et  la  tenue  extérieure  de  notre  Chambre  des 
Communes ,  on  s'est  trouvé  fort  embarrassé.  Les  antécédens 
manquaient.  On  cherchait  vainement  dans  le  passé  quelques 
faits  régulateurs.  Contraints  ou  de  se  rejeter  dans  le  moyen 
âge ,  pour  y  puiser  quelques  exemples  inapplicables ,  quelques 
traces  d'une  discussion  parlementaire ,  sans  rapport  avec  les 
intérêts  et  les  débals  modernes;  ou  (ce  qui  est  plus  arbitraire 
encore  et  plus  dangereux)  de  remonter  jusqu'aux  théories  mé- 
taphysiques ,  pour  y  chercher  un  régulateur  de  l'action  politi- 
que ;  les  législateurs  ont  été  exposés  à  mille  bévues  ,  à  mille 
incertitudes.  Faute  de  connaître  les  limites  dans  lesquelles 
leurs  violences  et  leurs  combats  devaient  se  renfermer,  les 


Eîï    ANGLETERRE.  t9| 

partis  en  Espagne  et  en  îialie  ont  multiplié  les  Victimes  et  les 
cadavres;  en  Angleterre,  au  contraire  ,  depuis  le  comnieft'- 
cement  du  xvii*  siècle  jusqu'à  nos  jours ,  les  factions  ont  élé 
k'gales.  Cette  légalité  kur  a  donné  si  ce  n'est  de  la  généro&iîc 
et  de  la  moralité ,  du  moins  une  sorte  de  grandeur  et  d'équité 
qui  leur  manque  partout  ailleurs.  Respectant  certains  droits  , 
s'arrétant  devant  certaines  bornes  ,  reconnaissant  certains 
principes;  ces  groupes  d'hommes,  tout  occupés  de  faire  pié" 
valoir  leur  opinion  spéciale  et  leurs  intérêts  propres ,  se  sont 
mutuellement  astreints  à  des  lois  utiles ,  à  des  antécédens 
salutaires.  Une  action  si  générale ,  si  énergique  et  si  hostile', 
est  devenue,  pour  ainsi  dire,  un  j^eu  régulier.  Etrange  et 
grand  spectacle ,  l'une  des  conquêtes  les  plus  extraordinaires 
sans  doute  de  la  civilisation  et  du  bon  sens  ! 

Avant  d'atteindre  cette  période,  où  nous  sommes  eHcere, 
que  peut-être  nous  alk»ns  quitter;  période  de  combat  légi-* 
time ,  d'hostilité  permise  ,  d'escrime  perpétuelle  ewti-e  les 
partis  ;  il  nous  a  fallu  traverser  plusieurs  siècles.  Comme 
notre  pays  est ,  de  tous  ceux  de  l'Europe  occidentale  ,  celui 
où  les  intérêts  ont  le  plus  de  persistance  et  où  les  opinions 
représentent  le  plus  fidèlement  les  intérêts;  ces  derniers  no 
se  sont  assouplis  que  fort  tard  à  ce  que  l'on  exigeait  d'eux. 
Aussi  l'histoire  de  la  Grande-Bretagne  est-elle  tachée  de 
sang,  entremêlée  d'affreux  supplices  et  d'odieuses  vengean- 
ces. Dans  notre  pays ,  la  démocTatic  est  foite  ,  l'aristocratie 
forte ,  le  trône  puissant.  Le  combat  des  intérêts  n'est  pas 
une  chimère,  un  vain  tournoi,  un  assaut"  de  parade  et  de 
plaisir.  Nous  ne  sommes  entrés  dans  les  voies  consliliiiion- 
nelles  qu'après  avoir  foulé  bien  des  cadavres,  et  commis 
bien  des  iniquités. 

Dans  la  lutte  de  nos  partis ,  il  faut  distinguer  avec  soin 
deux  élémens  :  l'un  religieux ,  l'autre  politique.  Tous  deux 
ont  inégalement  concouru  à  l'établissement  de  nos  libertés  ; 
quelquefois  ils  se  sont  effacés  mutuellement.  Souvent  on  a 
vu  dominer  l'un,  et,  dans  la  réalité,  c'était   l'aulrc  qui 

13. 


196  HISTOIRE   DES    PARTIS 

servait  de  mobile.  L'Angleterre  du  xvii^  siècle  tendait  à  la 
liberté  par  la  discussion  religieuse;  celle  du  xviii*'  siècle 
oubliait  la  discussion  religieuse,  pour  atteindre  le  plus  haut 
point  de  liberté  ;  celle  du  xix®  essaie  de  compléter  son  indé- 
pendance et  marche,  à  travers  les  ténèbres,  à  un  but  inconnu 
et  fatal. 

L'élément  politique  de  la  liberté  anglaise  est  antérieur 
à  son  élément  religieux.  II  émane  directement  du  icitte- 
nagemot  et  se  rattache  au  besoin  que  les  peuples  teutoniques 
et  gothiques  ont  toujours  témoigné, de  contrôler  leurs  chefs, 
de  se  mêler  de  leurs  propres  affaires  et  de  discuter  les  pro- 
jets ,  les  plans  d'attaque  ou  de  défense ,  qui  importaient  à 
la  communauté.  Le  génie  même  de  cette  race  voulait  une  li- 
berté forte ,  une  discussion  soutenue  et  un  pouvoir  énergique , 
mais  reconnu  de  tous.  La  féodalité,  le  christianisme,  la 
hiérarchie  du  moyen  âge  ne  triomphèrent  point  de  ce  carac- 
tère primitif,  indélébile  ;  l'accession  de  Henri  VII  trouva 
déjà  toutes  les  ga.antiesde  l'indépendance  publique,  passées 
en  coutume  et  armées  de  la  force  légale.  Le  roi  ne  pouvait 
lever  de  taxo  sans  le  consentement  du  parlement.  11  ne  pou- 
vait ,  sans  la  même  autorisation ,  porter  aucune  nouvelle  loi ,' 
ni  emprisonner  un  citoyen  sans  mandat  légal ,  spécifiant  le 
délit  ;  le  jury  était  en  vigueur  et  statuait  sur  la  culpabilité  ou 
sur  l'innocence  des  prévenus  ;  enfin  tout  officier  du  roi  qui 
contrevenait  à  ces  dispositions  était  passible  des  mêmes 
chàiimens  que  tout  autre  citoyen,  et  ne  pouvait  alléguer 
comme  excuse  l'ordre  formel  du  monarque. 

Ainsi  s'élevait  autour  de  la  puissance  suprême  un  mur  de 
circonvallation  ,  souvent  franchi  sans  doute,  souvent  attaqué 
ou  ébranlé  par  les  guerres  civiles ,  les  hasards  ,  les  circon- 
stances ,  les  vices  des  hommes  ;  mais  respecté  du  peuple  et 
redouté  des  rois.  Quiconque  s'attache  à  défendre  et  à  relever 
ce  rempart ,  doit  être  mis  au  nombre  de  ceux  que  nous  appe- 
lons aujourd'hui  whigs.  Tous  ceux  qui  ont  tenté  de  délivrer 
la  puissance  royale ,  ainsi  emprisonnée  dans  les  limites  de  la 


EX   ANGLETERRE.  197 

loi  sévère  ,  appartiennent  à  l'armée  de  la  prérogative  et  de  la 
couronne  ,  qui  a ,  vers  le  commencement  du  xviii''  siècle , 
accepté  la  désignation  de  tories. 

Dès  l'origine  de  la  monarchie  anglaise,  les  iniquités  sur- 
abondent; les  actes  de  tyrannie  se  multiplient;  mais  pas  une 
loi,  pas  un  statut,  n'est  rendu  sans  l'assentiment  des  com- 
munes et  des  pairs.  Les  transgressions  sont  temporaires  : 
elles  naissent  de  la  cupidité  ,  de  l'avidité  ,  de  la  violence,  de 
la  détresse;  le  principe  même  ,  on  le  respecte.  L'atrocité  des 
guerres  civiles  ne  détruit  pas  ce  vieil  héritage ,  légué  par  les 
ancêtres ,  cette  énergique  organisation  de  la  société  anglo- 
normande;  les  jurés  et  le  jury  subsistent;  les  maisons  d'York 
etdeLancastre  couvrent  l'Angleterre  de  sang,  et  ces  longs  et 
affreux  débats  ne  peuvent  anéantir  le  sentiment  des  garanties 
anciennes  et  des  libertés  nationales. 

Les  partis  alors  ne  représentaient  pas  une  opinion ,  mais 
seulement  un  homme.  La  prétention  à  un  droit  hérédiiaire 
luttait  contre  la  prétention  rivale  ;  le  triomphe  de  l'une  ou  de 
l'autre  ouvrait  une  large  voie  aux  vengeances.  On  fut  las 
d'exécutions  ,  et  l'on  finit  par  s'entendre  pour  y  mettre 
fin. 

Long-temps  la  résistance  aux  envahissemens  du  trône  avait 
résidé  exclusivement  dans  l'arislocratie.  Les  barons  atta- 
quaient la  prérogative  ;  et  le  monarque  ,  entouré  de  sa  cour, 
se  défendait  de  son  mieux.  Sous  Henri  VU,  la  noblesse, 
décimée  par  les  guerres  civiles,  écrasée  de  proscriptions  et 
de  confiscations  ,  acheva  de  plier  et  de  céder  à  l'autorité 
royale.  Alors,  Henri  VIII  abusa  violemment  du  pouvoir 
nouveau,  dont  la  couronne  venait  de  s'environner.  Pro- 
fitant du  penchant  de  l'époque  pour  la  controverse  religieuse  , 
il  fît  servir  son  autorité  à  établir  ses  opinions  ,  qui  représen- 
taient ses  passions.  Il  introduisit  la  réforme  en  Angleterre  ,  et 
signa  rétrangc  alliance  de  la  liberté  religieuse  et  de  la  li- 
berté civile.  Prince  étourdi  dans  sa  brutalité  et  qui  ne  voyait 
pas  que  secouer  la  vieille  autorité  religieuse,  c'était  encou- 


198  HIS^TOIRE    DES    PA.KTIS 

rager  les  peuples  à  se  révolter  un  jour  contre  la  nouvelle 
usurpation  dont  le  irùne  se  rendait  coupable. 

Le  passé  aurait  dû  l'instruire.  L'hérésie  et  le  schisme  avaient, 
pendant  tout  le  moyen  âge,  secoué  les  premières  torches  de 
la  liberté  insurrectionnelle.  Arnauld  de  Bresse  ,  Occam , 
Rlenzi ,  Abéiard,  Wycliffe  ,  étaient  clés  hommes  politiques 
tout  aussi  bien  que  des  controversistes.  L'esprit  du  whig- 
gisme  remonte  jusqu'aux  LoUards  ,  et  les  LoUards  jusqu'à 
Wycliffe. 

De  Henri  YIII  seulement  date  la  formation  véritable  des 
partis  qui  ont  exercé  de  l'influence  sur  les  deux  siècles 
suivans.  Le  parti  du  pouvoir  s'attache  par  principe  au  pa- 
pisme ;  mais,  dans  la  pratique,  il  dévie  fréquemment  de  sa 
route  priiiiitive;  le  parti  des  libertés,  allié  au  principe  de 
l'examen  et  proiesiant  dans  son  essence ,  se  rapproche  du  ca- 
tholicisme dès  qu'il  voit  le  catholicisme  persécuté.  Le  jeu 
bizarre  de  ces  différens  principes,  leurs  combinaisons  va- 
riées ,  leurs  luttes  diverses  et  imprévues  ont  fait  de  l'Angle- 
terre ,  pendant  deux  cent  cinquante  années,  le  théâtre  des 
évènemens  les  plus  étranges.  On  a  vu  lour-à-tour  le  protes^ 
tantisme  s'armer  de  tyrannie,  le  catholicisme  réclamer  la 
liberté,  l'église  anglicane  compromettre  ou  sauver  l'indépen- 
dance nationale,  et  le  pouvoir  absolu  appeler  à  son  aide-, 
dans  ses  défaites  ou  dans  ses  victoires ,  ou  la  critique  et  l'exa- 
men, ou  le  principe  protestant,  ou  le  principe  catholique. 
Ce  sont  ces  évolutions  des  partis ,  ces  changemens  de  front 
tantôt  serviles,  tantôt  effrénés  ,  qui  donnent  aux  annales 
anglaises  une  physionomie  si  difficile  à  saisir,  et  qui  en  ren- 
dent l'appréciation  si  pénible.  Souvent  le  mouvement  des  pas- 
sions y  contrarie  le  développement  des  opinions  ;  plus  souvent 
encore  le  mobile  des  intérêts  vient  détruire  l'édifice  que  les 
opinions  et  les  passions  essaient  d'élever.  Chaos  inextricable 
au  milieu  duquel  on  découvre  la  puissance  éternelle  de  la 
civilisation  et  le  progrès  incessant  de  l'humanité. 

Personne    n'ignore    comment    les    passions   brutales  de 


EN    ASGLEII&IIRÈ.    '  iW 

Henri  VIII  et  son  caractère  impérietrx,  secondé ,  d'ailleurs 
paT  l'esprit  de  rébellion  universelle  contre  l'église,  qui  s'é- 
tait répandu  à  travers  l'Europe  à  la  voix  de  Luther ,  arra- 
chèrent violemment  l'église  d'Angleterre  du  sein  de  la  com-^ 
nMinauté  chrétienne ,  et  conférèrent  au  roi  de  la  Grande- 
Bretagne  une  véritable  papauté.  Celte  séparation  fit  nailre 
plusieurs  partis  considérables,  partis  de  véritable  opposi- 
tion :  l'un  catholique  exagéré,  l'autre  puritain,  que  le  mo- 
narque voulut  d'abord  comprimer  par  sa  parole  ,  et  qu'il 
écrasa  ensuite  dans  le  sang  et  dans  la  flamme.  La  suppres- 
sion des  monastères  et  les  mesures  violentes  dont  Henri  VIII 
ne  se  montra  jamais  avare  ,  achevèrent  d'irriter  une  grande 
partie  de  la  nation  ;  le  bûcher  et  le  bourreau  étouffèrent  ces 
cris.  Le  roi  continua  la  réforme  ;  il  contraignit  ses  sujets  de 
marcher  dans  la  périlleuse  et  étroite  voie  qu'il  leur  traçait, 
brandissant  à-la-fois  le  glaive  temporel  et  l'épée  spirituelle. 
Fidèle  à  l'héritage  de  cette  intolérance  religieuse  que  les 
empereurs  romains  avaient  léguée  aux  premiers  empereurs 
chrétiens  et  que  les  chefs  de  tribus  gothiques  et  allemandes 
ne  manquèrent  pas  d'adopter  ;  le  nouveau  pape  séculier , 
frappa  sans  pitié  et  les  catholiques  fidèles  à  la  suprématie 
romaine,  et  les  réformateurs  anabaptistes,  et  les  Lollards ; 
tous  ceux  enfin  qui  n'étaient  pas  de  la  confession  spéciale  et 
particulière  de  Henri  VIII.  Tant  de  barbaries  forcèrent  la 
nation  au  silence,  silence  impatient  et  fébrile  ,  qui  n'atten- 
dait que  le  moment  favorable  pour  faire  éclater  une  fureur 
cachée. 

Effrayé  des  progrès  du  puritanisme,  ce  capricieux  tyran 
laissa  prévaloir  sur  la  fin  de  sa  vie  le  parti  catholique.  La  si- 
tuation du  peuple  présentait  un  phénomène  aussi  curieux  que 
déplorable.  Personne  ne  savait  précisément  où  s'arrêtaient 
les  limites  de  sa  conviction.  On  était  catholique  ou  prolestant 
par  fractions  pour  ainsi  dire  infinitésimales ,  et  les  diverses 
provinces  du  royaume  étaient  séparées  par  des  nuances  sou- 
vent mobiles.  Les  grandes  villes,  Londres  surtout ,  se  mou- 


200  HISTOIRE   DES    PARTIS 

iraient  favorables  aux  doctrines  de  la  réforme  ;  les  paysans 
et  la  masse  du  peuple ,  spécialement  dans  le  nord  et  l'ouest 
de  l'Angleterre ,  adhéraient  au  catholicisme.  Il  fallut  que  des 
troupes  protestantes,  venues  d'Allemagne,  prêtassent  lejLir 
jsecoursà  la  nouvelle  institution  du  prince  réformateur  :  «fait, 
peu  honorable  à  l'ancienne  Angleterre,  comme  le  dit  avec 
raison  un  historien  :  il  a  fallu  des  troupes  étrangères  pour 
nous  imposer  le  protestantisme.  »  —  ce  Jugez,  s'écrie  un  con- 
temporain, combien  nous  sommes  malheureux!  L'ancienne 
religion  nous  est  défendue  par  la  loi  ;  la  nouvelle  n'a  pas  eu 
le  temps  de  s'enraciner  chez  nous,  et  toujours  flotlans  entre 
ce  qui  est  défendu  et  ce  qui  est  permis,  nous  nous  trouvons 
ainsi  dans  la  situation  lapins  misérable.  » 

Ce  fut  vers  cette  époque  que  l'église  anglicane  s'empara  de 
la  situation  mitoyenne  qu'elle  occupe  encore  entre  la  hiérar- 
chie romaine  et  l'indépendance  puritaine  ;  situation  diifi- 
cile  à  maintenir  et  dont  il  faut  avouer  que  Henri  VIII  est 
le  fondateur.  D'une  part  se  trouvaient  les  réformateurs  zélés , 
ceux  qui  poussaient  aussi  loin  que  possible  le  principe  de  la 
liberté  et  de  l'examen;  dun  autre,  les  catholiques  obstinés 
qui  ne  voulaient  entendre  à  aucun  accommodement,  et  qui 
suivaient  avec  une  persévérance  honorable ,  les  préceptes  de 
la  vieille  église. 

Ces  derniers  triomphèrent  lorsque  la  reine  Marie ,  que  les 
prolcsians  ont  surnommée  Marie-la- Sanguinaire  ,  s'empara 
du  trùne.  Quoique  la  réforme  eût  fait  quelques  progrès  pen- 
dant le  règne  rapide  de  son  frère ,  il  est  certain  qu'une  grande 
partie  de  la  nation  était  encore,  surtout  dans  les  classes  infé- 
rieures et  moyennes  ,  favorable  à  la  papauté.  Plusieurs 
mesures  maladroites  épouvantèrent  les  intérêts  matériels  aux- 
quels la  réforme  avait  donné  naissance.  Tous  les  prêtres  qui 
s'étaient  mariés,  se  trouvant  expulsés  de  leurs  cures  ,  allè- 
rent grossir  le  parti  réformateur.  Tous  les  possesseurs  de 
biens  ecclésiastiques  furent  dans  la  même  situation  ;  et  l'im- 
prudente Marie  ne  fit  qu'envenimer  ce  sentiment  hostile,  par 


EN    ANGLETERRE,  201 

son  insolence ,  son  dévoùment  à  l'Espagne  ,  ses  violences  et 
son  élroile  incapacité.  Quand  une  nation  est  saisie  d'un 
grand  sentiment  universel ,  d'une  passion  sincère  et  ardente  , 
toutes  les  nuances  s'effacent ,  toutes  les  factions  se  taisent. 
Marie  trouva  moyen  de  réunir  les  partis  dans  une  com- 
mune haine  contre  l'Espagne.  La  cruauté  de  celte  reine 
a  fait  plus  de  partisans  au  protestantisme  que  les  prédica- 
tions de  Luther  et  de  Calvin.  On  lit  dans  les  manuscrits  die 
Noailles  les  paroles  suivantes  ,  qui  prouvent  l'impressioii 
produite  sur  les  esprits  par  les  supplices  que  Marie  auto- 
risait ou  ordonnait  :  ce  Cejourd'huy  a  esté  faite ,  dit  Noailles , 
«  la  confirmaiion  de  l'alliance  entre  le  pape  et  ce  royaume 
«  par  un  sacrifice  public  et  solennel  d'un  docteur  pré- 
ce  dicant,  nommé  Rogerus,  lequel  a  esté  bruslé  tout  vif, 
ce  pour  estre  luthérien  ;  mais  il  est  mort ,  persistant  dans  son 
«  opinion.  A  quoy  la  plus  grande  partie  de  ce  peuple  a  pris 
(c  tel  plaisir,  qu'ils  n'ont  eu  crainte  de  luy  faire  plusieurs 
ce  acclamations  pour  conforter  son  courage ,  et  mesmes  ses 
ce  enfans  y  ont  assisté ,  le  consolant  de  telle  façon  qu'il  sem- 
«  bloit  qu'on  le  menoit  aux  nopces.  » 

Les  whigs  ne  sont  pas  encore  nés  sous  Henri  YIIL  Ce  parti 
de  la  liberté  ne  se  développe  pas  plus  nettement  sous  Elisa- 
beth que  sous  son  père;  à  celte  époque  la  féodalité  est  morte, 
la  monarchie  absolue  a  hérité  d'elle;  et  la  monarchie  con- 
stilulionnelle  n'est  pas  éclose.  Le  grand  intérêt  politique; 
du  xvi''  au  xviii'^  siècle  ,  c'est  la  religion.  Tant  que  la 
foi  a  subsisté  dans  la  masse  des  peuples  ;  la  gloire ,  la 
guerre  et  la  conquête  ont  remué  le  monde.  Voici  la  foi 
ébranlée  ;  alors  une  interminable  discussion  critique  s'élève 
sur  l'interprétaiion  de  la  foi.  Le  propre  de  la  discussion  est 
de  réclamer  l'indépendance  ,  et  l'habitude  d'un  libre  combat 
s'élablissant  dans  tous  les  rangs  ,  conduit  les  citoyens  à 
l'amour  d'une  liberté  orageuse,  et  fraie  la  roule  des  ré- 
volutions. 

Les  partis  qui  se  dessinent  sous  Elisabeth  sont  donc  ex- 


202  HISTOIRE   BÏS'  I^ARTIS 

clusivement  religieux.  Ce  qu'avait  fait  la  reiue  Marie  en  fa- 
veur de  la  religion  catholique,  Elisabeth  le  détruit  d'un  seul 
<;ftup.  Non-seulement  elle  remet  en  vigueur  les  réformes  de 
Henri  VIII  et  d'Edouard  VI;  mais  elle  s'adjuge  l'autorité  du 
pontificat  suprême.  Ou  voit  une  femme  devenir  pape,  fait  unique 
dans  l'histoire  ;  il  est  vrai  que  celte  femme  valait  deux  rois. 
Contre  ses  mesures ,  le  clergé",  qui  se  voit  anéanti ,  forme  une 
faction  considérable,  qu'elle  écrase,  non  sans  peine.  Il  faut 
«purer  et  décimer  le  corps  ecclésiastique  :  on  y  parvient;  mais 
ia  main  de  fer  d'Elisabeth  n'a  pas  un  moment  de  repos.  Digne 
successeur  de  son  père ,  aussi  violente  et  aussi  brutale  que 
lui;  plus  hypocrite  et  plus  rusée,  elle  a  du  moins  l'art  admi- 
rable de  coiBî>iendi'e  les  masses  ,  de  deviner  leurs  in- 
stincts ,  de  servir  leurs  faiblesses ,  de  seconder  leurs  mouve- 
mens ,  et  de  n'être  despote  et  cruelle  que  dans  le  sens  et  selon 
le  désir  du  peuple.  Elle  dompte  le  parti  catholique,  elle  as- 
servit la  majorité  du  clergé;  elle  tue  ceux  qui  s'entendent 
avec  la  France  ;  elle  sert  les  intérêts  nouveaux  et  popu- 
laires qui  sont  protcstans  :  cette  habileté  fait  oublier  ses 
crimes.  On  n'a  voulu  voir  dans  sa  querelle  avec  Marie  Stuart 
qu'une  rivalité  de  femmes  et  un  combat  de  coquetterie  achar- 
née :  jugement  ridicide.  Ces  deux  personnes  royales  n'é- 
taient plus  des  femmes,  mais  des  symboles;  elles  représen- 
taient les  deux  grands  adversaires  en  présence,  les  deux 
grands  intérêts  de  la  chrétienté  :  Marie,  le  catholicisme; 
Elisabeth,  le  protestantisme.  IVIarie  était  parente  des  Guise; 
Elisabeth  était  fille  de  Henri  VIII. 

Marie  Stuart ,  en  quittant  la  France,  marchait  à  la  mort; 
il  n'y  avait  pas  de  plus  grande  étourderie  que  de  venir  se 
placer  au  milieu  de  la  population  puritaine  de  l'Ecosse 
sauvage ,  tout  à  côté  de  la  terrible  et  ombrageuse  Elisabeth  ; 
€t  d'essayer,  femme  faible  et  voluptueuse,  un  rôle  auquel 
n'aurait  pas  suffi  toute  la  virilité  de  l'àme  et  du  coi'ps.  Le 
parti  de  l'ancienne  religion ,  qui  avait  pour  chef  Marie  Stuart, 
alla  se  briser  aux  pieds  du  trône  populaire  et  tyrannique  d'É- 


EN   ANSLETEBRE.  203 

lisabeth.  Pendaut  que  celte  dernière  envoie  des  secours  d'ar- 
gent et  d'hommes  aux.  insurgés  calvinistes  de  France ,  Marie 
conspire  avec  les  catholiques  d'Éeosse  et  d'Angleterre.  Les 
d€ux  conspirations  se  heurtent  ;  les  courtisans  et  les  hommes 
d'mtrigue  y  prennent  part  :  Marie  succombe.  Tel  est  le  véri- 
table fond  de  la  querelle,  que  le  sexe  et  les  violentes  faiblesses 
des  deux  reines  ont  sans  doute  envenimée  ;  mais  qui  se  rat- 
tache à  des  iutérôls  majeurs,  répondant  aux  passions  et  aux 
espérances  des  deux  grands  partis  européens. 

Les  modifications  de  ce  drame  furent  sans  doute  détermi- 
nées par  l'âge ,  le  sexe  et  la  position  des  deux  actrices  rivales  ; 
mais  les  véritables  ressorts  de  la  tragédie,  c'étaient  le  calvî- 
Qtsme  écossais ,  le  catholicisme  de  France  et  l'église  anglicane 
fondée  par  Elisabeth.  En  1569 ,  les  insurgés  qui  voulurent  déli- 
vrer la  reine  d'Ecosse ,  s'adressèrent  aux  passions  catholiques. 
Leur  étendard  représentant  le  Christ  dont  les  blessures  versent 
du  sang,  était  porté  par  un  vieux  gentilhomme  enthousiaste, 
nommé  Norton.  La  position  du  parti  catholique  devenait  in- 
soutenable :  détesté  ù-la-fois  parles  calvinistesécossais  et  par  la 
nouvelle  Eglise  anglicane;  il  semblait  d'ailleurs  élever  une  ré- 
clamation qui  contrariait  beaucoup  d'intérêts  nouveaux.  La 
résistance  opposée  par  ces  intérêts  le  perdit  sans  ressource  ; 
tous  les  biens  ecclésiastiques  furent  vivement  défendus  par 
les  acquéreure. 

Cependant  le  parti  protestant  ne  tarda  pas  à  devenir  redou- 
table pour  Elisabeth  elle-même.  Les  puritains,  dernière  expres- 
sion de  la  liberté  religieuse ,  levèrent  la  tête  et  l'effrayèrent. 
Une  inquisition  protestante  se  forme  sous  les  yeux  et  aux  ordres 
de  la  reine  protestante.  Elle  assied  son  trône  entre  les  catho- 
liques abattus  et  les  calvinistes  extrêmes,  qu'elle  livre  au 
bourreau.  Le  catholicisme,  déjà  étouffé  et  silencieux ,  cous- 
pire  en  secret;  le  protestantisme  anglican,  religion  de  la 
cour  et  de  l'état,  offre  aux  habiles  un  asile  commode.  Là  se 
réfugient  tous  les  hommes  prudens  et  timides  ;  enfin  le  pu- 
ritanisme naissant,  expression  logique,  résultat  définitif  du 


204  HISTOIRE   DES   PARTIS 

besoin  de  l'examen  et  du  principe  de  la  liberté,  proteste  vai- 
nement contre  la  main  qui  l'opprime. 

JVous  retrouverons  bientôt  ces  trois  partis  qui  triompheront 
lour-à-tour.  Ces  trois  nuances  colorent  toutes  les  époques 
de  notre  histoire.  Elles  se  transforment  mais  elles  ne  meurent 
pas.  Elles  représentent  le  Passé ,  le  Présent  et  l'Avenir  ;  le 
repos,  le  mouvement  modéré  et  le  progrès  indéfini;  l'auto- 
rité, la  transaction  et  l'anarchie;  la  royauté  absolue,'  la 
monarchie  représentative  et  la  démocratie  populaire.  Sous 
Cromwell  le  puritanisme  règne  ;  Charles  II  et  Jacques  II  es- 
saient d'introniser  le  catholicisme;  Guillaume  III  vient  enSn 
et  opère  la  transaction.  Les  purilains  se  nomment  tour-à- 
tour  :  dissidens,  républicains,  patriotes,  et  enfin  radicaux. 
Les  anglicans  sont  les  hommes  d'état,  gens  du  juste- 
milieu,  les  whigs  qui  se  subdivisent  eux-mêmes  en  plusieurs 
nuances;  enfin,  les  catholiques,  amis  du  pouvoir,  soutiens  du 
passé,  comprennent  que  le  principe  de  l'autorité  est  le  seul 
qui  puisse  relever  leurs  affaires  déchues.  Il  s'opère  entre  ces 
divers  partis  beaucoup  d'échanges  et  d'emprunts  qui  sem- 
blent altérer  leur  caractère  primitif,  mais  qui  ne  touchent 
Jamais  à  leur  essence  et  à  leur  principe  même.  Le  dix-neuvième 
siècle  voit  se  perpétuer  celle  triple  division;  elle  subsiste  sous 
les  noms  de  Tories ,  Whigs  et  Radicaux. 

Elisabeth  frappe  sans  pitié  à  droite  et  à  gauche.  Elle  se 
soutient  avec  une  admirable  énergie,  mais  avec  une  cruauté 
digne  de  son  père.  Les  deux  partis  extrêmes  comptent  leurs 
victimes  par  centaines.  Marie  Stuart  est  sacrifiée  en  holo- 
causte au  protestantisme.  Au  moment  où  le  bourreau  vient  de 
trancher  sa  tête ,  le  doyen  de  Saint-Peterborough  s'écrie  : 

«  Périssent  ainsi  tous  les  ennemis  de  la  reine  !  » 

«  Oui,  répéta  le  comte  de  Kent  d'une  voix  tonnante,  et 
périssent  ainsi  tous  les  ennemis  du  saint  Evangile  !  y> 

Long  et  brillant  règne,  taché  de  tant  de  sang,  mouillé  de 
tant  de  larmes,  au  milieu  duquel  deux  choses  dominent  et  l'em- 
portent sur  tout  le  reste  :  c'est  le  triomphe  du  fait  et  de  lin- 


EN   ANGLETERRE.  205 

térêt.  La  reine  sert  Tintérêt  de  ses  peuples  ;  elle  sait  com- 
prendre la  tendance  générale  des  esprits ,  favoriser  l'ambition 
et  l'avidité  nationales,  nourrir  avec  soin  l'esprit  d'entreprise 
et  de  commerce ,  animer  tous  ses  sujets  à  la  recherche  de  la 
fortune  ,  à  la  découverte  de  nouvelles  contrées  ,  aux  vastes 
projets  du  négoce,  contraindre  toutes  les  factions  à  plier, 
forcer  enfin  l'histoire  même  à  oublier  l'usage  impitoyable 
qu'elle  a  fait  du  bourreau.  Elisabeth  efface  ainsi  ses  nombreu- 
ses faiblesses  et  même  ses  ridicules.  Aussi  dissimulée  que  le 
LouisXI  de  France,  avec  lequelelle  avaitplus  d'un  rapport,  elle 
crée  pour  l'Angleterre  une  grandeur,  la  seule  qui  convient  à 
notre  pays.  Tout  se  tait,  toutes  les  factions  se  courbent  devant 
la  fondatrice  du  commerce  britannique  (1).  Bacon,  le  chance- 
lier-philosophe, soutient  que  la  prérogative  royale  ne  peut 
être  ni  examinée  ni  contestée ,  et  un  membre  des  Communes 
affirme  que  la  reine  a  droit  de  s'emparer,  selon  son  bon 
plaisir,  des  biens  et  de  la  vie  de  ses  sujets. 

Le  catholicisme,  en  Angleterre  comme  en  Allemagne,  avait 
reposé  sur  une  habitude  plutôt  que  sur  une  véritable  assimi- 
lation avec  les  mœurs  du  pays.  Bien  avant  Luther,  le  principe 
de  l'examen  était  comme  inhérent  à  la  constitution  antique 
des  peuples  germaniques  ;  ils  répugnaient  au  principe  pur  de 
l'autorité.  Luther  parle;  Henri  VIII  règne.  La  coutume  une 
fois  disparue,  l'habitude  une  fois  éteinte,  les  propriétés  ec- 
clésiastiques une  fois  dans  les  mains  des  protestans  ;  toute  la 
masse  de  la  nation  s'éloigne  du  catholicisme.  Elle  n'avait  pas 
oublié  les  proclamations  de  Wycliffe  et  les  persécutions  des 
LoUards.  Se  dirigeant  violemment  vers  le  protestantisme, 
elle  sentit  s'accroître  dejour  en  jour  sa  haine  contre  la  France; 
celle  contre  l'Espagne  et  l'Italie  catholiques  s'envenima  sous 
Marie  et  Henri  VIII  ;  enfin  tous  les  peuples  catholiques  de 
l'Europe  devinrent  le  but  commun  de  l'animosité  britannique. 

^1)  "Voyez  le  tableau  du  développement  commercial  de  la  r.iaude-Breîague, 
qu€  nous  avons  esquissé  dans  l'arlicic  de  Livcrpool ,  la*"  livraison,  déc,  i836. 


206  HISTOmE    DE«    PARTIS 

Les  règnes  de  Henri  VIII  et  d'Elisabeth  favorisèrent  ce  mou- 
vement ;  et  lorsque  Jacques  P''  monta  sur  le  trône ,  une  faible 
étincelle  de  catholicisme  demeura  timidement  ensevelie  au 
sein  de  la  nation  furieuse. 

Quoique  le  catholicisme  u'osàt  rien  tenter,  la  persécution 
contre  lui  ne  s'arrêtait  pas;  elle  était  d'autant  plus  ardente 
qu'elle  était  populaire.  La  cruauté  politique  des  rois  n'est 
rien  près  de  celle  des  peupies  ;  le  fanatisme  des  masses  est 
cent  fois  plus  impitoyable  que  la  tyrannie  tombée  d'en-haut. 
Les  hommes  se  pardonnent  aisément  à  eux-mêmes  les  bar- 
baries et  les  fureurs  dont  le  plus  grand  nombre  est  coupable  : 
il  semble  que  le  crime  s'affaiblisse  en  se  partageant. 

Le  petit  noyau  des  catholiques  anglais  se  resserrait  doac 
et  se  groupait  en  s'effaçant,  pendant  que  le  parti  puritain 
faisait  des  progrès  incessans  ,  et  que  l'Eglise  anglicar^ , 
devenue  nationale,  s'emparait  de  la  considération  et  du 
pouvoir.  Sous  Jacques  P"",  la  compression  des  catholiques 
fut  violente,  et  leur  désespoir  extrême  ;  alors  le  complot  des 
poudres  (1) ,  complût  qui  devait  sacrifier  à-Ia-fois  le  roi  et 
les  deux  Chambres  et  les  faire  sauter  dans  une  explosion 
commune,  apprit  à  l'Angleterre  ce  qu'il  faut  attendre  d'un 
parti  étouffé  et  furieux.  Après  cette  tentative,  le  catholi- 
cisme subit  deux  siècles  d'oppression.  Le  sentiment  de  l'hu- 
manité publique  se  révolta;  il  fallut,  depuis  celte  époque, 
que  les  catholiques  anglais  se  cachassent,  pour  ainsi  dire, 
dans  les  entrailles  d'une  société  qu'ils  délestaient.  Pendant 
que  l'irritation  nationale  croissait;  pendant  que  leur  parti 
s'annihilait;  le  puritanisme  recueillait  nécessairement  le  fruit 
de  la  victobe.  Le  peuple  confondait  le  principe  du  caiholi- 
cisme  même  dans  la  haine  inspirée  par  quelques  conspira- 
teurs obscurs  ;  il  enveloppait  tout  ce  qui  était  catholique  : 
hommes  et  théories,  dans  la  même  malédiction,  dans  la  même 

(1;  Voyez  le  curieux  article,  intitulé  :  les  assassins  des  Rois ,  que  nous 
avons  publié  dans  la  2«  livraiscu  (fcvi'ier  i836). 


i  Ei'   ANGLETERRE.  207 

proscriplioli.  Les  esprits,  violemment  poussés  vers  l'exirême, 
résultat  des  doctrines  protestantes,  ne  s'arrêtèrent  plus  qu'à 
l'instant  fatal  où  les  puritains  triomphèrent  avec  Cronivvell. 
A  dater  du  règne  de  Jacques,  nous  voyons  le  parti  puritain, 
toujours  en  progrès,  marcher  d'un  pas  ferme,  se  recruter  sans 
cesse  dans  toutes  les  classes  du  peuple ,  et  profiter  à-la-fois  des 
fautes  du  pouvoir,  des  passions  vulgaires  et  des  tendances 
généreuses.  Les  débauches ,  la  licence  et  le  pédantisme  du 
roi  Jacques  ne  prêtaient  ni  autorité  ni  dignité  à  la  couronne. 
Enfin,  quand  le  malheureux  Charles  P''  prit  le  pouvoir,  il 
trouva  une  cour  dépravée,  un  peuple  presque  calviniste,  un 
faible  groupe  catholique ,  regardé  comme  l'ennemi  de  la  na- 
tion, im  trône  miné  dans  ses  bases,  une  autorité  suprême 
méprisée,  et  le  pmitanisme,  devenu  gigantesque,  qui  eoai- 
mençait  à  ouvrir  ses  bras  à  la  masse  des  mécontens.  g 

Quand  on  parle  des  fautes  et  des  imprudences  commises 
par  Charles  1",  on  ne  fait  pas  assez  attention  au  drame  qui 
se  jouait  autour  de  lui  et  à  l'état  réel  de  ses  affaires.  L'orgueil 
des  puritains  s'était  accru  avec  leur  pouvoir ,  et  les  libertés  de 
la  nation,  long-temps  froissées  et  opprimées,  commençaient 
à  trouver  des  défenseurs.  Il  y  avait  trop  de  vengeance  et  de 
désespoir  chez  les  catholiques  pour  qu'ils  pensassent  à  se  dé- 
clarer en  faveur  du  roi.  Deux  partis  redoutables  :  celui  des 
libertés  populaires ,  d'une  part,  et  de  la  liberté  religieuse, 
d'une  autre,:  deux  torrens  envahisseurs  se  réunirent  donc 
dans  le  même  lit  et  assaillirent ,  à-la-fois,  le  trône  qui  devait 
tomber  :  il  tomba.  A  peine  Charles  I"  était  roi,  la  Chambre 
haute  ne  songeait  qu'à  entraver  son  autorité.  Il  fût  venu  à  bout 
des  Sain/s  ou  des  puritains,  s'ils  n'eussent  été  que  des  fa- 
natiques; dans  les  rangs  des  fanatiques  ,  se  trouvaient  aussi 
des  hommes  éclairés,  proclamant  la  liberté  civile  cti  reli- 
gieuse, entourés  de  l'admiration  et  des  vœux  du  i)€uple  en- 
tier. Rien  ne  put  résister  à  la  coalition  des  deux  partis  ;  la 
liberté  civile  s'appuyant  sur  la  liberté  religieuse.  Uicntôt  les 
factions  diverses  n'eu  firent  qu'une  seule  ;   se  combinant 


208  HISTOIRE    DES    PARTIS 

contre  la  cour  et  le  roi ,  elles  composèrent  un  parti  national , 
le  parti  du  pays.  Toutes  les  fois  que  les  choses  en  viennent  là , 
le  pouvoir  est  perdu.  La  maladresse  de  Charles  P""  fut  de  ne 
pas  saisir  l'esprit  de  son  temps  et  de  se  conduire ,  hors  de 
propos ,  comme  Henri  VIII  et  Elisabeth  s'étaient  conduits. 
Lorsque  les  époques  changent,  la  politique  doit  changer; 
Charles  crut  pouvoir  instituer  à  son  tour  une  inquisition  an- 
glicane, et  ne  s'aperçut  pas  que  le  catholicisme  seul  avait  le 
droit  de  se  défendre  par  la  force  :  le  puritanisme  vain- 
queur n'était  point  d'humeur  à  subir  une  loi  si  rude.  De  de- 
grés en  degrés ,  le  roi  se  trouva  seul  et  en  appela  aux  armes  ; 
entouré  de  ses  cavaliers  et  de  ses  courtisans,  il  essaya  une 
dernière  et  impuissante  lutte  contre  la  double  masse  des  dé- 
fenseurs de  la  liberté  populaire  et  des  fanatiques  ;  lutte  iné- 
gale, où  les  communes  déployèrent  autant  de  talent  et  de 
bravoure  que  de  cruauté. 

Pendant  le  règne  précédent,  le  parti  royal  n'avait  pas  cessé 
de  courir  à  sa  perte ,  et  le  parti  des  deux  libertés  que  nous 
avons  indiquées ,  avait  toujours  suivi  une  route  ascen- 
dante. Le  commerce,  en  ouvrant  également  à  tous  les  hom- 
mes les  voies  de  la  fortune  et  du  pouvoir ,  tendait  au  nivelle- 
ment des  classes.  La  marine  anglaise  se  couvrait  de  gloire; 
le  peuple  semait  qu'il  éiait  quelque  chose.  Battu  à-la-fois  en 
brèche  par  l'opposition  politique  et  par  l'opposition  religieuse, 
le  trône  ne  peut  résister  à  cette  ligue  formidable  ;  Charles  I" 
marche  à  la  mort. 

Mais  les  partis  se  ruinent  ordinairement  par  l'abus  de  leur 
principe  ;  l'élément  qui  fait  leur  vie  devient  l'élément  qui  cause 
leur  mort.  Du  principe  de  la  liberté  politique  qui  triomphe  sur 
l'échafaud  de  Charles  V^,  et  du  principe  de  l'examen  en  matière 
de  foi ,  qui  constitue  la  force  des  puritains ,  sortent  deux  con- 
séquences immédiates  et  inévitables  :  on  tend  à  l'anarchie  des 
idées  et  à  celle  des  faits.  On  abuse  de  la  faculté  donnée  au 
peuple  de  nommer  ses  chefs  et  de  se  subdiviser  lui-même  en 
autant  de  sectes  qu'il  le  veut.  Les  puritains  font  naître  les 


EN   ANGLETERRE.  209 

indépendans ,  qui  font  naître  les  niveleiirs;  Cromwell  hérite 
des  uns  et  des  autres;  ce  représentant  du  parti  vainqueur 
dompte  tout  ce  qui  l'environne.  Sous  son  protectorat,  les 
partis  s'effacent;  les  royalistes  se  taisent  et  complotent 
en  secret;  les  puritains  se  groupent  autour  de  Cromwel!, 
et  ceux  qui  le  dépassent  sont  exécutés,  exilés  ou  empri- 
sonnés. Toute  cette  oppression  militaire,  toutes  ces  conspira- 
tions étouffées  dans  le  sang,  tout  cet  éclat  du  triomphe  puritain, 
devaient  s'éclipser  au  moment  où  l'homme  qui  représentait  le 
puritanisme  vainqueur  allait  entrer  dans  le  tombeau. 

La  tyrannie  exercée  par  Cromwell  fut  d'ailleurs  un  bonheur 
et  un  bienfait.  Tout  homme  qui  ose  dire  à  une  révolution 
victorieuse  :  «  Tu  n'iras  pas  plus  loin  ;  »  et  qui  a  la  puis- 
sance d'accomplir  cette  parole,  mérite  bien  de  la  patrie. 
Plus  de  partis,  sous  Cromwell  ;  le  déchaînement  désintérêts 
et  des  passions  s'arrête  devant  la  puissante  digue  que  leur 
opposa  le  Protecteur;  et  lorsque  son  faible  fils  essaie  de  re- 
monter sur  le  trône,  il  ne  trouve  qu'un  grand  chaos  de  petits 
intérêts  et  de  petites  espérances.  Les  partis  épuisés,  accou- 
tumés au  joug,  et  dont  le  premier  enthousiasme  s'était  éteint, 
rappelèrent  l'ancien  monarque;  le  parti  royaliste  releva  la 
tête  ;  et  le  parti  catholique  conçut  de  muettes  espérances.  Le 
règne  de  Charles  II  ne  fut  que  le  triomphe  du  parti  royaliste  ; 
il  faut  voir  le  règne  de  Jacques  II,  dans  la  tentative  impuis- 
sante d'un  monarque  dévot  pour  rendre  au  catholicisme  son 
existence  politique. 

Ce  que  l'on  remarque  avant  tout  dans  les  débats  qui  suivent 
le  protectorat  de  Cromwell ,  c'est  la  complète  immoralité  de 
toutes  les  classeset  de  toutes  les  factions.  Leur  force  est  éteinte  ; 
leur  exaltation  est  morte;  il  ne  leur  reste  que  des  vices.  Les 
puritains  sentent  la  honte  de  la  servitude  que  Cromwell  lo;ir 
a  imposée,  et  la  lâche  ignominie  d'avoir  laissé  la  restaura- 
tion s'accomplir;  les  catholiques,  humiliés  par  le  souvenir 
du  complot  des  poudres,  essaient  des  intrigues  souterraines. 
Les  partisans  de  la  liberté  reconnaissent  que  le  joug  hérédi- 

VIII.— 4^   SÉRIE.  14 


210  HISTOIRE    DTS    PABTIS 

taire  d'une  monarchie  limilée  est  plus  doux  à  porter  que  le 
Joug  violent  d'une  dictature  guerrière.  Révolutions  sur  révo- 
lutions, en  détruisant  tous  les  principes ,  ont  froissé  cruelle- 
ment les  âmes  :  1  enervement  et  l'ennui  succèdent  aux  grandes 
cri&es.  Chacun  cherche  et  trouve  la  consolation  la  plus  rapide 
et  la  plus  prompte,  et  se  plonge  dans  le  vice.  Quiconque  veut 
conserver  une  apparence  de  décence  est  stigmatisé  comme 
puritain  et  flétii  comme  tel.  La  débauche  est  en  honneur  :  on 
n'aime  qu'elle  ;  elle  a  son  code  :  tout  le  reste  est  vieux ,  mé- 
prisé, stérile.  Le  parti  catholique,  le  parti  libéral,  le  parti 
puritain,  s'affaissent;  l'Angleterre,  par  désespoir ,  se  rejette 
dans  un  libertinage  effréné. 

A  ce  libertinage,  à  cette  débauche,  se  joint  une  i^éaction 
sanglante  contre  le  puritanisme.  Mais  quand  on  fut  las  de 
mauvaises  uiœui^,  comme  on  avait  été  las  de  fureurs  bibli- 
ques ,  on  regarda  autour  de  soi  ;  tout  était  détruit  :  finances 
épuisées;  armée  sans  discipline;  commerce  ébranlé;  la  vé- 
nalité partout;  l'énergie  manquant  à  la  nation.  Charles  H  ne 
trouva  pas  de  meilleur  moyen,  pour  sortir  d'embarras,  que 
d'accepter  l'aumùne  de  Louis  .XIV  :  ce  fut  la  grande  tache  de 
sonrègne.  Cette  souillure  s'étendit  à  toussesactes;  elle  souilla 
toutes  ses  négociations  ;  se  répandit  sur  tous  ses  desseins  : 
née  de  la  dépravation  de  la  cour  et  de  celle  du  monarque,  elle 
influa  sur  les  destinées  de  Charles  TI  et  de  Jacques  IL  Plus 
eu  avançait,  plus  les  partis  fi-aciionnés  perdaient  leur  carac- 
tère; bicnlùt  ce  ne  furent  plus  des  partis,  pas  même  des  fac- 
tions :  tout  se  subdivisa  ;  chaque  individu  ne  représenta  que 
lui-même  ;  chacun  servit  son  intérêt.  Seconde  espèce  d'immo- 
ralité plus  dangereuse  que  toutes  les  autres  :  triomphe  com- 
plet de  l'égoisme  individuel  et  de  la  cupidité ,  assis  sur  les 
ruines  des  autres  passions. 

Toute  l'époque  qui  s'écoule  de  1600  jusqu'en  1688  n'est 
consacrée  qu'à  la  reconstruction  politique  et  morale  de  la 
société.  Du  sein  de  ce  chaos,  de  cette  poussière  et  de  ce  néant 
des  individualités  hostiles,  naîtront  enfin,  à  travers  mille  ob- 


EIV    AKGLETERRE.  2ii 

Stades ,  des  divisions  nettes  et  des  groupes  représentans  des 
intérêts  :  quelque  chose  de  fort,  de  complet  et  de  tranché. 

Le  premier  Parlement  élu  après  la  restauration  de  Charles  II 
se  composait  exclusivement  de  cavaliers  royalistes ,  partisans 
frivoles  de  la  loyauté  chevaleresque  et  du  monarchisme  absolu. 
Mais  telle  est  la  nature  des  assemblées  délibérantes,  telle 
est  la  puissance  du  germe  de  liberté ,  renfermé  dans  toute  dis- 
cussion, que  celte  unanimité  ne  dura  pas  long-temps  :  l'oppo- 
sition naquit  ;  on  pouvait  le  prévoir.  Le  premier  honneur  de 
cette  découverte  appartient  à  un  ambitieux  trop  vanté , 
Shaftesbury.  Il  devina  que  sous  une  monarchie  modérée ,  sous 
un  roi  légitime,  dans  le  retour  général  de  l'ordre,  les  anciens 
partisse  relèveraient;  que  les  anciens  embarras  allaient  renaî- 
tre. Les  manœuvres  de  Shaftesbury  suscitèrent  donc  une  op- 
position dans  les  deux  Chambres  ;  opposition  à  peine  sensible 
et  toute  politique.  La  dévotion  n'était  plus  de  mode  ;  les  partis 
religieux  se  reposaient  ;  quelques  vieux  débris  du  puritanisme 
vinrent,  en  se  déguisant,  se  grouper  autour  des  patriotes  en- 
core timides  et  humbles  :  faible  lueur,  qui  scintille  à  peine 
dans  la  Chambre  des  Pairs,  et  qui  déploie  déjà  en  1672  une 
clarté  plus  décidée  dans  la  Chambre  des  Communes.  La  dé- 
pravation même  du  temps  servait  à  recruter  cette  armée 
naissante  :  les  ambitieux  voyaient  qu'il  n'y  aurait  pas  tout  à 
gagner  du  côté  de  la  cour;  que  se  placer  sous  sa  main  était 
peu  prudent,  et  que  cet  abandon  sans  réserve  nuirait  à  leur 
avenir.  Les  politiques  les  plus  rusés  se  mirent  donc  à  effrayer 
la  cour  et  à  fomenter  une  petite  opposition  sourde  ;  se  réser- 
vant le  droit  et  le  plaisir  de  faire  acheter  un  peu  plus  dur 
leurs  services,  dès  que  l'occasion  se  présenterait. 

A  peine  ce  parti  d'opposition  fut-il  formé,  il  vit  se  rappro- 
cher de  lui  tout  ce  qui  restait  encore  de  républicains  obstinés 
et  de  puritains  audacieux  ;  ils  ne  tardèrent  pas  à  le  compro- 
mettre; et  l'on  s'effraya.  La  désertion  se  mit  dans  les  rangs 
de  la  faction  naissante,  qui,  effrayée  de  sa  faiblesse,  eut 
recours  à  une  alliance  secrète  avec  la  France  :  tant  le  véri- 


212  HISTOIRE    DES    PARTIS 

tablé  pairiotisme  manquait  à  tout  le  monde.  Le  parti  ca- 
tholique eut  l'imprudence  de  faire  quelques  mouveniens 
qui  déplurent  au  roi  et  dont  le  résultat  fut  terrible  pour 
tous  les  catholiques.  L'impopularité  de  ces  derniers  était  de- 
venue telle  que  l'on  voulait  croire  à  leurs  crimes,  et  la  cour 
n'eut  pas  de  peine  à  trouver  des  dénonciateurs  qui  envelop- 
pèrent dans  la  même  accusation  non-seulement  les  auteurs 
d'un  complot  léger,  en  lui-même,  mais  tous  les  catholiques 
suspects.  Ces  dénonciations  furent  accueillies  par  la  masse 
avec  une  reconnaissance  et  une  joie  vraiment  effroyables. 
Absurdes  jusqu'au  ridicule ,  elles  flattaient  les  passions  mau- 
vaises. Tout  le  monde  concourait  à  écraser  les  malheureux 
catholiques;  le  roi;  le  parti  libéral;  les  puritains.  L'ini- 
quité fut  si  générale,  que  personne  ne  s'en  étonna.  Jacques, 
frère  du  roi ,  duc  d'York ,  et  qui  devait  succéder  à  son  frère, 
était  catholique.  La  première  démarche  importante  de  l'op- 
position fut  de  l'exclure  du  trône.  L'audace  du  parti  national 
s'était  accrue  ;  et  les  dissidens  eux-mêmes ,  fils  des  puritains, 
osaient  déjà  hasarder  quelques  réclamations. 

Au  milieu  de  tant  d'agitations  secrètes,  que  favorisait  la 
dissolution  générale  des  idées  et  des  mœurs,  tous  les  re- 
gards se  tournaient  du  côté  de  Louis  XIV,  voisin  puissant; 
prêt  à  verser  l'or  sur  les  partis  qui  voudraient  s'allier  à  lui  ; 
républicains,  puritains,  intrigans,  gens  de  cour,  tout  ce  qui 
prenait  le  nom  de  patriote  ou  de  bon  citoyen  recevait  les 
gratifications  de  Louis  XIV.  L'argent  de  ce  dernier  fut  le 
grand  instrument  qui  donna  de  la  force  à  l'opposition  parle- 
mentaire, sous  Charles  II  ;  on  trouve  sur  la  liste  des  hommes 
soldés  parle  chargé  d'affaires Barillon,  les  noms  de  Hampden 
et  d'Algernon-Sydney.  Il  s'agissait,  pour  le  roi  de  France, 
de  susciter  des  ennemis  au  roi  d'Angleterre,  et  ces  derniers, 
emportés  par  l'aveuglement  ordinaire  de  l'esprit  de  parti , 
croyaient  légitime  de  recevoir  l'argent  d'un  monaïque  étran- 
ger, pour  entraver  et  combattre  le  lyran  domestique  qu'ils 
abhorraient. 


EX   ANGLETEBRE.  213 

Voilà  le  sort  des  populations  flétries;  elles  n'ont  d'énergie 
et  de  moralité  dans  aucune  de  leurs  opinions  :  il  leur  faut 
un  temps  infini  pour  revenir  aux  principes  de  la  morale  et  du 
devoir.  On  verra  bientôt  les  coffres  de  Charles  II  se  remplir 
à  leur  tour  de  l'argent  de  Louis  XIV  :  présent  fatal ,  qui  sème 
à-la-fois  le  triomphe  passager  du  catholicisme  et  l'irritation  des 
puritains.  Grâces  à  ces  donations,  habilement  distribuées,  cha- 
que parti  rêva  la  victoire,  s'anima  au  combat  et  injuria  ses  ad- 
versaires. La  majorité  de  l'Irlande  était  catholique  ;  l'Ecosse 
entière  professait  le  calvinisme.  Chaque  parti  choisit  parmi 
ses  antagonistes  la  classe  d'hommes  la  plus  misérable  et  la 
plu  méprisée  pour  en  faire  le  nom  générique  du  parti 
adverse.  Les  plus  infâmes  des  catholiques  irlandais  étaient 
ces  troupes  de  brigands  et  de  sauvages  qui  infestaient  les 
grandes  routes  et  les  bois,  et  que  l'on  nommait  Tories.  Les 
derniers  des  calvinistes  étaient  les  Whiggamors  écossais, 
bouviers  aussi  féroces  que  les  Tories  d'Irlande.  Les  partisans 
du  pouvoir  appelèrent  leurs  ennemis  Whigs.  Les  partisans 
de  la  liberté  donnèrent  à  leurs  adversaires  le  nom  de  Tories. 
Sobriquets ,  ramassés  dans  la  boue ,  qui  devinrent  un  honneur 
pour  ceux  qui  les  portèrent. 

Désormais  les  deux  grandes  factions  anglaises  ne  reçurent 
pas  d'autre  désignation.  Les  partis  religieux  s'effacèrent  : 
toute  la  place  appartint  aux  deux  grandes  armées  politiques 
de  la  liberté  et  du  pouvoir.  Les  Whigs,  en  acceptant  les 
puritains  et  les  dissidens  comme  alliés  et  comme  avant- 
garde,  ne  voulurent  pas  se  confondre  entièrement  avec  eux; 
et  la  masse  torie  eut  soin  de  laisser  en  dehors  de  ses  rangs 
la  faction  catholique  dont  elle  craignait  l'impopularité.  Nous 
ne  nous  servirons  plus  que  de  ces  titres  courans  pour  dési- 
gner le  double  bataillon  des  amis  et  des  adversaires  du  pou- 
voir; ils  changeront  d'armes  et  d'attitude,  sans  jamais  cesser 
leurs  hostilités.  Ils  prendront  pour  alliés  les  transfuges  du 
parti  contraire;  on  verra  les  Whigs  proléger  les  catholiques 
d'Irlande;  et  les  Tories  s'opposer  à  l'émancipation  caiholi- 


214  HISTOIRE    DES    PARTIS 

que  ;  mais  en  dépit  de  ces  accidens ,  le  double  principe  res- 
tera le  même  :  ici ,  examen  et  liberlé  ;  là ,  soumission  à  l'au- 
lorilé  et  horreur  de  la  discussion  libre. 

Le  parti  libéral  avait  fait  ses  premières  armes  en  essayant 
d'exclure  du  trône  un  prince  catholique.  Le  parti  du  pouvoir 
déploya  toutes  ses  forces  pour  lui  résister.  La  recomposition 
des  partis  était  loin  d'être  achevée  :  il  faut,  pour  que  les  partis 
existent,  un  degré  de  loyauté  et  d'énergie  que  les  nations  ne 
recouvrent  pas  aisément  quand  elles  l'ont  une  fois  perdu.  Il 
serait  difficile  de  distinguer  à  cette  époque  les  serviteurs  vé- 
naux de  la  cour,  des  véritables  Tories  :  les  convictions,  même 
passagères,  étaient  rares.  On  se  vendait  le  plus  cher  possible, 
et  l'on  s'embarrassait  peu  du  reste.  A  la  tête  des  Tories, 
marchaient  les  hommes  de  la  haute  église,  les  défenseurs  du 
droit  divin,  les  plus  fermes  appuis  du  trône,  attaquant  à-la- 
fois  le  puritanisme  et  le  catholicisme.  Ce  furent  eux  qui ,  par 
leur  servilité  et  leur  égoïsme,  compromirent  d'abord  ,  auprès 
du  peuple ,  les  intérêts  de  la  couronne  ;  et  qui  ensuite ,  crai- 
gnant pour  leur  propre  indépendance ,  portèrent  à  la  monar- 
chie les  coups  qui  la  tuèrent. 

Leurs  efforts  contribuèrent  surtout  à  faire  rejeter  le  bill 
d'exclusion ,  c'est-à-dire  à  fixer  le  droit  d'héritage  que  l'on 
essayait  d'arracher  au  duc  d'York.  Cette  défaite  des  Whigs 
les  irrita  au  point  de  leur  faire  commettre  plusieurs  iniquités. 
Staiford,  homme  faible  et  vicieux,  mais  innocent  des  crimes 
qu'on  lui  imputait,  fut  sacrifié  à  la  haine  des  Communes; 
épouvantable  et  odieuse  vengeance ,  trop  fréquente  dans  les 
époques  de  dépravation  universelle ,  où  les  nations ,  en  proie 
ji  la  fièvre,  ne  s'occupent  plus  de  grandes  actions  et  de 
grands  desseins  et  ne  se  permettent  que  les  crimes.  «  Qui  peut 
lire  sans  horreur,  dit  Fox,  le  récit  du  procès  de  Stafford! 
Lorsqu'un  des  misérables,  payé  pour  l'accuser,  déposa  qu'il 
avait  conçu  le  projet  de  tuer  le  roi ,  une  clameur  de  joie 
féroce  s'éleva  dans  tout  l'auditoire  :  et,  ce  qui  est  effroyable , 
ce  qui  rend  plus  profonde  encore  l'horreur  inspirée  par  ces 


EN    ANGliETERRE,  ^îlS 

souvenirs  ;  c'est  que  les  voix  des  hommes  les  plus  honorables, 
de  ceux  à  qui  l'Angleterre  doit  le  plus  de  reconnaissance, 
des  fondateurs  des  libertés  publiques,  se  sont  mêlées  à  ces 
voix  exécrables  !  —  Toute  la  session  de  1680  porta  le  même 
caractère  d'illégalité  et  de  violence.  Un  parti  furieux  et  ne 
cherchant  qu'à  se  venger,  refusa  les  subsides,  porta  une 
accusation  générale  contre  tous  les  ministres  ,  et  déclara 
coupable  de  haute  trahison  quiconque  avancerait  de  Fargent 
au  roi  par  anticipation  sur  ses  revenus  ;  quiconque  signerait 
ou  conseillerait  la  prorogation  du  parlement.  Deux  ou  trois 
autres  résolutions,  tout  aussi  hostiles,  passèrent  en  moins 
d'un  quart-d'heure,  et  les  Communes  continuaient  ces  actes 
d'animosité  législative,  lorsque  l'huissier  à  verge  noire  vint 
leur  annoncer  leur  prorogation  de  parle  Roi. 

La  cité  de  Londres  partageait  tous  les  sentimens  des 
Whigs  ;  le  prince  d'Orange  appuyait  par  ses  menées  secrètes 
les  espérances  du  parti.  Déjà  l'on  pouvait  apercevoir  dans 
l'éloignement  l'alliance  qui  devait  se  conclure  un  jour  entre 
hi  masse  libérale  de  la  nation  et  les  représentans  des  idées 
Mbérales  protestantes.  D'insulte  en  insulte,  les  ressentimens 
de  l'opposition  s'envenimèrent;  le  peuple  les  partagea ,  et  le 
parti  whig,  d'abord  faible,  finit  par  se  trouver  puissant. 
La  convocation  d'un  nouveau  parlement  à  Oxford,  ville 
toute  royaliste ,  augmenta  encore  Tanimosité  générale.  L'é- 
lection eut  lieu  dans  le  sens  le  plus  défavorable  aux  intérêts 
de  la  cour. 

Ainsi  se  développait  avec  vigueur  le  germe  fatal  que  la 
main  de  Shaftesbury  avait  laissé  au  sein  de  l'état.  On  avait 
demandé  vainement  l'exclusion  du  prince  catholique.  On 
reviut  sur  ce  projet,  en  proposant  l'établissement  d'une  ré- 
gence, qui  eût  laissé  au  duc  d'York  le  titre  seul  de  roi,  et 
conféré  au  prince  d'Orange  l'autorité  réelle.  Plan  impossible 
à  réaliser,  mais  qui  atteste  la  grande  haine  vouée  par  le 
peuple  à  la  religion  romaine. 

Remarquons   aussi  l'accomplissemeni  d'un  fait  curieux, 


216  HISTOIRE   DES   PARTIS 

d'une  haute  importance  dans  notre  histoire  :  la  fusion  du 
whiggisme  et  du  puritanisme.  Le  parti  protestant  et  le  parti 
Avhig  s'étaient  définitivement  alliés  et  confondus.  Les  Tories, 
en  soutenant  le  pouvoir,  avaient  un  grand  désavantage,  ce- 
lui de  paraître  opposés  à  l'intérêt  national,  à  l'inlérét  pro- 
testant. Les  catholiques  osaient  à  peine  bouger;  ils  ne  pou- 
vaient être  que  des  alliés  dangereux  et  timides.  En  1681 , 
les  Whigs  avaient  conquis  une  force  redoutable ,  et  il  sem- 
blait qu'ils  dussent  tout  emporter  d'assaut;  mais  une  réaction 
subite  ,  occasionée  par  plusieurs  résolutions  violentes  el 
tyranniques  des  Communes,  fit  bientôt  passer  du  côté  du 
roi  tous  les  hommes  modérés  et  de  bon  sens.  On  se  souvint  de 
la  pente  rapide  suivie  par  Charles  P%  et  l'on  eut  peur  de  la 
virulence  et  de  l'hostilité  de  l'opposition.  Le  peuple  ne  donna 
pas  même  un  regret  au  parlement  d'Oxford  qui  fut  dissous  par 
ordre  du  roi;  et  Charles  II  put  se  targuer  d'une  popularité 
passagère. 

Les  Whigs  battus  ne  manquèrent  pas  d'avoir  recours  à  des 
intrigues  secrètes,  comme  avaient  fait  les  Tories  :  ils  protes- 
tèrent, firent  frapper  des  médailles.  Shaftesbury  était  l'àmede 
ce  parti  ;  Monniouth ,  fils  bâtard  du  roi ,  en  était  l'espérance. 
Les  plus  habiles  et  les  plus  sages  se  détachèrent  bientôt  des 
plus  ardens  et  des  plusexlravagans,  qui,  composant  une  asso- 
ciation à  part ,  formèrent  le  plan  d'une  conjuration  impossible 
à  exécuter.  La  cour,  bien  instruite,  avait  lancé  des  traîtres  au 
milieu  de  ces  imprudens;  elle  était  au  courant  de  toutes  leurs 
démarches;  et  quand  elle  les  traîna  devant  les  tribunaux ,  ses 
efforts  ne  tendirent  qu'à  confondre  dans  une  même  accusation 
les  chefs  des  véritables  Whigs,  qui  étaient  restés  étrangers  ù 
ces  intrigues  et  les  conspirateurs  obscurs  dont  nous  parlons  , 
lactique  habituelle  des  gouvernemens  qui  veulent  se  défaire 
de  leurs  ennemis.  Elle  a  coûté  la  vie  à  Russell,  Essex,  el 
Algernon  Sydney.  Ainsi ,  les  Whigs ,  pour  avoir  voulu  mar- 
cher trop  vite,  perdirent  leurs  plus  nobles  partisans  sur 
l'échafaud  ;  mais  le  corps  de  la  nation  n'en  était  pas  moins 


EN    ANGLETERRE.  217 

ù  eux;  et,  lorsque  le  sang  de  Sydney  et  de  Russell  eut  coulé  ; 
lorsque  Charles  II,  plein  de  confiance  dans  la  stabilité  du 
trône ,  mourut  stipendié  par  Louis  XIV  ;  le  parti  vaincu ,  le 
parti  whig,  avait  déjà  rattaché  à  lui  tous  ceux  que  l'ini- 
quité révolte  et  que  l'esclavage  effraie. 

Faute  de  comprendre  ce  mouvement  général  et  secret,  les 
catholiques,  ayant  le  duc  d'York  à  leur  tête,  continuèrent 
l'œuvre  de  persécution  dirigée  contre  les  Whigs  et  les  dissi- 
dens.  On  crut  à  la  cour  que  le  moment  était  venu  d'en  finir 
avec  la  révolte,  mémo  avec  la  liberté;  et,  comme  l'on  s'a- 
percevait enfin  que  la  monarchie  pure  ne  pouvait  subsister 
sans  le  principe  de  l'autorité  pure  contenu  dans  le  catholi- 
cisme, presque  tous  les  partisans  du  roi  penchèrent  vers 
l'abjuration  du  protestantisme.  La  nation  n'en  fut  que  plus 
effrayée  ;  et  l'alliance  du  principe  whig  et  du  principe  libé- 
ral, compromise  par  les  imprudences  des  deux  partis,  se 
resserra  encore  sous  Jacques  IL  Pendant  que  ce  roi  recevait 
l'aumône  de  Louis  XIV,  livrait  son  frère  au  bourreau,  et 
choisissait ,  pour  exécuteur  de  ses  volontés  sanguinaires ,  le 
terrible  Jefferies ,  sa  chute  se  préparait  sourdement. 

Le  parti  le  plus  long-temps  fidèle  au  pouvoir;  celui  qui, 
sacrifiant  la  liberté  publique  à  la  conservation  de  ses  propres 
intérêts,  constituait  le  bataillon  sacré  de  Charles  II  et  de  Jac- 
ques II;  c'était  le  groupe  assez  restreint,  mais  puissant, 
formé  par  les  hommes  de  la  haute  église  anglicane,  redou- 
tant à-la-fois  le  triomphe  des  puritains  libéraux  et  celui  des 
catholiques.  Le  clergé  anglican,  possesseur  de  biens  consi- 
dérables et  d'une  immense  autorité ,  avait  long-temps  appuyé 
de  son  crédit  les  injustices  mêmes  du  trône,  dans  l'intérêt 
de  sa  propre  conservation.  Jacques  II  commit  une  impru- 
dence singulière.  Il  s'aliéna  celte  fraction  de  son  armée,  la 
plus  dévouée  et  la  plus  importante;  il  se  perdit.  Dès  que  les 
prélats  anglicans  s'alarment  pour  leurs  revenus  et  leurs  pro- 
priétés, compromis  par  un  roi  catholique,  Jacques  II  trouve 
résistance  et  révolte  chez  ses  alliés  les  plus  fidèles  et  les  plus 


218  HISTOIRE   DES    PARTIS 

anciens  :  il  s'accomplit  une  monslrueuse  et  bizarre  alliance 
entre  les  partis  whig  et  tory  ;  les  catholiques  restent  seuls. 

C'est  dans  celte  circonstance  que  Jacques  II,  voyant  son  iso- 
lement désespéré,  prend  la  fuite  et  laisse  le  trône  à  Guillaume 
d'Orange  devenu  roi  par  cette  singulière  combinaison  d'intérêts 
divers.  Les  anglicans  espèrent  qu'on  respectera  leurs  droits 
et  leurs  acquisitions  ;  les  puritains  voient  s'ouvrir  devant  eux 
un  avenir  libre  de  persécutions  et  de  supplices;  les  ennemis 
du  pouvoir  héréditaire  comptent  diriger  à  leur  gré  un  roi  élu 
par  eux.  L'intérêt  catholique  est  seul  en  souffrance;  toute 
l'Angleterre  est  liguée  contre  lui  ;  Guillaume  règne.  Ici  s'ou- 
vre une  nouvelle  cai-rière  politique.  Les  partis  se  déplacent. 
Les  dissidens,  long-temps  écrasés,  composent  un  groupe 
spécial.  Les  deux  factions ,  les  partisans  du  pouvoir  (tories), 
et  les  partisans  de  la  liberté  (whigs)  subsistent,  mais  en 
se  balançant  mutuellement;  et  l'une  et  l'autre,  tenue  en  échec 
par  l'appariiion  d'un  troisième  parti  opposé  à  la  dynastie  ré- 
gnante et  complotant  sa  chute  :  c'est  le  parti  jacobiie.  Il  eut 
très  peu  de  force  au  commencement  du  règne  de  Guillaume; 
tant  l'assimilation  de  Jacques  II  avec  le  groupe  catho- 
lique avait  nui  à  sa  cause.  Les  AVhigs  vainqueurs  se  con- 
duisirent d'abord  avec  modération ,  et  bientôt  ils  essayèrent 
de  faire  la  loi  au  monarque  qu'ils  avaient  créé.  Gnillaume  se 
rapprocha  des  Tories  qui ,  s'étant  une  fois  prononcés  pour 
Jacques  II,  ne  pouvaient  raisonnablement  revenir  à  lui  par 
une  évolution  rapide,  et  qui  d'ailleurs  n'ignoraient  pas  la 
vindicative  cruauté  de  ce  prince.  Pendant  tout  sou  règne, 
Guillaume  ne  fut  occupé  qu'à  balancer  un  parti  par  l'autre; 
à  opposer  un  traître  à  un  traître;  et  à  dénouer  les  intrigues 
sans  fin  qui  se  tramaient  autour  de  lui.  Ce  travail,  digne  de 
Pénélope,  aboutit  du  moins  à  un  excellent  résultat.  La  lutte 
des  partis  fut  engagée,  soutenue,  continuée  d'une  manière 
normale;  et,  au  lieu  démettre  le  trône  en  péril,  elle  ne  fit 
dorénavant  qu'assurer  l'existence  dn  régulateur  suprême  et 
lui  donner  un  nouveau  poids. 


E?<    A>'GLETERRE.  21? 

Le  règne  d'Anne  et  des  trois  Georges  offre  le  développe- 
ment persévérant  du  principe  Avhig,  tenu  en  équilibre  par  le 
Torysme,  et  contre-balancé  d'abord  par  la  guerre  d'Améri- 
que, puis  par  la  révolution  française.  Il  fallut  bien  augmenter 
la  force  centrale  du  pouvoir  lorsque  l'indépendance  de  l'Amé- 
rique septentrionale  priva  l'Angleterre  de  ses  plus  belles  co- 
lonies, et  lorsque  le  principe  révolutionnaire,  éclatant  à  l'im- 
provisie  en  France,  menaça  d'anéantissement  le  commerce  et 
le  pouvoir  de  la  Grande-Bretagne.  Mais  une  fois  ces  obsta- 
cles immenses  levés ,  rien  ne  put  entraver  l'essor  des  élémens 
whigs,  dont  la  sève  abondante  se  répand  aujourd'hui  dans 
tous  les  rameaux  de  l'état ,  et  qui  a  fini  par  protéger  même  les 
catholiques,  devenus  trop  peu  importans  pour  effrayer  la 
liberté.  Dans  la  carrière  vaste  que  nous  avons  parcourue ,  on- 
a  vu  les  partis  religieux  perdre  chaque  jour  quelque  chose  de 
leurs  forces  ;  et  les  partis  politiques  n'ont  pas  cessé  de  gran- 
dir. Toutes  les  positions  de  l'ancien  torysme  sont  maintenant 
perdues.  Il  a  renoncé  au  droit  divin  ,  au  principe  de  l'autorité 
absolue;  il  ne  veut  que  conserver  à  la  prérogative  son  auto- 
rité et  sa  force  consiiiutionnelle.  Les  "VVhigs  ont  légèrement 
penché  vers  le  radicalisme;  les  anglicans  se  sont  définitive- 
ment confondus  avec  les  Tories;  et  l'esprit  puritain,  se  mê- 
lant à-la-fois  aux  ressentimens  catholiques,  à  l'extrême  whig- 
gisme,  aux  débris  dujacobilisme  détruit,  et  à  la  philosophie 
du  dix-huilième  siècle,  a  fini  par  composer  celui  de  nos 
partis  politiques  dont  le  progrès  actuel  est  le  plus  incontes- 
table ,  et  dont  l'action  dans  l'avenir  est  la  p!us  difficile  à  cal- 
culer :  le  parti  des  radicaux.  (1) 

(^Political  Review.  ) 


(1)  îsous  nous  anèterons  là,  en  rappelant  toutefois  à  nos  lecteurs  le  titre 
de  quelques-uns  des  principaux  articles  que  la  Revue  britannique  a  publiés  sur 
la  Réforme,  ou  qui  du  moins  se  rattachent  à  celte  importante  question.  Lorsque 
ce  grand  acte  sera  détiuitiveaicnt  accompli,  lorsque  rAni;Ietene  se  sera  enfin 
dégagée  des  entraves  qui  gênent  encore  son  essor,  l'histoire  des  luttes  que  les- 


220  HISTOIRE   DES    PARTIS   EN   ANGLETERRE. 

parlis  se  sont  livrées  à  propos  de  la  Réforme  ,  et  des  différentes  phases  qu'elle 
a  subies  offrira  un  grand  intérêt.  Aussi  avons-nous  soin  de  recueillir  avec  mé- 
thode tout  ce  qui  se  rattache  à  ces  débats.  Outre  nos  articles  sur  les  principaux 
changemens  de  ministère  et  sur  l'altitude  des  deux  Chambres  pendant  ces  mo- 
difications ,  on  pourra  consulter  avec  fruit  les  articles  suivans  :  De  la  réforme 
électorale  en  Angleterre  et  de  ses  résultats.  —  Des  progrès  du  libéralisme  et 
de  la  réforme  des  lois  ecclésiastiques  en  Angleterre.  — Des  corporations  mu- 
nicipales en  Angleterre,  de  leur  oiigine,  de  leurs  progrès  et  de  leurs  varia- 
tions..—  Le  règne  d'O'Connell.  —  L'Angleterre  et  ses  institutions  jugées  par 
un  Prussien.  —  De  Is  reforme  de  la  Chambre  des  Pairs  ,  etc  ,  etc. 


£tttf  rature,  —  ôcaxix=Zxt&. 


ETAT    ACTUEL    DU    DRAME 


ET  DES  THEATRES  A  LONDRES. 


Le  drame  anglais ,  depuis  l'époque  de  Shakspeare ,  a  subî 
des  transformations  qui  embarrassent  la  critique  et  ne  lui 
permettent  guère  la  classification  des  produits  de  notre 
théâtre.  Sous  Jacques  l^",  nous  imitons  l'Espagne  et  les  aven- 
tures des  galans  de  Lope  de  Vega  ;  puis  le  roman  héroïque 
de  mademoiselle  Scudéry;  ensuite  Corneille,  Racine,  Vol- 
taire, Alfieri,  Kotzebue;  ou  plutôt  nous  n'imitons  personne, 
et  nous  n'avons  de  fidélité  que  pour  la  liberté  de  notre  fan- 
taisie. Aujourd'hui,  le  mélodrame  usurpe  notre  scène;  nous 
la  livrons  au  machiniste.  L'auteur  foiunit  les  situations,  et 
souvent  il  les  emprunte  à  l'étranger.  Quant  au  dialogue, 
à  la  pensée,  aux  caractères,  au  style,  à  la  philosophie,  le 
théâtre  anglais  en  fait  peu  de  cas. 

D'où  vient  cette  décadence?  et  quelles  qualités  la  rachè- 
tent? c'est  ce  que  nous  examinerons  bientôt.  Cherchons  d'a- 
bord la  cause  de  cette  variété  et  de  ce  caprice  auxquels  le 
théâtre  anglais  semble  voué.  La  France,  l'Italie,  l'Espagne, 
n'ont  pas  fait  subir  à  leur  drame  les  évolutions  que  nous  si- 
gnalons ,  cl  dont  la  bizarrerie  nous  étonne  en  Angleterre. 
L'Espagne  n'a  qu'un  seul  théâtre.  Dès  que  celui  de  Lope  et  de 
Calderon  commence  à  dépérir;  dès  qu'on  veut  remplacer,  par 


222  ÉTAT    ACTUEL   DU   DRAME 

l'imitalion  des  classiques  français,  la  Mclpomène  et  la  Thalie 
de  la  Péninsule,  l'une  et  l'autre  sont  frappées  d'une  mort  com- 
mune (1).  L'Italie  ne  possède,  en  fait  de  tragédies,  que  des 
calques  de  Scnèquc4e-ïragique  ;  en  fait  de  comédies,  que  des 
farces  semées  de  traits  d'esprit  et  de  situations  vives.  Quant 
à  la  France,  elle  bégaie  au  seizième  siècle  la  tragédie  de 
Sophocle  et  la  comédie  de  Ménandre  ;  au  dix-septième ,  elle 
accepte  comme  loi  les  unités  aristotéliques;  au  dix-huitième, 
elle  continue  à  porter  le  même  joug;  et ,  lorsque  récemment, 
quelques  écrivains  ont  voulu  en  affranchir  la  scène  française , 
ils  n'ont  produit  que  des  monstres,  qui  ne  bravaient  pas 
seulement  les  lois  d'Arislote,  mais  celles  du  bon  sens,  de  la 
nature  et  de  la  morale.  Au  milieu  de  la  grossièreté,  de 
l'indécence  et  de  l'invraisemblance  du  nouveau  théâtre  fran- 
çais, vous  entendez  résonner  encore  la  voix  emphatique  de 
Sénèque-le-Tragique,  père  de  tous  les  théâtres  classiques 
modernes.  Exagération  des  passions,  monotonie  des  décla^ 
mations  ;  le  drame  français  renouvelé  conserve  ses  habitudes 
d'esclavage ,  comme  la  monarchie  française ,  devenue  répu- 
blique ,  conservait  son  luxe ,  sa  vanité ,  son  besoin  de  dis- 
tinctions, et  sa  mobilité  passionnée. 

Quant  au  théâtre  allemand,  né  d'hier,  il  convient  à  la  gra- 
vité, à  la  réflexion,  à  l'érudition  de  ce  peuple.  Shakspeare, 
Sophocle,  Calderon,  Racine  même,  ont  concouru  à  la  for- 
mation de  la  scène  germanique.  Elle  n'a  point  de  caractère 
qui  lui  appartienne  en  propre;  et  celles  des  créations  qui 
l'honorent  le  plus  se  distinguent  surtout  par  une  heureuse 
fusion  de  toutes  les  qualités  et  de  tous  les  caractères. 

L'inspiration  du  théâtre  anglais,  c'est  la  fantaisie;  son  ca- 
price est  tantôt  observateur,  tantôt  juge,  tantôt  poète, 
tantôt  bouffon,  tantôt  philosophe.  A  côté  d'un  analyste,  qui 
voit  tont  au  microscope  et  qui  s'appelle  Ben-Jonson,  voici 

(1)  Voyez  l'arliclc  que  nous  avons  publié  sur  l'élat  aclucl  de  !a  liuérature 
eu  Espagne,  dans  notre  i5''  livraison,  mars  1837, 


ET   DES   THÉÂTRES   A   LOIÎDKES.  22.3 

BeaumoiU  et  Fletclier,  poètes  dignes  d'être  nés  en  Espagne^ 
esquissant  leurs  œuvres  avec  une  rapidité  et  une  chaleur  de 
coloris  qui  séduisent  la  pensée  et  ne  la  satisfont  pas.  Ici , 
Congrève  essaie  la  peinture  des  mœurs,  peinture  qu'il  re- 
hausse par  la  vivacité  et  le  mordant  du  dialogue.  Là  ,  le  pin- 
ceau hardi  de  Wycherley  reproduit  avec  autant  de  brutalité 
que  d'éclat  les  vices  et  les  plaisirs  d'une  époque  où  le  cynisme 
était  roi.  Les  héros  de  Dryden  semblent  prendre  don  Qui- 
chotte au  sérieux  ;  ils  outrent  Thyperbole  et  vivent  dans  le 
dithyrambe.  Ceux  de  Shadwell  sont  des  curiosités  humaines , 
échantillons  de  bizarrerie  et  d'originalité ,  que  l'on  examine 
un  momejit  avec  intérêt  et  qui  fatiguent  bientôt  le  spectateur. 
Gùldsmiih  invente  une  comédie  de  bonne  humeur,  dont  les 
personnages  n'ont  pas  un  vice  ;  où  tout  est  gaîté,  folie,  faci- 
lité ,  amusement.  Sheridan ,  au  contraire ,  prête  à  la  réalité 
des  mœurs  qu'il  retrace  un  costume  artificiel,  un  dialogue 
tissu  d'épigrammes ,  un  langage  taillé  à  facettes ,  une  coquet- 
terie de  discours  qui  se  fait  pardonner,  à  force  d'esprit,  son 
défaut  de  naturel.  Murphy  a  recours  à  l'imbroglio  espagnol. 
Alorton  et  Reynolds  vont  puiser  leurs  tristes  comédies  à  cette 
source  de  larmes  que  le  célèbre  Kotzebue  fit  jaillir  vers  le 
commencement  de  notre  siècle  :  elles  éclipsent  les  petits 
chefs-d'œuvre  de  Garrick  et  de  Foote,  caricatures  en  dia- 
logue, dont  le  mérite  est  aujourd'hui  trop  oublié.  Nous  avons 
tous  plié  le  genou  devant  les  chefs-d'œuvre  de  la  Melpo- 
mène  allemande  ;  nous  nous  sommes  laissés  émouvoir  par 
ses  apostrophes  au  soleil,  à  une  étoile  et  à  un  papillon.  Le 
mensonge  de  celte  fausse  sensibilité  ;  ce  qu'il  y  a  de  vulgaire 
dans  celte  moralité  pleureuse  ;  ces  héros  surhumains ,  ces  ca- 
ractères infernaux  ou  sublimes  ont  eu  du  succès  dans  toute 
l'Europe.  Il  fallait  que  le  goût  et  les  travers  du  siècle  fussent 
parfaitement  en  rapport  avec  les  défauts  et  les  ridicules  de 
Misanthropie  et  Repentir,  et  de  Pizarre ,  pour  que  ces 
absurdes  drames  aient  pu  vivre  pendant  un  quart  de  siècle 
sur  les  théâtres  de  Berlin,  de  Vienne,  de  Paris  ei  de  Londres. 


224  ÉTAT   ACTUEL   DU    DRAME 

La  plupart  des  comédies  de  Colman  roii'ent  sur  des  qui- 
proquos ;  ressource  bientôt  épuisée  et  qui  n'assure  pas  l'im- 
mortalité  d'un  écrivain.  A  mesure  que  nous  nous  rapprochons 
de  l'époque  actuelle,  la  richesse  de  la  muse  dramatique  anglaise 
décroît,  et  la  splendeur  de  nos  décorations  augmente.  Le 
mélodrame  français  se  joint  au  drame  allemand  pour  nous 
précipiter  dans  l'absurde;  on  espère  soutenir  l'attention,  en 
concentrant  dans  une  seule  pièce  les  coups  de  thcàire  et  les 
folies  qui  suffisaient  jadis  à  plusieurs  :  j'ai  vu  l'hiver,  l'été, 
le  printemps,  l'incendie,  les  glaces  du  pùle,  les  ruines,  iija 
naufrage,  une  bataille,  une  walse,  des  forêts,  un  boudoir, 
un  souterrain,  le  ciel ,  la  tempête,  une  caverne  et  un  arc-en- 
ciel,  se  presser  dans  un  de  ces  chefs-d'œuvre. 

Cette  matérialisation  du  drame  n'a  pas  d'auti^e  source 
que  l'imitation  du.mélodramc  français.  En  courant  après  le 
pittoresque,  en  multipliant  les  effets,  les  sépulcres,  les  ca- 
veaux ,  les  cénotaphes,  les  montagnes  désertes  ,  les  affreuses 
solitudes,  le  prestige  des  décorations;  les  dramaturges  ont  tué 
leur  art ,  sans  pouvoir  atteindre  le  degré  d'illusion  du  dio- 
rama,  et  ils  ont  habitué  le  spectateur  à  ne  chercher  sur  la 
scène  qu'un  plaisir  d'enfant.  Grâce  à  Dieu,  ce  triomphe  du 
machiniste  n'a  pas  exercé  son  influence  sur  tous  nos  écrivains, 
et  le  caprice  de  notre  théâtre  s'en  est  éloigné,  tantôt  pour 
chercher  avec  Joanna  Baillie  l'analyse  grave,  sévère  et  sincère 
des  passions,  tantôt  pour  exprimer  quelques  sentimens  popu- 
laires et  nationaux,  comme  l'a  fait  Cherry,  dans  sa  petite 
pièce  intitulée  :  La  Fille  du  soldat.  Récemment ,  lord  Byron 
a  vainement  tenté  de  nous  soumettre  aux  préceptes  d'Aris- 
lote,  et  Sheridan-Knowles ,  le  premier  des  tragiques  anglais 
vivans  a  combiné,  quelquefois  avec  bonheur,  l'étrangeté  des 
situations  et  le  pathétique  du  dialogue.  Ainsi  le  drame  anglais 
a  couru  toutes  les  voies,  s'est  jeté  dans  tous  les  sillons;  et 
après  deux  siècles  et  demi  d'essais ,  de  tentatives  et  de  produc- 
tions souvent  distinguées,  il  est  obligé  d'en  revenir  à  Shak- 
speare,  comme  à  son  modèle  unique  et  à  son  type  inimitable. 


ET  DES  THEATRES  A  LONDRES.  225 

Cet  homme,  à  propos  duquel  on  a  tant  déraisonné ,  a  com- 
pris mieux  que  personne  le  drame  chrétien  et  moderne. 
Shakspeare  ne  part  pas  du  principe  de  l'unité,  mais  de  celui 
de  la  diversité.  II  abandonne  à  jamais  le  fatalisme  antique  et 
s'attache  à  peindre  la  liberté  humaine.  Il  la  déploie  sous 
toutes  ses  faces,  il  la  montre  avec  tous  ses  caractères.  Ce  roi 
du  théâtre  anglais,  théâtre  dont  nous  venons  de  décrire  les 
habitudes  vagabondes,  accepte  pour  muse  le  caprice  appa- 
rent, dominé  par  une  raison  sévère.  Les  anciens  étaient  lo- 
giques, lorsqu'ils  assignaient  un  cadre  étroit,  un  temps  li- 
mité, une  grande  simplicité  d'action  à  leurs  drames,  dont  le 
grand  moteur  était  la  destinée  :  avec  ce  ressort  immense , 
tout  marchait  vite,  tout  se  précipitait  vers  le  dénoiiment. 
A  quoi  bon  faire  alors  le  drame  à  la  manière  de  Shakspeare? 
donner  une  large  place  à  la  liberté  humaine  qui  n'existait 
pas?  analyser  les  ressorts  des  passions  et  peindre  en  dé- 
tail les  caractères  humains?  Plus  un  dramaturge  pressait  l'ac- 
tion, resserrait  le  drame,  condensait  le  dialogue,  simplifiait 
la  péripétie  ,  et  plus  cette  puissance  du  destin  et  de  la  néces- 
sité exerçait  d'action  sur  les  esprits.  Dignité,  grandeur  ,  hau- 
teur, terreur,  voilà  les  résultats  de  ce  système  antique,  dans 
lequel  l'homme  s'anéantit  devant  une  force  qui  se  voile  elle- 
même  et  qui  l'écrase.  Sa  liberté  n'est  pas  éclose  :  ins'.rument 
passif  et  involontaire ,  il  est  poussé  vers  le  crime  ou  vers  la 
vertu,  sans  être  innocent  ni  coupable. 

Le  christianisme  a  rendu  la  moralité  aux  actions  en  douant 
l'homme  du  libre-arbitre  ;  la  sphère  où  il  se  meut  lui  permet 
le  caprice.  La  religion  ne  lui  promet  pas  dans  ce  monde  la 
récompense  de  ses  vertus;  s'il  commet  des  fautes  et  des  cri- 
mes, elle  ne  menace  que  son  âme  et  sa  vie  future.  Le  drame 
des  anciens,  au  contraire,  dispose  de  l'homme  à  son  gré  : 
OEdipe  contraint  de  tuer  sa  mèçe ,  Médée  forcée  d'égorger 
ses  enfans;  la  nécessité  planant  sur  toutes  les  actions  des 
hommes,  sont  sans  rapport  avec  les  populations  (jue  le  Chris- 
tianisme régit.  L'érudition  de  quelques  Allemands  a  commis 

VIII. — h^   SÉRIE.  J5 


226  ÉTAT    ACTUEL    DU    DRAME 

un  contresens  que  l'on  ne  peut  excuser,  en  ramenant  le  drame 
fataliste  dans  le  monde  chrétien  ;  et  ce  n'a  été  que  par  une 
habileté  et  un  artifice  extrêmes,  que  Racine  et  Corneille  ont 
fait  vivre  des  passions  et  des  idées  chrétiennes  dons  le  cadre 
et  la  forme  qui  convenaient  au  théâtre  des  anciens.  Chez  So- 
phocle, fatalité,  nécessité,  une  forme  rapide ,  contrainte, 
soumise  à  des/ègles  étroites  ;  dans  le  théâtre  de  Shakspeare  , 
liberté,  variété,  facilité,  rapidité  de  mouvement,  et  néces- 
sairement apparence  d'irrégularité.  Toutes  les  variations  de 
la  vie,  tous  les  accidens  du  sort,  toutes  les  nuances  de 
caractère  appartiennent  à  ce  genre  de  drame.  Comment  l'em- 
prisoennr  dans  le  système  du  fatalisme  ? 

La  prétendue  irrégularité  de  Shakspeare  n'est  donc  qu'une 
régularité  véritable.  Elle  est  en  conformité  frappante  avec  la 
théorie  chrétienne,  et  l'on  ne  peut  le  juger  d'après  les  règles 
posées  par  Aristote.  Est-ce  à  dire  pour  cela  que  le  drama- 
turge ne  doive  se  soumettre  à  aucune  règle ,  et  que  la  liberté 
soit  la  licence?  Non  certes;  il  s'agit  de  dévoiler  tous  les  res- 
sorts de  l'action  humaine,  de  représenter  la  vie  avec  ses 
liens  ,  ses  rapports  ,  ses  contrastes ,  ses  conséquences ,  sa 
logique.  Il  s'agit  de  saisir  l'individualité  et  de  la  faire 
agir  comme  elle  agit  sous  l'influence  des  passions,  de 
l'éducation  ,  du  hasard  et  de  celte  autre  espèce  de  fatalité 
que  l'on  appelle  le  caractère.  Le  caprice  apparent  d'une  telle 
xDeuvre  ne  peut  être  accompli  que  par  une  raison  merveil- 
leuse et  supérieiu-e. 

M.  Victor  Hugo  n'a  pas  compris  Shakspeare,  lorsqu'il  a 
dit  que  Hamlet  n'était  pas  un  homme ,  mais  l'homme  en  gé- 
néral. Ce  caractère  représente  au  contraire  une  spécialité 
distincte  et  peu  commune;  une  maladie  des  temps  nouveaux  ; 
la  mélancolie  dans  la  jeunesse  ,  la  méditation  remplaçant 
l'action ,  le  dégoût  saisissant  le  cœur  et  paralysant  la  pen- 
sée. La  sublimité  de  Shakspeare  est  non-seulement  d'avoir 
deviné  ces  choses,  mais  bien  plus  encore  de  les  avoir  expli- 
quées. La  singularité  de  son  Ilamlel  n'est  plus  une  énigme; 


ET  DES  THÉÂTRES  A  LONDRES.  2'27 

on  s'associe  à  tous  ses  mouvemens  comme  à  tous  ses  actes. 
Shakspeare  aurait  manqué  à  son  art  et  à  son  génie,  s'il  avait 
montré  ce  même  jeune  homme  que  l'épreuve  de  la  vie  a  flétri, 
s'échappanl  de  ce  creuset  terrible,  pour  devenir  calme,  gai , 
insouciant  et  léger.  La  reine  Elisabeth  croyait  faire  merveille 
en  conseillant  au  poète  de  représenter  Falsiaff  amoureux;  le 
poète  s'y  refusa.  Il  savait  que  l'élude  de  l'humanité  lui  défen- 
dait de  gâter  FalstafT,  de  détruire  le  bel  et  complet  égoïsme 
de  son  îiéros,  en  y  mêlant  une  seule  étincelle  de  passion 
généreuse. 

Ainsi  entendu,  le  théâtre  n'est  donc  qu'une  grande  étude 
logique,  une  magnifique  analyse.  Elle  perd  sa  force  si  elle 
s'écarte  d'une  dialectique  sévère  et  d'un  enchaînement  rigide 
d'observations.  Tandis  que  la  frivolité  vulgaire  n'est  frappée 
que  de  la  poésie  extérieure ,  les  philosophes  reconnaissent  que 
la  poésie  est  la  fleur  et  que  la  réalité  est  la  tige.  Poésie  ar- 
tificielle et  fleurs  artificielles  durent  peu  :  aussi  le  drame  mo- 
derne a-t-il  à  peine  quelque  condition  d'existence.  Illogique 
dans  son  essence,  faux  dans  son  principe:  non-seulement  il 
ne  ressemble  pas  à  la  vie  réelle,  mais  il  suppose  une  vie  qui 
n'a  jamais  pu  exister  sur  la  terre.  Il  crée  des  hommes  et  des 
femmes  impossibles,  leur  prête  un  langage  qui  ne  l'est  pas 
moins  et  marche  appuyé  sur  une  série  de  mensonges.  Tandis 
que  le  drame  de  Shakspeare,  que  l'on  a  si  nial-à-propos  ac- 
cusé d'audace  téméraire  et  de  folies  monstrueuses,  se  com- 
pose d'une  multitude  de  problèmes  difficiles  admirablement 
résolus;  le  drame  moderne  n'offre  qu'un  amas  de  faux  calculs 
etdc  combinaisoiis  choquantes.  Ne  confondez  pas  le  drame 
fidèle  â  la  vérité,  cl  dont  l'apparence  seule  est  irrégulière, 
avec  le  drame  sans  vérité,  qui  prétend  anx  honneurs  dus 
à  l'autre.  Le  premier  est  philosophique,  et  le  second  n'est 
que  théâtral.  Le  second  ne  pense  qu'aux  planches  ,  ne 
veut  que  l'effet,  ne  s'occupe  que  des  situations:  il  achète 
un  coup  de  théâtre  aux  dépens  de  toutes  les  probabilités,  sa- 
crifie la  vraisemblance  à  un  vain  costume,  enlasse  d'absur- 

15. 


228  ÉTAT    ACTUEL    DU    DRAME 

des  moyens,  ne  se  prive  d'aucune  ressource  et  d'aucune  folie, 
élève  ce  qui  est  bas ,  ravale  ce  qui  est  grand  ,  compose  des 
tableaux etdes  groupes  qui  plaisent  aux  yeux,  remplace  l'in- 
térêt et  le  pathétique  par  l'entassement  des  épisodes  absur- 
des, des  incidens  imprévus  et  des  exagérations  burlesques. 

A  la  décadence  des  empires ,  comme  à  celle  du  drame ,  il 
n'y  a  rien  à  opposer;  les  destinées  s'accomplissent.  Dès  que 
le  dialogue ,  l'action ,  le  mouvement  naturel  du  drame  n'ont 
plus  suffi  pour  captiver  l'attention ,  il  a  fallu  soutenir  la  scène 
par  la  splendeur  des  évolutions ,  la  raf  iiité  des  commotions 
électriques ,  la  recherche  du  nouveau  et  de  l'imprévu ,  l'a- 
bus de  la  pantomime,  l'exhibition  de  tableaux  vivans  et 
l'oubli  de  toutes  les  qualités  intrinsèques  qui  doivent  carac- 
tériser le  drame.  C'est  au  mélodrame  moderne  de  la  France 
que  nous  devons  toutes  nos  tendances  récentes.  J'ai  vu  à  Paris 
en  1816  Samson  danser  le  fandango  avec  Dalila,  et  l'agilit» 
miraculeuse  de  ses  attitudes  et  de  ses  pas  faire  l'admiration 
des  Parisiens. 

L'art  du  théâtre  français  moderne  se  concentre,  en  général, 
dans  la  situation,  qui  n'est  qu'un  élément  secondaire.  Une 
certaine  combinaison  d'évènemens  et  de  personnages  vous 
étonne  par  sa  singularité  :  à  ce  coup  d'échecs  un  second 
coup  va  bientôt  succéder.  Presque  toujours  un  dialogue 
sans  valeur  et  une  action  sans  vraisemblance  promènent  l'au- 
diteur de  coup  de  théâtre  en  coup  de  théâtre,  d'effet  en  effet, 
de  situation  en  situation.  Dans  Shakspeare ,  la  situation  est 
en  général  sacrifiée  à  l'enchaînement  logique  du  drame; 
Macbeth ,  poussé  par  l'ambition ,  marche  d'un  pas  naturel  et 
hardi  dans  la  route  qu'il  s'est  frayée  ;  sans  doute,  il  rencontre 
des  situations,  parce  que  la  vie  en  est  pleine;  mais  il  ne  les 
fabrique  pas  pour  ses  menus-plaisirs.  Shakspeare  ne  s'amuse 
pas  à  combiner  le  drame  ,  uniquement  pour  amener  trois 
ou  quatre  effets  dramatiques.  Les  Français  ont  mis  la  plus 
grande  adresse  dans  ce  métier,  qui  n'est  pas  le  drame  :  jeu 
amusant  et  faux,  frivole  distraction.  Nous  aurions  dû  nous 


ET   DES   THÉÂTRES   A   LOÎîDRES.  229 

contenter  d'emprunter  à  nos  voisins  l'habileté  de  mise  en 
scène  qui  les  distingue,  le  soin  du  costume,  l'agencement  des 
ballets,  l'heureux  choix  des  accessoires;  ils  sont  sans  ri- 
vaux sous  ce  rapport.  Mais  que  l'intérêt  du  drame  fût  absorbé 
par  cette  partie  inférieure  et  secondaire,  qu'un  talent  presque 
mécanique  peut  élaborer,  et  qui  ne  demande  que  de  la  pa- 
tience ,  du  tact  et  de  l'adresse  :  voilà  ce  que  l'on  ne  devait  pas 
permettre  ,  et  ce  qui  est  arrivé. 

Sur  cinq  ouvrages  dramatiques  qui  attirent  la  foule  à  Lon- 
dres ,  quatre  au  moins  sont  d'origine  française  ;  trois  ou  quatre 
écrivains  ont  seuls  essayé  de  secouer  ce  joug  et  d'échapper  à 
cette  vassalité.  Jusqu'à  l'époque  la  plus  récente ,  on  s'était 
contenté  d'imiter  les  contemporains  deShakspeare  :  ^lilman, 
Charles  Lamb  et  quelques  autres  n'avaient  publié  et  fait  re- 
présenter que  des  calques  plus  ou  moins  heureux  de  cet  ancien 
théâtre.  Leurs  successeurs  immédiats ,  Sheridan-Knowles  et 
Buhver  ont  essayé  une  alliance  enire  le  génie  mélodramatique 
venu  de  France,  et  le  pathétique  profond  des  anciens  poètes  ; 
entre  le  drame  matériel,  le  drame  de  situation,  et  le  drame 
intime,  celui  qui  s'occupe  des  sentimens  de  l'homme,  et  cal- 
cule l'action  de  la  destinée  sur  sa  volonté  et  de  sa  volonlé  sur 
les  évènemens.  M.  Bulwer  n'a  encore  produit  qu'un  drame 
romanesque  où  l'histoire  des  amours  de  Louis  XIV  et  de  M""' 
Lavallière  sont  travestis  d'une  manière  vraiment  burlesque. 
Quant  à  M.  Sheridan-Knowles,  long-temps  acteur,  ayant 
mené  une  vie  bizarrement  accidentée,  connaissant  par  ex- 
périence les  passions  ei  les  accidons  de  la  vie  humaine,  il  a 
souvent  réussi  à  fondre  ensemble  les  beautés  de  sentiment  qui 
sont  l'essence  même  du  drame  et  l'enchaînement  de  situations 
extraordinaires  que  la  curiosité  publique  exige  aujourd'hui. 

Malheureusement,  les  inlenlions  de  Tauteur  ne  trouvent 
pas  toujours  leur  exécution  complète;  tantôt  Shcridan-Kiiowles 
sacrilie  l'intérêt  dramatique  au  plaisir  d'offrir  quelques  dé- 
tails pathétiques  et  romanesques;  tantôt  il  produit  de  l'effet 
aux  dépens  de   la  vraisemblance.  Ses  pièces  commencent 


230  ÉTAT   ACTUEL    DU    DRAME 

presque  toutes  avant  l'heure  où  elles  devraient  commencer. 
On  voit  qu'il  ne  veut  rien  perdre  ;  qu'il  est  incapable  de  s'im- 
poser un  sacrifice  ;  qu'il  prétend  offrir  au  spectateur  tous  les 
incidens,  toutes  les  situations,  tous  les  tableaux  que  le  sujet 
peut  fournir.  C'est  mal  comprendre  l'art  que  de  ne  pas  savoir 
le  restreindre.  Un  peintre  doit-il  donner  un  égal  relief  à  toutes 
les  parties  de  son  tableau?  Dans  le  drame  de  M.  Knowles, 
lîtitidé  :  la  Femme,  le  premier  acte  tout  entier  est  inutile  à 
l'action.  Dans  Fircjinius,  le  dernier  acte,  dont  on  pourrait 
très  bien  se  passer,  ne  sert  qu'à  justifier  un  tahleau  géné- 
ral, auquel  le  dramaturge  n'a  pas  prétendu  renoncer.  Singu- 
Hère  destinée  de  l'art  le  plus  puissant  et  le  plus  populaire  !  1 1 
dure  peu  ;  sa  floraison  ressemble  à  celle  de  ces  plantes  tropi- 
cales qui  apparaissent  à  de  longs  intervalles,  déploient  alors 
la  magnificence  de  leur  corolle,  et  attendent  un  quart  de 
siècle  avant  de  reprendre  leur  diadème  et  leur  éclat.  Aujour- 
d'hui, tous  les  élémens  du  talent  et  du  génie  sont  répandus 
dans  la  société;  la  poésie  n'est  pas  morte;  la  philosophie  est 
féconde;  la  science  augmente  chaque  année  ses  conquêtes, 
et  le  drame  se  débat  dans  son  impuissance.  De  belles  tira- 
des, des  situations  saisissantes  ne  le  font  pas  revivre  :  per- 
sonne ne  sait  former  un  tout,  créer  des  caractères  pour  les 
situations  et  des  situations  pour  les  caractères.  Le  sérieux  et 
la  conscience  manquent  à  l'œuvre  dramatique  ;  il  y  a  toujours 
en  elle  quelque  prétention  qui  se  fait  jour,  quelque  exa- 
gération qui  déborde. 

Sheridan-  Knowles  semble  avoir  pris  à  tache  de  dramatiser 
les  Causes  CéUhres.  Ce  penchant ,  qui  se  fait  déjà  remarquer 
dans  la  Femme  et  dans  le  Bossu  (  le  pieilleur  ouvrage  de  cet 
auteur),  a  pris  plus  de  force  encore  dans  le  dernier  drame 
qu'il  vient  de  publier,  et  dont  nous  allons  donner  l'ana- 
lyse. Il  a  pour  titre  :  la  Fille,  et  pour  personnages,  les 
habiians  féroces  de  certaines  côtes  de  l'Angleterre,  dont 
la  rapacité  attend  les  naufrages,  recueille  les  débris  des 
navires  fracassés,    et   s'enrichit  des   dépouilles   ai'rachécs 


ET    DES   THÉÂTRES   A   L0::TDRES.  231 

aux  malheureux  que  la  lenipète  jette  sur  la  pla^e.  Une 
première  erreur  fondamentale  de  M.  Knowles,  c'est  d'avoir 
fait  parler  ces  personnages  vulgaires  en  vers  pompeux  et 
quelquefois  maniérés.  Un  tel  sujet,  une  telle  sphère  conte- 
naient les  élémens  d'un  drame  en  prose ,  drame  saisissant, 
énergique ,  brutal  peut-être ,  d'un  ordre  inférieur ,  mais  qui 
offrait  des  ressources  à  un  écrivain  passionné.  Rien  de  plus 
inconvenant  et  de  plus  étrange  que  de  faire  entrer  dans  ce 
cadre  sauvage  le  sentimentalisme  des  Germains,  la  grâce 
recherchée  des  poésies  à  la  mode ,  et  le  coloris  prétentieux 
des  romans  nouveaux. 

Les  traces  de  talent,  d'originalité,  de  puissance  tragique, 
sont  néanmoins  assez  nombreuses  dans  celte  pièce ,  et  l'on 
peut  y  trouver  à-la-fois  la  force  et  la  faiblesse  de  l'auteur  qui 
l'a  produite.  L'exposition  a  lieu  sur  les  côtes  du  comté  de  Cor- 
nouailles;  plusieurs  de  ces  hommes  de  proie  dont  nous  avons 
parlé  ,  et  que  les  Anglais  nomment  icreckevs  (naufrageurs)  , 
causent  ensemble  sur  les  résultais,  les  profils,  les  dangers  et 
les  abus  de  leur  profession.  Un  reste  d'humanité  les  distingue 
encore  de  la  brute;  ils  admettent  la  légalité  du  pillage  en 
certaines  circonstances  et  sous  certaines  conditions  ;  mais  ils 
ne  permettent  pas  le  meurtre;  et  un  de  leurs  camarades, 
dont  le  nom  est  Norris  le  Noir,  leur  devient  suspect  et  odieux, 
parce  qu'on  le  croit  coupable  d'assassinat.  Norris  s'est  em- 
paré de  quelques  rochers  de  la  plage ,  et  il  ne  souffre  pas  que 
d'autres  wreckers  viennent  les  exploiter.  Le  bruit  s'est  ré- 
pandu, dans  le  canton,  que  Norris  a  commis  un  meurtre, 
qu'un  naufragé  a  été  assassiné  par  lui  ;  mais  sa  jusliticaiion, 
à-la-fois  violente  et  embarrassée,  ne  porte  pas  la  conviction 
dans  l'àme  de  ses  camarades. 

Voilà  une  entrée  en  scène  qui  annonce  un  tableau  funèbre 
dans  la  manière  de  Michel-Ange  de  Caravage.  On  s'attend  à 
ce  que  le  reste  de  la  pièce  se  trouve  en  harmonie  avec  ce 
début;  soit  amour  du  contraste,  soit  impuissance,  l'auleur  se 
hâte  de  quitter  sa  roule  cl  tourne  à  l'idylle.  Un  volt  paraître 


232  ÉTAT    ACTUEL   DU    DRAME 

Marianne  et  Edouard ,  tous  deux  appartenant  à  des  familles 
de  icreckers,  et  qui,  par  la  délicatesse  de  leurs  senlimens,  con- 
Irastent  avec  la  barbarie  et  la  grossièreté  des  autres  acteurs. 
L'auteur  s'est  bien  gardé  de  justilier  et  d'analyser,  comme 
l'aurait  fait  Shakspeare,  ces  deux  personnages  gracieux  et 
purs  qui  brillent  sur  le  fond  sombre  de  son  drame.  Leurs 
amours  ont  toute  la  grâce  éthérée  qui  convient  à  l'Arcadie, 
et  l'élégance  de  leurs  dialogues,  fort  jolie  en  elle-même,  est 
un  mensonge  en  fait  d'art. 

«  Sois  heureuse,  sois  gaie,  dit  Edouard  à  sa  fiancée;  dé- 
fiance et  désespoir  ne  doivent  pas  habiter  un  cœur  fidèle  ;  sois 
joyeuse,  mon  amour!  Jamais  journée  ne  fut  plus  belle;  à 
peine  un  léger  nuage  tache  le  ciel  ;  cette  brise  qui  souffle  est 
celle  que  les  matelots  et  les  navires  aiment.  Comme  notre 
vaisseau  va  glisser  sur  l'onde!...,  bon  vent,  beau  temps, 
robuste  équipage,  hardi  capitaine!  plus  de  crainte,  soyons 
heureux!  Quelle  pensée  peut  t'affliger? 

—  L'absence  qui  afflige  les  amours  ;  l'absence  qui  fatigue 
l'àme  ,  qui  fait  désirer  la  mort  et  ressemble  à  la  mort....» 

Non  conicnte  de  reproduire  les  tirades  pastorales  du  Gua- 
riui,  la  jeune  fille,  née  au  milieu  des  roches  sauvages  de  Cor- 
nouailies,  emprunte  aux  Allemands  les  pressentimens  ma- 
gnétiques et  les  mystérieuses  hallucinations.  Elle  craint  Norris 
le  jVoir  ;  elle  l'a  vu  dans  un  rêve,  poignardant  un  naufragé  et 
le  dépouillant  ensuite.  Elle  a  reconnu  que  ce  naufragé  était 
son  fils.  Elle  a  peur  de  Norris ,  qui  lui  semble  être  son  mau- 
vais génie.  Tel  est  le  pivot  sur  lequel  toute  la  pièce  roule  ; 
pivot  absurde  et  qui  trahit  ce  mélange  d'élémens  hétérogènes 
que  nous  avons  reproché  au  drame  moderne.  Les  inspirations 
les  plus  opposées  :  Kotzebue,  Shiller,  Shakspeare,  Lillo  se 
trouvent  confondus  dans  la  même  œuvre.  Bientôt  lauteur 
nous  introduit  dans  la  cabane  de  Robert ,  qui  fait  le  même 
métier  que  tous  les  habitans  de  la  côte  et  qui  se  trouve  seul 
avec  sa  fille  Marianne  et  un  jeune  enfant.  Marianne  essaie 
de  faire  renoncer  son  père  aux  habitudes  de  pillage  qu'il  a 


ET  DES  THÉÂTRES  A  LONDRES.  233 

conlraclces  depuis  long-temps.  M.  Knowles  excelle  dans  l'ex- 
pression pathétique ,  et  le  dialogue  suivant  nous  paraît  fort 
remarquable. 

«  Pouvez-vous  avoir  le  cœur,  demande  la  jeune  fille,  de  dé- 
pouiller les  pauvres  cadavres  que  l'Océan  a  déjà  dépouillés? 
Les  vents,  les  vagues,  la  tempête  ne  savent  ce  qu'ils  font; 
mais  vous  le  savez  ,  vous ,  et  vous  devriez  le  comprendre. 
Vivre  du  pillage  des  éléraeiis  !  Profiter  de  ce  désastre  que  votre 
devoir  serait  de  réparer  !  Oublier  les  cris  douloureux  de 
l'homme  qui  va  périr,  pour  lui  arracher  un  malheureux  dé- 
bris! Quand  il  meurt ,  son  dernier  souffle  n'est-il  pas  un  tes- 
tament plus  valable  que  l'acte  passé  devant  un  notaire?  Et  ne 
lèguc-t-il  pas  le  peu  qui  lui  reste  aux  amis  qu'il  laisse  après 
lui?  Pourquoi  donc  le  lui  prendre....  Mais,  mon  père,  vous 
laissez  tomber  ce  marteau ,  et  vous  êtes  ému  !.... 

—  Il  tonne,  dit  l'enfant,  entendez-vous? 

—  C'est  la  voix  du  ciel  courroucé,  reprend  Marianne. 
C'est  un  ordre  donné  aux  hommes  de  se  secourir  mutuelle- 
ment dans  leur  détresse.  0  le  pauvre  vaisseau  !  le  malheureux 
équipage?  Tristes  enfans,  pauvres  femmes,  infortunés  amis! 
Ils  prient  maintenant  Dieu  que  l'on  secoure  leur  père  et  leurs 
enfans.  Songez-y,  songez-y,  mon  père!  si  voiis  étiez  en  mer 
et  que  vous  m'eussiez  laissée  ici ,  je  prierais  pour  vous  ;  et 
sans  doute  Dieu  m'entendrait.... 

—  Un  coup  de  canon!  s'écrie  l'enfant.... 

—  C'est  le  canon  de  détresse.  Vous  n'irez  pas,  mon 
père,  j'en  suis  sure. 

—  Mais,  Marianne,  le  temps  est  affreux  et  personne  ne 
peut  se  sauver,  ils  périront  tous. 

—  Est-ce  une  i-aison  pour  dépouiller  le  naufragé  ?  Quel  lit 
de  mort,  quelle  solitude  et  quelle  douleur!  Pas  un  ami  près  du 
matelot,  brisé  sur  la  plage!  un  épouvantable  silence  et  un 
oubli  sans  fin!  Le  voler,  lui!  enlever  ses  derniers  trésors, 
ce  que  l'orage  et  la  mer  lui  ont  laissé  î  Vous,  à  qui  Dieu 
permet  encore  de  voir  la  lumière  du  jour  et  tout  ce  qui 


23i  ÉTAT    ACTUEL    DU    DRAME 

VOUS  est  cher....   Oh!  vous  n'irez  pas,  vous  n'irez  pas.... 
—  C'est  la  voix  de  sa  mère,  ce  sont  les  paroles  de  sa  mère... 
non,  je  n'irai  pas.  » 

11  y  a  de  grandes  beautés  dans  celte  scène  ;  elles  sont  mê- 
lées de  grands  défauts.  Il  eût  fallu  que  l'accent  de  Marianne 
fût  parfaitement  naïf  et  que  son  père  opposât  à  ses  prières 
les  argumens  qui  ont  dû  naturellement  s'offrir  à  une  intelli- 
gence grossière  et  à  une  àme  vulgaire.  A  peine  a-t-il  pris  la 
résolution  de  renoncer  au  métier  de  icrecher,  celle  résolution 
change ,  l'habitude  l'emporte.  Il  court  sur  le  rivage  et  se 
remet  en  quêle  de  sa  proie  accoutumée. 

Suivons  le  cours  de  celle  narration  ;  nous  verrons  le  désir 
de  produire  de  l'effet  et  le  besoin  d'accumuler  des  situations 
flétrir  le  talent  réel  de  l'écrivain.  JN'orris  le  IVoir,  ardemment 
épris  de  la  jeune  Marianne,  résout  de  la  posséder  à  tout 
prix ,  et  les  moyens  qu'il  emploie  pour  y  parvenir  sont  aussi 
violens  qu'extraordinaires.  La  nuit  vient:  Piobert,  oubliant 
les  sermons  poétiques  de  sa  fdle,  rencontre  sur  le  bord  de 
la  mer  un  cadavre  qu'il  traîne  après  lui  dans  l'intention  de  le 
dépouiller.  jMarianne  le  suit,  on  ne  sait  pourquoi.  Le  matelot 
n'est  pas  mort,  et  c'est  Norris  qui  fait  cette  découverte.  Mais 
ce  qui  est  surtou,t  curieux,  c'est  que  Norris,  profitant  de  l'ab- 
sence momentanée  de  Robert,  plonge  un  couteau  dans  le  sein 
du  matelot  naufragé  et  parvient  à  faire  croire,  même  à  sa  fille, 
que  Robert  est  coupable.  Combinaison  bizarre  d'invraisem- 
blances gratuites,  au  prix  desquelles  il  faut  acheter  les  scènes 
pathétiques  dont  nous  parlerons  bientôt.  Tel  est  l'art  moderne, 
assez  semblable  à  ces  prodigues  qui  paient  volontiers  une 
jouissance  passagère  par  des  remords  et  des  ennuis  sans  fin. 
Le  but  de  Norris  est  d'accuser  Robert  de  ce  meurtre  ;  il  es- 
père par-là  mettre  Marianne  à  sa  merci  et  la  contraindre  à 
l'épouser.   Les   icreckers  ont   une   horreur  profonde  pour 
l'action  dont  Robert  est  accusé  ;  ils  renferment  le  prisonnier 
dans  une  cabane  et  vont  le  livrer  à  la  justice.  Norris,  auteur 
de  toutes  ces  combinaisons  ridicules,  pénètre  de  nuit  dans 


ET  DES  THÉÂTRES  A  LO>DRES.  235 

la  cabane  el  propose  à  Robert  de  favoriser  son  évasion , 
ce  qui  est,  bien  eniendu,  fort  agréable  au  malheureux 
wrecker ;  il  se  sauve,  mais  avant  de  partir,  il  veut  re- 
voir sa  fille  et  il  pénètre  dans  la  cabane  désolée  où  Marianne 
était  restée  seule.  Elle  le  croit  coupable  et  elle  le  lui  dit.  Le 
chagrin  que  cette  persuasion  de  sa  fille  cause  à  Robert  est  si 
vif  et  l'auteur  est  si  parfaitement  fidèle  à  l'exagération  et  à 
l'invraisemblance  dont  il  s'est  montré  prodigue,  que  Robert 
se  laisse  appréhender  au  corps  par  la  justice.  Enfin ,  pour 
terminer  cette  folle  série  de  situations  impossibles  ,  jMarianne 
ne  défend  pas  son  père  et  déclare  aux  juges  qu'il  est  coupa- 
ble. Dernier  trait  de  folie  dramatique  qui  aboutit  à  une  belle 
scène. 

Le  père  reproche  à  sa  fille  l'accusation  qu'elle  a  portée 
contre  lui. 

Elle  se  jette  à  ses  genoux. 

ccRelève-toi,  s'écrie-i-il,  ou  je  vais  te  fouler  aux  pieds;  re- 
lève-loi ,  relève-toi  !  Tu  as  beau  faire  flotter  devant  moi  tes 
longs  cheveux  noirs  et  me  demander  grâce!  Qui  te  les  a  don- 
nés ces  cheveux? 

—  C'est  vous,  c'est  vous! 

—  Et  les  mains  dont  tu  me  presses,  qui  le  les  a  données? 

—  C'est  vous  I 

—  Hé  bien!  ingrate,  ces  membres,  ce  corps,  tout  ce  qui 
est  à  toi ,  cette  langue  qui  me  parle ,  cette  jeunesse  dont  lu  es 
fière,  qui  te  les  a  donnés? 

—  Vous ,  mon  père ,  vous  ! 

—  Moi  !  tu  mens.  Jamais  tu  n'as  été  ma  fille ,  cela  n'est  pas, 
cela  ne  peut  être.  Non,  jamais  je  ne  t'ai  portée  dans  mes  bras 
sur  le  rivage,  pour  donner  de  la  force  à  tes  jeunes  membres; 
jamais  je  ne  t'ai  veillée  malade  ,  je  ne  l'ai  jamais  bercée  et  en- 
dormie; jamais  tu  ne  m'as  eu  pour  compagnon  de  tes  jeux. 
Ce  n'est  pas  à  toi  que  j'ai  pensé  avant  tout,  et  tes  plaisirs  n'ont 
pas  été  les  miens.  Va ,  va ,  tu  n'es  pas  ma  fille.  Jamais, 
quand  la  fièvre  fut  dans  le  village,  je  ne  l'ai  soignée  pendant. 


236  ÉTAT   ACTUEL    DU    DRAME 

dix  nuits  et  dix  jours  sans  prendre  sommeil,  sans  prendre 
nourriture. 

—  Mon  père ,  vous  me  tuerez. 

—  Depuis  que  ta  mère  est  morte ,  n'ai-je  pas  été  pour  toi 
un  père  et  une  mère? 

—  Épargnez-moi  !  » 

Le  reste  du  dialogue  n'est  ni  moins  éloquent,  ni  moins  pa- 
thétique. Mais  les  absurdités  de  l'auteur  marchent  d'un  pas 
plus  rapide  encore  que  les  beautés  de  sa  pièce.  Norris  promet 
à  JMarianne  de  sauver  son  père ,  si  elle  consent  à  l'épouser; 
et  elle  y  consent.  Au  moment  même  où  le  serment  nuptial 
Ta  être  prononcé ,  un  confident  de  Norris  paraît  en  scène  ; 
et  Norris  le  frappe  au  cœur  :  action  tout  aussi  improbable 
que  le  reste ,  et  qui  fait  monter  le  coupable  sur  l'échafaud. 

La  plupart  des  drames  qui,  publiés  ou  représentés  dans 
ces  derniers  temps ,  ont  offert  des  traces  de  mérite  poétique 
ou  de  force  dans  la  conception  ,  sont  inférieurs  aux  œuvres 
de  Sheridan-Knowles.  Procter,  connu  sous  le  nom  de  Barry 
Cornwall ,  n'a  écrit  que  des  églogues  harmonieuses ,  aux- 
quelles manquent  l'intérêt  et  le  mouvement.  LaBeatrix  Cenci 
de  Shelley  dépasse  toutes  les  bornes  de  l'art  tragique ,  en  fait 
de  violence  et  de  fureur.  Il  y  a  d'heureuses  tirades  et  de  1  e- 
légance  dans  les  tragédies  de  miss  Miifort  et  de  miss  Kemble  , 
mais  un  défaut  total  de  vigueur  dramatique  et  d'invention. 

Le  Philip  van  Artevelde  de  M.  Taylor  se  distingue  par 
des  qualités  peu  communes,  profondeur  philosophique  des 
pensées ,  sagesse  et  énergie  de  diction  ;  mais  ce  n'est , 
après  tout ,  qu'un  roman  dialogué ,  dont  les  scènes  se  déve- 
loppent lentement  et  dont  les  plus  remarquables  beautés  sont 
épiques.  M.  Horne,  qui  s'est  insurgé,  il  y  a  peu  de  temps  , 
contre  les  libraires  de  Londres  et  plus  spécialement  contre 
les  hommes  de  lettres  et  les  coteries  dont  les  libraires  sont 
entourés ,  vient  de  choisir  Cosme  de  Medicis  pour  héros  et 
pour  titre  d'une  tragédie  emphatique  et  invraisemblable,  quel- 
quefois éloquente,  mais  qui  contredit  toutes  les  données  de 


ET    DES    THÉÂTRES    A   LOÎNDRES.  237 

l'histoire.  Je  ne  cite  que  pour  mémoire ,  une  œuvre  lyrique 
et  mystique,  intitulée:  Paracelse ,  le  plus  brillant  et  le  plus 
poétique  des  drames  qui  aient  paru  dans  ces  derniers  temps, 
mais  qui  ne  pourrait  s'adapter  à  la  représenlalion  théâtrale 
et  qui  demande  pour  auditeurs  une  élite  difficile  à  réunir  de 
philosophes,  de  métaphysiciens,  de  théologiens  et  de  pen- 
seurs. 

Il  n'y  a  aujourd'hui  de  succès  populaire  que  pour  le 
vaudeville ,  importé  de  France  ,  la  farce  mêlée  d'ariettes , 
et  le  drame  à  grand  spectacle.  Les  théâtres  de  Londres  ne  se 
soutiennent  que  par  le  chant,  la  musique,  la  danse,  surtout 
par  les  décorations  et  les  prestiges  :  spectacle  qui  lasse  bien- 
tôt et  qui,  dépravant  le  public  au  lieu  de  le  former,  prépare 
la  ruine  des  directeurs  et  celle  de  leurs  entreprises. 

(^Dublin  Review.) 


Commerce.  —  3nîiiîetric. 


Mi^NCHESTER, 


S0>'    ORIGIXE,    SES    PROGRES,    SA    SITUATION'    ACTUELLE. 


Le  voyngeiir  a  entendu  vanter  une  cité  opulente,  dont  les 
produits  circulent  à  travers  le  monde  entier;  là  vit  une  popu- 
lation laborieuse  qui  a  conquis,  par  une  incessante  aciivité  les 
droits  politiques  qui  lui  manquaient.  Il  se  dirige  vers  ce 
foyer  de  civilisation;  il  s'attend  à  y  trouver,  non-seuleraen 
la  magnificence  des  édifices,  mais  un  peuple  gai,  heureux 
et  fier,  une  aisance  générale,  le  sentiment  du  bien-être  et 
de  l'indépendance ,  la  santé  et  l'allégresse  sur  tous  les  vi- 
sages,  de  beaux  enfans  ,  de  riches  étoffes,  un  mélange  de 
régularité  et  de  splendeur;  quelque  chose  de  semblable  à  l'as- 
pect d'une  ville  hollandaise  au  XVII®  siècle:  prospérité,  ri- 
chesse ,  économie  et  liberté. 

Les  routes  sont  magnifiques  ;  des  chevaux  rapides  entrai  - 
lient  le  voyageur;  l'espace  est  dévoré  plutôt  que  parcouru. 
Une  fumée  épaisse  annonce  l'approche  de  la  ville  manufac- 
turière. Les  campagnes  sont  encore  belles  et  bien  cultivées  ;  et 
ces  chaumières  coquettes^  cette  élégance  de  la  vie  rustique,  sé- 
duisante pour  l'imagination  de  l'étranger,  lui  parlent  de 
mœurs  à-la-fois  simples  et  ornées,  unissant  au  goût  du  bien- 
être  l'amour  de  la  nature  et  la  poésie  du  foyer  domestique. 
Cepejidant  plus  il  avance,  plus  ces  charmantes  cabanes  de- 


MANCHESTER.  239 

viennent  rares  :  bientôt  l'auberge  et  le  cabaret  les  remplacent. 
Voici  le  faubourg  de  la  grande  cilé ,  dans  toute  sa  laideur, 
dans  son  activité  triste  ;  le  bruit  augmente  ;  le  voyageur  a 
pénétre  dans  la  ville.  Pourquoi  ce  tumulte  lugubre  et  sourd? 
Dans  quel  enfer  est-il  tombé?  Partout  des  haillons,  des  vi- 
sages livides,  des  voix  rauques  ,  des  yeux  ternes  et  affamés , 
des  enfans  rachiiiques  et  demi  nus,  une  population  étiolée  , 
des  femmes  qui  ne  sont  d'aucun  sexe,  et  des  groupes  furieux 
qui  parcourent  les  rues  en  demandant  du  pain.  C'est  l'émeute 
de  la  faim,  la  plus  inexorable  de  toutes.  Les  bourgeois  fer- 
ment leurs  portes  et  leurs  fenêtres.  La  cavalerie  se  met  en 
marche;  les  magistrats  inquiets  revêtent  leurs  insignes. 
Les  boulangers  livrent  leur  pain  à  bas  prix;  on  envahit 
l'étal  des  bouchers.  Les  femmes  encouragent  leurs  mnris  cl 
distribuent  à  leurs  enfans,  dans  la  place  publique,  le  pro- 
duit du  pillage.  Ce  spectacle  est  affreux;  il  n'a  pas  même  , 
pour  se  relever,  le  prestige  du  fanatisme.  Le  besoin  brutal, 
la  soif  et  la  faim  forcent  quarante  mille  prolétaires  à  secouer 
leurs  haillons  et  à  prendre  le  pain  des  riches  ! 

C'est  donc  là,  s'écrie  le  voyageur ,  l'opulente  Manchester! 
Richesse  et  misère,  production  abondante  et  douleuis  infi- 
nies. La  plus  active  des  villes  manufacturières  du  monde  en- 
tier, celle  qui  a  le  plus  brillamment  réussi  dans  la  cttrrière  de 
l'industrie,  la  voilà!  Ses  quarante  mille  artisans  libres  sont 
plus  misérables  que  quarante  mille  esclaves  romains.  La 
banqueroute  attend  ses  manufacturiers.  Tout  cet  appareil  de 
machines,  toute  cette  production  de  merveilles,  n'aboutit 
qu'à  un  labeur  sans  (in  et  à  une  misère  sans  remède.  L'his- 
toire des  nations  modernes  ne  présente  pas  au  philosophe  de 
phénomène  plus  douloureux,  ni  de  problème  plus  difficile. 
L'industrie  et  le  commerce  ont  leurs  paroxismes  nécessaires; 
la  vie  industrielle  marche  de  conquêtes  en  conquêtes  et  de 
douleurs  endouleurs.  Travailler,  produire,  voilà  son  but;  cl 
dès  que  la  consommation  n'atteint  pas  le  niveau  de  la  pro- 
duction; dès  (ju'un  débouché  se  ferme,  elle  se  trouve  ac- 


240  3IAKCHESTER. 

câblée  de  son  propre  labeur   et  écrasée  de  ses  produits. 

Il  n'y  a  pas  plus  d'un  mois,  les  scènes  que  nous  venons 
d'esquisser  épouvantaient  les  citoyens  de  Manchester.  Si  l'on 
parcourt  les  récentes  annales  de  cette  ville,  on  y  verra  le 
même  désordre  s'y  reproduire  à-peu-près  tous  les  cinq  ans, 
par  crises  régulières  et  dont  la  fureur  est  toujours  croissante. 

En  180S,  les  ouvriers  se  révoltent  et  réclament  l'augmen- 
tation de  leurs  salaires. 

En  1812,  ils  pillent  les  magasins,  détruisentlesmàchines, 
la  justice  s'empare  de  l'affaire  ;  quatre  hommes  et  une  femme 
sont  pendus. 

En  1817,  la  détresse  augmente;  quatre-vingts  banqueroutes 
se  déclarent  ;  les  ouvriers  s'arment,  des  charges  de  cavalerie 
dispersent  l'émeute,  et  trois  cent  soixante-sept  malheureux 
sont  livrés  aux  assises. 

En  1818,  l'émeute  s'organise  d'une  manière  plus  redou- 
table ;  le  chapeau  blanc  devient  le  signe  de  ralliement  des 
hisurgés;  ils  se  réunissent  à  Pelersfield,  où  cent  mille 
hommes  jurent  d'exterminer  les  fabricans.  On  les  disperse  à 
coups  de  sabre. 

1825  et  1826  voient  reparaître  le  fléau  devenu  gigantesque. 
On  prend  !e  parti  d'ouvrir  des  soup-sliops,  boutiques  où  l'on 
distribue  du  bouillon  à  14,000  ouvriers  réduits  à  la  famine 
par  les  stoppages  (  suspensions)  et  turn-oiits  (  renvois  d'ou- 
vriers). Rien  ne  s'apaise  cependant.  La  force  armée  dissipe 
les  insurgés  et  tue  six  hommes  ;  d'autres  sont  livrés  au  bour- 
reau. 11  faut  doubler  la  taxe  des  pauvres  qui  finit  par  s'élever 
à  102,000  ^(  2,550,000  fr.) 

En  1831 ,  une  réunion  de  trente  mille  hommes,  assemblés  à 
Ashton,  demande  à  grands  cris  du  travail  et  du  pain. 

En  1832,  les  mêmes  scènes  se  renouvellent. 

C'est  au  prix  de  ces  convulsions  périodiques ,  de  ces  sacrifi- 
ces et  de  ces  angoisses,  que  la  prospérité  de  la  ville  augmente. 
Chaque  secousse  nouvelle,  chaque  nouvelle  crise  semble  desli- 
iiée  à  lui  faire  acheter,  par  une  épreuve  de  plus ,  l'avenir  au- 


MANCHESTER.  241 

quel  elle  prélend  et  qu'elle  paraîidevoir  obteuir.  Pendant  qu'un 
triste  drame  se  passe  à  l'intérieur  de  ces  familles  ;  que  la  faim 
les  assiège;  que  1  émeute  gronde;  que  le  pain  et  le  feu  man- 
quent aux  victimes ,  le  capital  de  la  ville  s'accroît  ;  les  pro- 
duits manufacturés  par  ces  êtres  misérables  apparaissent  à-la- 
fois  sur  tous  les  marchés  :  on  ne  peut  nier  ni  le  progrès  de  la 
masse,  ni  la  désolation  des  individus.  Les  académies,  au 
lieu  de  proposer  tant  de  sujets  de  prix  inutiles,  devi'aient 
inviter  les  philosophes  à  diriger  leurs  médiiaiions  vers  la 
recherche  des  causes  qui  donnent  cet  étrange  et  contradic- 
toire résultat. 

Faut-il  l'aitribuer  à  l'imprévoyance  des  travailleurs;  à  leur 
trop  grande  agglomération  sur  un  seul  point?  accuser  les 
commerçans  qui  soumetlenl  leurs  ouvriers  à  une  ex]doil;i- 
lion  incessante  et  à  un  labeur  sans  fin  ;  ou  à  la  concurrence 
demillepeiitesmaisons,qui,aulieu  de  s'unir  entre  elles,  se 
livrent  la  guerre;  entreprennent  des  opérations  au-dessus  de 
leurs  forces,  et  font  naufrage  au  premier  soufQe  du  vent  con- 
traire? Doit-on  aussi  porter  en  ligne  de  compte  la  concur- 
rence qui  s'établit  sur  les  marchés  étrangers;  ou  enfin  ,  comme 
le  prétendent  quelques  économistes,  doit-on  exclusivement 
attribuer  ces  crises  à  l'excès  de  la  production? 

En  admettant  une  de  ces  causes,  ou  toutes  ces  causes,  le 
philosophe  est  obligé  de  convenir  que  le  code  moral  de  l'ère 
industrielle  n'est  pas  encore  fondé;  que  des  dangers  nou- 
veaux, des  maladies  nouvelles  étant  venus  à  éclore  pour  les 
sociétés,  on  n'a  pas  trouve  les  remèdes  ou  les  palliatifs  né- 
cessaires. Si  vous  écoutez  les  ouvriers,  la  funeste  avidité  des 
capiialislcs  fait  tout  le  mal;  prêtez  l'oreille  aux  fabricans, 
ils  accuseront  l'inq^révoyance  des  ouvriers  et  surtout  la  con- 
currence. La  manufacture  est  partout,  disent-ils  :  au  -Alexiiiue, 
au  Brésil ,  aux  États-Unis ,  à  Singapouie ,  à  Calcutta ,  à  bom- 
bay.  Les  produits  même  inférieurs  que  donnent  ces  nouveaux 
ateliers  d'industrie,  nuisent  à  l'Angleterre,  en  alimenianl  les 
marchés  indigènes. 

VIII. — U^   SÉRIE.  16 


242  MANCHESTER. 

Les  fabricans  ont  raison ,  quand  ils  se  plaignent  de  la  con- 
currence. Mais  beaucoup  d'autres  causes  exercent  sur  la  si- 
tuation du  commerce  une  influence  délétère.  La  première  de 
toutes,  selon  nous,  c'est  le  peu  de  moralité  introduite  jus- 
qu'ici dans  la  vie  industrielle.  D'un  côté,  la  prudence  et  la 
prévoyance  ne  sont  pas  enseignées  à  l'ouvrier;  d'un  autre  côté, 
le  fabricant  spéculateur,  courant  après  un  bénéfice  vague 
et  brillant,  cherche  à  absorber  les  bénéfices  de  ses  compéti- 
teurs, en  livrant  à  meilleur  marché  ;  pour  cela  il  diminue 
chacpie  jour  le  salaire  de  l'ouvrier,  l'opprime  sans  pitié,  et  en 
exige  sans  cesse  des  travaux  plus  lourds.  L'ouvrier  plie ,  tant 
qu'il  est  faible  ;  puis ,  le  moment  venu,  il  relève  la  tôle,  impose 
des  lois ,  brise  les  machines  et  se  venge.  Ces  hommes ,  capita- 
listes et  travailleurs ,  qui  devraient  partager  fraternellement 
ou  du  moins  selon  une  répartition  équitable,  les  bénéfices  aux- 
quels ils  concourent  au  moyen  des  capitaux  et  de  la  main- 
d'œuvre,  dissipent,  par  la  guerre  maladroite  qu'ils  se  livrent, 
et  la  main-d'œuvre  et  les  capitaux,  lly  a  lutte,  tantôt  secrète, 
tantôt  ostensible  entre  le  corps  et  l'àme,  entre  la  force  qui  di- 
ï'igeet  la  force  qui  exécute.  Le  fabricant  prospère-t-il  ?  l'ouvrier 
le  quitte,  au momentoù une  consommation  exigeante  ^demande 
de  nombreux  produits  :  il  force  ainsi  le  capitaliste  à  élever  le 
prix  des  salaires  ;  il  le  prive  d'une  partie  de  son  gain  ;  il  tra- 
vaille moins  et  plus  faiblement.  La  production  cesse-t-elle 
de  se  trouver  en  rapport  avec  la  consommation?  le  fabricant 
éprouve-t-il  une  crise  momentanée?  l'ouvrier  est  aussitôt 
congédié  et  livré  au  dénùment. 

Il  y  a  donc  avidité  immorale  chez  le  fabricant,  vengeance 
passive  et  cruelle  chez  l'ouvrier;  et,  comme  ces  deux  intérêts 
sont  confondus,  qu'ils  sont  identiques  dans  la  réalité  ;  que  les 
bénéfices  de  l'un  sont  les  bénéfices  de  l'autre ,  leur  lutte  con- 
stante ne  fait  qu'entraîner  la  perle  commune.  L'iniquité  de 
cette  situation  et  son  danger  flagrant  s'aggravent  par  l'avidité 
de  ceux  qui,  se  renfermant  dans  leur  indilférence,  prêtent  des 
capitaux  aux  petits  spéculateurs  avides,  pour  en  retirer  de 


MANCHESTER.  243 

gros  bénéfices,  et  qui,  au  moindre  signal  de  détresse,  leur 
enlèvent  cette  ressource  unique.  Mais  qu'importe  à  la  plupart 
des  gouvcrnemens  cette  rage  de  spéculation?  Ils  laissent,  di- 
Sent-ils ,  la  liberté  à  leurs  sujets  ;  oui ,  la  liberté  de  se  ruinei^. 
Laissez  faire,  laissez  passer;  favorisez  la  production  sans  but, 
sans  système ,  sans  arrêt  ;  concourez  ainsi  au  suicide  de  vos 
peuples.  Aussi,  voyez-les,  faute  de  direction  et  de  sagesse  ré- 
gulatrice ,  préparer  l'exploitation  de  mines  qui  n'ont  jamais 
existé;  envoyer  aux  Samoyèdes  des  étoffes  de  soie  ;  bâtir  des 
villes  qui  seront  peuplées  dans  trois  siècles  ;  creuser  des  ca- 
naux que  l'eauine  remplira  jamais;  tracer  des  routes  sur  les>- 
quelles  on  ne  verra  pas  rouler  un  waggon!  Ainsi,  la  détresse 
suit  l'activité  ;  la  misère  s'attache  à  la  spéculation.  Ce  n'est 
pas  tout  :  des  travaux  inutiles  constituent  un  capital  imagi- 
naire ;  et  sur  ce  capital ,  les  agioteurs  viennent  travailler  à 
leur  tour.  La  valeur  chimérique  qui  hausse  et  baisse  selon  le 
jeu  de  leurs  caprices  ou  de  leurs  luttes,  n'aboutit  qu'à  ruinei* 
les  hommes  vraiment  actifs  qui  possèdent  des  capitaux  réele 
et  qui  les  hasardent,  qui  s'imposent  un  véritable  labeur  et 
qui  le  dépensent. 

Quel  que  soit  le  foyer  de  l'industrie  que  Ton  visite ,  il  offrira 
le  même  danger  et  les  mêmes  crises  à  l'observateur  ;  on  y 
verra  la  spéculation  emporléci  par  ses  vastes  espérances,  es- 
cortée d'une  foule  avide,  suivie  d'agioteurs  immoraux ,  tout 
entière  à  des  opérations  hasardeuses.  La  vieille  Europe  n'a 
pas  été  la  seule  coupable.  Pendant  qu'on  spéculait  à  Paris  et 
à  Londres ,  l'Amérique  compromettait  aussi  ses  jeunes  desti- 
nées; comme  nous,  elle  relirait  des  voies  ordinaires  de  la 
production  des  capitaux  considérables,  pour  les  ensevelir 
dans  des  opérations  improductives  ou  qui,  de  long-temps,  ne 
produiront  licn.  Plus  de  trente  millions  de  dollars  ont  été 
placés  en  terres  publiques,  dans  l'espace  de  dix-huit  mois. 
En  moins  de  trois  semaines,  les  ventes  de  terre  ont  produit 
trois  millions  et  demi  de  dollars  :  frénésie  extraordinaire  qui 
s'est  attaquée  non^seulement  aux  terrains  libres ,  mais  à  tous 

16. 


244  MAINCIIESTER. 

les  i)iens-fonds,  qui ,  d'échange  en  échange  et  de  trafic  en  tra- 
fic, ont  vu  tripler  leur  valeur.  Les  assesseurs  ont  estimé,  en 
1836 ,  la  propriété  foncière  de  New-York  cent  millions  plus 
haut  que  l'année  précédente.  Les  terrains  à  bâtir  qui  envi- 
ronnent Chicago,  petite  ville  sur  le  lac  Michigan ,  ont  été 
vendus  dans  une  circonscription  de  six  milles ,  ils  suffiraient 
à  loger  trois' cent  mille  habiians;  et  Chicago  ne  compte  pas 
aujourd'hui  plus  de  quatre  mille  âmes.  Presque  aussi  grande 
que  l'Europe  entière ,  l'Amérique ,  avec  ses  quinze  ou  seize 
millions  d'âmes,  clairsemées  sur  deux  millions  trois  cent  mille 
milles  carrés,  a  entrepris  des  travaux  publics  immenses,  avec 
lesquels  sa  population  et  sa  richesse  ne  sont  pas  en  rapport,- 
travaux  qui  enlèvent  à  fagriculture  des  bras  nécessaires ,  qui 
dépassent  les  besoins  réels,  et  absorbent,  au  profit  d'un 
avenir  éloigné,  problématique  et  ruineux,  les  ressources  de 
l'état.  Certes,  il  n'y  a  aucune  proportion  entre  le  commerce 
intérieur  de  cette  contrée  et  les  six  cents  milles  de  canaux, 
et  les  deux  cent  et  quelques  milles  de  chemins  de  fer  qui  la 
sillonnent.  Déjà  Ton  parle  de  rendre  navigables  pour  les  plus 
gros  navii'cs,  les  trois  cent  soixante-quatre  milles  du  lac 
Erié,  et  de  tracer  à  travers  l'état  deNew^-York  un  chemin  de 
fer  de  trois  cent  quarante  milles  en  ligne  droite.  Colossale 
inutilité  ! 

Les  Etats-Unis  étant  aujourd'hui  le  grand  débouché  de 
notre  industrie ,  l'Europe  a  immédiatement  senti  le  contre- 
coup de  ces  folies.  Dès  que  l'Amérique  septentrionale  a  fermé 
les  débouchés  qu'elle  oflVait  au  commerce  européen ,  ce  der- 
nier a  beaucoup  souffert;  et  de  plus,  nos  capitaux,  trouvant 
par-delà  l'Atlantique  un  plus  fort  escompte,  ont  quitté  l'Eu- 
rope et  sont  allés  se  faire  acheter  aux  Etals- Unis,  Déplace- 
ment qui  a  encore  compliqué  notre  situation. 

Que  l'équilibre  soit  destiné  à  se  rétablir,  que  les  flots  in- 
dustriels rentrent  bientôt  dans  leur  lit ,  c'est  ce  dont  nous  ne 
doutons  pas  ;  mais  pendant  ces  crises  renouvelées  et  violentes, 
les  familles  souffrent;  le  crédit  meurt,  la  sociélé  peut  être 


MANCHESTER.  2^5 

ébranlée.  Le  devoir  de  tout  gouvernement  est  de  prévenir  : 
c'est  un  phare  placé  au  milieu  des  peuples  qui  doit  loiijours 
les  éclairer.  Au  lieu  de  ces  enquêtes  absurdes ,  qui  traitent 
de  commodo  et  incommodo ,  qui  s'occupent  moins  de  l'utiliié 
applicable  que  des  questions  générales  et  des  théories  politi- 
ques, le  devoir  d'un  gouvernement  serait  d'examiner  de  près 
les  questions  spéciales  et  de  livrer  à  la  publicité  le  résultat 
de  son  examen;  il  servirait  ainsi  de  conseiller  et  de  guide  à 
l'industrie  ;  il  n'entraverait  pas  sa  marche ,  mais  il  la  diri- 
gerait. Quand  les  compagnies  de  banque  tendent  à  pulluler , 
il  s'enquerrait  avec  soin  de  leur  urgence  et  en  ferait  sentir 
l'inutilité;  alors  que  les  capitaux  se  portaient  en  fouie  vers 
l'exploitation  de  mines  du  Nouveau -Monde ,  mines  qui 
n'existaient  nulle  part;  alors  que  la  fabrication  dirigeait 
ses  produits  vers  le  Mexique  et  le  Pérou ,  il  fallait  con- 
naître la  situation  réelle  de  ces  pays ,  détruire  les  illusions 
formées  par  la  cupidité ,  les  mensonges  des  croupierà  de  la 
Bourse,  et  remettre  le  bon-sens  public  dans  la  voie  de  la 
vérité.  La  société,  ainsi  éclairée,  ne  se  fût  pas  livrée  à  ces 
expéditions  hasardeuses,  à  cet  énorme  agiotage  de  terres, 
à  ce  creusement  de  canaux  et  à  ces  défricbemens  inutiles 
ou  impossibles.  Son  progrès  serait  régulier  ;  elle  ne  procé- 
derait pas  par  crises  violentes,  suivies  de  temps  d'arrêt 
désastreux.  Son  bien-être  marcherait  du  même  pas  que  sa 
moralité  et  son  économie ,  seule  marche  digne  d'un  grand 
peuple ,  qui  ne  doit  fonder  ses  espérances  et  sa  fortune  que 
sur  l'habileté  des  combinaisons ,  l'ordre  eî  la  bonne  foi ,  non 
sur  les  chances  d'un  coup  de  dé. 

Nous  avons  avancé,  sans  doute;  le  progrès  des  sociétés 
est  incontestable.  Tout  ce  qui  tient  à  l'ordre  matériel  s'est 
amélioré  et  perfectionné.  La  durée  moyenne  de  la  vie  est 
aujourd'hui  plus  grande;  les  maladies  sont  mieux  coiniues  et 
moins  compliquées;  les  chemins  meilleurs;  les  besoins  plus 
faciles  à  satisfaire  ;  l'aisance  plus  générale.  Mais,  le  philosophe 
doit  en  convenir,  au  milieu  de  ce  grand  mouvement ,  de  ce 


2'46  MA.1VCHESTEB. 

développement  aciif,  de  cette  martingale  universelle,  la  mo- 
ralité des  peuples  a  dû  souffrir,  et  elle  a  souffert;  c'est  ce- 
pendant le  ressort  nécessaire  de  la  nouvelle  civilisation.  Sous 
le  règne  de  la  force,  pendant  l'ère  de  la  conquête  et  de  la 
chevalerie ,  on  se  passait  bien  plus  aisément  des  vertus  privées 
que  le  commerce  et  l'industrie  appellent  comme  leurs  auxi- 
liaires les  plus  indispensables. 

Le  but  principal  de  l'homme  politique  doit  donc  être  de 
rendre  la  moralité  aux  peuples,  de  faire  cesser  les  spécula- 
tions aléatoires  et  immorales ,  de  soustraire  les  classes  indus- 
trielles à  la  rapacité  des  agioteurs ,  de  disperser  ces  agglo- 
mérations d'ouvriers ,  qui  les  exposent  à  des  crises  de  détresse 
si  terribles,  de  leur  faire  exécuter  alternativement  des  travaux 
agricoles  et  des  travaux  d'atelier,  dont  le  mélange  salutaire 
augmente  la  vigueur  du  corps  et  de  l'àme,  comme  l'exemple 
de  la  Suisse  et  de  l'Allemagne  l'a  prouvé.  Il  ne  suflit  i)as  de 
créer  des  caisses  d'épargne,  mais  d'apprendre  aux  hommes 
comment  on  épargne  ;  d'ouvrir  des  salles  d'asile ,  mais  de  leur 
enseigner  comment  on  s'en  passe. 

Sous  ce  rapport,  Manchester,  dont  nous  allons  étudier 
l'histoire,  n'a  pas  fait  preuve  d'une  sollicitude  plus  éclairée. 
Nulle  part,  les  salles  d'asile,  les  établissemens  de  charité,  les 
écoles  gratuites,  les  caisses  d'épargne,  ne  sont  ni  plus  nom- 
breux, ni  mieux  entretenus;  mais  nous  douions  beaucoup 
que  ces  établissemens  contribuent  à  développer  chez  les 
classes  industrieuses  ce  sentiment  de  haute  moralité  dont  rien 
ue  peut  remplacer  l'absence.  Manchester  possède  plus  de  hù 
établissemens  de  charité,  dont  plusieurs  remontent  à  la  fin  du 
seizième  siècle.  Le  Lancashire,  qui  ne  le  cède,  sous  le  rap- 
port du  nombre  de  ces  établissemens ,  qu'aux  comtés  de  De- 
von,  Norfolk,  Sommerset  et  York,  en  renferme  plus  de 
1180,  dont  le  revenu  annuel  est  estimé  36,000^;  et  les  hôpi- 
taux de  Manchester  reçoivent  annuellement  plus  de  25,000 
malades. 

En  1784,  Manchester  ne  comptait  qu'une  seule  école  du 


MANCHESTER.  1kl 

dimanche  {sunday  school);  trois  ans  après,  ce  chifTre  s'éle- 
vait à  ^1.  Alors,  2022  garçons  et  2221  filles  seulement  fréquen- 
taient ces  écoles.  Aujourd'hui ,  on  compte  86  siinday  schools, 
suivies  par  16,303  garçons  et  16,893  filles.  Ces  sunday 
scliools  sont  destinées  à  l'instruction  spéciale  des  enfans  de 
la  classe  pauvre.  La  lecture,  l'orthographe,  l'écriture,  les 
devoirs  de  la  religion ,  un  peu  d'histoire ,  sont  les  notions 
qu'on  leur  donne  en  attendant  qu'ils  aillent  perfectionner  leur 
éducation  dans  des  cours  plus  élevés.  Pour  compléter  le  ta- 
bleau de  l'état  actuel  de  l'instruction  dans  le  borough  de 
Manchester,  il  faut  ajouter  523  day  schools  de  tout  genre, 
qui  sont  suivies  par  7492  garçons  et  7157  filles,  et  1Û8  autres 
écoles  entretenues  par  des  souscriptions  et  des  dotations. 

La  prison  de  Manchester  mérite  aussi  une  mention  spéciale  : 
hospice,  école,  salles  de  travail,  chapelle,  cellules  solitaires, 
cours  bien  aérées,  tout  cela  se  trouve  dans  New-Bayley.  Un 
gouverneur,  aux  appoiniemens  de  500  ^,  y  a  son  domicile  j 
l€S  femmes  sont  sous  la  surveillance  d'une  matrone  qui  règle 
leurs  travaux.  La  plupart  des  hommes  sont  employés  comme 
tisserands,  chapeliers,  cordonniers,  tailleurs;  d'autres  tra- 
vaillent aux  moulins  pénitenciers  qui  occupent,  dans  l'iiiver, 
112  individus,  et  dansl'étélôO.  Les  femmes  tissent,  dévident, 
cousent,  lavent  et  font  des  tètes  d'épingles.  Le  gain  des  pri- 
sonniers s'est  élevé,  en  1835,  à  52/i  £;  le  condamné  pour 
crime  reçoit  un  sixième  de  son  gain;  le  prisonnier  non  jugé, 
un  tiers;  le  prisonnier  pour  délit  correctionnel,  un  tiers;  le 
reste  est  affecté  aux  dépenses  de  la  prison.  Lo  prisonnier  se 
met  à  l'ouvxage,  en  été,  à  six  heures,  et  quitte  à  six  heures 
du  soir;  une  demi-heure  lui  est  accordée  pour  son  déjeuner 
et  une  heure  pour  le  dîner.  Dans  l'hiver,  la  durée  du  travail 
varie  avec  la  saison  ;  l'école  est  destinée  aux  enfans  qu'une 
première  faute  amène  dans  la  prison;  ils  s'y  rendent  trois 
fois  par  semaine.  La  dépense  de  la  prison  s'est  élevée ,  eu 
1835,  à  7643  â  iU  sh.  11  den.  ;  un  homme  coûte,  par  se- 
maine, de  1  sh.  h  den.  à  1  sh.  G  den.  ;  une  femme,  de  1  sh. 


248  MANCHESTER. 

1  den.  1/2  à  11  den.  S/4.  On  donne  à  un  homme  :  20  onces  1/2 
de  pain,  1  once  de  sel  par  jour,  un  quart  de  gruau  pour 
souper  et  déjeuner;  1  livre  de  bœuf  et  1  livre  1/2  de  pommes 
de  terre,  un  quart  de  soupe  aux  pois,  deux  fois  par  semaine; 
et  une  pinte  de  bière  le  dimanche;  à  une  femme,  16  onces 
de  pain,  1  demi-once  de  sel  par  jour,  un  quart  de  gruau, 
matin  et  soir,  une  pinte  de  bière,  avec  une  livre  de  pommes 
de  terre  bouillies  pour  le  dîner. 

Mais  tous  ces  efforts  tentes  pour  développer  l'intelligence 
d'enfans  condamnés  d'avance  à  des  travaux  excessifs;  mais 
tous  ces  soins  donnés  au  corps  des  prisonniers  et  des  malades, 
victimes  d'un  ordre  de  choses  vicieux ,  remédient-ils  au  mal , 
en  font-ils  disparaître  la  cause,  exercent- ils  une  influence 
notable  sur  la  moralité  des  masses?  Non.  Voici  un  document 
curieux  qui  indique  le  mouvement  progressif  de  la  population 
criminelle  jugée  aux  assises  de  Salford  depuis  1794  jus- 
qu'en 1835  :  l'on  y  verra  que,  quoique  notre  législation  ait 
été  considérablement  adoucie,  le  nombre  des  condamnations 
a  presque  quadruplé. 

Tableau  présentant  le  nomhre  des  prévenus  et  condamnés 
jufjés  aux  assises  de  Salford  pendant  les  années  ci- 
après. 


1 

rRtsoîîx:Ei;j). 

FEMJIHS. 

Simples 

Cnll- 

ANNEES. 

""■  '         " 

~ 

ToTAlX. 

Màlp». 

Condiim- 

ri;>on- 

Coiid.im- 
1  les. 

ilulils. 

daniiifs. 

Di-  179  i  à  ISOX 

715 

4, -.2 

400 

248 

567 

i,7 

2.439 

Pi-  ISUO  à  1803. 

C98 

437 

323 

233 

588 

263 

2,542 

De  18;i5  à  18 10. 

498 

367 

297 

232 

482 

255 

2,131 

De  ISIO  à  1S15. 

961 

733 

492 

392 

400 

365 

3,343 

De  1S15  à  1820. 

2,.î9a 

2,286 

696 

639 

682 

631 

7,524 

De  1820  à  1825. 

3,02S 

2.705 

VOS 

700 

474 

402 

8,063 

De  1825  à  1S30 

3,378 

2.943 

801 

r,74 

526 

444 

8,772 

1  De  1850  à  1835. 
Totaux.  •  . 

3.605 

3,06U 

916 

758 

691 

567 

9, 606 

15,473 

12,999 

4,673 

3,876 

4,410 

2,9S4 

44,420 

Dans  ce  iian 

ibre.  3,301   individu;  ont  été    tnnsporté 

j  à  la   I> 

liUTcllc- 

Galles  du  Sud 

;  savoir  :  2,905  hommes  et  39(5  femmes. 

MAKCHESTER.  249 

Mais  procédons  avec  niélhode ,  el ,  dans  cet  aperçu  histo- 
rique ,  commençons  par  esquisser  les  premières  époques  de 
Manchester. 

Imaginez  de  pauvres  émigrés  celtiques,  se  réunissant  à 
la  population  de  York  et  de  Durham ,  et  se  réfugiant  avec 
leurs  troupeaux  au  fond  des  forêts  qui  couvraient  alors 
les  plaines  du  Lancashirc  ,  pour  se  défendre  contre  les 
agressions  de  leurs  voisins.  Ces  pâtres,  d'abord  soumis  aux 
druides,  leurs  chefs  souverains,  se  rendirent,  après  une  vi- 
goureuse résistance ,  aux  armes  victorieuses  d'Agricola ,  qui 
s'empara  de  leurs  forêts  ainsi  que  du  reste  de  l'Angleterre. 
Voilà  quels  ont  été  les  premiers  fondateurs  de  Manchester. 
Maitceuîon  (  lieu  planté  de  tentes  )  fut  le  nom  de  la  ville 
naissante.  Bientôt,  grâce  à  l'influence  civilisatrice  de  la  con- 
quête, Mancenion  vit  son  enceinte  s'agrandir.  Quatre  gran- 
des routes  :  deux  de  l'ouest  à  l'est ,  deux  du  nord  au  sud ,  l'une 
allant  à  York  ,  sont  percées  par  les  ordres  d'Agricola. 

En  hkÇ> ,  les  Pietés  et  les  Scots  envahissent  le  Lancashirc  ; 
le  Breton  pacifique  appelle  conlre  eux  les  Saxons,  qui  refou- 
lèrent les  agresseurs  dans  le  Nord  ,  et  forcèrent  ensuile  ceux 
qu'ils  étaient  venus  secourir  à  se  soumettre  à  leur  pouvoir. 
Manchester  devint  alors  la  résidence  d'un  lord  owthegn. 
Celui-ci  y  tenait  cour  de  haute  et  de  basse  justice ,  pronon- 
çait des  amendes ,  punissait  du  gibet  et  du  pilori ,  et  encou- 
rageait les  établissemens  nouveaux,  en  accordant  à  ses 
tenanciers  le  privilège  d'élre  jugés  par  leurs  propres  baillis 
dans  sa  cour,  moyennant  une  redevance  de  douze  pence 
par  an. 

Au  septième  siècle,  Warrington  el  Manchester  qui ,  depuis 
la  conversion  d'Edwin  ,  avaient  renoncé  au  polythéisme  pour 
embrasser  le  christianisme,  furent  constitués  en  doyennés. 
Le  doyenné  de  Manchester  comprenait  Eccles,  Middleion, 
Kockdale ,  Bury,  Blackburn,  Wholey.  On  voit  que  Man- 
chester avait  déjà  une  certaine  importance.  Le  nouveau  chef 
ecclésiastique  fut  revêtu  d'une  autorité  presque  absolue.  Il 


^50  JIANCHESTER. 

pouvait  ordonner  des  prêtres  et  les  pourvoir  de  bénéfices  ;  il 
infligeait  des  peines  corporelles  aux  citoyens  ;  il  consacrait  les 
églises  et  prononçait  les  interdictions  et  les  excommunica- 
ijjons.  Sous  cette  influence,  l'église  de  Manchester  acquit 
bientôt  une  grande  puissance  et  fut  aussi  une  de  celles  qui 
apposa  la  résistance  la  plus  opiniâtre  à  la  réforme. 

.Dès  le  septième  siècle ,  Manchester  était  en  pleine  prospé- 
rité; mais  en  870,  les  Danois,  s'élançant  des  bords  de  la  mer 
ikllique ,  font  une  irruption  dans  le  Lancashire  et  en  res- 
tent les  possesseurs  jusqu'en  920  où  le  prince  Edouard  les 
battit  et  les  força  de  quitter  le  pays.  Edouard  embellit  et 
répara  la  ville,  et  déjà  les  maux  causés  par  le  long  séjour 
des  Danois  se  cicatrisaient,  lorsqu'en  1066  Guillaume  le  Nor- 
mand conquit  l'Anglele-rre.  Manchester  et  les  hundred  d'A- 
mounderness,  Lonsdale,  Furness,  ainsi  que  tout  le  terrain 
qui  s'étend  depuis  les  bords  de  la  Mersey  jusqu'à  ceux  de  la 
Kibble,  échurent  en  partage  à  Guillaume  de  Poitou.  Le  gou- 
vcrnement  de  Manchester  fut  donné  à  Nigel ,  chevalier  nor- 
mand ,  qui  le  perdit  par  sa  déloyauté.  Ce  Nigel  est  le  premier 
baron  de  Manchester.  Après  lui  vint  la  famille  des  Gredley , 
dont  l'adminisiraiion  sage  et  prudente  accrut  en  peu  de  temps 
îa  prospérité  du  pays.  Un  de  ces  Gredley  figure  au  nombre 
des  hauts  barons  qui  forcèrent  le  roi  Jean  à  donner  à  la  nation 
ia  magna  charta.  Un  autre  ,  en  récompense  de  ses  services, 
obtint  du  roi  Heni'i  HT  le  privilège  de  tenir  chaque  année  une 
foire  de  deux  jours  dans  la  ville,  à  la  charge  de  payer  une 
rétribution  annuelle  de  cinq  marcs  d'argent  et  de  donner  un 
palefroi;  enfin,  en  1301,  Thomas  Gredley,  dans  la  grande 
xharle  qu'il  octroya  à  la  ville,  institua  les  cours  de  Latiginooth 
et  Portniooth  ,  aujourd'hui  court  leet  et  court  baron ,  déter- 
mina leurs  attributions  et  fit  un  règlement  pour  les  marchés. 
En  1307,  la  baronnie  de  Manchester  échut  à  la  famille  De- 
iaware,  dont  John,  le  premier  possesseur  du  titre,  fut 
appelé  au  parlement  sous  Edouard  II.  Cette  famille  se  distin- 
gua dans  les  guerres  delà  Rose,  et  protesta  avec  énergie  contre 


MAKCHESTER.  254. 

l'opposition  du  pape  au  divorce  d'Henri  VIII;  mais  un  de  ses 
membres,  Willam  West,  ayant  tenté  d'empoisonner  son  oncle, 
le  parlement,  sous  Elisabeth,  prononça  sa  déchéance.  Ce 
William  West,  après  une  vive  résistance ,  vendit  ses  droits 
manoriaux  3000  £  à  un  fabricant  de  Londres  qui  les  reven- 
dit lui-même ,  seize  ans  après,  à  Thomas  West,  fondateur 
de  collégiale  church. 

Mais  déjà  l'importance  commerciale  de  Manchester  était 
considérable.  On  lit  dans  unédit  de  Henri  VIII,  à  propos  de  la 
suppression  d'un  asile  de  refuge  pour  les  malfaileuis,  que, 
ce  la  ville  étant  habitée  par  des  marchands  qui  faisaient  un 
grand  commerce  de  velours,  cotons,  laines,  il  était  dange- 
reux de  conserver  dans  son  enceinte  des  gens  sans  aveu  et 
mal  intentionnés.  » 

Les  guerres  civiles  de  i^kl  trouvèrent  dans  Manchester  une 
ville  dévouée  à  la  cause  du  roi  Charles  I"  ;  mais  ce  prince 
ayant  retiré  au  duc  de  Deiby  le  gouvernement  du  Chcshire 
et  du  pays  de  Galles ,  le  Lancashire  sentit  vivement  cet  ou- 
trage fait  au  duc  qu'il  chérissait,  et  Manchester  se  jeta  dans 
le  parti  du  parlement.  Dès-lors  celle  ville  devint  le  centre  des 
opérations  parlementaires  :  elle  leva  un  régiment  et  lut  mise 
en  étal  de  défense  par  un  colonel  allemand.  Lord  Strange 
vint  fassiéger  à  la  tête  de  6000  fantassins,  de  200  dragons 
et  de  7  pièces  d'artillerie  ;  il  fut  repoussé  sans  autre  perte 
pour  Manchester  que  celle  de  quatre  lues  et  de  quatre  blessés, 
perte  si  minime  quele  peuple,  peu  aguerri  et  dominé  par  l'es- 
prit religieux  de  cette  époque,  vit  un  miracle  dans  cette 
délivrance.  A  la  guerre  succéda  la  peste  qui  dura  un  an  ; 
mais  le  colonel  allemand  sauva  de  nouveau  la  ville  en  lu  pro- 
tégeant par  des  mesures  sanitaires  contre  ce  nouvel  ennemi. 

Nous  voici  arrivés  à  l'époque  d'oii  date  particulièiement  le 
progrès  industriel  et  commercial  de  Manchester.  Les  émigra- 
tions des  Pays-Bas  v(>naient  de  vci'ser  leur  population  indus- 
trieuse sur  l'iViigleterre  ,  et  particulièrement  sur  son  diblrict 
manufacturier  par  excellence  ;  di'jà  l'élan  était  donné,  La 


252  MAKCUESTER. 

ville  eut  bientôt  un  mille  de  long,  des  rues  larges ,  propres  et 
bien  bâties  ;  quatre  places  publiques  où  se  tenaient  deux 
marchés  par  semaine  et  trois  foires  par  an.  Néanmoins  l'ar- 
gent était  encore  fort  rare;  le  capital  en  circulation  ne  s'éle- 
vait que  de  3  à  4000  ^.  Les  marchands  fabriquaient  eux- 
mêmes  leur  monnaie,  sous  l'obligation  de  la  reprendre  lors- 
qu'on la  leur  représentait.  A  cet  effet,  le  marchand  dont  le 
commerce  avait  quelque  extension ,  était  obligé  d'avoir  une 
boîte  à  compartimens  dans  laquelle  il  plaçait  chacune  de  ces 
monnaies  que  l'on  appelait  tokens.  Ces  tokens  représen- 
taient telle  ou  telle  valeur  comme  un  bon  signé  ou  un  billet 
de  banque.  La  maison  qui  jouissait  d'un  assez  grand  crédit 
pour  pouvoir  les  émettre ,  gagnait  ainsi  le  temps  que  l'on  perd 
aujourd'hui  à  confectionner  et  à  renouveler  les  billets.  L'a- 
grandissement de  la  ville ,  et  les  élémens  hétérogènes  dont  se 
compose  maintenant  la  population,  n'avaient  point  encore  al- 
téré la  simplicité  des  mœurs  du  manufacturier.  Comme  par  le 
passé  il  travaillait  dès  six  heures  du  matin  dans  sa  boutique.  A 
sept  heures ,  maître ,  enfans ,  apprentis,  chacun ,  rangé  autour 
d'une  table  de  chêne,  plongeait  sa  cuiller  de  bois  dans  un 
vaste  plat  de  gruau  et  l'en  relirait  pour  rhumecler,  en  pas- 
sant,  dans  nnejaite  de  lait.  Ce  déjeuner  se  faisait  en  silence, 
et  l'on  se  remettait  aussitôt  à  l'ouvrage.  Le  prix  des  denrées 
était  alors  ainsi  fixé  :  orge,  2  sh.  le  boisseau  de  i)  livres; 
froment,  6  sh.  le  boisseau  de  70  livres  ;  l'oie,  15  d.;  le  fro- 
mage ,  2  d.  ijh  la  livre  ;  le  bœuf,  2  d.  L'acre  de  terre  se  payait 
ÛO  à 45  sh.;  et  la  location  d'un  cottage  de  tisserand,  ayant 
boutique  avec  deux  métiers,  20  à  40  sh.  L'apprenti  servait 
sept  ans. 

Nous  avons  vu  en  1642  ,  Manchester  se  défendre  avec  coii- 
i^age  contre  l'armée  de  Charles  P''  et  la  repousser.  En  1745  , 
elle  tombe  au  pouvoir  d'un  simple  caporal  qui  entre  dans  la 
ville  et  s'en  empare  au  nom  de  son  maître  avec  une  dizaine 
d'honnnes.  II  est  vrai  que  l'armée  du  Prétendant,  que  l'on  sa- 
vait à  une  petite  distance,  ne  larda  pas  à  se  présenter  avec 


MANCHESTER.  253 

IG  pièces  d'aiiillerie.  Le  caporal  avait  dcyà  recruté  150  hom- 
mes ;  ce  nombre  fut  doublé  à  l'arrivée  du  Prétendant  qui  leva 
un  impôt  de  3000  .^  sur  la  ville.  Charles-Edouard  avait  ce- 
pendant de  nombreux  partisans  parmi  les  classes  supérieures 
de  Manchcbier,  dans  le  clergé  et  surlout  chez  les  femmes. 
Celles-ci,  long-temps  après  que  sa  cause  fut  perdue,  ho- 
norèrent sa  mémoire  en  décorant ,  le  29  mai ,  leurs  maisons 
de  branches  de  chêne ,  et  en  se  parant  de  roses  le  jour  de  sa 
naissance.  Mais  la  plupart  des  habitans  étaient  contre  lui  ; 
aussi  reprirent-ils  courage  à  la  retraite  de  son  armée,   et 
maltraitèrent-iîs  les  soldais  que  leurs  blessures  ou  d'autres 
causes  forçaient  à  rester  en  arrière.  La  conduite  de  I\Lariches- 
ter  fut  moins  équivoque  dans  les  guerres  suivantes.  Il  est  vrai 
que  son  territoire  ne  fut  pas  choisi  pour  le  champ  de  bataille. 
Les  Anglo-Américains  viennent  de  se  séparer  de  la  mère-patrie; 
le  défi,  est  porté,  et  Manchester ,  effrayée  pour  son  commerce , 
équipe  un  bataillon  de  volontaires  qui  reviennent  six  ans  après 
déposer  leur  drapeau  dans  le  collège.  Cependant  la  guerre 
une  fois  terminée  ,  la  ville  se  rassure,  et  on  la  voit ,  à  un  dîner 
donné  pai'  le  chih  cotistilnlioiineî ,  porter  par  l'organe  de  ses 
plus  riches  habilaîis  ce  toast  à  la  majesté  des  peuples  :  «  Puis- 
ce  sent  les  révolutions  de  l'Amérique  et  de  la  Grande-Bretagne 
a  servir  de  leçon  aux  oppresseurs  et  d'exemple  aux  opprimés  !  » 
Ces  démonstrations  trouvaient  néanmoins  peu  de  faveur  parmi 
le  peuple  ;  le  travail  manciuait,  les  banqueroutes  triplaient,  les 
ouvriers  s'attroupaient;  chaque  jour  de  nouveaux  désastres 
s'accumulaient  sur  la  ville.  Une  disette  et  l'invasion  projetée 
des  Français  mirent  le  condjle  à  l'agitation.  Alors  des  con- 
tributions volontaires  en  hommes  et  en  argent  curent  lieu  dans 
toutes  les  parties  du  couité;  Manchester  réalisa  22,000  £ 
(050,000  fr.);  les  doctrines  révolutionnaires  effrayaient  les 
riches;  une  asseuiblée  fut  convoquée  pour  aviser  aux  moyens 
de  défendre  la  propriété  contre  les  attaques  des  répidjlicaius 
et  des  voleurs.  Un  recensement  général  fut  ordonné  par  le 
gouvernement  afin  que  chacun  contribuai  selon  ses  moyens 


25^4  MANCHESTER. 

à  la  défense  du  pays.  Deux  régimens ,  dont  l'effectif  s'ële- 
vah  à  plus  de  5000  hommes,  furent  levés  et  équipes.  L'a- 
l'istocratie  fournit  à  elle  seule  10  pièces  de  six,  350  hommes 
équipés ,  hOO  chevaux ,  50  charrettes  avec  leur  atlelagc  et  28 
bateaux.  Le  riche  comté  de  Lancastre  ne  s'arrélail  à  aucun 
sacrifice  pour  repousser  l'ennemi  qui  menaçait  son  industrie. 
Voilà  à  quoi  se  réduisent  les  annales  politiques  de  cette  ville, 
tout  absorbée  par  son  commerce  et  ses  manufactures. 

En  Angleterre,  chaque  ville  existe  indépendante  du  gouver- 
nement central ,  et  obéit  pour  ainsi  dire  à  ses  propres  lois. 
Ainsi,  le  gouvernement  municipal  de  Manchester  diffère  de  ce- 
lui de  Liverpool,  comme  le  gouvernement  de  Liverpool  diffère 
de  celui  d'une  aulre  ville.  L'adminislraiion  de  la  paroisse  de 
Manchester  est  confiée  à  un  horough-reeve  ou  bailli,  et  à  deux 
constables  élus  au  court  leel  par  les  habitans  les  plus  no- 
tables. Le  horoiigh-reeve  a  tous  les  pouvoirs  d'un  maire, 
sans  en  avoir  les  disliiiclions;  il  représente  les  habitans  dans 
toutes  les  transactions  publiques.  La  direction  de  la  police, 
qui  se  divise  en  police  de  jour  et  police  de  nuit,  est  confiée  à 
dix  constables  et  à  un  deputy  nommé  par  eux ,  dont  le  traite- 
ment est  de  ÙOO  ^  par  an;  30  hommes  seulement  font  la 
police  de  jour,  et  125  sont  chargés  de  la  police  de  nuit. 
Ces  125  hommes,  qui  sont  sous  la  direction  d'un  chef,  au 
traitement  de  100  £  par  an,  et  de  9  inspecteurs,  ne  reçoi- 
vent que  17  shillings  par  semaine.  Les  pompes  à  incendie, 
l'éclairage  de  la  ville  et  le  nettoyage  des  rues,  l'inspection  des 
égouts,  sont  placés  sous  la  surveillance  d'un  comité,  composé 
de  2Z»0  police-commissionners  élus  par  les  habitans.  Ce  co- 
mité, qui  se  réunit  en  assemblée  générale  toutes  les  six  se- 
maines, est  tenu  de  publier  ses  comptes  le  24  juin  de  chaque 
année,  sous  peine  d'une  amende  de  50  /.  Le  document  sui- 
vant présente  la  dépense  municipale  de  Manchester  pour 
l'année  1836.-^ 


MAKCHESTER.  25^ 

Éclairage  ,  netloynge /    10,243  256,700   ir. 

Police  de  miil  et  police  de  jour 7,164  179,100 

Finance 1^966          49,150 

Entrelieu  des  rues 3,62-5          90,625 

Comptes, 475          11,875 

Total  23,473        585,350 

Depuis  1830 ,  on  a  pavé  52  rues,  représentant  en  longueur 
U  milles,  1^24  yards  ;  en  surface  7S,U2>7  yards  carrés,  eî 
sous  ces  rues  ou  a  construit  7  milles  62  yards  d'égouts. 

Mais  suivons  le  progrès  de  la  population  depuis  1580  jusqu'à 
nos  jours.  De  1580  à  1587,  le  nombre  des  morts  s'élève  à  184 
pour  les  sept  années  ;  de  1680  à  1687  à  286  ;  de  175li  à  1761, 
à  5,796  ou  771  par  an.  En  1771,  la  population  de  la  paroisse 
s'élève  à  41,032  liabilans,  et  en  1801,  le  Lancasliire  après  le 
Kent,  et  le  Middlesex  est  le  comté  qui  paie  le  plus  pour  ses 
pauvres.  De  1825  à  1835,  on  compte  dans  la  paroisse  de  JMan- 
cliesler  31,827  mariages,  95,481  naissances,  64,449  morts j 
différence  31,032;  ce  qui  donne  environ  par  mariage  4  nais- 
sances 1/2  pour  3  décès.  Enfin  ,  dans  les  états  publiés  par 
le  gouvernement  après  le  recensement  de  1831,  nous  trou- 
vons pour  les  30  townships  dont  se  compose  la  paroisse,  eî 
au  nombre  desquels  est  le  lownship  de  Manchester  lui-même  ; 
surface,  34,278  acres  anglais;  maisons  habitées,  45,643; 
maisons  inhabitées,  1,6/J4;  familles,  56,761;  individus, 
270,373.  Dans  ce  compte,  le  township  de  Manchester  esf 
porté  pour:  maisons  habitées,  22,445;  inhabitées,  968;  eu 
construction ,  53  ;  familles,  30,304 ,  qui  se  décomposent  ainsi  ; 
50  à  l'agriculture,  23,067  au  commerce  et  aux  manufactures', 
7287  appartenant  aux  autres  classes.  Ces  familles  forment  \m 
total  de  142,026  individus,  dont  67,845  hommes  et  74,lSf 
femmes.  Ainsi  la  population  de  la  paroisse,  qui  s'élevaû 
en  1771  à  41,032,  s'élève  dans  l'espace  de  moins  de  60  an» 
à  270,363  ;  c'est  le  sextuple.  Cet  accroissement  ije  s'est  imi- 
ralenti  depuis  le  recensement  de  1831  ;  car  on  évalue  à270O- 
le  nombre  des  rues  nouvelles  qui  se  sont  formées  dans  la^ 


256 


MANCHESTER. 


paroisse  depuis  quatre  ans,  lesquelles,  à  10  maisons  par  rue 
et  à  6  habitaus  par  maison ,  donnent  une  augmentation  de 
7000  maisons  et  de  ^2,000  habitans. 

La  paroisse  de  Manchester  se  compose  de  30  townships  ; 
le  to>vnsiiip  de  Manchester  se  subdivise  en  lU  districts. 
L'administration  civile  est  entre  les  mains  d'un  magistrat, 
dont  la  juridiction  s'étend  également  sur  Salford;  il  donne 
audience  tous  les  jours,  et  connaît  des  délits  et  autres  cas 
accidentels.  Quand  il  juge  que  ces  cas  sont  du  ressort  des 
assises,  les  prisonniers  sont  renvoyés  à  Salford  où  ils  atten- 
dent l'ouverture  de  la  session ,  qui  a  lieu  huit  fois  par  an  ;  il 
est  en  outre  chargé  du  maintien  de  la  tranquillité  publique 
pendant  les  élections.  Le  tableau  suivant  indique  le  mouve- 
ment qui  s'est  opéré  dans  le  chiffre  électoral  depuis  la  ré- 
forme. Ce  document  est  du  plus  grand  intérêt,  en  ce  qu'il 
justifie  raccroisscment  progressif  que  nous  avons  signale 
dans  la  population. 

Tableau  présentant  le  nombre  d'électeurs  du  borough  de 
Manchester,  pendant  les  années  ci-après. 


T0w?fsnips. 


Manclicster •  > 

Charlcton  sur  Medlock» 

Hiihne .•••• 

Clieetliam»  ••....,  .. .  • 

Ardwiik»  • • 

NesTton  ••«•••««•••••• 

Harpurliey  •  ••••••«••• 

Bradford  et  Berwick  •  •  • 


Totaux • 


1832. 


1,281 

1,135 

420 

582 

510 

125 

15 

8 


1833.      1834. 


5,326 

1,252 

218 

192 

165 

151 

12 

10 


6,319 

1,031 

537 

2i5 

■115 

95 

11 

10 


7,331 


8,159 


1835. 


7,195 
1,318 

622 
501 
550 

127 
13 
11 


10,123 


Ce  nombre  de  10,125  se  décompose  aiusi  :  6,985  propriéfaires  de  mnisons 
et  rentiers;  1,801  marcliands  en  gros;  116  niardiauds  eu  dôtail;  151  fabri- 
cans  ;  278  banquiers;  388  fondeurs;  41  imprimeurs  et  blancliisseurs  de 
calicots;  27  brasseurs  et  marcliauds  de  spiritueux  eu  dctaii. 


iS'ous  avons  vu  comment  Manchester,  d'abord  hameau 


MANCHESTER.  257 

coifl^DOsé  de  huttes,  est  devenu  une  ville  puissante;  nous  al- 
lons maintenant  tracer  l'histoire  de  ses  fabriques,  et  indiquer 
leur  importance  actuelle. 

L'origine  des  fabriques  de  coton  est  fort  ancienne.  Leur 
première  patrie  fut  Tlndoustan,  où,  grâce  à  la  patience  et  à 
la  merveilleuse  adresse  des  Indous,  elles  conservèrent  leur 
supériorité  jusqu'à  la  fin  du  siècle  dernier.  On  assure  pour- 
tant que  la  fabrication  du  coton  était  connue  des  indigènes  du 
Nouveau-Monde,  long-temps  avant  que  Christophe  Colomb 
en  fît  la  découverte.  Néanmoins,  c'est  à  l'Inde  qu'ont  été  em- 
pruntés la  plupart  des  noms  par  lesquels  on  distingue  la  plu- 
part des  tissus  de  coton  aujourd'hui  en  usage  :  jakonos, 
guinghams,  guinées,  mousselines.  De  912  à  960,  les  Maures 
d'Espagne,  sous  le  règne  d'Abdérame  II,  introduisirent  en 
Europe  les  fabriques  de  coton.  Ces  peuples  cultivaient,  dans 
les  fertiles  plaines  de  Valence,  le  cotonnier  et  le  ver-à-soie. 
Grenade,  Séville  et  Cordoue  possédaient  de  riches  manufac- 
tures; mais  cette  industrie  semble  s'exiler  de  l'Europe  avec 
eux,  car  on  n'en  découvre  plus  de  traces  qu'au  quatorzième 
siècle.  Alors,  nous  retrouvons  les  fabriques  de  coton  en 
Italie  et  dans  la  Souabe;  de  là,  elles  s'étendent  en  Flandre, 
en  Hollande,  à  Bruges  et  à  Gand,  puis  en  Turquie.  Elles  font 
ainsi  le  tour  de  l'Europe ,  et  viennent  enfin  s'établir  en  An- 
gleterre, où  dans  quelques  siècles,  les  arts  mécaniques,  se- 
condés par  la  vapeur,  doivent  leur  donner  une  supériorité  et 
une  importance  qu'elles  n'eurent  jamais  autre  part. 

Mais  avant  d'arriver  à  cette  prospérité,  que  d'efforts, 
que  de  luttes!  Supporter  les  ravages  des  guerres  civiles, 
triompher  des  préjugés,  soutenir  la  concurrence  des  fa- 
briques de  l'Inde  ;  rivale  formidable  qui  jetait  sans  cesse 
sur  les  marchés  anglais  une  masse  de  produits,  dont  la  fi- 
nesse, comparée  avec  la  grossièreté  des  nouveaux  tissus, 
faisait  plus  vivement  ressortir  leur  imperfection.  Toutes  ces 
difficultés  sont  pourtant  vaincues  :  les  unes,  par  une  patience 
à  toute  épreuve;  les  autres,  par  des  taiifs  protecteurs  qui 

VIII. — A°   SÉRIE.  17 


25*6  MANCHESTER. 

permellent  à-la-fois  aux  produits  de  s'écouler,  et  à  l'industrie 
de  se  perfectionner.  Dans  le  Lancashire,  on  voit  accourir  un 
grand  nombre  d'étrangers  de  Hambourg,  d'Irlande  et  d'E- 
cosse, pour  y  vendre  du  coton  filé.  Le  coton  filé  manquait, 
le  fileur  ne  pouvait  marcher  de  front  avec  le  tisserand;  les 
femmcsjeunes  et  vieilles  faisaient  tournerle  rouet  pendant  les 
longues  veillées  d'hiver  :  cette  exertion  de  travail  ne  suffisait 
pas.  «  Dans  ce  siècle,  dit  Cambden,  la  ville  avait  une  grande 
importance  ;  ses  velours ,  ses  cotons  étaient  recherchés  par- 
tout. TU  Les  émigrations  des  Pays-Bas  et  la  révocation  de  l'édit 
de  Nantes  secondèrent  ce  mouvement.  Le  coton  filé  manquait 
encore  en  17^0.  Le  tissage  d'une  pièce  de  coton  de  12  livres 
occupait  un  tisserand  environ  1/i  jours,  et  lui  valait  18  shil- 
lings; le  filage  de  la  trame,  9  shillings  la  livre,  et  le  net- 
toyage, cardage,  etc.,  9  shillings.  A  celte  époque,  Man- 
chester fabriquait  annuellement  pour  600,000  ^  de  produits, 
et  les  versait  sur  tous  les  marchés  du  globe,  sans  pouvoir 
satisfaire  à  leurs  besoins.  Le  comté  avait  50,000  fuseaux  en 
activité,  et  comptait  41  manufactures;  le  Derbyshire  22; 
l'Ecosse  et  le  Pays  de  Galles ,  24.  Le  tableau  suivant  fera 
mieux  connaître  là  marche  progressive  de  l'industrie  coton- 
nière  dans  la  Grande-Bretagne  pendant  le  siècle  dernier. 

Tableau  présentant  les  importations  et  exportations  de  coton 
de  l'Angleterre,  pendant  les  années  ci-après. 

ANNÉES.  IMPORTATION.  EXPORTATION. 

Quantités.  Valeur. 

1697...           1,976,359  livres 5,915  56 

1701...    1,985,868 23,253 

1710...      715,008 5,698 

1720...     1,972,805 16,200 

1730...    1,549,472 13,524 

1741 ...    1 ,645,031 20,709 

1751 . . .    2,976,610 45,986 

1764...    3,870,392 200,354 

1780..."    6,700,000 355,060 

1790...   31,500,000 1,662,369 

1800...   o6;000,000 5,406,501 


MANCHESTER.  259 

On  remarque  dans  ce  tableau  que,  de  1764  à  1780,  le 
chiffre  des  importations  double;  et  que,  de  1780  à  1790,  ce 
dernier  chiffre  sextuple.  C'est  que,  dans  cet  intervalle,  les 
arts  mécaniques  avaient  doté  l'industrie  de  machines  si  par- 
faites ,  qu'aujourd'hui  une  personne  seule  peut,  dans  le  même 
temps  donné ,  filer  autant  de  coton  qu'en  auraient  pu  filer  200 
personnes  il  y  a  cinquante  ans.  Depuis  cette  époque ,  les  fa- 
briques anglaises  font  des  progrès  rapides  :  elles  n'eurent 
plus  rien  à  redouter  de  leurs  rivales,  quant  à  la  beauté,  à 
la  bonté  du  tissu,  et  à  la  modicité  des  prix.  L'Inde,  elle- 
même  ,  contre  laquelle  elles  avaient  si  longuement  et  si  vai- 
nement lutté ,  reconnaissait  déjà  son  impuissance. 

L'invention  des  métiers  mécaniques  remonte  à  une  époque 
beaucoup  plus  ancienne  que  1765.  L'honneur  de  la  décou- 
verte appartient  à  John  Wyatt ,  pauvre  ouvrier  des  environs 
de  Lichfield;  ce  fut  lui  qui,  en  1735  ,  obtint  le  premier  éche- 
veau  de  fil  de  coton  par  des  moyens  mécaniques.  Trop  pauvre 
pour  exploiter  seul  sa  découverte,  Wyatt  la  communiqua  à 
Paul  Lew  is  qui  inventa ,  en  17/48 ,  une  machine  à  carder. 
Mais  ces  deux  machines  étaient  de  grossières  ébauches  qui , 
sans  doute,  auraient  péri  de  langueur  dans  une  honteuse 
obscurité ,  si  un  homme  intelligent  n'eût  découvert  tous  les 
avantages  qu'on  en  pouvait  tirer.  Cet  homme  était  un  simple 
perruquier,  nommé  Arkwright ,  mais  d'un  caractère  ardent, 
industrieux  et  persévérant;  il  s'empara  de  l'idée  de  Paul 
Lewis  et  de  Wyatt,  perfectionna  leurs  machines  et  produisit  le 
toater-fïxone  ou  banc  à  broches.  Ceci  se  passait  en  1769,  et 
quinze  ans  plus  tard  le  même  Arkwright  inventait  une  nouvelle 
machine  pour  le  cardage  et  l'étirage  du  coton.  Arkwright  ne 
put  jouir  tranquillement  du  fruit  de  son  travail  ;  car  les  ma- 
nufacturiers de  Manchester,  jaloux  de  sa  prospérité,  s'asso- 
cièrent pour  obtenir,  et  obtinrent  du  Parlement  la  suppres- 
sion de  l'un  de  ses  brevets.  On  l'accusait  d'avoir  surpris  le 
secret  de  Leight,  et  le  second  brevet  lui  fut  également  retiré 
cinq  ans  plus  tard.  Dans  l'intervalle  qui  sépare  ces  deux  dé- 

17. 


260  MANCHESTER. 

couvertes,  en  1770,  James  Ilargreaves,  pauvre  ouvrier  tisse- 
rand, près  Blackburn,  inventait  une  autre  machine  qui  filait 
latiame,  comme  le  w citer- fra me  filait  la  chaîne.  Celte  nou- 
velle machine  reçut  le  nom  de  spinning  Jenny  (Jeanne  la 
fileuse)  ,  du  nom  de  la  fille  de  Highs,  en  faveur  duquel  quel- 
ques personnes  réclament  le  mérite  de  l'invention.  Il  restait 
encore  beaucoup  à  faire.  Malgré  ses  avantages,  la  fileuse  de 
Ilargreaves  ne  pouvait  produire  des  numéros  fins ,  et  n'avait 
que  20  ou  30  fuseaux.  La  mule  Jenny,  de  Samuel  Crompton  , 
qui  était  parvenu  à  combiner  les  deux  systèmes  d'Arkwright 
et  de  Hargreaves,  remédia  à  ces  difficultés  Mais,  comme  ses 
prédécesseurs,  Samuel  n'était  qu'un  simple  ouvrier  :  il  fut  raillé, 
et  son  invention,  n'obtenant  aucun  encouragement ,  il  s'abs- 
tint de  prendre  un  brevet;  c'est  peut-être  là  ce  qui  a  le  plus 
puissamment  contribué  à  la  prospérité  de  l'industrie  coton- 
iiière  du  Royaume-Uni.  En  1812,  l'Angleterre,  l'Ecosse,  l'Ir- 
lande, comptaient  k  à  500,000  fuseaux  mis  en  activité  d'a- 
près ce  principe  ;  et  en  1829 ,  ce  nombre  s'élevait  à  7,000,000. 
Malgré  les  efforts  de  quelques  cœurs  généreux,  Crompton 
mourut,  laissant  sa  fille  dans  la  pauvreté.  Cependant  la  m?//e 
Jenny  était  encore  susceptible  d'améliorations;  Wright,  à 
qui  le  Parlement  accorda  une  prime  de  5,000  ^,  en  fit  une 
plus  parfaite  qu'il  nomma  double  mule.  La  double  mule  qui , 
elle-même,  a  éprouvé  de  grandes  améliorations,  est  main- 
tenant d'un  usage  général  :  c'est  ainsi  que  se  succédaient  et 
que  s'amélioraient  ces  admirables  inventions.  Trois  autres 
étaient  venues  à  la  suite  de  la  machine  à  carder  de  Richard 
Arkwright  :  lewillow,  qui  bat  le  coton  brut;  \e  scretching 
fraine  ou  l'éplucheur,  qui  dégage  le  coton  de  toutes  ses  im- 
puretés, au  moyen  de  dents  aiguës  qui  le  déchirent  en  tous 
sens;  le  lappîng  machine  ou  l'étaleur,  qui  étend  uniformé- 
ment le  coton  sur  un  rouleau  pour  la  machine  à  carder;  le 
throstse,  invention  qui  ne  date  que  de  quelques  années,  met 
le  banc  à  broches  en  état  de  filer  la  chaîne;  le  /fy  frame  rem- 
place le  rovîng  frame  pour  les  numéros  moyens  et  inférieurs, 


MANCHESTER.  261 

et  le  tuhe  frame  produit  plus  vite  que  le  /?»/  frame ,  mais 
seulement  les  bas  numéros.  Ces  deux,  inventions,  iniporlées 
d'Amérique  par  Dyer,  lui  sont  garanties  par  deux  brevets;  et 
en  1833  ,  on  compte  mille  de  ces  méliers  en  activité. 

Imaginez  mainlenant  ces  étonnantes  machines,  recevant 
leur  impulsion  de  la  vapeur  qui  leur  donne  la  régularité 
du  meilleur  chronomètre,  cette  vapeur  se  condensant  à  la 
volonté  de  l'homme,  suffisant  à  tout,  se  prêtant  à  tout. 
Voici  le  colon  tel  que  l'expédia  le  Nouveau-Monde;  les 
machines  le  saisissent  ;  celle-ci  le  bat,  le  déchire  en  tous 
sens;  celle-là  l'épluche  à  l'aide  de  ses  crochets  aigus,  qui 
tournent  7000  fois  par  minute,  et  le  livre  ainsi  épluché, 
batlu,  à  l'étaleur  qui  l'étend  sur  un  rouleau.  C'est  mainte- 
nant le  tour  de  la  carde  et  du  drawhig  frame.  La  carde 
le  peigne,  l'étiré,  le  peigne  encore;  le  draivitig  frame 
le  double,  et  forme,  en  lui  donnant  une  légère  torsion,  une 
mèche  soyeuse  et  sans  fin.  Cette  mèche,  ainsi  formée,  la 
^nule  Jenny  l'allonge,  et  le  coton  devient  bientôt  un  fil,  dont 
le  travail  délicat  désespère  les  plus  adroites  fileuses  de  l'In- 
doustan.  Ce  fil  est  roulé  sur  des  bobines;  le  dressing  machine 
s'en  empare  ensuite ,  et  le  cède  au  métier  qui  le  tisse.  Le  voilà 
mainlenant  transformé  en  une  étoffe  précieuse.  Quelques 
instans  ont  suffi  pour  opérer  cette  merveilleuse  métamor- 
phose ! 

Mais  ce  n'était  pas  assez  des  aris  mécaniques ,  les  sciences 
apportèrent  aussi  leur  tribut  à  la  fabrication  du  coton.  Une 
ingénieuse  application  du  chlore,  en  1786,  adVanchit  l'indus- 
trie de  l'incertitude  du  bon  ou  du  mauvais  temps.  Le  blan- 
chiment put  être  une  opération  prompte  et  constante,  l'hiver 
comme  l'été;  et  les'capitaux  ne  sonimeillèrcnl  plus  dos  mois 
entiers  dans  les  magasins  ou  sur  les  prairies.  Ainsi,  le  blan- 
chiment qui,  autrefois  demandait  des  semaines  entières, 
s'obtient  aujourd'hui  en  vingt-quatre  heures  :  cette  décou- 
verte est  duc  à  BerthoUet  qui  en  fit  un  généreux  abandon  à 
l'industrie.  L'impression  des  calicots,  à  l'histoire  de  laquelle 


262  MANCHESTER. 

s'allie ,  dans  le  Lancashire ,  le  nom  de  l'une  des  illustrations 
politiques  de  notre  époque  (1)  ,  subit  aussi  d'importantes  mo- 
difications. Après  s'être  traînée  terre  à  terre  pendant  les  pre- 
mières années  de  son  introduction  en  Angleterre ,  qui  eut  lieu 
à  la  suite  de  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  en  1690,  elle 
se  perfectionna  par  la  mise  en  pratique  d'un  mode  d'opération , 
appelé  hy  resists  and  discharges,  et  par  l'adoption  des  cylin- 
dres, en  1785.  L'économie  que  donnait  ce  procédé  était  en 
rapport  avec  celle  des  nouvelles  filatures  et  du  nouveau  blan- 
chiment. Le  bloc  à  la  main  s'emploie  cependant  encore  comme 
auxiliaire  dans  les  riches  tissus.  La  teinture  ne  resta  pas  en 
arrière  ;  en  1781 ,  Thomas  Henry  lui  donna ,  par  l'application 
des  mordans,  une  supériorité  telle,  que  les  toiles  anglaises 
purent  lutter  avec  celles  de  la  Perse. 

La  sollicitude  inquiète  des  fabricans  de  IManchester  pour 
concentrer  dans  leur  ville  le  monopole  des  sciences  et  des  arts 
appliqués  à  l'industrie,  sollicitude  qui  se  retrouve  encore  à 
chaque  instant,  suffirait  seule  pour  indiquer  l'importance  que 
ces  découvertes  donnèrent  aux.  fabriques  de  colon.  En  1785, 
un  colonel  allemand  se  présente  à  Manchester,  visite  la  ville , 

(1)  Note  du  trad.  Le  grand-père  de  sir  Robert  Peelfut  un  des  premiers 
à  exercer  celle  industrie  à  Blaekburn;  son  fils  transféra,  en  1773,  sou  éta- 
l)li3sement  à  Bury.  Sir  Robert  Peel  nionriit  en  lS3o,  à  l'âge  de  81  ans,  lais- 
sant une  famille  nom!)reuse  et  une  fortune  considérable.  Il  devait  son  litre  de 
baron  aux  services  qu'il  avait  rendus  à  l'élat ,  en  lui  faisant  don  ,  en  1797 ,  avec 
son  associé  Yates,  de  10,000  ^,  pour  subvenir  aux  frais  de  la  guerre  (Yales 
L'tait  entré  dans  les  affaires  avec  un  capital  de  100  ^  ).  Sir  Robert  organisa 
lui-mèiue,  l'année  d'après,  six  compagnies  de  volontaires,  composées  en  ma- 
jeure partie  de  ses  ouvriers.  Bury  dut  sa  prospérité  à  sir  Robert,  qui  pavait 
au  fisc  100,000  ^  par  an  et  employait  i5oo  personnes.  A  sa  mort,  sir  Ro- 
bert avait  sis  fils  et  trois  filles.  Le  parc  de  Draylon  et  sa  nombreuses  pos- 
sessions dans  le  Stafford  et  le  Warwickshire  furent  constitués  en  majorât  sur 
la  lète  du  fils  aîné  ;  chacun  des  cinq  autres  reçut  1 35,ooo  ^ ,  et  chacune  des 
fillis  58, 000  ^.  Il  restait  envii-ou  5oo,ooo  ^  ,  qui  furent  partagées  entre  les 
six  fils  dans  la  proportion  de  4/5  pour  l'aîné  et  1/9  pour  chacun  des  autres. 
La  vérificat  on  du  tistament  coûta  i5,ooo  ^,  et  les  droits  perçus  par  le  fisc 
s'élevèrent  à  10,000  ^. 


]>ÎAKÇHESTER.  $6,3 

engage  quelques  ouvriers  ;  on  lui  intente  un  procès,  et  il  est 
condamné  à  une  amende  de  500  ^.  Un  an  plus  lard,  un 
autre  Allemand  est  condamné  à  une  amende  de  200  ^,  pour 
avoir  fait  l'acquisition  de  quelques  machines  qu'il  se  dispose 
à  expédier  en  Allemagne.  La  sévérité  de  ces  peines  ne  calme 
point  les  craintes  des  habiians  de  Manchester;  ils  se  liguent 
entre  eux  et  instituent  une  ligne  de  douanes  qu'ils  entretien- 
nent à  leurs  frais,  afin  de  surveiller  les  expéditions  frau- 
duleuses de  machines  et  de  les  dénoncer  aux  magistrats  j 
mesures  extravagantes ,  qui  causent  non-seUlement  un  pré- 
judice considérable  aux.  ingénieurs -mécaniciens  du  pays, 
mais  qui  ne  remplirent  pas  le  but  qu'on  s'était  proposé,  car 
les  industriels  étrangers  avaient  toutes  les  facilités  pour  se 
procurer  les  plans  des  machines  inventées.  Au  reste,  ce  qui 
prouve  mieux  encore  l'inutilité  de  ces  mesures,  c'est  l'ac- 
croissement toujours  progressif  des  importations  et  des  ex- 
portations des  produits  manufacturés  de  l'Angleterre,  depuis 
l'emploi  des  métiers  mécaniques  :  ainsi,  les  importations, 
qui  étaient,  en  1790,  de  31,500,000  livres;  et  en  1800, 
de  56,000,000,  s'élèvent,  en  1831,  à  234,000,000  livres. 
Voici  par  quelle  progression  elles  sont  arrivées  à  ce  chiffre. 


lNNEES. 

QUANTITÉS, 

AWSÉES. 

QUANTITES. 

1800.   . 

56,000,000  livres. 

1817.    . 

100,000,000  livres 

1805.   . 

60,000,000     — 

1820.    . 

.      145,000,000     — 

1810.   . 

.      132,000,000     — 

1823.    . 

.     187,000,000     — 

1815,    . 

99,000,000     — 

1831.    . 

.     234,000,000     — 

On  remarquera  que ,  sur  les  187,231,520  livres  qui  furent 
importées  en  /nigletcrre  en  1823,  101,993,160  furent  débar- 
quées à  Liverpool  et  par  conséquent  employées  par  Man- 
chester et  les  districts  adjacens.yoici  un  tableau  qui  n'est  pas 
hioins  explicite,  etqui  peut  servir  de  complément  à  celui  qui 
précède. 


264 


BIANCHESTER. 


Tahleaii  présentant  le  mouvement  progressif  des  exporta- 
tions des  manufactujes  dit  Royaume-Lni  penda)it  les 
années  ci- après  : 


A?«jNÉES 

PRODUITS 

MANUFACTXTR. 

COTON    ET 

I.AINE    FII.ÉS. 

finissant 

^^      — — — 

-^ 

— -         ^^ 

I.E    5    JANVIER. 

Quintaux. 

Val.  décl.irée. 

Quintaux. 

Vul.  déclarée. 

l,S2^ 

3,654,920 

12,948,055 

448,-80 

3,545,578 

1828. 

3,633,280 

12,485,249 

505,050 

3,595,405 

1829. 

4,025,170 

12,516,247 

614,410 

3,9"6,S74 

1830. 

4,415,780 

14,119,776 

646,4  50 

4,135,741 

1S31. 

4,213,850 

12,165,513 

638,210 

5,975,019 

1832. 

4,610,4  50 

11,500,630 

756,670 

4,722,759 

1853. 

4,963,520 

12,451,060 

706,260 

4,704,034 

1834. 

5,557,050 

14,127,552 

761,780 

5,211,015 

1835. 

15,302,571 



1836. 

16,591,590 

5,709,044 

Biims  élève  à  11,152,990  le  nombre  des  fuseaux  en  activité 
dans  le  Royaume-Uni  à  la  fin  de  l'année  1835.  La  valeur 
moyenne  du  fuseau  est  estimée  à  17  sh.  6  den.,  d'où  il  suit 
que  le  capital  engagé  dans  les  filatures  de  coton  était  alors  de 
9,758,864  £.  A  la  fin  de  cette  môme  année  1835,  nn  des  com- 
missaires de  la  loi  des  pauvres  assurait  que,  dans  l'espace  de 
deux  ans,  il  s'élèverait  de  nouvelles  manufactures  dont  le 
travail  n'exigerait  pas  moins  d'une  force  de  7000  chevaux. 
D'après  son  calcul ,  la  consommation  du  coton  brut  devait 
subir  une  augmentation  de  2800  sacs  du  poids  de  500  livres 
chaque,  et  occuper  45, 850  personnes  :  26,250  pour  le  tissage, 
19,600  pour  le  filage.  Ces  calculs  de  prévision  sont-ils  fondés? 
L'augmentation  de  500,000  ^  que  l'on  trouve,  en  1836,  dans 
la  valeur  déclarée  des  exportations  de  coton  filé,  les  confir- 
merait en  partie.  Mais  ce  qui  prouve  mieux  l'importance  de 
l'industrie  cotonnière  anglaise,  c'est  la  silualion  relative  de 
celte  industrie  dans  les  diverses  contrées  des  deux  contincns  : 
ce  document  est  du  plus  grand  intérêt. 


MANCHESTER. 


265 


Tableau  cojnparatifde  la  consommation  de  coton  hnit  dans 
les  diverses  contrées  des  deux  continens. 


CONTRÉES. 

COIS  SOMMATION 

DUCOTOrf  BRUT  EN  1831. 

UECRES  DE  TRAVAIL 
PAR   SEMAINE. 

Angleterre 

Ainéiiqiie 

France 

234,000,000 

77,000,000 

74,000,000 

7,000,000 

19,000,000 

)) 

12,000,000 

6,000,000 

» 

» 

69 

78 
72  à  84 
72—90 
78  —  84 
72—80 
78  —  80 

72 

84                 ! 

94 

1 

Prusse 

Suisse 

Autriche ■. 

Tyrol 

Saxe 

SaiiU-Blaise  (Bade).   .   . 
Bonn  (Prusse) 

On  voit  que  l'Angleterre  absorbait  à  elle  seule,  en  1831, 
près  d'un  quart  en  sus  de  la  consommalion  des  autres  pays. 
Le  rôle  que  joue  Manchester  dans  cette  industrie  est  de  la 
plus  haute  importance.  Une  seule  maison  de  celte  ville,  MM. 
Greg  et  C'*" ,  déclare  à  la  commission  d'enquête  chargée  de 
constater  l'état  du  commerce  en  1833 ,  qu'elle  est  proprié- 
taire de  cinq  établissemens  pour  la  filalure  et  le  tissage ,  et 
que  la  force  motrice  dont  ils  disposent ,  tant  en  vapeur  qu'en 
roues  à  eau,  équivaut  à  ^50  chevaux;  qu'ils  emploient  an- 
nuellement 3,586,000  livres  de  coton  ,  lesquelles  fournissent 
5,260,000  livres  d'étoffes.  Dans  quatre  de  leurs  établissemens, 
ils  ont  98,000  £  de  capital  engagé,  70,000  .;£  de  capital  flottant  ; 
les  salaires  payés  s'élèvent  annuellement  à  3^,000  £;  et  le  coton 
employé  à  2,713,000  liv.  Partant  de  cette  base  d'appréciation, 
ils  estiment  qu'il  y  a  dans  la  Grande-Bretagne  80,000  pojrer- 
loom  (métiers  mécaniques)  en  activité,  produisant,  terme 
moyen  ,  chacun  trois  liv.  d'étoffe  par  semaine;  ce  qui  équivaut 
ù  12^1,800,000  livres  d'étoffes  par  an.  A  la  fni  de  mai  1836  ,  le 
seul  comté  de  Lancastre  avait  Uh^ikh  poweHoom  en  activité. 
En  admettant  une  augmentation  de  8000  j)oicer-loom  dans 
tout  le  royaume,  le  comté  de  Lancastre  fabriquerait  à  lui  seul 


$^^  MANCHESTER. 

aillant  de  coton  que  tous  les  autres  districts  manufacturiers. 
Dans  ce  nombre,  JManchester  entre  pour  19,960  power-loom, 
dont  17,708  employés  en  calicots;  23,81  en  futaines;  5^5  en 
objets  de  mercerie  ;  20  pour  le  velours;  306  pour  la  soie.  Ces 
power-loom,  ainsi  que  le  nombre  des  manufactures,  aug- 
menicnt  tous  les  jours  :  ainsi,  au  tableau  suivant,  dans  lequel 
nous  donnons  l'état  numérique  des  manufactures  du  comté, 
il  faut  en  ajouter  65  nouvelles  ,  employant  une  force  de  20iO 
chevaux ,  qui  se  sont  formées  dans  le  courant  de  l'année 
finissant  en  mai  1836  :  Manchester  figure  dans  cette  aug- 
mentation pour  10  établissemens  représentant  une  force  de 
631  chevaux. 

Tahleaii  présentant  le  nombre  des  manufactures,  machines 
à  vapeur,  roues  à  eau  du  comte  de  Lancastre  en  1835. 


DESIGX.VTIOX 

des 

MAXUFACTrllES. 


Coton 

L.ine  (Wclen), 
Laint'(Worsled). 

CliniiTie 

Soie 


ToTArx.  .  . 
Dnns  ce  compie, 
Manchfsler  fi- 
gure pour.  .  . 


57S 
9S) 
8 
19 


1« 


7)7 
50 
7 
19 


817 
191 


Pyissnnce 

en 
cljcïaus. 


20,303  1 
'72;i 
lôO 
587 


22,111  1' 
6,631 


Puissance 

en 
olicvaux. 


tolalc    des 

divers 

moleurs 

en  clicv. 


ruissce      TOTAL 
actuelle-  des 

ment       I  ouTiieis 
enipli-jéc.  .eniplojés. 


2,8.>1 
761  1 
102 
70 

24 


338     3,80S  1 ,2 

I 

8  8C 


23,154  1  2  21,207  1  s 

1,508'i'a  l,il8i,'2 

225  205 

620  616 

412  1/2  I  352 1/2 


26,919  1:2    23,699  1/  = 


6,150 


122,991 

4,575 
1,076 
3,566 
5,382 


137.509 
41,958 


Les  fabriques  de  colon ,  comme  on  le  voit,  n'absorbent  pas 
exclusivement  l'activité  de  IManchester.  Les  merceries ,  le  ve- 
lours, et  particulièrement  la  soie,  forment  aussi  une  branche 
imporianlc  de  sa  richesse  industrielle.  La  soie,  comme  le  coton, 
fit  le  tour  de  l'Europe  avant  de  s'acclimater  sous  le  ciel  bru- 
meux du  Royaume-Uni.  Sous  le  règne  de  Juslinien  I",  les  vers- 
à-soie  furent  introduits  dans  la  Grèce,  qui  resta  maîtresse 
souveraine  de  celte  précieuse  industrie  pendant  six  siècles. 
C'est  par  la  Grèce  que  les  fabriques  de  soierie^  ^'éleiidirenl  eu 


MANCHESTER.  <d2€7 

Sicile;  de  la  Sicile  en  Italie,  en  Espagne,  dans  le  midi  delà 
France ,  puis  en  Angleterre,  Sous  le  règne  d'Elisabeth ,  elles 
commencent  à  prospérer;  mais  c'est  de  1665,  lorsriue  la  ré- 
volution de  l'édit  de  Nantes  eut  fait  tomber  à  Lyon  le  nombre 
des  métiers  de  1800  à  /iOO,  que  datent  principalement  les 
progrès  de  cette  industrie.  Les  nouveau-venus,  malgré  leur 
longue  expérience ,  ne  purent  soutenir  la  concurrence  des 
fabriques  étrangères,  en  raison  des  frais  énormes  que  leur 
coûtaient  les  matières  premières;  mais  un  tarif  protec- 
teur qui  interdisait  l'entrée  du  territoire  aux  soieries  étran- 
gères, leur  fut  accordé,  et,  grâce  à  ces  mesures  restrictives, 
les  fabriques  prirent  bientôt  un  grand  développement.  En 
1731 ,  le  moulin  à  tisser,  employé  avec  succès  en  Italie,  fut 
introduit  en  Angleterre;  cette  machine,  armée  d'une  infi- 
nité de  roues ,  donne  318,50^,960  yards  d'organsin  par 
jour.  Macclesfield  fut  le  siège  des  premiers  moulins  à 
tisser  ;  ceux  qui  se  formèrent  à  Manchester  ne  datent  guère 
que  d'une  vingtaine  d'années.  Le  plus  important,  fondé  en 
1820,  fournit  du  travail  à  5000  individus;  néanmoins,  les 
progrès  de  cette  industrie  marchent  péniblement.  Les  lois 
prohibitives  qui  pesaient  sur  les  productions  étrangères 
encourageaient  les  fabricans  à  ne  faire  aucune  tentative 
pour  relever  les  soieries  anglaises  de  leur  état  d'infério- 
rité, bien  certains  qu'ils  étaient  de  l'écoulement  du  produit 
de  leurs  fabriques;  aussi  la  production  se  réduisait-elle  à 
la  consommation  du  pays.  Cette  torpeur  dura  jusqu'au  mo- 
ment où  la  Chambre  des  Communes  s'aperçut  que  les  mesures 
restiiclives  ne  faisaient  qu'arrêter  le  développement  de  l'in- 
dustrie. En  conséquence,  M.  Huskisson  fit,  le  8  mars  182Zi,  la 
motion  qu'au  5  juillet  1826,  la  prohibition  des  soici-ies  étrangè- 
res serait  levée;  et  elle  fut  renq^laeéc  par  un  droit  de  30  p.  "/o- 
Le  gouvernement  réduisit  aussi,  en  faveur  du  lissage,  les 
droits  sur  l'importalion  des  soies  brutes.  Ces  droits  qui  étaient, 
avant  182/i,  de  4  sh.  par  livre  sur  la  soie  brute;  3  sh.  9  den. 
sur  la  bourre  de  soie  (provenance  des  possessions  anglaises), 


268 


MANCHESTER. 


5  sh.  6  den.  sur  la  soie  brute  ;  U  sh.  sur  la  bourre  de  soie  (pro- 
venances clrangères) ,  tombèrent  à  3  den.  par  livre  pour  la 
soie  brûle  des  Indes;  et,  en  182G,  à  1  den.  par  livre  pour  soie 
brute  et  bourre  de  soie  (provenances  anglaises  ou  étrangères). 
Enfin,  en  1829,  la  soie  brute  ne  paya  plus  qu'un  shilling  les 
100  livres,  et  le  fil  de  soie  descendit  de  Ih  sh.  8  den.  à  2  sh. 
8  den.  Les  fabriques  de  soie  reprirent  ainsi  faveur;  les  im- 
portations s'accrurent  successivement;  aujourd'hui  elles  ne 
s'élèvent  pas  à  moins  de  6,000,000  de  livres;  l'Angleterre  ne 
fut  plus  réduite  à  ne  produire  que  pour  sa  consommation  ;  les 
exportations  commencèrent,  et,  grâce  à  l'impulsion  donnée, 
elles  prirent  chaque  jour  un  nouveau  développement. 

Tableau  présentant  le  mouvement  progressif  des  exporta- 
tions de  soieries  anglaises  dans  les  années  ci-après  : 


ANNÉES. 

VAL.  DÉCLARÉE. 

ANNÉES. 

VAL.  DÉCLARÉE 

1827.  .  . 

236,113 

^ 

1832.  .  . 

529,691 

1828.  .  . 

255,871 

1833.  .  . 

737,404 

1829.  .  . 

267,930 

1834.  .  . 

637,098 

1830.  .  . 

521,010 

18.'55.  .  . 

976,000 

1831.  .  . 

578,874 

1836.  .  . 

.  .  .' 

Manchester,  le  centre  de  celle  industrie,  semble  devoir 
surpasser  un  jour  la  France  et  l'Italie.  Dès  son  entrée  dans  la 
carrière,  ses  fabriques  emploient  800,000  livres  de  soie  par 
an  :  c'est  le  cinquième  de  la  consommation  du  pays.  Aujour- 
d'hui, la  consommation  s'élève  à  23,000  livres  de  fil  de  soie  par 
semaine.  Mais  suivons  leur  marche  progressive  pendant  ces 
dernières  années  :  en  1819,  on  ne  compte  que  1000  tisserands 
travaillant  aux  tissus  mélangés  soie  et  colon,  et  50  aux  étoffes 
de  soie  pure;  en  1823,  il  existe  3000  métiers  fabriquant  des 
tissus  mélangés,  et  2500  la  soie  pure.  On  remarque  ici  une 
augmentation  considérable  dans  le  chiffre  des  méliers  soie 
pure  ;  c'est  que  Manchester,  qui ,  jusques  alors ,  ne  s'était  oc- 
cupée que  de  la  fabrication  des  tissus  mélangés ,  venait  d'em- 
prunter à  Macclesfield  la  fabrication  des  gros  de  Naples, 


MANCHESTER.  269 

rubans,  fichus,  etc.,  industrie  dans  laquelle  Manchester 
devait  bientôt  surpasser  Macclesfield.  En  effet,  deux  ans 
après,  en  1836,  le  nombre  des  personnes  employées  dans 
ce  'genre  d'industrie,  était  pour  Manchester  de  36,000 
en  1825,  et  de  72,000  en  1836.  La  progression  de  Maccles- 
field n'a  été  que  de  21,000  à  24,000. 

Macclesfield  soutient  pourtant  la  concurrence  pour  le  tissa- 
ge; ses  fabriques  reçoivent  10,000,000  livres  soie  ou  colon  brut 
par  an,  et  Manchester  autant.  Revenons  au  mouvement  progres- 
sif qui  s'est  opéré  dans  les  métiers  pendant  ces  dernières  an- 
nées. En  182Z(,  époque  où  la  réduction  des  droits  sur  les  matières 
premières  donna  une  grande  impulsion  aux  soieries ,  le  nom- 
bre des  métiers  s'accrut  encore,  et  en  1828,  il  s'éleva  à  12,000, 
dont  4000  tissus  mélangés,  et  8000  soie  pure.  Enfin,  en  1832, 
nous  trouvons  lZi,000  métiers  et  12  moulins  à  lisser  qui  em- 
ploient \Mh  ouvriers  (521  hommes  et  13/i3  femmes),  et  une 
force  motrice  de  171  chevaux.  Ces  moulins ,  au  nombre  de  22 
pour  le  comté ,  emploient  4000  ouvriers.  Voici  la  force  en 
chevaux  de  ceux  qui  sont  en  activité  dans  les  environs  de 
]Manchester,  et  à  ÎManchester  même,  et  le  nombre  d'ouvriers 
qu'ils  occupent. 


NOMS  DES  VILLES. 

FORCE  EN  CHEVAUX. 

HOMMES. 

FEMMES, 

Manchesler.  .   . 

171 

521 

1343 

Salford 

58 

396 

594 

Eroiiglilon .     .   . 

40 

93 

441 

Tsewiou 

32 

148 

322 

Harinirliey  .   .    . 

3 

n 

113 

A  ces  chiffres  il  faut  ajouter  500  ouviiers  employés  par  dix 
maisons  qui  s'occupent  exclusivement  de  la  teinture,  et  qui 
teignent  environ  21,600  livres  de  soie  par  semaine. 

Sous  le  rapport  de  ses  fabriques  de  soie ,  du  nombre  tou- 
jours croissant  de  ses  métiers  et  de  la  variété  de  ses  produits , 
comme  sous  celui  de  l'industrie  cotonnière  ,  Manclieuer  est 


270 


MANCHESTER. 


donc  une  des  villes  les  plus  importantes  du  Royaume-Uni. 
Faisons  connaître  le  progrès  comparé  des  deux  industries 
depuis  1816  jusqu'en  1830, 

Tahleoii  comparatif  du  progrès  des  deux  industries  soie 
et  coton  dans  la  paroisse  de  Manchester  et  lieux  envi- 
ronnans  pendant  les  années  ci-après. 


SOIE. 

COTOS. 

SOIE. 

COTON. 

.UJSEES. 

Qu.intilé, 

Quantité, 

Droits    salaires, 

Droits,  salaires, 

terme  moyen. 

terme  moyen. 

terme  moyen. 

terme  mo\en. 

lS15àlS20. 

1,259.000  IW. 

107,000,000  lit. 

2,i|61,0O0  1iv.  st. 

2.'t, 637,000  liî. st. 

1821  à  1825. 

2,315,000 

155,000,000 

3,SiS,000 

28,483,000 

1826àIS30. 

1 

2,710,000 

212,000,000 

3,705,000 

29,8A9,000 

Ainsi,  de  1821  à  1825,  le  commerce  des  soieries  a  grandi 
dans  la  proportion  de  79  p.  % ,  et  ce  progrès ,  tout  en  se  ralen- 
tissant ,  n'a  pas  cessé  de  se  développer  dans  les  cinq  années 
suivantes.  Il  faut  le  dire,  un  pareil  accroissement  est  non- 
seulement  redoutable  pour  les  autres  fabricans  anglais,  mais 
Lyon,  St.-Etienne,  Tarare,  Nîmes  doivent  redoubler  d'acti- 
vité s'ils  ne  veulent  pas  être  dépassés,  et  surtout  s'efforcer  de 
conserver  intacte  cette  vieille  réputation  des  soieries  fran- 
çaises qui ,  dans  quelques  articles ,  et  notamment  dans  les 
soieries  unies,  est  fortement  compromise  depuis  quelque 
temps.  Cependant  la  supériorité  dans  les  étoffes  ouvragées,  les 
gazes ,  les  rubans  reste  encore  à  la  France  ;  nous  n'en  voulons 
d'autre  preuve  que  la  pétition  adressée  à  la  chambre  des  Com- 
munes par  les  rubaniers  de  Coventry,  pétition  dans  laquelle 
ces  fabricans  demandaient  une  augmentation  de  droits  sur 
l'introduction  des  rnbans  français.  Le  bon  marché  de  la  vie 
matérielle  en  France ,  la  douceur  de  son  climat,  la  perfection 
du  tissage ,  perfection  que  n'ont  pu  atteindre  les  fabricans 


MANCHESTER.  271 

anglais,  malgré  leurs  nombreuses  iciilaiives  pour  appliquer 
à  celle  opéraiion  délicate  un  moleur  mécanique;  enfin  le  bril- 
lant de  l'étoffe ,  et  son  apparence  de  fraîcheur  après  un  long 
usage,  rendront  long-ienips  encore  le  monde  tributaire  des 
fabriques  françaises. 

Nous  ayons  tracé  l'historique  des  fabriques  de  coton  et  de 
soieries  de  Manchester,  et  nous  ovons  justifié  leur  impor- 
tance; il  nous  reste  maintenant  à  faire  connaître  le  caractère 
et  les  mœurs  des  ouvriers. 

Sans  contredit,  l'ouvrier  anglais  est  doué  de  moins  d'in- 
telligence que  l'ouvrier  fi'ançais,  mais  grâce  aux  nombreuses 
écoles  qui  lui  sont  ouvertes,  et  dans  ieequelles  il  puise  de 
bonne  heure  les  connaissances  les  plus  appropriées  à  sa  pro- 
fession ,  il  est  en  général  plus  instruit.  C'est  de  la  classe  ou- 
vrière, nous  l'avons  vu,  que  sont  sortis  les  Wyatt,  le-,  Har- 
greaves  et  les  Samuel  Cronipton.  Une  des  vertus  principales 
de  l'ouvrier  anglais,  c'est  la  patience;  celte  patience  est  sans 
bornes;  les  difficultés  les  plus  grandes,  les  obstacles  les  plus 
rudes,  rien  ne  l'arrête.  Malheureusement,  ces  bonnes  qua- 
lités sont  éclipsées  par  un  défaut  grossier.  Ce  défaut,  qui 
l'abrutit  et  en  fait  souvent  un  mauvais  père  et  un  mauvais 
époux,  c'est  l'ivrognerie.  Quitter  l'atelier  pour  entrer  dans 
la  taverne  et  y  dépenser  le  fruit  de  ses  sueurs  à  boire  du 
vin ,  voilà  les  plus  chères  délices ,  les  plus  douces  jouis- 
sances de  l'ouvrier  anglais.  Sa  compagne  n'est  pas  elle-même 
exempte  de  ce  dtifaut.  Comme  lui ,  elle  aime  passionnément 
le  gin  et  le  rhum. 

En  général ,  les  ouvrières  anglaises,  quand  elles  sont  jeunes 
et  que  leurs  traits  ne  sont  point  encore  flétris  par  l'usage  im- 
modéré des  boissons  fermcntées,  sont  jolies;  leurs  traits  sont 
doux,  leur  peau  est  blanche,  leur  gorge  bien  faite  et  leur 
taille  délicate  ;  mais  tous  ces  agrémens  disparaissent  bientôt. 
Elles  se  marient  de  bonne  heure  :  les  soins  du  ménage,  l'ai-" 
laitcment  de  leurs  enfans;  les  peines,  les  soucis,  la  misère, 
qu'entraîne  la  suspension  fréquente  des  travaux,  flétrissent 


272  MA>*CHESTER. 

rapidement  leurs  irails ,  el  leur  donnent  l'aspect  d'une  précoce 
décrépitude.  (1) 

Examinons  maintenant  les  causes  qui ,  en  dehors  de  l'in- 
fluence de  l'homme ,  concourent  à  la  prospérité  industrielle 
de  IManchester  :  au  premier  rang  il  faut  compter  le  charbon 
de  terre.  Placé  au  milieu  des  districts  qui  le  produisent  le  plus 
abondamment ,  Manchester  est  entouré  d'une  foule  de  canaux 
et  de  rivières  qui  lui  permettent  de  transporter  ce  combustible 
à  peu  de  frais.  La  consommation  de  ses  usines  est  de  26,000 
tonnes  par  semaine,  et  la  tonne  rendue  à  Manchester  coule, 
prix  moyen,  7  s.  6  d.  ;  c'est  plus  d'un  demi-million  sterling  par 
an.  Lorsqu'on  songe  que  celte  prodigieuse  consommation  ne 
forme  qu'une  faible  partie  de  celle  du  Lancashire  ,  l'on  se  de- 
mande si  les  sources  qui  l'aîimentent  resteront  long-temps 
sans  se  tarir.  jMais  on  se  rassure  bientôt  en  apprenant  que  les 
deux  bassins  houillers  du  Lancashire  embrassent  une  étendue, 
de  272,000  carrés,  et  qu'ils  peuveut  alimenter  la  consomma- 
lion  actuelle  du  comté  pendant  3,000  ans. 

Le  Lancashire  n'est  pas  seulement  l'un  des  plus  riches  com- 
tés du  royaume  sous  le  rapport  de  ses  houillères ,  c'est  aussi 
là  que  l'exploitation  s'en  fait  le  mieux ,  et  à  moins  de  frais.  Le 
perçage  y  coûte  20  p.  7o  meilleur  marché  que  partout  ailleurs. 
Dans  le  nord,  la  perte  du  poussier  est  de  36  p.  %,  dans  le 
Lancashire  cette  perte  n'est  que  de  10  %.  Ce  résultat  vient  de 
ce  que  l'industrie ,  l'intelligence  ,  l'esprit  d'entreprise  sont  des 
vertus  innées  chez  le  Lancashireman.  Produire  le  plus  pos- 
sible, et  au  meilleur  marché  possible,  voilà  le  but  qu'il 
cherche  et  qu'il  atteint  presque  toujours. 

(1)  Le  défaut  d'espace  el  l'impoi  tance  du  sujet  nous  empêclient  d'examiner 
dans  cet  article  le  système  du  travail  intérieur  des  minutaclures  an^'laises; 
nous  co;iSc;crerons  uu  ariicle  spécial  à  celte  inijiortante  question. — La  carte  qui 
se  trouve  annexée  à  ce  numéro  indique  les  rapports  qui  existent  entre  Man- 
chester elLiverpool,  elles  localités  qui  lesavoisinent.  Après  les  nomlncnx  arti- 
clesqtie  nous  avons  publiés  sur  les  chemins  de  fer  et  sur  l'industrie  du  com- 
lédeLancaslre,  nos  lecteurs  apprécier j:il  sans  douterulilitc   de  cette   carie. 


|)l)ilo60pl)tr,  —  ittarak, 

OMBRES    ET    LUMIÈRES 

-  DE  LA  VIE  PARISIENNE,  t 


Montrez-moi  un  auteur  anglais  qui  ne  se  soit  pas  occupé 
de  Paris;  faites-moi  voir  un  livre  moderne  publié  à  Londres, 
et  où  il  ne  soit  pas  question  de  la  capitale  française  !  Efforts 
perdus  ;  la  plume  des  TroUope  et  des  Basil  Hall ,  celle  même 
des  Waller  Scott  et  des  Rogers,  s'émousse  et  s'affaiblit, 
dès  qu'elle  essaie  de  toucher  à  ce  redoutable  sujet.  Paris 
échappe  à  tous  les  portraitistes  ;  il  s'échappe  sans  cesse  à  lui- 
même.  Le  cours  et  le  décours  de  cet  aslre  bizarre  que  l'on  ap- 

(i)  Note  du  trad.  Ce  n'est  pa^  assiiicineiitla  véiite  complète  des  faits,  ni  la 
profoudenr  des  observations  contenues  dans  l'article  que  nous  emprun- 
tons au  Metropolitan,  qui  nous  engagent  à  l'offrir  à  nos  lecteurs.  Plus 
d'une  donnée  adoptée  par  l'écrivain  ang'ais  nsanquc  de  justesse;  plus  d'une 
remarque  à  fleur  de  peau  tomberait  devant  une  discussion  raticnneile.  Mais 
nous  sommes  fidèle  aux  principes  qui  nous  ont  guidé  dans  le  choix  des  ar- 
ticles qui  composent  cette  Revue.  Nous  servons  d'organe  et  de  truchement 
à  la  civilisation  anglaise;  nous  élablissons  un  point  de  communication  né- 
cessaire, entre  les  deux  principales  sphères  sociales,  qui  gravitent  l'une  vers 
l'autre,  et  qui  régissent  l'Europe.  Tout  ce  qu'il  y  a  de  rude,  de  lé;;èrcmeiit 
observé,  ou  de  brutalement  esquissé  dans  les  pages  suivantes,  ne  doit  donc 
étonner  personne.  Loin  de  prendre  sur  nous  la  responsabilité  de  cette  pein- 
ture, nous  nous  contenterons  de  faire  observer  que,  i)arnii  beaucoup  d'er- 
reurs pardonnables  à  ini  étranger,  quelques  enseiguemens  sévères  et  quelques 
traits  curieux  méritent  d'attirer  l'attention  des  Français. 

■VIII,— /t*    SÉRIE.  18 


27i  OMBRES    ET    LUMIÈRES 

pelle  vie  parisienne  s'effectue  en  cinq  années  tout  au  plus. 
Dans  cet  espace  de  temps  :  lois,  gouvcmans,  gouvernés,  pas- 
sions, idées,  religion,  politique,  système,  tout  change  du  noir 
au  blanc. La  sérieuse  France  (ainsi  elle  senonime)n'a  traverse 
depuis  trente-sept  années  que  onze  petites  phases  contradic- 
toires; Directoire,  Consulat  annuel,  bisannuel,  à  vie,  Empire 
républicain  ,  Empire  militaire  ,  Restauration ,.  Empire  addi- 
tionnel, Restauration  seconde.  Jésuitisme,  Régénération;  elle 
attend  sa  douzième  évolution  avec  une  certaine  impatience. 
Viendra-t-elle?  On  l'ignore.  Ce  magasin  à  poudre,  qu'on 
nomme  la  chose  publique ,  est  confié  à  la  garde  d'un  préposé 
fort  malheureux  :  Dictateur,  Directeur,  Roi,  Empereur, 
comme  on  voudra  ;  mais  qui  a  peu  de  ressemblance  avec  le 
chef  héréditaire  ou  constitué  d'une  nation  civilisée.  La 
conclusion  est  incertaine.  Une  traînée  de  poudre,  semée 
par  une  main  perfidement  habile,  a-t-elle  déjà  préparé  le 
moment  fatal  ?  Suffîra-t-il  de  l'étincelle  tombée  par  hasard 
du  cigarre  que  fume  le  dandy?  On  ne  sait  ;  on  vit  dans  cette 
situation  ;  l'homme  s'habitue  à  tout. 

En  décembre  dernier,  je  confiais  à  mon  agenda  des  notes 
relatives  à  la  situation  de  la  France  et  de  sa  capitale; 
elles  me  semblaient  alors  philosophiques  et  curieuses. 
T\Ie  voici  en  février,  et  mes  notes  ne  s'appliquent  plus  à 
rien  ;  elles  n'ont  pas  plus  de  rapport  avec  la  métropole  pari- 
sienne qu'avec  Stockholm  ou  JMexico.  Que  sont  devenues  les 
esquisses  de  l'Ermite  de  la  Chaussée  d'x\ntin  ?  A  quoi  ressem- 
blent-elles? Déjà  elles  étaient  fanées  sous  la  Restauration; 
sous  Louis-Philippe,  ce  sont  des  fantômes.  Le  passé  vient  si 
vite  en  France  !  ou  plutôt  il  y  a  tant  de  passés  différens,  qui 
se  confondent  dans  un  horizon  lointain.  Hier,  pour  un  Pari- 
sien ,  c'est  un  siècle. 

Sous  Louis-Philippe,  le  véritable  caractère  de  la  France, 
c'est  le  mouvement  ;  surtout  le  mouvement  matériel  ;  on  con- 
struit, on  édifie  :  les  ponts ,  les  quais,  les  temples  s'élèvent  et 
s'achèvent.  C'est  une  véritable  ruche  d'ouvriers  et  d'artisans 


DE    L.V  VIE    PARISIE^'SE.  275 

que  Paris,  Le  pouvoir  essaie  de  rempiacer  ainsi  la  gloire  niiiih 
laire  :  ce  n'est  pas  comme  en  Angleterre ,  l'individualilé  de  la 
richesse,  c'est  le  gouvernement  seul  qui  se  charge  de  tout;,  il 
cstentreprenenr,  payeur,  régisseur.  La  vanité  nationale  a  bigi- 
soin  de  pourpre,  et  l'on  ne  supplée  à  la  gloire  des  conquêtes 
lointaines ,  à  l'éclat  des  marches  triomphales,  quepar  la  splen- 
deur des  colonnades  et  la  beauté  des  statues.  Les  grandes 
fortunes  sont  rares,  et  la  subdivision  presque  infinie  des  pro- 
priétés augmente  cette  rareté.  La  foudre  révolutionnaire,  après 
avoir  long-temps  grondé  dans  les  nuages,  peut  tomber  entin  sur 
la  tête  des  riches.  L'intrigue  politique  a  dissipé  la  plupart  dies 
fortunes,  renouvelées  par  l'indemnité  des  émigTés  ou  créées 
par  la  munificence  de  Bonaparte  :  enfin,  soit  prudence,  soit 
mécontentetiient,  la  plupart  des  coffres-forls^  se  ferments.  Les 
capitaux  restent  enfouis.  Le  luxe  se  déploie  assez  rarementdaRS 
les  familles  parisiennes.  La  plupart  des  maisons  vi  aiment  opi>- 
lentesetqai  reçoivent  avec  éclat,  appartiennent  à  des  étran- 
gers. A  peine  fersit-on  atlentioa  en  Angleterre  aiT  colonel 
Thorai  et  au  banquier  Aguado  ;  ils  se  trouveraient  comme 
perdus  au  milieu  de  tant  de  maisons  qui  les  égaleraient  en 
éclat.  En  France,  les  Delmars,  les  Shickters,  les.'  Ho}Des,  les 
Tuffiakin,  les  Demidoff,  les  Potocki,  les  Rothschild',  les 
Wells,  les  Schiffs,  et  plus,  spécialement  les  résidans  élraii- 
gers  font  au\s  élrangerâ: les  hio^nneurs  de  la  ca-piiale.  Qui  ne 
connaît  Ie&  admirables  concerts  des  Ferrari ,  les  somptueux 
banquets  desThomi,  les  brillons  saîioiis  de  lady  Keiih  et 
de  madame  Graham?  C'est  là  qiîc  l'argent  se  d(!pense;  c'est 
chez  lady  GrandYllte,  chez  niesdtimes  d'Appony,  Kilmansegg, 
de  Werther,  que  la.  foule  se  porte.  Ailleurs!,  dans  le  faubourg 
Saint-Germain,  pai' exemple,  on  trouve  peut-être  des  tradi- 
tions de  bon  ton  plus  complètes,  une  causerie  plus  vive  et  vrai- 
ment française.  Pour  ce  qu'on  appelle  étïiblissement  en  An- 
gleterre, c'est-à-dire  une  maison  complète,  avec  un  ou  deux 
cuisiniers  ;  une  armée  de  laquais  et  un  énorme  capital  trans- 
formé en  aliirail  gastronomique  el  en  uéceseiiL's  de  luxe;  c'est 

18. 


276  OMBRES   ET   LUMIÈRES 

chose  peu  commune  à  Paris.  Les  fonctionnaires  publics  eux- 
mêmes  ,  n'ignorant  pas  la  fragilité  de  leurs  fonctions,  s'enten- 
dent avec  un  restaurateur,  presque  toujours  avec  Chevet  du 
Palais-Royal ,  entrepreneur  général  de  la  haute  gastronomie 
parisienne ,  pour  se  débarrasser  de  tous  les  tracas  des  grand 
dîners.  Raillerie  à  part,  de  la  rue  des  Capucines  à  la  rue 
de  Grenelle ,  les  casseroles  et  les  bonnets  blancs  de  Chevet  sont 
dans  un  état  de  perpétuelle  locomotion  ;  et  l'on  assure  que 
deux  entrepreneurs  différens  se  trouvent  chargés  des  dîners  de 
M.  Dupin.  Il  n'est  pas  rare  de  voir  les  bourgeois  et  les  com- 
merçans ,  dans  les  grandes  occasions ,  inviter  leurs  amis  à 
dîner  cher  Grignon  ou  aux  Frères-Provençaux  ;  et  les  repas 
donnés  par  les  ambassadeurs  étrangers  ne  laissent  pas  que 
d'étonner  la  capitale.  Serait-il  convenable,  d'ailleurs,  de 
railler  celte  apparente  économie?  Les  Français  auraient  bien 
plus  raison  de  blâmer  à  leur  tour  la  méthode  anglaise ,  ce 
luxe  écrasant  qui  dépasse  presque  toujours  les  revenus,  cet 
î}picuréisme  un  peu  brutal  que  nous  avons  en  grand  honneur , 
et  celle  rage  de  tout  prendre  à  compte ,  pour  ne  rien  solder 
qu'à  la  fin  de  l'année,  quand  nous  soldons.  Honorons  plutôt 
la  tempérance,  la  frugalité,  la  simplicité  françaises.  Les 
principaux  excès  des  Parisiens  ne  sont  que  vanité  et  babil. 
jN'ous  en  avons  d'autres,  plus  solides  et  plus  réels. 

Vous  croyez,  sans  doute,  que  l'anglomanie  règne  en  France. 
En  effet,  depuis  le  banquier,  l'agent  de  change  et  le  courtier- 
Kiarron,  qui  brillent  à  Tortoni,  jusqu'aux  amis  du  prince 
royal,  tout  ce  qui  prétend  suivre  la  mode  se  mêle  aux 
folies  anglaises.  Le  club  des  jockeys,  la  course  au  clocher, 
les  paris,  le  whist,  le  vin  de  Xérès,  les  ballons,  les  courses, 
le  tir  au  pistolet,  toutes  les  frivolités  de  nos  clubs,  ont  en- 
vahi nos  voisins.  Mais  pensez-vous  qu'ils  y  attachent  une 
iraporiance  réelle  :  erreur.  Ils  aiment  à  en  parler  :  le  beau 
sujet  de  conversation!  que  cela  est  neuf!  que  cela  est  in- 
connu 1  combien  de  cancans,  pour  employer  une  expres- 
sion vulgaire,  jaillissent  de  ces  textes  originaux!  Ainsi,  le 


DE    LA    VIE    PARISIENTfE.  277 

mouvement  de  la  vie  devient  plus  dramatique  ;  il  se  couvre 
d'une  teinte  singulière  et  brillante;  tout  change  de  face; 
tout  s'anime  ;  tout  rayonne;  on  dispute  ;  on  change  d'avis  ;  ou 
introduit  dans  le  langage  des  phrases  inattendues;  quelque- 
fois on  va  se  battre  au  bois  de  Boulogne  ;  en  vérité ,  c'est  dé- 
licieux !  Il  y  a  d(*jà  huit  ou  dix  ans  que  lord  Yarmoulh  et 
Hugues  Bail  servent  de  modèles  et  de  types  aux  Parisiens  ; 
non  que  les  Parisiens  admirent  ou  chérissent  spécialement 
ces  deux  personnages;  mais,  encore  une  fois,  ils  en  causent, 
et  ils  sont  si  heureux  de  causer!  J'ai  vu  aussi  en  Angleterre  , 
dans  notre  pays  qui  se  croit  grave ,  un  pauvre  Gascon ,  dont 
le  nom  patronimique  avait  usurpé  la  particule  nobiliaire, 
s'entourer  de  dandys,  se  composer  une  cour,  et  devenir, 
comme  c'est  la  coutume,  prophète  en  pays  étranger. 

Du  moins  le  sceptre  des  TiifTiakin  et  des  Demidoff  est-il 
un  sceptre  d'or.  C'est  à  force  de  dépenses  qu'ils  assurent  leiu* 
empire  :  le  prince  Tufiîakin  réunissait  dans  son  salon  les 
belles  de  Paris  ;  le  comte  Demidoff  paie  au  poids  de  l'or  les 
travaux  de  Paul  de  Laroche  et  de  Steuben  ;  le  colonel  Thorm 
et  les  Rotschild  offrent  l'appui  d'une  providence  à  tous  les 
doreurs,  peintres,  tapissiers  et  décorateurs.  Le  premier  baron 
de  la  chrétienté  a  fait  bâtir  un  hôtel  que  les  Anglais  déco- 
rent du  nom  de  temple  de  Salomon,  et  dont  les  murailles 
sont  couvertes  de  feuilles  d'or  depuis  le  plancher  jusqu'aux 
corniches.  On  prétend  que  la  dorure  seule  de  chaque  porte 
du  salon  a  coûté  100  guinées,  et  celle  de  chaque  fauteuil ,  50. 
Tel  bourgeois-gentilhomme,  venu  du  pays  des  Yankies , 
couvre  les  cheminées  et  les  tapis  de  ces  cheminées  de  tissus 
d'argent  à  crépine  d'or.  Malheureusement  l'impulsion  est 
donnée ,  non  par  les  artistes ,  mais  par  ces  lichos  étrangers  : 
autrefois,  les  Léonard  de  Vinci  faisaient  la  loi  aux  princes; 
aujourd'hui ,  les  artistes  se  contentent  de  la  recevoir. 

Le  goût  parisien,  fort  élégant  et  fort  délicat,  manque  de 
solidité,  souvent  aussi  de  simplicité  et  de  pureté.  On  sacrifie 
tout  à  la  décoration  :  le  carton-pierre  et  la  peinture  en  trom- 


278  OMBRES    ET    LUMIERES 

pe-l'œil,  envahissent  tout  Tespace;  le  goût  colifichet  s'em- 
pare même  des  basiliques,  et  la  fureur  ëes  brimborions  du 
moyen  âge  se  fait  sentir  de  toutes  parts.  Croirait-on  que  des 
décorations  peint-es  simulent  et  remplacent  souvent  l'archi- 
tecture et  la  sculpture  absentes  ;  que  sur  les  bordsde  la  Seine, 
une  fausse  cabane,  dont  les  prélendi^s  planches  pourrie» 
sont  nées  du  pinceau  de  Ciceri ,  a  coulé  2000  fr.  ;  et  que  le 
carton-pierre  sert  de  principal  ornement  à  la  nouvelle  église 
de  Notre-Darae-de-Lorette,  que  l'on  peut  d'ailleurs  offrir  pour 
modèle  du  mauvais  goût  de  l'époque  ? 

L'achèvement  de  la  Madeleine,  l'école  des  Beaux-Arts,  et 
l'hôtel  du  quai  d'Orsay,  de  nouveaux  trottoirs,  de  nouveaux 
jxMîts,  des  perceniens  de  rues ,  l'entretien  des  rues  anciennes, 
onldonnéà  la  capitale  un  aspect  de  rajeunissenu-nt  qui  étonne 
tous  ceux  qui  ne  eonnais8ai€nl  que  l'anciwi  Paris.  La  vieille 
ville  disparaît  5  Cendrillon  endosse  une  robe  nouvelle  ;  le  pavé 
de  bitume  que  l'on  vient  d'adopt^M'  pour  les  boulevards  oflre , 
dans  toutes  les  saisons,  une  promenade  agréable.  On  ne 
pourra  plus  comparer  la  capitale  de  la  France  à  du  fumier 
fA'alinè^  ni  se  plaindre  de  l'élégante  et  prélentieuse  malpro- 
preté de  ses  ru-es  ;  chaque  jour,  le  travail  des  édil(;s  devient 
plus  satisfaisant  et  plus  complet.  Ileureusf;  la  popnlnlion,  si 
lamélioration  morale  mai-ehaii  du  même  pas,  et  si  l'assai- 
iiissemenl  des  espiils  et  l'unité  desîimes  suivaient  le  même 
progrès  ! 

L'antique  monarchie  a  laissé  après  elle  un  amour  de  la 
dfkîoration  et  de  l'ornement  extérieur  qui  se  perpétue  au- 
,}otird'hni  dans  des  mœurs  presque  n'-publicaines ,  et  qui 
contraste  bizarrement  avec  elle.  11  s'agit  d'éire,  avant  tout, 
f&iiciio  ut  taire  jnthlic  :  ce  mot  poi'te  respect  ;  on  ii'esliilie 
qae  atVd.  L'employé  qui  reçoit  à  peine  du  gouvernement 
de  quoi  vivre  a  droit  à  une  certaine  portion  d't'-gards  et 
de  crédit;  le  marchand  qui  gagne  deux  fois  davantage  n'est 
rieti  auprès  de  lui.  Un  petit  bout  de  ruban  rouge  ajoute  en- 
core à  la  coiisidéraliou;  si  vous  cumulez  ces  deux  moyens, 


DE   LA.   VIE   PARrSI"EiN'îsE.  279 

VOUS  voîlà  un  des  aristocrates  de  la 'France.  Je  ne  connais  pas 
de  pays  où  l'on  parle  plus  souvent  et  plus  haut  de  liberté  po- 
litique, et  qui  manque  plus  complèlenienl  d'indépendance  per- 
sonnelle. Ce  haut  et  noble  sentiment  :  se  suffire  à  soi-7nême , 
n'exerce  pas  d'influence  sur  les  esprits  ;  on  aime  mieux  dépen- 
dre et  être  considéré  dans  l'ordre  de  sa  hiérarchie  :  c'est 
précisément  le  contraire  de  l'Angleterre  où  l'idéal  du  bonheur, 
'c^est  l'indépendance  personnelle  basée  en  général  sur  la 
fortune.  Les  émolumens  de  l'avocat,  ceux  du  médecin  fran- 
çais sont  très  inférieurs  aux  gains  réalisés  parles  membres 
de  la  même  profession  en  Angleterre.  Il  n'y  a  pas,  d'ailleurs, 
chez  nos  voisins,  une  ligne  de  démarcaiion  aristocratique 
qui  place,  comme  parmi  nous,  l'exercice  des  professions 
libérales  au-dessus  et  en  dehors  de  toutes  les  autres.  Il 
s'agit,  avant  tout,  d'obtenir  un  emploi;  c'est  là  ce  qu'un 
bon  père  désire  en  général  pour  ses  enfans;  c'est  le  but 
de  l'ambition.  On  est  distingué;  on  se  place  plus  haut  que 
ses  concitoyens  ;  la  vanité  est  satisfaite  et  tout  va  pour  le 
mieux.  N'est-ce  pas  là,  je  le  demande,  une  sorte  d'aristocratie, 
plus  difficile  à  excuser  rationnellement  que  notre  aristocratie 
héréditaire?  Elle  n'éveille  pas  la  fierté,  mais  elle  suscite  la 
vanité,  ce  qui  ne  vaut  guère  mieux.  C'est  une  véritable  armée 
que  celle  de  ces  employés  ;  leur  horizon  a  quelque  chose  de 
nécessairement  borné;  que  l'emploi  de  leur  temps  soit  excel- 
lent ou  médiocre,  leur  fortune  n'en  va  pas  plus  vite.  Il  faut 
suivre  patiemment  les  degrés  d'une  ceriaine  hiérarchie  qui  n'a 
rien  de  bien  noble  et  qui  n'excile  pas  vivement  l'émulation. 
Une  partie  de  la  journée  est  livn'-c  au  gouvernement,  c'est-à- 
dire  au  travail  des  bureaux,  à  la  classification  dos  papiers,  à 
des  rédactions  souvent  insignifiantes  ;  le  reste  du  temps  ap- 
partient aux  discussions  politiques  et  littéraires,  qui ,  même 
avant  la  grande  époque  du  gouvernement  représentatif , 
étaient  pour  la  France  un  véritable  plaisir.  L'armée  dont  je 
parle  se  répand  le  soir  dans  les  cafés  e-t  dans  les  théâtres. 
Chacun  a  son  protégé;  chacun  défend  son  ministre,  soutient 


280  OMBRES   ET   LUMIÈRES 

M.  Thiers  ou  M.  Guizot,  et  discute  \e  premier  Paris  de  son 
journal.  C'est  une  véritable  ferveur  de  discussions  athé- 
uiennes;  ferveur  qui  remplace  des  sujets  de  passion,  de 
désirs  ou  de  regrels  plus  sérieux  et  plus  graves.  Notez  qu'avec 
toute  celte  habitude  de  dépendance  dont  nous  avons  parlé, 
le  bouillonnement  perpétuel  des  passions  démocratiques 
trouve  moyen  de  se  concilier  admirablement.  Il  n'y  a  pas 
d'atome  poudreux  dans  le  dernier  coin  du  plus  petit  bureau 
que  la  rapide  élévation  de  M.  Thiers  n'ait  ému  et  enflammé  ; 
pas  d'infiniment  petit  qui  n'ait  vu  le  ministère  en  perspective  ; 
pas  de  rien  qui  n'ait  renié  son  néant  et  ne  se  soit  dit  :  ce  Je 
ferai  de  même,  je  serai  comme  lui.  »  Mélange  d'ambiiions 
émues  et  d'indépendance  profonde  qui  compose  le  plus 
étrange  état  social  dont  on  ait  jamais  entendu  parler.  Au  lieu 
de  supériorités  héréditaires  et  stables ,  la  France  se  soumet  à 
une  foule  de  supériorités  mobiles,  plus  ou  moins  fausses,  plus 
ou  moins  contestables,  qui  entretiennent  une  éternelle  agi- 
tation chez  les  membres  qui  la  composent,  et  qui  ne  lui  per- 
mettent ni  repos  ni  bonheur. 

Observez  que  je  ne  blâme  pas;  je  raconte.  La  femme, 
supprimée  dans  plusieurs  pays,  existe  encore  en  France; 
elle  existe  même  politiquement  ;  et  le  commencement  de 
force  qu'on  lui  a  donné  l'encourage  à  solliciter  le  déploie- 
ment de  ses  forces  complètes.  On  a  vu  récemment  des  femmes 
se  liguer  et  solliciter  leur  élévation  aux  grandes  charges  de 
l'état.  D<'jà,  dans  tous  les  actes  judiciaires,  on  voit  figurer 
leur  signature;  et  tandis  qu'une  femme  anglaise  n'a  ni  le 
désir,  ni  le  pouvoir  de  se  mêler  aux  intérêts  matériels  et  aux 
forces  vives  de  la  société  :  procès,  échanges,  spéculations  in- 
dustrielles, changemensde  propriété  ^  ont  souvent  la  femme, 
sinon  pour  arbitre  définitif,  du  moins  pour  conseillère;  son 
esprit  sagace  et  fin  lui  donne  même  une  grande  supériorité 
dans  ce  genre.  Les  comptes  courans  du  petit  commerce  sont 
tenus  et  alignés  par  une  main  féminine.  La  femme  est 
au  comptoir  et  lient  le  sceptre ,  qui  est  la  plume ,  pendant 


DE    LA    VIE    PARISIENNE.  281 

que  le  sexe  fort  aune  de  la  loile  et  mesure  du  ruban.  La 
plupart  des  travaux  et  des  emplois  subalternes,  que  nous  ré- 
servons aux  hommes ,  les  fenniies  les  accaparent.  Nous  avons 
des  ouvreurs,  les  Parisiens  ont  des  ouvreuses  de  loges,-  ce 
sont  les  garçons,  en  France ,  qui  font  les  lits ,  qui  frottent,  qui 
brossent,  qui  nettoient.  «  C'est  bien  ëlrange,  disait  l'autre 
jour  un  Irlandais;  mais  à  Paris  foutes  les  femmes  de 
chambre  sont  des  garçons.  » 

Il  résulte  delà,  pour  la  bourgeoisie  féminine  de  Paris,  un 
caractère  qui  n'est  pas  féminin  le  moins  du  monde  :  àpreté 
au  gain,  avidité,  esprit  litigieux.  La  discussion  des  inté- 
rêts, livrée  à  la  bouche  la  plus  fraîche,  à  la  femme  la  plus' 
jeune,  et  en  apparence  la  plus  aimable,  prend  un  caractère 
de  violence  eniètée  qui  déplaît.  Elles  ne  reculeront  point  d'un 
seul  pas  ;  elles  ne  vous  feront  pas  une  concession  :  elles  sert  nt 
avoués,  avocats,  huissiers.  Elles  savent  leur  code  sur  le  bout 
du  doigt;  elles  vont  vous  le  dire  article  par  article  ;  et  ces  pe- 
tites voix  douces ,  devenues  criardes  dans  la  discussion  pécu- 
niaire, vous  chasseront  impitoyablement  du  champ  de  ba- 
taille. Dans  les  rangs  supérieurs ,  dans  les  hautes  fortunes , 
les  arts,  la  vanité,  la  coquetterie,  l'intrigue  politique,  oc- 
cupent la  place  de  cette  capacité  mercantile.  Mais  dans  la 
bourgeoisie,  la  Minerve  d'une  économie  étroite  et  mes- 
quine s'élance  tout  armée  du  sein  de  la  famille;  à  peine  le 
jeune  oiseau  a-t-il  des  ailes,  qu'il  se  dirige  vers  le  gain. 
Accumuler,  profiler,  acheter,  vendre,  soigner  les  intérêts 
matériels  de  la  vie,  discuter  les  clauses  d'un  bail,  tout  cela 
entre  dans  la  discussion  féminine;  senlimens,  idées,  tout  se 
réduit  à  la  table  de  Pythagore.  On  suppute  le  mariage  et  l'a- 
mour :  le  roman  de  la  vie  devient  une  règle  de  trois.  La 
poésie  sen  va;  tous  les  senlimens  brillans  et  tendres  se  trans- 
forment en  spéculation  ,  et  si  l'homme  de  coni moire  ne  cher- 
che qu'à  augmenter  son  capital  en  ace  ('i)ianl  cette  marchan- 
dise que  l'on  appelle  une  femme,  la  femme,  de  son  côté,  se 
place  au  plus  gros  intérêt  possible,  et  soigne,  dès  sa  \  ingiième 


2S2  OMBRES   ET   LUMIÈRES 

année ,  l'arithmélique  de  sa  vie.  Celte  tendance  change  dans 
les  hautes  régions  et  prend  la  forme  de  manœuvre  politique , 
de  jeu  sur  la  bourse,  de  remaniement  de  cabinet. 

Ainsi ,  le  sexe  faible  occupe  en  Angleterre  et  en  France 
une  position  différente.  L'éducat'ion  des  femmes  dans  les 
deux  pays  ne  se  ressemble  en  rien  ;  et  malgré  le  sentiment 
de  l'indépendance  anglaise,  la  timidité  et  la  modestie  sont 
plus  spécialement  recommandées  à  nos  femmes.  Kous  leur 
donnons  une  culture  d'ornement ,  une  connaissance  des  di- 
vers langages  de  l'Europe  ,  un-e  variété  de  talens  que  l'on  dé- 
daigne ou  q«€  l'on  néglige  en  France.  Nos  voisins  marient 
leurs  femmes  jeunes;  alors  le  piano  se  ferme,  les  pinceaux 
sont  oubliés  :  il  s'agit  de  vendre  et  d'acheter,  de  troquer  et 
de  revendre.  Le  mari  n'a  souvent  qu'une  petite  place  d'em- 
ployé qui  justifie  la  parcimonie  des  habitudes ,  et  qui  en  fait 
même  un  mérite.  Dans  cette  voie  inélégante  et  scabreuse ,  la 
jeune  filte  marche  toujours;  devient  femme;  puis  femme  de 
trente  ans,  ensuite  femme  de  quarante-cinq;  sans  jamais 
cesser  d'en  avoir  trente;  et  l'élude  qu'elle  fait  de  la  chicane, 
de  l'art  de  marchander,  des  intérêts  les  plus  âpres  et  les  plus 
matériels,  dure  toute  sa  Tie.  A  trente-cinq  ans,  une  bour- 
geoise de  Paris  est  en  état  de  lutier  contre  un  Juif,  et  d'en  remon- 
trer à  un  usurier.  Tandis  que  nous.  Anglais,  nous  avons  notre 
Gynécée ,  dans  lequel  nous  aimons  à  voir  nos  femmes  s'occu- 
per du  soin  desenfans,  de  travaux  à  l'aiguille,  de  poésie  et 
d'art  ;  la  matrone  française  achète  et  escompte ,  vend  et  surfait, 
se  jette  en  brave  dans  la  mêlée  des  affaires ,  et  ne  craint  pas 
d'y  perdre  quelque  portion  de  son  plumage.  Il  le  faut  bien 
d'ailleurs.  Si  le  commerçant  de  Londres  a  deux  ou  trois  rési- 
dences ,  celui  de  Paris  n'en  a  qu'une.  La  femme  de  notre  mar- 
chand de  drap  s'enferme  dans  son  hôtel  de  Bedford-Square, 
pleine  de  mépris  pour  la  Cité  où  son  époux  continue  à  bâtir 
l'édifice  de  sa  fortune  ;  mais  la  bourgeoise  de  la  rue  Si-Martin 
n'a  qu'un  seul  domicile,  et  vit  au  milieu  des  ballots  et  des  com- 
mis. Les  bruits  de  la  rue,  les  discussions  du  commerce,  la 


DE  XA   VIE   PARISIENJVE.  283 

poussière  du  comptoir  et  du  magasin ,  que  l'on  souffre  seule- 
ment en  Angleterre,  comme  d'ennuyeuses  nécessités,  sont 
acceptées  à  Paris  comme  douées  d'une  espèce  d'intérêt  dra- 
matique :  des  familles  entières  vivent  lù-dedans,  depuis  le 
berceau  jusqu'à  la  tombe.  L'étude  de  l'avoué  touche  au  bou- 
doir de  sa  femme  :  elle  entend  les  plaideurs  ;  elle  grandit  au 
milieu  des  rames  de  papier  timbré ,  et  tout  ce  que  l'on  peut 
faire  de  mieux  pour  elle ,  c'est  de  la  loger  au  premier  étage, 
quand  Tétude  est  au  rez-de-chaussée. 

Observez  qu'en  Angleterre,  un  tel  mélange  de  la  vie  privée 
des  femmes  et  des  habitudes  du  commerce,  entraînerait  chez 
elles  la  plus  insupportable  vulgarité.  Mais  en  France,  c'est 
la  souplesse  et  la  ductilité  de  l'espril  ;  telle  est  la  facilité  avec 
laquelle  le  génie  national  se  prête  à  tout ,  qu'au  milieu  des 
marchés  et  des  comptes  en  partie  double,  l'esprit  toujours 
tendu  vers  ce  que  le  gain  a  de  plus  âpre ,  une  femme  de  bou- 
tique française  conserve  la  politesse  de  sa  nation ,  la  grâce 
de  ses  mœurs,  l'intelligente  finesse  de  sa  conversation;  tan- 
dis qu'en  Angleterre  une  femme  qui  vivrait  dans  son  magasin 
prendrait  toutes  les  habitudes  du  garçon  de  boutique.  Ce  dé- 
faut de  souplesse  très  marqué  chez  nous,  et  qui  s'allie  à  de 
hautes  qualités,  donne  quelque  chose  d'ignoble  à  toutes  celles 
de  nos  femmes  qui  ne  se  renferment  pas  dans  les  attribu- 
tions de  leur  sexe.  Le  talent  de  tout  embellir,  de  tout  faire 
valoir ,  appartient  à  la  femme  française ,  et  surtout  à  la  femme 
parisienne,  que  rien  ne  démonte,  que  rien  ne  dérange,  qui 
accepte  en  riant  les  positions  les  plus  difficiles  de  la  vie,  et 
qui  s'en  tire  à  merveille.  J'ai  entendu  causer  avec  beaucoup 
d'esprit  derrière  le  comptoir  d'un  café. 

D'ailleurs  ,  on  canse  bien  partout  en  France  -,  dans  cet  art , 
les  Irlandais  sont  les  seconds,  les  Ecossais  les  troisièmes 
et  nous  sommes  les  derniers.  Nous  savons  agir,  écrire  quel- 
quefois; les  secrets  de  la  conversation  nous  sont  inconnus. 
Les  médiocrités  même  acquièrent  en  France  cette  facilite''  d'ar- 
rangement, cette  habitude^ d'enhler  des  mots,  cet  air  d'avoir 


284  OMBRES   ET    LUMIÈRES 

une  opinion ,  celte  teinture  générale  des  affaires  et  cette  pe- 
tite position  prétentieuse,  qui  placent  un  causeur  en  relief. 
Un  Anglais  dont  la  capacité  est  ordinaire ,  paraît  incompara- 
blement plus  faible,  plus  lourd  et  plus  bête  ,  grâce  à  la  tour- 
nure de  son  langage  et  à  la  traînante  niaiserie  de  ses  idées. 
En  France  on  consacre  une  très  grande  partie  de  son  temps  à 
parler  :  ce  qui  est  pour  nous  un  ennui  est  pour  le  Français  un  de- 
voir et  un  plaisir.  Aveé  quelle  délicatesse  efûeure-t-on  tous  les 
sujets,  marchant  sur  des  charbons  ardens,  se  permettant  les 
digressions,  mais  sans  arriver  à  rien  d'intime  et  de  personnel! 
Il  n'y  a  pas  de  café ,  pas  de  maison  publique  où  toutes  les  ma- 
tières ne  soient  traitées  lestement ,  observées  sous  leurs  di- 
verses faces  et  soumises  à  un  examen  approfondi.  C'est  en 
présence  d'un  cercle  que  l'on  parle  politique ,  religion ,  litté- 
rature, morale.  Devant  la  famille  on  parle  affaires. 

A  côté  de  l'aristocratie  des  employés  que  nous  avons  dé- 
crite plus  haut,  règne  un  génie  d'égalité  presque  américaine. 
Il  n'y  a  plus  de  rangs  à  Paris  ;  l'abîme  qui  séparait  la  roture 
de  la  noblesse  est  à  jamais  comblé.  On  ne  connaît  plus  que  la 
dislance  qui  séparera  toujours  le  pauvre  du  riche.  Le  vase  de 
porcelaine  ne  dit  plus  au  vase  d'argile  :  Je  n'ai  que  du  mépris 
pour  toi.  La  France  ne  connaît  que  deux  espèces  de  vases, 
ceux  qui  sont  remplis  d'or  et  ceux  qui  sont  vides.  De  ce  senti- 
ment d'égalité  et  de  ce  besoin  d'acquérir,  combinés  avec 
l'amour-propre  et  le  désir  des  places,  résultent  à-peu-près 
tous  les  phénomènes  parisiens. 

Je  ne  crois  pas  que  le  préjugé  national  des  Français  contre 
l'Angleterre  soit  complètement  effacé.  Il  y  a  dans  nos  acqui- 
sitions commerciales  ,  dans  notre  influence  actuelle  sur  le 
monde ,  quelque  chose  qui  doit  blesser  tous  les  orgueils  na- 
tionaux. Grâce  à  la  domination  de  notre  commerce,  ne  voit- 
on  pas  les  rues  de  Rivoli,  de  Castiglione  et  de  la  Paix  acca- 
parées par  nos  marchands  et  nos  grands  seigneurs  ;  le  luxe 
anglais  n'est-il  pas  partout  ?  Les  ballons  et  les  machines  à  va- 
peur ainsi  que  le  gaz ,  qui  sont  des  inventions  françaises,  ne 


DE    LA   VIE    PARISIENNE.  285 

Dous  profitent-elles  pas  plus  qu'à  nos  voisins?  Avec  toute  l'acti- 
vité intellectuelle  de  la  France ,  toutes  ses  ressources,  tout  ce 
qu'elle  a  d'imagination  créatrice,  de  vigueur,  d'entraînement , 
d'éclat,  la  mobilité  perpétuelle  de  ses  institutions ,  la  folie  d'un 
progrès  impossible  et  chimérique,  les  théories  d'une  philoso- 
phie trompeuse,  les  bouleversemens  qu'elle  a  dû  subir  l'ont 
éloignée  de  ces  résultats  matériels,  de  cette  opulence  positive 
qui  a  couronné  nos  efforts.  La  France  a  peut-être  fait  davan- 
tage pour  le  monde  et  moins  pour  elle-même.  Comment  ne  lui 
porterions-nous  pas  ombrage  ?  Est-il  possible  qu'elle  ne  songe 
pas  d'un  côté  à  ses  souffrances,  d'un  autre  à  sa  capacité,  à  sa 
supériorité,  à  ses  travaux? 

En  fait  de  littérature  ,  il  s'opère  entre  les  deux  pays  un 
échange  à-peu-près  égal  ;  et  quelquefois  les  deux  peuples  s'em- 
pruntent mutuellement  ce  qu'ils  ont  de  plus  mauvais.  Ainsi 
un  directeur  du  théâtre  britannique  veut-il  attirer  la  foule?  il 
prend  la  poste,  débarque  à  Paris,  va  droit  à  l'Ambigu-Co- 
mique  ou  à  la  Gaîlé,  choisit  une  des  plus  mauvaises  pièces 
parmi  les  drames  des  boulevards,  dépouille  l'objet  de  son 
vol  de  tout  ce  qu'il  peut  y  avoir  d'esprit  dans  le  dialogue  et  de 
gaîlé  dans  les  détails;  y  recoud  une  ou  deux  phrases  parasi- 
tes sur  l'honneur  anglais  et  la  gloire  anglaise  ;  jette  ce  médio- 
cre composé  au  nez  du  public  de  Londres,  et  tire  quel- 
ques centaines  de  livres  sterling  de  ce  qui  lui  coûte  cinq 
guinées. 

En  revanche,  les  Français  nous  prennent  nos  mauvais  ro- 
mans, et  pendant  que  nos  Revues  ont  1  impertinence  de  pré- 
senter Paul  de  Kock  comme  le  roi  de  la  littérature  française  : 
Paul  de  Kock  qui  ne  se  lit  que  dans  la  loge  du  portier;  notre 
Godolphineel  telle  autre  production  qui  nous  semble  de  second 
ordre,  est  fort  appréciée  à  Paris.  Ajoutons  que  tous  nos  bons 
articles  de  Revues ,  sans  exception  ,  nous  sont  empruntés  dès 
qu'ils  paraissent.  Je  sais  bien  que  les  Fiançais  se  plaignent  en 
général  que  nos  romans  sont  sans  couleur,  connue  nous 
nous  plaignons,  nous,  du  mauvais  ton  et  des  paradoxes  iiu- 


•286-  03IBRES   ET   LUMIÈRES    DE   LA    VIE    PARISIE?<>'E. 

moraux  que  la  liiiérature  française  déploie  aujourd'hui.  Mais 
tout  en  se  querellant  on  se  prèle  ;  le  système  des  échanges  con- 
tinue; et  les  deux  nations,  qui  paraissent  ennemies,  trouvent 
un  secret  plaisir  dans  ce  trafic  qui  leur  révèle  la  différeii>ce 
de  leur  goût. 

(^MetropolUan.y 


Il0jnigc6,  —  ôtaîiôtiquc. 


LA    REGENCE    DE    TUNÏS, 


SON    ADaiIXISTRATIOiy,    SES    RESSOURCES,    SES    HABITA>"S 
ET    LEURS    MOEURS  ('). 


Qui  ne  connaît  l'humeur  vagabonde  et  railleuse  du  prince 
Piickler-Muskau,  de  ce  voyageur  émérile,  qui,  à  la  manière 
des  Basile  Hall,  des  M"  TroUoppe,  des  Ilamilton,  court  le 
monde  pour  juger  les  rois,  critiquer  les  peuples,  fronder 
les  salons.  Voici  bientôt  sept  ans  que  le  noble  seigneur  a 
([Liitté  ses  paisibles  manoirs  de  la  Lusace  pour  accomplir 
cette  tâche.  L'Angleterre,  la  France,  llialie,  la  Suisse, 
les  vingt-cinq  états  de  la  Confédération  germanique,  ont 
été  tour-à-tour  impitoyablement  flagellés  par  luij  niainte- 

(1)  Voyez  les  divers  articles  de  Tliomas  Camplicll  sur  Ali;cr,  que  lu 
IIevue  Ckitannique  a  publiés  en  1835  et  1836.  L'article  que  nous  offrons 
aujourd'hui  est  la  suite  naturelle  de  ces  études  sur  le  littoral  de  l'Afrique. 
Le  prince  de  Puckler  Muskau,  qui  en  a  fourni  tous  les  éiémeits,  est  le  chef 
d'une  nmison  de  comtes  du  saint-empire  romain,  qui,  en  dédommagement  de 
sa  médiatisation,  a  été  élevé  en  1822  par  le  roi  de  Prusse  à  la  dignité  de 
prince.  Ses  titres  sont  :  prince  de  Puckler-Muskau ,  baron  de  Groditz,  sei- 
gneur de  Muskau,  de  Wettesingen  et  de  Westheim.  Né  en  1785,  il  a  épousé 
en  1817  la  fdic  du  prince  de  IIardonl)erg,  plus  àj;ée  ([uc  lui  de  neuf  ans,  et 
qui  est  morte  récemment  à  Genève.  Le  premier  ouvrage  du  prince  Pucklei'- 
Muskau  relatif  à  l'Angleterre  a  paru  en  1830,  sous  le  litre  de  Lettres  d'un 
défunt. 


288  LA   REGENCE    DE    TUNIS. 

nant  l'Europe  ne  lui  suffit  plus;  il  franchit  les  mers,  et  se 
rend  en  Afrique.  M.  Muskau  a  vu  Alger,  il  s'est  assis  à  la  table 
des  généraux  français;  il  a  vécu  dans  l'intimité  de  Youssouf , 
il  a  pénétré  sous  la  tente  d'Abd-el-Kader;  et  il  n'est  pas 
encore  satisfait!  le  noble  prince  ne  suspendra  sa  course  que  là 
où  finit  l'univers.  Une  felouque  le  transporte  bientôt  de  Bone 
à  Tabaska  :  le  voici  dans  la  régence  de  Tunis,  soumettant 
tout,  les  institutions  et  les  hommes,  les  mœurs  et  le  climat, 
à  ses  minutieuses  investigations.  Il  entre  à  Biserta;  visite 
les  ruines  d'Uiique;  et,  de  là,  il  se  dirige  vers  la  capitale 
de  la  régence.  Suivons-le  dans  cet  intéressant  pèlerinage. 
Ses  observations  deviennent  ici  plus  sérieuses  :  il  étudie  l'his- 
toire de  ces  contrées;  il  interroge  leurs  monumeiis,  et  si 
parfois  il  raille,  c'est  par  ressouvenir. 

Jusqu'à  ce  moment ,  tout  ce  que  j'avais  vu  de  l'Afrique  m'a- 
vait offert  un  si  grand  mélange  de  manières  fi'ançaises  et 
arabes  que  je  pouvais  encore  me  croire  en  Europe.  Biserta , 
la  Bensertûes,  Arabes,  et  qui ,  du  temps  des  Romains,  s'appe- 
lait Hippo-Zaritus,  fut  la  première  ville  où  cette  physionomie 
indécise  commença  à  disparaître,  et  où  je  me  trouvai  réelle- 
ment dans  un  monde  nouveau.  Les  costumes  variés  du  peuple, 
le  grand  nombre  de  chameaux  qui  encombraient  les  marchés 
ou  qui  s'étendaient  en  longues  files  sur  les  bords  de  la  mer; 
les  petites  fenêtres  grillées  des  maisons;  les  drapeaux  louges 
qui^flottaient  sur  les  forts;  les  marchés  et  les  boutiques,  si 
différens  des  nôtres;  les  écoles  où  les  enfans,  entassés  pêle- 
mêle,  poussaient  sans  relâche  les  cris  les  plus  discordans; 
les  boutiques  de  barbiers,  aux  portes  desquelles  sont  sus- 
pendus des  filets ,  et  les  cafés ,  devant  lesquels  des  figures  bar- 
bues] jouaient  à  une  espèce  de  jeu  de  dames;  tout ,  jusqu'aux 
douaniers  turcs,  qui  sont  ici  beaucoup  plus  polis  que  ceux 
d'Europe,  me  parut  nouveau  et  singulier. 

Pendant  que  l'on  disposait  mon  appartement,  j'allai  faire 
le  tour  de  la  ville  avec  le  fils  de  M.  Costa,  consul  de  Sardai- 


LA   RÉGEIVCE    DE    TUNIS.  289 

gne ,  à  qui  j'étais  recommandé.  En  passant  devant  le  palais 
du  commandant  militaire,  nous  rencontrâmes  un  officier  de  la 
garnison,  que  j'aurais  pris  volontiers  pour  un  vieux  mendiant, 
si  M.  Costa  ne  m'eût  fait  connaître  sa  dignité.  La  garnison  de 
Biserta  se  compose  de  cinquante  hommes,  tristes  débris  de 
hordes  turques  et  arabes ,  tous  mal  armés  et  couverts  de 
haillons.  Ceux-ci  portent  des  sabres  recourbés;  ceux-là  des 
fusils  sans  pierre;  quelques-uns  n'ont  que  des  bâtons.  C'est 
ainsi  qu'ils  parcourent  la  ville,  jambes  nues,  clopin-clopant, 
ayant  à  leur  tète  l'aga,  qui  est  aussi  mal  vêtu  que  ses  soldats. 
Les  officiers  qui  commandent  cette  petite  troupe  sont  au  nom- 
bre de  cinq  ;  ils  ont  chacun  sous  leurs  ordres  dix  hommes,  et 
c'est  avec  ce  faible  contingent  qu'ils  alimentent  les  garnisons 
des  cinq  forts  qui  défendent  la  ville.  Mais  comme  le  pays  est 
aujourd'hui  en  paix,  ofiiciers  et  soldats  sont  casernes  à  laCass- 
ba,  et  ne  visitent  leurs  fcris  re?uectifs  que  par  intervalles.  La 
solde  des  officiers  est  d'une  den.i-^iastre  tunisienne  par  jour; 
ce  qui  fait  environ  55  centimes  ;  le  général  ou  aga  n'a  que  2C 
centimes  de  plus ,  et  encore  est-i!  remplacé  tous  les  six  mois. 
Indépendamment  de  cet  aga,  il  y  a  aussi  un  gouverneur  ou 
kiaïa,  dont  la  solde  se  monte  à  une  piastre  tout  entière,-  il 
est  principalement  chargé  des  affaires  de  ta  marine.  Le  troi- 
sième employé  du  gouvernement  est  le  caïd,  qui  a  dans  ses 
attributions  tout  ce  qui  regarde  les  finances  ;  c'est  une  es- 
pèce de  fermier-général.  Yoilà  les  seuls  fonctionnaires  à 
l'aide  desquels  le  bey  administre  Biserta  et  toute  la  conirée 
environnante.  Oh!  que  nos  gouvernemens  d'Europe  devraient 
bien  réformer  leurs  bureaux  d'après  le  modèle  de  l'adminis- 
tration tunisienne! 

Une  des  principales  ressources  des  habiians  de  Biserta 
consiste  dans  la  pèche,  à  laquelle  se  raltachenl  quelques  dé- 
tails singuliers,  qui  m'ont  paru  assez  curieux  pour  éirc 
rapportés.  Deux  grands  lacs  avoisincnt  la  ville  ;  le  plus 
grand  des  deux  communique  par  un  canal  avec  la  mer.  Dans 
la  partie  la  plus  profonde  de  ce  lac  et  en  face  du  riant  village 

VIII. — h^    SÉRIE.  19 


290  LA   RÉGENCE    DE   TUNIS. 

de  Manzel-Sid ,  douze  espèces  différenles  de  poissons  ont  fixé 
leur  demeure,  dont  ils  ne  s'écartent  qu'à  l'époque  du  frai.  On 
les  voit  alors  se  diriger  vers  la  mer  par  le  canal  de  commu- 
nication ,  et  comme  ces  douze  espèces  affectent  chacune  un 
mois  différent  pour  déposer  leur  frai,  il  s'ensuit  que,  chaque 
mois,  les  pêcheurs  opèrent  sur  une  espèce  nouvelle.  Près 
d'une  petite  île ,  où  des  palmiers  ombragent  les  tombeaux  de 
quatre  marabouts,  on  a  fermé  le  lac  par  un  gord,  dont  la 
large  porte  reste  ouverte  au  temps  du  frai  pendant  trois  jours. 
Au  bout  de  ce  temps ,  le  gord  est  si  plein  de  poissons  que 
plusieurs  centaines  de  personnes  sont  occupées  sans  relâche 
à  remplir  des  sacs  et  des  paniers  que  l'on  charge  sur  des 
chevaux  pour  les  envoyer  à  Tunis.  L'abondance  de  cette  pê- 
che n'a  jamais  varié  depuis  le  temps  des  Romains.  Lebey  en 
afferme  le  produit  80,000  piastres  par  an. 

Quoique  Biserta  soit  une  ville  de  10  à  12,000  habitans,  on 
n'y  trouve  pas  une  seule  horloge  publique.  Quand  il  fait  beau , 
les  Maures  tirent  le  canon  à  midi ,  et  tout  le  monde  règle  alors 
ses  sabliers;  mais  lorsque  le  ciel  est  couvert ,  le  temps  se  me- 
sure au  hasard.  Il  n'y  a  point  de  médecin  ,  point  de  pharma- 
cien ,  pas  même  de  tailleur,  si  ce  n'est  pour  le  bas  peuple  ;  il 
faut  tout  faire  venir  de  Timis.  Avec  beaucoup  de  peine,  je  me 
suis  procuré  des  bougies,  mais  quelles  bougies,  juste  ciel! 
Elles  sont  épaisses  comme  le  petit  doigt,  longues  de  trois 
pieds,  de  couleur  jaune-foncée,  et  avec  leurs  longues  mèches, 
elles  ressemblent,  à  s'y  méprendre,  à  de  vieilles  cravaches. 

La  campagne  que  nous  traversâmes  en  partant  de  Biserta 
et  en  nous  dirigeant  vers  Ulique,  consistait  en  une  plaine 
interrompue  par-ci,  par-là,  par  quelques  collines  peu  éle- 
vées ;  le  sol  était  tantôt  sablonneux  et  mouvant ,  tantôt  argi- 
leux et  compacte;  il  y  avait  peu  d'arbres,  et  seulement,  de 
loin  à  loin ,  quelques  plantations  d'oliviers.  Nous  rencontrions 
partout  sur  nos  pas  des  ruines  antiques,  restes,  sans  doute, 
de  temples  isolés  ou  de  maisons  de  plaisance. 

Nous  déjeunâmes  au  milieu  des  ruines  d'Utique ,  mais  par 


LA   RÉGEîfCE   DE   TUISIS.  291 

une  pluie  si  forte  que  nous  fûmes  trempés  à  travers  nos  man- 
teaux et  nos  burnous.  La  partie  des  ruines  dans  laquelle  nous 
nous  réfugiâmes,  l'ancienne  citadelle,  est  située  sur  une  col- 
line isolée  qui  autrefois  était  entourée  d'eau  et  communiquait 
avec  la  terre  ferme  par  un  pont.  A  une  centaine  de  pas 
de  là,  sur  la  hauteur,  on  aperçoit  encore  quelques  restes  de 
l'amphithéâtre  qui,  d'après  les  antiquaires,  ne  servait  qu'à 
des  naumachies  et  pouvait  recevoir  vingt  milie  spectateurs. 
Au-dessous ,  on  trouve  de  vastes  citernes ,  qui  s'étendent  fort 
loin  dans  l'intérieur  de  la  montagne  ;  elles  contenaient  sans 
doute  l'eau  dont  on  avait  besoin  pour  les  jeux;  elles  ont  en- 
viron trente  pieds  de  haut  et  quinze  de  large,  et  leur  vous- 
sure est  singulièrement  plate  et  légère.  Les  Bédouins  se  ser- 
vent de  ces  citernes  pour  abriter  leur  bétail  pendant  l'hiver. 
Quand,  vers  la  fin  du  siècle  dernier,  on  fit  construire  la 
grande  mosquée  de  Tunis,  qui  coûta,  dit-on,  plus  d'un 
million  de  piastres  d'Espagne  ,  les  ruines  de  Carlhage  et 
d'Ulique  durent  en  fournir  le  marbre  et  les  colonnes.  A  cette 
occasion ,  on  découvrit  plusieurs  statues  que  Ton  mutila  cruel- 
lement; elles  sont  aujourd'hui  au  musée  de  Leyde.  Utique, 
à  tout  prendre,  était  une  ville  peu  considérable,  car  elle  ne 
devait  avoir  guère  plus  d'une  lieue  de  tour. 

Le  temps  s'était  éclairci  :  nous  nous  remîmes  en  roule  et 
nous  passâmes  la  grande  rivière  de  Medscherda,  la  célèbre 
Bacjrada  des  anciens ,  sur  les  boi'ds  de  laquelle ,  au  dire  de 
Pline ,  les  légions  de  Régulus  tuèrent  un  serpent  de  120  pieds 
de  long.  A  côté  des  restes  d'un  ancien  pont  romain,  les  mu- 
sulmans ont  commencé  à  en  construire  un  neuf,  qui  promet 
d'être  fort  beau,  mais  qui  malheureusement  ne  s'achève  pas 
depuis  vingt  ans,  parce  qu'un  marabout  a  prédit  que  celui  qui 
y  mettrait  la  dernière  main  mourrait  immédiatement  après. 
Ce  marabout  n'aurait-il  pas  été  gagné  par  le  propriétaire  du 
bac  dont  on  est  obligé  de  se  servir  en  attendant  l'achèvement 
du  pont? 

Notre  station  à  Utique  et  le  mauvais  état  des  routes,  à  la 

ly. 


292  LA    REGENCE    DE    TUNIS. 

suite  de  la  pluie ,  nous  ayant  retardés ,  et  les  portes  de  Tunis 
fermant  à  sept  heures  et  demie  au  plus  tard ,  nous  fûmes 
obligés  d'invoquer  l'hospitalité  à  la  porte  du  palais  d'été  du 
frère  du  bey.  L'intendant  maure  nous  reçut  d'assez  mau- 
vaise grâce  et  voulut  d'abord  nous  faire  coucher  à  l'écu- 
rie. Il  se  laissa  pourtant  adoucir,  et  finit  par  nous  accor- 
der une  cuisine  et  quelques  pièces  ressemblant  à  dos  caves, 
sans  meubles  d'aucune  espèce.  En  fait  de  provisions ,  il  n'avait 
rien  à  nous  offrir  que  de  l'eau  et  des  œufs  ,  et  encore  fallut-il 
que  nos  gens  allassent  eux-mêmes  dans  la  campagne  chercher 
le  bois  pour  les  faire  cuire.  En  attendant  le  souper,  nous 
examinâmes  les  lieux  où  nous  étions.  Les  bàtimens  étaient 
entourés  de  cours  et  de  terrasses  avec  de  grands  bassins 
remplis  de  poissons  jaunes.  Des  rosiers  et  des  orangers  en 
Heurs,  des  pêchers,  des  abricotiers,  des  figuiers  et  des  gre- 
nadiers, entremêlés  de  cerisiers,  ajoutaient  encore  à  l'heu- 
reuse disposition  de  ces  jardins ,  et  y  répandaient  ime 
agréable  odeur.  Les  allées,  du  reste,  étaient  tenues  sans  au- 
cun soin  :  les  unes  étaient  couvertes  de  mauvaises  herbes ,  les 
autres  impraticables  à  cause  de  la  boue.  Sur  la  terrasse  la 
plus  élevée ,  il  y  avait  deux  ou  trois  petites  pièces  de  canon 
en  fonie  d'origine  française.  Nous  ne  pûmes  nous  empêcher 
de  sourire  en  lisant  sur  l'une  d'elles  la  devise  :  Égalité ,  Iâ- 
herté.  Cette  inscription  commence  à  paraître  ridicule  même 
en  Europe,  mais  elle  l'est  doublement  ici. 

La  route ,  depuis  le  lieu  où  nous  avions  passé  la  nuit  jus- 
qu'à Tunis,  traverse  un  bois  d'oliviers  presque  continu.  A  une 
dcmi-licue  de  la  ville,  on  gravit  une  colline  du  haut  de  laquelle 
on  jouit  d'une  perspective  admirable.  Nous  avions  devant 
nous  les  nombreuses  tours  de  Tunis,  qui  s'élèvent  entre  deux 
montagnes  couronnées  par  des  forls,  et  qu'un  long  aqueduc, 
construit  sous  Charles -Quint,  unit  entre  elles.  Le  rideau 
bleu  qui  forme  l'horizon  de  tous  les  paysages  d'Afrique  ne 
manquait  pas  à  celui-ci;  mais  à  Tunis  il  présente  un  trait 
parlicidicr.  Figurez-vous  trois  lignes  de  montagnes  dont  les 


LA   RÉGER'CE    DB   TUNIS.  293 

flancs,  singulièrement  déchirés,  offrent  le  plus  étrange  as- 
pect :  ces  trois  montagnes  sont  d'abord  le  Boitgharnin , 
situé  à  peu  de  distance  de  la  ville,  puis  un  peu  plus  loin 
XAclimer,  ou  montagne  de  plomb,  et  plus  loin  encore  le 
grand  Samcan.  A  gauche  se  déploie  le  lac  de  Tunis ,  au  mi- 
lieu duquel  s'élève  une  petite  île  où  est  construit  le  lazaret, 
et  par  derrière  le  golfe ,  qui  n'en  est  séparé  que  par  une  étroite 
langue  de  terre  ;  c'est  là  que  l'on  découvre  les  ruines  de  Car- 
Ihage  et  la  tour  où  mourut  saint  Louis.  Sur  la  rive  opposée  du 
lac,  on  remarque  le  village  de  Rhodes,  avec  la  pointe  de  terre 
sur  laquelle  Régulus  battit  Ilannon  ;  un  peu  plus  loin  l'arsenal 
avec  un  grand  nombre  de  bàlimens ,  et  enfin  le  château  de  la 
Goulette,  construit  par  Charles-Quint.  A  droite,  un  second 
lac  d'eau  salée  remplit  la  vallée ,  et  non  loin  de  ses  bords , 
tout  à  côté  de  la  colline  sur  laquelle  nous  étions  placés,  s'é- 
tend le  Bardo ,  résidence  du  bey.  Cette  résidence  est  elle- 
même  une  petite  ville  de  forme  carrée,  entourée  de  remparts 
élevés ,  dont  les  quatre  coins  sont  flanqués  d'ouvrages  avancés 
et  de  tours.  Sur  le  plus  haut  et  le  plus  magnifique  des  bàli- 
mens flotte  le  drapeau  rouge.  Plusieurs  jolis  petits  bois  ornent 
les  environs  du  lac,  et  au  milieu  on  distingue  les  dômes,  les 
kiosques  et  les  vastes  jardins  de  la  Manoiiba,  maison  de 
plaisance  du  bey. 

Parvenus  à  la  porte  de  la  ville ,  nous  vîmes  un  camp  consi- 
dérable où  les  troupes  tunisiennes,  organisées  à  l'européenne, 
étaient  en  ce  moment  rassemblées  pour  leurs  manœuvres  du 
printemps.  Leur  costume  se  rapproche  assez  de  celui  des  sol- 
dats d'Europe,  et  n'a  presque  plus  rien  conservé  de  Turc.  Sur 
la  tête,  ils  portent  le  fez  rouge ,  dont  la  façon  diffère  des  bon- 
nets dont  se  coiffent  les  autres  habitans ,  en  ce  qu'indépen- 
damment du  long  gland  bleu ,  toute  la  forme  est  encore  en- 
tourée d'une  frange  basse  de  la  même  couleur.  L'uniforme 
était  un  kutka  ou  veste  bleue,  avec  un  gilet  de  drap  bleu, 
coupé  comme  le  sont  les  nôtres.  Autour  des  reins  ,  ils 
avaient  un  ceinturon  rayé  de  rouge  ei  de  bleu ,  et  leur  pan- 


^dU  LA   RÉGE>'CE   DE   TL'MS. 

lalon  de  drap  bleu,  toul-à-fait  turc  pour  la  largeur  jusqu'aux 
genoux,  s'ëtrëcissaii  plus  bas  comme  ceux  d'Europe,  et  s'at- 
tachait autour  de  la  cheville  avec  un  ruban.  Des  bas  blancs 
et  des  souliers  à  cordons  complétaient  ce  disgracieux  accou- 
trement :  quel  contraste  avec  cet  élégant  costume  des  Ma- 
meloucks,  dont  on  ne  trouve  plus  aujourd'hui  de  trace  que 
chez  Youssouf,  officier  de  l'armée  française  et  chrétienne 
d'Alger  î 

Les  faubourgs  de  Tunis  sont  exécrables;  l'odeur  de  l'huile 
brûlée  et  les  exhalaisons  des  cloaques  vicient  l'air  et  vous 
poursuivent  de  toutes  parts  ;  impossible  de  résister  à  ces 
exhalaisons  pestilentielles.  Mon  logement  avait  été  choisi 
dans  une  maison  délicieusement  située  ;  de  mes  fenêtres  je 
jouissais  d'un  magnifique  point  de  vue;  mon  appartement 
était  vaste  et  propre,  mais  tous  cesagrémens  disparaissaient 
sous  l'atmosphère  empoisonnée  au  milieu  de  laquelle  j'étais 
placé.  Il  est  impossible  de  se  faire  une  idée  de  toutes  les  mésa- 
ventures qu'occasionnent  ces  perfides  émanations.  Un  soir,  le 
consul  d'Amérique  avait  réuni  chez  lui  une  brillante  société  : 
les  conversations  étaient  engagc^es;  la  musique  retentissait, 
les  quadrilles  s'animaient,  lorsque  tout-à-coup  une  trombe 
de  gaz  pestilentiels  envahit  les  salles  et  força  tout  le  monde  à 
déguerpir.  La  fille  aînée  de  la  maison  perdit  connaissance  et 
ne  r'ouvrit  les  yeux  que  grâce  au  vinaigre  et  à  l'eau  de  Co- 
logne qui  lui  furent  prodigués.  La  négligence  des  habitans, 
le  mauvais  état  des  rues,  Tapalhie  de  la  police,  tout  con- 
tribue à  perpétuer  ce  foyer  du  méphitisme.  Un  jour  j"ai 
compté  sur  le  port  treize  chameaux  morts  que  l'on  y  avait 
iranquillement  abandonnés  à  la  corruption. 

Au  moment  de  mon  arrivée  à  Tunis  ,  le  bey  relevait  d'une 
grave  maladie;  pour  célébrer  cet  heureux  événement ,  toutes 
les  corporations  de  la  ville  donnèrent  des  fêtes  qui  durèrent 
plusieurs  jours.  Les  riches  bazars,  dont  les  colonnes  sont 
peintes  en  rouge,  vert  et  blanc  ,  et  qui  communiquent  entre 
eux  par  ime  voûte  en  pierres ,  furent  illuminés  ,  quo  iqu'en 


LA    RÉGENCE   DE    TUNIS.  295 

plein  jour,  par  des  milliers  de  lustres.  Ils  éiaient  en  outre 
décorés  de  glaces,  d'étoffes  de  soie  unies  et  brodées,  de  ta- 
pis ,  ainsi  que  de  plusieurs  ornemens  assez  baroques ,  dont 
une  partie  avaient  sans  doute  été  pris  autrefois  sur  les  Eu- 
ropéens. Je  remarquai  dans  le  nombre  de  belles  soupières, 
des  calices ,  des  flambeaux ,  des  sucriers  d'argent ,  et  beau- 
coup d'autres  objets  de  prix  qui,  sans  doute,  n'avaient  pas  été 
fabriqués  poiu'  l'Orient.  Partout  s'agitait  une  foule  confuse,  au 
milieu  de  laquelle  les  enfans  se  rendaient  singulièrement  im- 
portuns et  s'efforçaient,  autant  que  possible,  de  donner,  sans 
que  l'on  s'en  aperçût,  des  coups  de  pieds  aux  détestables 
giaours.  Cette  scène  était  animée  par  une  eflroyable  musique 
turque ,  qui  bravait  à  plaisir  toutes  les  lois  de  la  mesure  et 
de  l'harmonie. 

Mais,  avant  de  continuer  la  description  de  Tunis,  jetons 
un  coup-d'œil  rapide  sur  l'histoire  des  dernières  révolutions 
que  ce  pays  a  subies  depuis  sa  conquête  parles  Sarrasins. 

Les  Arabes  parurent  pour  la  première  fois  dans  l'Ahique 
on  647.  Ils  avaient  été  envoyés  par  le  calife  Aihmon  et  com- 
mencèrent par  se  fixer  à  Keruan  ,  ville  qui  est  encore  aujour- 
d'hui regardée  comme  une  cité  sainte  ;  elle  est  la  troisième 
après  la  Mecque  ,  à  cause  de  sa  mosquée  qui  est  ornée 
de  cinq  cents  colonnes  de  granit,  et  où  l'un  des  apôtres  du 
prophète  est  enterré.  Nul  chrétien  ne  peut  entrer  dans  cette 
ville  sans  un  firman  exprès  du  bey.  Le  pouvoir  des  musulmans 
ne  s'étendit  guère  au-delà  de  Keruan  jusqu'à  la  bataille  de 
Tolosa ,  en  1212.  Ce  fut  après  la  perte  de  cette  bataille  par  les 
Marocains  que  les  régences  d'Alger,  de  Tunis,  de  Fez  et  de 
Tripoli  prirent  naissance,  mais  un  gouvernement  réellement 
solide  et  puissant  ne  fut  fondé  en  Barbarie  qu'après  l'ex- 
pulsion totale  des  Maintes  de  la  péninsule  ibérique.  Dans  l'iu- 
tervalle,  Abou-Fez,  guerrier  plein  de  valeur  et  de  talent, 
s'en  déclara  le  roi ,  étendit  sa  puissance  jusqu'à  ^laroc  et  prit 
le  titre  de  sultan  de  Barbarie 5  mais  son  empire  se  démembra 
après  sa  mort. 


296  LA   RÉGENCE   DE    TUMS. 

Après  la  malheureuse  expédition  de  saint  Louis ,  les  princes 
tunisiens  se  maintinrent  pendant  près  de  trois  siècles  en  paix 
sur  leur  trône ,  livrant ,  de  concert  avec  les  dynasties  d'Alger  et 
de  Maroc,  une  guerre  acharnée  aux  chrétiens,  qu'ils  emme- 
naient par  milliers  en  esclavage.  En  1535  ,  Charles-Quint  atta- 
qua Tunis  dont  il  s'empara,  mais  dont  il  ne  garda  pas  long-temps 
la  possession.  Pendant  son  séjour,  il  mit  en  liberté  22,000  es- 
claves chrétiens ,  agrandit  la  forteresse  de  la  Cassba  et  con- 
struisit le  fort  de  la  Goulette.  Après  la  mort  de  Charles,  le 
sultan  Sélim  II  arracha  à  ses  successeurs  presque  toutes  leurs 
possessions  d'Afrique  ;  ce  sultan  renversa  en  même  temps  la 
dynastie  tunisienne ,  s'empara  de  ce  royaume  et  le  fit  gouver- 
ner par  des  pachas.  Mais  cet  arrangement  déplut  si  fort  aux 
habitans,  que  l'on  finit  par  permettre  aux  musulmans  d'A- 
frique de  se  choisir  des  deys  parmi  eux,  sous  la  suzeraineté 
de  la  Porte  ,  et  dans  ces  élections ,  Alger  exerçait  ordinaire- 
ment une  influence  décisive. 

En  1684,  les  deux  frères,  Mahmoud  et  Ali,  chassèrent  la 
garnison  turque  de  Tunis  et  le  dey  imposé  par  Alger.  Puis 
ils  assemblèrent  le  divan  et  proposèrent  d'établir  une  monar- 
chie héréditaire;  Mahmoud  fut  nommé  par  acclamation, 
premier  sultan  de  Tunis.  l\Iais  cet  état  de  choses  ne  fut  pas 
de  longue  durée  :  une  armée  algérienne  battit  les  troupes  du 
nouveau  prince ,  s'empara  de  Tunis  et  rétablit  le  bey  détrôné. 
Toutefois ,  l'armée  algérienne  avait  à  peine  quitté  le  royaume , 
que  Mahmoud  bey  revint  à  la  tête  des  habitans  des  monta- 
gnes, reprit  la  ville  et  força  le  dey  à  se  réfugier  à  Alger. 
Grâce  à  l'habileté  de  ses  manœuvres,  Mahmoud,  non-seule- 
ment se  maintint  sur  le  trône,  mais  après  sa  mort,  il  put 
sans  trouble  et  sans  opposition  transmettre  sa  puissance  à  son 
frère  Rhamadan-Bey  :  ce  prince  ne  fut  pas  heureux.  Son  neveu , 
Mourad-Bey,  le  détrôna  et  le  fit  mettre  à  mort;  mais  le  traître 
périt  lui-même,  dans  une  émeute  populaire,  de  la  main 
dTbrahim-Shériff,  qui  devint  bey  à  sa  place.  Plus  tard, 
Ibrahim,  engagé  dans  une  guerre  avec  Alger,  fut  fait  pri- 


LA  RÉGENCE   DE   TUNIS.  297 

sonnîer,  et  les  soldats  choisirent  parmi  eux  un  nouveau  chef 
de  l'état.  C'était  le  fils  d'un  Grec  ;  c'est  de  lui  que  descendent, 
à  un  très  petit  nombre  d'exceptions  près,  tous  les  beys  qui 
se  sont  succédé  depuis  lors. 

Hassan-Ben-Ali  (c'est  ainsi  que  s'appelait  ce  nouveau  bey  ) 
n'ayant  pas  d'enfans,  choisit  pour  lui  succéder  son  neveu 
Ben-Ali ,  à  qui  il  confia  en  même  temps  le  commandement 
de  l'armée  ;  mais  un  événement  imprévu  vint  tout-à-coup 
changer  ses  dispositions.  Un  corsaire  s'était  emparé  d'un  bâ- 
timent génois,  à  bord  duquel  se  trouvait  une  femme  d'une 
rare  beauté.  Conduite  dans  le  harem  du  bey ,  elle  embrassa  la 
religion  mahométane  et  inspira  à  son  maître  un  amour  si  vio- 
lent que  le  bey  l'éleva  au  rang  de  sa  première  épouse  et  en  eut 
trois  fils  :  Mohamed ,  Mahmoud  et  Ali.  Hassan ,  dont  le  nom- 
bre desenfans  augmentait  de  jour  en  jour,  déclara  à  son  neveu 
qu'il  ne  lui  succéderait  pas  ;  mais  afin  de  le  dédommager,  il 
obtint  pour  lui,  du  grand-seigneur,  le  titre  de  pacha  et  le 
combla  en  outre  de  bienfaits.  Ben-Ali-Bey  (le  neveu)  feignit 
d'avoir  une  vive  reconnaissance  pour  son  oncle  ;  mais ,  sai- 
sissant la  première  occasion  favorable ,  il  se  sauva  dans  les 
montagnes,  où  il  parvint  à  rassembler  quelques  partisans, 
à  la  tête  desquels  il  attaqua  son  bienfaiteur  ;  puis  il  s'adressa 
aux  Algériens ,  toujours  prêts  à  faire  la  guerre  à  Tunis.  Ceux- 
ci  tombèrent  sur  le  pays  avec  une  armée  considérable,  s'em- 
parèrent de  la  capitale,  forcèrent  Hassan  à  se  réfugier  à 
Suza  et  élevèrent  Ali-Bey  à  sa  place  ;  Hassan  demeura  long- 
temps en  exil.  Mais  un  nouveau  dey  ayant  été  promu  à  Alger , 
il  rechercha  son  alliance  pour  recouvrer  son  trône.  Ses  des- 
seins furent  divulgués  ;  Younnes-Bey,  fils  aîné  d'Ali ,  le  pour- 
suivit et  le  tua  :  ses  fils  seuls  échappèrent.  Ali  ne  jouit  pas 
pour  cela  de  la  paix  ;  ses  propres  fils  se  chargèrent  de  ven- 
ger le  malheureux  Hassan.  Son  fils  cadet,  Mohamed-Bey,' 
sut  inspirera  son  père  tant  de  méfiance  contre  l'aîné,  Younnes, 
que  le  bey  ne  se  crut  plus  en  sûreté  dans  son  château  du 
Barde  et  se  réfugia  dans  la  Cassba,  qui  domine  la  ville;  puis 


298  LA.   RÉGEKCE    DE   TUNIS. 

il  sollicita,  comme  de  coutume,  le  secours  d'Alger.  Sur  ces 
entrefaites ,  Mohammed  s'étant  débarrassé  par  le  poison  de 
son  plus  jeune  frère ,  se  croyait  assuré  de  la  couronne ,  quand 
il  arriva  à  Alger  même  une  révolution  qui  se  termina  par  l'é- 
lection d'un  dey,  ennemi  déclaré  d'Ali  et  de  toute  sa  famille. 
Celui-ci  résolut  immédiatement  de  prendre  en  main  la  cause 
légitime  des  deuxenfansde  ce  Hassan-Ben-Ali ,  détrôné  et  plus 
tard  assassiné  par  Younnc&.  L'armée  algérienne  s'empara  de 
Tunis  avec  la  facilité  accoutumée  ;  Ali-Bey  fut  étranglé  et 
Mohammcd-Bey,  fils  aîné  de  Hassan,  fut  placé  sur  le  trône  ; 
mais  il  mourut  peu  de  temps  après,  laissant  deux  fils  mineurs, 
JMûhamoud  et  Ismaël. 

Le  frère  de  jMoliamed  prit  en  mains  les  rênes  du  gouver- 
nement au  nom  de  son  neveu  ;  mais  il  avait  lui-même  un  fils 
qui  donnait  de  bonne  heure  des  marques  d'un  génie  extraor- 
dinaire ,  et  tous  ses  efforts  tendirent  dès-lors  à  rendre  ce  fils 
populaire.  En  conséquence,  à  sa  mort,  Hammouda-Pacha, 
son  fils,  !e  plus  grand  homme  qui  ail  régné  à  Tunis,  fut 
nommé  bey.  Il  gouverna  pendant  trente-deux  ans  et  périt 
malheureusement  dans  la  force  de  l'âge.  Un  esclave  napoli- 
tain, son  favori  et  son  minisire  secrétaire,  JMariano  Slinca, 
avait  noué  une  intrigue  amoureuse  avec  une  femme  maho- 
iiiétane,  épouse  d'Othman,  frère  de  Hammouda-Pacha.  Pro- 
fitant du  crédit  dont  il  jouissait,  Slinca  avait  trouvé  moyen  de 
la  visiter  souvent  pendant  la  nuit.  Sa  maîtresse  devint  en- 
ceinte; et  tous  les  moyens  usités  dans  le  pays  pour  la  faire 
avorter  ayant  échoué,  elle  se  vit  enfin,  effrayée  par  les  me- 
naces qui  lui  étaient  faites ,  forcée  de  tout  avouer.  Olhman 
et  ses  fils  se  servirent  habilement  de  celle  circonstance  pour 
leur  élévation.  Si  Olhman  se  fût  plaint  à  son  frère  ,  la  sévé- 
rité des  lois  mahoméianes  est  telle,  que  le  bey  lui-même  n'au- 
rait pu  empêcher  que  son  favori  ne  fût  empalé  et  la  femme 
coupable  noyée.  Olhman  ne  laissa  d'après  cela  au  malheureux 
Slinca  d'autre  alternative  que  de  voir  son  crime  découvert, 
ou  d'acheter  l'inq^unité  par  un  crime  plus  grand.  L'esclave 


LA   RÉGENCE    DE   TUNIS.  29& 

promit  de  faire  tout  ce  qu'on  exigerait  de  lui.  Il  s'entendit 
donc  avec  Moliamed-Talib,  médecin  français  et  renégat, 
qui  prépara  une  potion  narcotique,  que  Mariano  Slinca 
introduisit  le  soir  dans  la  pipe  du  bey.  Ce  prince  mourut 
dans  la  nuit,  et  le  lendemain  matin  son  frère  Olhman  fut 
proclamé  bey,  au  détriment  des  deux  héritiers  légitimes, 
Mahmoud  et  Ismaël,  fds  de  Mohamed-Bey;  mais  il  ne  jouit 
pas  long-temps  du  fruit  de  sa  trahison.  Mahmoud  gagna  le 
premier  ministre  ,  et  soixante-dix-sept  jours  après  l'élévation 
d'Othman  sur  le  trône,  dans  la  nuit  du  24  décembre  -1814, 
celui-ci  fut  tué  dans  son  lit  par  Mahmoud  et  ses  fils.  Ce  fat 
ainsi  que  la  couronne  revint  à  l'héritier  légitime  ,  petit-fils  de 
Hassan-Ben-Ali  et  descendant  de  la  belle  Génoise.  Ses  fds, 
Hassan-Bey  et  Sidi  Mustapha,  prirent  une  part  active  à  cette 
révolution ,  et  les  deux  fds  d"Olhman ,  Saleh  et  Ali,  s'étant  ré- 
fugiés au  fort  de  la  Goulctle,  dans  l'intention  de  s'y  embar- 
quer ,  ils  les  y  poursuivirent ,  les  atteignirent  et  se  rendirent 
maîtres  de  leurs  personnes.  Mahmoud,  qui  était  fort  vieux,  ne 
régna  que  peu  de  temps.  Il  n'était  même  bey  que  de  nom  ;  le 
véritable  souverain ,  c'était  son  fils  aîné,  Hassan,  qui  monta 
après  lui  paisiblement  sur  le  trône,  qu'il  a  occupé  pendant 
plus  de  vingt  ans,  jouissant  de  ran.our  et  du  respect  univer- 
sels :  il  est  mort  pendant  mon  séjour  à  Tunis.  Le  lendemain 
du  jour  où  Othman  et  ses  fils  perdirent  la  vie ,  une  des  femmes 
du  bey  mit  au  monde  un  fils  :  on  l'épargna  ,  et  il  vit  encore, 
prisonnier  dans  leBardo,  où  il  jouit  de  tous  les  agrémens  de 
la  vie,  sauf  la  liberté.  Un  vieillard  extrêmement  âgé,  parent 
d'Ali-Bey,  qui  éprouva  un  sort  pareil  dans  sa  jeunesse ,  partage 
sa  captivité.  Comme  on  le  voit,  chacune  des  pages  de  Ihis- 
toire  de  ce  malheureux  pays  est  teinte  de  sang  et  souillée  de 
crimes.  La  trahison ,  le  meurtre  et  l'assassinat  sont  les  res- 
sources ordinaires  qu'emploient  les  ambitieux.  Je  terminerai 
cet  aperçu  historique  en  rendant  compte  de  la  dernière  ré- 
volution ministérielle,  qui  a  renversé  le  sapatapa  ou  premier 
ministre 


300  L.V   RÉGENCE    DE    TUNIS. 

Ce  dignitaire  s'appelait  Sidi  Youssouf.  Son  caractère  offrait 
un  mélange  de  cruauté  ,  de  ruse  et  de  perfidie ,  et  il  était  sur- 
tout l'ennemi  mortel  de  tous  les  états  chrétiens.  J'ai  déjà  dit 
que  ce  fut  par  son  secours  que  Mahmoud  était  parvenu  à 
renverser  Oihman.  En  récompense  de  ce  service,  il  lui 
avait  donné  sa  fille  en  mariage  ;  et  la  longue  expérience  que 
le  ministre  avait  acquise  des  affaires  le  rendant  indispensable 
au  nouveau  souverain ,  son  crédit  et  sa  puissance  ne  tardèrent 
pas  à  s'élever  aussi  haut  qu'ils  pouvaient  monter.  Cependant, 
l'habitude  du  pouvoir  porta  le  ministre  ambitieux  à  désirer  de 
joindre  le  titre  à  la  réalité  et  de  se  placer  sur  le  trône.  Il  agit 
avec  rapidité  et  énergie;  déjà  il  avait  gagné  le  chef  des  ja- 
nissaires à  qui  était  confiée  la  garde  de  la  principale  porte  du 
palais,  et  il  avait  fixé  une  nuit  de  la  semaine  suivante  pour 
l'assassinat  de  Mahmoud.  L'appartement  du  sapatapa  était 
situé  à  peu  de  distance  de  la  porte ,  et  une  lanterne  allumée 
dans  une  des  pièces  devait  être  le  signal  pour  introduire  les 
conjurés  dans  le  Bardo ,  pendant  que  le  sapatapa  lui-même 
se  chargerait  avec  ses  esclaves  de  tuer  le  bey.  Mais  le  com- 
plot fut  découvert  par  un  des  conjurés,  et  le  bey  se  hâta  de 
prévenir  son  ministre.  La  manière  dont  il  s'y  prit  est  une 
nouvelle  preuve  de  la  profonde  dissimulation  qui  distingue 
le  caractère  turc. 

Le  sapatapa  demeurait,  comme  je  l'ai  dit,  dans  le  Bardo, 
et  ses  fonctions  exigeaient  qu'il  fût  presque  toujours  dans  le 
voisinage  du  bey.  Il  avait,  en  outre,  couiume  de  passer  les 
soirées,  soit  avec  le  bey,  soit  avec  ses  deux  fils.  Le  soir  même 
du  jour  qui,  d'après  la  décision  du  bey,  devait  être  pour  lui  le 
dernier,  il  fut  accueilli  avec  un  redoublement  de  cordialité, 
et  il  resta  long-temps  à  faire  la  partie  d'échecs.  Le  jeu  étant 
fini ,  le  bey  s'entretint  encore  pendant  long-temps  avec  son 
ministre  sur  les  affaires  de  l'état,  et  le  chargea  de  plus  d'un 
ordre  important.  Enfin,  le  sapatapa  se  disposa  à  partir;  il 
prit  congé  de  la  famille  dont  il  méditait  la  perle  ,  et  fit 
allumer  une  torche  pour  se  retirer  dans  son  appartement. 


LA.    RÉGEKCE    DE    TUNIS.  301 

Comme  il  menait  le  pied  sur  le  seuil  de  la  porte ,  un  servi- 
teur du  bey  vint  à  la  hâte  le  prévenir  que  le  prince  avait 
encore  quelque  chose  à  lui  dire.  Ce  serviteur  prit  en  même 
temps  une  torche  et  le  conduisit  par  un  corridor  plus  court 
et  qui  passait  dans  la  salle  de  justice.  Arrivé  là,  le  sapatapa 
remarqua  que  la  porte  en  était  ouverte,  et  distingua  avec 
effroi  plusieurs  Mameloucks  qui  s'y  tenaient ,  le  sabre  nu  à 
la  main;  par  terre,  il  y  avait  un  de  ces  longs  cordons  dont 
on  se  sert  poiu*  étrangler,  et  deux  rangs  de  bougies  étaient 
allumées  comme  pour  éclairer  la  scène  fatale  qui  allait  avoir 
lieu.  Il  fait  quelques  pas  en  arrière,  tire  son  yataghan, 
coupe  le  visage  au  bash-mamelouck  ,  et  se  défend  pendant 
long-temps  avec  la  fureur  du  désespoir;  mais,  enfin  terrassé 
par  le  nombre ,  sa  tête  vola  en  un  clin-d'œil  sur  le  parquet. 
Dès  qu'il  fut  mort,  le  bey  ordonna  de  le  mettre  tout  nu,  de  le 
porter  à  Tunis  et  de  le  coucher  devant  la  porte  de  la  magni- 
fique mosquée  qu'il  avait  lui-même  fait  construire.  Le  lende- 
main, le  peuple,  dans  l'ivresse  de  la  joie,  lui  attacha  ime 
chaîne  autour  du  corps  et  le  traîna ,  d'abord  autour  des  rem- 
parts ,  puis  dans  toutes  les  rues  de  la  ville  ;  ses  restes  furent 
ensuite  abandonnés  aux  chiens  et  aux  oiseaux  de  proie. 

J'ai  dit  plus  haut  que  le  bey  Hassan  était  mort  pendant  mon 
séjour  à  Tunis.  Voici  le  détail  des  circonstances  qui  ont  ac- 
compagné cet  événement,  prévu  dès  l'époque  de  mon  arrivée, 
cl  sur  les  suites  duquel  on  n'était  pas  sans  inquiétude.  Le  sa- 
patapa, esclave  géorgien  d'origine,  jouissait,  selon  l'usage, 
d'un  très  grand  pouvoir,  et  s'était  fait  très  mal  venir  de  tous 
les  courtisans  et  en  particulier  des  femmes  du  harem  ,  par  la 
sévère  économie  qu'il  mettait  dans  toutes  les  dépenses  de 
l'état.  Craignant  pour  sa  sùrclé  personnelle  ,  dès  que  le 
bey  viendrait  à  mourir,  il  crut  devoir  se  prémunir  contre 
tout  événement  en  s'assurant  d'avance  l'appui  d'un  corps 
de  ÙOOO  hommes  qu'il  avait  fait  organiser  et  exercer  à 
l'européenne.  Son  projet  n'était  pourtant  pas  d'usurper  la 
■couronne  ;  il  voulaiî  assurer  la  succession  à  Sidi  llammda , 


302  LA   RÉGETTCE   DE    TUNIS. 

fils  du  bey,  jeune  prince  d'un  esprit  fort  médiocre ,  et  soiis  le 
gouvernement  duquel  il  était  sur  de  conserver  son  crédit, 
tandis  que  la  cour  et  tous  les  personnages  influens  de  la  ca- 
pitale desiraient  voir,  monter  sur  le  trône  Sidi  Mustapha , 
frère  du  bey,  homme  déjà  âgé,  mais  encore  vigoureux,  et 
dont  le  Cls  passe  pour  être  d'un  caractère  fort  entreprenant. 
On  craignait  donc  à  Tunis  que  la  mort  du  bey  ne  devînt  le 
signal  d'une  collision  sanglante  ;  mais ,  soit  que  le  sapalapa 
ne  se  crût  pas  assez  fort  pour  lutter,  soit  qu'il  manquât  de 
résolution  pour  une  si  grande  entreprise,  aussitôt  que  les 
médecins  eurent  déclaré  que  l'état  du  bey  était  désespéré,  il 
alla  se  jeter  aux  pieds  de  Sidi  Mustapha,  et  lui  offrit  sa  tête. 
«  Tu  sais,  lui  dit-il,  que  quand  Son  Altesse  me  confia  l'admi- 
nistration de  ses  étals,  les  caisses  étaient  vides,  la  marine 
était  détruite,  et  que  l'on  ne  possédait  aucun  moyen  de  rem- 
plir les  engagemens  pris  envers  divers  particuliers.  Alors, 
afin  de  pourvoir  aux  besoins  les  plus  urgens ,  je  remis  dans 
les  mains  du  prince  les  biens  personnels  que  j'avais  acquis  à 
son  service ,  et ,  depuis  dix  ans  que  je  tiens  les  rênes  de  l'ad- 
ministration ,  toutes  les  dettes  sont  acquittées  ;  cinq  frégates 
ont  été  construites  et  équipées;  4000  hommes  de  troupes  ré- 
gulières ont  été  organisées  à  la  manière  européenne,  et  quand 
ton  auguste  frère  mouiTa,  tu  trouveras  quinze  millions  de 
piastres  dans  son  trésor.  D'après  cela,  si  lu  penses  que  j'ai 
rempli  jusqu'à  présent  mon  devoir,  tu  ne  douteras  pas  que  je 
ne  sois  en  état  de  te  servir  avec  autant  de  fidélité  que  j'ai 
servi  ton  frère.  Mais,  quelle  que  soit  ta  volonté,  je  m'y  sou- 
mets avec  respect.  »  Sidi  Mustapha  répondit  :  ce  Tranquillise- 
toi,  je  ne  te  veux  point  de  mal.  Pour  le  moment ,  je  n'ai  point 
l'intention  de  rien  changer;  toutefois,  lu  sais  que  j'ai  déjà 
mon  propre  sapalapa ,  qui  devra  conserver  cette  place  quand 
j'aurai  pris  le  gouvernement;  tu  continueras,  pourtant,  à 
être  des  nôtres.  Le  premier  ordre  que  je  te  donne  en  cette 
qualité ,  afin  de  m'offrir  une  preuve  de  la  droiture  de  tes  in- 
tentions, est  de  faire  sur-le-champ  poser  les  armes  à  tes  trou- 


LA   KÉGENCE    DE   TUNIS.  303 

pes  nouvellement  organisées,  et  d'envoyer  les  soldats,  jusqu'à 
nouvel  ordre,  dans  leurs  garnisons  respectives.  » 

Le  bey  expira  le  20  mai ,  dans  la  matinée,  après  une  longue 
agonie.  Aussitôt,  dans  la  crainte  d'une  émeute,  les  maisons 
et  les  boutiques  de  la  ville  furent  fermées ,  et  les  rues  se  rem- 
plirent de  gens  armés  de  sabres  et  de  fusils.  JEnfin,  à  onze 
heures  du  matin ,  les  trois  coups  de  canon  de  la  Cassba ,  si 
impatiemment  attendus,  vinrent  tranquilliser  les  habitans; 
chacun  des  forts  y  répondit  par  un  pareil  nombre  de  coups, 
et  Tunis  apprit  alors  officiellement  qu'il  avait  un  nouveau 
maître.  Eu  même  temps,  parut  une  circulaire  adressée  aux 
consuls  étrangers ,  pour  les  inviter  à  se  rendre  sur-le-champ 
au  Bardo,  afin  d'offrir  au  bey  leurs  complimens  de  félicitations  ; 
et  les  marchands  reçurent  ordre  de  rouvrir  à  l'instant  même 
leurs  boutiques ,  sous  peine  de  recevoir  cinq  cents  coups  de 
bâton  sur  la  plante  des  pieds.  A  celte  heureuse  nouvelle,  tout 
le  monde  se  livra  à  la  joie  et  à  la  gaîté  ;  l'ancien  sapaiapa  fut 
le  premier  qui,  avec  le  chef  du  divan ,  proche  parent  du  bey, 
alla  prendre  Sidi  Mustapha  pour  le  conduire  au  trône.  Là,  il 
faut  que,  sans  désemparer,  le  nouveau  bey  juge  une  cavise, 
et  si ,  par  hasard ,  il  n'y  a  point  de  plaignant  à  l'audience ,  le 
premier  Mameîouck  venu  dépose  une  plainte  fictive ,  afin  de 
satisfaire  à  cette  cérémonie,  sans  doute  très  significative;  car, 
tant  qu'elle  n'a  point  été  accomplie,  le  successeur  au  trône 
n'est  pas  regardé  comme  installé.  On  assemble,  après  cela, 
pour  la  forme ,  le  divan ,  corps  que  je  ne  saurais  mieux  com- 
parer qu'au  sénat  de  Napoléon ,  et ,  dès  que  le  divan  a  reconnu 
le  bey,  les  trois  coups  de  canon  se  font  entendre;  toute  la 
cour  va  baiser  la  main  de  son  nouveau  souverain;  on  prend 
le  café  et  l'on  célèbre  le  soleil  levant,  comme  en  Europe  on 
crie  :  le  Roi  est  mort;  vive  le  Roi!  Dans  le  cours  de  la 
journée,  les  consuls  furent  présentés;  ils  baisèrent  la  main 
du  bey,  qui  ne  daigna  pas  leur  adresser  la  parole.  Ces  pre- 
mières cérémonies  achevées,  la  cour  prend  un  grand  air  de 
tristesse;  pendant  plusieurs  jours,  il  n'est  pas  permis  aux 


S04  LA   RÉGEACE    DE   TUNIS. 

Mameloucks de  se  raser,  et,  pendant  un  mois  entier,  on  ne 
peut  faire  de  cuisine  dans  la  partie  du  Bardo  où  le  bey  vient 
de  mourir.  Les  personnes  qui  y  demeurent  sont  obligées  de 
faire  venir  leurs  alimens  du  dehors. 

Mon  secrétaire ,  que  j'avais  envoyé  au  Bardo  pour  deman- 
der une  audience  au  nouveau  bey,  me  rapporta  que  celte  ré- 
sidence présentait  un  aspect  fort  imposant ,  les  principaux 
officiers  de  la  cour,  les  autorités  civiles  et  militaires  montés 
sur  des  chevaux  magnifiquement  caparaçonnés,  étaient  en- 
lourés  de  gardes  à  pied  et  à  cheval ,  et  d'une  foule  si  consi- 
dérable de  Maures,  de  Bédouins  et  de  gens  de  toule  espèce, 
qu'on  avait  te  la  peine  à  s'y  fiayer  une  route.  Dans  la  cour, 
devant  la  salle  où  était  placé  le  corps  du  bey,  il  y  avait  cinq  à 
six  cents  négresses,  accroupies  dans  un  profond  silence.  Elles 
venaient  d'être  affranchies,  selon  l'usage  qui  veut  que  toutes 
les  fois  qu'un  bey  ou  un  membre  de  la  famille  régnante  cesse 
de  vivre,  un  grand  nombre  d'esclaves  noirs  reçoive  la  li- 
berté. 

Les  mœurs  du  pays,  d'accord  avec  le  climat ,  ne  permettant 
pas  de  garder  les  morts  aussi  long-temps  qu'en  Europe ,  on 
les  rend  ordinairement  à  la  terre  au  bout  de  vingt-quatre 
heures;  en  conséquence,  le  convoi  du  feu  bey  eut  lieu  le  len- 
demain de  sa  mort.  Le  cercueil,  peint  en  jaune,  était  porté 
par  les  cuisiniers  du  divan  ;  ils  étaient  coiffés  de  casques  de 
carton  doré  surmontés  d'énormes  touffes  de  plumes  d'au- 
truche. Six  cents  négresses  et  deux  cents  nègres  affranchis 
entouraient  pêle-mêle  la  bière  ;  chacun  de  ces  personnages 
uûirs  portait  un  long  bàion  ,  au  bout  duquel  étaient  attachées 
leurs  lellrcs  demanumission.  Après  les  nègres,  venait  le  grand 
cortège  :  d'abord ,  les  princes  et  les  hauts  fonctionnaires  de 
la  cour;  puis,  les  ministres,  les  gouverneurs,  les  agas,  etc., 
et  après  eux,  les  principaux  habitans  maures  de  la  ville. 
Ceux-ci  étaient  suivis  de  Mameloucks  du  premier  et  du  second 
rang,  des  quatre  gardes  du  cordon,  que  maintenant  on  ap- 
pelle simplement  gardcs-dii-corps,  avec  leur  chef,   toiïs 


LA   RÉGENCE    DE   TUKIS.  305 

dans  le  costume  de  janissaires.  Le  cortège  était  fermé  par 
«ne  troupe  de  gens  armés  et  de  peuple  de  toutes  les 
classes.  Au  moment  où  le  cortège  se  mit  en  marche,  des 
criminels  condamnés  et  des  gens  poursuivis  pour  dettes  se 
jetèrent  sur  la  bière,  et  dès  qu'ils  l'eurent  touchée,  les 
premiers  obtenaient  leur  liberté ,  et  les  seconds  la  remise  de 
ce  qu'ils  devaient.  On  en  laissa  approcher  un  certain  nom- 
bre ;  les  autres  furent  assez  rudement  repoussés.  Le  bruit  et 
les  gémissemens  des  pleureuses  à  gages,  qui  se  déchiraient  la 
poitrine,  offraient,  à  la  sortie  du  Bardo,  un  spectacle  effrayant 
et  horrible  à  voir. 

Dans  les  occasions  de  ce  genre,  l'ancien  fanatisme  des 
iVIusulmans  conserve  encore  toute  sa  force ,  et  un  chrétien 
qui  se  permettrait  de  contempler  la  cérémonie,  s'exposerait 
au  plus  grand  danger.  Ce  fut  avec  beaucoup  de  peine  que 
j'obtins  une  place  à  une  petite  fenêtre  grillée  d'une  maison 
de  la  ville,  d'où,  vêtu  en  Maure,  je  vis  défiler  le  cortège. 
Ce  que  je  fis  est,  du  reste,  sévèrement  défendu.  Lors  du 
convoi  de  la  mère  du  feu  bey ,  quelques  consuls  ayant  loué , 
pour  le  voir  passer,  l'appartement  d'un  médecin  chrétien,  et 
leur  conduite  ayant  été  découverte,  le  médecin  fut  condamné 
à  une  grosse  amende,  et  le  bey  envoya  des  ouvriers  pour 
murer,  aux  frais  du  propriétaire,  toutes  les  portes  et  les 
fenêtres  de  la  maison  qui  donnaient  sur  la  rue,  en  mena- 
çant des  peines  les  plus  sévères  quiconque  oserait  les  rouvrir. 

Le  cortège  se  déploya  avec  beaucoup  de  calme  ot  de  dé- 
cence ,  et  fit  trois  stations  pour  prier  :  la  première  près  de 
saint  Sidi  Abdallah-Sherif,  marabout  fort  renommé  pour  les  mi- 
racles qu'il  fait  encore  tous  les  jours  ;  la  seconde,  dans  la  ville, 
sur  la  place  de  la  Cassba,  où  le  gouverneur  qui  attendait 
le  cortège,  assis  devant  la  porte  de  la  citadelle,  se  leva  en  le 
voyant  approcher.  La  troisième  station  eut  lieu  dans  la  i^iande 
mosquée,  qui  était  dans  l'origine  une  cathédrale,  consii  uiiepar 
les  Espagnols,  et  qui  a  conservé  son  ancien  nom  d'cglise  de 
l'Olivier.  Là  on  fit  de  grandes  prières,  avec  des  cérémonies 

VIII. — 4*   SÉRIE.  20 


306  LA  RÉGENCE   DE  TUNIS. 

auxquelles  assistèrent  tous  les  muftis  et  autres  chefs  de  l'é- 
glise. Les  prières  terminées,  le  convoi  se  dirigea  vers  le  ca- 
veau de  Hassan-Ben-Ali ,  souche  de  la  maison  régnante  ;  ce 
caveau  s'appelle  tarba  alhascha.  D'autres  prières  se  firent 
encore  là ,  après  que  la  bière  fut  descendue  dans  le  caveau, 
couverte  d'un  simple  drap  blanc. 

Pendant  mon  séjour  à  Tunis ,  j'ai  eu  l'honneur  d'être  pré- 
senté successivement  à  l'ancien  bey  et  à  celui  qui  occupe 
aujourd'hui  le  trône.  Tl  ne  sera  pas  sans  intérêt,  je  pense,  de 
rendre  compte  de  ces  deux  cérémonies. 

Ma  présentation  à  l'ancien  bey  avait  été  retardée  par  la 
double  indisposition  du  prince  qui  devait  me  recevoir  et  du 
consul  hollando-russe  qui  devait  me  conduire  au  Bardo. 
Lorsque  enfin  je  me  rendis  à  celte  résidence,  il  était  encore 
incertain  si  je  verrais  le  bey  lui-même,  ou  seulement  son 
frère  et  le  sapatapa.  Je  montai,  à  dix  heures  du  matin,  avec 
le  vice -consul  de  Hollande,  dans  un  vieux  cobriolet  tout 
délabré ,  car  à  Tunis  il  n'y  a  que  le  bey  qui  ait  le  droit  de 
sortir  dans  une  voiture  à  quatre  roues. 

La  grande  porte  qui  sert  d'entrée  au  Bardo  est  défendue 
par  des  canons  dont  les  bouches  sortent  par  des  trous  si 
petits  qu'ils  ont  l'air  d'y  être  maçonnés.  Cette  porte  con- 
duit à  une  rue  étroite,  pavée  et  garnie  de  trottoirs  et  de 
colonnades  des  deux  côtés.  Nous  y  trouvâmes  une  foule 
si  considérable  d'Arabes  ,  de  Juifs ,  de  bas  peuple  ,  de  che- 
vaux et  de  mulets,  que  nous  ne  pûmes  avancer  que  fort 
lentement.  Enfin ,  à  force  de  presser  et  de  menacer  pour 
écarter  la  foule,  nous  arrivâmes  dans  une  vaste  cour  où  nous 
vîmes  plusieurs  personnes  attachées  au  palais.  Nous  mîmes 
pied  à  terre ,  nous  entrâmes  dans  un  passage  élevé  et  voûté , 
où  le  piquet  de  garde  jouait  aux  cartes  dans  deux  niches 
assez  bien  décorées  et  où  brillaient  un  grand  nombre  de 
fusils  et  de  sabres  suspendus  aux  murs.  De|là ,  nous  passâmes 
dans  une  seconde  cour,  beaucoup  plus  belle  et  plus  propre 
que  la  première  ;  elle  était  ornée  de  marbres  de  différentes 


LA  RÉGENCE   DE   TUNIS.  307 

couleurs,  de  peintures  et  de  carreaux  vernis.  Au  milieu 
il  y  avait  un  jet  d'eau  ;  cette  pièce  était  entourée  de  larges 
arcades  soutenues  par  des  colonnes  élevées,  mais  simples. 
Nous  y  fûmes  reçus  par  le  secrétaire  du  bey,  M.  Raffo ,  Ita- 
lien et  chrétien,  qui  nous  conduisit  dans  une  pièce  au  rez-de- 
chaussée  ,  garnie  d'un  divan  et  de  paillassons.  Je  m'assis  sur 
le  divan ,  sans  attendre  qu'on  m'y  invitât ,  et  les  trois  personnes 
qui  m'accompagnaient  prirent  place  sur  de  petites  chaises  en 
jonc,  à  l'italienne.  Dans  un  coin  de  la  pièce,  il  y  avait  une 
armoire ,  divisée  par  compartimens ,  comme  celle  où ,  chez 
nous,  les  épiciers  conservent  leur  sucre,  leurs  raisins,  leur  riz, 
leur  gruau  et  leurs  pois.  Mais  celle  armoire,  bien  autrement 
importante,  renfermait  les  archives  de  l'État,  qui  tiennent 
ici ,  comme  on  voit ,  fort  peu  de  place.  A  côté  de  moi ,  sur  le 
divan ,  se  trouvait  une  petite  cassette ,  qui  contenait  ,  à  ce 
que  j'appris,  les  dossiers  dos  affaires  journalières  du  premier 
ministre. 

Après  un  court  entretien,  en  langue  italienne,  M.  Raffo 
nous  quitta  pour  aller  d'abord  prévenir  de  noire  arrivée  Sidi 
Mustapha,  frère  du  bey  et  commandant  des  camps  (  c'est  le 
bey  actuel  ) ,  grade  équivalant  à  celui  de  feld-maréchal.  II 
revint  au  bout  de  quelque  temps  me  chercher.  Nous  traver- 
sâmes une  seconde  fois  la  cour,  jusqu'à  l'extrémité  opposée, 
oîi  nous  passiÀmcs  par  un  beau  portail ,  pour  entrer  dans  un 
grand  salon ,  tendu  en  drap  rouge  et  pavé  en  marbre  blanc 
et  noir.  En  face  il  y  avait  une  grande  fenêtre,  au-dessous  de 
ïaquelle  était  placi'e  une  ottomane,  où  Sidi  Mustapha  se  te- 
nait assis,  les  jambes  croisées.  Il  était  velu  d'une  espèce 
d'uniforme  européen,  à  collet  brodé  en  or  avec  le  fez  sur  la 
tête.  Son  corps  était  immobile;  ses  mains  agitaient  lentement 
une  tabatière,  et  ses  doigts,  blancs  et  potelés,  faisaient  lour- 
à-lour  scintiller  les  nombreux  diamans  dont  ils  étaient  sur- 
chargés. A  côté  de  lui ,  on  apercevait  deux  pistolets  et  un 
poignard  à  moitié  recouverts  d'un  chàle.  Nous  nous  appro- 
châmes de  lui  en  passant  entre  une  triple  haie  de  personnes 

20. 


508  I.A  RÉGENCE   DE    TUNIS. 

diversement  vêtues,  car  il  venait  précisément  de  rendre  la 
justice  et  de  faire  la  prière ,  à  la  place  de  son  frère  malade. 
Après  que  le  vice-consul  lui  eût  baisé  la  main ,  et  que 
M.  Raffo  lui  eût  décliné  mon  nom ,  il  me  lendit  sa  main  que 
je  serrai,  et  je  m'assis  sur  une  chaise  qui  me  fut  apportée. 
On  servit  du  café,  tout-à-fait  à  l'européenne,  et  je  remarquai 
que  les  domestiques  y  mirent  beaucoup  de  dignité.  La  con- 
versation commença  ensuite,  moitié  en  italien,  moitié  en 
arabe  ;  elle  ne  roula  guère  que  sur  les  lieux  communs  ordi- 
naires en  de  semblables  audiences.  Au  bout  d'un  quart 
d'heure,  je  pris  congé  de  Son  Altesse;  je  lui  serrai  de  nouveau 
la  main ,  et  je  passai  dans  l'appartement  de  M.  Raffo.  Le  salon 
était  tendu  en  papier  et  l'on  y  voyait  çà  et  là  de  mauvaises 
gravures  représentant  les  victoires  de  Napoléon  ;  la  seconde 
pièce,  qui  me  parut  être  le  cabinet  de  travail,  avait  des  murs 
blancs  et  pour  meuble  principal  un  grand  bureau. 

Il  s'écoula  au  moins  une  demi-heure  avant  que  nous  fus- 
sions appelés  chez  le  bey  ;  comme  il  était  gravement  malade, 
il  me  reçut  dans  son  harem  ,  ce  qui  pouvait  passer  pour  une 
grande  faveur.  Une  espèce  de  maréchal-des-logis  de  la  cour 
était  venu,  quelque  temps  auparavant,  me  faire  très  poli- 
ment des  excuses  de  ce  retard  ;  il  revint  ensuite  pour  nous 
introduire  dans  le  harem.  A  notre  grande  surprise ,  nous  trou- 
vâmes dans  les  pièces  qui  en  font  partie  une  magnificence 
aussi  élégante  que  noble,  rehaussée  par  une  exquise  pro- 
preté :  chose  bien  rare  en  Afrique.  Je  fus  d'abord  reçu  par  le 
sapatapa  dans  une  très  belle  cour  de  marbre.  Ce  ministre  est 
encore  jeune  ;  sa  tenue  est  sévère  et  sa  physionomie  peu  gra- 
cieuse. Son  costume  ne  se  distinguait  en  rien  de  celui  des  au- 
tres courtisans  ;  tous  les  assistans  et  jusqu'aux  domestiques 
étaiciit  vêtus  de  même.  C'était  un  fez  rouge  avec  une  jaquette 
ronde  et  une  veste  bleiie  sans  ornement  ;  puis  le  pantalon  bleu , 
universellement  adopté,  large  dans  le  haut  et  étroit  par  le  bas; 
autour  du  corps,  ils  portaient  tous  une  ceinture  rayée  rouge 
et  blanche ,  et  ils  étaient  chaussés  de  bas  de  coton  blanc  et  de 


LA   RÉGEKCE    DE    TU>'IS.  309 

souliers  pointus.  Une  longue  chaîne  de  montre  avec  plu- 
sieurs breloques,  me  parut  cire  la  seule  marque  de  dis- 
tinction que  portât  le  ministre  ainsi  que  quelques  autres  hauts 
personnages.  Le  principal  motif  qui,  dit-on  ,  a  fait  adopter  ce 
costume  si  simple  est  l'économie. 

J'admirai  dans  la  cour  une  très  belle  fontaine  qui  formait 
en  même  temps  candélabre  lampadaire.  La  salle  que  l'on 
nous  fit  traverser  ensuite  était  remplie  d'eunuques  noirs,  tou- 
jours habillés  de  bleu,  au  milieu  desquels  quelques  femmes 
de  chambre  françaises  faisaient  un  assez  singulier  efiet  :  on 
nous  dit  qu'elles  étaient  spécialement  chargées  de  mettre  le 
pot-au-feu  à  l'européenne  pour  le  prince ,  à  qui  un  régime 
sévère  est  ordonné,  et  de  remplir  en  même  temps  auprès  de 
lui  les  fonctions  de  garde-malade.  La  vaste  salle  dans  la- 
quelle le  bey  nous  reçut  présentait  une  véritable  décoration  de 
théâtre  :  elle  était  tendue  en  velours  cramoisi,  brodé  en  or, 
et  le  plafond  cintré  était  également  doré  et  peint  de  couleurs 
brillantes.  Des  deux  côtés  pendaient  des  armes  magnifiques; 
à  droite,  des  sabres  et  des  poignards;  à  gauche  des  armes  ù 
feu.  De  Tor,  de  l'argent,  de  l'acier,  des  diamans  et  des 
pierres  de  couleur  étincelaient  de  tous  côtés  sur  ces  armes. 
Au-dessus ,  une  saillie  en  forme  de  console  était  couverte  de 
vases  de  porcelaine  et  d'autres  curiosités  ;  et  plus  haut  encore 
une  guirlande  de  glaces ,  dans  des  parquets  dorés,  posées  tout 
à  côté  les  unes  des  autres,  produisaient  l'effet  le  plus  étrange. 
Au-dessous  des  armes,  régnaient,  de  chaque  côté  de  la  salle, 
trois  étages  de  divans  garnis  d'une  épaisse  étoffe  de  soie  rouge 
brochée;  tandis  que  le  milieu ,  qui  se  trouvait  fort  resserré, 
était  couvert  de  superbes  tapis  de  Perse.  Sur  le  dernier  de 
ces  divans,  se  tenaient  debout,  les  princes  et  courtisans;  au 
centre ,  sur  une  ottomane  placée  en  travers  et  garnie  en  satin 
blanc  ,  était  assis  le  bey,  vêtu  d'un  caftan  jaune  et  d'un  turban 
blanc.  C'était  un  homme  d'environ  soixante  ans,  avec  une 
barbe  blanche  comme  de  l'argent ,  des  yeux  vifs,  le  nez  long , 
la  physionomie  spirituelle  cl  toujours  animée,  malgré  le  mau- 


SIO  LA  RÉGE>'CE   DE    TUMS. 

vais  éiat  de  sa  santé.  Il  tenait  dans  la  main  gauche  un  chapelet 
à  grains  noirs ,  et  ne  portait  point  d'armes ,  ses  courtisans  non 
plus  ;  il  n'en  avait  même  pas  à  côté  de  lui.  Derrière  l'endroit  où 
il  était  assis,  se  trouvait  une  grande  fenêtre  toute  couverte  de 
lierre,  entre  le  feuillage  duquel  voltigeaient  des  serins  ren- 
fermés dans  une  cage  d'or.  Le  peu  de  lumière  que  cette 
fenêtre  laissait  pénétrer  dans  la  salle  y  répandait  un  demi- 
jour  mystérieux,  très  favorable  à  l'effet  général  de  la  scène. 
Je  m'approchai  du  bey  pour  lui  toucher  la  main ,  et  une 
esclave  nous  apporta  des  sièges,   politesse  qui  ne  se  fait 
qu'aux  étrangers  :  les  sujets  tunisiens  doivent  tous,  sans  ex- 
ception ,  se  tenir  debout   en  sa  présence.  Aussitôt ,  deux 
pendules  à  jeu  d'orgue  commencèrent  à  faire  entendre  une 
musique  harmonieuse  :  elles  étaient  placées  à  droite  et  à 
gauche  du  bey.  Ce  prince  parle  l'italien,  ainsi  que  son  frère; 
mais ,  voyant  que  j'étais  peu  versé  dans  cette  langue,  il  me  dit 
en  souriant  que  nous  étions  sans  doute  aussi  savans  l'un  que 
l'autre.  Je  louai  la  tenue  de  ses  troupes,  organisées  à  l'euro- 
péenne, et  il  m'offrit  sur-le-champ  de  les  faire  manœuvrer 
devant  moi,  en  ajoutant,  avec  une  naïveté  et  une  simplicité 
parfaites,    que  je  les  trouverais  certainement  encore  bien 
éloignées  de  leurs  modèles.  La  conversation  tomba  ensuite 
sur  la  chasse;  je  témoignai  le  désir  d'assister  à  une  chasse 
au  faucon ,  que  l'on  m'avait  assuré  être  fort  curieuse  à  Tunis. 
11  m'exprima  le  regret  de  ne  pouvoir  m'en  faire  jouir ,  parce 
que  les  faucons  étaient  alors  dans  la  mue  ;  mais  il  m'offrit 
quelques-uns  de  ces  oiseaux  tout  dressés.  Je  les  refusai  avec 
reconnaissance  ,    car  il  m'eût  été  impossible  de  les  trans- 
porter. Je  ferai  remarquer  à  ce  sujet  que  l'on  se  sert,  à  Tunis, 
de  faucons  pour  chasser  non-seulement  des  oiseaux  et  des 
lièvres,  mais  encore  des  gazelles.  Le  bey  m'accorda,  en 
outre  toutes  les  permissions  et  toutes  les  escortes  dont  je 
pouvais  avoir  besoin  pour  voir  et  parcourir  ses  états,  et 
m'assura,  en  inclinant  plusieurs  fois  la  tête  et  en  posant 
la  main  sur  la  poitrine,  à  la  manière  des  Orientaux,  que 


LA    RÉGENCE   DE    TUMS.  Sll 

tout  ce  qu'il  y  avait  dans  son  royaume  était  à  ma  dispo- 
sition ,  et  que  je  n'avais  qu'à  m'adresser  directement  à  lui 
pour  tout  ce  que  je  désirerais  avoir.  Ce  n'était  pas  de  l'eau 
bénite  de  cour  :  le  bon  prince  était  sincère  dans  ses  offres. 
Quelques  jours  après ,  et  quand  il  était  déjà  mourant,  il  m'en- 
voya un  amra  (firman)  pour  parcourir  ses  états,  un  officier 
de  Mamelouks  pour  m'accompagner,  et  quatre  de  ses  che- 
vaux pour  mon  usage.  Voici  la  traduction  du  firman. 

«  Louange  à  Dieu  !  adoration  à  Notre  Seigneur  3Iahoraet  !  salut  à 
tous  ses  amis  ! 

«  Cet  amra  est  remis  dans  les  mains  de  notre  fidèle  mamelouck^ 
à  qui  nous  ordonnons  d'accompagner  le  prince  Puckler  Muskau^ 
notre  hôte,  au  Sauwan,  à  ses  environs  et  points  de  vue,  ainsi  que 
dans  toutes  les  parties  de  nos  états  qu'il  lui  plaira  de  visiter,  afin 
qu'il  soit  bien  gardé  dans  sa  route  ;  et  nous  ordonnons  à  notre  fils  le 
sheik  de  Sauwan  et  d'Uchil  de  lui  prêter  assistance,  d'avoir  les  plus 
grands  égards  pour  lui,  et  de  lui  procurer  tout  ce  dont  il  aura  besoin. 
Le  même  ordre  est  donné  à  tous  ceux  qui  liront  notre  présent  amra^ 
afin  qu'ils  protègent  le  prince,  qu'ils  aient  soin  de  lui  et  qu'ils  lui 
rendent  tous  les  services  qu'il  requerra  d'eux.  Salut  ! 

«  De  la  part  du  dernier  devant  Dieu,  Hassan-Pacha,  bej^,  que  le 
Ciel  protège.  Amen. — Le  17  de  Moharrem-el-Harran  de  l'an  1251.  » 

Je  reviens  à  mon  audience.  Comme  nous  en  étions  là  de  la 
conversation ,  on  apporta ,  sur  un  plateau  d'argent ,  d'excel- 
lent café  moka  mêlé  de  cacao,  qui  fut  servi  dans  de  grandes 
tasses  de  porcelaine  de  France.  C'était,  sans  contredit,  le 
meilleur  café  qu'on  nous  eût  encore  offert  en  Barbarie.  Mais 
l'étiquclte  veut  que  les  conviés  laissent  la  tasse  à  demi 
pleine. 

Il  n'est  pas  d'usage  àTunisquele  beydonne  le  signal  delafin 
de  l'audience ,  mais  on  se  retire  de  soi-même  quand  on  pense 
qu'il  en  est  temps.  Los  étrangers  ne  sont  jamais  présentés  aux 
princes,  aux  enfans  ou  parens  du  souverain,  à  moins  que 
ceux-ci  n'occupent  des  charges  dans  l'Étal.  Tous  les  courtisans 


S12  LA   RÉGENCE    DE   TUNIS. 

me  reconduisirent  par  la  cour  de  marbre ,  jusqu'à  la  cour  ex- 
térieure. 

Avant  de  parler  de  l'audience  que  je  reçus  plus  tard  du  suc- 
cesseur du  bon  prince  Hassan-Bey,  je  crois  devoir  entrer 
dans  quelques  détails  sur  la  procédure  tunisienne.  En  général,' 
la  manière  dont  la  justice  se  rend  en  Afrique  me  plaît  beau- 
coup; elle  est  tout-à-fait  simple  et  commode.  Celte  prompte 
expédition  des  affaires  est  due  principalement  au  petit  nombre 
de  lois  dont  le  Code  se  compose  ;  elles  sont  toutes  contenues 
dans  le  Koran ,  dans  la  tradition  (assma)  et  dans  les  conclu- 
sions qui  en  ont  été  tirées.  Le  bey  lui-même  est  le  premier  juge 
de  paix  de  son  royaume;  il  décide  en  dernier  ressort  au  civil 
et  au  criminel  ;  et  tous  ceux  à  qui  il  délègue  une  portion  de 
son  autorité  l'exercent  avec  la  même  plénitude.  Si  quelqu'un  à 
Tunis  doit  de  l'argent  à  un  autre ,  ne  fût-ce  que  deux  piastres, 
il  sait  précisément  à  quelle  heure  il  est  sûr  de  trouver  le  bey 
ou  son  lieutenant,  dans  la  grande  salle  de  justice  du  Bardo,  et 
d'y  obtenir  à  l'instant  même  une  décision.  Les  gouverneurs 
et  les  caïds  remplissent  les  mêmes  fonctions  dans  les  autres 
villes  et  provinces  ainsi  que  le  commandant  des  camps  dans  sa 
tournée  annuelle.  La  place  de  bey  n'est  vraiment  pas  une  si- 
nécure, et  des  personnes  bien  instruites  m'ont  assuré  qu'il  y 
a  peu  de  monarques  dans  la  chrétienté  qui  aient  autant  d'af- 
faires à  régler  personnellement.  Il  siège  dans  la  salle  de  jus- 
tice depuis  huit  heures  du  matin  en  été ,  et  depuis  neuf 
heures  en  hiver,  jusqu'à  midi;  il  n'est  dispensé  de  ce  devoir 
que  par  la  maladie  ou  l'absence.  Les  autres  fonctions  du 
gouvernement  l'occupent  pendant  la  plus  grande  partie  du 
reste  de  la  journée. 

La  justice  criminelle  est  aussi  sommaire  que  la  procédure 
civile.  Le  meurtre  est  puni  de  mort,  et  dès  que  le  fait  est 
prouvé,  l'exécution  a  heu  sur-le-champ  parle  géant  noir, 
qui  se  tient  toujours  prêt  à  la  porte  du  tribunal.  Les  débats 
sont  publics ,  excepté  quand  il  s'agit  de  crimes  d'étal.  Si  la 
famille  de  la  victime  préfère  accepter  une  somme  d'argent  et 


LA.   RÉGENCE    DE    TUNIS.  313 

si  le  coupable  est  en  état  de  l'acquitter,  on  lui  accorde  la  vie. 
Le  vol  avec  violence  est  puni  de  la  perte  de  la  main  droite ,  et 
pour  éviter  les  longueurs  d'un  traitement  chirurgical ,  le  moi- 
gnon est  trempé  sur-le-champ  dans  de  la  poix  bouillante;  le 
vol  simple  et  les  délits  moins  graves  encourent  les  peines 
de  la  bastonnade ,  à  la  discrétion  du  juge. 

Indépendamment  des  magistrats  que  j'ai  nommés ,  les  don- 
/e///  ( gouverneurs  des  villes)  et  les  imans  (chefs  des  corpo- 
rations) ,  sont  aussi  revêtus  d'une  autorité  judiciaire  plus 
ou  moins  étendue.  Les  cadis  ne  décident,  à  proprement 
dire,  que  des  affaires  de  religion.  J'ai  assisté  une  fois  à  l'au- 
dience du  doiileili  de  Tunis ,  dont  les  jugemehs  sont  sans  ap- 
pel. Celte  audience  se  tient  tous  les  jours  et  se  prolonge  pen- 
dant la  matinée  entière;  elle  a  eu  pour  moi  beaucoup  d'intérêt. 
Un  grand  nombre  d'affaires  y  furent  décidées  en  peu  de  mi- 
nutes, affaires  qui,  en  Europe,  auraient  certainement  donné 
lieu  à  dix  ans  de  procédures.  En  voici  quelques  exemples  : 
Un  marchand  fut  amené  devant  le  tribunal  par  deux  de  ses 
créanciers ,  à  qui  il  devait  plusieurs  milliers  de  piastres  qu'il 
était  hors  d'état  de  payer.  Ils  produisirent  l'obligation,  qui 
était  échue  depuis  plusieurs  mois  ;  le  débiteur  ne  niait  point 
sa  dette,  aussi  le  jugement  de  celte  affaire  ne  souffrit-il  au- 
cune difficulté  ;  mais  avant  de  rendre  son  arrêt ,  le  gouver- 
neur mit  toute  son  éloquence  en  usage  pour  engager  les 
créanciers  à  accorder  au  marchand  un  plus  long  délai.  A  cet 
effet,  il  les  fit  retirer  deux  fois ,  pour  appeler  d'autres  affaires 
dans  l'intervalle  ,  et  ce  ne  fut  que  quand  il  reconnut  que  tous 
ses  efforts  étaient  inutiles  qu'il  ordonna  de  conduire  en  prison 
le  marchand  momentanément  insolvable.  Cette  conduite  du 
gouverneur  me  parut  aussi  humaine  que  consciencieuse;  elle 
avait  quelque  chose  de  paternel,  qui  contrastait  selon  moi 
avec  la  rudesse  de  nos  formes  européennes. 

Un  autre  cas  qui  se  présenta  était  plus  compliqué.  Un 
Arabe  avait  loué  un  chameau  pour  porter  à  la  ville  une  charge 
de  charbon  ;  or ,  la  charge  se  trouva  trop  forte  pour  l'animal , 


314  LA   RÉGENCE    DE    TUSISé 

qui  succomba  dans  un  petit  village  à  moitié  chemin.  Le  cha- 
melier appela  des  témoins  pour  constater  l'état  où  se  trouvait 
sa  bête,  et  vendit  le  charbon  sur  les  lieux,  mais  à  plus  bas 
prix  que  ce  qu'il  aurait  rapporté  à  Tunis.  Il  remit  cet  argent 
au  propriétaire  du  charbon ,  en  ne  retenant  que  la  moitié  du 
loyer;  mais  le  propriétaire  l'actionna  afin  qu'il  lui  bonifiât 
la  différence.  Les  deux  parties  furent  entendues  fort  au 
long,  et  je  puis  assurer  que  ces  hommes,  en  apparence 
si  simples ,  trouvèrent  des  argumens  aussi  déliés  que  ceux  de 
nos  avocats  ;  mais ,  en  même  temps ,  je  ne  pus  m'empècher 
d'admirer  leur  bonne  tenue ,  leur  noble  franchise  et  la  respec- 
tueuse convenance  de  leur  conduite.  Le  douletli  décida  en 
faveur  du  chamelier.  J'exprimai  à  M.  de  Nyssen,  qui  m'avait 
accompagné  jusqu'au  tribunal,  l'étonnement  que  me  causait 
cet  arrêt  :  il  me  semblait  que ,  d'après  la  stricte  équité ,  c'était 
le  propriétaire  du  charbon  qui  aurait  dû  gagner.  Mais  jAL  de 
IVyssen  m'expliqua  que  l'incapacité  d'un  chameau ,  qui  se  dé- 
clare quelquefois  subitement  et  sans  qu'il  soit  possible  de  la 
prévoir,  est  considérée  en  Afrique  comme  une  avarie  grosse, 
et  que  l'on  a  coutume  d'y  appliquer  les  règles  de  la  justice 
maritime. 

Un  jeune  garçon  de  quatorze  ans,  convaincu  de  vol,  subit 
en  notre  présence  sa  punition  qui  consistait  en  cinquante 
coups  de  bàîon  sur  la  plante  des  pieds ,  tandis  qu'en  d'au- 
tres pays,  en  Angleterre  par  exemple,  il  aurait  été  envoyé  en 
prison  avec  d'autres  mauvais  sujets  ,  au  milieu  desquels  il 
n'aurait  pas  tardé  à  devenir  un  scélérat  consommé.  Quand  on 
donne  la  bastonnade,  on  attache  les  jambes  du  patient  sur 
une  petite  planche.  Deux  hommes  lui  tiennent  les  pieds  en 
l'air,  tandis  que  son  corps  et  sa  tête  sont  couchés  par  terre. 
Les  naturels  du  pays ,  et  en  particulier  les  gens  de  la  basse 
classe,  marchant  presque  toujours  pieds  nus,  souffrent  beau- 
coup moins  de  la  bastonnade  que  ne  le  croient  les  Européens. 
Quoique  pendant  l'exécution  ,  le  jeune  gTirçon  appelât  fort 
souvent  le  Prophète  à  son  aide,  il  fut  cependant  en  état  de 


LA  RÉGENCE    DE    TUINIS.  315 

s'en  aller  sans  pantoufles,  et  rien  n'indiquait  qu'il  souffrît. 
Lorsque  les  coups  s'élèvent  jusqu'à  quelques  centaines  ,  la 
punition  devient  fort  cruelle,  et  quand  ils  vont  jusqu'à  mille, 
ils  causent  la  mort  du  patient.  Mais  depuis  quelque  temps  on 
apporte  une  grande  modération  dans  l'application  de  cette 
peine ,  et  il  faut  que  le  crime  soit  bien  grand  pour  encourir 
une  punition  si  grave.  Plusieurs  afl'aires  moins  importantes 
furent  terminées  à  l'amiable  et  je  remarquai  souvent  que  les 
plaisanteries  du  gouverneur  excitaient  des  rires  universels  et 
servaient  à  faciliter  la  réconciliation  des  parties. 

Peu  de  jours  avant  mon  départ  pour  ma  tournée  dans  l'in- 
térieur du  pays,  j'obtins  une  audience  de  congé  du  bey,  que  je 
trouvai  fort  gai,  comme  tous  ses  alentours,  à  l'exception  de 
l'ancien  sapaiapa ,  qui  a  été  obligé  de  céder  sa  place  au  nou- 
veau, gros  homme  à  face  réjouie.  Le  premier,  ainsi  que  je 
viens  de  le  dire,  était  sérieux  et  triste;  il  devait  partir,  comme 
ambassadeur,  pour  Constaniinople,  d'où  bien  des  gens  pen- 
saient quïl  ne  reviendrait  jamais.  Je  remerciai  le  bey  qui 
avait  la  bonté  de  faire  tout  ce  qu'il  pouvait  pour  rendre  mon 
voyage  agréable,  et  je  lui  témoignai  ma  reconnaissance  de 
ce  qu'il  daignait  me  continuer  la  faveur  que  son  frère  m'a- 
vait accordée.  Le  bey  répondit  par  l'intermédiaire  du  cheva- 
lier Piaffo ,  ce  que  depuis  qu'il  avait  eu  le  malheur  de  perdre 
son  auguste  frère  et  seigneur,  il  se  regardait  toujours  plutôt 
comme  le  serviteur  du  défunt  que  comme  le  souverain  du 
pays,  yy  Je  lui  exprimai  après  cela  le  désir  d'assister  à  une  au- 
dience dans  la  salle  de  justice  ,  ce  qu'il  m'accorda  de  la  ma- 
nière la  plus  gracieuse. 

La  cérémonie  se  passa  avec  beaucoup  de  dignité.  On  revêtit 
d'abord  le  bey  d'un  manteau  de  soie  cramoisie,  après  quoi  il  se 
rendit,  entouré  de  ses  nombreux  courtisans,  en  procession, 
à  la  salle  de  justice  ,  en  traversant  la  grande  cour.  En  avriut 
du  cortège  marchaient,  vêtus  d'un  riche  costume  blanc  et 
rouge,  les  quatre  shtcrshetes ,  ayant  à  leur  tête  le  shaush- 
salam,  qui  se  distinguait  des  autres  par  un  costume  plus  riche 


316  LA   BÉGENCE    DE   TU3MS. 

et  plus  bigarré  encore  cl  par  un  énorme  turban.  Ces  shaushs 
étaient  autrefois  des  personnages  d'une  haute  importance;  car 
c'étaient  eux  qui ,  lors([u'un  pacha  avait  été  condamné  par 
le  sultan,  devaient  lui  appliquer  le  fatal  cordon.  A  cet  effet 
ils  portent  encore  aujourd'hui  une  ceinture  de  métal  au-devant 
de  laquelle  se  trouve  une  grande  boîte  qui  servait  autrefois  à 
serrer  le  cordon.  jMaintenant  elle  est  vide,  ce  dont  nous 
pûmes  nous  convaincre  nous-nirmes;  car  la  cérémonie  ter- 
minée ,  lesshauslis  ne  firent  aucune  difficulté  d'ôier  leur  cein- 
ture et  de  nous  la  laisser  examiner  de  près. 

Dès  que  le  bey  entra  dans  la  salle  de  justice  ,  le  shausJi' 
salam  annonça  son  arrivée  d'une  voix  de  Stentor ,  en  langue 
turque  et  salua  le  prince.  Le  shaush  salua  ensuite  tous  les 
membres  du  divan  à  mesure  qu'ils  entraient  dans  la  salle.  Le 
bey  seul  était  assis  ainsi  que  les  greffiers  ;  tous  les  autres  as- 
sistans  sont  obligés  de  se  tenir  debout,  quoique  l'audience 
dure  souvent  plusieurs  heures.  On  me  donna  cependant,  ainsi 
qu'aux  personnes  qui  étaient  venues  avec  moi ,  en  notre  qua- 
lité d'étrangers,  des  chaises  de  jonc,  sur  la  droite  du  trône. 
La  cérémonie  commença  par  un  baise-main  général  de  tous 
les  assistaus,  au  nombre  desquels  se  trouvaient  cette  fois 
plusieurs  chefs  arabes,  ce  qui  fit  durer  plus  d'une  demi-heure 
cette  partie  de  la  cérémonie.  Le  bey  tenait  la  main  étendue 
et  le  coude  appuyé  sur  la  hanche;  car  il  doit  présenter  à  ses 
sujets  non  le  dos,  mais  la  p;^ume  de  la  main;  c'est  tout  le 
contraire  pour  les  chrétiens.  Il  arrive  parfois  que  les  con- 
suls,  par  une  grâce  particulière,  obtiennent  aussi  l'honneur 
de  baiser  la  paume  de  la  main  ;  ce  dont  ils  sont  aussi  fiers  que 
lorsque  nos  ministres  daignent  sourire  à  leurs  protégés.  Du 
reste,  Son  Altesse  faisait  fort  peu  d'attention  à  la  cérémo- 
nie, et  s'entretenait  sans  cesse  avec  les  personnes  qui  se 
trouvaient  à  côté  d'elle.  Les  plus  intimes  se  contentaient 
de  baiser  une  seule  fois  la  main  ;  mais ,  pour  beaucoup 
d'autres,  l'affaire  devenait  bien  plus  compliquée  :  ils  pres- 
saient leur  front  sur  la  main  du  prince ,  qu'ils  baisaient  eu- 


LA    RÉGENCE    DE    TUNIS.  317 

suite  à  deux  ou  trois  reprises;  mais  tous  y  mirent  la  même 
ardeur  et  la  même  tendresse  que  s'ils  eussent  baisé  la  main 
d'une  maîtresse  adorée.  Néanmoins,  lo,  bash  hamha  (géné- 
ral des  hamhi,  corps  composé  de  300  officiers  à  cheval), 
qui  se  tenait  debout  à  la  gauche  du  trône,  avait  soin  de  s'em- 
parer du  bras  de  chaque  nouvel  arrivant,  afin  de  prévenir 
toute  tentative  d'homicide.  Le  dernier  qni  passa  fut  le  bou- 
langer de  la  garnison  ;  après  avoir,  à  son  tour,  baisé  la  main 
du  pacha,  il  lui  présenta,  en  poussant  un  grand  cri,  quatre 
petits  pains,  formant  la  ration  militaire  qui  lui  revenait  en 
qualité  de  soldat  du  Grand-Seigneur.  Le  bey  baisa  le  pain, 
en  mangea  une  bouchée  et  dit  ensuite  avec  un  accent  d'hu- 
milité :  «  Puisse  Dieu  m'en  donner  autant  chaque  jour  I  » 

Celte  cérémonie  terminée,  on  présenta  à  la  cour  et  aux 
personnes  de  distinction  du  café;  le  bey  reçut  en  outre  une 
pipe  magnifique  qui  avait  au  moins  dix  pieds  de  long.  Aus- 
sitôt qu'il  en  eut  tiré  quelques  bouffées,  l'audience  commença. 
Sous  tous  les  rapports  elle  ressembla  à  celle  à  laquelle  j'avais 
assisté  chez  le  gouverneur  de  la  ville,  le  sujet  des  procès 
était  souvent  de  la  plus  mince  importance,  sans  pour  cela 
que  la  patience  du  souverain  parût  se  lasser.  M.  Raffo,  qui 
avait  eu  la  bonté  de  se  placer  à  côté  de  moi,  m'expliqua 
quelques-uns  des  cas;  mais,  comme  il  avait  lui-même  des 
devoirs  à  remplir,  et  que  le  bey  l'appelait  souvent  auprès  de 
lui ,  les  renseignemens  qu'il  me  donna  furent  trop  incomplets 
pour  que  je  puisse  en  rien  rapporter  ici.  Quoi  qu'il  en  soit, 
je  crus  m'apercevoir  que  les  plaideurs  se  retiraient,  en  gé- 
néral ,  satisfaits  de  l'arrêt. 

Tout  à  cô'é  du  bey,  à  sa  droite  et  sur  les  marches  du  trône , 
se  tenait  son  fils  aîné ,  Sidi  Achmct,  jeune  prince  de  vingt-six 
ans,  qui ,  avec  cet  air  de  profond  respect  que  tous  les  enfans 
de  ces  pays-ci  montrent  pour  leurs  parens,  tantôt  présentait 
à  son  père  ses  lunettes  pour  qu'il  pût  lire  les  requêtes  qui  lui 
étaient  adressées,  tantôt  lui  tendait  un  crachoir  d'argent.  A 
gauche,  ainsi  que  je  l'ai  déjà  di(,  il  y  avait  le  bash  hamba, 


SiS  LA  RÉGEIN'CE   DE   TUNIS. 

et  uu  peu  plus  loin  le  nouveau  sapatapa ,  qui  quittait  souvent 
sa  place  pour  aller  causer  avec  les  plaideurs  un  peu  éloignés , 
et  venait  ensuite  rapporter  au  bey  ce  qu'ils  lui  avaient  dit.  A 
mesure  qu'une  affaire  était  jugée,  et  il  y  en  avait  fort  peu  ù 
l'égard  desquelles  une  remise  parût  nécessaire,  le  sapatapa 
déchirait  sur-le-champ  la  requête  présentée. 

Je  vais  donner  maintenant  sur  le  royaume  de  Tunis  quel- 
ques détails  statistiques  qui,  dans  l'état  actuel  des  relations 
de  l'Europe  avec  celle  partie  de  l'Afrique,  ne  peuvent  man- 
quer de  présenter  un  grand  intérêt.  Le  royaume  de  Tunis  est 
situé  entre  les  régences  d'Alger  et  de  Tripoli ,  et  peut  avoir  70 
milles  d'Allemagne  sur  60  de  large,  depuis  îa  mer  jusqu'au 
Djerid  ou  Pays  des  Dattes.  Le  climal,  bien  qu'il  se  soit  mon- 
tré rude  pendant  le  temps  que  j'y  ai  passé,  est,  à  ce  que  l'on 
m'a  assuré,  un  des  meilleurs  et  des  plus  sains  qu'il  y  ait  au 
monde.  Les  chaleurs  de  l'été  y  sont  tempérées  par  un  vent 
qui  souffle  presque  continuellement  du  nord ,  et  les  hivers  n'y 
sont  jamais  froids.  Quoique  les  lacs  des  environs  de  Tunis 
soient  presque  à  sec  l'été  ;  que  la  ville  soit  construite  dans  un 
bas-fond,  et  qu'il  y  règne  une  malpropreté  affreuse,  et  par 
suite  une  puanteur  insupportable,  les  fièvres  n'y  sont  pas 
communes,  ellesriialadies  épidémiqueset  contagieuses  y  sont 
inconnues.  La  peste  n'y  fait  que  de  rares  apparitions  et  y  est 
toujours  apportée  du  dehors.  La  fertilité  du  sol  tunisien  est  cé- 
lèbre de  temps  immémorial ,  puisque  les  Romains  regardaient 
€ette  contrée  comme  le  joyau  le  plus  précieux  de  leur  empire. 
Un  écrivain  assure  qu'il  suffît  d'y  retourner  la  terre  avec  un  bâ- 
ton pour  lui  faire  produire  toul  ce  que  l'on  veut,  sans  travail , 
sans  surveillance,  sans  engrais.  Malgré  cela,  soit  indolence 
deshabitans,  soit  mauvaise  direction  de  la  part  du  gouver- 
nement ,  une  grande  partie  de  ce  sol  si  productif  est  encore 
inculte.  Toutefois,  les  jardins  potagers  de  la  Marsa  ,  situés 
dans  la  proximité  de  la  ville,  valent  presque  ceux  de  l'Eu- 
rope. Tous  nos  légumes  sont  cultivés  ici  avec  succès,  à  l'excep-. 
îion  des  artichauts  et  des  choux-fleius  :  mais  je  trouve  qu'ils 


LA   RÉGEKCE   DE   TUNIS.  319 

ont  en  général  moins  de  saveur  que  les  nôtres.  II  en  est  de 
même  des  fruits ,  à  ce  que  l'on  m'a  dit ,  et  les  oranges  n'y  sont 
pas  d'une  qualité  remarquable.  J'ignore  si  cela  provient  de 
la  nature  du  sol  et  du  climat,  ou  s'il  faut  l'attribuer  à  un  dé- 
faut de  soin.  En  attendant,  la  canne  à  sucre,  le  tabac,  le 
colon  et  le  café,  donnent  de  bons  produits,  et  l'olivier 
iûurnit  une  huile  excellente.  La  rose,  la  renoncule,  la  tulipe, 
le  narcisse,  et  certaines  espèces  d'œillets,  croissent  sponta- 
nément et  en  profusion ,  ainsi  qu'un  grand  nombre  dherbes 
aromatiques  et  d'autres  plantes.  Le  poisson  et  le  gibier  abon- 
dent. Les  métaux  même  ne  manquent  pas  :  le  pays  produit 
beaucoup  de  fer  et  de  plomb,  et  l'on  m'a  dit  qu'il  se  trouve 
aussi  de  riches  mines  d'or,  d'argent  et  de  cuivre  dans  l'Atlas. 

Les  grands  troupeaux  de  bœufs  sont  mal  entretenus,  et 
la  race  des  chevaux ,  qui  autrefois  pouvait  se  comparer  aux 
plus  belles  races  de  lArabie,  s'abâtardit  d'année  en  année  j 
en  voici  la  cause  :  dès  qu'un  cheval  est  reconnu  de  bonne 
qualité ,  il  est  immédiatement  mis  en  réquisition  par  le  gou- 
vernement ,  aussi  personne  ne  s'occupe  d'améliorer  les  races 
et  de  consacrer  à  ce  soin  du  temps  et  de  l'argent. 

Les  musulmans  de  Tunis  deviennent  de  jour  en  jour  plus 
négligens  à  accomplir  les  préceptes  de  leur  culte.  Malgré 
leurs  fréquentes  ablutions,  ils  sont  plus  sales  que  les  Juifs  j 
la  plupart  d'entre  eux  boivent  du  vin  et  de  l'eau-de-vie  toutes 
les  fois  qu'ils  peuvent  s'en  procurer.  Pendant  le  baïram,  ils  se 
dédommagent  du  jeune  qu'ils  sont  forcés  d!observer  le  jour, 
en  se  livrant  la  nuit  à  toutes  sortes  de  débauches  ,  et  le  pèle- 
rinage de  la  Mecque  est  presque  abandonné.  Leur  haine  fa- 
natique pour  les  chrétiens  n'a  seule  subi  aucune  altération,  et 
ils  demeurent  toujours  convaincus  qu'ils  vont  droit  au  ciel 
quand  ils  périssent  dans  un  combat  contre  les  infidèles. 
Nul  chrétien,  fùt-il  porteur  d'un  firman  du  Grand-Seigneur, 
ne  peut  entrer  dans  une  mosquée;  exclusion  vraiment  fâ- 
cheuse, car  il  y  en  a  dans  cette  ville  de  fort  belles,  qui 
mériteraient  d'être  visitées  par  des  hommes  de  goût.  Quant 


320  LA    RÉGENCE    DE    TUNIS. 

à  moi,  je  n'ai  pu  jeter  que  quelques  regards  à  la  dérobée 
dans  les  cours  et  dans  les  jardins ,  lorsque  par  hasard  j'en 
rencontrais  les  portes  entr'ouverles. 

Quoique  la  religion  niahomélane  répande  une  teinte  uni- 
forme siu'  toute  la  population,  on  y  observe  cependant  des 
nuances  assez  tranchées.  Indépendamment  de  50,000  Juifs 
et  d'un  grand  nombre  de  chrétiens ,  il  existe  à  Tunis  une 
foule  de  races  mêlées  qui  diffèrent  sensiblement  entre  elles 
par  les  mœurs,  le  caractère,  et  même  par  l'apparentre 
extérieure.  Des  Turc?  de  la  Morée  et  de  Constantinople, 
d'anciens  Maures  espagnols ,  des  Nègres  de  l'intérieur  de 
l'Afrique,  des  Bédouins  des  frontières  de  l'Atlas,  etc.,  se 
mêlent  pour  former  un  grand  tout,  dont  chaque  individu 
ne  cherche  que  son  propre  avantage,  sans  rien  faire  pour  le 
bien  de  la  société  ou  les  progrès  de  la  civilisation.  Les  Ber- 
bers,  au  nombre  desquels  il  faut  compter  les  Kabaïles  et  les 
Haïoutes,  peuvent  être  regardés  comme  les  habitans  primitifs 
du  pays.  Us  se  composent,  sans  aucun  doute,  d'un  mélange 
de  Carthaginois,  de  Romains,  de  Numides  et  de  Sarrasins, 
et  ont  conservé  quelque  chose  de  tous  leurs  ancêtres.  Ces 
hommes  se  retrouvent,  partagés  en  diverses  tribus,  de- 
puis Maroc  jusqu'au  golfe  de  Sidra.  Ils  sont,  en  général, 
d'une  stature  élevée,  maigres,  musculeux,  d'un  caractère  dé- 
cidé ;  ils  ont  les  yeux  perçans  et  presque  toujours  de  belles 
dents,  qui  contrastent  avec  leurs  traits  romains  et  leur  teint 
hâlé.  Ils  habitent  principalement  les  montagnes ,  et  vivent 
tantôt  dans  de  misérables  huttes  construites  en  terre,  tantôt 
sous  des  tentes  noires  faites  de  poil  de  chèvre  tressé.  Sobres  et 
faciles  à  contenter,  ils  ne  se  nourrissent  guère  que  de  pain, 
de  lait  et  de  dalles,  et  atteignent  un  âge  très  avancé.  La 
chasse ,  un  peu  d'agriculture  et  le  soin  de  leurs  troupeaux  , 
forment  leurs  seules  occupations;  fidèles  et  hospitaliers  pour 
leurs  amis,  ils  sont  bar]>ares  et  cruels  pour  leurs  ennemis; 
ils  ont  de  l'antipathie  pour  les  étrangers  et  sont  jaloux  de  leur 
sauvage  iûtiépendance. 


LA.   RÉGENCE   DE   TUKIS.  321 

Les  Bédouins,  qui  forment  la  principale  population  du 
pays^  sont  plus  nombreux  que  les  Berbers  ;  ils  sont  encore 
aujourd'hui  ce  qu'ils  étaient  du  temps  de  Moïse  et  des  pro- 
phètes. Leur  costume  se  compose  d'un  simple  manteau  à 
grands  plis  qui  leur  couvre  la  tcte ,  et  leurs  pieds  reposent  nus 
sur  des  semelles  de  bois.  Les  Bédouins  sont  d'ime  nature  plus 
douce  que  les  sauvages  Berbers  ;  leur  teint  est  d'une  couleur 
olivâtre-foncé;  l'expression  de  leurs  yeux  est  à-la-fois  animée 
et  pleine  de  douceur.  Eux  aussi  sont  fort  sobres,  très  vigou- 
reux ,  bons  écuyers ,  vaillaus  au  combat  et  adroits  au  manie- 
ment des  armes.  Errant  de  place  en  place,  et  dressant  leurs 
lentes  partout  où  le  sol,  qu'ils  ne  cultivent  que  superficielle- 
ment, leur  promet  une  nourriture  abondante,  ils  n'ont  point 
de  demeure  fixe  ;  leurs  femmes  s'occupent  de  l'éducation  des 
abeilles  et  des  vers-à-soie ,  tissent  les  étoffes  qui  servent  u 
habiller  leurs  maris  et  à  former  les  tentes  sous  lesquelles  ils 
couchent.  Leur  hospitalité  est  passée  en  proverbe ,  et  leurs 
mœurs  sont  aussi  simples  qu'elles  l'étaient  dans  les  temps  les 
plus  reculés.  Sociables,  amateurs  de  récits  merveilleux  et  de 
poésie,  étrangers  au  luxe,  prompts  à  s'enthousiasmer,  on 
pourrait  croire  qu'il  n'y  a  pas  de  peuple  plus  facile  qu'eux  à 
civiliser.  Peut-être  y  parviendra-t-on  un  jour,  car  leurs  frères 
avaient  acquis  en  Espagne  un  degré  de  civilisation  auquel 
aucune  nation  de  l'Europe  n'était  encore  parvenue  à  cette 
époque. 

Une  troisième  et  importante  partie  de  la  population  de  Tunis 
se  compose  de  Nègres,  qui ,  quoique  mahométans  et  jouissant 
de  tous  les  privilèges  de  leurs  coreligionnaires,  n'en  sont 
pas  moins  esclaves.  Le  commerce  des  esclaves  avec  l'inté- 
rieur de  l'Afrique  est  très  actif  dans  cette  ville,  et  les  Nègres 
sont  traités  peut-être  mieux  à  Tunis  que  partout  ailleurs; 
aiiçsi,  celte  classe  nombreuse  se  monire-l-cllc,  en  général, 
satisfaite,  quoique  parfois  elle  éprouve  des  atteintes  de  nos- 
talgie. Tous  les  eunuques  du  bey,  qui  jouissent  souvent  d'un 
grand  crédit ,  sont  des  Nègres. 

VIII.— ^®  SÉRIE.  21 


S22  LA   RÉGEKCE    DE   TUINIS. 

Les  Turcs  de  Tunis  sonl  très  avides  ;  j'ai  recueilli  un  pro- 
verbe qui  les  caractérise  bien.  «  Donnez,  dit-il,  de  l'argent 
d'une  muiu  à  un  Tunisien,  el  il  vous  permetli-a  de  lui  crever 
lui  œil  de  l'autre.  »  Leur  supei  stition  égale  presque  leur  avi- 
dité ;  ils  ne  croient  pas  seulement  aux  sorcières  et  aux  niagî- 
ciens,'-aux  vampires,  aux  présages  malheuieux  et  au  mauvais 
œil ,  i!s  oiit  encore  conservé  l'usage  du  sacrifice  des  Hébreux. 
Quand  ils  posent  la  première  pierre  d'un  édifice,  ils  tuent  un 
agneau,  dont  ils  laissent  égouller  le  sang  sur  la  pierre  ;  quand 
ils  lancent  un  vaisseau  à  la  mer,  ils  jettent  dans  les  (lois  la 
chair  de  l'animal  qu'ils  ont  tué.  Ils  poussent  la  superstition 
plus  loin  encore  et  ne  se  contentent  pas  tonjours  d'agneaux, 
de  chevreaux  et  de  poulets.  Djilouli,  riche  Turc,  qui  avait 
armé  plusieurs  corsaires,  ayant,  à  son  retour,  enterré  les 
sommes  considérables  que  ses  courses  lui  avaient  valu ,  sa- 
crifia, dit-on,  dans  cette  circonstance,  trois  nègres,  persuadé 
qu'il  était  que  leurs  âmes  seraient  obligées  de  veiller  sur  les 
trésors  que  leur  sang  avait  arrosés.  Quand  on  croit  quelqu'un 
possédé  du  démon,  on  apporte  im  bouc  que  l'on  excite  de  toutes 
les  façons  à  aller  heurter  de  la  tète  contre  la  porte  fermée  de  la 
chambre  du  malade ,  et  l'on  se  persuade  que ,  par  ce  moyen , 
le  démon  est  mis  en  fuite  et  le  malade  guéri.  Pendant  mon 
Sf^our  à  Tunis ,  celte  cérémonie  eut  lieu  pour  un  enfant  du 
pacha  ;  mais  il  paraît  que  cette  fois  le  diable  n'entendit  pas 
plaisanterie;  car,  en  s'en  allant,  il  emporta  avec  lui  fàme  de 
Venfant. 

Dans  les  divers  étals  barbaresques,  les  Juifs  se  trouvent  en 
grand  nombre,  et  y  exercent  une  grande  influence.  Les 
Juifs  sont  les  principaux  ouvriers;  ils  sont  à  la  tête  des 
douanes;  ils  ont  affermé  la  plus  grande  partie  des  revenus 
pubiics,  ainsi  que  l'exportation  de  plusieurs  articles  de  com- 
merce ;  la  monnaie  est  soumise  à  leur  contrôle  ;  ils  règlent  la 
valeur  de  l'argent;  ils  ont  la  garde  des  diamans  et  des  bijoux 
du  bey;  ils  servent  de  secrétaires,  de  trésoriers  et  d'inter- 
prètes ;  le  "<ïu  que  l'on  sait  d'arts,  de  sciences  et  de  médecine, 


LA    RÉGENCE    DE    TUKIS.  §23 

on  le  doit  aux  Juifs;  ils  jouissent  de  plusieurs  autres  mono- 
poles encore ,  et  il  y  en  a  qui  possèdent  des  richesses  im- 
menses. Avec  de  pareils  avantages,  l'oppression  qu'ils  éprou- 
vent ne  peut  être  qu'apparente,  et  cela  est  en  effet  ainsi. 
Quand  un  Turc  maltraite  un  Juif,  celui-ci  ne  peut  pas  se 
venger,  c'est  vrai;  mais  il  se  plaint  au  bey,  et  le  Turc  est 
sévèrement  puni.  On  exagère  beaucoup  les  mauvais  trai- 
teniens  que  les  Juifs  ont  à  souffrir  de  la  part  des  Musul- 
mans ;  il  est  certain  qu'ils  sont  traités  avec  mépris  et  in- 
solence ,  mais  cela  même  diminue  tous  les  jours.  Ainsi, 
par  exemple,  il  ne  leur  était  pas  permis  autrefois  de  passer 
devant  une  mosquée  sans  ùier  leurs  souliers;  je  n'ai  jamais 
été  témoin  de  cette  cérémonie  de  leur  part. 

Ma  notice  sur  les  habitans  de  Tunis  ne  serait  pas  complète, 
si  je  ne  consacrais  quelques  pages  aux  femmes;  mais  com- 
ment en  parler  ?  Toutes  relations  avec  elles  sont  défendues 
aux  chrétiens,  sous  peine  de  mort.  Celte  prohibition  s'étend 
jusqu'aux  filles  publiques  qui  sont  en  grand  nombic  et  dont 
la  direction  est  affermée  quatorze  mille  piastres  par  an.  1-es 
dames  européennes  peuvent  seules  obtenir  l'entrée  du  ha^ 
rem .  et  les  épouses  des  consuls  sont  même  souvent  invitées 
par  les  princesses  à  se  rendre  au  Bardo.  C'est  aussi  par  ces 
dames  que  je  me  suis  procuré  quelques  renseignemens  sur 
la  manière  de  vivre  des  femmes  turques  et  sur  leurs  mœurs. 

Elles  ne  sont  ni  belles  ni  jolies;  leur  peau  est  blanche,  mais 
huileuse;  leurs  cheveux  sont  d'un  beau  noir;  la  prunelle  de 
leurs  yeux  brille  d'un  vif  éclat  sous  des  sourcils  arqués  et 
d'une  extrême  délicatesse;  mais  l'excessif  embonpoint  dont 
la  plupart  de  ces  dames  sont  affectées  dépare  ces  avan- 
tages. Lorsqu'elles  sont  assises,  elles  ne  manquent  pas  de 
grâce  ;  leur  costume  est  magnifique  et  quelquefois  disposé 
avec  goût,  mais  l'ignorance  de  ces  femmes  est  au-delà  de 
toute  expression.  La  plupart  ne  savent  absolument  rien  que 
tricoter  et  faire  des  confitures.  On  les  marie  en  général  fort 
jeunes;  elles  savent  à  peine  lire  quelques  versets  du  Coran  ; 

21. 


Z2U  LA.    KÉGE]XCE    DE    TUNIS. 

mais  il  est  rare  qu'elles  en  comprennent  le  sens  ;  une  fois 
mariées,  les  soins  du  ménage,  leur  réclusion  continuelle  ne 
contribuent  pas  à  développer  leur  intelligence. 

L'épouse  d'un  des  consuls  résidant  à  Tunis  m'a  donné  les 
détails  suivans  sur  la  première  audience  que  lui  accordèrent 
les  princesses  au  Bardo ,  et  sur  les  réjouissances  qui  eurent 
lieu  à  l'occasion  du  mariage  d'une  des  filles  du  bey  avec  le 
sapatapa.  Je  vais  laisser  parler  cette  dame  elle-même. 

ce  Arrivées  dans  la  cour  du  château ,  nous  fûmes  reçues 
par  le  ministre  secrétaire  du  bey  ,  qui  nous  accompagna  jus- 
qu'à la  porte  de  la  seconde  cour.  Deux  Mameloucks  étaient 
de  faction  devant  celle  du  harem ,  et  l'un  d'eux  s'éloigna  pour 
aller  nous  annoncer  ;  il  revint  au  bout  de  quelque  temps  avec 
l'interprète  du  harem  qui  était  une  Italienne,  et  nous  invita 
à  la  suivre.  Le  salon  dans  lequel  on  nous  fit  entrer  était  tendu 
en  velours  rouge  brodé  en  or  ;  des  cages  dorées  pendaient  du 
plafond  ;  et  quoique  nous  fussions  dans  l'appartement  des 
femmes,  des  armes  de  toute  espèce  couvraient  les  murs. 
L'épouse  du  bey ,  vêtue  fort  richement,  mais  sans  goût,  était 
assise  en  face  de  nous  sur  une  ottomane.  A  notre  arrivée, 
elle  se  leva  et  nous  pria  de  prendre  place  à  côté  d'elle  en 
disant  :  ce  Que  votre  entrée  soit  bénie  et  puissiez-vous  res- 
ter long-temps  avec  nous!  »  Elle  avait  les  bras  et  les  pieds 
nus  ;  ces  derniers  étaient  chaussés  de  peliles  pantoufles 
brodées ,  mais  qui  n'en  couvraient  que  l'extrémité  ;  de  sorte 
que  quand  elle  marchait ,  elle  était  obligée  de  les  retenir  par 
le  gros  orteil.  De  l'endroit  où  nous  étions  placées  on  dis- 
tinguait aussi  plusieurs  autres  pièces,  où  une  foule  d'esclaves 
noires  et  blanches  étaient  assises  par  terre,  causant  entre 
elles  et  s'occupant  de  divers  travaux. 

ce  Deux  jeunes  femmes  mauresques  se  présentèrent  alors  et 

commencèrent  une  danse,  si  disgracieuse,   si  indécente,  si 

lascive,  qu'il  me  strait  impossible  de  la  décrire  ;  puis  quand 

à  la  fin  de  cet  horrible  ballet  les  danseuses  se  jetèrent  au  cou 

^d'un  eimuque  noir,  elles  firent  avec  lui  des  passes  si  élran- 


LA   RÉGENCE   DE    TUNIS.  325 

ges,  que  nous  détournâmes  les  yeux  avec  dégoût.  La  pria- 
cesse  nous  conduisit  ensuite  dans  une  autre  pièce ,  pour  nous 
offrir  des  rafraîcliissemens.  J'avais  eu  soin  de  m'iiabiller  de  la 
manière  la  plus  voyante ,  tandis  que  ma  compagne ,  qui  portait 
le  deuil  d'une  proche  parente,  s'était  mise  tout  en  noir. 
Mon  costume  plut  davantage  à  la  princesse,  car  elle  me 
prenait  souvent  la  main  et  m'engageait  à  chaque  instant  à 
manger  sur  de  petites  tables  où  l'on  avait  rassemljlé  tout  ce 
que  le  pays  fournit  de  plus  délicat  et  de  plus  exquis.  Nous 
prenions  ce  qui  nous  faisait  plaisir,  maïs,  compotes,  bon- 
bons, pâtisserie;  mais  il  fallait  tout  manger  avec  les  doigts. 
Il  n'y  avait  point  de  serviettes  séparées  pour  chaque  per- 
sonne ,  on  nous  présenta  seulement  une  longue  pièce  de 
toile  pour  nous  essuyer  les  doigts.  Les  restes  de  notre  colla- 
tion furent  mis  dans  de  grands  paniers  et  chacune  des  dames 
invitées  en  reçut  sa  part  chez  elle  ;  cette  distribution  a  tou- 
jours lieu  en  pareille  occasion.  Pendant  que  nous  mangions  en- 
core ,  le  bey ,  son  frère  et  plusieurs  princes  parurent  dans  la 
salle ,  nous  regardèrent  pendant  quelque  temps  d'un  air  de 
curiosité  et  se  retirèrent  sans  avoir  prononcé  une  seule  parole. 
On  nous  fit  ensuite  faire  le  tour  du  harem,  dont  les  pièces 
étaient  toutes  décorées  de  la  même  manière.  Nous  n'y  trou- 
vâmes rien  de  remarquable,  si  ce  n'est  la  chambre  à  cou- 
cher du  bey  ;  c'est  un  cabinet  dont  les  murs  sont  tapissés  du 
haut  en  bas  de  petites  montres.  La  princesse  nous  accompa- 
gna jusqu'à  la  dernière  pièce  de  son  appartement. 

ce  Les  cérémonies  nuptiales  offrirent  plus  d'intérêt  cl  plus 
de  variété.  Les  diverlisscmens  eurent  lieu  dans  la  grande 
cour  du  harem ,  au-dessus  de  laquelle  on  avait  tendu  un  ma- 
gnifique pavillon  rouge.  Devant  l'entrée  de  chaque  chambre, 
il  y  avait  de  grands  cierges,  peints  en  vert  et  en  rouge,  d'im 
pied  de  diamètre  au  moins.  Au-dessus  des  jcis  d'eau  bril- 
laient plusieurs  centaines  de  lampions  de  couleur;  l'ensemble 
de  ce  spectacle  rappelait  les  contes  des  Mille  et  une  Nuits. 
La  fiancée  fut  introduite  au  son  de  la  musique,  portée  par  ses 


326  LA   RÉGENCE   DE   TUNIS. 

frères  sur  un  coussin  de  brocard  d'or ,  et  fut  déposée ,  au  mi- 
lieu de  la  cour,  sur  un  fauteuil  antique  d'un  très  riche  travail. 
Son  costume  était  magnifique  et  fort  lourd;  je  remarquaisur- 
tout  un  diadème  de  brillans,  des  bracelets  élincelans  de 
pierreries  et  des  anneaux  pareils  au  bas  des  jambes.  Les  bras, 
les  mains  et  les  pieds  de  la  jeune  mariée  étaient  nus  ;  les  ongles 
des  pieds  et  des  mains  étaient  teints  en  rouge  avec  du  tamma; 
les  sourcils  et  les  paupières  étaient  noircis.  Elle  tenait  les 
yeux  fermés,  et  il  ne  lui  fut  pas  permis  de  les  ouvrir  de  toute 
la  journée.  A  ses  côtés  étaient  placées  deux  danseuses  , 
et  devant  elles  une  négresse  avec  un  énorme  plateau ,  sur 
lequel  on  déposait  les  présens  qui  étaient  destinés  à  la  jeune 
mariée  :  c'était  de  l'or,  des  diamans  et  quantité  d'aulres  ob- 
jets précieux;  une  personne,  chargée  de  surveiller  la  remise 
des  offrandes,  lisait  à  haute  voix  en  quoi  consistaient  ces 
objets  et  de  qui  ils  venaient.  Les  plus  remarquables  furent 
deux  flacons  richement  montés  en  pierres  précieuses  et 
plusieurs  paquets  fort  lourds  d'or  massif.  De  deux  heures  en 
deux  heures  on  reportait,  sur  le  même  coussin,  la  mariée 
dans  son  appartement,  où  elle  changeait  de  costume,  pour 
être  ramenée  ensuite  de  la  même  façon  dans  son  fauteuil, 
ce  qui  continua  pendant  toute  la  journée.  Comme  il  lui  est 
défendu  de  prendre  aucune  nourriture,  la  pesanteur  de  ses 
bijoux,  jointe  à  la  fatigue  et  au  jeûne,  faillirent  plusieurs 
fois  lui  faire  perdre  connaissance.  Une  vieille  négresse  lui 
mettait  alors  dans  la  bouche,  et  chaque  fois,  ime  pastille 
qui  lui  rendait  visiblement  des  forces. 

«  Celle  fois,  on  ne  présenta  aux  conviées  que  des  sucre- 
ries, de  la  pâtisserie ,  du  café  ,  du  chocolat,  de  la  limonade, 
etc.  ;  mais  le  bey  fut  moins  taciturne  et  s'efforça  de  faire,  le 
mieux  possible ,  les  honneurs  de  sa  maison  ;  il  nous  disait 
à  plusieurs  reprises  que  nous  étions  chez  nous  et  que  nous 
pouvions  faire  tout  ce  qui  nous  serait  agréable.  Il  prit  lui- 
même  en  main  un  flambeau  et  nous  fit  voir  le  lit  nuptial  :  de 
riches  tentures  en  salin  blanc ,  rehaussées  d'or ,  entouraient 


LA   RÉGENCE    DE    TUWIS.  327 

ce  lit  qui  élait  1res  élevé,  et  auquel  on  arrivait  par  un  mar- 
chepied recouvert  en  velours  rouge.  Pendant  qu'il  nous  le 
montrait,  le  flambeau  s'éteignit,  et  nous  demeurâmes  assez 
long-temps  dans  une  obscurité  profonde.  Mais  le  bey  s'em- 
pressa de  nous  rassurer  en  riant  aux  éclats  de  ce  contre- 
temps. Un  de  ses  ofliciers  appela  le  chef  des  eunuques,  et 
en  un  instant  nous  fûmes  entourées  d'un  millier  de  flambeaux.  )> 
Voici  maintenant  quelques  détails  qui  compléteront  ce  récit. 
Selon  l'usage ,  les  nouveaux  mariés  ne  peuvent  habiter  sous  le 
même  toit  que  huit  jours  après  la  célébration  du  mariage  ;  on 
leur  accorde  seulement  une  entrevue  de  demi-heure,  pendant 
laquelle  les  parens  des  deux  époux  se  tiennent  devant  la  porte 
de  la  chambre  nuptiale  :  c'est  dans  ce  court  espace  que  l'union 
est  consommée.  Lorsque  le  mari  entre  dans  l'appartement,  sa 
femme  lui  baise  la  main  en  signe  de  respect  et  se  laisse  mar- 
cher sur  le  pied.  JMais  dans  cette  circonstance ,  la  fdle  du  bey 
ne  voulut  pas  se  soumettre  à  cet  acte  de  soumission.  Du  reste, 
tout  se  passa  selon  les  règles ,  et  les  preuves  matérielles  de  la 
virginité  de  la  jeune  femme  furent  exposées  le  lendemain  avec 
une  grande  solennité. 

(^Athenœum.^ 


îîauDrUc. 


LE    CHATEAU   D'UDOLPHE.i 


Anne  Radcliffe  avait  une  sombre  imagination  ;  elle  n'a  pas 
inventé  les  fantômes  ,  mais  elle  les  a  perfectionnés;  le  nom- 
bre des  êtres  mystérieux  que  cette  femme  féconde  a  mis  au 
jour  est  incalculable.  Les  romanciers  prennent  ordinaire- 
ment leurs  héros  dans  le  monde  réel,  Anne  Radclilîe  a  ex- 
humé   les  siens   du  monde  imaginaire.  Tout  personnage 

(l)  NoTEDUTRAD.  Nous  cmprunlons  l'article  que  l'on  va  lire  à  l'une  desRe- 
\ues  publiées  à  Dublin,  qui  nous  a  fourni  déjà  d'excelleules  esquisses  sur  les 
orateurs  irlandais  ,  galerie  pleine  d'intérêt  et  que  nous  nwis  proposons  de  con- 
tinuer dans  nos  prochaines  lisraisons.  L'article  que  nous  reproduisons  aujour- 
d'hui, empreint  de  cet  humour  britannique  si  original,  si  intuitif,  doit  être 
plutôt  considéi'é  comme  une  ingénieuse  critique  des  romans  d'Anne  Radcliffe  ? 
que  comme  le  récit  d'un  événement  réellement  arrivé;  quoiqu'à  certains 
égards,  les  données  sur  lesquelles  il  repose  ne  puissent  être  contestées.  L'iti- 
néraire indiqué  dans  l'article  est  rigoureusement  exact.  Le  voyageur  suit  la 
joute  de  Sienne,  route  qui  va  s'embrancher  avec  l'autre  voie  routière  des 
Apennins,  au-dessus  de  Monlefiascone.  John  Lewing  passe  à  Poggi-Bonzi,  ù 
Sienne ,  à  Torrinieri,  à  Polderina;  et  au  lieu  de  descendre  de  la  haute  crête 
qui  domine  la  roule  tortueuse  de  Riccorsi ,  il  s'enfonce  dans  la  plaine  adroite, 
du  côté  où  l'on  aperçoit  une  montagne  taillée  en  forme  de  coupole.  Tous  ces 
détails  descriptifs  sont  de  la  plus  grande  vérité.  On  dirait  que  l'auteur  s'est 
attaché  à  reproduire  la  fidélité  des  descriptions  d'Anne  Radcliffe.  A  la  fin  de 
cet  article ,  on  connaîtra  pourquoi  le  chemin  de  Sienne  à  Riccorsi  est  entretenu 
depuis  quelques  années  avec  tant  de  soin  ,  et  comment  une  plaisanterie  s'est 
changée  en  une  bonne  et  utile  action. 


LE    CHATEAU    d'uDOLPHE.  329 

convaincu  d'exister  était  naturellement  exclu  de  ses  do- 
maines :  aussi  pour  se  livrer  en  conscience  à  l'étude  du  genre 
qu'elle  exploitait,  elle  s'était  retirée  à  l'écart ,  et  se  faisait 
une  vie  conforme  à  sa  vocation  d'auteur  infernal.  Rien  de 
terrible  comme  un  souterrain  creusé  par  les  mains  d'Anne 
Radcliffe.  Les  châteaux  qu'elle  a  bàiis  sont  inhabitables 
et  inhabités,  car  il  s'y  passe  d'effrayantes  choses,  à  mi- 
nuit, heure  oflîcielle  des  fantômes,  heure  qu'on  n'entend 
jamais  tinter  au  beffroi ,  sans  éprouver  douze  battemens  au 
cœur.  Hélas!  le  siècle  a  changé  :  on  ne  croit  plus  à  rien  au- 
jourd'hui. Les  spectres  sont  destitués;  la  mythologie  d'Anne 
Badcliffe  est  tombée  dans  le  néant.  Nous  sommes  tous  des 
esprits  forts;  nous  dînerions  avec  le  spectre  de  Banco,  s'il 
nous  donnait  à  dîner.  IMinuit  n'est  plus  pour  nous  une  heure 
formidable  ;  c'est  le  midi  de  la  nuit. 

John  Lewing  ne  pensait  pas  ainsi  :  c'était  un  esprit  faible. 
Fils  d'un  honorable  baronnet  du  Devonshire ,  il  avait  hérité 
d'une  immense  fortune,  à  l'âge  heureux  où  l'homme  en  estime 
le  prix,  parce  qu'il  peut  l'échanger  en  détail  contre  des 
jouissances.  JMais  John  Lewing  ne  se  souvenait  de  sa  ri- 
chesse qu'à  de  rares  intervalles,  et  ne  l'appelait  à  son  aide 
que  pour  satisfaire  la  plus  fantastique  des  passions.  Il  s'était 
prouvé  qu'il  avait  vu  deux  revenans ,  et  un  certain  nombre 
de  spectres;  il  avait  divisé  les  apparitions  en  catégories; 
il  aimait  assez  les  lutins  ;  il  plaisantait  avec  les  aspioles  ; 
il  souriait  aux  farfadets  ;  il  causait  même  familièrement 
avec  les  fantômes ,  mais  il  ne  pouvait  pas  souffrir  les  spec- 
tres, et  surtout  les  revenans.  Cependant,  il  ne  les  crai- 
gnait pas;  il  ne  négligeait  aucune  occasion  de  rencontrer 
sur  son  passage  une  compagnie  do  spectres  enchaînés,  et 
d'entrer  en  relation  de  bon  voisinage  avec  eux.  Il  avait  habité 
plusieurs  châteaux  dans  le  Devonshire,  dont  la  réputation 
était  tarée.  Il  avait  pris  à  bail  quatre  de  ces  châteaux,  et 
toutes  les  nuits  il  changeait  de  chambre,  comme  Denis-le- 
Tyran,  non  pour  éviter  une  apparition,  mais  pour  la  ren- 


330  LE    CHATEAU    d'uDOLPHE. 

coulrer ,  eu  supposant  qu'un  spectre  affectionnât  plus  par- 
ticulièrement une  chambre  qu'une  autre.  Eh  bien!  avec  toute 
cette  verve  de  curiosité  nocturne ,  il  n'était  parvenu  qu'à  voir 
deux  revenans ,  et  encore  avait-il  des  momens  de  doute  lors- 
qu'il y  réfléchissait. 

La  bibliothèque  de  John  Lewing  ne  se  composait  que  des 
romans  d'Anne  Radcliffe  :  ils  étaient  reliés  en  peau  de  goule , 
disait-il,  et  noircis  sur  tranche,  avec  des  os  en  sautoir.  Les 
rayons  étaient  eu  bois  de  cyprès.  Son  livre  de  prédilection  ne 
pouvait  manquer  de  se  nommer  les  31ystères  du  château 
d'iJdulphe.  Quel  roman  !  c'est  le  beau  idéal  de  la  laideur  sou- 
terraine; comme  ils  sont  gais  auprès  de  celui-là  tous  les 
tristes  ouvrages  du  même  auteur.  Jamais  Anne  Radcliffe  n'a 
fait  plus  de  dépenses  de  frayeur  que  dans  Udolphe.  Chaque 
page  semble  tourner  avec  un  accompagnement  de  ferrailles; 
chaque  ligne  est  sablée  avec  de  la  poudre  de  tombe;  chaque 
lettre  est  un  œil  éteint  qui  regarde  le  lecteur.  Un  homme 
nerveux  ne  peut  dormir  dans  une  chambre  habitée  par  ces 
quatre  volumes  sulfureux;  il  est  obligé  de  les  exiler  dans 
l'intérêt  de  son  sommeil. 

Anne  Radcliffe  a  fait  l'exacte  topographie  des  montagnes  sur 
lesquelles  planait  le  château  d'Udolphe  ;  elle  a  mis  une  con- 
science louable  à  dépeindre  les  localités ,  avec  les  plus  minu- 
tieux détails;  bien  différente  en  cela  de  tant  de  romanciers 
qui  ne  respectent  point  le  lecteur,  et  bâtissent  des  châteaux 
imaginaires  dans  des  pays  qui  n'existent  pas.  Anne  Radcliffe 
a  si  bien  cadastré  le  domaine  d'Udolphe  avec  ses  apparte- 
nances et  dépendances,  que,  avec  la  première  carte  des 
Apennins  qui  lui  tombe  sous  les  yeux ,  le  moins  géographe 
des  hommes  met  le  doigt  sur  le  point,  et  dit,  comme  le  héros 
du  roman,  voilà  Udolphe  II! 

John  Le>ving  dessina  un  jour,'sur  la  poussière  d'Hyde-Park, 
le  sombre  manoir  de  Montoni  ,1a  montagne  qui  le  porte  à  re- 
gret, et  le  bois  de  sapins  qui  s'incline  de  honte  d'avoir  couvert 
tant  de  crimes.  Puis,   il  prit  des  lettres  de  crédit  sur  son 


LE    CHA.TEAU    d'uDOLPHE.  331 

banquier  de  Florence,  et  s'embarqua  à  Brighlon  pour  Li- 
vourne ,  avec  un  exemplaire  du  roman  d'Udolphe  et  quelques 
foulards  pour  tout  bagage;  il  avait  fait  un  itinéraire  sur  son 
album  ,  qui  l'aurait  conduit  à  Udolpbe  les  yeux  fermés. 

John  Lew  ing  arriva  en  Toscane  le  U  juin  18S2  ;  il  ne  s'ar- 
rêta à  Livourne  que  pour  prendre  du  thé  à  la  locanda  du 
Qiiercîa  reale.  En  six  heures,  sa  chaise  de  poste  l'avait  dé- 
posé à  Florence  chez  Schneider. 

A  table  d'hôte  il  y  avait  un  Allemand  octogénaire  qui  était 
venu  de  Munich  pour  mourir  à  Rome  devant  un  tableau  de 
Cornélius;  un  Anglais,  qui  était  amoureux  de  la  Vénus  de 
Médicis,  et  l'avait  demandée  en  mariage  au  Grand-Duc  ;  et 
trois  jeunes' Français  qui  faisaient  de  l'art,  et  portaient  de 
longs  cheveux.  Au  dessert  on  parla  :  chacun  exposa  ses  prin- 
cipes. John  Lewing  n'avait  d'autres  principes  que  ses  théories 
sur  les  revenans  ;  il  les  exposa  avec  beaucoup  de  gravité  :  les 
convives  furent  c-bahis.  La  carte  des  Apennins  se  déroula  sur 
la  table;  on  demanda  des  épingles  au  gaiçon;  John  Lewing 
se  promena  sur  les  crêtes  boisées ,  traversa  les  lacs,  franchit 
les  lorrens,  pénétra  hardiment  sous  les  voûtes  sombres  du 
château  d'Udolphe  ,  fit  habiller  ses  convives  en  spectres, 
avec  des  serviettes,  et  fut  saisi  d'une  attaque  de  nerfs.  Les 
trois  Français  qui  faisaient  de  l'art,  accompagnèrent  John 
Lewing  à  sa  chambre  à  coucher,  et  lui  présentèient  d'une 
voix  sépulcrale  une  infusion  de  tilleul.  John  Lewing,  pour 
récompenser  celle  générosité  française,  développa  tous  ses 
plans,  et  pria  les  jeunes  Français  de  vouloir  bien  l'accom- 
pagner à  Udolphe.  Les  Français  s'excusèrent  civilement ,  en 
disant  qu'ils  étaient  forcés  de  rester  à  Florence,  pour  remet- 
tre en  lumière  une  fresque  elfac('!e  de  Memmo  Gaddi. 
John  Lewing  leur  dit  :  «  Eh  bien  !  je  partirai  seul.  » 
A  minuit  on  se  sépara. 

Deux  jours  après,  John  Lewing  demande  des  chevaux,  et 
court  en  poste  sur  la  route  de  Sienne  jusqu'à  ce  village, 
composé  de  deux  maisons,  qui  se  nomme  misérablement 


332  LE    CHATEAU    d'uDOLPHE. 

Torrinieri.  Là,  notre  Anglais  fit  seller  un  cheval,  suspendit 
le  roman  au  cou  de  la  bête,  et  s'éloigna  de  la  grand'route, 
pour  marcher  directement  sur  le  château  mystérieux.  Entre 
Polderina  et  Riccorsi,  la  chaîne  des  Apennins  s'allonge  avec 
des  contorsions  effrayantes;  il  y  a  des  groupes  de  montagnes 
qui  semblent  s'être  associées  pour  soutenir  le  ciel.  Avant  de 
descendre  dans  la  profonde  route  qui  tombe  d'aplomb  sur 
les  chaumières  de  Riccorsi ,  on  aperçoit  à  droite  des  amon- 
cellemens  fantastiques  de  terrain,  des  collines  rouges,  des 
rochers  sillonnés  de  rides,  des  montagnes  qui  ressemblent  à 
des  dômes  de  cathédrales  ;  tout  ce  paysage  est  d'une  tristesse 
qui  ne  peut  jamais  parvenir  à  s'égayer  au  soleil  italien. 
Lewing  prit  sa  carte,  la  déroula  sur  le  cou  de  son  cheval,  et 
établit  ses  positions.  Udolphc  n'est  pas  loin  d'ici,  dit-il;  voilà 
une  véritable  campagne  de  revcnans.  Il  se  mit  à  chevaucher 
çà  et  là ,  toisant  les  montagnes  du  sommet  à  la  base ,  et  s'ar- 
rêtant  par  intervalles  pour  lire  un  chapitre  du  roman. 

Au  milieu  de  ces  perplexités  il  avisa  un  pâtre  mélancoli- 
que ,  assis  sur  un  tertre  de  gazon  ,  une  houlette  à  la  main ,  et 
gardé  par  un  chien.  Il  galope  vers  le  pâtre,  et  lui  demande 
dans  une  langue  qui  avait  toutes  les  peines  du  monde  à  se 
faire  italienne,  s'il  était  bien  éloigné  du  château  d'Udol- 
phe. 

Le  pâtre  était  enveloppé ,  de  la  tête  aux  pieds ,  d'un  vieux 
manteau  rouge,  et  ne  laissait  entrevoir  que  ses  yeux  et  la 
moitié  de  son  front ,  car  la  brise  fraîchissait  sur  les  Apennins. 
Il  souleva  lentement  sa  tête ,  regarda  l'Anglais,  et  lui  fit  signe 
qu'il  ne  comprenait  pas. 

John  Lewing  à  son  tour  regarda  fixement  le  pâtre,  et  un 
rapide  frisson  le  secoua  vivement.  C'était  effrayant  en  effet, 
im  pâtre  sans  troupeau,  un  manteau  rouge  et  un  chien  noir. 
On  aurait  cru  voir  un  post-scriplum  du  roman  de  Radcliffe, 
oublié  dans  ce  désert.  Cependant  l'héroïque  Anglais  imposa 
silence  aux  battemens  de  son  cœur;  et,  appelant  à  son  se- 
cours tous  les  lambeaux  de  la  grammaire  de  Veneroni,  que 


LE    CHATEAU    d'uDOLPHE.  o33 

sa  mémoire  tenait  à  sa  disposition,  il  engagea  le  colloque 
suivant  : 
ce  Êtes-vous  de  ce  pays,  ô  berger? 

—  Oui,  excellence,  répondit  le  pâtre,  avec  un  accent  de 
bucolique  ,  je  suis  natif  de  Polderina. 

—  Me  permettez-vous  de  vous  demander  des  nouvelles  de 
votre  troupeau? 

—  Eh  1  mon  troupeau  m'a  abandonné  à  mon  malheureux 
sortj  mon  cliien  seul  m'est  resté  fidèle. 

—  Quelle  est  votre  profession  aujourd'hui? 

—  Pâtre ,  toujours  pâtre.  Le  seigneur  Montoni  m'a  promis 
de  me  monter  un  troupeau  ;  j'attends. 

—  Le  seigneur  Montoni  1  dites-vous?  Il  y  a  un  seigneur 
Montoni,  dans  cet  endroit? 

—  Oui ,  excellence  ;  vous  le  connaissez? 

—  Si  je  le  connais  !  lui,  non;  mais  son  aïeul....  Diîes-moi , 
habite-t-il  toujours  le  château  d'Udolphe? 

—  Il  habite  cette  chaumière  que  vous  voyez  lâ-bas,  là-bas, 
à  deux  lieues  d'ici.  On  l'appelle  toujours  le  seigneur  Mon- 
toni, mais  il  est  aussi  pauvre  que  moi. 

—  Le  scélérat  !...  Je  parle  de  l'aïeul  ;  et  que  fait-il  ce  Mon- 
toni, le  petit-fils? 

—  Il  arrête  les  voyageurs,  et  les  dévalise;  au  fond,  c'est 
un  honnête  homme. 

—  Vraiment  !  il  a  donc  été  exproprié  du  château  de  ses 
aïeux  ? 

—  Oui  !  le  château  tombe  en  ruines. 

—  En  ruines,  ce  merveilleux  château  I  Est-il  bien  loin 
d'ici  ? 

—  Le  seigneur  Montoni  ? 

—  Non  ,  le  château  ? 

—  On  peut  le  voir  de  la  place  où  vous  êtes...  Tenez,  mon- 
tez sur  ce  petit  rocher,  et  regardez  entre  ces  deux  chênes 
qui  se  penchent...  Vous  voyez  quelque  chose  de  noir,  n'est- 
ce  pas  ? 


334  LE    CHATEAU    D  UDOLPHE. 

—  De  1res  noir,  oui. 

—  C'est  la  dernière  lonrelle  qui  reste  àUdolphe... 

—  Ah!  il  y  avait  tant  de  tourelles!...  Pourriez-vous  m'ac- 
conipagner  jusque-là? 

—  Avec  plaisir ,  excellence  ;  depuis  que  je  n'ai  plus  de 
troupeau  ,  je  ne  demande  que  des  occasions  de  me  distraire  ; 
voilà  la  place  où  je  le  menais  paître ,  tous  les  jours.  Ah  ! 

—  Pauvre  garçon!  Tenez,  voilà  vingt  guinées  pour  vous 
consoler. 

—  De  l'or!  de  l'or!  Non,  non,  gardez  vos  dons  ,  généreux 
étranger;  vos  gainées  m'ùteraientîe  bonheur  dont  je  jouis. 

—  Et  de  quel  bonheur  jouissez-vous,  dans  votre  infortune? 

—  Je  cultive  la  vertu. 

—  Très  bien  !  Après? 

—  Voilà  tout. 

—  De  quoi  vivez-vous  ici  ? 

—  Je  vis  au  hasard;  un  air  pur  m'environne,  le  soleil  me 
chauffe  de  ses  rayons,  y) 

Le  pâtre  et  l'Anglais  cheminaient  en  causant  ainsi. 
Voilà,  dit  en  lui-même  John  Lewing,  voilà  le  pâtre  le  plus 
original  que  j'aie  vu  de  ma  vie;  Dieu  me  damne,  si  je  com- 
prends celte  existence-là  !  Après  une  courte  pause  le  colloque 
recommença. 

«Monsieur  le  pâtre,  dit  l'Anglais,  auriez-vous  entendu 
parler,  par  tradition,  des  mysières  du  château  d'Udolphe?  » 

A  cette  interrogation,  le  pâtre  s'arrêta  brusquement  et 
manifesta  une  vive  émotion  ;  son  corps  parut  frissonner  sous 
le  manteau  rouge;  il  regarda  l'Anglais  du  fond  de  ses  yeux 
vitrés  par  Teffroi.  Le  chien  noir  hurla  rauquemenl.  John 
Lewing  fit  trente  conjectures,  à  la  minute,  et  resta  muet  sur 
son  cheval  de  poste.  Le  vent  sifflait  dans  les  rameaux  secs 
d'un  vieux  figuier  stérile  qui  avait  l'air  de  vouloir  se  mêler  à 
la  conversation. 

Le  pâtre  hocha  la  tête ,  avec  des  mouvemens  solemiels  et 
mélancoliques,  cl  John  Lewing,  s'apercevant  qu'il  allait  enfin 


LE    CHATEAU    D  UDOLPHE.  o3.5 

parler ,  descendit  de  cheval  pour  rëcoulcr   de  plus  près, 
ce  Seigneur  ,  dit  le  paire  ,  vous  me  faites  ,  là  ,  une  de- 
mande terrible ,  et  qui  rouvre  de  vieilles  blessures;  rétraciez- 
vous  votre  demande ,  ou  persistez-vous? 

—  Je  persiste,  dit  l'Anglais. 

—  Youlez-vous  savoir  qui  je  suis? 

—  Oui. 

—  Je  suis  le  petit-fds  d'Ânnelte  et  de  Ludovico. 

—  Grand  Dieu  !  le  petit-fils  de  ces  deux  honnêtes 

—  Oui,  seigneur,  lui-même; regardez  ce  figuier. 

—  Je  le  regarde. 

—  C'est  à  l'ombre  de  ce  figuier  que  se  sont  reposés  mon 
aïeul,  mon  aïeule,  et  la  jeune  et  belle  Emilie,  et  M.  Dupont , 
lorsqu'ils  s'échappèrent  du  château  d'Udolphe. 

—  Ils  se  sont  reposés  là! Permettez  que  je  coupe  une 

branche  de  l'arbre  vénérable  qui  a  ombragé  tant  de  vertus. 
Continuez ,  fils  de  Ludovico. 

—  Savez-vous  le  nom  du  village  que  vous  venez  de  tra- 
verser ? 

—  Polderina,  je  crois, 

—  Justement.  Eh  bien!  c'est  là  qu'Emilie  acheta  un  cha- 
peau de  paille  d'Italie,  dont  elle  avait  grand  besoin,  pour  son 
voyage  à  Livourne. 

—  Oui ,  oui  ;  ce  chapeau  de  paille Tome  III ,  page  247, 

édition  d'Edimbourg. 

—  Avançons  toujours,  vous  n'êtes  pas  au  bout.  Voyez-vous 
ces  bruyères  qui  s'agitent  comme  drs  chevelures  dans  une 
cuve  pleine  de  damnés,  et  chauffée  à  soixante  degrés  Réau- 
mur  ? 

—  Oui ,  ô  le  plus  poétique  des  pâtres  ! 

—  C'est  là  qu'eut  lieu  la  disparition  do  la  signora  Laii- 
rentina. 

—  Ombre  chère!  elle  plane  peut-être 

—  Elle  plane,  n'en  douiez  pas.  Aussi  ces  bniyèi'cs  s'agi- 
tent toujours,  même  en  l'absence  du  vent. 


336  LE    CHATEAU    d'uDOLPHE. 

—  Permellez  que  je  coupe  un  rameau  de  ces  bruyères. 

—  Nous  sommes  en  ce  moment  dans  le  chemin  creux  où 
passaient  les  condottieri,  quand  ils  se  rendaient  de  Venise  à 
Udolphe. 

—  Je  ramasse  un  caillou  de  ce  chemin  creux. 

—  Voici  une  petite  prairie  qui  fut  baignée  par  les  larmes 
de  Valancourt. 

—  Je  cueille  un  brin  d'herbe  pour  ma  collection. 

—  Et  voici non,  pour  me  servir  de  l'expression  consa- 
crée, voilà,  voilà  L'dolphe! 

—  Ah  mon  Dieu! tenez  un  instant  la  bride  de  mon 

cheval,  je  veux  me  prosterner Comment,  voilà  donc  ce 

magnifique  château!  est-il  perche! Mais  dites-moi,  je  ne 

vois  pas  la  forêt  de  sapins. 

—  Incendiée ,  incendiée  ! 

—  Incendiée! 

—  Par  la  malveillance.  Maintenant,  prenons  haleine  et 
gravissons  ce  rude  sentier. 

—  Oh!  je  reconnais  ce  sentier, et  Valancourt  aussi  le 

connaissait  ce  sentier!  infortuné  jeune  homme! 0  jeune 

pâtre,  comment  pourrais-je  reconnaître  le  service  que  vous 
me  rendez;  oh!  je  vous  serai  le  plus  reconnaissant  des 
hommes,  si  vous  acceptiez  un  troupeau  de  ma  main. 

—  Pas  une  brebis.  Je  n'ai  besoin  de  rien  :  ma  pauvreté  me 
suffît. 

—  Ce  désintéressement  fera  mon  désespoir.  Diies-moi, 
s'il  vous  plaît ,  comment  vivez-vous  avec  le  petit-fils  de 
Montoni  ? 

—  Le  temps  et  le  malheur  adoucissent  singulièrement  les 
haines;  je  suis  intimement  lié  avec  le  petit-fils  du  persécuteur 
de  mon  aïeul  Ludovico. 

—  Cela  me  touche  aux  larmes  et  me  réconcilie  avec  le 
nom  de  Montoni  :  le  petit-fils  ne  persécute  plus  personne? 

—  Eh  mon  dieu!  que  voulez-vous  qu'il  persécute!  il  serait 
bien  tenté  quelquefois  de  commettre  quelques  cruautés  par 


LE    CHATEAU  d'uDOLPHE.  337 

désœuvrement,  mais  il  n'a  pas  un  écu;  et  il  faut  être  riche 
pour  être  cruel  impunément.  Sénèque  l'a  dit  :  Da  posse 
quantum  volunt. 

—  Ciel!  vous  avez  lu  Sénèque?  vous  parlez  latin?  Oh!  ces 
montagnes  ne  méritent  point  de  vous  posséder  !  quel  troupeau 
ne  se  glorifierait  pas  de  vous  avoir  à  sa  tête!  Venez  à  Londres 
avec  moi ,  monsieur  ;  venez ,  je  vous  donnerai  un  de  mes 
vieux  châteaux. 

—  Ah!  pourrais-je  vivre  loin  de  ces  lieux,  témoins  des 
malheurs  de  ma  famille  et  de  mes  malheurs  personnels  ! 
Quelle  douceur  trouverais-je  qui  valût  la  calamité  qui  m'ac- 
cable à  l'ombre  de  ces  figuiers?  « 

En  conversant  ainsi ,  ils  arrivèrent  sur  le  plateau  de  la  mon- 
tagne. Un  singulier  spectacle  ôta  la  parole  à  l'Anglais. 

Des  ruines  étaient  amoncelées  dans  un  fossé  large  et  pro- 
fond qu'elles  avaient  comblé.  La  moitié  d'un  château  était 
encore  vigoureusement  debout;  une  tour  bien  conservée 
s'élevait  comme  la  tige  d'un  aloès ,  d'un  grand  bouquet  de 
chênes,  et  assistait,  comme  un  soldat  vivant,  à  la  dévasta- 
tion d'un  champ  de  bataille.  Le  pont-levis  était  ironiquement 
levé  devant  une  muraille  absente;  et,  sur  un  fossé  sans  eau, 
des  pins  chétifs  avaient  envahi  la  grande  galerie,  et  sem- 
blaient s'y  promener  sur  deux  rangs,  comme  des  nains  mys- 
térieux. Un  escalier  gigantesque  montait  vers  des  apparte- 
mens  supérieurs  qui  n'existaient  plus.  Le  vent  des  Apennins 
avait  ensemencé  toutes  ces  ruines  et  les  avait  couvertes  de 
cette  végétation  puissante  et  capricieuse  que  l'art  n'imitera 
jamais. 

John  Lewing  reconnut  parfaitement  les  localités.  Il  fit  le 
devis  du  château  et  nota  du  doigt,  dans  l'espace  vide,  les 
salles  écroulées  où  se  passèrent  tant  de  scènes  inouïes.  Use 
désigna,  avec  une  grande  sagacité,  les  parcelles  d'air  où 
était  suspendue  la  chambre  funèbre  du  labliau  de  circ;  il  se 
montra  dans  le  vide  le  néant  où  fut  cloué  ce  tableau ,  et  il 
frémit.  Il  se  promena  dans  le  corridor  absent  qui  avait  cn- 

VIII. — If   SÉRIE.  22 


538  LE    CHATEAU    d'UBOLPHE. 

tendu  tant  de  plaintes  nocturnes,  et  il  se  recueillit  pour 
saisir  encore  un  écho  de  ces  plaintes.  Le  pâtre  le  suivait 
partout  avec  son  chien  noir. 

Ils  arrivèrent  au  pied  de  la  tour  ;  la  porte  était  défendue 
par  des  buissons  hérissés  comme  des  chevaux  de  frise.  John 
Lewing  se  fraie  un  passage  à  travers  ces  épines ,  en  y  laissant 
en  otage  des  lambeaux  de  ses  vêtemens.  L'escalier  était 
vermoulu  et  sombrement  éclairé  par  des  lucarnes  pratiquées 
dans  l'épaisseur  du  mur.  Au  premier  étage ,  l'Anglais  entra 
dans  une  chambre  qu'il  reconnut  du  premier  coup  :  c'était  la 
chambre  d'Emilie  ;  l'ameublement  se  composait  d'un  bois  de 
lit  et  d'un  matelas  en  putréfaction.  John  Lewing  baisa  ce  lit. 
«0  Yalancourt!  »  s'écria- t-il;  et  il  pleura.  Il  vit  aussi  dis- 
tinctement sur  le  mur  le  chiffre  VE  en  caractères  de  sang. 

«  La  nuit  approche ,  dit  le  pâtre  avec  sa  voix  mélancolique. 

—  Eh  I  que  m'importe  !  c'est  la  nuit  que  j'attends ,  que 
j'implore,  dit  l'Anglais.  Quand  finira-t-il  ce  jour  odieux;  je 
déteste  le  soleil. 

—  Mais  songez ,  seigneur,  que  nous  ne  pourrons  pas  rega- 
gner Torrinieri  ou  Polderina  dans  l'obscurité. 

—  Ça  m'est  bien  égal  ;  je  couche  ici.  » 
Le  pâtre  recula  d'horreur. 

ce  Vous  couchez  ici  !... 

—  Certainement!  là,  dans  ce  lit...  le  lit  d'Emilie!  ô  Ya- 
lancourt ! 

—  Et  où  souperez-vous? 

—  Je  ne  soupe  jamais.  J'irai  déjeuner  demain  à  Torri- 
nieri ;  faites-moi  le  plaisir  de  mettre  mon  cheval  au  vert  dans 
ics  ruines  ;  il  boira  la  rosée  de  la  nuit.  Vous  n'avez  pas  la 
fantaisie  de  passer  la  nuit  avec  moi,  vous  ? 

—  Dieu  m'en  garde  ! 

—  Mettez-vous  à  votre  aise  ;  mais  ne  manquez  pas  de  vous 
trouver  demain  à  Torrinieri,  à  l'auberge  de....  à  l'auberge 
enfin ,  il  n'y  en  a  qu'une.  Adieu ,  vous  que  j'ose  appeler 
nion  ami.  » 


LE    CHATEAU    d'uDOLPHE.  S39 

Le  pâtre  et  Lewing  se  serrèrent  cordialement  la  main. 
L'Anglais  resta  seul,  dans  la  chambre  d'Emilie;  le  paire  et 
son  chien  disparurent  bientôt  dans  le  chemin  creux. 

La  nuit  tomba  sur  les  vastes  ruines  et  les  couvrit  d'une 
ombre  transparente  qui  les  faisait  saillir,  dans  un  relief  ef- 
frayant. Chaque  masse  de  granit  emprunta  une  physionomie 
étrange ,  à  cette  clarté  livide  qui  tombe  d'un  ciel  étoile ,  mais 
nuageux.  La  verdure  des  pins,  des  figuiers  sauvages,  des 
noyers,  des  hautes  herbes,  se  fil  noire  comme  un  crêpe  de 
deuil  ;  c'était  comme  un  cimetière  hérissé  de  tombeaux  dé- 
vastés, dont  les  épitaphes  avaient  disparu  sous  un  voile  de 
mousse ,  de  saxifrage  et  de  lichen. 

John  Lewing  contempla  long-temps,  à  travers  des  larmes 
de  joie,  ce  spectacle  ravissant  pour  lui.  «Comme  il  est  doux 
de  passer  ici  ses  soirées,  disait-il,  lorsque  l'âge  a  bronzé 
notre  épiderme  et  nous  a  ravi  nos  émotit/ns!  Cela  ne  vaut-il 
pas  mieux,  dites-moi,  que  de  faire  le  wist  dans  un  club  illu- 
miné au  gaz?  mais  à  quoi  pensent  donc  les  hommes  qui  s'en- 
sevelissent dans  une  salle  étroite,  pour  échanger  entre  eux 
ces  paroles  nauséabondes  qu'ils  appellent  les  charmes  de  la 
conversation  ?  Les  mortels  sont  vraiment  fous  !  Oh  !  comme  la 
vie  est  forte  au  milieu  de  ces  ruines  !  Quel  soleil  vaut  cette 
nuit  ?  0  Anne  Radcliffe ,  grand  homme  !  poui-quoi  n'as-tu  pas 
de  tombe  d'honneur  à  Westminster?  Je  t'en  promets  une  de 
marbre  noii'.  « 

Ce  vœu  fait,  John  Lewing  se  jeta  tout  habillé  sur  le  lit 
d'Emilie,  non  dans  l'inteuiion  vulgaii-c  de  dormir,  mais  pour 
penser,  dans  un  saint  recueillement. 

Il  pensait  depuis  quelques  heures,  lorsqu'il  entendit  dis- 
tinctement sonner  un  coup  d'horloge,  puis  deux,  trois,  jus- 
qu'à douze  !  niimiit  ! 

Il  se  leva  sur  son  sciant  et  dit  :  «  Voilà  qui  est  bien  singu- 
lier! ce  n'est  point  un  rêve  ;  j'ai  complt'  les  coups ,  et  la  vibra- 
tion roule  encore  dans  la  tour.  Il  y  a  donc  un  beffroi  ici?.. 
Je  donnerais  cent  guinées  pour  l'entendre  une  seconde  fois.  )) 

22. 


3^0  LE    CHATEAU    d'uDOLPHE. 

Le  beffroi  répéta  minuit. 

«  Très  bien  !  dit  Lewing;  je  voudrais  savoir  quel  est  l'hor- 
loger qui  règle  cette  horloge.  «  Et  il  se  mit  à  rire  aux  éclats, 
pour  faire  honneur  à  sa  plaisanterie. 

Ce  rire  fut  brusquement  suspendu  par  des  sons  mélodieux 
qui  semblaient  monter  du  pied  de  la  tour. 

«  C'est  la  harpe  de  Laureniina  !  s'écria  Lewing,  je  la  re- 
connais. )>  Et  il  courut  à  la  croisée  pour  entendre  et  voir.  Le 
prélude  de  Tinstrunient  annonçait  une  romance;  une  voix 
chantait: 

O  toi  qui  sus  toucher  mon  âme. 
Mortel  sensible  et  vertueux , 
Prends  pitié  de  ma  triste  flamme 
Seconde  mon  cœur  et  mes  vœux. 
Amant  chéri,  toi  que  j'adore. 
Délivre-moi  de  mes  tyrans  ; 
Pour  flétrir  celui  que  j'abhorre , 
Il  ne  me  reste  que  des  chants. 

«  Ces  vers,  dit  Lewing,  ne  sont  pas  fort  bons,  mais  je  les 
paierais  volontiers  cinq  cents  guinées.  y>  Comme  il  se  parlait  à 
lui-même,  il  vit  distinctement  une  ombre  blanche  qui  se  glis- 
sait dans  les  hautes  herbes,  au  pied  de  la  tour. 

Respectons  ce  terrible  mystère,  dit  Lewing/  il  ne  nous  ap- 
partlent  pas  de  sonder  les  effets  siirnaturels ,  selon  la  belle 
expression  de  Radcliffe  ,  dans  son  roman  de  Julia ,  ou  les 
Sojttenains  de  Mazzini. 

Alors  commencèrent  d'épouvantables  scènes,  qui  auraient 
glacé  de  terreur  tout  autre  que  l'héroïque  John  Lewing.  La 
lour  trembla  sur  ses  vieux  fondemens,  avec  un  bruit  de  fer- 
riîillcs,  si  bien  nourri,  qu'on  eût  dit  qu'elle  était  habitée 
par  tous  les  fantômes  du  bagne  de  l'enfer.  On  entendait 
des  cris  étranges  qui  n'appartenaient  pas  à  des  poitrines 
d'hommes;  ces  cris  s'élançaient  avec  des  sifllemens  brisés, 
comme  s'ils  avaient  fait^  irruption  à  travers  une  rangée  de 


LE    CHATEAU    d'uDOLPHE.  341 

squelettes;  du  moins,  c'était  ainsi  que  se  les  expliquait  Lewing. 
Il  entendait  des  mots  isolés ,  des  phrases  sans  suite,  sans 
doute  interrompues  par  un  vif  aiguillon  d'une  llammc  infer- 
nale qui  su't  le  dannic  sur  la  terre,  lorsqu'il  a  obtenu  un 
congé  de  Satan,  C'étaient  des  paroles  lamentables,  pro- 
noncées dans  un  italien  à  l'anglaise,  comme  si  le  plaignant 
eût  voulu  se  mettre  à  la  portée  de  son  seul  auditeur.  Puis  de 
longs  éclats  de  rire  qui  allaient  s'éteindre  dans  un  concert 
général  de  sanglots;  puis  des  râles  affreux,  comme  si  toutes 
les  potences  de  Tyburn  eussent  fonctionné  sur  cent  misé- 
rables agonies  vouées  au  bourreau  :  le  tout  assaisonné  de 
plaintes  de  vent,  de  bruissemens  de  feuilles,  de  vagissemens 
de  nouveau- nés,  de  fcrraillemcns  de  fossoyeurs,  de  duos 
d'orfraies  et  de  hiboux  ,  de  glas  de  cloches  fêlées^  de  frô- 
lemens  de  suaires,  de  craquemens  de  saules  pleureurs,  de 
lamentations  de  vierges  outragées,  de  cliquetis  de  glaives, 
de  soupirs  de  ponts-levis ,  de  fracas  de  lorrens  sous  une 
écluse,  de  souffles  de  fantômes  infusés  dans  l'oreille,  de 
miaulemens  de  chats-tigres,  de  toutes  les  désolantes  harmo- 
nies qui  s'élèvent  des  lieux  funèbres  où  la  chair  souffre ,  où 
le  corps  verdit,  où  l'àme  pleure,  où  la  vie  so  fait  mort. 

John  Lewing  analysa  tous  ces  effets  et  les  consigna  dans 
un  procès-verbal ,  en  invitant  l'assemblée  invisible  à  venir 
le  signer.  Personne  ne  se  présenta  ;  Lewing  jugea  conve- 
nable de  se  retirer  dans  une  pièce  voisine,  pour  laisser 
libre  accès  aux  signataires. 

A  l'aube,  le  calme  revint  aux  ruines;  jamais  aube  ne  fut 
plus  maudite  que  celle-là;  Lewing  était  furieux  contre  elle; 
d'abord  il  ne  voulut  pas  la  reconnaître  et  la  nia.  L'aube  ne 
tint  pas  compte  de  cet  aveuglement,  et  fit  son  chemin  dans 
le  ciel,  en  attendant  l'aurore  ;  puis  un  rayon  courut  sur  la 
longue  et  double  crête  qui  encaisse  le  large  torrent  de  Ric- 
corsi;  c'était  le  précurseur  du  soleil;  l'astre  agile,  en  s'é- 
iançant  sur  l'horizon,  rencontra  une  malédiction  de  John 
Lewing.  Cet  innocent  soleil  fut  traité ,   en  cette  occasion , 


3/|2  LE    CHATEAU    d'uDOLPHE. 

comme  un  de  ces  brouillons  qui  viennent  troubler  au  théâ- 
tre un  spectacle  amusant,  et  font  baisser  le  rideau. 

John  Lewing  renlra  dans  la  chambre  d'Emilie,  et  prit  la 
feuille  de  papier  sur  laquelle  il  avait  écrit ,  en  grosses  lettres, 
dans  les  ténèbres,  le  procès-verbal  de  la  nuit.  Jugez  de  sa 
joie  ;  il  lut  au  bas  les  signatures  suivantes  en  caractères  sul- 
fureux. 

Ont  signé  : 

MoNTONi ,  pèie  el  fils,  ombres  vaines.  M.  Dupont  ,  revenant. 

Sigi'.ora  Laurentina,  aspiole.  Aknette,  goule. 

Val\î(court,  fanîôme  crraDt.  Ludovico,  farfadet, 

Emilie,  jeune  spectre.  Chœurs  ûe Condottieri  vénitiens. (i) 

Lewing  ne  témoigna  aucun  étonnement  à  la  vue  de  ces 
signatures;  il  trouva  cela  liés  naturel  ;  mais  sa  joie  était  déli- 
rante. Il  serra  précieusement  le  procès-verbal,  descendit  de 
la  tour,  et  se  mit  à  chercher  son  cheval,  sans  espoir  de  le 
trouver,  car  il  était  probable  qu'il  avait  disparu  dans  l'ou- 
ragan infernal  de  la  nuit.  «  Comme  tout  est  calme,  disait-il , 
à  cette  heui^e!  Qui  croirait  que  ces  lieux  viennent  d'assister 
à  tant  de  bruyantes  scènes?  »  En  prononçant  ces  derniers 
mots  il  heurta  du  pied  son  cheval  qui  dormait  tranquillement, 
étendu  sur  le  cùté. 

«  Pauvre  bête!  dit-il,  le  voilà  qui  se  i^emet  de  l'insomnie 
agitée  d'une  terrible  nuit!  Allons,  voyons,  sur  pied!  tu  dor- 
mirab  à  Torrinieii.  « 

Le  cheval,  mourant  de  faim  et  de  soif,  se  leva  péniblement, 
avec  un  maintien  piteux  de  résignation  ;  John  Lewing  s'élan- 
ça lourdement  sur  lui ,  et  piqua  vers  ïorriuieri. 

Il  trouva  le  pâtre  exact  au  rendez-vous  sur  la  porte  de 
l'auberge.  Le  pâtre  sauta  de  joie,  en  revoyant  Lewing, 
coiumc  s'il  l'avait  cru  perdu  sans  retour.  Lewing  fut  sensible 
à  ces  vives  démonstrations  d'amitié.  «  Déjeunons  maintenant, 

(i)  Tous  ces  personnages  api«rliennenl  au  roman  du  flfystère  cVUdolphc. 


LE    CHATEA.U    d'uDOLPHE.  343 

avant  tout;  j'ai  bu  l'absinthe  des  Apennins,  et  je  meurs  de 
faim.  Jeune  pâtre,  comment  vous  nommez-vous? 

—  Perugino. 

—  Perugino,  je  t'adopte  pour  mon  fils. 

—  J'ai  un  père ,  seigneur  lord. 

—  Tu  en  auras  deux.  Assieds-toi  là ,  mon  fils ,  et  deman- 
dons un  bon  déjeuner.  Voyons ,  toi  qui  connais  le  pays,  que 
trouve-t-on  ici  de  bon  à  manger? 

—  Rien  du  tout,  monsieur,  de  la  m  or  ladclle  fraîche  et 
des  œufs  qui  ne  sont  pas  frais, 

—  Mangeons  toujours.,..  Voyons  ,  dis-moi,  à  qui  appar- 
tiennent les  ruines  du  château  d'Udolphe? 

—  Au  Seigneur  jVIontoni,  mon  ami. 

—  Cela  ne  lui  rapporte  rien  ,  n'est-ce  pas? 

—  Beaucoup  moins. 

—  \^cndrait-il  cher  ces  l'uincs? 

—  Oh  !  il  ne  les  donnerait  pas  pour  un  million  ;  c'est  le  châ- 
teau de  ses  pères ,  et  il  a  la  consolation  d'aller  y  mourir  de 
faim ,  un  jour  ,  avec  moi. 

—  Comment  donc  !  est-il  fou? 

—  Ah  î  seigneur  ,  il  faut  respecter  les  honorables  scrupiïles 
de  la  piété  filiale  ;  mon  ami  veut  léguer  à  ses  enfans^cet 
héritage  intact... 

—  Un  héritage  de  rcvcnans!  A  quoi  pense-t-il? 

—  De  revenans,  tant  qu'il  vous  plaira,  mais  vous  ne  ven- 
driez pas  ,  vous,  le  château  de  vos  pères. 

—  Un  fameux  château  !  des  ruines  ! 

—  Oui ,  mais  des  ruines  bien  chères  au  cœur  d'un  fils. 
JVous  sommes  pauvres,  nous,  mais  pleins  de  respect  pour  la 
mémoire  de  nos  aïeux. 

—  Vos  aïeux  étaient  des  brigands. 

—  Sans  doute,  mais  un  fils  ne  s'informe  pas  de  la  piofes- 
sion  de  son  père  ;  il  le  vénère,  quel  que  soit  le  uom  dont  la 
société  l'ait  flétri. 


S44  LE    CHATEAU    d'uDOLPHE, 

—  Voilà  de  singuliers  principes  !  Enfin ,  peut-on  le  voir  ce 
monsieur  Montoni ,  petit-fils? 

—  Il  di'jeiine,  en  ce  moment,  chez  son  cousin  Vilbarggio. 

—  Rendez-moi  le  service  d'aller  lui  dire  que  je  veux  lui 
parler,  Perugino.  » 

Le  pâtre  laissa  John  Lewing  se  débattant  avec  un  nerf  de 
mortadelle,  et  courut  chercher  Montoni,  le  petit-fils. 

Montoni  arriva.  C'était  un  jeune  homme  de  trente  ans  , 
d'une  figure  farouche;  il  était  vêtu  en  jeune  seigneur  ruiné 
du  seizième  siècle;  ses  haillons  annonçaient  une  ancienne 
splendeur.  Il  portait  une  épée  au  fourreau  de  cuivre ,  semé 
de  taches  de  vert-de-gris;  ses  bottines  avaient  oublié  la  se- 
melle sur  les  Apennins. 

<c  Voilà  mon  noble  ami  » ,  dit  le  pâtre.  Montoni  salua  fière- 
ment ;  Lewing  s'inclina ,  avec  toute  la  courtoisie  complai- 
sante d'un  Français. 

a  Seigneur  Montoni,  dit  Lewing,  vous  êtes  le  propriétaire 
du  château  d'Udolphe,  m'a  dit  Perugino. 

—  Oui ,  seigneur ,  et  je  m'en  fais  gloire ,  répondit  Montoni , 
avec  un  accent  mâle  très  prononcé. 

—  Voudriez-vous  le  vendre  ? 

—  Le  vendre!  et  que  dirait  la  noblesse  italienne  si  l'on 
savait  que  j'ai  trafiqué  du  berceau  de  mes  pères  ! 

—  Sans  faire  tort  à  vos  pères,  je  vous  prie  d'observer 
que  leur  berceau  est  bien  délabré  ;  et  je  crois  que  la  noblesse 
italienne  ne  se  scandaliserait  pas  de  cette  vente.  Écoutez, 
Montoni ,  vous  me  paraissez  peu  fortuné;  je  suis  dix.  fois  mil- 
lionnaire, moi;  je  puis  vous  payer  vos  ruines  ce  qu'elles 
valent;  demandez-moi  un  prix. 

—  Si  je  consentais  à  un  pareil  trafic ,  ce  ne  serait  que  dans 
le  but  légitime  de  m'enrichir  d'un  seul  coup,  afin  de  rendre 
à  mon  nom  cet  éclat,  ce  luxe,  cette  splendeur,  qu'il  avait 
autrefois.  Je  vous  avoue  franchement  que  je  ne  vendrais  pas 
mon  château  pour  un  prix  ignoble  et  indigne  de  lui  et  de  moi  ; 
mais  je  le  céderais  avec  une  certaine  répugnance  pour  une 


LE    CHATEAU    D  UDOLPHE.  Zko 

somme  d'une  haute  valeur.  Donnez-moi  cent  mille  écus ,  et 
je  me  résigne,  en  pleurant,  à  embrasser  Udolphe  pour  la 
dernière  fois. 

—  Touchez  dans  ma  main,  seigneur  Montoni  ;  Udolphe  est 
à  moi. 

—  Seulement,  milord ,  je  veux  qu'il  me  soit  permis  d'y  aller 
expirer  de  douleur ,  si  la  vie  me  devient  à  charge  après  celle 
cession.  ' 

—  Tout  ce  que  vous  voudrez  ;  mais  vous  n'expirerez  pas. 

—  J'expirerai. 

—  Où  sont  vos  litres  de  propriété? 

—  A  Sienne.  Je  possède  le  château,  sous  le  nom  de  Filan- 
gieri,  mon  aïeul  maternel  ;  le  nom  de  Montoni  est  proscrit  en 
Toscane.  Donnez-moi  trois  jours  pour  m'habiller  convena- 
blement, et  je  vous  attends  à  Sienne,  Piazza  del  Campa, 
à  midi. 

—  Et  moi ,  je  vais  écrire  à  mon  banquier  de  Florence. 

—  Adieu ,  noble  lord. 

—  Adieu,  seigneur  Montoni  :  adieu,  Perugino.  » 

Trois  jours  après  celle  entrevue ,  les  ruines  d'Udolphe  ap- 
partenaient à  John  Lewing. 

Le  voyageur  ne  se  possédait  plus  de  joie;  dans  son  impa- 
tience de  propriétaire,  il  monta  à  cheval  et  courut,  à  franc 
élrier,  vers  la  montagne  désirée.  «  Quelle  douce  nuit  je  vais 
encore  me  donner',  disait-il  à  chaque  élan  du  cheval;  oh! 
comme  je  vais  savourer  cette  noble  veillée!  Peut-être  verrai-je 
des  choses  que  je  n'ai  pas  vues  la  première  fois;  les  fantômes 
aiment  la  variété.  Je  donnerais  pourtant  cent  guinées  pour 
entendre  une  seconde  fois  la  romance  de  Laurentina.  » 

Il  arriva  devant  les  ruines  d'Udolphe ,  à  l'approche  de  la 
nuit;  tout  était  à  sa  place;  il  mit  son  cheval  au  vert,  et  fut 
reprendre  son  poste  dans  la  chambre  d'Emilie. 

Les  ténèbres  ne  tardèrent  pas  d'envelopper  le  sonniiet  de  la 
montagne  ;  elles  étaient  intenses  à  faire  frémir,  a  Voilà  une 
nuit  irritée  et  menaçante,  dit  John  Lewing;  il  se  prépare  ici 


3^6  LE    CHATEAU    D  UDOLPHE. 

quelque  chose  d'affreux  el  d'imprévu  :  c'est  une  déclaraiiou 
de  guerre  de  l'enfer;  je  suis  prêt.  » 

Disant  cela,  il  se  coucha,  plein  de  joie  et  de  résolution, 
roreille  tendue  au  bruit  du  dehors,  l'œil  ouvert,  et  impatient 
de  curiosité.  A  chaque  murmure  de  la  nuit,  il  se  levait  sur  sou 
séant,  et  disait  d'une  voix  sourde  :  «  Ah!  voilà  que  ça  com- 
mence !  «  Puis  rien  ne  commençait,  et  il  reprenait  sa  position 
horizontale.  Jamais  amoureux,  au  rendez-vous,  n'éprouva 
plus  de  trépignemens  d'impaiieuce  que  John  Lewing  au  ren- 
dez-vous des  fantômes. 

Il  fit  sonner  sa  montre  à  répétition,  et  compta  onze  heures 
trois  quaîts.  «  C'est  très  bien,  dit-il,  il  n'y  a  pas  de  refard; 
soyons  juste  et  n'accusons  personne.  Si  l'horloge  de  ces  mes- 
sieurs est  réglée  sur  ma  montre,  comme  cela  doit  être,  je 
n'ai  plus  que  quinze  minutes  d'ennui  à  subir;  oh!  qu'elles 
sont  longues  quinze  minutes  de  nuit!  » 

La  montre  sonna  une  seconde  fois;  Lewing  compta  minuit 
et  le  quart.  Oh!  dit-il,  il  n'y  a  pas  encore  de  quoi  s'étonner; 
le  beffroi  retarde,  ou  bien  ils  ne  sont  pas  prêts  ces  gens-là; 
je  les  ai  pris  au  dépourvu.  Attendons. 

La  montre  sonnait  tous  les  quarts  avec  une  rapidité  dés- 
espérante. Lorsque  l'heure  attendue  est  arrivée  sans  amener 
le  plaisir  promis,  le  temps  s'écoule  aussi  rapidement  qu'il 
marchait  avec  lenteur  dans  l'expectative.  John  Lewing  s'é- 
tait levé  d'impatience;  el ,  la  tète  appuyée  sur  ses  deux  mains, 
il  contemplait  de  la  croisée  les  ruines  d'Udolpbe,  df'Jà  légè- 
rement blanchies  des  lueurs  matinales  de  l'été.  «  Il  faut  con- 
venir, murmurait-il,  que  c'est  indécent  de  se  comporter 
ainsi.  Voilà  l'aube,  et  rien  ne  paraît!  » 

Rien  ne  parut  en  effet.  L'aurore  entrait  avec  sa  clarté 
d'opale  dans  la  chambre  de  la  tour.  La  montagne  et  la  plaine 
étaient  à  découvert.  John  I^ewing  exhalait  sa  rage  contre  les 
revenans,  el  méditait  un  procès  contre  eux. 

Au  lever  du  soleil,  il  descendit  à  l'auberge  de  ïoriinieri  et 
demanda  le  paire  Pei'ugino.  Personne  ne  le  connaissait  dans 


LE   CHA.TEAU    d'uDOLPHE.  347 

le  village.  Il  résolut  alors  de  passer  la  journée  à  l'auberge ,  et 
de  rentrer  à  Udolplie  le  soir  :  c'était  justement  la  veillée  du 
vendredi  au  samedi.  «  S'ils  me  font  encore  faux  bond  celle  nuit, 
disait-il,  je  désespère  de  les  revoir;  mais  je  me  vengerai 
bien  de  ces  fantômes-là  !  » 

Il  fut  exact  au  rendez-vous  qu'il  s'était  donné.  La  nuit  res- 
sembla parfaitement  à  la  veille;  minuit  passa  comme  une 
heure  ordinaire.  Le  soleil  du  samedi  trouva  Lcwing  assis  sur 
une  ruine,  et  pâle  de  consternation.  Une  troisième  tentative 
qu'il  fit  encore  en  désespoir  de  cause  n'eut  pas  un  résultaL 
plus  heureux.  «Retournons  à  Sienne,  dit-il,  et  demandons 
des  nouvelles  de  Perugino,  de  Filangieri  et  de  Montoni.» 

A  Sienne,  John  Lewing  heurta  à  la  porte  de  la  maison  où 
le  contrat  avait  été  passé.  La  porte  ne  s'ouvrit  pas  :  elle  était 
inhabitée  depuis  cinq  ans.  «  Je  suis  la  victime  de  l'enfer  de 
mon  vivant,  murmura-t-il,  avec  un  accent  de  mélancolique 
résignation  ;  allons  prendre  du  thé  au  café  de  la  Piazza  del 
Cainpo. 

En  prenant  son  thé ,  il  parcourut  la  Gazette  de  Florence ^ 
et  jugez  de  sa  stupeur  lorsqu'il  lut  l'article  suivant  : 

«  Un  Anglais  millionnaire ,  sir  John  Lewing ,  vient  d'envoyer  à  la 
caisse  de  Buon  Governo  la  somme  de  100,000  éciis,  qu'il  destine  à 
l'entretien  de  la  grande  route  de  Sienne  à  Riccorsi.  Cette  noble  géné- 
rosité britannique  trouvera  de  la  reconnaissance  chez  tons  les  Tos- 
cans; les  voyageurs  béniront ,  à  chaque  pas ,  le  nom  de  John  Lewing. 
Ce  nom  sera  gravé  sur  une  borne  niilliairc,  au  bas  de  la  cèle  de  Sienne^ 
entre  la  Louve  et  le  Griffon ,  armes  de  la  cité.  » 

John  Lewing  ressemblait  à  un  homme  qui  sort  d'un  rêve  : 
il  avait  beaucoup  de  bon  sens,  folio  à  part.  Il  se  mit  à  réflé- 
chir froidement  et  récapitula  son  histoiio  ;  il  passa  en  revue 
les  trois  jeunes  Français  railleurs  de  la  table  d'hôte  de  Flo- 
rence, et  ce  pâtre  Perugino,  qui  avait  un  si  singulier  lan- 
gage, et  ce  jeune  Montoni,  si  fièrement  délabn'',  cl  toute  la 
fantasmagorie  du  château.  Puis,  se  levant  avec  calme,  comme 


S(l8  LE    CHATEAU    d'uDOLPHE. 

un  homme  qui  a  pris  son  parti ,  il  demanda  une  plume  et  du 
papier,  et  écrivit  à  la  Gazette  le  billet  suivant  : 

a  Je  viens  de  me  convaincre  que  les  100,000  écus  que  j'ai  donnés 
seront  insiiffisans  pour  l'entretien  de  la  route  de  Sienne;  j'ajoute  une 
somme  égale  à  la  première,  qui  esta  la  disposition  du  gouvernement , 
chez  mon  banquier  Filippo  Boggi,  place  du  Marché-I\eitf,  inîio- 
rence.  m 

JOH?<  Le\vi>'G. 

Le  lendemain,  il  fil  un  aulo-da-fé  des  romans  d'Anne 
RadeUffe. 

{Dublin  Liiiversity  Magazine.^ 


illi$rcUanrcî5. 


UN    ENFER   DE    BON    TON. 


LE    CLUB    CROCKFORD    A   LONDRES. 


Si  VOUS  n'avez  pas  vu  Londres  depuis  1825 ,  vous  vous 
demanderez  en  passant  dans  la  rue  Saini-James,  non  loin  de 
Piccadilly ,  quel  est  le  prince  dont  le  palais  s'élève  sur  l'em- 
placement des  trois  maisons  qui  portaient  autrefois  les  nu- 
méros 50,  51  et  52.  Ce  n'est  pas  un  prince,  c'est  un  simple 
particulier,  c'est  M.  Crockford;  le  familier  des  princes,  l'ami 
des  ducs,  l'hôte  et  le  convive  des  marquis,  des  comtes,  des 
barons,  et  de  toute  l'aristocratie  des  Trois  Royaumes.  Feu  le 
duc  d'York,  frère  du  roi,  lui  disait  :  Mon  cher  :  le  comte 
de  ***  a  été  long-temps  son  intime. 

—  C'est  donc  un  homme  d'excellent  ion  que  IM.  Crockford , 
à  qui  il  ne  manque  qu'un  lilre,  ou  peut-être  a-t-il  une  jeune 
et  jolie  femme? 

—  Nullemcnl,  ]\I.  Crockford  est  un  assez  rustique  person- 
nage qui  n'a  pu  se  dépouiller  des  façons  et  des  tournures  de 
phrase  du  parvenu,  et  sa  femme  n'existe  pour  aucun  des  lords 
qui  viennent  tous  les  soirs  au  palais  de  la  rue  Saint-James. 

—  M.  Crockford  est  donc  bien  riche? 

—  Vous  y  voilà;  personne  ne  sait  le  chiffre  de  sa  forlime, 
mais  il  se  vanle  quelquefois  de  tenir  dans  sa  main  le  revenu 
et  le  capital  de  tous  ceux  qui  lui  font  l'honneur  d'Olre  ses  con- 


S5(y  Vy   E>FER   DE    BOIV   TON. 

vives  ;  car  il  a  table  ouverte ,  et  le  fameux  Ude  est  son  cui- 
sinier, à  raison  de  1000  ^  par  an.  On  ne  dîne  nulle  part 
comme  chez  M.  Crockford;  nulle  part  on  ne  boit  du  vin  plus 
exquis,  et  cependant  il  ne  compte  pas  moins  de  750  amis  qui 
tour- à-tour,  par  vingt,  par  trente,  arrivent  à  l'heure  du 
dîner  et  savourent  sans  façon  tous  les  plaisirs  de  la  gastro- 
nomie. 

—  Comment  peut-on  devenir  l'ami  de  M.  Crockford,  me 
-demanderez-Yous  ? 

—  Etes-vous  riche ,  vous  êtes  déjà  sur  sa  liste  ;  êles-vous 
l'héritier  de  quelque  vieille  douairière;  n'y  a-t-il  plus  qu'un 
eousin  cacochyme  entre  vous  et  une  terre  substituée,  vous  y 
êtes  encore  :  M.  Crockford  vous  offrira  généreusement  les 
moyens  d'attendre  avec  patience  que  la  mort  de  votre  en- 
jmyeuse  parenté  vous  mette  en  possession  de  votre  héritage. 
M.  Crockford,  eii  un  mot,  est  le  plus  obligeant  des  hommes, 
comme  le  plus  magnifique  des  hôtes  pour  tous  les  fils  de  fa- 
mille de  la  Grande-Bretagne  comme  pour  tous  les  étrangers 
de  distinction  ;  son  palais  n"a  été  construit,  agrandi  et  meublé 
que  pour  eux  :  c'est  pour  eux  qu'il  a  la  cave  la  plus  pré- 
cieuse (1) ,  la  table  la  plus  recherchée ,  les  laquais  les  plus 
intelligens. 

Personnellement,  M.  Crockford  a  les  goùis  simples  :  dans 
son  intérieur,  il  ne  voit  que  des  hommes  simples  comme  lui. 
On  dirait  un  bon  gros  fermier  :  sous  beaucoup  de  rapports, 
M.  Crockford  mérite  d'être  comparé  à  un  patriarche  crai- 
gnant Dieu  et  élevant  sa  nombreuse  famille  dans  ces  prin- 
cipes. Toutefois,  pour  l'admirer  ainsi,  il  faut  le  visiter  un 
dimanche  :  M.  Crockford  observe  très  dévotement  la  fêle 
dominicale.  Il  faut  aussi  entrer  chez  lui  par  la  petite  porte 

(1)  On  poile  à  70,000  s£.  la  valeur  des  vins  contenus  dans  la  cave  de 
M.  Crockford.  Elle  est  placée  sou?  la  surintendance  de  son  fils  le  marchand 
de  vins  qui  y  ptiise  pour  ses  clieus;  celte  cave  s'étend  sur  un  espace  de  285 
pieds  cariés.  Outre  les  tonneaux,  les  barriques,  cl  autres  futailles,  on  y  entre- 
tient toujours  3oo,ooo  l)outeilles  pleines. 


Vy   E>FER  DE  BO>  TO?f.  351 

d'Arlinglon-Street  et  le  suiprendre  au  milieu  de  ses  dix 
enfans  :  l'aîné  est  un  marchand  de  vin  qui  a  fait  de  bonnes 
éludes  à  Cambridge  ;  une  de  ses  fdles  a  épousé  un  ministre  du 
Saint  Évangile.  Il  répète  sans  cesse  aux  autres  qu'on  ne  par- 
vient dans  ce  monde  que  par  l'industrie  et  le  travail ,  qu'on  ne 
doit,  si  on  est  sage,  fréquenter  que  ses  égaux  et  qu'il  n'y  a 
d'autre  chemin  pour  aller  au  ciel  que  celui  de  la  vertu. 

Ce  sermon  dure  quelquefois  jusqu'au  lundi;  mais  ,  dès  que 
le  dimanche  est  passé ,  l'honnête  et  simple  M.  Crockford  se 
lève  tout-à-coup ,  embrasse  ses  enfans ,  et  ouvre  une  petite 
porte  qui  le  conduit  par  un  passage  secret  dans  son  pa- 
lais de  Sl.-JamesSlreet;  là,  ce  n'est  plus  le  père  de  famille 
que  vous  admirez  en  lui ,  mais  le  plus  fort  mathématicien  pra- 
tique des  Trois  Royaumes.  M.  Crockford  est  né  avec  la  protu- 
bérance des  calculs,  et  sa  fortune  vient  de  l'application  habile 
qu'il  a  su  faire  de  la  science  aléatoire.  Mais  laissons  de  côté 
toute  métaphore  et  disons  que  M.  Crockford,  le  propriétaire  du 
palais  de  St-James-Street ,  l'ami  des  grands  seigneurs  et  des 
riches  héritiers ,  est  le  propriétaire  d'un  de  ces  établisse- 
mens  qu'on  appelle  en  Angleterre  e7ife7's  (^/le/ls)  ;  mais  pro- 
priétaire d'un  c/r/éT  aristocraiiijue,  d'un  enfer  décoré  du  nom 
de  club,  où  se  réunit  l'élite  des  fashionables. 

On  raconte  de  plusieurs  manières  l'origine  de  la  forlime  de 
M.  Crockford  ;  mais  tout  le  monde  s'accorde  à  dire  qu'il  s'est 
élevé  du  plus  bas  étage  au  rang  qu'il  occupe  aujourd'hui  par 
son  talent  à  mettre  toutes  les  bonnes  chances  de  son  côté:  il  y 
a  vingt  ans  ce  n'était  qu'un  petit  marchand  de  poisson,  ayant 
son  échoppe  dans  les  environs  de  Temple-Bar.  On  a  réimprimé 
souvent  un  de  ses  anciens  mémoires,  où  l'orthographe  com- 
pose de  singulieis  coq-à-l'àne;  mais  quand  on  lui  en  parle, 
il  répond  tranquillement  :  «  Vous  n'en  trouveriez  pas  un  seul 
dont  l'addition  soit  inexacte.»  Personne  n'additionne,  ne  sous- 
trait et  ne  muliip'iie  comme  lui  :  là  est  son  orgueil.  Le  petit 
marchand  de  poisson  ne  faisait  que  de  petits  profits  en  ven- 
dant des  soles  et  des  merlans  ;  il  se  lassa  d'additionner  des 


352  UN   ENFER    DE    BON    TON. 

sîiillings  et  des  sous ,  abandonna  son  échoppe  et  se  rendit 
à  New-Market  pendant  la  saison  des  courses,  où  il  fit  con- 
naissance d'un  jockey  qui  avait  l'habitude  de  gagner  chaque 
année  le  prix,  autant  par  son  adresse  d'écuyer  que  par  la 
vitesse  naturelle  des  chevaux  qu'il  montait.  jM.  Crockford 
paria  en  véritable  Anglais:  tantôt  pour  son  ami  le  jockey, 
tantôt  contre ,  et  il  gagna  toujours.  La  médisance  ne  man- 
qua pas  de  prétendre  que  M.  Crockford  et  son  ami  lo  jockey 
étaient  d'intelligence.  Mais  au  retour  de  New-MarUct,  l'heu- 
reux parieur  alla  continuer  son  nouveau  méiier  dans  une  mai- 
son de  jeu  de  KingVStreet  :  sans  doute  il  y  trouva  un  ami 
parmi  les  joueurs,  comme  il  en  avait  trouvé  un  parmi  les 
jockeys,  car  on  ne  le  vit  plus  au  marché  de  Billingsgale  , 
ni  à  son  échoppe  de  Temple-Bar. 

Son  assiduité  dans  le  petit  enfer  de  King's-Strcet,  n.  5,  le 
rendit  témoin  d'une  querelle  entre  les  propriétaires  de  cet 
établissement.  Ces  messieurs  s'échauffèrent  au  point  de  se 
reprocher  les  uns  aux  autres  d'avoir  gagné  2,000  ^  de  trop 
dans  une  seule  nuit  à  des  joueurs  novices,  qui  étaient  venus 
là  faire  leur  première  campagne.  Le  plus  honnête  des  quatre 
associés,  craignant  que  la  querelle  ne  s'envenimât  davantage 
et  n'ameniÀt  des  explications  plus  dangereuses,  résolut  de  se 
sacrifier;  il  prit  à  part  le  peiit  marchand  de  poisson  et  lui 
proposa  de  vendre  tous  ses  droits  à  la  société  moyennant 
100  ^.  M.  Crockford  accepta  et  mit  d'accord  les  trois  as- 
sociés. 

En  peu  de  temps  ,  le  numéro  5  fil  de  grands  bénéfices  : 
M.  Crockford  consacra  ce  qui  lui  en  revint  à  fonder,  sur  une 
plus  lai'ge  échelle,  une  nouvelle  maison  dans  Piccadilly,  de 
moitié  avec  MM.  Austen  et  Abboli.  Il  avait  fait  des  bénéfices 
plus  considérables  encore  lorsqu'on  l'accusa  d'avoir  recours 
aux  dés  pipés.  M.  Crockford  prélendit  ignorer  une  pareille 
tricherie ,  qu'il  rejeta  sur  ses  associés  et  déclara  qu'il  ne  don- 
nerait plus  à  jouer  qu'en  s'associant  à  des  gens  comme  il  faut. 
Il  acheta  dans  cctle  intention  le  numéro  50  de  la  rue  St-James- 


UK   EISFER   DE   BON   TOj>".  353 

en  1825.  Justement  à  celte  époque,  trois  riches  niilords,  qui 
ne  fréquentaient  les  clubs  de  Brooke,  de  Boole  et  de  Wliitc, 
que  pour  y  faire  leur  partie  ,  eurent  quelques  remords  d'avoir 
gagné  à  leurs  amis  des  sommes  énormes,  d'en  avoir  même 
réduit  deux  ou  trois  à  la  mendicité.  Il  ne  lein-  était  pas  agréa- 
ble d'entendre  dire  :  le  duc  nn  tel  a  ruiné  en  une  nuit  le 
comte  un  telj  ils  cherchaient  donc  un  banquier  qui  leur  servît 
de  prête-nom ,  et  M.  Crockford  leur  parut  très  convenable 
pour  jouer  ce  rôle.  Le  feu  duc  d'York,  le  marquis  de***, 
furent  les  plus  chauds  de  ses  protecteurs ,  et  un  noble  pair 
d'Ecosse,  dont  nous  ne  trahirons  pas  l'anonyme,  lui  avança 
plus  de  100,000  £  pour  le  décider  :  d'autres  lords  prirent  un 
intérêt  direct  dans  sa  banque;  enfin,  il  se  vit  soutenu  par 
tant  de  noms  honorables,  qu'il  ne  craignit  pas  d'acheter  l'em- 
placement de  trois  maisons  pour  y  édifier  son  hôtel,  dont  la 
construction  lui  coûta  plus  de  60,000  £  et  rameublement 
A0,000  ^.  Aussi  le  luxe  de  l'intérieur  dépasse  tout  ce  que  pro- 
met l'architecture  extérieure.  Il  n'est  pas  de  palais  dans  Lon- 
dres qui  égale  celui-ci  en  magnificence. 

On  est  tout  ébahi  lorsque ,  pour  la  première  fois ,  on  entre 
dans  le  grand  salon  :  c'est  une  vaste  pièce  de  soixante  pieds 
de  long  sur  vingt-cinq  de  large;  de  chaque  côté  sont  deux 
glaces  superbes  dans  des  cadres  curieusement  travaillés  et 
dorés;  chacune  de  ces  quatre  glaces  a  coûté  300  :£.  Les  lam^ 
bris  et  le  plafond  sont  ornés  de  sculptures  et  de  moulures 
en  or.  Les  fauteuils  et  les  chaises,  en  bois  précieux,  sont 
rembourrés  de  duvet.  La  table  principale  fait  l'admiration  de 
tous  ceux  qui  se  connaissent  en  bois  sculpté  :  elle  est  d'une 
seule  pièce  ;  les  flambeaux  et  les  lustres  sont  assoiiis  à  ce 
riche  ameublement.  A  gauche,  une  porte  vous  conduit  à  lu 
salle  des  jeux  de  cartes,  à  gauche  une  auti-e  vous  conduit  à 
la  salle  de  la  roulette;  ces  deux  salles,  moins  spacieuses,  no 
sont  pas  moins  splendidcs  que  le  grand  salon.  De  la  salie  de 
la  roulette  on  passe  à  la  salle  à  manger  des  joueurs,  qui  est 
exclusivement  réservée  à  ces  messieurs.  lAI.  Crockford  donne 

\TIl.— 4^   SÉRIE.  23 


S54  UIV   ENFER    DE    BON    TON. 

aussi  de  somptueux  dîuers  dans  le  grand  salon  aux  membres- 
du  cîub  sans  aucune  rcliibullon;  quand  on  a  assisté  à  l'un 
de  CCS  soupers,  on  s'étonne  que  l'Amphitryon  de  ce  palais 
éerique  puisse  tenir  table  ouverte  pour  750  souscripteurs, 
qui  ne  lui  paient  annuellement  que  dix  guinées  (le  prix  d'ad- 
mission est  de  vingt  guinées  une  fois  payées).  Mais  les  ha- 
biles assurent  que  c'est  à  table  que  commencent  les  meil- 
leures parties.  Il  csl  rare,  selon  M.  Crockford,  que  du  grand 
salon,  après  avoir  dégusté  les  vins  exquis  du. dessert,  on  ne 
soit  pas  tenté  d'aller  dans  la  salle  de  la  roulette.  Chaque 
nouveau  convive  est  flanqué  de  un  ou  deux  habitués  qui 
l'excitent  à  boire,  lui  vantent  la  qualité  des  vins,  et  le 
prient  sans  cesse  de  comparer  entre  eux  ces  divers  crûs. 
Ces  habitués  sont  appelés  des  grecs  ou  des  araignées 
dans  la  langue  d'argot.  Ils  n'ont  pas  un  shilling  en  poche, 
et  ils  seraient  fort  embarrasses  si  M.  Crockford  leur  fer- 
mait sa  porte:  mais  elle  leur  est  ouverte  à  toute  heure, 
soient  qu'ils  viennent  seuls,  soit  qu'ils  amènent  un  pigeon 
ou  une  mouche.  Le  pigeon  et  la  mouche  sont  des  novices 
qui  font  leur  entrée  dans  le  grand  monde.  Il  ne  faut  pas 
croire  que  ces  novices,  pigeons  ou  mouches,  soient  introduits 
de  prime  abord  dans  le  sanctuaire  :  on  les  caresse  avant  de 
les  plumer  et  de  les  dévorer.  L'enfer  Crockford  reste  quel- 
quefois pour  eux  un  club  fashionable  pendant  quelques  jours  ; 
ce  n'est  que  jïar  hasard  qu'on  leur  parle  des  plaisirs  secrets 
de  la  roulette  et  des  délicieux  petits  soupers  que  M.  Ude 
daigne  quelquefois  préparer  de  ses  propres  mains,  si  le  duc 
d'Argyll  ou  cjnelque  autre  membre  d'un  haut  rang  l'en  prie(l). 
Que  doivent  être  ces  soupers ,  lorsque  ceux  du  grand  salon 
sont  déjà  dignes  delà  sensualité  d'Apicius?  Le  novice  se  laisse 

(1)  !\1.  Ude  a  clé  long-temps  le  niaîlre-d'liôtel  du  duc  d'York.  C'est  un  Fran- 
çais :  il  a  publié  un  li\re  de  cuisine  fort  estimé.  Ce  n'est  que  pour  ses  amis  par- 
liculiers  qu'il  consent  à  prendre  le  tablier  de  cuisine;  habituellement  il  se 
contente  d'inspecter  ses  aides.  Outre  ses  appointcmens  de  looo^  il  exige 
de  M.  CruckforU  des  gralifica'.ions  lorsqu'il  invente  uu  nouveau  plat. 


UIV    ESFER    DE    B0>    TOTC.  355 

tenter,  ei  une  fois  qu'il  a  franchi  le  seuil  de  la  salle  fatale  ,  il 
est  perdu.  Ce  n'est  pas  que  dès  le  premier  soir  il  sorte  les 
poches  vides  :  au  contraire,  le  plus  souvent  il  gagne; 
M.  Crockford  ne  décourage  pas  ainsi  ses  convives;  ses 
lalens  profonds  sur  les  chances  lui  ont  appris  qu'il  n'y  a  pas 
de  plus  malheureux  joueur  que  celui  qui  a  commencé  par 
gagner. 

l.a  porte  de  la  salle  de  roulette  s'ouvre  à  onze  heures.  A 
peine  est-elle  ouverte  :  ce  Les  dés!  »  s'écrient  les  joueurs. 
M.  Crockford  en  personne  a  déjà  pris  place  dans  un  coin , 
près  d'un  pupitre,  d'où  il  ne  bouge  plus  jusqu'à  ce  que  le  jeu 
soit  fini.  Il  est  lui-même  son  propre  commis;  aucun  membre 
de  l'établissement  n'est  admis  dans  ce  sanctuaire ,  tant  que 
les  joueurs  sont  aux  prises.  Il  y  a  là  un  certain  M.  Page 
qui  remplit  la  charge  à' inspecteur  ou  portier ,  seul  il  a 
mot  d'ordre.  M.  Page  est  dans  la  confidence  de  la  plupart  des 
nobles  seigneurs  qui  fréquentent  cette  partie  de  la  maison ,  et 
quoique  agent  salarié  (on  dit  qu'il  reçoit  50  guinées  par  se- 
maine !  ) ,  on  ne  peut  guère  le  considérer  que  comme  un  des 
domestiques  de  M.  Crockford  :  il  est  tout  au  plus  son  ma- 
jordome. 

Ce  personnage,  inspecteur,  portier,  ou  surveillant,  car 
il  a  ces  trois  titres  comme  Cerbère  avait  trois  tétcs,  s'as- 
seoit sur  une  chaise  élevée  au  centre  de  la  table,  vis-à-vis 
M.  Crockford,  armé  d'un  petit  râteau,  dont  il  se  sert  pour  ra- 
mener à  lui  tout  l'argent  qu'un  représentant  de  i\I.  Crockford 
a  gagné ,  ou  pour  le  repousser  vers  le  joueur  à  qui  il  revient  : 
c'est  aussi  lui  qui  proclame  le  résultat  du  jeu  ;  bref,  M.  Page 
est  une  espèce  de  maître  des  cérémonies,  ayant  toujouis  soin 
que  les  dés  ne  restent  pas  oisifs. 

A  côté  de  M.  Crockford  est  la  banque  :  la  banque  !  chaque 
fois  qu'un  novice  entre  dans  le  sanctuaire  pour  la  première 
fois ,  le  grec  ou  V araignée  lui  montre  celte  banque  d'un  air 
expressif  qui  veut  dire  ;  «  Ah  1  si  vous  pouviez  la  faire  sauter 

avant  de  sortir  d'ici ,  quelle  fortune  I  »  Hélas  I  bienlùl  le  pau- 

23. 


356  U>'   E>FER   DE    B0>'    T0>. 

vre  pigeon  ou  la  pauvre  mouche  entendra  ses  propres  écus 
tomber  dans  ce  gouffre  inépuisable  et  insatiable. 

Le  jeu  commence  à  onze  heures  du  soir,  mais  on  entre 
jusqu'à  deux  heures  dans  la  salle  de  la  roulette,  qui  n'est  fer- 
mée qu'à  cette  heure-là  pour  tous  ceux  qui  ne  sont  pas  déjà 
dans  la  maison.  Le  jeu  dure  jusqu'à  cinq  heures  du  matin, 
quelquefois  jusqu'à  huit  ;  en  une  nuit,  que  de  bouleversemens 
de  fortunes  !  Il  y  a  un  an  à  peine  un  pigeon  fut  plumé  de 
60,000  j£  en  moins  de  trois  heures  :  les  enjeux  étaient  de 
10,000  £•  Il  y  a  six  mois,  le  petit-fds  d'un  noble  comte  per- 
dit 70,000  £  d'un  seul  coup  de  dé,  car  la  banque  tient  tout, 
jusqu'à  100,000  ^  et  au-delà. 

J\I.  Crockford ,  aujourd'hui  seul  propriétaire,  a  désinté- 
ressé tous  ses  nobles  associés,  dont  l'un,  le  marquis  de*'*, 
n'a  pas  réalisé  moins  de  50,000  £  dans  la  liquidation  de 
la  première  société. 

Il  faut  que  les  profits  de  M.  Crockford  soient  bien  considé- 
rables pour  subvenir  aux  frais  de  son  établissement  :  trente- 
cinq  domestiques  à  livrée ,  douze  cuisiniers  ou  chefs  d'office , 
des  employés  de  toute  espèce,  des  teneurs  de  livres,  des 
chefs  de  correspondance ,  des  caissiers ,  des  poètes  même , 
sont  à  ses  gages.  Toutes  ces  dépenses  s'élèvent  à  1000  £  par 
semaine!  Néanmoins,  on  estime  cju'en  1835,  il  a  dû  mettre 
de  côté  100,000  £;  il  est  vrai  que  celle  année-là,  on  cite  une 
nuit  où,  depuis  onze  heures  jusqu'à  six,  on  vil  passer  sur 
le  tapis  vert  la  valeur  de  1,000,000  £. 

Indépendamment  de  sa  chance  comme  joueur  contre  tous 
ceux  dont  il  tient  les  enjeux,  M.  Crockford  a  certains  avan- 
tages  en  sa  qualité  de  banquier  ;  ces  avantages  ou  ces  points , 
comme  on  dit  dans  l'argot  des  enfers,  varient  suivant  les  divers 
jeux.  Au  jeu  de  la  rovge  et  de  la  noire ,  qui  se  joue  avec  des 
cartes,  sur  soixante-huit  chances,  deux  sont  invariablement 
pour  la  banque;  elle  en  a  deux  sur  trente-huit  à  la  roulette, 
et  six  sur  quarante-huit ,  à  mi,  deux  et  cinq,  qui  se  joue  avec 
ime  grosse  boule  d'ivoire  marquée  de  quarante-huit  taches, 


UN   ESFER    DE    BON    TON.  357 

dont  viiigl-quaire  noires,  seize  ronges  ei  huit  bleues.  Par  un 
autre  calcul ,  on  a  reconnu  que  si  chaque  enjeu  était  de  500  .£, 
chaque  heure  rapporterait  un  droit  de  la  même  somme  à  la 
banque;  et,  en  supposant  que  le  jeu  ne  durât  à  ce  taux  que 
cinq  heures  chaque  nuit ,  ce  serait  un  bénéfice  net  de  25,000  £ 
par  semaine,  ou  de  180,000  £  par  semestre.  Dans  celte  sup- 
position on  admet  le  cas  le  plus  commun ,  celui  où  c'est 
M.  Crockford  qui  gagne  en  définitive;  mais,  en  supposant 
qu'il  ne  gagnât  ni  ne  perdit,  il  n'en  percevrait  pas  moins  la 
moitié  de  cette  somme  ou  90,000  £  au  bout  de  l'année. 

M.  Crockford,  outre  ses  frais  ordinaires,  est  forcé  de  faire 
des  avances  à  ses  grecs  et  à  ses  araignées.  Il  a  quelques  an- 
ciennes connaissances  qui  lui  font  l'honneur  de  lui  emprunter 
de  l'argent  et  qui  oublient  presque  toujours  de  le  lui  rendre  : 
le  chapitre  des  dépenses  imprévues  compense  bien  les 
bénéfices  imprévus.  On  ne  l'a  jamais  entendu  accuser  un 
déficit,  il  dit  au  contraire  gaîment  qu'il  n'y  a  pas  de  banque 
plus  solide  que  la  sienne.  Quant  à  ses  débiteurs,  il  est 
fort  indulgent  pour  eux,  bien  convaincu  que  ceux  qui  de- 
viennent à  la  longue  insolvables  seront  insensiblement  ses 
meilleurs  pourvoyeurs.  Les  araignées  titrées  sont  pour  lui 
d'inappréciables  amis  :  elles  recrutent  là  où  ses  grecs  sans 
notabilité  ne  sauraient  avoir  accès.  Un  de  ses  grands  désap- 
pointemens  a  été  jusqu'ici  de  n'avoir  pu  attirer  dans  son  club 
le  jeune  duc  de  Buccleugh  ;  c'est  en  vain  qu'il  lui  a  dépêché 
ses  agens  les  plus  adroits  ;  cet  h(''ri(icr  de  la  plus  belle  fortune 
des  Trois  Royaumes  est  si  mal  organisé  qu'il  n'a  pas  encore 
pu  comprendre  le  bonheur  de  l'enfer  aristocratique.  M.  Cro  k- 
ford  espère  toujours,  se  fondant  sur  l'inconstance  des  goûts 
de  sa  Seigneurie,  car  elle  a  été  tour-à-iour  curieuse  de  vases 
antiques,  de  meubles  de  Chine,  de  porcelaines  du  Japon, 
de  sculptures  du  moyen  âge,  et  de  mille  et  autres  fantaisies. 
Le  tour  des  caries  viendra  peut-être. 

Quelques  notabilités  du  grand  monde  ne  fréquentent  le  pa- 
lais Crockford  que  comme  souscripteurs  dn  club,  ne  se  don- 


358  UN  ENFER   DE   BON   TON, 

tant  pas  peut-être  qu'elles  servent  de  décoration  vivante  à 
une  maison  de  jeu.  Le  duc  de  Wellington,  qui,  de  sa  vie,  n'a 
louché  un  dé ,  est  de  ce  nombre;  mais  sir  Robert  Peel  a  refusé 
d'être  compris  au  nombre  des  amis  du  moderne  Plulon.  Il 
existe  cependant  un  véritable  club  dans  le  palais,  un  club 
gouverné  par  un  comité  dont  M.  Crockford  est  exclus ,  et  qui 
décide  de  l'admission  ou  du  rejet  des  souscripteurs  nouveaux; 
mais  leur  administration  s'arrête  à  la  porte  de  la  salle  de 
roulette  :  là,  règne  le  seul  M.  Crockford;  là,  seul  il  gou- 
verne ou  seul  il  dirige  les  rouages  si  compliqués  de  sa  vaste 
machine. 

Tel  est  M.  Crockford,  le  plus  honnête,  le  plus  simple,  le 
pus  moral  des  pères  de  famille,  dans  la  rue  d'Arlington,  le 
plus  magnifique,  mais  le  plus  dangereux  des  Amphitryons 
dans  la  rue  .de  Saint-James. 

{The  Great  Metropolîs.^ 


NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

DE  LA.  LITTÉRATURE,  DES   BEA.UX-ARTS,  DU    COMMERCE,  DES  ARTS 
INDUSTRIELS,  DE   l' AGRICULTURE  ,  ETC. 


Bcimccs  pi)i)9iquc9  ci  €\)mï(\mB. 

Recherches  chimiques  sur  l'atïnosphère  des  fu/i/iels.  — ■ 
Le  grand  nombre  et  quelquefois  la  longueur  des  tunnels  que 
l'établissement  des  chemins  de  fer  rend  nécessaires ,  donnent 
quelque  intérêt  aux  recherches  que  le  docteur  Reid  vient 
d'entreprendre  sur  l'air  de  ces  longs  souterrains  destinés  à 
faire  disparaître  l'inégalité  du  sol  sur  lequel  sont  établis  les 
chemins  de  fer.  Deux  causes  principales  doivent,  en  effet, 
contribuera  altérer  l'air  qu'ils  contiennent  :  d'abord,  rhumi- 
dité ,  qui  varie  suivant  la  nature  des  roches  dans  lesquelles 
lis  sont  creusés;  et  ensuite,  l'immense  quantité  d'acide  car- 
bonique, chargé  de  vapeurs  aqueuses  et  d'une  suie  abon- 
dante qu'y  versent  par  torrens  les  machines  à  vapeur ,  qui ,  à 
chaque  instant,  les  parcourent.  Il  était  donc  à  craindre  que 
l'air  de  ces  tunnels  ainsi  altère;  ne  cessât,  dans  quelques  cas, 
d'être  propre  à  la  respiration.  Les  expériences  suivantes  du 
docteur  Tleid  nous  semblent  devoir  rassurer  entièrement  sur 
ces  craintes  en  apparence  assez  fondées. 

Le  tunnel  du  chemin  à  rainure  de  Leeds  à  Selby ,  où  ces 
expériences  ont  été  faites,  est  long  de  700  yards,  sur  22  pieds 
de  largeur  et  17  de  hauteur.  Son  inclinaison  est  d'un  pied  sur 
300,  et  il  a  deux  puits  à  ventilation  ,  qui  avaient  été  établis  à 
l'époque  où  il  fut  creusé  ;  ces  puits  ont  23 ,  22  et  20  yards  de 
profondeur,  depuis  leur  sommet  jusqu'au  sol  du  tunnel. 


360  NOUVELLES   DES    SCIENCES. 

Bien  qu'on  n'emploie  ni  feu  ni  mécanisme  pour  accélérer  la 
venlilation  de  ce  tunnel ,  le  docteur  Reid  ne  craint  cependant 
pas  d'affirmer  qu'il  est  convaincu  que  l'air  qu'il  contient  ne 
peut  être  nuisible  à  la  santé  des  passagers,  parce  qu'il  est 
renouvelé  assez  souvent  par  les  courans  qui  y  existent  tou- 
jours, pour  qu'il  conserve  sa  pureté.  Voici  quels  sont  les  motifs 
sur  lesquels  il  appuie  son  opinion  : 

l**  L'examen  d'un  grand  nombre  d'échantillons  d'air  pris 
dans  le  tunnel  et  dans  les  circonstances  les  plus  opposées ,  lui 
a  démontré  que  la  quantité  d'acide  carbonique  versée  dans 
l'air  par  les  machines  locomotives  est  bien  au-dessous  de  un 
pour  cent  :  quantité  trop  faible  pour  qu'elle  soit  considérée 
de  quelque  inq:>ortance  et  qu'il  puisse  en  résulter  le  moindre 
inconvénient  pour  la  santé  des  voyageurs  pendant  leur  pas- 
sage sous  ce  tunnel. 

2°  Si  on  compare  la  moyenne  de  la  quantité  de  coke  con- 
sumé, à  chaque  toiu-,  dans  l'intérieur  du  tunnel,  elle  volume 
d'acide  carbonique  qu'il  produit,  au  volume  de  l'air  contenu 
dons  le  tunnel,  on  arrive  à  la  même  conclusion  que  par  l'ex- 
périence précédente. 

o"  Cependant  on  doit  croire  que  l'acide  carbonique  n'est 
pas  également  répandu  dans  l'air  du  tunnel.  D'api^ès  les 
circonstances  dans  lesquelles  il  est  produit ,  il  doit  être  néces- 
sairement à  une  température  très  élevée  et  contenir  une 
grande  quantité  d'eau  ;  et ,  bien  que  sa  température  doive  être 
abaissée  aussitôt  qu'il  vient  en  contact  avec  l'air,  cependant 
la  quantité  spécifique  de  la  giande  masse  de  l'air  qui  l'enve- 
loppe doit  être  moindre  que  celle  du  reste  de  l'air  du  tunnel , 
qui  flotte  surtout  au-dessus  des  voitures  jusqu'à  ce  qu'il  se 
soit  entièrement  mélangé.  La  chaleur  et  l'humidité  font  plus 
que  contrebalancer  toute  augmentation  de  densité  produite 
par  l'acide  carbonique ,  et  de  nombreuses  recherches  ont  dé  - 
montré  que  les  gaz  les  plus  pesans  ne  se  séparent  pas  seiUe- 
mcnt  de  l'air,  quand  une  fois  ils  ont  été  mêlés  avec  lui ,  bien 
plus  même,  qu'ils  tendent  continuellement  à  le  pénétrer,  lors- 


NOUVELLES    DES    SCIENCES.  361 

qu'ils  en  sont  séparés  par  des  corps  qu'ils  peuvent  traverser. 

If  La  température  de  l'air  pendant  la  semaine  où  les  expé- 
riences furent  faites,  ne  différa  pas  beaucoup  de  celle  de  l'air 
extérieur  ;  la  plus  grande  différence  ne  dépassa  pas  six  degrés. 
Sa  température  est  plus  uniforme  que  celle  de  l'air  extérieur. 
Dans  un  cas ,  la  température  de  l'air,  au  haut  du  puits  le  plus 
profond ,  s'éleva  ,  en  quelques  secondes ,  de  37  à  60  degrés , 
au  moment  où  la  locomotive  passait  et  que  la  vapeur  qui  s'en 
dégageait  pénétra  ;  mais  aussitôt  que  celte  vapeur  eut  dis- 
paru ,  la  température  retomba  à  37  degrés. 

5°  Dans  aucun  des  échantillons  d'air  qui  furent  examinés , 
on  ne  trouva  la  moindre  impureté.  La  légère  augmentation  de 
la  quantité  d'acide  carbonique  que  nous  avons  indiquée  était 
le  seul  changement  appréciable  qu'ait  éprouvé  cet  air. 

Matière  propre  à  de'termiuer  la  quafitite'  de  tnatih-e  co- 
lorante contenue  dans  les  cochenilles.  —  3L  Anihon  a  entre- 
pris une  série  d'expériences  pour  résoudre  cette  question  ;  nous 
allons  exposer  ici  le  meilleur  procédé  qu'il  a  trouvé  pour 
l'essai  des  cochenilles.  Il  est  bon  de  dire  auparavant  que  le 
chlore  est  un  fort  bon  moyen  ;  mais  il  ne  réussit  bien  qu'entre 
les  mains  d'un  chimiste  expérimenté.  Ajoutons  à  cela  qu'il  est 
difficile  de  se  procurer  des  solutions  de  chlore  bien  identi- 
ques, et  que,  par  ce  réactif,  on  peut  commettre  des  erreurs 
graves,  suivpnt  qu'on  le  laisse  plus  ou  moins  long-temps  avec 
l'extrait  de  cochenille,  parce  que  l'action  blanchissante  de 
ce  gaz,  relativement  à  la  carminé,  n'est  pas  instantanée  ni 
terminée  en  un  moment;  c'est  ce  qui  a  fait  abandonner  ce 
mode  d'essai.  Celui  de  M.  Anihon  est  basé  sur  la  piopriété 
dont  jouit  l'hydrate  d'alumine,  de  précipiter  coniplèlement 
la  carminé  de  sa  dissolution,  de  manière  à  ce  que  le  liquide 
devienne  clair  et  incolore.  Il  ne  faut,  pour  ce  procédé ,  qu'un 
cylindre  gradite'  cl  la  liqueur  d' épreuve. 

Ce  cylindre  consiste  en  un  lube  de  verre  de  troTs  quarts 
de  pouce  à  un  pouce  de  diamèlre  inlérieur,  et  de  vingt  iV 


362  NOUVELLES    DES    SCIENCES. 

vingt-quatre  pouces  de  haut;  il  est  fixé  à  un  pied  égale- 
ment eu  verre,  ce  qui  le  rend  plus  commode  et  d'un  emploi 
plus  facile.  On  verse  dans  ce  tube  une  teinture  aqueuse,  faite 
avec  sept  grains  de  carminé  pure  et  sèche  qu'on  a  préparée, 
en  épuisant  de  la  cochenille  en  poudre  par  l'eau,  évaporant 
la  liqueur  à  un  feu  doux ,  jusqu'à  la  consistance  d'extrait ,  trai- 
tant ce  produit  par  l'alcool  bouillant,  filtrant  et  évaporant  à 
siccité  :  c'est  cette  matière  colorante  qu'on  nomme  carminé. 
Pour  rexpérimeniatiou  dont  nous  traitons ,  on  en  prend  sept 
grains  qu'on  dissout  dans  la  quantité  d'eau  nécessaire ,  afin 
que  le  tout  n'occupe  qu'une  capacité  de  trois  pouces  cubes.  A 
dater  du  point  atteint  par  la  surface  du  liquide,  on  commence 
à  compter  la  graduation  du  tube,  ou,  pour  mieux  dire,  c'est 
là  le  zéro  de  l'échelle.  Alors  on  y  verse  peu-à-peu  de  la  li- 
queur d'épreuve,  on  remue  le  vase,  l'on  agite  le  liquide  à 
chaque  addition ,  et  on  laisse  déposer  la  laque  carminée  qui 
s'est  formée;  on  continue  ainsi  jusqu'au  moment  où  la  liqueur 
du  tube  devient  incolore.  A  ce  point ,  on  marque  le  numéro  70 
et  l'on  divise  l'espace  compris  entre  le  0  de  l'échelle  et  le 
point  70  en  soixante-dix  parties  égales,  dont  chacune  cor- 
respond à  la  quantité  pour  100  de  carminé  contenue  dans  la 
cochenille.  L'auteur  a  préféré  ne  pas  rendre  cet  appareil  plus 
long,  et  donner  plus  de  hauteur  aux  degrés,  parce  que ,  sui- 
vant lui ,  il  n'y  a  pas  de  cochenille  qui  contienne  plus  de  70 
pour  7o  de  matière  colorante  pure. 

Pour  obtenir  la  liqueur  d'épreuve,  on  dissout  une  partie 
d'alun  dans  trente-deux  parties  d'eau,  et  l'on  y  ajoute  de 
l'ammoniaque  tant  qu'il  s'y  forme  un  précipité,  en  ayant  soin 
toutefois  de  ne  pas  y  en  mettre  à  l'excès.  C'est  ce  mélange 
blanchâtre,  homogène  et  un  peu  gélatineux,  qui  constitue  la 
liqueur  d'épreuve.  Nous  devons  faire  observer  qu'on  doit 
bien  l'agiter  avant  d'en  faire  usage.  Voici  maintenant  le  ino- 
dus  faciendi.  Quand  on  veut  essayer  une  cochenille  ou  son 
extrait,  on  en  pèse  dix  grains  qu'on  réduit  en  poudre  fine,  et 
l'on  agite  avec  cent  grains  d'eau  chaude  ;  quand  les  parties 


NOUVELLES    DES    SCIENCES.  363 

non  dissoutes  se  sont  déposées ,  on  décante  la  liqueur  claire 
qu'on  verse  dans  le  cylindre  gradué,  et  l'on  verse  sur  le  ré- 
sida cent  autres  grains  d'eau  chaude;  l'on  opère  comme  nous 
venons  de  le  dire ,  et  l'on  continue  ainsi  jusqu'à  ce  qu'on  ait 
atteint  le  zéro  du  cylindre ,  temps  auquel  la  cochenille  doit 
être  épuisée  de  sa  matière  colorante.  On  commence  alors  à 
ajouter  la  liqueur  d'épreuve  dans  de  telles  proportions,  que 
par  la  première  addition  de  celte  liqueur,  celle  du  tube  ne 
doit  s'élever  que  jusqu'au  30"  ou  35°  au  plus,  et  l'on  conti- 
nue, comme  nous  l'avons  déjà  dit,  jusqu'au  moment  où.  le 
liquide  du  tube  est  clair  et  décoloré.  Alors ,  en  examinant  le 
point  du  tube  où  le  mélange  des  liqueurs  s'est  élevé ,  ce  degré 
indique  en  centièmes  la  quantité  de  matière  colorante  que 
contient  la  cochenille  soumise  à  cet  essai.  Ce  procédé  est  si 
simple  et  d'une  exécution  si  facile,  qu'il  peut  être  exécuté 
par  tout  ouvrier  intelligent. 

j^finicfs  naiuvfUc9. 

Manne  du  mont Sinaï. — M.  Wellsted  vient  de  lire,  dans 
l'une  des  dernières  séances  de  la  Société  linnéenne  de 
Londres ,  quelques  observations  sur  la  manne  du  mont  Sinaï. 
D'après  ce  savant  botaniste  ,  c'est  dans  Ovady-Hehron  que 
les  Bédouins  recueillent  cette  manne.  La  récolte  s'en  fait  de 
grand  matin  ;  après  l'avoir  passée  à  travers  un  tissu ,  on  l'en- 
ferme dans  des  peaux  ou  dans  des  gourdes.  La  quantité  qu'on 
en  recueille ,  dans  les  saisons  les  plus  favorables ,  n'excède 
pas  700  livres.  Une  quantité  considérable  est  consommée  par 
les  Bédouins  même  ;  le  reste  est  porté  au  Caire,  et  une  petite 
quantité  est  remise  aux  moines  du  mont  Sinaï,  et  vendue  b. 
des  pèlerins  russes  qui  la  reçoivent  avec  respect ,  conuiie  une 
preuve  incontestable  de  la  vérité  des  évènemens  relatés  dans 
l'Écriture  sainte.  Celte  manne  ne  se  recueille  que  dans  les 
saisons  qui  suivent  les  pluies  abondâmes  ;  car,  elle  a  nutnqué 
quelquefois  pendant  des  périodes  de  sept  années.  Quand  elle 


364  NOUVELLES   DES   SCIENCES. 

est  nouvelle,  elle  a  la  consislance  et  la  saveur  du  miel;  sa 
couleur  est  d'un  ambré  intense. 

NoTK  DD  TBAD.  Il  eût  été  à  désirer  que  M.  Wellsled  fût  entré  dans 
quelques  détails  sur  Tarbre  qui  produit  cette  manne,  et  se  fût  livré  à 
quelques  recherches  pour  déterminer  si  c'est  bien  celle  dont  parle  Moïse. 
Nous  ne  le  pensons  point  ;  nous  sommes  plutôt  porté  à  croire  que  la  manne 
des  Hébreux  est  celle  qu'on  nomme  manne  alhagi,  suc  blanc,  concret,  qu'on 
récolte  sur  un  arbuste,  formant  de  petits  buissons  épineux ,  l'Ae^-ja/v/m 
alhagi,  qui  croît  dans  les  déserts  de  l'Arabie,  de  la  Nubie  et  de  la  Perse. 
Celle  dite  du  mont  Sinaï  se  rapporte  plutôt  à  la  manne  liquide  ou  téréniabîn 
d'Avicène  et  de  Serapion,  que  nous  regardons  comme  une  variété  de  la  pré- 
cédente, et  qui  serait  à  la  manne  concrète  de  l'alhagi  ce  qu'est  la  manne 
grasse  à  la  manne  en  larmes.  Ce  qui  nous  conGrme  dans  cette  opinion,  c'est 
que  Moïse  dit  (  Exode,  chap.  16,  vers.  i3,  14  et  i5),  que  la  terre  en  était 
couverte.  Cette  expression  de  mot  terre  ne  doit  pas  être  prise  rigoureusement 
à  la  lettre;  le  législateur  des  Hébreux,  voyant  les  buissons  épineux  chargés  de 
cette  substance ,  et  ces  buissons  recouvrant  une  grande  partie  du  sol,  a  dû 
employer  métaphoriquement  celle  expression.  Nous  devons  ajouter  qu'Olivier 
de  Serres,  qui  a  écrit  un  voyage  autour  de  l'Empire  ottoman,  apporta  en  France 
de  celte  manne  blanche  et  sèche,  dont  quelques  morceaux  contenaient  des 
débris  d'épines  et  de  branches  de  végétal. 


Température  de  l'intérieur  de  la  terre.  —  Les  obser- 
vations suivantes  ont  été  faites  dans  deux  mines  en  Irlande  ; 
leurs  résultats  sont  beaucoup  plus  positifs  que  ceux  obtenus 
par  l'ancienne  méthode.  Nous  nous  empressons  de  les 
accueillir,  car  elles  corroborent  la  théorie  émise  sur  la 
chaleur  intérieure  du  globe.  Ici  le  thermomètre  a  été 
plongé  dans  des  courans  d'eau ,  dans  la  partie  la  plus  rap- 
prochée du  rocher  d'où  ils  jaillissaient,  au  lieu  d'èlre  intro- 
duit dans  des  trous ,  comme  cela  se  pratique  ordinairement. 

MINE   GRANITIQUE. 

Terme  moyen  des  Nombre  des 

Profondeur.  expériences.  expériences.  Températunî. 

à    60  brasses.  31  brasses.  7  51   6' Fahr. 

50  à  100     —  79    —  15  59         — 


&OUVELLES    DES    SCIENCES. 

365 

100  à  150     — 

133      —                          11 

63  4'Fabr. 

200  et  au-delà. 

277     —                          3 

81  3'    — 

MIINE    ARGILEUSE. 

à    60     —  35  —  21  57  O'Fahr. 

50  à  100     —  73  —  19  61  3'    — 

100  à  150     —  127  —  29  68         — 

150  à  200     —  170  —  21  78          -- 

200  et  au-dessus.  22 1  —  5  86  6'    — 

Note  du  trad.  Dans  une  des  dernières  communications  faites  à  l'Académie 
des  sciences  par  M.  Arago,  sur  l'état  actuel  du  forage  du  puits  de  l'abattoir  de 
Grenelle,  ce  savant  a  constaté  que  la  température  s'élevait  à  mesure  que  le 
trou  de  sonde  gagnait  de  profondeur.  Le  forage  est  aujourd'hui  parvenu  à  400 
mètres;  et,  à  ce  point  extrême,  le  tlieimomèlre  s'élève  à  23°  5  ,  tandis  qu'à 
l'oriOce,  il  n'indiquait  que  10'^  5.  D'après  ses  précédentes  observations, 
M.  Arago  a  été  amené  à  dire  que, si  le  forage  parvenait  à  700  mètres;  et  si,  à  cette 
profondeur,  on  rencontrait  des  eaux  jaillissantes,  leur  température  s'élèverait 
à  35'  centigrades. 

J^icicucfô  iHi'tiicalcô. 

État  sanitaire  de  la  ville  de  New-York.  —  La  ville  de  New- 
York,  siluée  par  le  40°  Zi2'  laliiude,  et  le  74°  1'  longiliidc  de 
Greenwich,  occupe  la  partie  méridionale  de  l'ile  de  Manhat- 
tan, et  s'incline  par  une  pente  douce  jusqu'aux  deux  rivièries 
qui  la  baignent,  le  climat  de  New-York  est  très  inconstant;  le 
thermomètre  varie  quelquefois  de  20  à  30  degrés,  dans  l'es- 
pace de  vingt-quatre  heures.  La  température  moyenne,  prise 
pour  plusieurs  années,  est  de  53"  78'  ;  celle  de  l'hiver,  de  29° 
84';  celle  du  printemps,  de  51"  26';  celle  de  l'été,  de  IT 
16',  et  enfin  celle  de  l'automne,  de  54°  5'. 

New-York  n'a  jamais  reçu  d'autre  eau  que  celle  que  l'on 
obtient  en  creusant  des  puits  à  une  plus  ou  moins  grande 
profondeur,  cette  eau  est  d'une  bonne  qualité  qtiand  le  puits 
pénètre  assez  avant  dans  le  roc;  celle,  au  contraire,  que  l'on 


366  kouat;lles  des  sciences. 

trouve  dans  les  puiis  qui  ne  pénètrent  pas  jusqu'au  roc  est 
ordinairement  très  impure.  Un  gallon  de  l'eau  fournie  par  le 
puits  qui  appartient  à  la  compagnie  de  Manhaltan  contient 
125  grains  de  matière  solide.  En  ce  moment  on  s'occupe  de 
faire  arriver  à  New-York  de  l'eau  qui  fournira  moins  de  trois 
grains  de  matière  solide  par  gallon.  Bien  qu'on  ne  puisse  nier 
l'influence  fâcheuse  de  ces  eaux  impures  sur  la  santé  de  ceux 
qui  en  font  leur  boisson  habituelle  ,  cependant  il  est  probable 
qu'elle  a  été  exagérée.  Les  matières  animales  ou  végétales 
qui  y  sont  tenues  en  solution ,  quelque  détestables  qu'elles 
paraissent  au  goût ,  ne  peuvent  être  nuisibles,  à  moins  qu'elles 
soient  en  état  de  putréfaction.  C'est  donc  aux  substances 
minérales  qu'elles  contiennent  qu'on  doit  ailribuer  leurs  ef- 
fets délétères.  Le  docteur  Paris  pense  que  l'eau  chargée  de 
sulfate  de  chaux  détermine  des  maladies  de  la  rate  chez  cer- 
tains animaux  et  surtout  chez  le  mouton.  D'après  le  docteur 
Clay  Horn  on  observerait  la  même  chose  dans  la  partie  orien- 
tale de  l'île  de  Minorque.  Au  contraire,  les  marins  anglais 
qui ,  pendant  de  longs  voyages ,  ne  boivent  que  de  l'eau  de  lu 
Tamise,  qui  est  chargée  de  matières  végétales  et  animales, 
paraissent  n'en  éprouver  aucun  effet  fâcheux. 

Cependant  si  la  mortalité  est  un  peu  plus  forte  à  New- 
York  qu'à  Philadelphie,  à  Boston  et  dans  les  autres  villes  du 
nord,  on  ne  doit  pas  l'attribuer  à  ces  causes,  mais  bien  a 
d'autres  circonstances ,  dont  la  plus  importante  est  l'encom- 
brement que  produit  continuellement  l'arrivée  des  pauvres 
étrangers  qui  y  débarquent  chaque  jour,  dans  le  plus  grand 
dénùment.  Yoici  le  chiffre  exact  de  ces  arrivans  pendant  les 
dernières  années. 


1829  . 

.   11,501 

1832  . 

.  28,283 

1830  . 

.  21,433 

1833   . 

.  16,000 

1831   . 

.  22,607 

1834  . 

.  26,549 

En  1835,  le  chiffre  a  été  plus  considérable,  et  d'après  les 
premiers  mois  de  1836,  il  est  très  probable  que  le  nombre 


NOUVELLES    DES    SCIENCES.  367 

s'élèvera  pour  cette  année  à  plus  de  50,000.  On  sait  aussi  que 
la  plupart  des  Irlandais ,  au  lieu  d'aller  immédiatement  dans 
l'intérieur,  restent  à  JVew-York,  s'y  entassent  au  milieu  de 
la  saleté  et  des  privations  de  tout  genre,  et  périssent  en 
grand  nombre.  New-York  reçoit  en  outre  beaucoup  d'indi- 
vidus qui  ont  débarqué  sur  divers  points  de  la  côte  et  dont 
on  ne  peut  connaître  le  nombre.  Il  est  donc  probable  que  si 
la  mortalité  est  plus  considérable  à  New- York  que  dans  les 
autres  villes  de  l'Amérique,  c'est  surtout  par  la  cause  indi- 
quée ci-dessus.  La  durée  moyenne  de  la  vie  des  classes 
aisées  y  est  du  reste  aussi  longue  que  dans  toute  autre  ville 
du  monde. 

La  mortalité  présente  à  New- York  des  différences  suivant 
les  âges,  les  temps  et  les  races  qu'il  ne  sera  pas  sans  inlérèt 
de  faire  connaître;  mais  d'abord  disons  que  la  moyenne  delà 
mortalité  pour  les  seize  dernières  années  a  été  d'un  mort  sur 
31  habitans.  L'année  1833  fut  celle  où  la  mortalité  fut  ia 
moins  forte,  elle  est  de  un  sur  quarante-trois,  tandis  que, 
en  1832,  elle  était  de  un  sur  vingt-deux. 

Mais  comme  la  mortalité  est  beaucoup  plus  forte  chez  les 
nègres  que  chez  les  blancs,  cette  moyenne  diminuera  encore 
beaucoup  pour  les  blancs;  elle  ne  sera  alors  que  de  un  sur 
quarante,  tandis  que  pour  les  nègres  elle  est  de  un  sur  vingt- 
sept. 

La  moyenne  de  la  mortalité  à  Philadelphie  a  été,  pour  les 
quatorze  dernières  années ,  de  un  sur  quarante-sept  ;  pour  les 
deux  couleurs  réunies,  tandis  que  pour  les  blancs  seuls  eile 
était  de  un  sur  cin(iuante  et  de  un  sur  dix-neuf  pour  les 
nègres. 

Le  tableau  suivant  nous  fera  connaître  à-la-fois  et  la  popu- 
lation de  New- York ,  et  l'accroissement  qu'a  pris  graduelle- 
ment cette  population  pendant  les  quatorze  dernières  an- 
nées ,  et  la  moyenne  de  la  mortalité  qu'elle  a  éprouvée  chaque 
année. 


68 

NOU'' 

En 

1821. 

SUI 

10,730 

1823. 

— 

11,600 

1824. 

— 

12,070 

1825. 

— 

12,575 

1826. 

— 

12,878 

1827. 

— 

13,181 

1828. 

— 

13,484 

1829. 

— 

13,787 

1830. 

— 

14,091 

1831. 

-- 

14,292 

1833. 

— 

14,696 

1834. 

— 

14,898 

NOUVELLES    DES    SCIENCES. 

sur   10,730    nègres    il    en  est  mort   750  ou  19-50  ^L 


432 

— 

26 

-85 

718 

— 

16- 

-81 

875 

— 

14- 

-95 

745 

— 

17- 

-2 

630 

— 

21- 

-4 

566 

— 

24- 

-3 

625 

— 

22- 

-5 

670 

— 

21- 

-3 

561 

— 

26- 

-1 

—  —  817  —  18-2 

Le  docteur  Lee  a  relevé  pour  seize  années,  depuis  1819 
jusqu'en  1835 ,  le  nombre  d'individus  morts  à  New- York  de 
chaque  maladie  ,  et  signale  quelques  faits  qui  peuvent  ne  pas 
être  sans  importance  pour  l'étude  de  la  marche  des  maladies 
épidémiques  et  des  variations  nombreuses  qu'elles  présentent. 

Dans  l'Amérique  du  nord  comme  dans  l'Europe  septentrio- 
nale ,  à  New-York  comme  à  Paris  et  à  Londres,  la  phthisie  est 
la  maladie  qui  fait  le  plus  de  victimes.  Sur  78,990  morts  qui 
représentent  le  chiffre  total  pour  les  vingt-six  années  indi- 
quées, IZi, 388  ont  été  causées  par  celle  cruelle  maladie.  Si 
jîous  y  joignons  U,GdQ  morts  attribuées  à  d'autres  ma- 
ladies des  poumons ,  nous  aurons  le  nombre  19,084  pour 
toutes  les  maladies  de  poitrine.  Ce  chiffre  qui  avait  été  de 
708  en  1819,  s'éleva  en  1834  à  2,006.  En  1833,  le  nombre 
des  maladies  de  poitrine  fui  inférieur  à  celui  des  années  pré- 
cédentes ;  celle  différence  provient  évidemment  de  ce  qu'à  la 
suite  des  maladies  épidémiques  la  susceptibilité  aux  maladies 
diminue  pendant  quelque  temps.  Le  tableau  suivant  nous  fera 
connaître  la  mortalité  produite  par  la  phthisie  pulmonaire , 
chez  les  blancs  et  chez  les  nègres. 

ELAHCS. 

1824.  —  250  — 
1826.  —  247  — 
1828.  —  237  — 


KGRES. 

BLANCS.             KEGÎIES 

112 

1830. 

—     246     —       83 

110 

1832. 

—     205     --     115 

137 

1834. 

—     197     —       83 

NOUVELLES    DES    SCIENCES.  369 

Pendant  ces  seize  années,  166  morts  seulement  ont  été 
causées  par  la  fièvre  jaune,  dont  165  appartiennent  à  l'au- 
tomne de  1822.  Un  fait  très  remarquable,  c'est  que,  pendant 
que  la  mortalité  causée  par  les  autres  fièvres  allait  en  dimi- 
nuant, celle  de  la  fièvre  scarlatine  éprouvait  une  augmenta- 
tion graduelle,  et  s'est  élevée  dans  les  six  dernières  années  à 
1500.  En  183^,  ce  chiffre  ne  s'éleva  pas  à  moins  de  hiS,  et 
en  1829  cette  maladie  frappa  188  victimes  dans  l'espace  de 
quelques  semaines;  tandis  que  depuis  1817  jusqu'à  cette  an- 
née ,  le  nombre  de  morts  causées  par  celte  fièvre  ne  s'était 
pas  élevé  au-delà  de  7  ou  8  pour  cent. 

La  petite-vérole,  qui  avait  entièrement  disparu  de  New- 
York,  y  reparut  de  nouveau  en  1820,  et  y  a  fait,  depuis,  de 
nombreuses  victimes  :  le  chiffre  total  s'élève  à  1515  morts. 
La  négligence  que  mettent  la  plupart  des  parens  à  faire 
vacciner  leurs  enfans ,  et  l'obstination  de  quelques  autres, 
à  préférer  finoculalion  à  la  vaccine,  sont  les  causes  de 
celte  mortalité  considérable,  qui,  cependant,  l'est  encore 
beaucoup  moins  qu'avant  l'introduction  de  la  vaccine.  Main- 
tenant, la  mortalité  produite  par  la  variole  n'est  que  d'en- 
viron un  pour  55  sur  la  mortalité  générale,  tandis  que, 
avant  la  découverte  de  Jenner,  elle  était  de  12  pour  cent. 

Le  nombre  des  pauvres  à  New-York  est  loin  d'augmenter 
avec  la  population ,  comme  cela  arrive  dans  presque  toutes 
les  grandes  villes  de  l'ancien  continent.  Ainsi,  en  1825,  époque 
où  la  population  de  New- York  était  de  166,086  habilans,  il 
y  avait  2055  pauvres,  et  en  1835,  où  elle  était  presque 
double  (269,879),  on  ne  comptait  que  1893  pauvres  inscrits. 

^ciciuc^.  —  CittcnUuiT. 

L'imiversîté  de  Gœttingue.  —  Gœtliiigue  est  une  petite 
ville,  située  sur  la  roule  de  Cassel,  à  environ  trente  milles 
des  montagnes  du  llarlz.  Les  rues  en  sont  régulières  et  pro- 
pres, et  ont  un  trottoir  de  chaque  côté.  Les  remparts  qui 

VIII. — h"    SÉRIE.  2^» 


370  NOUVELLES    DES    SCIE>-CES. 

entourent  la  ville  forment  une  promenade  très  agréable,  d'où 
la  vue  s'étend  au  loin  sur  les  plaines  voisines  et  sur  les  mon- 
tagnes qui  les  terminent.  Les  étudians  qui  suivent  les  cours 
des  différentes  facultés ,  sont  beaucoup  plus  tranquillrs  que 
ceux  que  l'on  rencontre  dans  la  plupart  des  autres  universités 
d'Allemagne.  Constamment  surveillés  par  l'administration 
municipale ,  ils  sont  polis  à  l'égard  des  étrangers ,  et  on  ne 
les  voit  jamais  fumer  dans  les  rues.  Comme  il  n'existe  pas  de 
bâtimens  publics  pour  le  logement  des  étudians,  ils  sont 
obligés  de  louer  des  chambres  en  ville ,  suivant  leurs  moyens  ; 
un  officier  public  attaché  à  l'université  est  chargé  de  con- 
naître exactement  tous  les  logemens  vacans,  ainsi  que  le  prix 
que  l'on  en  demande  ;  et  c'est  à  lui  que  les  étudians  doivent 
s'adresser  pour  toutes  les  informations  qu'ils  peuvent  désirer. 
Celte  université  diffère  de  celle  de  Heidelberg,  de  Bonn  et  de 
Berlin,  en  ce  qu'elle  n'a  ni  bâtimens,  ni  amphithéâtres  pour 
les  cours.  Les  <  tudians  sont  ainsi  obligés  de  courir  d'un  bout 
de  la  ville  à  l'autre  pour  faire  leurs  cours ,  et  chaque  profes- 
seur a  dans  sa  maison  une  pièce  spéciale  garnie  de  pupitres 
et  de  bancs ,  où  il  reçoit  les  élèves  qui  suivent  habituellement 
ses  leçons. 

Chaque  leçon  ne  dure  que  cinquante  minutes;  il  estaccordé 
dix  minutes  à  l'élève  pour  aller  d'un  professeur  chez  l'autre. 
Chaque  professeur  publie  un  compendium  ou  manuel,  con- 
tenant le  résumé  de  son  cours ,  résumé  que  tous  les  élèves 
sont  obligés  d'acheter.  Ces  manuels  sont  divisés  en  chapitres , 
dont  chacun  fait  l'objet  d'une  leçon  ;  le  professeur  lit  le 
chapitre ,  le  commente ,  et  apporte  à  l'appui  de  son  assertion 
de  nouvelles  preuves  que  les  élèves  prennent  en  note  avec 
le  plus  grand  soin. 

Le  chef  de  l'université  de  Gœttingue  est  le  célèbre  Blumen- 
bach ,  professeur  d'histoire  naturelle.  C'est  un  petit  vieillard , 
très  courtois,  très  affable,  discoureur  intrépide,  spirituel  et 
caustique.  Bien  que  le  vénérable  professeur  ait  atteint  sa 
quatre-vingt-deuxième  année,  il  conserve  encore  toutes  ses 


NOUVELLES   DES    SCIENCES.  371 

facultés.  Lorsque  je  lui  fus  présenté,  il  me  parla  de  la  bonté 
de  Georges  III,  à  l'époque  où  il  parcourut  l'/Vngleterre,  il 
y  a  quarante  ans,  et  où  il  fit  une  visite  à  l'université  d'Ox- 
ford. Un  de  SCS  appartemens  pourrait  être  considéré  comme 
un  musée,  bien  qu'il  ne  soit  pas  très  grand  :  il  contient  un 
bizarre  assemblage  de  préparations  anatomiques,  déplantes 
séchées,  d'animaux  empaillés,  et  l'on  y  voit  aussi  une  belle 
collection  de  crânes.  Il  appela  surtout  mon  attention  sur  une 
tête  tatouée  d'un  chef  de  la  Nouvelle-Zélande  qui  lui  avait 
été  offerte  par  le  duc  de  Northumberland ,  et  à  laquelle  il 
paraissait  attacher  un  grand  prix. 

Blumenbach  fait  son  cours  à  trois  heures  chaque  jour,  ex- 
cepté le  samedi,  et  après  l'avoir  terminé,  il  aime  beaucoup 
à  rire  des  bons  mots  ou  des  anecdotes  dont  il  sème  ses  le- 
çons. Il  lit  facilement  ses  notes  sans  le  secours  de  lunettes, 
et  s'exprime  en  termes  qui  pourraient  quelquefois  choquer 
des  oreilles  délicates.  Il  se  sert  ordinairement  dans  ses  leçons 
de  préparations  sèches  ou  conservées  dans  l'esprit-de-vin  ; 
j'ai  vu  chez  lui  des  pattes  d'ours  parfaitement  disséquées; 
des  oiseaux  et  de  petits  quadrupèdes,  empaillés  avec  beau- 
coup de  goût.  Je  remarquai  aussi  un  petit  porc-épic  mis  dans 
l'esprit,  avant  que  ses  épines  eussent  commencé  à  pousser, 
et  sur  lequel  on  apercevait  en  dehors  de  l'épaule  les  deux 
mamelles;  un  œuf  d'autruche  arrivé  à  la  fin  de  l'incubation , 
et  hors  duquel  le  jeune  oiseau  était  déjà  à  moitié  sorti ,  me 
parut  assez  curieux. 

Blumenbach  éprouve  un  grand  plaisir  à  rapporter  des 
anecdotes  qui  se  rattachent  à  son  voyage  en  Angleterre. 
Aussi  parle- t-il  souvent  des  chevaux  employés  dans  les 
brasseries  de  Londres,  et  de  ceux  destinés  aux  courses  ou 
à  la  chasse,  en  fermes  qui  excitent  la  surprise  et  peut-être 
même  l'incréduliU'  de  ses  auditeurs. 

En  parlant  de  la  tortue,  il  détaillait  avec  complaisance  les 
excellentes  qualités  de  sa  chair  connne  mets,  et  il  ne  man- 
quait pas  d'ajouter  que  durant  son  séjour  eu  .Angleterre,  il 

24. 


372  NOUVELLES    DES    SCIENCES. 

avait  vu  des  services  eniiers  qui  n'élaient  composés  que  de 
tortues  préparées  de  différentes  manières.  A  l'en  croire,  le 
dessert  élait  aussi  composé  de  tortues. 

En  parlant  des  coqs,  il  décrivait  minutieusement  les  ba- 
tailles qu'on  leur  fait  livrer  en  Angleterre,  et  montrait  à  ses 
élèves  une  paire  d'ergots  de  métal  semblables  à  ceux  dont  on 
a  coutume  de  les  armer  avant  de  les  faire  battre. 

Les  leçons  de  Blumenbacli  sont  les  plus  intéressantes 
de  toutes  celles  que  j'ai  entendues  à  Gœttingue.Tl  me  montra 
un  jour  une  machine  à  faire  éclore  les  œufs,  très  ingénieuse, 
dont  il  s'était  servi  fréquemment,  et  qui  n'exigeait  que  la 
chaleur  d'une  lampe  à  esprit-devin. 

Le  professeur  de  chimie,  M.  Wœhler,  qui  a  succédé  der- 
nièrement au  savant  Slromeyer,  est  un  homme  de  mérite  : 
doux,  affable,  poli,  il  a  un  talent  d'exposition  très  remar- 
quable ,  et  toujours  ses  expériences  réussissent.  Mais  il  est 
difilcile  pour  un  étranger  de  comprendre  les  termes  techni- 
ques qu'emploient  les  Allemands;  car,  au  lieu  de  les  dériver 
du  grec,  ils  les  composent  de  racines  allemandes.  Ainsi, 
au  lieu  d'employer,  comme  les  Anglais  el  les  Français,  les 
mots  hydrogène  et  oxigène,  les  chimistes  allemands  disent 
icassersfoffgas  ou  sauerstoffgas. 

Le  professeur  le  plus  distingué  de  l'école  de  médecine 
est  le  docteur  Himly,  vieillard  remarquable  par  sa  dou- 
ceur et  son  bon  ton.  Sa  clinique  commençait  à  onze  heures, 
et  élait  suivie  d'une  consultation  à  laquelle  prenaient  part 
beaucoup  de  personnes  de  la  ville  et  de  la  campagne.  A  Gœt- 
lingue  comme  à  Berlin ,  et  dans  toutes  les  écoles  de  méde- 
cine de  l'Allemagne,  le  professeur  distribue  les  malades  de 
la  salle  de  clinique  à  chacun  des  élèves,  pour  qu'ils  recueillent 
l'histoire  de  la  maladie,  qu'ils  en  étudient  la  nature  et  les 
principaux  symptômes,  et  portent  ensuite  le  diagnostic,  el 
indiquent  devant  le  professeur  le  traitement  qu'ils  croient 
devoir  être  suivi.  Si  le  professeur  admet  la  médication  pro- 
posée par  l'élève,  il  la  lui  fait  écrire  sur  le  cahier  de  visite, 


NOUVELLES    DES    SCIENCES.  373 

et  y  appose  sa  signature.  Les  malades  de  la  ville,  qui  ne 
peuvent  venir  à  la  consultation,  sont  traités  de  la  même  ma- 
nière par  les  élèves  qui  les  visitent  chaque  jour  et  qui  tiennent 
le  professeur  au  courant  des  cliangemens  qui  arrivent,  et  des 
modifications  qu'ils  font  au  traitement.  Un  autre  cours  de  mé- 
decine clinique  est  fait  chaque  jour  à  dix  heures ,  par  le  pro- 
fesseur Conrad  qui,  à  trois  heures,  lient  encore  un  cours  de 
médecine  théorique.  Le  traitement  médical  employé  à  Gœt- 
tingue  est  loin  d'être  très  actif.  La  saignée  et  quelques  an- 
ciennes préparations  combinées  à  de  faibles  doses  de  moyens 
actifs,  et  à  une  grande  quantité  de  boissons  délayantes,  sui- 
vant la  méthode  des  médecins  français,  forment  la  base  de 
toutes  leurs  mc-dications.  Le  docteur  Hubert  avait  ouvert  un 
cours  d'anaiomie  pathologique,  mais  le  nombre  de  ceux  qui 
se  présentèrent  pour  le  suivre  fut  si  petit,  qu'il  se  vit  obligé 
d'y  renoncer. 

Les  cours  les  plus  suivis  sont  ceux  de  chirurgie,  faits  par 
le  docteur  Longerbeck,  dont  les  ouvrages  ont  acquis  une 
grande  célébrité.  Le  musée  analomique  est  situé  en  dehors 
du  boulevard ,  dans  un  bâtiment  neuf,  construit  avec  beau- 
coup de  goût.  Les  préparations ,  peu  nombreuses ,  à  la 
vérité  5  sont  disposées  avec  ordre  ;  et  la  salle  de  dissection 
peut  contenir  cent  élèves,  auxquels  on  fait  chaque  jour  une 
leçon  d'anatomie.  Il  y  a  aussi  une  bibliothèque  considéi-able, 
inche  en  ouvrages  étrangers,  et  qui  appartient  à  l'université. 

Gœtiingue  possède  de  grands  avantages  sur  les  autres  uni- 
versités de  l'Allemagne;  la  vie  et  le  logement  y  sont  à  bon 
marché}  la  nourriture  ,  dans  les  meilleurs  hôtels,  ne  coûte 
par  jour,  en  y  comprenant  une  demi-bouteille  de  vin,  que 
2 shillings,  et  on  peut  y  avoir  un  bon  appartement  pour  une 
guinée  par  mois.  Les  étudians  y  sont  plus  sociables  qu'à  lîonn 
et  à  Heidelberg,  et  les  rapports  intimes  qui  existent  entre 
le  royaume  de  Hanovre  et  l'Angleterre  sont  autant  de  cir- 
constances qui  doivent  déterminer  ceux  de  nos  compatriotes 
qui  désirent  poursuivre  leurs  éludes  dans  une  université  où 


374  NOUVELLES    DES    SCIENCES. 

l'on  parle  l'allemand  avec  une  grande  pureté ,  à  choisir  Gœt- 
tingue  de  préférence  à  toute  autre.  La  distance  de  Londres  à 
Gœtlingue  est  d'environ  UôO  milles,  et  peut  être  parcourue  en 
diligence,  par  Bruxelles  et  Aix-la-Chapelle,  en  huit  jours, 
pour  environ  20  ^;  et  pour  la  moitié  de  cette  somme,  en  se 
rendant  à  Rotterdam  par  le  bateau  à  vapeur ,  et  en  remontant 
le  Pihiti  jusqu'à  Coblentz. 

De  l'enseignement  des  aveugles  en  France  et  aux  Etats- 
Unis. —  Si  la  France  peut  se  glorifier  d'avoir  étq  la  première 
à  ouvrir  des  établissemens  pour  Téducation  des  Jeunes 
aveugles ,  elle  doit  cependant  reconnaître  que  les  Etats-Unis , 
qui  sont  venus  bien  long-temps  après  elle ,  l'ont  déjà  dépassée 
par  les  perfectionnemens  qu'ils  ont  introduits  dans  les  diffé- 
rentes branches  de  l'enseignement ,  et  par  le  nombre  d'insti- 
tutions qu'ils  ont  déjà  formées.  On  compte  aujourd'hui  dans 
l'Amérique  du  IVord  trois  établissemens  d  éducation  pour  les 
jeunes  aveugles  :  celui  de  Boston,  fondé  par  le  docteur  Fisher 
en  1829  ;  celui  de  TS'ew-York,  fondé,  en  1831,  par  Samuel 
Ward  et  Akerley  ;  enfin  celui  de  Philadelphie ,  fondé  en  1833. 
Le  Congrès  se  propose  encore  de  multiplier  ces  utiles  établis- 
semens et  d'offrir  graluilemenl  rinstruction  à  tous  les  jeunes 
aveugles  américains,  dont  le  nombre  s'élève  à  6,000. 

L'attention  des  philantropes  américains  s  est  surtout  diri- 
gée vers  les  améliorations  et  les  perfectionnemens  à  intro- 
duii'c  dans  la  confection  des  livres    et  des  cartes  destinés  à 
l'usage  des  aveugles.  C'est  au  vénérable  Haûy  que  l'on  doit  la 
première  idée  de  ces  impressions  en  relief,  sur  lesquelles 
l'aveugle,  à  l'aide  de  ses  doigts,  reconnaît  les  lettres  ,  les 
mois  tt  les  phrases  qu'on  lui  soumet.  Mais  le  sens  du  loucher 
procède  autrement  que  celui  de  la  vue  ,  et  Haûy  n'avait  fait 
qu'appliquer  aux  livres  des  aveugles  les  signes  des  clairvoyans. 
Le  relief  de  ces  lettres  était  trop  arrondi ,  leurs  arêtes  trop 
épaisses,  et  l'appendice  de  quelques  consonnes  venait  en  outre 
jeter  de  la  confusion  dans  les  lignes.  Pour  remédier  au  mal, 


NOUVELLES    DES   SCIEINCES.  375 

il  fallait  grossir  démesurément  les  caractères,   multiplier 
les  blancs  et  donner  au  volume  une  grosseur  incommode. 

Les  Américains  ont  fait  disparaître  tous  cesinconvéniens; 
les  caractères  à  marteaux  usités  dans  Yînstitution  des  jeunes 
aveugles  de  Paris  ont  été  remplacés  par  des  caractères 
parallélipipèdes  ;  les  formes  rondes  ont  disparu  ;  les  signes 
sont  devenus  plus  anguleux ,  plus  déliés  ;  leur  relief  a  offert 
plus  de  saillie  ;  et  ceux  dont  la  physionomie  présentait  une 
trop  grande  analogie,  ont  été  sensiblement  modifiés;  les 
lettres  à  appendices  ont  toutes  été  disposées  sur  le  môme 
alignement  et  ne  s'en  sont  écartées  que  dans  leur  partie 
supérieure.  Mais,  pour  faire  mieux  sentir  les  modifica- 
tions qui  ont  été  introduites  dans  ce  système  d'impression, 
nous  mettons  sous  les  yeux  de  nos  lecteurs  les  anciens  et  les 
nouveaux  types,  ainsi  qu'un  spécimen  ^^ 
des  deux  alphabets.  11  serait  autrement 
impossible  de  comprendre  les  perfec- 
tionnemens  introduits. 


H 


alphabet  français. 


clL  c  SePahu  klmnopciTst 
uuv  wooii  z.  l^SA^^ySjO" 


Alphabet  américain. 

01  l)  G  <J  e  f  G 
u  V  wxYz  . 

h  1  Jkl  mn  oP^  rst 
123^567890. 

De  tous  ces  perfectionnemens  ,  il  résulte  ,  ainsi  que  l'a 
constaté  récemment  Don  Ramon  de  la  Sagra  dans  un  I\Ié- 
moirc  du  plus  curieux  intérêt ,  que  les  caractères  américains 
occupent  moitié  moins  d'espace  que  les  caractères  français; 


876  NOUVELLES    DES    SCIENCES. 

qu'ils  sont  plus  perceptibles  au  toucher ,  et  qu'ils  ne  pré- 
sentent aucun  équivoque  au  doigt  de  l'aveugle.  D'après  ces 
données,  si  le  même  ouvrage  était  composé  en  caractères 
français  et  en  caractères  américains  :  les  premiers  rempli- 
raient dix  pages  in-/j°,  tandis  que  les  seconds  en  occuperaient 
à  peine  quatre.  La  même  observation  est  applicable  aux  cartes 
géographiques  et  aux  figures  de  géométrie. 

Btatietiquf. 

Tableau  tninéralogiqiie  de  V Autriche  et  de  la  Hongrie'. 
—  MM.  Foy ,  Harle  et  Gruner  ont  récemment  publié  ce  ta- 
bleau dans  le  Records  of  gênerai  science. 

Le  Tyrol  contient  très  peu  de  mines  maintenant  exploitées  ; 
cette  contrée  est  néanmoins  riche  en  minerais  de  cuivre  et 
d'argent. 

Les  mines  de  Schwalz ,  sur  l'Inn ,  sont  abondantes. 

A  Kitzbûbel,  on  extrait  annuellement  1200  quintaux  de  cui- 
vre (le  quintal  équivaut  à  109,  81  liv.  avoir  du  P.)  des  pyrites 
en  fdons  dans  des  schistes  argileux. 

Le  produit  annuel  des  fabriques  de  fer  est  10,000  quintaux , 
et  d'acier  2,000. 

A  Hall,  il  existe  une  vaste  saline  de  laquelle  on  extrait 
200,000  quintaux  de  sel,  à  1  s.  10  1/2  d.  par  quintal;  il  est 
vendu  10  s.  10  d.  le  quintal. 

A  Salzburg ,  comme  dans  le  Tyrol,  le  fer  hématite  brun 
est  fondu  au  moyen  d'une  faible  chaleur.  Dans  un  temps  on  y 
exploitait  plusieursmines  d'or,  au  milieu  delà  chaîne  des  Alpes  ; 
maintenant,  on  n'en  connaît  que  deux,  Bockstein  et  Rauris; 
elles  produisent  de  100  à  200  marcs  d'or  (par  amalgame)  et 
de  600  à  800  marcs  d'argent  qu'on  extrait  par  la  fonte  de  son 
sulfure.  Salzburg  contient  plusieurs  dépôts  de  sel  qui  rivali- 
sent avec  ceux  de  la  Bavière  ;  les  lieux  qui  les  fournissent 
sont  Hallein,  Hallstadt,  etc. 
,   La  Carinthie  produit  du  fer,  de  l'acier,  du  plomb  et  200  à 


NOUVELLES    DES    SCIENCES.  377 

300  quintaux  de  cuivre.  Le  plomb  est  tiré  de  la  galène  qui 
se  trouve  dans  une  gangue  calcaire  à  Bleyberg  ;  la  quantité 
qu'on  en  obtient  s'élève  à  60,000;  on  l'extrait  au  moyen  d'un 
fourneau  à  réverbère  ;  11  est  extrêmement  pur  et  bien  dé- 
pouillé d'argent.  300,000  quintaux  de  fer  sont  obtenus ,  les- 
quels sont  entièrement  convertis  en  fer  doux  et  en  acier, 
dans  la  Carinihie  ou  la  Carniole.  La  fonte  en  est  opérée  dans 
six  hauts  fourneaux  fermés  ;  celui  de  Treibach  a  trente-cinq 
pieds  de  haut  et  huit  de  diamètre;  il  en  produit  journelle- 
ment de  250  à  300  quintaux;  l'acier  est  préparé  par  la  il/e- 
thode  Brescienne ,  et  le  fer  doux ,  par  celle  de  Styrie  ,  et  par 
une  seule  fonte.  En  cet  endroit  la  fabrication  du  fer  a  fait  de 
grands  progrès,  si  l'on  en  juge  par  les  essais  de  Rosthorn, 
au  moyen  du  bois  et  des  lignites.  180,000  quintaux  de  fer  doux 
et  70^000  d'acier,  sont  fabriqués  annuellement  au  prix  de 
17  s.  6  d.  par  quintal. 

La  Carniole  produit  du  mercure.  A  Idria ,  on  en  retire  de 
5  à  6,000  quintaux  par  la  distillation;  100  quintaux  sont 
extraits  d'une  ardoise  contenant  du  mercure  natif,  et  en  ou- 
tre 1000  quintaux  de  cinabre  y  sont  fabriqués.  Le  mercure  se 
vend  16  s.  8  d.  par  quintal  et  au  dessus ,  et  le  cinabre  à  1  ^ 
et  au  dessus  également  par  quintal. 

La  Styrie  est  la  province  qui  donne  la  plus  grande  quantité 
de  fer  doux  et  d'acier,  l'un  et  l'autre  de  qualité  supérieure. 
On  y  compte  trente-sept  hauts  fourneaux,  dont  trois  sont  ou- 
verts et  les  autres  fermés;  leur  hauteur  est  de  dix-neuf  à  trente- 
six  pieds;  à  Vodeinberg  il  y  en  a  quatorze,  et  à  Eizenerz 
quatre  ,  alimentés  par  le  carbonate  de  fer  d'une  même 
mine  qu'on  trouve  sur  une  montagne  de  deux  mille  pieds  de 
hauteur. 

En  Ilotigrie,  à  Schemnitz  et  Kremnitz,  il  y  a  des  mines 
qui  ont  été  exploitées  depuis  onze  cents  ans  ;  la  production 
annuelle  dans  la  basse  Hongrie  est  de  35,000  marcs  d'argent, 
et  de  six  cents  marcs  d'or  ;  la  haute  Hongrie  et  Nagybanie 
donnent  30,000  marcs  d'argent. 


378  NOUVELLES   DES   SCIENCES. 

La  basse  Hongrie  produit  environ  6,000  quintaux  de  cuivre; 
la  haute  Hongrie  18,000,  le  Bannat  6,000. 

La  Boliémecst  riche  en  toutes  sortes  de  métaux  ;  plusieurs 
de  ses  raines  sont  dans  un  état  d'abandon.  On  ramasse  de  l'or 
dans  les  rivières  de  Zalava  et  Waiava,  près  de  Prague  ;  il  y 
a  une  mine  d'or  à  Eulengebirge,  et  l'on  extrait  à  loachimslhai 
1000  marcs  d'argent. 

Les  mines  de  Przibram  rendent  annuellement  22,000  marcs 
d'argent  et  20,000  quintaux  de  plomb.  La  Bohème  fournit 
200  quintaux  de  cuivre ,  outre  le  deutoxide  d'arsenic  et  le 
cobalt.  On  y  compte  de  quarante  à  cinquante  hauts  fourneaux 
qui  donnent  400,000  quintaux  de  fer  et  500  quintaux  d'étain. 

La  Moravie  produit  60,000  quintaux  de  fer  doux. 

ISoinhre  d'églises  et  de  chapelles  consacrées  au  culte  en 
Angleterre.  —  Les  élablisseniens  consacrés  au  culte  en  An- 
gleterre et  dans  la  principauté  de  Galles  se  divisent  ainsi  : 

Eglises  consacrées  à  la  religion  de  l'Etaf,     .     .     .  11,825 

Églises  mélhodistes 2,820 

Protestans  dissenters 2,911 

Baptistes,  Quakers  et  autres 1,580 

Catholiques  romains 411 

Total 19,547 

Londres  possède  25  chapelles  catholiques  romaines ,  dont  6 
appartiennent  aux  ambassades  étrangères.  Sur  les  383  cha- 
pelles qui  sont  dans  les  provinces ,  16  seulement  se  soutiennent 
par  des  souscriptions;  les  autres  appartiennent  soit  à  des 
particuliers  riches ,  soit  aux  collèges  ou  aux  maisons  reli- 
gieuses qui  sont  disséminées  dans  le  pays. 

Résultats  comparés  du  commerce  des  bois  du  Canada  et 
de  la  Baltique.  —  On  ne  saurait  trop  s'élever  contre  ce 
système  funeste  qui  force  les  constructeurs  anglais  à  n'ad- 
mettre siir  leurs  chantiers  que  des  bois  de  très  mauvaise 
qualité  ,  et  qui  les  empêche  de  s'approvisionner  ailleurs 


îfOUVELLES   DES  SCIENCES.  879 

qu'au  Canada ,  sous  peine  de  payer  une  prime  excessive  en 
faveur  de  celte  colonie.  Nous  avons  déjà  plusieurs  fois  fait 
entendre  nos  plaintes  contre  cet  odieux  monopole;  mais, 
tant  qu'il  n'a  pas  été  fait  droit  à  nos  réclamations ,  c'est  un 
devoir  pour  nous  de  revenir  sur  cette  question  et  d'en  faire 
ressortir  tous  lesinconvéniens. 

Difféî'ence  des  droits  prélevés  sur  les  bois,   suivant  leur 
provenance. 

Bois  du  Canada.  Bois  d'Europe. 

Planches  da  sapin  des  colouiei,   40  sh,  par  cent.  380 

Toliges 20  «  200 

Douves 8  "  84 

Planches  de  chêne 15  par  charge.        80 

Bois  pour  lanihris 12  ■  55 

Mâts 1    1/2  à     4  sh.  la  pièce.  8  à     22 

On  voit  d'après  cela  que  la  différence  varie  depuis  les  A> 
jusqu'aux  9/10  en  faveur  du  bois  du  Canada.  L'Angleterre  ne 
fait  pas  moins  une  consommation  considérable  de  bois  de 
la  Baltique.  En  effet,  nous  trouvons  que,  dans  l'année  183i, 
l'importation  des  deux  espèces  a  été: 

Bois  du  Canada.  Bois  de  la  Baltique. 

Bois  de  sapin 110,024  charges.  379,404 

Boisdechèue 0,000  »  17,000 

Planches  de  sapin. .  33,106  ceutaiues  "  34)000           » 

Toliges 11,798  »  1,501 

Douves 11,782  »  Ibfili 

Mâts  de    moins  de 

12  pouces 8,354  pièces  •>  4,722            n 

Grands  mâts 575  charges  •■  3,894 

Planches  de  chêne.  J,734  •>  4            •# 

Bois  pour  lambris. .  3,031  •>  0            " 

Lattes 4,713  brasses  »  5,08C 

Il  est  donc  évident  que  si  l'on  se  décidait  à  mettre  plus 
d'égalité  dans  les  droits  d'entrée,  les  bois  du  Canada  se 
trouveraient  entièrement  expulsés  du  marché.  Le  calcul  sui- 
vant fera  connaître  la  perle  immense  qui  résulte  pour  le  con- 


380  NOUVELLES    DES   SCIENCES. 

sommateiir  anglais  de  l'élévation  des  droits.  Dans  cette  cir- 
constance : 

Le  prix  moyen  de  la  (barge  du  bois  de  sapin  des  colonies  a  été,  depuis 
quelque  temps,  de  90  sb. ,  dont  1 0  sh.  de  droits,  reste,  prix  net. .        80  sb. 

Celui  du  bois  de  sapin  de  la  lialtiqueaélé  de  110  sb.,  dont  55  sh. 
de  droits,  reste 55  sb. 


De  sorte  que,  tous  droits  déduits,  le  coniouiinaleur  paie  de  plus.       25  sh. 

Voici  un  cas  plus  frappant  encore  : 

Le  prix  moyen  d'un  cent  de  planches  de  sajiin  des  colonies  est  de  3  iO  sh. 
dont  40  sb.  de  droits,  reste 300  sh. 

Celui  des  planches  de  la  Baltique  a  été  de  580  sb.,  dont  380  Ai. 
de  droits,  reste 200  sh. 

Deiorle  que,  tous  droits  déduits,  le  consommateur  paie  de  plus.      lUOsh, 

En  combinant  ces  calculs  avec  la  table  des  importations, 
et  en  déduisant  100,000  charges  qui  continueraient  à  être 
apportées  des  colonies  pour  certains  usages  spéciaux  aux- 
quels lo  bois  de  la  Baltique  ne  convient  point,  nous  trouve- 
rons que  la  perte  annuelle  pour  l'Angleterre,  tant  en  prix 
qu'en  qurdité,  est  do  1,5-29,07.5  ^(38,226,900  fr.). 

(Cionomif   rurale. 

aperçu  gênerai  de  l'agriculture  et  du  commerce  des 
grains  en  Europe  et  en  Amérique.  —  La  rigueur  extraor- 
dinaire de  la  saison  nous  porte  à  jeter  un  coup-d'œil  sur  l'é- 
lat  actuel  de  l'agriculture  dans  les  principales  contrées  de 
l'Europe  et  de  l'Amérique.  Le  tableau  que  nous  en  traçons , 
emprunté  aux  meilleures  sources,  offrira,  nous  n'en  doutons 
pas,  un  grand  intérêt. 

En  Angleterre,  la  nudité  des  champs  est  telle  qu'on  dirait 
la  végétation  suspendue;  en  Irlande,  les  semailles  ne  sont 
encore  que  commencées,  et  en  Ecosse  l'alarme  est  si  grande 
que  les  fermiers  ne  veulent  se  dessaisir  à  aucun  prix  du  grain 
qui  existe  dans  leurs  greni' rs.  Dans  quelques  endroits  de  l'É- 


NOUVELLES    DES    SCIENCES.  381 

cosse ,  la  neige  couvrait  encore  la  terre  au  15  avril  ;  les  che- 
vaux et  le  menu  bétail  ont  beaucoup  souffert,  et  dans  l'île 
de  Shetland  les  fermiers  ont  été  obligés  de  faire  une  brèche 
à  l'approvisionnement  des  grains  qu'ils  destinent  aux  semail- 
les, pour  empêcher  que  leurs  moutons  ne  meurent  de  faim. 
Cet  état  de  choses  a  pourtant  un  peu  changé,  dans  la  se- 
conde quinzaine  d'avril ,  par  l'arrivage  de  plusieurs  navires 
chargés  de  grains  et  venant  de  Dantzig.  Les  affaires  qui  jus- 
que-là s'étaient  bornées  à  la  consommation  intérieure ,  ont 
pris  un  peu  d'activité.  Le  blé  de  Dantzig,  première  qualité  , 
s'est  vendu  de  37  à  38  sh.  le  quartcr,  et  le  blé  rouge  de  33  à 
35  sh.  Des  exportations  en  blé  et  en  farine  ont  également  été 
faites  pour  le  Canada  et  les  États-Unis  ;  elles  se  composent 
de  15,000  quarters  pour  le  Canada ,  et  de  6,600  quarters  pour 
les  États-Unis,  et  de  5,000  quintaux  de  farine  pour  les  Indes 
occidentales.  Cette  farine  a  été  payée  de  25  à  27  sh.  le  baril 
de  196  livres,  ce  qui  est  un  prix  énorme,  comparativement 
à  la  valeur  relative  du  blé  étranger.  Les  importations  du 
mois  d'avril  ont  été  de  6,603  quarters  de  blé ,  et  de  7,409  sacs 
de  farine;  il  résulte  un  excédant  en  faveur  de  l'exportation  de 
près  de  quinze  mille  quarters.  D'autres  navires  qui  sont  an- 
noncés de  la  Baltique  avec  des  chargemensde  blé,  belle  qua- 
lité ,  donneront  sans  doute  au  commerce  des  grains  leur  cours 
régulier.  Des  nouvelles  d'Hobart  Town  et  de  Van  Diemen , 
en  date  du  l'^'"  et  du  3  novembre,  annoncent  que  les  arriva- 
ges attendus  avaient  produit  une  baisse  de  U  sh.  6  d.  et  5  d. 
par  boisseau  sur  le  prix  du  blé.  C'est  le  contraire  au  Canada , 
où  l'insuffisance  des  approvisionnemens  a  occasioné  une 
hausse  considérable.  A  Halifax,  le  3  avril, le  beau  Québec 
était  coté  à  6o  sh.  par  baril  ;  le  Hambourg  de  50  à  55  sh.  La 
détresse  des  petits  fermiers  était  si  grande  que  la  légis- 
lature a  volé  un  bill  qui  a  pour  objet  d'interdire  l'expor- 
tation du  blé,  de  l'avoine  et  des  pommes  de  terre  jusqu'au 
10  juin.  A  Maurice,  la  farine  de  Dantzig  était  cotée  de  26  à 
23  sh.  sterling  le  baril  de  180  livres,  lorsdu départ  des  der- 


582  NOUVELLES    DES    SCIENCES. 

niers  navires  qui  sont  arrivés  à  Liverpool,  dans  le  courant 
du  mois.  Le  grain  qui  est  importé  dans  la  colonie,  sous  pa- 
villon anglais,  est  exempt  de  droit.  La  farine  est  frappée  d'un 
droit  de  1  pour  7o  «^  vaioretti.Les  prix  se  tiennent  fermes  en 
France, excepté  dans  lesdépartemens  du  midi,  où  le  froid  etriiu- 
midité  ne  se  sont  pas  faiiaussi  vivement  sentir.  A  Bayonne,  les 
prix  sont  très  élevés  ;  le  blé  est  coté  de  ^9  sh.  10  d.  à  5k  sh.; 
l'orge  à  31  sh.  10  d.  A  Bordeaux,  où  des  arrivages  considé- 
rables ont  eu  lieu,  les  prix  ont  éprouvé  une  forte  baisse.  A 
Saint-Pétersbourg  des  marchés  à  terme  ont  été  passés  pour  mai 
à  19  sh.  le  quarter  d'orge,  età  10  sh.  6  d.  le quarter d'avoine. 
A  Biga,  la  bonne  avoine  est  offerte  à  10  sh.  11  d.  et  11  sh.  S 
d.  le  quarter.  A  Dantzig,  le  mouvement  du  port  est  très  res- 
treint, en  raison  du  mauvais  temps;  de  grands  approvision- 
nemens  descendent  chaque  jour  la  Vistule  ;  mais  les  deman- 
des éiant  presque  nulles ,  on  emmagasine  le  blé.  Le  blé  de 
Stettin ,  et  le  blé  rouge  de  la  Silésie  sont  de  très  bonne  qua- 
lité et  très  propres  à  l'exportation-  Une  ordonnance  royale 
du  gouvernement  suédois ,  en  date  du  7  avril ,  permet  l'ex- 
portation de  toute  espèce  de  grains  du  royaume  pendant  tout 
le  cours  de  cette  année  et  sans  aucun  droit.  A  Hambourg  , 
des  arméniens  se  préparent  pour  l'Amérique;  les  prix  sont 
cotés  à  32  sh, ,  les  bonnes  qualités.  A  New-York,  l'approvi- 
sionnement de  blé  s'élève  à  500,000  boisseaux.  Cette  quantité, 
quoique  considérable ,  augmentait  toujours ,  aussi  les  prix  pa- 
raissaient-ils devoir  faiblir  à  Baltimore  cl  à  Cincinnati  ;  partout 
où  les  marchés  étaient  bien  fournis,  les  grains  ont  subi  une 
forte  baisse. 


TABLE 

DES  MATIÈRES  DU  HUITIÈME  VOLUME 

fllARS  ET  AVRIL  1837.  — 4^   SÉRIE. 


P.igej, 

Histoire.  —  politique.  —  Hisloire  des  partis  en  Angleterre, 
depuislcxvii'^siècle  jusqu'à  nos  jours 193 

Histoire  contemporaine.  —  L'Autriche  sous  le  prince  de 
Melternich 5 

Philosophie.  —  Morale.  —  Ombres  et  lumières  de  la  vie 
parisienne 277 

Littérature.  — De  îa  nouvelle  école  littéraire  en  Espagne.  .    45 

Beaux-arts.  —  Etat  actuel  du  drame  et  des  théâtres  à  Lon- 
dres   221 

Commerce.  —  Industrie.  —  Manchester:  son  origine,  ses 
progrès,  son  importance  actuelle 238 

Physionomies  parlementaires. —  N"  II.  — Le  Parti  conser- 
vateur à  la  Chambre  des  Lords  :  le  duc  de  Cumberlaiid; 
lord  Wellington  ;  lord  Lyndhurst;  lord  Abinger  ;  le  duc 
Buckingham  ;  le  marquis  de  Londonderry,  etc. ,  etc.    .     .    G 1 

Biographie.  —  L'enfance  et  la  jeunesse  de  Wallcr  Scott, 
racontées  par  lui-même 8i 

VoAAGES.  —  STzVtistique.  —  La  Régence  de  Tunis  :  son 
administration  ses  ressources,  ses  habitans  et  Icius  mœurs.  287 


384  TABLE    DES    5IATIÈRES. 

Pag€9. 

Voyages.  —Souvenirs  de  la  Sicile ,  de  Malte  et  de  Livourne.  .  io6 

Statistique.  —  Etat  actuel  de  la  colonie  des  Cygnes ,  dans  la 
Nouvelle  Galles  du  Sud 122 

SouvEMRS  DE  TOURISTE. — Le  Cliâteau  d'Udolphe 328 

MiscELLAJNÉES.— L'Alibi,  scènes  des  assises  d'Irlande.    .     .  I4l 

MiscELLAKÉES.  —  Un  enfer  de  bon  ton,  le  club  Crockford.    .  349 

Nouvelles  des  sciences  ,  de  la  littérature,  des  beaux-arts ,  du 
commerce,  de  l'industrie 159,  359 

De  la  poésie  et  de  la  littérature  en  Perse  et  en  Arabie  avant  Blahomet,  152. 

—  Des  monnaies  anglo-saxonnes,  l57.  —  L'ilo  de  Candie,  ses  ressources 
et  ses  antiquités,  ICI.  — Le  docteur  Henry  de  Manchester,  167.  —  Re- 
cherclies  sur  les  toiles  des  momies  d'Egypte,  169.  —  Mo\ivenient  delà 
dette  d'Angleterre ,  depuis  1688  jusqu'à  nos  jours,  176.  ■ —  Observations 
sur  l'emploi  de  la  houille  anthracite,  179.  —  Lettre  de  Don  Ramon  de 
la  Sagra  sur  les  maisons  pénitentiaires  des  Etats-Unis,  184.  — Recherches 
chimiques  sur  l'atmosphère  des  tunnels,  359.  —  Matière  propre  à  déter- 
miner la  quantité  de  matière  colorante  contenue  dans  les  cochenilles,  163. — 
Manne  du  mont  Sinaï,  363.  —  Température  de  l'intérieur  de  la  terre, 
364.  —  État  sanitaire  de  la  ville  de  New-Tork,  365.  —  L'université  de 
Gœttingue,  369.  —  De  l'enseignement  des  aveugles  en  France  et  aux  États- 
Unis,  374-  —  Tableau  minéralogique  de  l'Autriche  et  de  la  Hongrie ,  376. 

—  Églises  et  chapelles  consacrées  au  culte  en  Angleterre,  378.  —  Résultats 
comparés  des  commercedes  bois  duCanada  et  de  la  Baltique,  378. — Aperçu 
général  de  l'agriculture  et  du  commerce  des  grains  en  Europe  et  en  Amé- 
rique, 380. 

Yiy.    DE  LA   TABLE. 


IMPRIMÉ    PAR    LES    TRESSES    MECANIQUES    DK    PAUL    RENOCARD, 
RUE    GAUAKCIÈRE,    5. 


^i'i^ 


iy^% 

lEittM 

W       .jj 

^'"1 

w^*.^ 

Ib..    .  ^ 

'^ 

L^  ^-^^1^,^^ 

^^1 

."  «^ 

4ir