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REVUE
BRITANNIQUE.
IMPRIMÉ CHEZ PAUL REî^OUARD,
RUE GARAKCIÈRE, N, 5.
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in 2009 witii funding from
University of Ottawa
Iittp://www.arcliive.org/details/1837revuebritann08saul
REVUE BKlTANWieUE'
LE PRil^'CE DE METTKKNICH
REVUE
BRITANNIQUE
ou
CHOIX D'ARTICLES
TRADUITS DES MEILLEURS ECRITS PERIODIQUES
DE LA GRANDE-BRETAGNE,
PAR MM. L. GALIBERT , DIRECTEUR; BERTO>', AVOCAT A LA COUR ROYALE;
PHILARÈTE CHASLES; AMÉdÉe riCHOT ; GÉRUZEZ; LARENAUDIÈRE ; LESOURD J
CH. coquerel; j. cohen ; gekest , docteur en médecine, etc.
TOME HUITIEME.
QUATRIÈME SÉRIE.
PARIS.
AU BUREAU DE LA REVUE, RUE DES BONS-ENFANS, 21,
CHEZ JULES RENOUAnn, LIBUAir.E, RUE DE TOURXON, N. 6.
CHEZ MABAME VEUVE DO.NDEY-DUPRÉ, LIBRAIRE, RUE VIVIE\"NE, N. 2.
1857.
MARS 1857.
REVUE
BRITANNIQUE
»^^^^^*
£)wto\\:c Contemporaine»
L'AUTRICHE
SOUS LE PRINCE DE METTERNICH.
Il faut aUendre long-lemps, pour apprécier à leur valeur
les hommes politiques. A peine aujourd'hui, Richelieu,
Mazarin, Louvois, Chatham, Sunderland , peuvent-ils être
Jugés. La portée de leurs actes modifie l'avenir; et l'avenir
seul dit ce qu'ils étaient. Il faut surtout faire abstraction de
toutes les déclamations de parti , de toute la poussière
adidatrice soulevée par quelques courtisans , et de toutes les
contradictions jetées au hasard par les journaux.
Si l'on veut, malgré la proximité des temps et des lieux,
porter sentence sur la vie d'un homme qui a remué la
destinée des états , que l'on commence par observer, de la
manière la plus exacte, l'époque où il a vécu. L'appréciation
d'un caractère politique dépend toujours de celle des cir-
6 l'autriche
constances qui l'ont environné, qu'il a servies ou combattues.
Comparez donc les élémens consliluiifs de cette époque avec
le nom historique jeté au milieu de son tourbillon , et em-
porté malgré lui par la force invincible des choses humaines.
Sans ce travail, tout nom est une énigme. Ne sont-ce pas,
de tous les êtres , les plus mystérieux , ceux qui vivent dans
les souterrains des empires , qui en agitent les intimes res-
sorts ; qui suivent , pour les mettre à profit , le cours des évè-
nemens, et sont obligés de se prêter, esclaves brillans, à
tous les caprices d'une destinée dont ils semblent les maîtres?
Le cardinal d'Ossat , Alberoni, Mazarin, Richelieu, Walpole,
M. de Talleyrand , comment les juger? Ne se présentent-ils
pas, obscurs et bizarres, aux avenues de l'histoire , comme
les sphynx antiques aux abords de la vieille Thèbes?
Peu de noms modernes ont été plus retentissans , plus re-
marqués, plus brillans, plus énigmatiques, que celui de
M. de Metternich ; sans nous occuper de l'éloge et du blâme
intéressés que l'on déverse sur tous les personnages en évi-
dence , nous y trouverons , en le jugeant comme philosophes
et comme historiens un curieux problème. Pour expliquer le
jeu et l'action de sa vie politique ; pour connaître ses motifs
et son but: ce n'est pas lui, c'est son siècle qu'il faut observer
avec soin. Suivons-le dans les évènemens qui ont ébauché et
terminé son éducation politique. Nous le verrons influencé
d'abord par eux, les exploiter ensuite au profit, sinon des
intérêts généraux de l'humanité , du moins de l'intérêt actuel
et mobile de la puissance iuqîortante qu'il représentait.
Né à Coblentz le 15 mars 1773 , le comte de Metternich eut
pour parrain le prince de Pologne et de Lithuanie, duc de
Saxe, qui lui donna les noms de Clément-Venceslas. Sa famille
est noble et ancienne. L'université de Strasbourg l'admit à
quinze ans dans son sein ; en 1790 , il y compléta sa philosophie.
Quelques voyages achevèrent son éducation , et le ramenè-
rent à Vienne où il épousa Marie-Éléonore de Kauoitz. Il
avait alors vingt-et-un ans.
sous LE PRINCE DE METTERNICH . 7
C'était en 1793. La révolution française couvrait de sang les
places publiques de France. Le nord tout entier se soulevait
d'indignation; non-seulement les rois, mais les peuples s'ef-
frayaient des nouveaux principes que la France jetait au loin,
comme un volcan ses scories. On s'arme , mais en vain : la
France triomphe. Au congrès de Rastadt,le jeune Metternich
paraît comme simple secrétaire. Le comte de Stadion le dis-
tingue et se l'attache : il suit le comte en Prusse et à Saint-
Pétersbourg. Cette éducation politique était douloureuse :
M. de Metternich assistait à tous les revers de l'Autriche ,
particulièrement compromise dans les désastres des ennemis
de la France. Enfin, la bataille d'Austerliiz, tombant comme
un coup de foudre sur les cabinets de Saint-Pétersbourg et de
Vienne , anéantit la coalition , et fait triompher l'œuvre de la
révolution française : il faut plier devant la France. L'ambas-
sadeur choisi par François P' pour aller représenter , chez les
vainqueurs , l'Autriche humiliée , ce fut le jeune et brillant
Metternich.
Sa position était fausse et périlleuse. Il s'agissait de conci-
lier la dignité avec l'habileté. L'Autriche était aux abois; la
vieille Allemagne s'écroulait sous l'épée de Bonaparte. Quel-
ques-uns des plus beaux domaines de l'Autriche , les fleurons
les plus brillans de sa couronne, elle allait les perdre. Com-
ment s'emparer de la bienveillance de l'homme unique, capter
le favori de la fortune, sans compromettre la majesté du vieil
empire? Il s'agissait d'élre courtisan sans s'abaisser, et d'as-
surer à la maison des Hohenstauffen l'appui du nouveau Char-
lemagne. Agé de trente-trois ans , beau de sa personne , d'une
figure agréable , doué de beaucoup de finesse dans l'esprit ,
de beaucoup de délicatesse et de facilité dans la parole, le
jeune ambassadeur réussissait parla séduction des manières,
par son influence sur les femmes, et par le goût personnel
qu'il avait su inspirer à Napoléon. La présence et l'éclat
d'un homme de cour spirituel était chose nouvelle, agréable,
utile à la dynastie naissante. Le bon ton de JM. de Metternich
s l'autriche
convenait aux desseins de Tempereur et donnait un exemple
excellent à cette cour guerrière et à peine dégrossie, qui
essayait une étiquette empesée, et remplaçait le bon goût
par la raideur. M. de Metternich obtint la sympathie du con-
quérant et l'affection de la plupart des personnes qui compo-
saient sa cour. Inutile victoire , qui ne fait rien gagner à la
Jouissance déchue , représentée par M. de Metternich? Na-
poléon continue l'exécution de ses plans : il va écraser l'Au-
triche sur son passage; la conférence d'Erfurth la sacrifie.
Un mécontentement sourd et profond couvait en Alle-
magne. Les récentes humiliations, se joignant aux anciens
désastres, entretenaient dans les rangs de la noblesse mili-
taire une irritation qui devait éclater quelque jour, et qui,
fomentée par l'Angleterre, stimulée par les circonstances,
devait opposer à Bonaparte un embarras imprévu autant que
durable. M. de Metternich habitait toujours la France et pa-
raissait le plus pacifique et le plus aimable des ambassadeurs.
Dissimulant habilement les desseins de son maître, livré en
apparence aux plaisirs et aux bonnes fortunes, il trompait la
sagacité de Bonaparte qui apprit fort tard les résolutions hos-
tiles de l'Autriche , et qui renvoya l'ambassadeur avec colère ,
le faisant escorter sur sa route par le maréchal IMoncey. Ce-
pendant la fureur allemande, lente à se développer, avait
éclaté redoutable : le monde apprenait que les grenadiers de
Bonaparte pouvaient succomber, et que ses bataillons pou-
vaient être battus.
La bataille de Wagram fit retomber le Nord à genoux , et il
fallut encore négocier, concilier , adoucir. Le caractère et les
habitudes de M. de Metternich , sa puissance d'insinuation et
de modération étaient admirables pour ces usages. On compta
sur la prédilection personnelle de Bonaparte pour lui ; et il fut
chargé , avec le comte de Bubna , de traiter de la paix : le traité
de Vienne fut sigiwî. Quelle situation pour l'Autriche ! Les
peuples gémissaient et maudissaient ; la disette au trésor ;
Napoléon enlaçant tout de son réseau de fer. Il fallut plier
sous LE PRINCE DE BIETTERNICH. 9
devant un avenir si menaçant. Is'apoléon voulait soumettre
l'Europe à deux grandes monarchies uniques , se pondérant
mutuellement ; la France dominant le midi ; la Russie dominant
le nord. L'Autriche disparaissait. Une grande-duchesse de
Russie allait monter sur le trône de France : le cabinet de
Vienne, épouvanté plaça sur le front de IVJarie-Louise une cou-
ronne passagère , brillante et douloureuse. Un des auteurs
principaux des négociations fut M. de jMelternich. C'était
alors une position bien anomale , que celle de l'Autriche.
Ecrasée, refoulée, incapable d'un mouvement spontané,
commandant à des populations diverses, frémissantes, enne-
mies, mais toutes indignées contre la France; l'Autriche fran-
çaise par alliance , et par crainte du tzar , placée entre le
colosse russe et le colosse français , chargea l'habile M. de
Metternich de démêler le mieux .possible cet écheveau si
embrouillé.
Là commence sa vie d'homme politique. Elle ne date réelle-
ment que du moment où la puissance napoléonienne va périr.
Le succès de Bonaparte avait fait sa force : ce succès
meurt , tout s'évanouit ; la défection est universelle. La Prusse
donne le signal, l'Autriche la suit. Heureuse d'abord d'être
l'alliée de la France et d'échapper à de grands dangers ; l'Au-
triche changé de rôle et se porte intermédiaire entre cette der-
nière et la Russie ; c'est s'agrandir de toute la distance qui
sépare un affidé d'un conciliateur. L'attitude a bientôt changé ;
l'Autriche fait des recrues, négocie avec l'Angleterre, et se
pose comme une puissance active. Elle n'est arrivée là que
grâce à l'adresse de M. de Metternich. C'est sa politique de
médiation qui a tout fait. Napoléon s'irrite et recule; mais le
destin est plus fort que lui. Il faut bien accepter cette si-
tuation nouvelle que M. de Metternich lui a préparée.
Le prestige militaire et la prépondérance française s'effa-
cent par degrés; l'empire improvisé se détraque. Habitué à
négocier dans la victoire, c'est-à-dire à imposer les condi-
tions les plus dures aux vaincus , Napoléon commence par se
10 LAr TRICHE
fâcher, renvoie les négocialeurs , et repousse follement l'Au-
triche dans les bras de la Prusse et de la Piussie : grande
imprudence ! De moment en moment , les populations germa-
niques de\iennent plus menaçantes : elles entraînent avec
elles la ligue des gouvernemens retardataires. Ce riiouvement
qui s'opère est encore mis à profit par ]M. de jMetternich, Certes
il n'a pas armé l'Allemagne contre Bonaparte ; niais il a
exploité la circonstance , et les délais , les mécontentemens
de l'empereur l'ont servi. L'adhésion de l'Aulriche à la coa-
lition fut le dernier sceau apposé à la ligue du nord : cette ad-
hésion entraîna tout. Yoicidonc l'Allemagne debout, l'Europe
menaçante, la vengeance dans tous les cœurs, la France dé-
couragée, l'Angleterre inexorable, et A'apoléon seul pour
faire face au monde : il en était digne. Les évènemens se
précipitèrent et bientôt la prépondérance, qui avait appar-
tenu à l'Autriche en qualité de médiatrice , se déplaça pour
passer entre les mains d'Alexandre. Le rôle de médiateur
perd son crédit, quand la lutte devient acharnée : une phase
nouvelle s'ouvre pour M. de Metlernich. Ce n'était plus , pour
un homme prévoyant, la France, mais la Russie; ce n'était
plus Bonaparte, c'était le izar qu'il fallait craindre. Arrêter
le progrès envahisseur et la vengeance insatiable de la Rus-
sie , et rendre à la France assez de poids et d'autorité pour
que la médiation de l'Autriche redevînt utile et puissante , tel
dut être dès-lors le but de M. de Metternich. On était lancé
sur une pente : rien ne put empêcher la prise de Paris , et le
changement de dynastie. Malgré ses intérêts et ses craintes,
l'Autriche abandonna la cause de Marie-Louise régente.
L'exil de Bonaparte , la prison de l'île d'Elbe , le trône des
Bourbons rétabli , assuraient l'omnipotence de la Russie , qui
avait primé dans la Ligue. L'Autriche avait à-la-fois pour en-
nemies la liberté qui agitait le midi, et la conquête armée du
nord. Sous l'inspiration de 31. de Metternich, l'Autriche, -
s'armant de précautions contre l'ambition future delà Russie,
se constitua donc un empire germanique méridional, s'ap-
sous LE PRINCE DE METTERNICH. lï
puyant à-la-fois sur Venise, la Dalmalie et la Gallicie , main-
tenant l'équilibre en Europe, puissance conciliatrice et pré-
pondérante , servant à équilibrer les deux plateaux de la ba-
lance. Déjà quelques pas avaient été faits dans celte direction,
lorsque l'empereur, tout armé, débarque en France. Ce coup
de foudre éveille les diplomates. La terreur d'un nom soulève
le nord : le nord tout entier marche. Le géant est écrasé.
Cette nouvelle victoire offre un nouvel embarras. M. de
Metternicli avait hautement pris parti pour les rois de la
coalition, et déjoué Bonaparte, qui voulait enlever l'archi-
duchesse elle roi de Rome. Opposant ruse contre ruse, il
avait rendu cette action plus supportable et plus douce, en
y mêlant toute la politesse de formes imaginables, et ac-
compagnant lui-même l'escorte de surveillance dont Marie-
Louise était entourée. Mais , je l'ai dit , la situation se com-
pliquait sans cesse. Le coup une fois porté, le nouveau
Charlemagne une fois écrasé , les difficultés renaissent du
sein des difficultés. Voici encore la Russie formidable, et
le libéralisme qui reparaît menaçant. L'Autriche doit prendre
position et servir de barrière commune aux deux génies en-
vahisseurs : tâche difficile ! De tous les rôles les plus épineux ,
de toutes les situations les plus scabreuses, c'est l'attitude
mitoyenne qui expose à-la-fois le médiateur aux attaques de
deux ennemis : ordinairement , il ne cesse d'être un obstacle
que pour être une victime. Telle fut toute la vie de M. de
Metternich , dont les évolutions nombreuses s'opérèrent du
moins avec une incontestable souplesse.
L'esprit révolutionnaire embrasait l'Italie. Les gouverne-
mens , de nouveau inquiétés par le réveil de Napoléon ,
tentaient d'établir une dure servitude. Comment garantir et
conserver l'Italie ? comment arracher les pays du nord à
l'influence russe? comment suspendre au milieu de ces deux
intérêts fulminans , un pavillon modérateur? réprimera droite
les Carhonari , à gauche les prétentions despotiques? La
liberté, suscitée en Allemagne par l'érudition du passé et par
12 l'autriche
l'activité du présent , se remuait dans les universités , et frap-
pait d'un poignard fanatique le méprisable cœur de Kotzebue.
L'immobilité même devenait pénible. L'Europe était en feu :
ici , Naples ; là , le Piémont ; plus loin , l'Irlande ; ailleurs en-
core, la Sicile; en Allemagne , les sociétés secrètes; à Paris,
les conspirations militaires: un mouvement vers la liberté,
confus, irrésistible; et, ce qui n'était pas un moindre sujet
. de terreur , la Russie et la Prusse offrant de s'armer pour tout
écraser. Ce fut alors que M. de Metternich pria ces cabinets
de réserver leurs armées pour une occasion meilleure, et se
chargea de combattre seul les constitutions nouvelles. Odieuse
tâche. Il y réussit pour un moment, mais avec peine; et ses
rigueurs laissèrentun souvenir cruel dans l'esprit des peuples.
Les prisons s'ouvrirent, les tribunaux sévirent, et si le sang
coula rarement, la compression fut dure et la souffrance vive.
L'œuvre de terreur consommée (elle coûta plus d'une année et
bien des larmes), le danger se représenta sous une autre
face; et ce danger était double : il incorporait et concentrait
dans la même cause les deux ennemis les plus redoutés de
l'Autriche. La Grèce, depuis long-temps travaillée par le
génie moscovite , avait choisi pour patrone la Russie. La liberté
insurrectionnelle, soutenue par le despotisme du nord, s'élevait
donc plus terrible qu'auparavant. La Grèce offrait un piédes-
tal aux agrandissemens de la Russie.
Si la Porte-Ottomane triomphe de l'Europe chrétienne , la
Grèce est anéantie dans ses rochers, et la Moscovie recule
dans ses glaces. Tous les princes chrétiens s'animent ; la passion
s'en mêle ; la déclamation coule à flots ; la France chevale-
resque s'arme ; le canon de Navarin retentit ; l'Autriche cède à
la circonstance et courbe une tête silencieuse devant le tour
de force essayé par la Russie. En effet , pendant que la Grèce
bouillonne et s'agite en vaiji pour se reconstituer , les forces
moscovites se déploient, franchissent les Ralkans ; font de la
Perse et de la Circassie un jouet, et menacent de loin l'Inde
et l'Angleterre. La France, qui s'est déjà laissée séduire
sous LE PRINCE DE 5IETTERKICH. 13
parla diplomatie moscovite, l'écoute encore cette fois; elle
ne cherche plus qu'à enclouer le progrès de cette liberté dan
gereuse dont elle vient de protéger une des plus vives explo
sions. Que fera l'Autriche? Elle cherchera le repos, le statu
quo, la modération. Elle en sentira la nécessité, pendant que
la France, précipitée par M. de Polignac, rebelle aux prévi-
sions de M. de Metternich , va essayer de conquérir la liberté,
en renversant un trône.
En 1830, une nouvelle évolution est nécessaire à M. de Met-
ternich. L'ennemi , le libéralisme , qu'il avait déjà combattu
sous forme de conquête , de propagande , d'affiliations, d'as-
sassinat, se représente, armé d'autorité , le drapeau à la main ,
suivi de tout un peuple, l'un des plus ardens de la terre. Le
diplomate de la conciliation et de la* médiation, après avoir
essayé d'entraver la Russie, et l'avoir même abandonnée, est
forcé de pencher de son côté : changement peu sensible, comme
à l'ordinaire ; les diplomates procèdent par nuances. M. de Met-
ternich a le soin et le talent de ne rien compromettre, de ne
jamais se fâcher, de se ménager, de se réserver, d'accepter les
évènemens , de les tourner quand il le faut. De cette manière ,
on est prêt à tout, on se plie à tout, sans perfidie. Mais aussi
quelle surveillance active, quelle nécessité de tout prévoir!
La moindre faute amènerait la ruine! Dans un temps de
troubles , au milieu de la poussière de tout ce qui va tomber,
ou de tout ce qui est mort, le ministre dont nous parlons ne
voudrait pas déplacer un atome, ni déranger une molécule. Le
statu quo est devenu le dernier mot de sa politique. Au moyen
de légères oscillations à droite, à gauche, il se maintient entre
les deux principes qu'il redoute et porte tour-à-tour le poids
de la monarchie autrichienne du côté de la Russie, ou du cote
de la liberté méridionale. Si demain la Russie triomphait de
Constantinople, vous verriez l'Autriche libérale : elle ne craint
rien tant que le bruit, semblable à ces vieillards qui ne veulent
pas marcher de peur que l'on s'aperçoive de la faiblesse de leurs
jambes; qui ne veulent pas qu'on les regarde, parce qu'ils ont
iU l'autriche
des rides ; qui ne veulent pas que le jour les éclaire , parce que
leurs dénis ont disparu. Telle est l'horreur qu'inspire la publi-
cité à l'iVulriche , qu'elle aimerait mieux qu'on ne la louât pas
et qu'il ne fût jamais question d'elle. Cet esprit est plus que
l'immobililé , plus que le silence : peut-être esl-ce le seul qui
puisse prolonger l'existence de momie , réservée à l'Autriche.
M. de Metternich a faii pénéirer ce génie dans toutes les
veines du corps autrichien. Politique sourde et muette, mais
que l'on peut apprécier et comprendre, si l'on reconnaît tout
ce qu'il y a de chanceux dans la position de l'Autriche.
On a vu se faire l'éducation de M. de Metternich ; et naître
le système de paix, de transaction, d'assoupissement, qu'il a
poursuivi avec une parfaite tenue d'esprit et de conduite;
tantôt avec une rigueur inexorable, tantôt avec une flexibi-
lité que rien ne lassait. Tel est l'homme que le sort a placé
dans une époque si difficile , avec un esprit prudent et souple ,
une patience et une circonspection remarquables , une viva-
cité et une grâce de manières qui ont servi sa fortune; et sur-
tout une flexibilité et une prévision qui, sans régir les évène-
mens, les ont ou évités ou mis à profit.
Examinons un peu la situation physique et l'état moral de
cette Autriche sur les destinées de laquelle M. de IMeiter-
nich a exercé tant d'influence. Par son étendue , sa nom-
breuse population, la fertilité du sol , la richesse des produits ,
les nations diverses qu'il réunit en faisceau , c'est peut-être
de tous les états de l'Europe, le plus curieux et le plus
intéressant à bien connaître. Mais un impénétrable voile
couvre les détails du gouvernement autrichien: voile, sem-
blable à celui dont le céleste empire ramène autour de
lui les replis mystérieux. Il cache non-seulement les des-
seins, l'avenir, les préparatifs, mais la condition actuelle
de l'Aulriche , ses ressources , les chiffi-es sur lesquels repose
toute son existence matérielle. Quelques autorités possèdent
seules ces documens rares, qui n'ont été gravés que sur des
pierres lithographiques, aujoiu'd'hui brisées. Il est défendu
sous LE PRINCE DE BIETTERNICH, 15
de faire allusion à ces mystérieux travaux. Non-seulement
la censure autrichienne est fort sévère , mais tout sujet autri-
chien qui fait imprimer, hors des domaines de l'Autriche un
ouvrage non autorisé, paie (à titre d'amende) un ducat par
page la première fois; on le soumet à un châtiment beaucoup
plus sévère s'il récidive. Nous ne percerons pas les ténèbres
dont toute l'action du gouvernement autrichien esl envelop-
pée; contentons-nous de livrer au public quelques détails
certains qui ont tran^iré jusqu'à nous.
La partie allemande des sujets autrichiens a surtout raison
d'être contente de son sort. C'est en langue allemande que les
affaires du gouvernement se traitent partout , excepté dans
les provinces italiennes : les coutumes ainsi que les for-
mes germaniques sont plus ou moins imposées à toutes les
autres nations de l'empire. La capitale, centre vers lequel
convergent les institutions de toutes les provinces, est alle-
mande. Plus éclairée et plus industrieuse, cette partie de la
population de l'empire est la moins nombreuse. La Haute et
la Basse-Autriche, la Styrie et le Tyrol, dont les habilaus
peuvent être considérés comme exclusivement allemands,
contiennent 3,757,368 âmes, dispersées sur un territoire de
1710 milles géographiques carres, ce qui fait 2197 person-
nes par mille. Cette faible population s'explique par la
ualure montagneuse des districts , où le mille carré de terrain
n'offre en général que 1764 joch de Vienne (101,518 hecta-
res) de terre , propre à l'agriculture ou à la vigne : le reste
du pays se compose de montagnes, de forêts et de maréca-
ges. Dans les districts luontagneux on trouve de riches mines
de sel , de fer et de cuivre , ainsi que d'exccllens pâturages ;
mais, faute de bras, on ne tire pas grand parti du sol. On
compte dans les autres provinces, 2,500,000 Allemands, soit
cultivateurs, soit fonctionnaires civils ou militaires, etc.
La plus grande partie des habitans de l'empire sont Sla-
ves et se rangent sous quatre grandes classes, savoir:
i6 l' AUTRICHE
Bohèmes, Moraves et Silésiens 5,802^750
Polonais 4,445,000
Hongrois, Esclavons et Dalmates 4,300,000
Illyriens et Carynthiens 1,200,000
Total 15,747,750
c'est-à-dire un nombre égal à celui des habitans de tout le
reste de l'empire , dont voici le détail :
Allemands. ; . . 6,200,000
Hongrois Magyars 4,500,000
Italiens 4,650,000
Valaques 1,800,000
Juifs 475,000
Bohémiens {Zigen/iers) 110,000
Total 17,735,000
Les Slaves , malgré l'importance que devraient leur donner
leur nombre et leur position géographique , ont été toujours
traités avec peu d'égards par le gouvernement. Ils forment
maintenant deux divisions distinctes et considérables , dont
l'une occupe le nord et l'autre le midi du Danube , et
entre lesquelles les territoires allemands sont enclavés. Les
Slaves septentrionaux qui habitent la Bohème, la Moravie,
la Silésie , la Gallicie et la partie nord-ouest de la Hongrie ,
sont au nombre d'environ 12,500,000 âmes, parlant trois on
quatre dialectes qui ne diffèrent pas autant les uns des autres
que le danois de l'allemand. Un voyageiu' qui parle passa-
blement le bohémien ou le polonais, seuls dialectes écrits,
se fait comprendre facilement dans tous les autres districts
slaves. Malgré ce lien naturel , jamais les différentes princi-
pautés n'ont paru songer à former un groupe et un ensemble
formidables. Leur assimilation à l'empire autrichien s'étant
opérée à des époques diverses, elles ne se reconnaissent pas
pour sœurs ni même pour alliées. Les Bohèmes, qui depuis
long-temps se regardent comme faisant partie de l'empire
germanique, paraissent, dans leur rivalité avec les autres
sous LE PRI5CE DE BIETTERNICH. 17.
provinces, rougir de leur nationalité propre. Il y a peu de
temps encore , les hautes classes de la société bohémienne
ne songeaient pas à étudier leur langue maternelle , et se
sentaient flattées d'être prises pour allemandes. Les Bohèmes
éprouvaient donc fort peu de sympathie pour les Slowacks de
la Hongrie , qu'ils regardaient avec le même mépris que leur
témoignaient les Hongrois d'origine latare. Quant aux Polo-
nais, ils se sont livrés trop long-temps à l'espoir de rétablir
l'indépendance de leur propre pays et de lui rendre ses an-
ciennes limites, pour porter leurs regards au-delà des monts
Carpathes.
Dans les pays que nous venons de décrire , chaque mon-
tagne, chaque rivière, chaque ville, chaque village porte un
nom slave; changer leurs habitans en Allemands véritables
est impossible. Isolées du reste de l'Europe par la politique
autrichienne, long-temps livrées à leurs propres ressources,'
ces provinces ont considérablement développé leur bien-
être. Eu Bohême, où l'on compte 4133 habitans par mille
carré , et où le sol est beaucoup moins productif qu'en Mo-
ravie et en Gallicie, des manufactures se sont établies avec
un grand succès. Ce royaume compte aujourd'hui^ 75 verre-
ries, dont 20 fabriquent des glaces; 126 papeteries, et un
grand nombre d'usines de fer, de cuivre et de plomb. Les
mines de plomb ont donné, en 1834, 1321 tonneaux pesant;
et celles d'arsenic 61 tonneaux. La production du fer a été
de 11,027 tonneaux de métal brut et de 9738 de fonte. La
manufacture des capsules pour fusils et canons présente un
produit qui s'élève à 65,000,000 de capsules par an. Pendant
l'année 1835, on a extrait 7500 tonneaux de sucre de 14,00Q
tonneaux de betteraves; 120,000 quintaux de lin ont été
tissés en linge; 30,000 fileurs ont fourni 85,000 quintaux de
fil de coton , et 1,400,000 pièces de coton de 15 à 26 aunes de
long ont été imprimées en couleur; enfin 5200 métiers ont
fabriqué 120,000 pièces d'étoffes de laine de 10 à 14 aunes
VIII.— 4'' SÉRIE. 2
18 l'autriche
par pièce (1). Diverses autres branches d'industrie ont été
essayées avec succès. Quant au produit territorial, le tableau
suivant pourra en donner une idée.
PRODUITS VEGETAUX.
Froment . . . .Metzen. 3,000,000
Seigle 15,000,000
Orge 6,500,000
Vin i:imcr. 26,145
Bois de chauffage, t. c. 1,000,000
PRODUITS ANIMAUX.
Chevaux .... Bestiaux. 142,038
Bœufs 243,779
Vaches 660,779
Moutons 1,590,672
La Bohême est ia province la plus florissante de l'empire.
Une noblesse éclairée et patriotique s'y occupe efficacement
d'améliorer la condition des classes inférieures. On y compte
2556 écoles primaires, c'est-à-dire une pour 1120 habitans,
et ^0 écoles d'un ordre immédiatement supérieur.
Il faut avouer, en l'honneur de l'administration de M . de Met-
ternich , que la Bohème dans ces derniers temps est devenue
pour lui un objet de sollicitude spéciale. Depuis l'année 1832,
une étendue de oOolj'oc/i de terre, occupés par des maré-
cages infects , ont été assainis et desséchés sous la surveil-
lance et par les soins du prince Ferdinand Lobkowicz ; labeur
qui a occupé deux ou trois mille journaliers. L'accroissement
de la population marche de front avec celui du commerce :
des chemins à rainures se préparent; des canaux bien dis-
tribués et 368 milles de routes excellentes sillonnent le
territoire. C'est bien en Bohème que se trouvent les meil-
leures fabriques, les plus braves soldats, la noblesse le
plus digne de ce nom. Là, les contributions se paient régu-
lièrement, et c'est la ressource principale du trésor. Telle est
l'énergie intime et vitale du peuple que nous signalons, qu'a-
près cent cinquante années d'oppression et de léthargie , il
n'a fallu pour le replacer à la tète des populations autri-
(1) Voyez l'article de statistique que nous avons publié dans notre derniei"
ïuiméro sur la Bohème.
sous LE PRllXCE DE METTER>"ICH. 19
chiennes qu'un ou deux actes de polilique sage et éclairée. Que
de malheurs ont accablé la Bohême pendant le dix-soptième
siècle ! Comme la maison d'Autriche l'avait écrasée ! Trois
millions d'hommes avaient été réduits à 770 mille âmes. Jo-
seph II allège un peu le fardeau des lois qui les opprimaient : à
l'instant, tout se relève. Du sein de ce néant profond, \esC/wiek,
les Kolowrat, ]esLobkowicz parviennent à relâcher les tristes
liens qui tiennent leur pairie enlacée. L'ancienne langue bo-
hémienne, déposifaire des coutumes et des^ tiaditions du
pays , celle que parlent trois millions d'hommes sur quatre ,
renaît et se ravive. Enfin , l'importance de la Bohème et son
action sur les destinées de l'Autriche sont aujourd'hui si bien
senties , que le vieux monarque François I" et son petit-fils
âgé de six ans, correspondaient en langue bohème. La
nourrice, bohémienne de naissance, guidait la petite main
qui traçait les caractères , et le vieux monarque , fort lusé en
polilique sans doute, mais très bon homme au fond , recueil-
lait tous ses vieux souvenirs bohémiens pour tenir tôle à son
petit-fils. Toute l'éducation de cet enfant est bohémienne , et
sa mère consacre une grande partie de son temps à l'instruire
dans cette langue.
Dans les autres provinces slaves, le patriotisme est ardent :
des écoles ont été établies chez les Hongrois Slowacks. La
Gallicie seule demeure arriérée. C'est sur la Gallicie que le
sceptre de l'Autriche a récemment pesé de tout son poids.
Après l'insurrection polonaise, le prince de Lobkowicz, dont
l'humanité et la prudence avaient sauvé la province, fut rem-
placé par l'archiduc Ferdinand, et des mesures inquisiloriales
détruisirent complètement les germes d'attachement du peu-
ple pour ses nouveaux maîtres.
Les provinces de Carynlhie, de Carniole, d'Istrie, de
Dalmatie, de Croatie, d'Esclavonie , et ce que l'on appelle la
frontière militaire, sont peuplées de Slaves, à l'exceplion
des principales villes. Le degré de civilisation varie considé-
rablement dans ces dernières provinces : mais il y règne im
20 l'autriche
esprit de iiationalltc' fraternelle et commune. Observons que
les mines les plus précieuses sont toutes (à l'exception de
celles de la Transylvanie) situées dans les districts Slaves;
selon toute apparence , on ignore la meilleure partie des
richesses métallurgiques de ces régions montagneuses. L'Eu-
rope n'a point de contrée plus remarquable et moins visitée
que la chaîne qui s'étend de Carniole en Hongrie , en pas-
sant par la Croatie. Le manque de routes, les procédés
vexatoires des douaniers , les lois restrictives , ne permettent
pas aux habitans d'augmenter leurs ressources industrielles,
ou même de tirer le plus grand avantage possible de celles
qu'ils possèdent. La Carynthie possède des mines d'acier
natif ; et pourtant l'acier fabriqué en Angleterre se vend
meilleur marché à Trieste. On pourrait citer d'assez nombreux
exemples de ressources non développées dans les autres pro-
vinces de l'empire ; mais , en Carynthie surtout , on ne profite
point de la proximité de la mer et de la facilité qu'elle offrirait
pour trouver des débouchés de tout genre. La population slave
de ces provinces s'élève , dit-on, à 2,500,000 âmes ; le dialecte
qu'elle parle est plus ancien dans ses formes grammaticales
que celui des Bohèmes et des Polonais j il se rapproche du
russe et du servien.
La race d'habitans d'origine tatare qui, sous le nom de
Magyars, prétendent posséder, en Hongrie et en Transyl-
vanie, une supériorité sinon numérique, du moins morale,
se distinguent des autres nations de l'empire par une énergie
de caractère qui , depuis peu il est vrai , commence à prendre
une direction utile. Leur attachement invincible pour leurs
anciennes institutions a maintenu la fierté et l'énergie du
peuple , tandis que les nations dont il était entouré se plon-
geaient dans l'indolence et l'apathie. Quoique les Magyars
ne soient qu'au nombre de /i,500,000 âmes et entourés de
6,000,000 d'Esclavons et d'autres tribus , ils conservent dans
l'intérieur du pays, une supériorité non contestée et ont même
formé le projet chimérique de forcer tous les habitans de
sous LE PRINCE DE METTERMCH. 21
l'Autriche d'adopter leur langue et leurs coutumes. Mais,
depuis quelques années , leurs efforts ont pris une direction
plus mile et plus noble , grâce au patriotisme de quelques
hommes distingués, à la tête desquels il faut placer le comte
Stephan Szeczeny. Seul , luttant à-la-fois contre un gouver-
nement jaloux et contre les prc^ugés nationaux, il a fini par
établir une communication de bateaux à vapeur , entre Pres-
bourg et Constanlinople. Ce bienfaiteur de son pays ne pro-
fesse point de doctrines hautement libérales ; il est ainsi par-
venu à éviter toute collision directe avec le gouvernement ;
tandis qu'un autre homme distingué , le baron Wesseleni , qui
s'attache surtout à procurer à ses compatriotes des garanties
de liberté politique, s'est vu en butte aux hostilités de la
Cour. Du reste, les Magyars jouissent déjà de droits précieux.
C'est de leur langue que l'on se sert dans toutes les affaires
publiques, et leur nationalité est respectée. Point d'impôt
prélevé sans le consentement de leurs diètes, qui ne les ac-
cordent qu'à bon escient. On peut voyager dans l'intérieur de
leur pays sans passeports. jMais les Hongrois paient ces privi-
lèges par le désagrément de voir tous leurs produits soumis à
des droits fort onéreux quand ils entrent dans les autres pro-
vinces de l'empire.
Les sujets italiens de l'Autriche ont un motif de plainte de
inoins : la langue italienne est employée dans tous les bureaux
publics et dans les cours de justice du royaume Lombardo-
Vénitien. Le code autrichien a été traduit en italien, et c'est
dans cette langue que l'enseignent les univcrsit(''s ; mais l'en-
couragement donné à toutes les médiocrités , au détriment du
talent et de l'énergie, n'est pas fait pour plaire à un peuple
ardent qui aspire à retrouver l'héritage de sa grande gloire.
Plusieurs concessions lui ont été faites par les Autrichiens,
qui voulaient se concilier les habitans des villes. Les impôts
directs sur l'industrie sontbeaucoup plus modérés que dans les
provinces transalpines ; malheureusement le système lu-
7'eaucraiique qui se retrouve partout avec le monopole des-
22 l'altriche
tructif , harasse les€sprits el paralyse l'industrie. Deux moyens
principaux assurent la soumission des provinces italiennes :
l'un est la présence d'une force armée considérable. Pour
comprendre le second moyen , il faut entrer dans quelques
détails.
L'éducation autrichienne se trouve complètement sous la
main du gouvernement : c'est lui qui détermine la dose , la
saveur, l'efficacité, la tendance des études qu'il veut bien
accorder aux adeptes. Suivre les cours d'une université
étrangère, ce serait exposer tout son avenir. On n'obtient
d'emploi qu'avec une attestation en règle qui prouve qu'on a
suivi la route ordinaire et que l'on est bien réellement un des
disciples de la monarchie autrichienne. Il est donc rare de
trouver des hommes assez dévoués aux intérêts de la science
pour la chercher en dehors du cadre rigoureux dans lequel
l'autorité de l'empereur la circonscrit. Les examens sont
nombreux, les études sévèrement classiques; tout est or-
ganisé de manière à servir les futurs desseins des gouver-
iians. Des obstacles adroitement calculés entrecoupent tous
les degrés du temple ; la dépendance de l'esprit habitue l'é-
lève à la dépendance de l'âme.
Le premier devoir que l'on enseigne et que l'on impose aux
sujets est de reconnaître la souveraineté entière et incon-
testtible de l'empereur; comme sa personne se multiplie
dans chaque province par des milliers de représenlans , le
devoir du respect et de la soumission est celui que l'on est le
plus souvent appelé à exercer. Il entre dans les plans du
gouvernement d'employer la moitié de la nation à gouverner
l'autre. On compte dans l'empire 25,000 individus occupant
des places civiles d'un rang honorable, et 25,000 autres dont
les places sont peu distinguées ou secrètes. Ajoutons à ceux-
là 13,000 officiers et sous-officiers , états-majors et commis-
saires des guerres, placés à la tète d'une armée dont le pied
de paix est de 270,000 hommes : quel corps gigantesque
de défenseurs, répandus dans tous les rangs de la société?
SOLS LE PRIjVCE DE METTERTflCH. 3#
Rappelons-nous ensuite le secret qui règne dans toutes les
affaires, et surtout dans l'administration de la justice; secret
qui met tous les employés à l'abri de la responsabilité. Pour
. remplir ces emplois, tant civils que militaires, il faut avoir
reçu l'éducation supérieure dont nous avons parlé , et se pla-
cer ainsi au-dessus des classes moyennes : les sciences,
l'agriculture, le commerce , les beaux-arts sont ainsi privés
d'une grande masse de talens. Les occupations des bureaux
ne favorisent nullement ces branches du savoir : et les simples
citoyens ne peuvent tenter aucune entreprise importante, sans
la sanction de quelques-uns des employés du gouvernement ;
et ils n'obtiennent souvent qu'à grand'peine la permission
de devenir des membres utiles de la société.
Le gouvernement, qui monopolise l'éducation, monopolise
aussi le commerce. L'histoire des cinquante dernières années
a suffisamment prouvé que les tumultes populaires prennent
rarement naissance dans la population agricole d'un pays , et
que le grand problème de l'administration est de savoir tenir
les habilans des villes satisfaits et tranquilles. Convaincu de
cette vérité, le gouvernement autrichien a décidé que, dans
toutes les villes de l'empire, à commencer par la capitale, la
- liberté du commerce ne serait accordée qu'à un certain nom-
bre d'individus. Il ne suffit pas d'avoir fait un apprentissage
en règle pour créer un établissement. Les étrangers qui ar-
rivent dans une ville sont obligés de prouver qu'ils possè-
dent des moyens d'existence ou qu'ils peuvent se procurer
du travail; sans quoi ils sont sur-le-champ expulsés. En
retour de ce privilège , qui les débarrasse à-peu-près de la
concurrence, les marchands paient un impôt appelé « taxe
du bénéfice » {Erwerh Steuer). Il paraît que le nombre de
personnes admises à exercer chaque profession est aban-
donné à l'arbitraire du gouvernement qui peut, à son gré,
faire naître ou arrêter la concurrence. Le nombre des bou-
chers est fixé; ils paient une taxe extraordinaire, sous la
dénomination d'impôt d'abattage. Quant aux négociaus et
24 l'autriche
aux banquiers , ils sont obligés de prouver qu'ils possèdent
un certain capital avant de pouvoir entreprendre le com-
merce.
Quels que soient les inconvéniens de pareils réglemens,
on les trouve amplement compensés par la tranquillité qui
règne dans l'empire. Vienne présente surtout aux yeux de
l'étranger l'aspect le plus riant. La ville, quoique petite et
fort peuplée, est d'une propreté extrême : aucun pauvre n'est
toléré dans ses rues. Cependant des abus se glissent souvent
dans ce système si bien ordonné.
Le nombre des bouchers dans la capitale étant limité, on
a craint qu'ils ne s'entendissent pour léser le public : ils ont
été soumis à une fixation mensuelle de prix , réglés par les
magistrats , d'après le rapport de commissaires sur les ventes
faites aux divers marchés. Le corps des bouchers cor-
rompit ces magistrats et obtint d'eux des fixations de prix
favorables : voici comment ces manœuvres ont été décou-
vertes. A la première approche du choléra-morbus , en 1831,
l'administration , craignant les émeutes , s'occupa d'assurer
la subsistance des pauvres et d'empêcher toute augmenta-
lion de prix sur les objets de première nécessité. Les bouchers
reçurent, comme avance , un million de florins en argent,
pour acheter du bétail et s'indemniser des pertes que leur oc-
casionnerait une hausse éventuelle dans le prix ; cependant le
prix des bestiaux n'éprouva pas d'augmentation : le danger
passé , on demanda compte aux bouchers de l'argent qu'ils
avaient reçu , et une commission fut nommée pour examiner
ces comptes. Toute l'adresse employée à grouper les chiff'res
ne put empêcher qu'il ne restât une somme dont il fut impos-
sible de justifier l'emploi. La chose s'ébruita; des murmures
s'élevèrent, et une commission d'enquête fut instituée. On
n'eut pas de peine à découvrir l'existence d'une connivence
frauduleuse , dans laquelle plusieurs personnes distinguées
furent impliquées. Le mois suivant , la viande de boucherie
fut réduite de 10 kreutzers à 6. Plus la commission d'enquête
sous LE PRINCE DE METTERNICH. 25
poursuivait ses recherches, plus le terrain lui semblait glis-
sant; elle hésita. Les bouchers déclarèrent que, si l'on pous-
sait plus loin les investigations , ils fermeraient leurs bou-
tiques et affameraient la capitale. Il fallait suspendre l'en-
quête , qui n'eut pas de suite. Aujourd'hui la viande de bou-
cherie se vend à Vienne , ville située dans une des contrées les
plus fertiles de l'Europe et après plusieurs années favorables ,
à 10 kreutzers (52 centimes) la livre.
Le vaste patronage de l'Église présente encore une vaste
source d'influence au gouvernement. Les dignitaires ecclésias-
tiques sont nombreux : on compte, y compris ceux de la
Hongrie, 11 archevêques catholiques, 59évêques, 151 abbés
commanditaires et probsfs {prieurs) , 156 abbés et prieurs
titulaires , sans faire entrer en ligne une légion de chanoines,
diacres, archidiacres et chefs de couvens. A cette énumé-
raiion il faut ajouter 5 évêques grecs unis, 1 archevêque
arménien catholique, 1 archevêque et 10 évêques grecs
schismatiques. La présentation à ces bénéfices et aux cures
de l'empire se fait par la couronne, ou sous son influence
directe ; ils sont tous richement rétribués. On dit que les re-
venus de l'archevêque de Gran , prince de Hongrie , mon-
tent à 360,000 florins (900,000 francs) ; le bruit public triple
cette somme. Les archevêchés de Prague, d'Olmutz et de
Vienne, sont aussi fort riches; enfin, en proportion du prix
des denrées, le clergé autrichien est le plus opulent de
l'Europe.
La noblesse autrichienne ne possède qu'une influence
très secondaire sur les affaires du pays. La monarchie est
venue à bout d'affaiblir toutes ces classes l'ime par l'autre ;
grande tâche , accomplie avec un succès parfait. Les per-
sonnes pourvues de charges à la cour ont la préséance
sur les membres des maisons les plus illustres. Non-seule-
ment la noblesse allemande, mais encore celle de Bohême et
de Hongrie, accourent à la capitale pour solliciter des clefs
de chambellan ou des décorations; la noblesse italienne
26 l' AUTRICHE
montre, en général, plus de réserve. D'un autre côté, la
famille impériale menant une vie fort simple, les présenta-
lions se faisant au prince et à la princesse de Metternich , et
les formes extérieures de la justice s'observant scrupuleuse-
ment envers toutes les classes, les privilèges de la noblesse
autrichienne se bornent aujourd'hui au droit de porter un
titre. Tout noble qui veut voyager est soumis aux. plus
pénibles restrictions. Il est obligé de faire élever ses enfans
dans l'intérieur du pays ; il n'obtient qu'avec peine la per-
mission de les confier à un précepteur étranger ; et en retour,
il jouit de quelques droits apparens, comme membre des états
provinciaux. Dans les provinces allemandes, illyriennes, bo-
hémiennes et galUciennes, ces états sont divisés en quatre
ordres : V les prélats , archevêques , évêques , prélats ,
doyens et chapitres ; 2° la noblesse , princes , comtes et
barons; 3° les chevaliers ou noblesse inférieure; 4° les ci-
toyens ou députés des villes ou bourgs royaux. Dans le Tyrol,
les quatre ordres sont ceux des prélats, des nobles, des che-
valiers et des paysans. Les délibérations de la Diète ne s'oc-
cupent que du règlement intérieur des provinces et de la
distribution légale des impôts. Le montant de l'impôt territo-
rial que le gouvernement veut lever est soumis à la Diète,
• sous forme de postulat; et la Diète, à son tour , a le droit de
présenter des remontrances à l'empereur ou au gouvernement
provincial. Du reste, le droit attaché à la Diète par la loi est
purement nominal : depuis bien des années, personne n'a osé
soulever la moindre difficulté sur les postulats.
La noblesse autrichienne , comme celle de Pologne et de
plusieurs autres états d'Europe , a laissé le monarque s'em-
parer du beau rôle de bienfaiteur populaire, et augmen-
ter le pouvoir de la couronne en diminuant celui de l'aris-
tocratie. Ainsi, en Bohème et en Gallicie, la condition du
paysan a été considérablement améliorée par des lois qui
ont aboli diverses coutumes oppressives , et lui ont permis
d'en appeler des juridictions seigneuriales aux tribunaux du
sous LE PRINCE DE METTERNICH. 27
cercle. En Hongrie , où l'on n'a point encore essayé cette
intervention directe, il suffit qu'un émissaire de la cour
exprime le plus léger désir pour que les paysans se lèvent en
masse contre leur seigneur, dont la vie et les biens sont à la
merci d'une populace opprimée et ignorante. Cette position
subalterne a porté l'aristocratie à se tourner du côté de l'in-
dustrie (1). Presque toutes les grandes manufactures sont
dirigées par ses agons ou soutenues par ses capitaux.
Le pied de paix de l'armée autrichienne est de 190,000
hommes d'infanterie, 40,000 de cavalerie, et 17,800 d'artil-
lerie, indépendamment de l'éiat-major, des ingénieurs, de
six bataillons de garnison et de sept régimens des frontières
militaires, formant un total de 272,000 hommes, qui, en temps
de guerre, peuvent être portés à 750,000 hommes, si l'on ap-
pelle aux armes les bataillons de milice de chaque régiment,
la réserve , et ce que l'on appelle Y insurrection hongroise.
La lattdwher , à lexception de la Hongrie, est organisée
dans presque tous les états autrichiens. A chaque régiment
d'infanterie de ligne correspond un régiment de laudvvher,
formé de deux bataillons. Le premier bataillon est composé
des hommes les plus propres au service; les autres forment le
second bataillon.
Afin de tenir ces forces au complet , tout l'empire est divisé
en districts de recrutement ; et les dépôts de chaque régiment
restent dans les lieux qui leur sont assignés. En temps de
guerre , les régimens d'infanterie se composent de trois ba-
taillons de 1200 hommes chacun , auxquels il faut en ajou-
ter deux autres qui, sous le nom de bataillons de milice,
(1) Il est vrai de dire cependant que, de toutes les entreprises industrielles
tentées en Aulriclis depuis la paix, celle qui promet les plus grands avaulages
aux propriélaires fonciers, est l'ouvrage d'un Gnancier célèbre, de M Rotschild;
nous voulons parler du chemin de fer qui doit unir la capitale à la Gallicie.
Ce ra'ihvaj sera le plus long des ra'ilwayi d'Europe. Il est questiou d'eu élablir
encore un, de Vienne à Trie^le; niais celui-ci éprouvera, pour son excculion,
de plus g;-andes difficultés que l'autre.
28 l'autriche
ne sont convoqués que dans les occasions extraordinaires.
Voici quelle est la distribution territoriale des dépôts de
recrutement :
Eégim. Bjlailions Régim. Régim.
d'infant. liiailleurs. de caT.il. d'an.
Les États Allemands, la Haute et Basse-
Autriche , le Tyrol et la Styrie .... 7 4 G 2
La Bohême, la Moravie, la Silésie et la
Gallicie 26 6 18 3
L'IlIyrie, la Croatie et la Dalmatie (y
compris les frontières militaires) (1), 23 0 0 0
Le royaume Lombardo- Vénitien. .. . 8 2 7 0
La Hongrie fournit un contingent ac-
cordé par la Diète, mais n'est point
soumise à la conscription 14 0 12 0
Totaux 78 12 43 5
Il est évident que les districts slaves sont ceux qui con-
tribuent le plus à la défense du pays. Du reste , quoique les
soldats de chaque régiment soient compatriotes, on prend
soin de mélanger autant que possible les officiers. Les soldats
sont de beaux hommes, parfaitement armés et équipés. Ils
exécutent les mouvemens militaires avec beaucoup de pré-
cision , mais moins rapidement que les Prussiens et les Pais-
ses. On a conservé dans l'armée autrichienne l'usage des
chefs de fde (Jiugel tnanner^-, usage nécessaire pour in-
terpréter les commandemens, à cause du grand nombre
d'hommes qui entendent à peine la langue allemande. Les
Autrichiens sont fiers de leur artillerie. Au moment où ils
ont occupé l'État de l'Église , ils avaient 1000 pièces de
canon prêtes à entrer en campagne. Les recrues suivent un
cours régulier de mathématiques et d'artillerie théorique et
pratique. Tous ceux qui se distinguent par l'instruction et
(r) Les troupes fournies par la Croatie et la Dalmatie font partie du con-
tingent hongrois; ici elles sont comprises dans celui de l'Illyrie.
sous LE PRINCE DE METTERNICH. 29
le talent passent dans le corps des bombardiers, et ils ont
l'espoir de monter au grade d'officier : seule arme qui offre
ime semblable perspective. L'exercice du tir se fait tous les
ans avec une grands régularité. Le corps des artilleurs de
fusées à la congrève , commandé par le général Augustin , à
Wiener-Neustadt , a non-seulement perfectionné la compo-
sition des combustibles qui entrent dans cette arme formi-
dable; mais la précision et la sûreté de son tir sont vraiment
siirprenans.
Le montant du budget de l'armée est, comme toutes les
autres branches des dépenses publiques en Autriche , un se-
cret d'état. Il y a lieu de croire qu'il règne dans ce départe-
ment plus d'économie que dans aucun autre, et que les
agens inférieurs y sont plus scrupuleusement surveillés que
dans les divers départemens civils. Tous les grades, au
dessous de celui de colonel, sont accordés à l'unanimité du
célèbre Conseil auquel tous les désastres des dernières guer-
res ont été attribués.
Voici quelques détails sur sa composition. Le plus ancien
officier-général de l'armée assisté de cinq autres officiers-
généraux y occupe la place de président, on discute, en se-
cret, toutes les affaires purement militaires. Les généraux
en activité de service sont soumis à ce Conseil. La difficulté
de satisfaire tant de volontés différentes a produit les effets
les plus funestes dans les campagnes contre la France : l'ar-
chiduc Charles a été forcé de le subir ; et c'est à cette nécessité
que l'on attribue généralement sa retraite. Le même président
dirige un second conseil de onze personnes , prises en partie
dans l'armée et en partie dans l'administration civile , qui le
secondent dans toutes les affaires ordinaires et se partagent
les diverses branches de l'artillerie , des vivres, etc. Quatre
conseillers de justice remplissent les fonctions de juges-avo-
cats. Le président n'étant point responsable , et les conseillers
pouvant rejeter sur le corps dont ils font partie les bévues
qui se commettent, les erreurs et la négligence sont fré-
t(jt l'autriche
quentes. Ce système , bon pour les détails secondaires , dé-
truit complètement l'énergie et la rapidité, âme des calculs
militaires. Aussi les Autrichiens se sont-ils toujours trouvés
fort bien préparés pour les cas prévus ; mais dès qu'il fallait dé-
velopper inopinément de grandes ressources , toutes les cor-
des sur lesquelles le général avait compté se brisaient dans
sa main. On doit, depuis peu, au comte de Clam-Martinilz,
la réduction du terme de quatorze années que les conscrits
étaient tenus de passer au service.
Les autres branches des dépenses publiques sont aussi
mystérieuses que le budget de l'armée. On assure que le mi-
nistre des finances reçoit rarement les comptes de ses col-
lègues des autres départemens; la police et les affaires étran-
gères sont dispensées d'en rendre aucun. Voici ce que l'on sait
de plus exact sur le revenu total de l'empire.
Ce revenu est généralement estimé à 150,000,000 de florins
en numéraire (375,000,000 francs). Il est le produit de l'im-
pôt territorial, de l'impôt sur le commerce Çerwerb steuer) ,
du droit de succession, de l'accise, des droits fiscaux, des
droits de barrières, des domaines et des droits régaliens, qui
comprennent les droits de douane, le timbre, le monopole du
tabac et du sel , la poste , la loterie et la monnaie. La Hongrie
et la Transylvanie , exemptes de la plupait de ces impôts,
sont tenues de fournir en nature une partie des approvi-
sionnemensde l'armée.
L'impôt territorial, qui peut être considéré comme la plus
importante de ces diverses taxes, se perçoit dans toutes les
provinces, et s'élève, terme moyen, à 15 p. 7o tbi produit.
Les récoltes ne sont pas évaluées tous les ans ; mais une esti-
mation prise en 18oi, par des commissaires nommés à cet
effet, a été reçue comme base pour la Basse-Autriche. Dans
les autres provinces, une base provisoire a été fixée, en at-
tendant que le cadastre dont on s'occupe soit achevé. Les
édifices de tout genre, exceptés ceux de la ville capitale de
chaque province, sont taxés en proportion de leur grandeur
sous LE PRIKCE DE 3IETTER>ICH. SI
et de leur valeur, el se divisent en douze classes, dont la
plus élevée paie environ 150 francs, et la plus basse environ
50 francs par an. Dans les villes capitales, c'est le prix de
location des domaines qui forme la base de l'impôt, et en y
comprenant tous les frais, il s'élève à près de 32 p. 7o t^i«
revenu de la propriété.
L'impôt sur le commerce {ericerh s/euer') se paie ; 1° par
les fabricans ; 2° par toute personne exerçant le commerce ,
surtout celui des matières premières, et par les négocians en
gros; ces commercans sont partagés en trois classes qui, à
Vienne et dans la banlieue, paient 1500 florins, 1000 florins
et 500 florins par an; et dans les provinces, 1000 florins,
500 florins et 300 florins ; 3° par les artistes et les artisans , et
spécialement par toute personne jouissant d'une autorisation
particulière pour exercer un état quelconque, de brevets
d'invention, etc. , par les boutiquiers, les colporteurs, etc.;
4° parles maîtres de danse, de musique, d'escrime, de lan-
gues, d'école, etc., courtiers en marchandises, agens d'af-
faires, avocats, etc.
Dans le royaume Lombardo-Yénitien , cet impôt ne s'élève
guère qu'à un sixième de son taux fixé pour les provinces
transalpines de l'empire : en Hongrie, on ne le paie pas du
tout. Les bouchers sont soumis à un droit d'abattage d'envi-
ron 12 francs par bcle , et les bouchers juifs sont encore
plus lourdement imposés. Les impôts sur les Juifs forment
une branche spéciale de revenu. Quiconque veut entrepren-
dre le commerce est obligé de prouver qu'il possède des ca-
pitaux suflîsans et de payer un impôt considérable sur ces
mêmes capitaux. En Gallicie, on a imposé jusqu'aux chan-
delles qu'on a coutume d'allumer les jours de sabbat et de
grandes fêtes.
Les droits de succession sur toute somme au-dessus do
100 florins sont de 10, de 5 et de 2 p. %, selon le degré de
parenté. Un droit de mutation se perçoit sur toutes les ventes
de propriétés immobilières. Les acquéreurs non nobles achè-
32 l'autriche
tent des lettres de noblesse ou paient quelques-unes des cou ♦.
tributions doubles : même après avoir obtenu ces lettres de
l'empereur , il y a encore des frais considérables à acquitter ,
si l'on veut être admis aux états de la province : distinction
chimérique. Quant aux lettres de noblesse , indépendamment
des impôts extraordinaires dont elles affranchissent la terre ,
elles exemptent la famille de la conscription.
L'accise {Ferzehrungs Steuer) est aussi une branche très
importante du revenu public ; elle embrasse : l°tout établisse-
ment où se fabriquent de la bierre, du vin , des esprits, des
liqueurs, de la drèche, etc. ; 2° toutes les provisions apportées
aux marchés de Vienne et des capitales de provinces ; 3° les
provisions exposées en vente par les aubergistes, bouchers, etc.'
Les droits de douane étaient naguère fixés à un taux si
exorbitant qu'ils ne rapportaient pas même au gouvernement
de quoi couvrir les frais de perception. La contrebande, ré-
duite en système, était établie sur une immense échelle.
Les provinces italiennes servaient de centre et de siège à ce
commerce interlope ; on assure que le sceau de l'adminis-
tration des douanes milanaises s'est long-temps trouvé entre
les mains des contrebandiers , qui l'avaient remplacé par
un faux scel. L'office des douaniers n'est pas seulement de
surveiller la contrebande ; ils doivent , en outre , protéger les
monopoles impériaux , c'est-à-dire ceux du tabac et du sel.
Le tabac de première qualité n'est jamais exposé en vente ;
celui de la régie offre un mélange tellement inférieur, que,
même dans les mauvaises années, le gouvernement peut le
fournir au même prix sans y perdre. Quant au sel, l'empire
d'Autriche , très abondant en minéraux de toute espèce, n'a pas
de ressource plus productive. A Hall, il existe une vaste saline
de laquelle on extrait 200,000 quintaux de sel. Le prix d'ex-
traction revient à 1 shilling 10 d. 1/2 par quintal ; et le sel est
vendu dans le commerce 10 shillings 10 d. (13 fr. ) le quintal.
Le tableau suivant , publié par MM. Foy, ïlarle clGurmer,
pourra donner une idée du produit des mines de l'empire.
sous LE PRINCE DE METTERKICH. 33
Tableau présentant la quantité et la valeur des minéraux
produits en Autriche année moyenne.
paoDcii ASSCEL. pnix Pin Qrraut. TiLBCa tot»lb.
Or 23-^7 quint. 72,500 flor. 1 ,749,222 flor.
Argent 4G2 ir 4,800 2,418,252
Cuivre 54,765 48 2,629,336
Étain 5,500 100 550,000
Plomb 76,506 12 918,172
Ter 1,688,458 4 6,753,832
Vif-argent 5,240 167 875,080
Cinabre 7,800 150 1,170,000
Cobalt 9,405 18^1 74,178
Antimoine 6,900 12 82,000
Bisroulh 700 36 28,200
Manganèse 850 10 8,500
Arsenic 226 75 50,625
Vert minéral 1,250 55 68,740
Sel 5,928,189 3 17,784,507
Vitriol 10,120 i2 121,140
Alun 8,104 15 121,660
Houille 1,177,000 »i 292,334
Autres minéraux . . » » 8,010,760
Total florins, (i) 43,806,738
Du reste, quelque riches que paraissent, au premier as-
pect, ces résultats, ils ne donnent qu'une faible idée des
trésors que renferment les diverses chaînes de montagnes
dont l'empire d'AuUiche est traversé, et qui sufliraieni pour
approvisionner de minéraux l'Europe entière , si leur exploi-
tation était confiée aux industries particulières. L'élai dé-
plorable des routes dans les régions les plus riches en mines ,
telles que la Hongrie et l'Illyrie, et la navigation des ri-
vières complètement négligée , empêchent d'exploiter les
(i) plus de cent millions de francs.
VIII.— 4*= SÉRIE. 3
ok l'al'triche
mines de valeur moindre, et exposent les districts qui les
renferment à toutes les angoisses de la disette, lorsque les
autres parties de la même province sont surchargées de ré-
coltes.
Il nous resterait à parler des domaines de la couronne, dont
les produits sont considérables; mais comment fixer, même
approximativement, le revenu qu'ils donnent? La dépré-
ciation des monnaies , ressource désespérée à laquelle le
gouvernement eut recours en l'année 1811 , a porté au crédit
de l'Autriche un coup dont elle ne s'est pas relevée. Le désor-
dre des finances autrichiennes date de loin. De 1790 à 1794,
les comtes Saurau , Zisky , Odonnell , n'avaient fait que
creuser cet abîme. Contributions que l'on appelait volontai-
res; pillage de l'argent des églises; mise en circulation d'une
monnaie détériorée; emprunt forcé desoixanic-quinze millions
de florins ; impôts onéreux prélevés sur tous les produits co-
loniaux ; nouvelle taxe mobilière d'un demi pour cent , frappant
les propriétés pour une période de temps indéfinie : toutes ces
mesures , dont une seule suffirait pour tuer une nation , s'ac-
cumulaient sous des mains imprudentes. Malgré les promes-
ses solennelles de l'empereur, la masse Hotlante du papier-
monnaie s'était élevée au total gigantesque de un milliard
soixante millions de florins , et jamais on n'a connu exactement
la somme totale de la dette et des intérêts.
En 1811, un coup d'état financier vintfrapperrAutrichc éton-
née :1e comteWallis était ministre des finances; d'accord avec
l'empereur, il fit imprimer, sous le plus grand secret, des
ordres qui , expédiés avec la même précaution , ouverts à la
même heure par tous les gouverneurs de l'empire , promul-
gués au milieu de baïonnettes , soutenues par la force, con-
traignirent tout citoyen à remettre un billet de banque de cinq
florins, en échange d'une quittance d'un seul florin : spoliation
qui détruisit toute confiance et toute sécurité. La guerre de
1813 amena une nouvelle émission de deux cent douze millions
de papier-monnaie , sans compter six cent trente six autres
sous LE PRINCE DE :metternich. S5
millions de billets , nommés anticipés. A son accession au
pouvoir, le comte Stadion trouva le papier tellement déchu ,
qu'il fut forcé de le réduire de vingt pour cent. Celte double
dépréciation abaissa la propriété dans toutes les parties des
domaines de l'empire, et diminua les biens des mineurs , des
hôpitaux , des institutions publiques et des capitalistes , d'abord
de vingt pour cent , et eulin de quarante pour cent: une im-
mense corruption morale en fut le résultat.
Depuis ce moment, chacun des citoyens n'a pensé qu'à son
gain personnel , réalisable par tous les moyens possibles. Plus
de crédit, plus de bonne foi. Il fallut emprunter à M. de Rot-
schild, après la paix, d'abord vingt millions, ensuite trente-
huit et à-peu-près autant à d'autres banquiers. L'année qui
suivit la révolution de juillet exigea un nouvel emprunt de
deux cent millions de France. Aujourd'hui la première dé-
claration de guerre occasionnerait une baisse de 30 à ZjO p. 7o
dans les effets publics. Ce n'est pas que l'on manque de con-
fiance dans les ressources de l'empire ; mais l'administration
des finances n'a jamais reposé sur une base solide, qui aurait
entraîné une responsabilité à laquelle les ministres ne veulent
point se soumettre; l'augmentation annuelle des impôts et les
emprunts considérables que le gouvernement est obligé de
contracter révèlent le vice radical de cette administration.
Plus d'un milliard de francs a été levé par voie d'emprimt,
depuis 1816, et les revenus, tout considérables qu'ils sont, ne
sulTisent pas pour couvrir les dépenses. On dit, au reste,
qu'une grande partie de celte somme appartieut à la caisse
d'amortissement: chose assez probable; car le crédit de l'Au-
triche a élé si chancelant depuis 1830 que le prix des fonds
n'a pu cire soutenu que par l'iulcrvenlion du gouvernement,
c'est-à-dire par l'achat de sommes coBsidérables , toutes les
fois que le prix des effets publics baissait à la bourse.
Il y aurait injustice à ne pas reconnaîlre la dilliculié des cir-
constances et l'urgence des temps, injustice à les attribuer
exclusivement à M. de Metlernicb , guide politique d'une
3.
S6 l'autriche
destinée si compromise. Ce fut, en effet, un triste règne que
celui de François V d'Autriche. Il monte sur le trône en 1792,
lorsque l'Europe est en feu. Les essais prématurés de Joseph II
viennent d'ébranler l'Autriche. Il s'agit pour le nouveau mo-
narque d'une lutte perpétuelle ; d'une coupe d'amertume tou-
jours vidée, toujours remplie et qu'il faut vider encore. Par-
tout les champs de bataille , partout les ^défaites ; le malheur et
la mort dans la famille royale : telle est la vie de ce prince , l'un
des plus notables exemples d'un constant malheur sur le trône.
Ce n'est pas assez de six années d'humiliation et de sang. Eli-
sabeth de Wurtemberg , Marie-Thérèse de Sicile et Marie-
Louise d'Est, reines tour- à-tour, meurent toutes trois sous ses
yeux ; ses filles vivent malheureuses ; la plupart de ses frères
périssent. Le fils de Napoléon , qu'il chérissait tendrement , le
duc de Reichstadt, lui est enlevé à la fleur de l'âge. Enfin, sur
ses vieux jours , la révolution de juillet éclate. Depuis ce mo-
ment, il n'ose plus signer un seul décret ni porter la main à la
machine vermoulue de l'empire autrichien ; chaque jour il
s'écrie : ^lles ist verloren ! (Tout est perdu ! )
Son caractère personnel est assez difficile à bien juger. Très
populaire , aimé de ses sujets, fin et bon homme, on lui a re-
proché la bigoterie , l'entêtement, peu de portée dans les vues
et une trigauderie dont on cite des preuves singulières. Il
affectait avant tout l'équité , et poussait l'amour de la justice
Jusqu'à une extrême minutie. Tout le monde était admis à
ses audiences publiques, et, pour conserver l'amour de ses
sujets, il avait recours aux plus étranges subterfuges. Un
solliciteur le suppliant de faire droit à sa requête et de don-
ner une seule signature impatiemment attendue : « Écrivez
vous-même votre demande, lui dit l'empereur, et je la signe-
rai. » Le nom du monarque fut apposé de sa propre main au
bas de la pétition; mais quand le solliciteur alla porter cette
signature à la chancellerie, on la repoussa dédaigneusement.
Pourquoi? c'est que l'empereur avait donné l'ordre antérieur
de n'exécuter que les mandats entièrement écrits de sa main.
sous LE PRIIVCE DE METTER]\ICH. 37
La jalousie de popularité que lui inspiraieul ses frères était
excessive. Un archiduc dont la voix publique faisait l'éloge
était sûr de n'avoir bientôt plus part à la direction des af-
faires. Avec sa bonhomie, sa religion, ses vertus domesti-
ques, tout ce qu'il y avait en lui d'apparences populaires et de
qualités privées , il établissait un despotisme patriarcal que
M. de Metlernich favorisait spécialement, et qui donnaità des
actes oppressifs une forme gracieuse et douce. Le malheur du
pays, les circonstances spéciales où se trouvait l'Europe, la cap-
tivité du souverain pontife ; tout affermissait une dictature
dont le premier ministre avait posé les bases. La situation du
pape plaçait entre les mains de l'empereur le pouvoir spiri-
tuel , toujours imposant pour un peuple pieux. Il n'était
faible, après tout, ni de tête ni de cœur; ses ministres ne le
gouvernaient pas ; les impulsions du gouvernement ve-
naient de lui : il descendait à une infinité de détails et de
travaux particuliers. Pendant que M. de Metlernich garan-
tissait de son mieux la chose publique contre les orages ex-
térieurs , la bonhomie madrée du monarque contenait et fixait
dans son cadre fragile celte machine appauvrie et prêle à
tomber en poudre.
Ce n'était pas chose facile de maintenir autour d'un centre
d'ailleurs privé de force , tant d'élémens hétérogènes et hos-
tiles, et de former un ensemble régulier avec ces popula-
tions slaves, magyares, italiennes, que nous avons décrites.
L'homme politique , chargé de souder le cercle de fer souple
et puissant qui les réunit , a dû trouver plus d'un obstacle. De
celte douloureuse et périlleuse situation sont nées la haine et
la crainte de tout changement, qui constituent la politique
autrichienne , depuis l'accession de François I" et de M. de
Metlernich. De là ces mille précautions pour se mettre à
l'ahri des moiiveïtiens destructeurs du siècle , comme disent
les protocoles. Mesures de police intérieure et extérieure :
efforts pour imposer des reslrictions à la presse allcnutnde;
intervcnlion armée contre les mouvcmens révolutionnaires
00 L AUTRICHE
des pays étrangers, inlervention directe à Naplcs, indirecte
en Espagne. Plus les idées de la révolulion et de la réforme
devenaient puissantes, plus M. de Metternich, s'armant
contre elles de ruse el de violence , se rejetait vers le passé,
le privilège, l'unité du pouvoir. Auparavant, quand les prin-
cipes réformateurs avaient eu le dessus, contenus et matiés
par Napoléon , c'étaient la Russie et le despotisme que M. de
Metternich avait attaqués.
Mais la révolution devenait redoutable pour l'Autriche.
M. de Metternich lui déclara la oueire. Voici comment sa
politique anti-libérale est expliquée par une publication qui
renferme sa biographie et qui peut passer pour officielle :
La haine innée et irréconciliable qui a existé de tout temps
entre le droit historique et les idées révolutionnaires qui ont nié
ce droit et ont voulu le détruire , n'a jamais été un effet du hasard ,
n'a point été éveillée par des intérêts passagers. Elle ressemblait,
au contraire, à la lutte de deux forces contraires dans la nature j
c'était une action nécessaire, inévitable. Or, ce droit historique se
présente dans sa perfection dans la constitution des pays qui fai-
saient autrefois partie de l'empire d'Allemagne, et dont le souverain
de l'Autriche a été depuis plusieurs siècles le chef; il se montre de
même dans les états héréditaires de la maison impériale : la convic-
tion et les souvenirs les plus sacrés lui avaient fait prendre de pro-
fondes racines chez toutes les nations d'origine germanique et par-
iant la langue des Germains. La renonciation à ce droit antique et
héréditaire aurait détruit irrévocablement l'organisation intérieure
el le bonheur de ces contrées. Elle aurait été inutile à la défense des
intérêts matériels qui avaient tant souffert par la guerre ; car il
était facile de voir que la soumission la plus complète à l'arrogance
de l'ennemi n'aurait fait que retarder momentanément cette guerre
funeste , sans pouvoir la prévenir. Cette considération suffisait pour
imposer au prince , fidèle serviteur de l'état, le devoir de combattre à
outrance la révolution, ses pri/icipes et ses cofiséfjuences. Mais
ce n'était pas seulement l'intérêt de l'état qu'il représentait qui lui
inspirait cette répugnance pour les innovations et les révolutions :
il suivait en cela ime conviction personnelle et intime , née de la
sous LE PRINCE DE METTERISICH. 39
connaissance parfaite qu'il avait de la nature de ces doctrines et de
la manière dont elles avaient été appliquées. Le strict amour de la
justice qui dictait ses actions lui fît reconnaître, une fois pour toutes,
dans le chaos des révolutions, quelque chose qui contrariait ses sen-
timens, un homme tel que lui devait prendre aux yeux du monde
l'attitude de leur ennemi déclaré.
Cet homme si flexible el si conciliant ne recula devant au-
cune mesure violente, quand il en reconnut la nécessite, La
réponse qu'il fit à l'ambassadeur napolitain , qui venait prier
d'épargner à son pays une interveniion armée, contient l'ex-
posilion complète de ses principes.
« La révolution napolitaine, dit-il, est l'ouvrage d'une secte coupa-
ble, l'effet de la surprise et de la violence 5 si les cours lui donnaient
le moindre encouragement, ne fût-ce que par le silence, elles répan-
draient la semence de la révolte dans les pays où elle n'a pas encore
pénétré. Le premier intérêt, le devoir le plus sacré des puissances
est de l'écraser dans son berceau. Quant à l'offre du gouvernement
napolitain de faire tout ce qui dépendra de lui pour empêcher l'ex-
tension de la propagande, en eiit-il le pouvoir, nous ne lui devrions
aucune reconnaissance de ce que nous exigerions de lui comme un
devoir. La reconnaissance du nouvel ordre de choses à Naples ébran-
lerait les fondemens de notre propre état et enlèverait au vôtre les
seuls moyens qu'il possède aujourd'hui de s'opposer aux hommes de
l'anarchie... Ces moyens sont l'ordre et le maintien des principes
sur lesquels seuls se fonde la tranquillité des états, et ces principes
triompheront du moment où le gouvernement sera résolu de main-
tenir ses anciennes institutions contre l'attaque des innovateurs et
de l'esprit de i)arti. » L'ambassadeur, un peu surpris, ayant demandé
si un arrangement à l'amiable était absolument impossible, le
prince lui répondit : a II ne s'agit point ici d'arrangement j il s'agit
d'appliquer un remède au mal. Employez tous vos efforts pour que
les hommes bien disposés de votre pays supplient le roi de re-
prendre les rênes du gouvernement, d'annuler tous les actes faits
depuis le 5 juillet, de punir les individus qui ont conduit leur pa-
trie sur le bord do l'ahlme, et enfin d'adopter des mesures capables
d'assurer le bonheur et la prospérité du peuple. Si vous faites cela ,
ûO l'autriche
l'Autriche et toute l'Europe vous soutiendront dans votre louable
entreprise.. « Le prince ayant paru douter que, dans l'état actuel
des affaires, il se trouvât à Naples des hommes disposés à tenir
un pareil langage, le grand chancelier reprit : « Si vous n'en
trouvez point , Sa Majesté l'empereur , mon maître , saura vous
en fournir. Souverain d'hommes qui avouent ces principes et
qui ont tout le pouvoir nécessaire pour effectuer le bien que je vous
ai indiqué, il viendra à votre secours. Disposez de 80,000,
ou s'il le faut, de 100,000 soldats autrichiens ; ils s'avan-
ceront à votre première réquisition et vous ramèneront
à ISaples, vainqueur des rebelles. » Le gouvernement napo-
litain étant hors d'état de tenir tête à la révolte de plus en plus
audacieuse, il était probable que ce moyen serait, en effet, le seul
qu'il pût prendre pour hâter un dénoûment inévitable. L'ambassa-
deur ne reconnut point ou ne voulut point reconnaître cetle néces-
sité, et il exprima avec amertume le regret de voir le gouvernement
autrichien adopter ces mesures extrêmes, lui qui était venu pour
prévenir l'effusion du sang, w Oui, répliqua le prince de Met-
te rnich en terminant l'entrevue, il faudra que le sang coule; mais
il retombera sur la tête de ceux qui ont sacrifié la gloire et le bon-
heur de leur pays aux inspirations d'une ambition intéressée. Quant
à moi, j'en repousse la responsabilité; je n'agis que comme les
intérêts de ma patrie me l'ordonnent. »
On avait pensé quelque temps que le libéralisme de M. Ko-
lowrat, ministre d'état, balancerait l'influence de M. de Met-
ternich; le contraire est arrivé. C'est la prépondérance de
M. de Metternich qui a fait disparaître de la scène active le
comte de Kolowrat, un des hommes les plus remarquables de
l'Autriche actuelle. Né d'une famille de Bohème si antique et
si célèbre que, selon la légende , il y a dans le château des
Kolowrat une sonnette qui tinte et une pierre qui pleure
toutes les fois qu'une personne de cette race vient à mourir ;
riche , influent , considéré , il s'est fait le chevalier du libéra-
lisme comme il eût été le chevalier de la croix au dou-
zième siècle. On prétend même qu'il fut affilié à une société
révolutionnaire j l'Empereur eut le bon sens de répondre à
sous LE PRI5CE DE METTERMCH. Al
ceux qui l'en avertissaient : <c Un révolutionnaire qui s'ap-
pelle Kolowrat et qui a des domaines princiers n'est pas
dangereux. »
En 1810, il fut nommé gouverneur-général {Oherst-hurg-
graf) de Bohème , et il y fit beaucoup de bien par son éco-
nomie, son zèle, ses connaissances positives, son activité
infatigable. Il représente une masse encore peu considéra-
ble, mais jeune , marchant à Tavant-garde des doctrines. Il
veut l'amélioration du genre humain ; il lespère. Rien ne
fait plus d'honneur à la politique de François I" et de M. de
JMetternich que l'emploi actif de ce noble Bohémien , nommé
ministre de l'intérieur. Quelques nuages se sont élevés dans le
cabinet, à propos de Don Carlos et des jésuites : M. de Kolowrat
a donné sa démission , puis il a cédé. On l'a engagea reprendi'e
le pouvoir, et même à ne point paraître l'avoir quitté jamais.
La mort du baron Frédéric de Gentz a laissé M. Metlernich
seul : c'était son bras droit et son rédacteur le plus habile.
Fils de son siècle , attendant les évèuemens pour les exploiter,
il savait rencontrer, même en contrariant les intérêts con-
temporains, la sympathie de son époque; agent et moteur
excellent; il savait se transformer pour servir le but qu'il
se proposait, dompter son caractère sans l'anéantir, devenir
à-la-fois passif et fort , secondaire et intelligent , l'homme
de la nécessité et l'homme de ses principes. Malgré celte
habileté et ces talens, ^I. de Metternich se trouva tout aussi
fort après lui qu'avant lui. Mais ce qui prouve surtout la va-
leur intrinsèque de ce diplomate, c'est que son importance et
sa position s'accrurent à la mort de l'empereur François : le
comte Kolowrat s'effaça. Tous les hauts fonctionnaires, la
plupart étrangers et dévoués , furent à-la- fois sous la main de
M. de Metternich : tels sont le comte Mittrewsky, président
de la commission de l'instruction publique ; le comte Sedl-
niizky, chef de la police et de la censure ; le baron Letzertern,
et le docteur Jaixke, successeur de Gentz. Ce sont les prin-
cipales colonnes du système de M. de Metternich.
42 l'autriche
La révolution de juillet, loin d'avoir ébranlé ce système,
semble l'avoir affermi. L'habileté de M. de iMetternich a déta-
ché de celte conjuration enfantine nommée la jeune Alle-
magne^ plusieurs des adeptes qui faisaient sa force ; en gé-
néral, peu de considération les environne, el déjà plusieurs
ouvrages , consacrés à chanter la palinodie , sont venus
étonner les bourgeois de Vienne et de Leipsig, sans que le
poignard d'un nouveau Sand ait frappé le renégat. Ainsi
le docteur Gross-Hoffinger, après avoir fait partie de la
grande secte des carbonari allemands, s'est jeté dans les bras
de M. de Metternich, qui n'a rien eu de plus pressé que de lui
faire rédiger un livre et le donner pour exemple à quicon-
que voudrait apostasier! Ainsi l'oiseleur habile offre pour
appât aux oiseaux du bocage les prisonniers ailés qu'il a pu
saisir. Chez le docteur Gross-Hoffinger, la haine de la servi-
tude s'est tout-à-coup et miraculeusement transformée en
un culte idolâtre pour le gouvernement autrichien ; aussi
n'est - ce pas dans les pages de son livre (1) que nous
avons cherché les tableaux les plus complets el les appré-
ciations les plus impartiales de ce pays el de son adminis-
tration.
Depuis 1830 , l'Autriche montre dans ses mesures une
bien plus grande décision qu'auparavant , sa position à
l'égard des autres puissances a changé peu-à-peu. Ainsi,
l'intervention contre la révolution de Naples avait été
précédée de longues négociations et de deux congrès, tan-
dis que l'occupation de l'étal de l'Église par les Autri-
chiens, en mars 1831, s'effectua avec une précipitation
qui mit la France dans la nécessité de faire un mouvement de
son côté; mais l'Autriche sut si bien profiter de l'occasion
pour étendre son influence morale sur l'Italie méridionale,
que l'occupation d'Ancône , en offrant une garantie apparente
de la loyauté de ses vues , lui devint , en réalité , plus utile que
(i) Oestenelch im Jalire i835 luid die Zeichcn der Zeit iii Doutschland.
sous LE PRIKCE DE METTERiNICH, ^3
nuisible. Les Autrichiens se sont arroges le droit de dicter
toute la politique italienne, et ce droit est devenu une sorte
de patronage dont l'Europe ne présente pas un second
exemple.
L'ascendant de l'Autriche en Allemagne s'est également ac-
cru. Les ordonnances de Francfort en 18o2 , émanent de celte
puissance; on se rappelle qu'elles avaient pour but d'instituer
un tribunal arbitral qui devait surveiller la conduite des
états-généraux des divers royaumes et duchés : il fut décidé
que les séances auraient lieu à huis-clos , et la publica-
tion des discussions fut défendue. D'autres articles impo-
saient des restrictions à la presse , et ceux qui ne sont pas
encore connus concernent , dit-on j les universités et le sys-
tème d'éducation. L'adoption de ces résolutions fut précédée
de démonstrations militaires , surtout do la part de l'Au-
triche. Au même système se rapporte roccupation ré-
cente de Cracovie. Par cet ensemble de mesures , le
gouvernement autrichien forçait l'Italie , l'Allemagne et
la Pologne à reconnaître sa suprématie. Il ne restait plus
sur ses frontières que deux autres puissances : l'empire
turc et la Suisse. A l'égard de l'un et de l'autre, l'Au-
triche ne manque pas de pi-étextes d'intervention armée ,
et commence elle-même à prendre le ton du protectorat
et de la menace. Ce protectorat, on le sait, est déjà éta-
bli dans le Piémont, où ses menaces n'ont pas été sans
effet.
Malgré tant d'efforts, la sitration n'est pas encore fa-
cile. Le pouvoir russe, précurseur des armées russes , fait
pivoter de toutes parts ses racines dans les flancs de l'Au-
triche, dont il veut envahir les provinces limitrophes. L'é-
quilibre et la paix ne se maintiennent qu'à force d'adresse.
N'est-il pas à craindre que celle flamme sourde des anciennes
hostilités nationales, flamme qui brûle au cœur de l'empire
autrichien , n'éclate violemment quelque jour ; que les fron-
tières de l'est ne se minent graduellement? Les mesures po-
ù4 l'atjtriche
litiques et commerciales de la Prusse ; le mécontentement des
sujets slaves de l'Autriche qui composent la moitié de sa popu-
lation; les conflits du paysan slovaque et du noble magyar
de Hongrie ; la pauvreté de la Gallicie et son atrophie misé-
rable ; l'influence exercée par la communauté de religion sur
la population Szeckler des frontières et sur les Hongrois en-
thousiastes, toujours prêts à s'unir à l'église grecque et à la
Moscovie : voilà des obstacles assez puissans et qui expli-
quent l'activité sourde et continue de M. de Melternich.
H compte s'affdier, pour arriver à ses fins, les jésuites qui
ont eu pour soutiens et pour défenseurs dans le sein de la fa-
mille royale, M. de Melternich d'abord, puis tous les mem-
bres du parti absolutiste complet, l'impératrice mère, les
archiducs Ferdmand et Maximilien, frères du duc deModène.
En 1773, cet ordre religieux, qui possédait en Bohême des
propriétés évaluées à huit millions de florins, vingt grands
collèges, douze résidences habités par onze cent trente jé-
suites, fut supprimé par l'acte qui sécularisait neuf cou-
•vens et réduisait le nombre des ecclésiastiques de soixante
trois mille à vingt-sept mille. L'empereur, déjà loui-puissant,
s'emparait ainsi de la force séculière, et la commission de
l'instruction publique disposa , suivant son libre arbitre ,
de la moralité et de l'éducation de tous les citoyens. Fran-
çois I" mourant , se repentait sans doute d'avoir suivi les er-
remens de son prédécesseur et de n'avoir pas rétabli l'ordre
des jésuites; on trouva dans son testament une fondation de
quatre cent mille florins destinés à cet objet. Après de longs
débats, le parti des jésuites ou absolutistes l'emporta; et le
19 mars 1836, le décret qui porte le rétablissement , fut signé
par l'empereur et contre-signe par les archiducs et les mi-
nistres. Au moment où nous écrivons, il n'a pas encore été
promulgué ; à peine a-t-il transpiré dans le public.
(Britisli and Foreign Quarterly Meview.)
£\tUmtxxn.
DE LA NOUVELLE ECOLE LITTERAIRE
EN ESPAGNE.
La poésie que l'on peut seule nommer romantique , n'a
pas eu d'autre berceau que l'Espagne : on ne l'a cultivée
que dans les diverses provinces de la péninsule ibérique.
En vain, des temps modernes ont essayé de baptiser du
même nom les plus diverses tendances : ici , l'emphase vio-
lente de Lucain; là, les madrigaux prétentieux de Voiture;
plus loin, les recherches fantastiques des Italiens; ailleiu's
encore, l'invective républicaine du Dante, ou l'observation
omniprésente de Shakespeare ; rien de tout cela n'est roman-
tique. Le sauvage idéal de la laideur, l'inventaire misérable
des infirmités humaines, l'ironie éclatante de Byron, l'ébiU-
lilion perpétuelle de mots dévergondés , les analyses psycho-
logiques de la vie indigente, que nous ont donnés Crabbe
et Wordsworlh : tout cela n'a pas le moindre rapport avec
la poésie romantique. Quand le génie romain mourut, en
laissant après lui comme unique vestige , un idiome popu-
laire et nouveau, le roman; quand le christianisme guerrier
du midi , coloré d'un reflet mystique , donna naissance à une
poésie à-la-fois symbolique cl avenliireusc, les peuples ro-
^6 DE LA NOUVELLE ÉCOLE LITTÉRAIRE
mans chantèrent leurs exploits ei leurs amours sur des
cordes nouvelles, fragiles, inconnues de toute l'antiquité:
quelque chose d'oriental se joue dans les allégories. Un
grand symbole plane sur l'ensemble des créations. La Vierge
divine, fleur du ciel, étoile consolatrice, servit de type au
sexe faible et honoré, qui devenait divin par sa faiblesse. Les
formes subtiles, variées, complexes, de la poésie arabe,
pénètrent jusque dans la Provence. Cette littérature singu-
lière et passagère , dont l'éclair merveilleux a traversé l'ho-
rizon sombre du moyen-âge , n'a pas produit d'histoire ni de
philosophie. Elle ne s'occupe pas des faits ; et comme le fait
est nécessaire au drame, elle n'a pas de drame. Elle chante ,
elle pleure , elle se moque, elle éclate d'indignation ; ses sou-
venirs hlsioriques ne sont que des élégies ou des chants de
triomphe; ses amours terrestres se parent de toutes les cou-
leurs de l'amour divin. Ses entreprises et ses coups de lance
sont protégés par Dieu même; elle donne à la victoire,
c'est-à-dire à ce qu'il y a de plus brutal au monde, une
teinte mystique. Elle ne parle , dans celte sphère , que de
vengeance, de haine, de fureur, de violence. Des accens
rapides émanent du fond du cœur et trouvent moyen de
s'associer avec le fanatisme. Il n'y a pas de si étrange alliance
dont l'esprit humain ne soit capable. La passion, la foi, le
symbole, l'émotion de l'imagination ou du cœur, voilà toute
cette littérature : elle ne pouvait durer long-temps. Conta-
gieuse et sympathique, elle devait ébranler et charmer les
peuples, répandre parmi eux l'amour du beau et le premier
sentiment de l'art; mais voilà tout. L'Italie, la Sicile, et le
midi de l'Europe, cédèrent à l'impulsion de la poésie pro-
vençale et catalane, bientôt suivie par la poésie de Castille et
de l'Aragon. Les influences méridionales sont admirables par
leur élan et leur spontanéité ; les influences septentrionales
sont lentes à se piopager, mais duiables.
Ces influences arrivées du nor J , pleines d'àpreté, tra-
giques, grandioses, touchent à la lenc de toute part. Leur
EN ESPAGNE. Zl7
espérance dans le ciel , leur croyance en Dieu , sont réelles et
non symboliques. Ou voit que la dure nécessité a poursuivi
ces nations; qu'elles n'ont pas le temps de rêver; qu'elles sont
pirates, guerrières, entreprenantes, forcées de vivre à tout
prix. C'est cette grande différence de l'esprit chevaleresque
du nord et de l'esprit romantique du midi qui échappe sans
cesse à ces hommes qui traitent cette matière. Le laid , l'hor-
rible, l'atroce, la douleur, la misère, l'esclavage pénible,
conviennent fort bien à ces nations de proie , qui s'agenouil-
lent et prient, mais qui ne connaissent pas l'extase : quelques
rayons de la poésie romantique sont venus se perdre dans le
nord. On les retrouve d'une manière assez vague dans le
roman de la Rose de i\Ieung, dans la Reine des Fées, de
Spenser, et dans la moderne poésie allemande; tout cela,
cependant, il faut le dire, n'est qu'emprunt et qu'imitation.
La poésie romantique respire dans sa force et dans sa beauté
(?hez Calderon, chez Cervantes, chez Ausias March; c'est là
que ce génie brillant se révèle tout entier. Il faut lire la vieille
ballade castillane du Cid, les chansons primitives de l'Espagne,
pour se faire une idée de cette rapidité de mouvemens, de ce
mysticisme profond, de cet éclat, semblable à celui du soleil,
qui constituent la véritable poésie romantique.
Chose étrange! après avoir donné le ton à toute l'Europe,
cette poésie est tombée et s'est endormie d'elle-même. Aujour-
d'hui que l'Europe traîne l'Espagne à la remorque , c'est des
régions du nord que le souiïle romantique part; c'est là que
l'Espagne elle-même va chercher ses inspirations, et le re-
nouvellement de sa littérature. Elle oublie que ce romantisme
prétendu est faux et factice, et que si elle voulait consulter
ses propres souvenirs, ses annales personnelles, son passé,
ses belles romances , elle y retrouverait la forme et le fond
véritable des inspir'ations romantiques que les peuples du
nord se sont appropriées.
Ainsi varie et ondoie l'influence de divers peuples; ainsi
ceux qui ont prêté empruntent à leur tour, et ceux dout la puis-
48 BE LA. NOUVELLE ÉCOLE LITTÉRAIRE
sance a fécondé le monde. Du quinzième au seizième siècle ;
l'Espagne a créé le ihéàlre français, la littérature, et les arts
des Pays-Bas, presque tous les drames de l'Europe. On trou-
vait à-la-fois cette nation étonnante à Besançon et à Mexico ,
à Naples, à Vienne et à Madrid : elle disposait de tout ; tout
lui était soumis ; devant elle tout pliait. A peine un siècle
s'est-il écoulé, ce n'est plus qu'une momie enveloppée de
ses bandelettes saintes : imitée de tous pendant long-temps,
elle devient imitatrice de tous. Cette nation, qui a créé Don
Quichotte, c'est-à-dire le seul livre aussi populaire que la
JBible et aussi répandu que Crusoé , ne fait plus que suivre
les traces de l'Italie , puis de la France , et enfin , de l'Angle-
terre et de l'Allemagne. Son imitation progressive n'a pas
cessé de voyager vers le nord ; à mesure que le génie na-
tional s'efface, il cherche à greffer sur sa tige quelque chose
de la sève vigoureuse des nations septentrionales. La plupart
des littérateurs espagnols vivans ont fait leur éducation à
l'étranger , comme s'ils sentaient que leur patrie n'a plus assez
de couronnes pour eux, et qu'il faut chercher ailleurs les ré-
compenses et la gloire. Un Espagnol de l'expédition du marquis
de la Romana en Fionie, est resté en Suède, où il publie
aujourd'hui ses ouvrages. Martinez de la Rosa a fait repré-
senter ses drames à la Porte-Saint-Marlin , à Paris. Don Te-
lesforo de Trueba, réfugié en Angleterre, a imité avec succès
Walter Scott et Hazliit; même dans les arts, tout ce qu'il y a
de talent en Espagne s'extravase, et court à l'étranger. Go-
luis et Huerta soumettent leur talent de compositeur et d'ar-
tiste au parterre brillant et sévère de Paris. L'Espagne accepte
cette infériorité : les drames d'Alexandre Dumas, et les co-
médies de Scribe sont les seuls qui obtiennent du succès à
Madrid.
Jetons un moment les yeux sur la liste de ces noms trop
ignorés du reste de l'Europe, et qui honorent encore l'Es-
pagne par la persévérance de leurs travaux, soit en pays
étranger, soit dans les colonies, aujourd'hui si inutiles, dont
EN ESPAGNE. [x9
l'Espagne a semé le monde. Comme le point central leur
manque, ils ne jouissent ni de leur réputation, ni d'aucun
éclat ; moins les étoiles sont nombreuses sur l'iiorizon poéti-
que de l'Espagne , et plus il serait injuste de les perdre de
vue. En première ligne, parmi ces dernières illustrations
d'un pays si riche autrefois , il faut placer Quintana , auteur
de la P^ie des Espagnols ce'lèbres. Historien consciencieux ,
poète élégant, il a écrit des odes sur la découverte de l'im-
primerie, la découverte de l'Amérique, et celle de la vaccine.
L'ode de Quintana sur la vaccine rappelle une circonstance
assez curieuse : peu de temps après la découverte de Jenner,
Charles III dépêcha en Amérique tout une cargaison de nour-
rices chargées du virus variolique.
Nous citerons pour mémoire le poète cubanais Heredia,
auteur de traductions assez médiocres de Racine et de Vol-
taire, et qui a composé des drames joués sur le théâtre de
Mexico; Burgos, traducteiu^ d'Horace; Hermosilla, traduc-
teur d'Homère.
Il y a peu de force, de nouveauté et de coloris c!.ez ces écri-
vains. Ce ne sont pas là des renommées bien éclatantes, des il-
lustrations bien hautes ; mais on doit les recueillir et les signa-
ler curieusement au milieu de la triste décadence de l'Espagne.
Ajoutons à cette liste les noms de Gorositza, poète comique,
né au Mexique , et aujourd'hui ambassadeur ; de Nica-
cio Gallego , chanoine de Séville, poète lyrique assez estimé ,
auteur de deux élégies célèbres : l'une sur la mort de l'é-
pouse de Ferdinand; l'autre sur le massacre de Madrid
tn 1808 ; de don Alberto Lista , abbé , directeur de la Gazette
de Madrid , poète et mathématicien distingué, qui s'occupe
aujourd'hui d'une traduction de l'Histoire universelle de
M. de Ségur. Enfin, il serait injuste de passer sous silence
l'infortuné Vega, imitateur de Scribe, dont il a popularisé les
créations sur la scène espagnole. Dans le nombre de ses pe-
tites comédies, la plupart empruntées au théâtre français, on
en remarque surtout une qui a pour litre : Marcehi , O CuaP
vm. — h" SÉRIE. k
50 DE LA NOUVELL? ECOLE LITTÉRAIRE
de las très. Ce spirituel écrivain , qui signait ses feuilletons
du pseudonyme de Figaro, a péri réeeaiment d'une manière
tragique. Irrité du dédain de la jeune reine, à laquelle il avait
adressé plusieurs lettres pour lui déclarer sa passion, il
provoqua en duel le favori IMunoz , qui garda aussi le si-
lence. Le poète ne put supporter tant d'outrages et se sui-
cida , tenant le portrait de la reine pressé sur son cœur.
Trois ministres : Martiuez de la Rosa, dont nous avons déjà
parlé ; le comte de Toreno , connu par ses relations avec Ben-
tham , et qui écrit aujourd'hui l'histoire de l'Espagne contem-
poraine ; enfin, don Ange de Saavedra, se sont fait remarquer
parmi les rénovateurs de la littérature espagnole. Saavedra ,
aujourd'hui duc de Rivas , mérite surtout une mention parti-
culière: Walter Scott de l'Espagne moderne, il a pris pour
base de ses compositions les vieilles romances espagnoles avec
assonances, dans lesquelles il essaie de faire passer un peu de
l'intérêt mélancolique et moral des ballades septentrionales.
Avant lui, quelques pas avaient été faits, sinon dans la
même voie, du moins vers la vérité des émotions et la pein-
ture des sentimens réels : une époque contraire à la poésie
n'avait pas étouffé le génie du célèbre Meleiidez Yaldez.
Thomas Moore et Chaidieu n'effacent pas ce dernier poète ;
ses œuvres légères, gracieuses, élégantes, nous charment
par un tendre et doux accent, privé d'élévation, si vous
voulez, mais rempli de suavité. Heureux, chantre d'amour,
habile à broder mille ornemens qui étincellent, son chant
plaintif et caressant, suave dans les voluptés, radieux dans la
joie, touchant dans la douleur, délivra l'Espagne de ce m\?,é'
rahle culteranisme, de ce mauvais goût systématique qui avait
régné pendant un siècle. A force d'art , il sut échapper au
danger de la coquetterie mélancolique , à laquelle il prêta
le charme d'une agréable simplicité. Il n'affecta pas l'opulence
effrénée de l'imagination ; mais son économie ne fut jamais de
la pauvreté. Voué à la poésie dans un temps où il n'y avait
plus de poésie en Espagne , il couvrit de quelques brillantes
EN ESPAGNE, 51
bandelettes ce cadavre que rien ne pouvait ressusciter. ]\Ie-
lendez offre en Espagne le dernier écho d'un sensualisme
raffiné; il ne restait à ce peuple que la volupté, poison con-
solateur des sociétés mourantes.
Don Ange de Saavedra, tout au contraire, avec des préten-
tions très élevées à exprimer la civilisation moderne , ne pré-
sente que le reflet du roman chevaleresque anglais , modifié
par la vieille romance castillane. Son innovation est imitée
de Walter Scott; bien que les traces de talent soient nom-
breuses dans ses œuvres , elles ne répondent à aucun des sen-
timens actuels de la société, surtout dans la Péninsule. Aussi ,
cette poésie, d'ailleurs ingénieuse, a-t-elle eu très peu de
retentissement en Europe.
Don Ange de Saavedra est le dernier fils de feu le duc de
Rivas , grand d'Espagne ; malgré la dégénérescence gé-
nérale des races nobles dans ce pays , on doit remarquer
que plusieurs poètes vivans appartiennent à la grandesse. Les
circonstances terribles au milieu desquelles se passa la jeu-
nesse de Saavedra durent le garantir de l'influence conta-
gieuse des mœurs qui régnaient à la cour espagnole. Il prit
les armes dans la guerre de l'indépendance , et reçut à la ba-
taille d'Ocagna onze blessures, entre autres un coup de lance
qui lui traversa le corps ; on le laissa pour mort sur le champ
de bataille; il survécut par miracle. Les Espagnols, pour
être tout ce qu'ils peuvent être , ont-ils donc besoin de ces
grands enscignemens de la vie, du malheur, de l'exil, de la
souffrance? Nous ne comparerons pas notre poète à Ignace de
Loyola, qui devint, après des souffrances épouvantables, le fon-
dateur de l'une des plus puissantes républiques du monde (1) ,
ni à Cervantes , qui eut à-peu-près la même destinée. Mais il
est certain que Saavedra devint poète après avoir vu la mort
de près.
Sa tragédie , intitulée Xa/mra, représentée en 1820, obtint
(i) Voyez dans la Ra'ue Britannique, l'hisloire couiplèle d'Ignace de Loyola.
52 DE LA NOUVELLE ÉCOLE LITTÉRAIRE
un succès de circonslance. C'est une de ces pièces pré-
tendues hisloiiques qui flattent les passions du moment
et n'ont de vrai que quelques noms propres ; ainsi , Adis-
son , dans sa tragédie de Caton , transforme les Romains
en wliigs et en torys du dix-huitième siècle : métamorphose
îibsurde, mais toujours applaudie, lorsque les partis dominent,
lorsque la vie humaine n'est plus considérée dans sa vérité
propre, mais seulement par rapport à ime faction.
La restauration de Ferdinand condamna notre poêle à
l'exil : malheur qui agrandit encore son talent. Ce qu'il y
avait en lui d'instinct poétique se formula d'une manière
plus nette ; il étudia en Angleterre le génie de Scott et de
Crabbe; en France, l'art savant et popidaire de Béranger,
le génie puissant et vague qui caractérise Victor Hugo. Ce
fut la poésie facile , brillante , un peu extérieure du ba-
ronnet écossais qui exerça sur l'Espagnol exilé l'influence
la plus active. Il eut le bon esprit de sentir tout le vide de
celte grande querelle des classiques et des romantiques , in-
voquant les souvenirs vides d'Homère et de Racine , de Cal-
deron et de Shakspeare. C'était un mérite assez grand de
vouloir créer une liitérature nationale , tout en dehors
d'une servilité aristotélique, ou d'une prétendue indépen-
dance barbare: Saavedra eut ce mérite. Dans les évènemens
récens, nous retrouvons Saavedra ministre de l'iniérieur,
sous la reine Christine. Qu'est- il devenu pendant la der-
nière révokition ? Nous l'ignorons , et le nom du poète
ne s'est offert à nous, ni sur la liste des victimes ni parmi
les noms des exaltés. Probablement sa muse l'aura consolé
dans sa retraite, et, fatigué des agitations politiques,
il aura cherché un refuge dans les riantes fictions de la
chevalerie qu'il aime. L'Enfant trouvé arabe (el Moro ex-
posito), commencé à Malle, terminé à Paris, et imprimé
dans celle dernière ville par don Vincent Salva, autrefois
membre des Certes, aujourd'hui libraire, constitue le prin-
cipal tiire de Saavedra au laurier poétique : notre goiit
EN ESPAGNE. 53
personnel nous porte à préférer à cet ouvrage plusieurs ro-
mances ou ballades d'une moindre étendue , dans lesquelles
Saavedra s'est rapproché du goût primitif de sa nation , et
sur lesquelles nous reviendrons bientôt.
L'imitation des romans en vers de Walter Scott est partout
visible , comme nous l'avons dit , dans l'Enfant trouvé de
Saavedra. C'est le même rhylhme brisé, ondoyant, facile, se
prêtant à tout; la même fluidité d'expressions, le même mé-
lange de simplicité et de haute poésie; la même recherche de
vérité dans le costume, la même minutie dans la description
des localités; ajoutons aussi la même prolixité insoutenable.
L'art du conteur , si remarquable chez Walter Scott , manque
en général à Saavedra; cette observation intime et cordiale
des détails de la nature, qui prête du charme aux descrip-
tions tracées par l'homme du JVord , n'a rien d'intime et de
senti chez l'imitateur méridional. Fidèle au caractère de sa
nation , il est surtout remarquable dans les élans lyriques et
les mouvemens dramatiques; mais on peut reprocher une
nudité extrême à certains passages qu'il croit simples, et une
emphase violente à certains mouvemens qu'il croit poétiques.
On trouve peu d'artifice et même peu d'habileté dans ie tissu
d'une fable que le souvenir classique semble écraser encore,'
«t qui consiste en récils épiques enchaînés les uns aux autres,
au détriment du drame réel et des évènemens actifs : moyen
commode , mais trop factice. On se lasse de ces narrations
sans fin, par lesquelles un poète lie le passé au présent,
l'un et l'autre à l'avenir. Au lieu d'observer le fait lui-même,
une action animée et présente, vous n'avez, pour ainsi dire,
que le reflet de tous les deux. Lisez , au contraire , les
deux grands maîtres de cet art, l'Ariosle et Scott; ce qu'ils
racontent, ils le montrent; vous êtes là, vous suivez du re-
gard l'aigrette sanglante des combatlans , le galop du coursier
dans la forêt, le voile blanc de la châtelaine enlevée par un
chevalier perfide. Quelque chose de trop eflacé amortit les
contours du roman inventé par Saavedra.
54 DE LA NOUVELLE ÉCOLE LITTÉRAIRE
Mais est-il ému d'un sentiment national et vrai ? Le génie
lyrique de sa nation s'empare de lui , et il retrouve une vé-
ritable puissance. « Belle Cordoue , s'écrie le poète , où est
la grandeur? où est ton pouvoir? Il n'est pas de gloire contre
laquelle le temps ait lutté avec plus de persévérance , ni qui
ait éprouvé davantage l'inconstance de l'infortune aveugle!
Ce que lu étais jadis, loi-même l'ignores? va le demander à
tes vieux temples; à leurs marbres; à ces antiques palmes, qui
élèvent encore au-dessus des orages leurs têtes Iriomphautes !
Va le demander à ces ondes du Guadalquivir, aujourd'hui
silencieuses et tristes dans les vastes plaines qu'elles arro-
sent : jadis murmurantes et orgueilleuses dans les jardins et
les Alcazars de Zahura. Ces ondes, ces marbres, ces mu-
railles, te diront ta vieille splendeur; ils te diront que le
monde te regardait comme indestructible et immortelle , et
que toute cette grandeur a passé comme passent les nuages
dans le ciel , quand le vent souffle.
« Il y eut un jour pour toi ; un seul! Jour de haute et puis-
sante gloire , où l'été de ta grandeur resplendissait dans un
ciel pur; où l'acclamation du monde étonné t'avouait reine
et maîtresse de l'empire mahoméian ! Pépinière de guerriers !
berceau des sciences! Alors tes tourelles, ruinées aujourd'hui,
devenues le repaire de l'orfraie; tes remparts couronnés de
chardons incultes et de buissons sauvages, étaient le trône
resplendissant de la fortune. «
Dans l'original, la grâce sonore du vers fait passer par-des-
sus la vulgarité de quelques idées. Le souffle lyrique du midi
ranime des images communes; mais on ne peut s'empê-
cher de convenir que ce n'est là ni la forte pensée de By-
ron , ni la description à-la-fois détaillée et brillante de Walter
Scoit.
La légende qui sert de base au poème ne manque pas d'in-
térêt. Vers la fin du dixième siècle, Garcia Fernandez était
second comte souverain de Castille. Gonzalo Guslios de
Lara, parent du comte, avait sept enfans que, selon l'habi-
E?f ESPAG]\ï;. 5o
tude de l'époque , on nommnil les Infans de Lara. L'un de ces
infans se prend de querelle avec un parent de Dona Lambra ,
cousine du roi et qui venait d'épouser Ruy Velazquez , oncle
maternel des infans. La querelle s'envenime, et la nouvelle
épouse se trouve tellement blessée , qu'elle jure la perte des
infans et de leur père. Le mari de Dona Lambra , cédant à ses
instigations, croit son honneur engagé et résout la perte
définitive de ses parens. Il chargea Gustios de porter une
lettre au calife Hixem , et dans cette lettre même il prie le
calife de mettre le porteur à mort. Le calife a pitié de la
victime qu'on lui livre; il se contente de jeter Gustios dans
une prison. Hixem avait une sœur jeune, brillante, jolie;
elle n'apprit pas sans intérêt le sort bizarre du malheureux
Gustios; et douée de toute la faiblesse et de toute la bonté
d'une femme, elle se chargea de le consoler. Celte noble com-
passion devint la perte de son honneur. Gustios oublia les lois
de l'hospitalité : la jeune personne fut séduite, et le fruit de
sa faule germa bientôt dans son sein.
Cependant Ruy Velazquez ne renonce pas à la vengeance
que sa femme lui inspire : il faut que les Infans de Lara
périssent. Chevaliers valeureux et avides de gloire, ils se
plaignent de leur obscurité et de leur repos. Leur père, don
Gustios, est parti; il se trouve à la cour de Hixem. Quelles
voluptés l'y retiennent captif? pourquoi les plaisirs d'une
cour arabe l'arrachent-ils à ses devoirs? Les infans ignorent
la destinée de Gusiios et la prison dans laquelle il gémit encore.
Euy Velasquez leur persuade qu'ils doivent profiter de l'ab-
sence de leur père , et se signaler par un grand exploit. Lei\r
précepteur, Nimo Sanudo, bon chevalier, les accompagne;
tous partent ensemble pour aller combattre les Maures. Ils sont
en roule, quand une embuscade arabe, que le traîne Ruy
Velazquez a disposée d'avance, les enveloppe tous et les lue.
Les intentions cruelles de dona Lambra sont remplies : les
sept infans périssent à-la-fois, et leurs têtes, tranchées par
ordre de Ruy Velazquez, sont jetées dans le même sac. Il ne
56 DE LA NOUVELLE ÉCOLE LITTÉRAIRE
borne pas là sa vengeance. Les sept têtes des infans sont en-
voyées à leur père dans sa prison; mais le calife, ému de
l'horrible destinée de ce malheureux père, le met en li-
berté. Gonzalo Guslios retourne dans sa patrie, et pleure la
mort de ses fils. Cependant le fruit de ses amours avec la
princesse arabe qui lui a rendu visite dans sa prison , vient
au monde : c'est Mudarra, le héros du conte, enfant trouvé
qui, apprenant les horribles traitemens subis par son père,
consacre toute sa vie et toute son énergie à le venger. Il y
réussit : DonaLambra et son mari tombent sous les coups de
l'enfant trouvé arabe ; et son père, heureux de reconnaître
pour fiis un héros si véritablement espagnol, si profondément
vindicatif, si ardent à frapper les ennemis paternels, le re-
connaît pour enfant légitime, l'adopte, et remplace par lui
les sept enfans qu'il a perdus.
Ce serait une légende pathétique, si l'auteur, à la ma-
nfère des anciens poètes espagnols, avait su lui imprimer un
caractère d'unité né de la passion; si l'éclat, la chaleur, la
beauté du style , faisaient rayonner ces divers tableaux ; si
les catastrophes qui se multiplient dans la narration ne con-
trariaient pas l'intérêt général. Mais la diction est faible, les
caractères manquent de force et de profondeur. Les descrip-
tions sont souvent communes ; et quelques-uns des person-
nages que le poète met en scène ne se présentent pas avec
une fidélité historique. Saavedra ne commence son récit
qu'avec la jeunesse de Mudarra. Il rejette dans l'ombre du
passé toute cette histoire des Infans de Lara , si pathétique et
si terrible. C'est là une forme classique : comme dans l'Enéide
de Virgile, l'histoire que l'on raconte est malheureusement
plus intéressante que le récit au milieu duquel elle est placée.
Beaucoup de scènes comiques jetées par l'auteur dans le
drame, n'ont pas toujours le mérite de peindre les mœurs
du temps , et rebuttent quelquefois par leur vulgarité inu-
tile. Les traits employés par l'auteur pour peindre soit les
caractères, soit les détails de mœurs, ne manquent pas de fi-
EN ESPAOE. 57
nesse , mais ils sont en général sans force et sans largeur. Il
lui faut un grand nombre de touches successives pour atteindre
le but qu'il se propose. Comme Richardson, il peint à la loupe
et manque d'étendue dans le coup-d'œil; mais il répand un
certain intérêt sur ce qu'il écrit.
Pourquoi n'est-il pas revenu franchement à la vieille bal-
lade castillane, rapide et ardente comme la passion , prompte
dans ses mouvemens , facile dans ses tours et transformant le
récit en ode? Voilà ce qui convient aux imaginations du Midi.
Les peuples ne s'enrichissent point par des emprunts formels,
mais par une longue infiltration des principes qui renouvellent
leur vie intellectuelle. La copie de la Germanie moderne ne
peut rien ajouter aux véritables acquisitions de l'Italie et de
l'Espagne. Dans le moyen âge, quelque chose du génie du
Nord a bien pu pénétrer avec bonheur dans le Vieux génie de
la civilisation italienne, et créer la puissante fiction du Dante ;
mais long-temps avant que l'imitation littéraire s'opérât , il
s'était fait un secret et sourd mélange du sang septentrional
et du sang romain. C'est ainsi que les Espagnols ont emprunté
aux Arabes , sans beaucoup les imiter servilement. Quand deux
civilisations se touchent, quand leurs points de contact greffent
la sève de l'un pour la confondre avec la sève de l'autre , il en
résulte un mélange hybride, très brillant et dont on ne peut
contester la valeur; mais quand on imite pour imiter, ce tra-
vail ne produit à la fin. que des fleurs artificielles, dans le
genre de celles que se plaisait à créer je ne sais quel botaniste,
qui insérait les pétales d'une plante dans le calice d'une autre,
et créait ainsi de beaux monstres privés de vie et de végétation.
Presque tous les défauts que l'on peut reprocher au génie sep-
tentrional se trouvent dans le poème de Saavedra ; les costumes
y sont trop minutieusement détaillés; les fêtes, les tournois et
les festins y surabondent. Ce n'est pas la puissance dramatique
ou le beau déploiement de l'épopée qui constitue son mérite.
L'auteur est poète lyrique et descriptif; sous ce dernier rap-
port, sa supériorité est fort remarquable et nous en donnerons
58 DE LA NOUVELLE ÉCOLE LITTÉRAIRE
pour exemple le parallèle suivant de l'AïKlalousie et de la
Caslille. On ne verra pas sans étonnement l'indigène de
l'Andalousie regarder la province voisine comme une con-
trée septentrionale.
Voici une autre scène; ce ne sont plus les campagnes fleuries^ où
s'étend dans son cours majestueux le Guadalquivir, roi de l'Anda-
lousie; ce n'est plus la Sierra, élevant dans un ciel pur sa tête cou-
ronnée de mousse, d'olivier et de fleurs odorantes, pendant que ses
flancs, qui se développent en délicieux replis, embaument l'air des
douces vapeurs que répandent les jasmins et les roses de ses jardins.
Là vous ne trouverez pas de villes fameuses, au pouvoir gigantesque
comme leur gloire; point de belle Cordoue, éternellement belle;
même au sein de ses ruines. Cordoue ! ô Cordoue ! chère patrie ! c'est
dans ton sein que la première lumière du ciel a frappé mes yeux !
dans ton sein que j'ai goiité les caresses premières , trésors de mon
enfance. Dans tes bosquets enchantés et tes délicieuses prairies, les
heures fugiiives de ma jeunesse et de mon enfance se sont environnées
de l'ombre de ta grandeur ; les noms de tes héros généreux sont venus
bruire autour de mes premiers ans, comme des brises de mai souf-
flent autour de la plante naissante. Jamais mon amour ne pourra
t'oublier ; jamais , non jamais , tu ne quitteras ma pensée ; dans les
pays étrangers oîi je traîne ma vie , qui se nourrit du pain amer de
l'infortune , c'est toi qui règnes dans mon coeur ; et je garde une
espérance, c'est que ma cendre reposera dans ton sein.
Mais voici les champs de Çastille ; des nuages épais , des vapeurs
sombres, un sol aride, que l'hiver choisit pour théâtre de ses fu-
reurs ; un horizon de montagnes affreuses, se hérissant de buissons
et de ronces, couronnées de sapins à la verdure noirùtre et de neiges
amoncelées. Voici l'Arlanza, que l'été peut orner de moissons jau-
nissantes, mais dont les eaux troubles et noirâtres sifflent entre les
rochers. Je découvre la cité belliqueuse, dont les comtes castillans
ont fait le siège de leur puissance : ah ! ce n'est pas là cette belle
Cordoue avec ses dômes de marbre, brillans sous im ciel de saphir.
La naissante Burgos défie la guerre et ses fureurs : elle leur oppose
une pierre grisâtre et impénétrable, des tourelles dures et immobiles
comme le fer. Dans ses murs n'habitent pas les sciences, les arts; là
E>' ESPAOE. 59
ne se trouvent pas la magnificence de l'Asie , ses riches tissus , ses
tapis merveilleux , ses diaraans splendides. Au lever de la claire au-
rore, on n'entend pas le Mouzzin annoncer aux hommes que le jour
vient de naître, et les appeler au temple. L'atmosphère assourdie
s'ébranle sous les coups de vastes cloches aux sons mélancoliques,
invitant les chrétiens à la prière. Oi^i est le mouvement de la vie in-
dustrieuse? où sont-ils les magasins, les ouvriers, les allans, les
venans, les boutiques? A Burgos, on entend seulement retentir le
marteau sonore, occupé à fabriquer les harnais et les armures. La
forge est allumée; l'acier et le fer prennent mille formes; un peuple
pauvre et taciturne se répand dans les rues silencieuses, pendant
qu'au loin se fait entendre le chant monotone des paroisses, des cou-
vens et des églises.
Dans les campagnes andalouses, vous voyez des groupes de labou-
reurs presque nus, suivre tout en chantant leurs romances populaires,
les bœufs tardifs qui fécondent les sillons d'un terrain plein de sève;
fiers de leur récolte, ils ne craignent rien de l'avenir. D'avance , ils
contemplent l'opulente récompense de leurs travaux. En Castille,
au contraire, il faut lutter contre une terre ingrate et contre un sol
adusle; des mulets infatigables foulent la route ; peut-être, hélas!
après tant de maux , les barbares ennemis vont-ils se répandre dans
ces plaines et détruire d'avance les moissons vertes encore ; peut-
être un jour le moine rusé, le seigneur tyrannique, le brigand des
montagnes, livreront-ils au pillage ces épis venus à maturité.
Admirez ces deux contrées réservées à un destin différent ! La
Bétique , empire puissant et magnifique , eut son siècle de grandeur,
d'éclat et de magnificence; mais déjà, chez ce peuple si uni, si
grand, si glorieux, l'amour des voluptés et la tyrannie d'un seul
homme annonçaient la décadence. En Castille , au contraire , une
ignorance profonde, une indigence effroyable, une conquête d'hier,
des lois incertaines, un gouvernement sans vigueur, des factions
acharnées; mais aussi de l'ardeur, de l'audace, de la persévérance ;
le présage impossible à méconnaître de la grandeur immense que
le ciel gardait à la Castille.
N'entrevoit-on pas avec clonnement, dans ces vers que notre
traduction efface et que le texte original fait briller d'une
splendeur vraiment méridionale , quelque chose de l'esprit
60 DE LA NOUVELLE ÉCOLE LITTÉUAIRE EN ESPAGNE.
fédéral , de la haine contre les provinces, dernier senliment
réel et profond dont l'Espagne soit encore animée ? Il y a là
comme un souvenir moresque , comme un regret et un re-
proche, qui renaissent après des années et se font jour dans
l'épopée romanesque de Saavedra. Certes le passage que nous
avons cité est un des plus beaux morceaux du poème. La réa-
lité du sentiment est incontestable, et la douceur, la facilité
des vers, le bonheur et le choix de l'expression correspondent
à la naïveté d'un élan senti. Les mêmes éloges sont applicables
aux poésies diverses de l'auteur , à son ode adressée au Phare
de ]MaIte, à ses romances dans le genre antique et à son Idylle
sur son petit enfant âgé de cinq mois. Là respire un souffle
pur d'antique poésie ; là l'imitation est moins sensible ; les
douleurs de l'exil inspirent aussi des plaintes louchantes au
poète. Dans tous les temps , dans tous les pays , il n'y a de
vraie poésie que celle qui reproduit les réalités en leur prê-
tant une forme idéale et divine.
{Brîiish and Foreign Review.^
^l)\r$tanomic$ pitrlcmcntutrce»
]\° IL
LE PARTI CONSERVATEUR
A LA CHAMBRE DES LORDS.
LE DUC DE CCMEEELAND. LORD WELLINGTO^■. LORD ELDOX. LORD
LTNDHCRST. LORD ELLENBOROUGH. LORD AEIIÏGER, LE DUC DE
BUCKINGHAM, LE MARQUIS DE LONDOHDERRY. LORD WINCEELSEA ET
LORD RODEN. LORD ABERDEEN. LORD ASHBURTOIÎ. LORD WICKLOW,
LORD HARWICK. LE DUC DE MANSFIELD. — LORD GORDO>-.
A la tête de ce parti fort remarquable et d'autant plus digne
d'attention qu'il est militant , se trouvent deux hommes très
différens de caractère et de position : le duc Ernesi-Augusle
de Cumberland , frère du roi, et lord Wellington. Parlons
d'abord du prince.
Une vertu qu'on ne peut lui contester, c'est l'exactitude.
Toujours le premier entré , toujours le dernier sorti ; il ouvre,
il ferme les portes de la Cliambre. S'il n'était Altesse , il pour-
rait devenir excellent huissier de service, modèle exemplaire
des gardiens et des massiers. Je ne sais même s'il n'inspire pas
quelque jalousie aux préposés que le gouvernement paie,
pour conserver intact le mobilier du sénat britannique.
(i) Voyez le i"='' article inséré dans la i3'^ livraison (janvier iSS;), et ceux
que nous avons publiés , en 1 836 , sur la Chambre des Communes,
6â LE PARTI CONSERVATEUR
Vous entrez à la Chambre des Pairs : vous apercevez des
favoris blanchâtres ou plutôt laiteux. Cette crème jaunissante
qui dore l'urne de Wedgewood , n'est pas plus nniforme de
teinte que ces étranges favoris ; ils vous annoncent le duc de
Cumberland. Sa physionomie n'exprime aucune supériorité
inlellecluclle, et elle ne ment pas : c'est un homme sans
îalent proprement dit ; la ruse du paysan , la finesse du
commerçant le distinguent. On ne peut lui attribuer ni élo-
quence, ni instruction. Sans considération dans la Cham-
bre, il influe sur elle par quelques moyens secondaires et
subalternes; il sait aboutir à certains membres, réunir cer-
tains intérêts , parler à quelques craintes , grouper quelques
opinions exagérées. Quant au sang-froid politique, il a l'art
de se contenir et de se modérer, deire maître de soi, d'im-
poser silence à ses passions; nul homme n'est aussi impassible.
On l'ailaque, on le harcelle, son parti croule, il ne s'ébranle
pas : vous le croiriez insensible. Trois jours après que lord
Brougham s'était mis à lui lancer ses plus lourdes invectives;
l'appelant, par exemple, cet homme qui doit à noire cour-
toisie le titre de sérénissime et d'illustre; lord Cumberland
saisit la première occasion de s'approcher de l'orateur qui
l'avait si grièvement insulté, et de lui parler avec une aisance,
une cordialité , une amabilité parfaites. A la douceur de son
ton, à son air affable, prévenant et calme, vous ne diriez
jamais que c'est là le plus furieux des membres conserva-
teurs ; avantage qu'il exploite avec adresse , car la nature a
beaucoup fait contre lui.
Au lieu de voix, elle lui a donné je ne sais quelle collection
de sons bizarres, imparfaits, incohérens et rauques, les uns
semblables à un grognement sourd , les autres à un lointain
murmure. Quel que soit le diapason qu'il choisit, on ne l'en-
tend jamais. Aussi ne se pose-t-il pas orateur : il se rend jus-
tice. Jamais il n'a exposé les membres de l'assemblée à plus
de trois minutes de supplice. Sa figure est singulière : une fois
aperçue, elle se grave dans le souvenir. Une figure ronde,
A LA CHAMBRE DES LORDS, 63
entrecoupée de rides qui se croisent et se contrarient, éclai-
rée par deux petits yeux briilans , vifs et clignotans , cachés
par des sourcils qui surplombent, et qui , dans certains mou-
vemens d'humeur, les éclipsent en totalité j un grand front qui
ne manque pas d'une certaine expression intelligente; enfin,
une certaine manière de contracter et de rassembler tous les
traits de son visage, un recoquillement de toutes les parties
de sa figure, qui n'appartient qu'à lui seul.
On a parlé très diversement des talens réels du duc de
Wellington; cela devait être. Il n'est pas jeté dans le moule
commun. C'est un homme à part; singulier, plutôt que grand,
et qui possède quelques qualités assez complètes et assez
énergiques pour que, s'il ne les modère et ne les balance,
ces qualités deviennent des vices. Son pouvoir de résis-
tance , son obstination de volonté , ne cèdent , ne plient et ne
composent jamais : rien ne peut le vaincre ; son entêtement
frise la sottise ; aussi pouvez-vous le prendre pour un héros
ou pour un sot. Son genre de courage, dédaigneux de la
popularité , de l'opinion , de l'estime , même de l'affec-
lion , marche à travers les obstacles en aveugle , en
brave, sans considération, sans scrupule, sans faire ac-
ception des conséquences que cette volonté de fer peut en-
irahier. Se trompe-t-il? il ira jusqu'au bout. Sourire ou me-
naces , raisonnement ou éloquence , rien n'y fait. Il n'a plus
d'amis; il ne connaît personne; il ne se moque pas de l'opi-
nion, il ne la voit pas; il ne la craint, ni ne la devine. Sa
ligne d'action est géométrique et absolue. La balle de mous-
quet trace à travers l'espace un sillon moins rigoureux. C'est
une volonté brutale , et qui procède comme les forces physi-
ques de la nature. Il augmente les embarras d'une position
en ne sachant ni plier, ni changer ses mouvemens.
Sa physionomie est bien celle de son caractère. Son port a
toute la raideur de sa volonté; sa figure osseuse et son nez
proéminent; son teint pâle; ses cheveux gris; son œil vif et
perçant , annoncent l'invincible cnlêlemcnt d'un parti pris.
j64 LE PARTI CONSERVATEUR
Son caractère se compose réellement de denx parties; d'une
sagacité réelle , qui lui fait apprécier fort bien sa position , et
de celte obstination qui compromet les résultats de son ex-
trême sagacité.
Son ministère, bizarrement renversé par une catastrophe
imprévue , née de l'incroyable entêtement dont nous parlons ,
a cependant prouvé sa capacité. Avant qu'il ne prît le porte-
feuille, tout le monde le croyait hors d'état d'occuper une
position politique. Seul au milieu de ses collègues , n'obéis-
sant qu'à ses instincts et à ses méditations personnelles, il a
lutté contre eux et a opéré plusieurs réformes importantes
dont le peuple a profilé. Calculateur sévère, tacticien habile,
il n'a pour loi que son calcul. Une mesure prise par ses amis ,
mais qui lui semble inutile et frivole, n'obtient jamais sa
coopération : ce refus a excité souvent l'animadversion des
tories. Quand il se trompe, il ne se trompe pas à demi. Ner-
veux, expressif, simple jusqu'à la brutalité dans ses haran-
gues, souvent véhément, gesticulant un peu trop, n'essayant
point l'effet rhétorique , et atteignant souvent le véritable but
de l'orateur, celui d'ébranler et d'émouvoir, il est cependant
désagréable à entendre. Il a perdu plusieurs dents, et son or-
gane criard est à-la-fois âpre et confus. Vous le voyez se dé-
mener; vous l'entendez crier, ou plutôt vous soupçonnez qu'il
crie; vous ne pouvez saisir qu'un sifflement bizarre, le bruit
aigu de l'air qui passe entre les dents brisées de sa mâchoire
dégarnie. Quant à la correction grammaticale et à l'élégance
du discours , il n'en est pas question. Tout au plus ses phrases
se tiennent-elles droites cl d'ensemble; mais il a le bonheur et
l'avantage de sembler si persuadé de ce qu'il dit, si plein de
son sujet, si vivement intéressé à son succès, qu'on est forcé
de l'écouter quoi que l'on fasse.
Pendant près de cinquante années, lord Eldon a monopolisé
l'attention publique : les journaux ne parlaient que de lui. On
ne le nomme plus. Cette éclipse totale n'est pas seulement le
résultat de sa vieillesse; ses opinions sont mortes. De 1800 à
A LA CHAMBRE DES LORDS. 65
1825 , pas de nom qui se représentât plus souvent sur la scène
politique. Le siècle aventureux qui nous emporte use rapide-
ment les hommes. Après la mort dePitt,le torysme avait besoin
d'un corypliée ; ce fut Eldon. A côté du premier ministre , il se
trouvait comme directeur, appui, conseil, organe secret du
parti conservateur. A son talent réel se joignait la considération
due à sa place. Grand-chancelier , ou (comme on dit en An-
gleterre) directeur de la conscience royale, plein de zèle pour
la monarchie ancienne, mais d'un zèle vivant, sympathique,
enthousiaste; il la traitait, non comme une théorie et une
idée, mais comme un véritable ami intime, et parlait d'elle
comme Oreste de Pylade. Blesser le principe conservateur,
c'était frapper le chancelier lui-même. Il ne dépendait pas de
lui de vous aimer ou de vous haïr : libéral , il vous abhorrait ;
royaliste, il vous adorait. Jusqu'au dernier moment, le lo-
j'vsme antique, bien et dûment empaqueté, a reposé sur son
cœur, bercé par la main qui le pressait. Il eût accepté le
martyre , s'il eût pu sauver de son sang la vieille constitution.
Mais, hélas î que d'amertimies celte passion entraîna! la triste
chose! souffrances sans nombre! efforts inutiles! douleurs
poignantes! Depuis quinze années, lord Eldon s'est vu con-
traint à reculer pied à pied, de position en position, devant le
flot envahisseur. Certes, il a bien souffert lorsque Peel et Wel-
lington ont reconnu la nécessité d'émanciper les catholiques;
mais il se flattait encore de la pensée que la Chambre ne se-
rait pas assez folle pour y consentir. Après avoir espéré en
vain dans la sagesse des pairs, il espéra dans la sagesse du
roi. D'espérance en espérance, d'illusion en illusion, il tomba
dans un état de marasme affreux, dont ceux qui l'ont appro-
ché peuvent seuls connaître toute l'étendue. Ce n'est pas exa-
gérer l'expression que de dire qu'il pleura jour et nuit sur
les ruines de cette Babylone adorée.
Que fût-ce donc lorsque , à son étonnement inexprimable ,
il entendit parler de réforme parlementaire? La réforme ! phé-
nomène ; audace; essai inouï, dont il ne soupçonnait pas même
YIII.— 4° SÉRIE. 5
^6 LE PARTI CONSERVATEUR
la possibilité 1 En face des tentatives de lord Grey , sa stupeur
fut profonde. Saisi ou plutôt enivré d'abord de douleur,
puis d'une passagère joie, lorsqu'il crut ce parti perdu à
jamais, il tomba de plusieurs degrés plus bas dans le décou-
ragement et l'eûroi, quand il sut que les pairs d'Angleterre
consentaient à la lecture du bill, et que la chose serait sérieu-
sement discutée. Pourquoi décrire la longue angoisse qu'il eut
à subir ; passant d'une fausse , rapide et trompeuse allégresse,
à l'abattement le plus horrible; miné par ces alternatives
d'espoir et de crainte ; aussi tourmenté par cette oscillation
cruelle qu'un amant par la longue agonie de sa passion mal-
heureuse ?
Hélas! il a fallu qu'il dévorât bien des chagrins, qu'il vît
périr l'une après l'autre bien des espérances , devenues
des regrets; qu'il s'arniàt d'une résignation bien pénible!
Une fois la réforme parlementaire et l'émancipation catho-
lique achevées , lord Eldon ne fut plus qu'un fantôme : il sur-
vivait à ce qu'il avait de plus cher. On se souviendra toujours
de l'avoir entendu s'écrier : « Oui, la gloire de l'Angleterre
s'éclipse, y) au moment où la dernière de ces mesures allait
passer. Une larme sincère brillait dans ses yeux : l'émotion
était profonde et amère ; le pauvre homme sentait les sources
de sa vie tarir, en même temps que celles de la constitution
antique. Depuis ce moment, il ne parle plus : de temps à
autre , des murmures inarticulés s'échappent de ses lèvres ;
c'est quelque chose de touchant que ce vieillard , si profondé-
ment attristé par la disparition de ce qu'il aimait, de ce qu'il
avait défendu.
Tout le monde le savait honnête homme et plein de con-
science : on l'estimait comme tel. Son tempérament froid , son
calme habituel, son impassibilité naturelle, l'empêchaient
d'être orateur. A beaucoup d'instruction , à une grande capa-
cité , il joignait une certaine lenteur d'intelligence qui ne lui
permettait pas de découvrir rapidement de nouvelles res-
sources , de saisir les argumens faux, et les côtés faibles de ses
A LA CHAMBRE DES LORDS. 67
adversaires. La patience de son expression, la franchisciin peu
brusque de ses déclarations de principes, annonçaient com-
bien il était étonné que tout le monde ne pensât pas comme
lui. Au lieu de haranguer , il causait : vous eussiez dit
qu'il s'adressait dans un salon à quelques voisins qui n'étaient
pas de son avis. Amène, affable, gracieux pour tous dans la
vie privée ; tenace, inflexible, attaché aux vieux usages jus-
qu'à l'entêtement; ne voulant rien céder; ne connaissant pas
d'accommodement avec le ciel ou avec sa conscience ; faisant
attendre d'infortunés plaideurs pendant des années entières,
afin de se donner le temps de comprendre leurs causes et
d'en peser le pour et le contre; aussi embarrassé de ses
scrupules que persévérant dans le difficile travail néces-
saire pour les équilibrer; cet homme intègre s'est vu ac-
cusé de bigoterie et d'intolérance : rien de plus injuste. Il
est tout d'une pièce ; il aime son vieux pays, ses vieilles lois,
son vieux monde; il se ferait pendre pour tout cela. On lit
une bienveillante probité sur ce vénérable visage, encadré
dans une forêt de blancs cheveux qui ondoient. Il parait ra-
rement ou plutôt il ne paraît plus à la €hambre, dont toutes
les mesures contrarient les affections de sa jeunesse.
Après avoir parlé des plus célèbres lords, parlons du plus
habile d'entre eux , lord Lyndhurst; Brougham seul peut M
tenir tête. Aussi se détestent-ils nnituellemenî; et c'est plaisir
de les voir s'épier, s'observer, se harceler, se tailler des
croupières, se tendre des pièges avec la courtoisie la plus
achevée et la persévérance de haine la plus exemplaire. Lord
Lyndhurst n'attaque jamais personne de ses collègues, un
seul excepté, lord Brougham. Des trois cent cinquante pairs
qui composent la Chambre, lord Lyndhurst est le soûl que
Brougham redoute ; ils ne sont pas seulement adversaires ; ils
sont rivaux. Tous deux appartiennent à la même profession;
ils ont fait fortune par la même voie.
La carrière de lord Lyndhurst a été rapide : à peine avaiHI
essayé ses forces an barreau sous le nom de Singlelon-Copley ,
5,
68 LE PARTI CONSERVATEUR
lord Liverpool et ses amis politiques découvrirent ce qu'il y
avait d'avenir et de talent chez ce jeune homme. Ce furent
eux qui le firent élire membre du Parlement; il justifia
bientôt leurs espérances. Était-il républicain avant cette
époque? nous ne le pensons pas; il était pauvre et obscur,
voilà tout. L'Amérique républicaine le vit naître; et, amené en
Angleterre par son père, peintre sans fortune, il fut élevé
pour l'état ecclésiastique : ces premières habitudes le rappro-
chaient à-la-fois des rangs populaires et des idées anti-aristo-
cratiques ; le libéralisme de ses opinions n'a rien d'étonnant.
Il prit avec succès la défense de plusieurs accusés politiques ;
ses relations avec les hommes du mouvement datèrent de
cette époque. De 1813 à 1827, il parcourut d'un seul élan,
pour ainsi dire , tous les degrés de sa profession ; avocat ,
conseiller , avocat-général , et enfin grand-chancelier.
Si l'intelligence de Brougham est plus vaste , plus capace ,
plus énergique , plus vigoureuse , lord Lyndhurst l'emporte
par la variété, la facilité, la clarté ingénieuse de l'esprit; il a
des yeux de lynx pour découvrir l'erreur d'un adversaire. So-
phiste achevé, il est toujours armé contre le sophisme : il tisse,
avec un talent sans égal , des argumens qui n'ont pas le sens
commun. On l'a vu faire agréer des propositions étranges
et forcer les membres les plus rebelles à se laisser tromper
bénévolement. Comment se défier d'un homme qui parle avec
tant de calme, tant de simplicité, d'abandon, une ironie si
douce, un air si dégagé? Il n'attaque personne; il ne tonne
pas; il cause, il est insinuant, doux, captieux; il semble
logique , désintéressé ; l'homme de parti s'efface : vous n'avez
à faire qu'à l'homme aimable. Jamais d'emportement , jamais
de caprice , aucune violence ; lord Brougham a beau le
harponner et le foudroyer, il ne sourcille pas; c'est une
lactique adoptée par lui que cette tranquillité parfaite :
c'est un grand avantage qu'il se donne sur ses collègues.
Rien ne paraît l'atteindre ; vous ne le démontez pas ; prenez-
vous-y comme vous voudrez , il est à couvert. Un jour que
A. LA CHAMBRE DES LORDS. 69
Brougham l'avait poussé à bout, il se leva tranquillement et
se mit à lui répondre avec une ironie si légère , à le persé-
cuter d'une manière si douce et si naïve , ayant si peu l'air d'y
loucher, que c'était merveille. Il cita les paroles d'un pamphlet
anonyme que son adversaire venait de publier et en tira parti
contre Brougham avec une dextérité merveilleuse ; choisis-
sant les endroits faibles et y versant le poison d'une main si
délicate, que l'impétueux Brougham ne put y tenir et finit par
s'écrier, tout ému : « ^ l'ordre.' à l'ordre ! » Il ne se rappe-
lait pas que le maintien de l'ordre était confié à lord Lyndhurst
lui-même , en sa qualité de chancelier ; et qu'il demandait à
lord Lyndhurst de le protéger contre lord Lyndhurst.
Il se trompe assez souvent; mais ses erreurs résultent de
sa finesse : par exemple , on l'a vu se prendre dans ses pro-
pres filets, en faisant tomber le premier ministère Grey :
mauvais calcul. La chute de ce cabinet ne pouvait entraîner
la formation d'un ministère tory ; l'opinion publique s'était
trop prononcée en faveur de la réforme, et lord Lyndhurst,
en précipitant ses ennemis pour préparer leur retour, n'a fait
que rendre leur victoire plus éclatante. Sa taille est haute; sa
physionomie imposante; il se possède toujours; dès qu'il se
lève pour parler, la Chambre se tait. Non-seulement sa ré-
putation est faite comme orateur et comme homme politique,
mais il jouit d'une grande autorité dans son parti ; toutes ses
paroles ont du poids. Personne ne se souvient de l'avoir vu
jeune, et il est à croire qu'il ne sera jamais vieux : c'est un
des rares mortels qui n'ont pas d'âge ; grave dans l'adoles-
cence, vert et bien conservé dans l'âge mûr. Sa perruque de
juge lui donna long-temps un air de majesté toute particu-
lière; et depuis qu'il s'en est débarrassé, il a rajeuni.
Lord Ellenborough a fait assez dcbruit dans le monde; je
ne sais trop pourquoi. C'est l'homme du lieu-commun ; la
clarté de sa pensée et de son élocution seraient des mérites ,
si le fond de ses idées était moins commun et son langage
plus élevé. Sa phrase correcte, sa voix pure, sa diction élé-
70 LE PARTI CONSERVATEUR
gante, l'industrieuse élude de tous les détails d'une affaire,
sa présence d'esprit inaltérable , n'ont pas d'autres torts
que de traîner après elles un ennui vraiment mortel. Ce Gran-
disson de l'éloquence me plairait mieux s'il avait quelques
défauts. Tous les ans, le noble orateur se lève vers le milieu
de la session , déroule pendant deux heures l'armée régulière
de ses périodes sans vigueur, et finit par réclamer une in-
demnité pour quelque prince indien inconnu. Personne n'é-
coute cette héroïde, à l'exception du ministre voué au sup-
plice de repousser cette attaque et d'eu mesurer la portée.
Justement à la même époque, un autre homme politique,
membre de la chambre des Communes, joue le même per-
sonnage dans la môme assemblée : c'est M. Herries; les deux
motions coïncident, et après les avoir présentées régulière-
ment tous les ans, l'un et l'autre orateur les retirent réguliè-
rement sans mot dire. C'est un des orateurs qui craignent le
plus une collision entre la Chambre haute et la Chambre
basse : il a tout fait pour la prévenir , ce qui prouve son bon
sens. Ne négligeons pas l'éloge de son immense chevelure,
la plus magnifiquement bouclée et la plus majestueusement
frisée que l'on puisse imaginer.
Voici un nom que le public ne connaît guère ; cependant le
personnage qui le porte jouit d'une grande réputation. Sir Ja-
mes Scarlell était célèbre : lord Abinger est inconnu ; autrefois
actif, énergique, plein de mouvement et d'espérance, il a
changé, il se tait, il s'endort dans sa pairie. La raison en est
simple : malgré son élévation et l'apparent éclat de sa fortune,
sa vie politique est détruite à jamais; ses ennemis les plus
acharnés n'ont rien à désirer sous ce rapport. Délesté des whigs
qu'il a quittés , suspect aux torys dont il s'est rapproché , il ne
tient plus à rien. La presse, qu'il avait activement défendue et
qui lui semblait nécessaire à la liberté , autant que l'air que
nous respirons, n'a pas eu de plus mortel ennemi. Procureur-
général sous le ministère de Wellington, il a suscité et dirigé,
dans le court espace de trois années, plus de poursuites po-
A LA CHAMBRE DES LORDS. 71
litiques que tous les avocats-généraux qui l'avaient précédé
pendant l'espace de trente ans; plusieurs journaux sont tom-
bés morts sous ses coups. De cette violence et du peu de pré-
vision de cet homme d'état, il est résulté qu'à la chute de
Wellington, il se trouva (comme dit le peuple) par terre et
entre deux selles. Son isolement devint profond; tous les par-
tis s'éloignèrent de lui. Il soutint pendant quelque temps avec
philosophie cette solitude de la Chambre, qui indique la ruine
complète de l'homme politique. Mais, bientôt fatigué d'une
telle situation, il se retira; ses apparitions furent rares ; i!
sentit que l'anathème le poursuivait partout. A peine, depuis sa
promotion à la pairie , a-t-il prononcé cinquante paroles. (1)
Sa capacité est plutôt celle d'un bon avocat consultant ,
d'un homme d'affaires expérimenté, que d'un homme d'état et
d'un orateur. AValter Scott disait de lui : C'est un talent qui
doit peu de chose à sa mère et beaucoup à son maître d'école.
Avec une certaine astuce dans l'art de présenter les argumens,
tantôt il obscurcit , tantôt il éclaire habilement la question ;
jamais il n'étonne , jamais il n'émeut.
Pauvre orateur , excellent avocat ; sa finesse naturelle
et la connaissance qu'il a des hommes lui donnaient une
admirable influence sur le jm-y, quand il avait occasion de
s'adresser à lui. Homme de tact plutôt qu'homme de talent f
n'ignorant pas les faiblesses d'amour-propre auxquelles cèdent
la plupart des hommes : il les exploitait avec talent. Dès qu'il
entrait dans la salle, il parcourait de l'œil le banc des jurés,
arrêtait son regard sur deux ou trois d'entre eux qui lui sem-
blaient porter le sceau d'une supériorité intellectuelle; puis,
il commençait sa harangue. A eux seuls s'adressait l'ora-
teur; il les captivait l'un après l'autre, semblait attendre avec
anxiété leur avis ; les consulter, provoquer un signe de tête
(i) Lord Abinger, dans une série d'articles publiés dans le Times, a entrepris
de réfuter le jugement rendu contre Emile de la Roncière et de prouver
l'innocence de ce dernier.
72 LE PARTI CONSERVATEtR
affîmiaiif; il ne s'attachait qu'à vaincre leur résistance : le
succès couronnait presque toujours ces efforts d'adresse , cette
flatterie si habile. Jamais Brougham, avec toute la véhémence
de sa parole , ne put se glorifier d'un succès pareil. Monotone
dans sa diction , fatigant par son immobilité , Scarlett dépouille
adroitement un dossier; mais l'émotion et l'élévation politiques
lui manquent. Sa corpulence, son obésité, cet énorme ventre
qui le précède de deux pieds , le sourire presque jovial qui se
joue sur ses lèvres roses, contrastent avec ses cheveux blancs.
Tout le fait ressemblera Falstaff. Il a l'air fort heureux de vi-
vre, et son existence s'est écoulée en effet d'une manière assez
brillante pour justifier cet air de satisfaction intime et plé-
nière.
J\Ion dénombrement procède, on le voit, non par classifi-
cation de rangetde litre, mais par ordre de célébrités et d'in-
fluences. D'un simple avocat devenu baron, je passe à un nom
féodal , celui du duc de Buckingham , chef d'un groupe entier
de torys réformateurs , au nombre de trente ou quarante ; on
compte parmi eux lord Norlhumberland et lecomted'Arundel.
A soixante ans, il est impossible de déployer plus d'énergie et de
vigueur que ce duc. La nature l'a fait géant; sa rotondité corres-
pond à l'élévation de sa taille , et une vie de luxe et de jouissan-
ces positives a perfectionné l'ouvrage de lanature. C'est quelque
chose d'extraordinaire que le cercle parfait de son visage ;
vous diriez un gigantesque fermier du Lancashire , qui
aime à se moquer de ses voisins. Ses grands yeux noirs pren-
nent une expression d'ironie admirable toutes les fois qu'il
attaque un membre de l'opposition : il est charmé , il s'a-
muse , il jouit de ses propres attaques. En face de Brou-
gham, cet amusement se manifeste de la manière la plus
vive ; il ne s'aperçoit pas qu'il abuse de la métaphore , que les
idées lui manquent , que son prétendu triomphe n'est que dé-
clamation et rapsodie : non , il va toujours et rien ne l'em-
barrasse , rien ne l'arrête ; ses cris n'en sont pas moins vio-
lens, ses citations n'en sont pas moins fausses. Il mutile Shak-
A LA CHAMBRE DES LORDS. 73
speare, s'empare d'un fragment miililé de Pope, y "mêle
l'invective des rues, et pour battre en brèche la réforme mau-
dite, emploie des expressions d'une grossièreté sans égale.
Sa voix glapissante va frapper alors les échos des voûtes , et
l'on n'entend plus ses paroles , tant leur éclat est violent. Du
reste, l'emportement du noble duc ne s'accorde guère avec sa
vieillesse et la gravité de son rang. Un journaliste prétendit
qu'il ne pouvait reproduire son discours «parce que, di-
sait-il , le duc l'avait prononcé beaucoup trop haut pour qu'on
l'entendît, v Celte raison fut trouvée originale autant que
vraie.
Le marquis de Londonderry s'est fait remarquer récemment
par la ferveur de son zèle tory et les imprudences qui en sont
résultées. Le fanatisme ne peut aller plus loin; à son sens, le
lorysme est céleste , d'origine et d'influence divines; il le dé-
fend comme l'Espagnol défendait la croix : je ne connais pas
d'homme plus loyal ni plus compromettant; pas de zèle plus
capable de perdre une cause. Si le noble marquis voulait spé-
culer sur son imprudence et faire payer rançon à ses propres
amis, on achèterait cher son silence; mais il se tient au-
dessus de toutes les séductions; il faut qu'il agisse et qu'il
parle. Après avoir engagé son parti dans un mauvais pas , il
se repent : aussitôt, il recommence. Que de démarches em-
ployées et perdues pour le forcer à se tenir tranquille ! com-
bien de fois les pans de son habit ont-ils été tiraillés au mo-
ment où il se levait pour parler! Pendant le cours même
de sa harangue , quelles secousses réitérées l'ont averti !
Mais aussi quel noble courage! Quel regard furieux il lan-
çait sur SCS amis ! Comme il avait l'air de leur dire : ce Ne
croyez pas que je cède, il y va du salut de la patrie!»
La populace , furieuse contre son torysme acharné , l'a
deux fois assailli dans les rues de Londres, et ce n'a pas
été une leçon pour lui. Presque lapidé, il a continué son rôle
de martyr; il le continue jusqu'à la fin de sa vie, avec le
même défaut de jugement , la même loyauté folle , le même
7U LE PARTI CONSERVATEUR
absurde point d'honneur, le même don-quichotlisme forcené.
Sans talent, ne sachant pas même présenter ses observations
dans un ordre lucide ; incapable d'enchaîner deux argumens,
il laisse à peine soupçonner le fond de sa pensée, et plus il
est convaincu , moins il se fait comprendre. Tout ce que vous
retenez d'un discours prononcé par lui , c'est ordinairement
son admiration illimitée pour Don Miguel ou Don Carlos,
jointe à son mépris pour cette nation de rebelles , qui s'appelle
la Pologne. Il porte, on ne sait trop pourquoi , un vif intérêt
aux affaires de la Péninsule. Il a publié à ce sujet un gros vo-
lume intitulé : Guerre de la Péninsule , lequel appartient
réellement au docteur Gleig, un des rédacteurs du Magazin
de Fraser. Ami dévoué, il est revenu de Saint-Pétersbourg,
quittant une belle position, pour empêcher son ami Robert
Peel de faire un faux-pas politique. Enfin , ce serait le plus
excellent des hommes si ce n'était le plus ennuyeux des
personnages. Se lève-t-il pour traiter les affaires de la Pê-
ninsule^ on rit, on s'endort ou l'on s'enfuit.
L'église anglicane compte deux défenseurs ardens, lord
Winchelsea et lord Rodcn. Le premier, surtout, regarde cette
institution comme le modèle idéal des vertus politiques et
morales ; il sacrifierait ses domaines pour empêcher le triom-
phe de ceux qui s'apprêtent à dépouiller le clergé anglican
d'une portion de ses conquêtes. En 1829 , il aima mieux se
battre en combat singulier contre lord Wellington, que de
rétracter sa fameuse apostrophe : « Oui, duc, vous êtes l'en-
nemi de l'Eglise! )) Ce n'est que dans les partis prêts à périr
que ces grands dévoîîmens se trouvent. « Confisquez tous
mes domaines, s'écriait-il, mais que la loi sur la réforme
municipale ne passe pas! » Il n'exprimait que sa pensée. Une
fois l'émancipation des catholiques sanctionnée par le Parle-
ment , il dit à ses amis qu'il ne remettrait plus le pied dans
celte enceinte profanée : on eut beaucoup de peine à le faire
revenir sur celle résolution. Comme le marquis de London-
derry, il exlravague de temps à autre, et sa monomauie
A LA CHAMBRE DES LORDS. 75
parlemeniaire ne laisse pas que d'effi'ayer ses collègues lorys.
Les protestans, dont il soutient la cause avec un désinté-
ressement qui va jusqu'à l'insanité , sont épouvantés de ce
ton d'énergumène. Il n'a qu'une manière de prouver la vé-
rité de ses assertions : a Si vous ne pensez pas comme moi ,
vous êtes à pendre. » Sa capacité d'argumentation ne va pas
plus loin. D'ailleurs, il s'énonce mal, prononce mal, et se
trouble souvent.
Quant à lord Roden, il produit un peu plus d'effet. Aveugle
comme son collègue sur la situation présente , mais doué de
plus de force physique ; plus grand, mieux taillé, portant de
gros favoris noirs et de beaux cheveux, qui accompagnent
agréablement son visage mâle , il a aussi l'avantage de se bien
poser, de savoir haïr, et d'être craint. Je ne sais s'il ne pré-
fère pas le plus abominable des brigands à un catholique
romain vertueux. Celte fureur irrationnelle a quelque chose
de comique; ses déclamations et ses lamentations, prononcées
d'une voix tour-à-lour tonnante et pleureuse, vous abasour-
dissent par un bruit vide et une terreur creuse. Bientôt, on
n'écoute plus rien , et sous cette tempête furieuse de paroles
chevelées, beaucoup d'honorables pairs prennent le parti de
s'endormir.
Le comte d'Aberdeen, au contraire, homme calme et sa-
gace , immobile et froid , semble ne pas s'embarrasser le
moins du monde de l'effet qu'il va produire et de l'opinion
qu'il va laisser. Long-temps secrétaire d'état pour les affaires
étrangères, il a occupé ce poste avec honneur; et son ouvrage
sur les antiquités d'Athènes prouve la sévérité, la pureté de
son goût, on fait d'architecture et de beaux-arts. Son accen-
tuation nette et ferme, sa bonne prononciation, la correction
et même l'élégance de sa phrase, laissent ses auditeurs glacés
comme lui-même. On bâille; et l'on convient qu'il est de bon
sens, et qu'il s'exprime avec pureté. Fort distrait, connne
tous les savansj vêtu d'un sac plutôt que d'un habit, il ne
peut prétendre â beaucoup d'inlluence sur ses collègues ; mais
on le respecte et on l'estime.
76 LE PARTI CONSERVATEUR
Celte glace philosophique, qui appartient à l'Ecosse ,^
semble peser aussi sur le comte Haddington, dont la prose
est la plus prosaïque et la plus inanimée du monde : il a du
poids et de l'autorité dans la Chambre. On se souvient qu'il a
rempli, avec honneur, les fonctions importantes de lord-
lieutenant en Irlande. La vie politique de cet homme dis-
tingué a été cependant marquée par une gaucherie singu-
lière. Lorsque le bill de réforme fut proposé , il déclara que
le peuple d'Ecosse lui était contraire : haute imprudence. Si
les Écossais gardaient le silence, ils n'en pensaient pas moins.
A peine cette étourderie eut-elle été prononcée, on vit éclore
sur tous les points de l'Ecosse des comités réformateurs. Ainsi
personne n'a servi plus activement et plus involontairement
la cause réformatrice; il aurait dû se souvenir que la chose
dont un Ecossais parle le moins, est celle à laquelle il pense
le plus.
Voici un nom presque nouveau et qui serait fait pour la
gloire et l'influence, si les idées de l'orateur étaient aussi
nombreuses que ses gestes , et son style aussi nerveux que ses
périodes sont bien tournées : je veux parler de lord Fitzge-
rald-Vesey, l'un des plus jeunes membres de la Chambre : il
a quarante quatre ans. La grave et solennelle majesté avec
laquelle ses phrases se déroulent, fleuries, agréables, bien
agencées, persuadent à l'orateur qu'il est un Cicéron, tout au
moins; mais cet éclat extérieur et factice enveloppe le néant
sans le voiler.
Il est plaisant de le voir soulever à-la-fois ses deux mains ,
puis les laisser retomber par un mouvement alternatif, sem-
blable à celui de deux morceaux de plomb. Les orateurs
grecs seraient fort étonnés s'ils revenaient au monde , et
qu'ils assistassent aux débats de notre Chambre des Com-
munes et de notre Chambre des Pairs ; ils trouveraient sans
doute que Vacfion à laquelle ils attachaient tant d'importance
n'est pas la qualité par laquelle nous brillons ; en effet , nos
plus grands orateurs semblent un peu ridicules sous ce rap-
A LA CHAMBRE DES LORDS. 77
port. Il faut ne faire aucune attention à leurs gestes et suivre
le sens de leurs discours.
Qu'est-ce que lord Asliburton? vous l'ignorez? vous ne
reconnaissez pas sous ce déguisement nouveau le célèbre
Alexandre Baring, l'un des hommes les plus riches de la
capitale? Ce banquier possède une capacité peu ordinaire,
mais son talent n'a rien de politique. L'autorité de ses écus
donne du poids à son nom ; on compte avec lui. Le Times
s'est amusé à le désigner sous un nom grotesque : « C'est,
dit-il, le représentant de ses poches,- » plaisanterie d'as-
sez mauvais goût, mais vraie. Il a vingt fois changé de
principes, toujours dans le sens de ses intérêts. A peine
a-t-il eu la complaisance de voiler la fréquence et la vi-
vacité de ses évolutions. Il est impossible de pousser plus loin
l'agilité , de tourner plus lestement le dos à ses amis , et d'être
plus rompu à cet exercice. L'esprit du commerce l'a même
engagé à voter dans un sens, après avoir parlé dans un autre.
En 1815, il était devenu l'idole de la populace qui abhorrait
les lois sur les céréales, vivement attaquées par lui. A peine
devenu propriétaire d'un grand domaine , il fit volte-face et se
ééclara le protecteur de ces mêmes lois. Personne ne sait
mieux embrouiller une matière, et envelopper de nuages la
question la plus simple. Il parle deux heures, et vous avez
peine à deviner de quoi il a parlé, quelle est son opinion, à
quel résultat il veut arriver : lord Castelreagh lui céderait
même dans cet exercice. Ajoutons que si M. Baring sait ob-
scurcir les questions claires, il débrouille quand il veut les
problèmes complexes; mais il faut qu'il le veuille. Alors vous
admirez la simplicité bourgeoise d'un langage , devenu l'ex-
pression fort nette d'argumens compliqués. Non-seulement
il pénètre les véritables motifs et les secrètes faiblesses des
raisonnemens qu'on lui oppose, mais il sait embarrasser
ses adversaires , leur attribuer de prétendues erreurs qu'ils
n'ont jamais commises, et qu'il relève avec une nonchalance
et une grâce admirables. Son air de sincérité , et de bonhomie
78 LE PAKTI CONSERVATEUR
en impose même à ceux qu'il attaque ; ils sont tentés de se
demander s'ils ne se sont pas trompés en effet , et s'ils n'ont
pas commis la faute dont on les affuble avec tant de sang-
froid.
Mauvais orateur, incorrect dans sa phraséologie, balbu-
tiant et bégayant quelquefois; mais doué de ce genre d'habi-
leté que nous avons décrit ; sans loyauté dans la discussion ,
vous ne le trouverez point en défaut; il sait que rien n'est
plus dangereux que d'avoir l'air de s'être trompé. La satis-
faction personnelle qui respire sur son visage n'a jamais été
troublée ; il est trop sur de ses ressources et il connaît trop
bien le monde pour laisser lire sur ses traits la défiance et
l'ennui.
Il parle rarement. Le noble pair dont nous allons nous
occuper monopolise, au contraire, la phipart des discussioi s
de la Chambre. Lord Wicklow, non moins sur de lui-même
que lord Ashburton, ne se réserve pas pour les grandes occa-
sions; sur trente questions il en aborde vingt; et si vous
pensez l'avoir battu, il se relève plus fier que jamais, et vous
prouve plus clair que le jour que c'est lui qui est le vain-
queur. Dans les affaires de l'Irlande, lord Wicklow prend en
général l'initiative ; c'est lui qui dirige l'opposition irlan-
daise. Quoique irritable, lisait se modérer et donner à ses
paroles la netteté nécessaire. Élégant dans ses expressions,
mais vide ; persuadé qu'il balance au moins la réputation et
le talent de lord Brougham, mais ne pouvant le persuader à
personne; infatigable dans le combat, alors même que les
coups qu'il porte sont impuissans ; toujours animé , souvent
violent, et ne faisant aucune aiiention à la froideur de son
auditoire; nous ne pensons pas qu'il doive aller fort loin , et
que l'effet tragique de son éloquence atteigne le but qu'il
semble se proposer. Le comte de Limcrick, avec moins depré-
tentions, n'a pas plus de talent; son grand mérite est l'exagéra-
tion du lorysme ; sa médiocrité, souvent blessée par les supé-
riorités qui l'environnent , prête un caractère d'amertume à
A LA CHAMBRE DES LORDS. 79
ses discours. Il essaie même la satyre, arme dangereuse qui
revient le frapper lui-même ; sous le rapport extérieur, il ne
ressemble pas mal à un bon fermier de mauvaise humeur.
Groupons ensemble trois sénateurs d'un âge très avancé ,
lord Harrowby, lord Rosslynn , et lord Mansfield; leurs
aniécédens, leur âge et leur fortune, contribuent également
à les attacher à la cause du torysme. Lord Harrowby, long-
temps président du conseil sous le ministère de lord Liver-
pool , n'est pas un ultra-tory comme les précédens ; c'est un
homme politique que la pratique des affaires a instruit. Avec
ses cheveux blancs, sa figure vénérable, empreinte de gravité
et de fermeté; sa voix sonore, malgré son âge; son élocution
facile , et sa dialectique serrée , il se fait écouter et on l'envi-
ronne de tous les égards dus non-seulement à sa vieillesse,
mais à son crédit et à ses antécédens. Lord Rosslynn , d'une
faiblesse extrême de constitution et de tempérament, ne se
dislingue que par son zèle.
Il y a long-temps que le duc de Mansfield a perdu l'habi-
tude de parler à la Chambre. Agé de plus de soixante ans, il
semble encore plus vieux que son âge; des rides nombreuses
sillonnent son front; il marche courbé; il se fait entendre avec
peine. Dans son bon temps, c'était un orateur rhétoricien qui
élaborait longuement ses discours ; incapable d'improviser, il
se préparait , par une fatigue assidue , à la discussion dans la-
quelle il voulait briller. Au milieu de sa déclamation prémédi-
tée, il lui arrivait de s'élever tout-à-coupjusqu'à une espèce de
fureurfacticcdontle spectacle avait quelque chose de plaisant.
Je me souviens qu'en 183^, dans une harangue de celle es-
pèce, il accumula toutes les hyperboles injurieuses sur la tête
d'O'Connell et du ministère; puis, baissant tout-à-coup la
voix et prenant le ton le plus doucereux possible :
ce J'espère, dil-il, que la chaleur des débats et l'impulsion
« du moment ne m'ont pas fait prononcer une seule parole qui
« puisse blesser les membres du cabinet.
— Non, vraiment, répondit lord Melbourne; vous pouvez
80 LE PARTI CONSERVATEUR
être parfaitement tranquille : nous ne nous sentons pas
blessés. )>
Lord Wynford , qui , ainsi que lord Eldon, s'est appuyé sur
le barreau pour franchir les degrés qui séparent l'obscurité
du succès et la pauvreté de la fortune , est attaqué d'une ma-
ladie cruelle qui , courbant son épine dorsale , le force de
marcher dans une ligne oblique. Estimable et estimé; beau-
coup moins influent que lord Eldon ; d'une intelligence saine ,
mais bornée; parlant avec une lucidité un peu aride et sou-
vent fatigante , il a pour grand défaut l'ennui qu'il inspire.
Les grandes .questions lui échappent, et ses répliques sont
impuissantes ; néanmoins, on l'a vu attaquer courageusement
les positions des plus rudes adversaires , de lord Broughani ,
par exemple. Dans les questions subalternes , il a quelques
avantages : les sujets élevés l'écrasent; mais on l'aime, et
l'inexorable Brougham est le seul qui ait la barbarie de l'at-
taquer.
Si nous revenons aux ducs qui occupent le premier rang
hiérarchique dans la Chambre, mais qui sont loin de soutenir
cette primauté par leur talent, nous trouverons encore le
duc de Harrington , qui consacre sa vie au succès du to-
rysme , qu'il regarde comme la véritable religion d'un hon-
nête homme ; lord Gordon , dont la voix ne se fait jamais en-
tendre dans la Chambre , mais qui exerce une influence
politique fort active : c'est lui qui a pris la part la plus éner-
gique aux succès récens des loges orangistes. Homme de
parti , mais sincère , il se persuade qu'en dehors du torysme
pur il n'y a pas de salut. La dignité de son caractère est
écrite sur son noble visage : c'est un homme avide d'influence
politique, mais non de succès oratoire; il donnerait vingt
bons discours pour une motion. L'expulsion du ministère
Melbourne est le rêve chéri de sa pensée.
( Parliainmtary Sketches.)
l3ta(jrapl)tc.
L'ENFANCE DE WALTER SCOTT,
RACONTÉE PAR LUI-MÊME. *
Noire siècle se montre si avide d'anecdotes littéraires et
de mémoires biographiques, qu'il est bien permis d'avoir
peur de cette manie générale , et de prendre ses précautions
avec la postérité , lorsqu'on est parvenu à captiver l'attention
de la foule, n'importe à quel degré. Ma popularité est allée
(i) Note uu trad. Le fragment d'autobiographie que nous reproduisons
ici a été Irouvé dans les papiers de sir Walter Scott, après sa mort. Il l'avait
commencé eu 1808; mais il paraît y avoir intercalé quelques paragraphes et
quelques uutes en 1826. Ces Mémoires s'arrêtent à ses débuts au barreau;
mais sir John Lockliart , éditeur du Quarterly Review, et gendre de Walter
Scott, s'est chargé de les continuer avec le secours de sa correspondance.
L'ouvrage de M. Lockhaj't était si impatiemment attendu en Ecosse et en
Angleterre, que l'éditeur a été obligé de le publier par parties. Le premier
volume a paru le 18 mars, et le second païaîlra le i"" mai. Eu France, il
li'y aura pas moins d'empressement, car le nom de Walter Scott est po-
pulaire parmi nous : déjà le libraire Baudry a fait une édition anglaise de ces
Mémoires, et M. Gossclin ne tardera pas à les joindre à sa belle coUectioa
des œuvres complètes du barde écossais. L'article que nous publions aujour-
d'hui , rapproché de ceux que la Revue Britannique ai publiés sur Walter Scott,
et, entre autres, de celui que nous avons inséré dans la livraison d'octobre,
intitulé : Djriiien BJomeiis de Walter Scott, complète en quelque sorte , pour
nos lecteurs, la biographie du célèbre romancier. — La Revue Britannique s'est
plusieiu-s fois enrichie dos travaux de Walter Scott, empruntes par nous aussi
aux Revues anglaises dont il fut l'un des collaborateurs le-; plus actifs.
yiw.—h" sÉBiE. G
82 l'enfance
non-seulement au-delà de mou mérite, mais encore de mes
espérances et de mes désirs. Je puis donc , sans trop de pré-
somption , me croire autorisé à prendre les devans sur mes
biographes.
Il y a dans la vie de certains poètes une leçon morale fort
importante , et il n'est guère de sermons qui puissent être lus
avec plus de profit que la biographie de Savage , de Burns
ou de Chatterton. Si je croyais avoir dans mon caractère,
comme ces trois hommes aussi malheureux que célèbres, quel-
que vice ou qualité qui méritât le même développement d'ana-
lyse, je le livrerais volontiers à la dissection des moralistes,
comme je livrerais mon corps aux médecins, si l'analomie
pouvait y découvrir la cause et le moyen de guérir une ma-
ladie jusqu'à présent jugée incurable; mais, grâce à ma
position sociale , je n'ai eu ni les îalens, ni les passions vio-
lentes de ces hommes éminens. Toutefois, quoique la fortune
ne m'ait pas réduit à soutenir ces grandes luttes dont le génie
ne sort pas toujours victorieux et sans tache, ceux qui liront
mes Mémoires pourront y trouver quelques utiles indications
pour devenir eux-mêmes meilleurs, et contribuer à l'éduca-
tion des autres.
Tout Écossais a une généalogie : c'est sa prérogative
nationale aussi inaliénable que son orgueil et sa pauvreté. Je
ne suis ni d'une très grande noblesse , ni d'une basse nais-
sance ; mais, selon les préjugés de mon pays, jo puis me dire
nohie, étant allié, quoique de loin, à des familles anciennes
du côté de mon père , comme de celui de ma mère. Mon tris-
aïeul était Walter Scott, très connu dans le Teviotdale par
son surnom duLaird-Barhu, qui provenait de la longue barbe
dont il avait juré de ne laisser approcher ni rasoir ni ciseaux
jusqu'au rétablissement de la dynastie légitime des Sluarts.
Ce Walter Scott était aussi un lettré et un ami du docteur
Pitcairn, jacobite comme lui. Son insouciante philosophie ne
fut pas moins funeste que ses opinions au patrimoine de ses
descendans.
DE WALTER SCOTT, 83
Waller Scolt le Barbu laissa (rois fils, dont le second , Ro-
beii Scott, fut mon grand-père. Celui-ci avait été élevé pour
la marine j mais, ayant fait naufrage près de Dundee, à son
premier voyage d'épreuve, il prit la mer en une telle aversion
qu'il ne voulut plus remettre les pieds sur un vaisseau. Cela
le brouilla avec son père, qui le renvoya en lui disant de
se tirer d'affaire comme il pourrait. Robert était un de ces
esprits actifs pour qui un pareil malheur n'en est bientôt
plus un. Il commença par se faire whig en abjurant à-la-
fûis les opinions politiques et la savante pauvreté de son
père. Son parent, M. Scolt de Harden, lui ayant donné à
bail sa ferme de Sandy-Knowe , il prit pour son berger un
nommé Hogg, vieux serviteur de la famille, qui lui prêta la
somme de 30 56, fruit de ses économies. Avec cette somme,
suffisante en ce temps-là pour monter une ferme et la peu-
pler de bétail, le maître et le berger partirent pour aller
acheter un troupeau à la foire de Wooler. Le berger fit le
tour des parcs à moutons, choisit une centaine de brebis, et
alla chercher mon grand-père pour conclure le marché, JMais
quelle fut sa surprise de le voir monté sur un magnifique
cheval qu'il faisait galoper dans la plaine des courses, et
qu'il venait d'acheter avec ses 30 £. Le fameux achat des
lunettes vertes que fait Moïse dans le Vicaire de Wakefield
n'effraya pas plus la famille Primerose ; le pauvre vieux berger
ne pouvait revenir de l'imprudence de mon grand-père. Mais
la chose était ûiite : ils retournèrent à Sandy-Knowe avec un
beau cheval et sans une bête à laine. Heureusement, au bout
de quelques jours, Robert Scolt, qui était un des meilleurs
écuyers de son temps , ayant accompagné à la chasse son cousin
John Scolt de ïlarden, fil faire de telles prouesses à sa nouvelle
acquisition , qu'il la revendit le double de ce qu'elle lui avait
coûté. Celle fois , la ferme eut son troupeau , et pcu-à-pcu mon
grand-père devint un des plus industrieux fermiers du pays. Il
épousa Barbara llaliburlon, et en eut une nombreuse famille.
Wuller Scolt, mon père, fils aîné do Robert, naquit en
0.
Bk l'enfance
1729 , et fut destiné à être tcriter ofthe signet (écrivain du
sceau; profession qui tient à-la-fois de l'avocat, du notaire
et de l'avoué). Je dois le citer comme un exemple qui prouve
qu'un homme peut se distinguer dans une profession pour
laquelle la nature ne l'avait nullement rendu propre. Il aimait
le travail , et il avait un instinct pariiculier pour analyser les
doctrines abstraites du droit féodal; mais il manquait de cette
perspicacité intuitive , si nécessaire au procureur , autant
pour profiter des besoins, des caprices et des folies des uns
que pour se défendre de la friponnerie et de la malice des
autres. Mon oncle Toby n'eût pas été un homme d'affaires
plus simple que mon père. On eût dit qu'il voulait réparer à
lui seul toutes les foui'beries qu'on reproche aux procureurs
depuis que la chicane règne dans le monde. II avait pour ses
cliens un zèle presque ridicule, elles obligeait bon gré mal gré.
Non-seulement il ne savait pas exiger d'eux ses honoraires,
mais encore il leur prétait de l'argent. Comme les plaideurs
qui fréquentaient son étude appartenaient à toutes les opi-
nions , il avait bien soin de ne blesser personne par des
allusions politiques, et il avait un vocabulaire d'expressions
délicates à l'usage commun des >Yhigs et des jacobites. Tou-
tefois , sa tolérance avait certaines limites , et il n'eût pas
volontiers reçu comme amis tous ceux qu'il recevait comme
cliens. Je n'en citerai qu'un exemple :
Depuis quelque temps, ma mère voyait arriver tous les
soirs en chaise à porteur un individu enveloppé dans un grand
manteau, et qui restait enfermé avec son mari jusqu'à l'heure
du souper et souvent au-delà. Elle demanda à mon père quel
était ce mystérieux personnage ; mais ses réponses vagues ne
firent qu'irriter la curiosité de ma mère sans la satisfaire. Enfin
lin soir, ayant guetté le moment où elle entendrait sonner le
domestique et demander la chaise à porteur de l'inconnu , elle
entre loui-à-coup dans le cabinet avec une théière et deux
tasses sur un plateau : « Pardon, messieurs, dit-elle, mais
vous voilà depuis si long-temps en conférence, quoj'ai pensé
DE WALTER SCOTT. 85
qu'une lasse de llié vous serait agréable. » L'inconnu, dont
elle remarqua la bonne mine et l'air distingue, accepla en
saluant; mais le vieux procureur fit une grimace boudeuse et
négative qui aurait effrayé tout autre que sa femme. Un mo-
ment après, l'inconnu ayant remercié très gracieusement, se
relire. A peine a-t-il franchi le seuil de la porte que mon père
prend la tasse qu'il avait laissée sur la table , et , la jetant par
terre, la brise en éclats. « Ma tasse! ma lasse de porcelaine!
s'écrie ma mère; pourquoi briser ma tasse? » Mais mon père
lui imposant silence : « Pour vous punir de votre curiosité ,
madame ! Apprenez donc que mon état me force de recevoir
pour affaires des personnes que je ne recevrais à aucun prix
comme des hôtes. Dieu me garde que mes lèvres, ni les lèvres
d'aucun des miens, soient jamais exposées à toucher une
lasse dans laquelle a bu un traître! Celui qui sort d'ici est
M. Murray de Broughton , qui , après avoir été secrétaire du
prince Charles Edouard, n'a pas craint de racheter sa vie et
sa fortune par une trahison et une apostasie. r>
Mon père et ma mère ont eu douze enfans. Robert, mon
aîné , avait servi dans la marine militaire , et il fil depuis
deux voyages dans l'orient sur les navires de la Compagnie
des Indes. John , mon second frère , qui avait trois ans de
plus que moi , est mort major du 73*' régiment. Je n'ai eu
qu'une sœur, Anne Scott, vrai jouet du sort depuis le ber-
ceau. A l'âge de quatre ans, elle eut une main écrasée dans
les gonds d'une grille de fer. A quelque temps de là , elle
faillit se noyer en tombant dans une marre, et à six ans elle
faillit être brûlée vive, le feu ayant pris à sa coiffe. Tous ses
cheveux furent consumés, el elle resta toujours souffrante
jusqu'à sa mort, avec une originalité de caractère jusiifiée
par sa santé délicate. C'était d'ailleurs une bonne fille, qui
ne manquait ni d'esprit, ni d'heureuses qualités, quoique
vivant dans un monde idéal que s'était créé son imagination.
Mon plus jeune frère Daniel a été le plus malheureux de
nous tous : il a tout entrepris el n'a jamais réussi à rien
86 l'enfance
Mais parlons de moi. Je suis né le 16 aoùl: 1771, cl j'étais
venu au monde le plus robuste de la famille ; mais cette belle
santé fut bien compromise par le choix de ma premièi-e nour-
rice, qui était poitrinaire, ce qu'elle n'eut garde de révéler
au risque d'abréger sa vie avec celle de son nourrisson. Quand
on l'eut remerciée par l'avis du docteur Black, je fus confié à
une grosse paysanne qui a vécu jusqu'en 1810 , se vantant
d'avoir fait de moi un great gentleman. Ma bonne consti-
tution ne se démentit pas jusqu'à l'âge de dix-huit mois. Un
soir, comme on me l'a bien des fois raconté, je me révoltai
lorsqu'on voulut me coucher, et il fallut courir après moi une
bonne demi-heure avant de pouvoir m'atteindre et me mettre
dans mon berceau. Hélas! ce fut la dernière fois que je mon-
trai une pareille agilité. Le lendemain matin, on me trouva
la fiè>Te de la dentition. Je restai trois jours au lit et le qua-
trième, quand on me leva pour me baigner, on découvrit que
j'avais perdu l'usage de ma jambe droite. Le docteur Ruther-
ford, mon grand-père, habile anatomiste, feu Alexandre
Wood , et plusieurs professeurs célèbres d'Edimbourg furent
consultés. Il ne parut ni dislocation , ni foulure sur le membre
malade ; et on y appliqua en vain des vésicatoircs et autres to-
piques. Alors les empiriques furent consultés à leur tour et
sans plus de succès; enfin, sur l'avis du docteur Ruther-
ford, on m'envoya à Sandy-Knowe pour y chercher l'exer-
cice et le bon air de la campagne.
Là, nouvel incident. Une servante que ma mère avait
chargée du soin spécial de ma petite personne, de peur que je
ne fusse à charge à la famille de mon grand-père, laissait à
Edimbourg un amoureux , et elle conçut une violente haine
contre moi, cause innocente de son exil à la ferme. Sa tcte
s'égara et elle confia à la vieille Alison , femme de charge de
la famille, qu'elle m'avait conduit un jour à la bruyère de
Craigs où elle avait eu grand'peine à combattre une tentation
du diable, qui l'excitait à m'égorger avec ses ciseaux et à
m'entcrrer ensuite sous la mousse. La vieille Alison, très
DE WAIiTEll îSCOTÏ. 87
alarmée de celte confidence, s'empara du pauvre peiilboiieux,
et renvoya à l'instant même la servante , qui est morte depuis
dans une maison d'aliénés.
C'est à mon séjour à Sandy-Knowe que je fais remonter les
premières sensations de mon existence. Je me souviens très
bien de ma tournure d'enfant, qui n'était pas peu comique.
Parmi les bizarres remèdes indiqués par quelques bonnes
femmes à ma famille , il y en avait un qui consistait à m'eu-
veîopper tout nu dans une peau de mouton fraîchement écor-
elle : on n'y manquait pas chaque fois qu'on en tuait un. Je me
vois encore enveloppé de ce vêtement à la tarlare , et étendu
dans le petit salon de la ferme où mon grand-père , vieillard
à cheveux blancs , m'aidait à ramper de mon mieux. Un de
nos cousins, sir Georges Macdougal, vieil invalide en uni-
forme , me poussait aussi avec sa béquille ou me montrait de
loin sa grosse montre pour m'appeler à lui , et nous formions
à nous trois un groupe qui aurait pu séduire un artiste. Je
devais avoir alors environ trois ans, car sir Georges Mac-
dougal et mon grand-père moururent bientôt après.
Ma grand'nièrc continua pendant quelque temps à diriger
la ferme avec l'aide de son beau-frère Thomas Scott, qui de-
meurait à Crailing. C'était l'époque de la guerre d'Amérique,
et je me souviens que j'attendais avec impatience les visites
de mon oncle, parce que nous ne recevions des nouvelles que
par lui , cl il me lardait d'apprendre la défaite de Washington,
comme si j'avais eu contre ce grand homme quelque motif
personnel d'anlipaihic. Je ne sais trop comment je conciliais
ce sentiment avec une parlialité très marquée pour la famille
des Stuarts , que j'avais puisée dans les chansons et les tra-
ditions des jacobites. Celte dernière prévention politique se
forlifia encore par les récils que j'entendais faire des cruelles
exéculions qui avaient eu lieu à Carlisle et dans les monta-
gnes , après la bataille de Cullodeu : un ou deux membres de
noire famille y avaient perdu la vie. Enlhi , M. Curie , fermier
d'Yclhyrc cl mari d'une de mes tantes, mo pailail souvent
88 I/ENFANCE
des scènes tragiques dont il avait clé tcmoiii en 1746. Tout
cela fit sur moi une telle impression que j'avais conçu pour le
nom du duc de Cumberland une haine au-dessus des senti-
mens qu'un enfant peut éprouver, et qui m'explique aujour-
d'hui à moi-même l'inspiration involontaire de quelques-uns
de mes ouvrages. Les vieilles ballades qui célébraient les
exploits des maraudeurs de nos frontières n'ont pas exerce
sur mes idées une moindre influence. Ma grand'mère en
savait beaucoup par cœur , et elle aimait aussi à me citer les
expéditions où avaient figuré Wat d'Harden , Wellis d'Aik-
"Nvood, James Telfer; mais surtout un héros moins ancien et
non moins fameux , Diel de Liltledean qu'elle avait connu ,
puisqu'il avait épousé une sœur de sa mère. C'étaifun grand
pillard dont elle me redisait avec plaisir les prouesses intré-
pides et les joyeux tours. On avait aussi recours, pour m'a-
muser pendant les longues soirées d'hiver, à de vieux livres
qui formaient la bibliothèque de la ferme , entre autres les
Aventures d'Automathes , et un volume dépareillé des
guerres des Juifs, par l'historien Josèphe : ce volume avait
toute ma prédilection. C'était ma bonne lanle Jeannette Scott
qui me faisait ces lectures avec une admirable patience , jus-
qu'à ce que je fusse en éîat d'en répéter des pages entières.
J'appris aussi par cœur la vieille ballade dUHardy-Kniife , au
grand ennui du ministre de la paroisse, le bon docteur Duncan ;
car je ne me lassais pas de la lui corner aux oreilles chaque
fois qu'il venait nous visiter. Je crois le voir encore avec sa
longue taille, et sa maigre figure dignes du chevalier delà
Manche, et s'écriant impatienté : « Il n'y a pas moyen de
s'entendre partout où est cet enfant; il vaudrait autant parler
sous la bouche d'un canon ! »
J'étais dans ma quatrième année, lorsque mon père s'ima-
gina que les eaux de Baih pourraient être bonnes pour ma
jambe malade. Quoique toujours boiteux, ma santé générale
s'était fortifiée au grand air de la campagne ; car, chaque fois
que le temps était beau, on me transportait auprès du vieux
DE WALTER SCOTT- 89
berger chargé de la garde de nos troupeaux, sur les rochers
et les lieux escarpés. Mon impatience d'enfant essaya bientôt
de lutter contre mon infirmité; peu-à-peu, je fus en état de
me tenir debout, de marcher, de courir; je devins même
remarquable par ma force et mon agilité , non sine diis ani-
mosus in fans, moi qui , dans une ville , aurais été condamné
à une décrépitude précoce.
Ma bonne tante , oubliant pour moi toutes ses habitudes ,
consentit à m'accompagner à Bath. Nous nous y rendîmes en
passant par Londres , où l'on me fit voir les monumens les
plus curieux. Lorsque , vingt-cinq ans plus tard , je visitai la
Tour et l'abbaye de Westminster, je fus étonné de l'exactitude
de mes souvenirs d'enfance. A Bath , ni les bains ni les dou-
ches ne me guérirent; mais je fus envoyé à l'école chez une
vieille dame qui demeurait près de noire hôtel : j'eus l'occa-
sion de connaître le vénérable John Home , auteur de Dou-
glas, dont la femme invalide me prenait avec elle dans sa
voiture pour aller nous promener sur les dunes. Plus tard,
mon oncle , le capitaine Robert Scott, vint nous joindre, et de
son arrivée datent mes plus délicieux souvenirs de Bath ; il
me procura tous les amusêmens qui pouvaient être agréables
à mon âge, et me conduisit pour la première fois au théâtre ,
où l'on jouait Comme il vous plaira , de Shakspeare. Je suis
encore sous la magie de ce spectacle; j'y fis plus de bruit,
par exemple , que je n'aurais dû , et fus si scandalisé de la
querelle entre Orlando et son frère dans la première scène,
que je m'écriai : « Ne sont-ils donc pas frères? î> Hélas!
quinze jours de résidence chez mon père, moi qui avais jus-
que-là été un enfant gâté et seul chez mon aïeul, ne tardèrent
pas à me convaincre que les disputes entre frères sont très
naturelles. Je me souviens encore de mon enthousiasme
militaire à la parade , et de la peur superstitieuse que j'éprou-
vais à la vue de toute espèce de statues. Un iconoclaste
du Bas-Empire ou un calviniste moderne n'auraient pu regar-
der avec plus d'horreur que moi l'échelle de Jacob avec tous ses
90 l'erfaace
anges monlant et descendant , qui décore la principale église
de Bath. Mon oncle comballit efficacement ces terreurs pué-
riles, et avant noire départ, il me présenta graYcment à une
statue de Neptune qui monte peut-être encore la garde au
bord de l'Unn,
Quand une année se fut écoulée à Bath, je retournai d'abord
à Edimbourg, puis à Sandy-Knowe, et j'atteignis ainsi ma
huitième année. On s'imagina alors que les bains de mer me
feraient du bien : ce fut pour cela que , toujours sous la pro-
tection de ma tante, j'alîai passer six semaines à Prestonpans ,
où je connus un officier en retraite , nommé Dalgety, qui
s'était retiré dans ce village et y vivait de sa demi-solde.
Ayant fait toutes les guerres d'Allemagne et ayant besoin d'un
auditeur pour les raconter, il trouvait en moi le plus com-
plaisant de tous. Quand il m'avait communiqué un nouvel
épisode de sa vie aventureuse , nous nous mettions sur le cha-
pitre de la guerre d'Amérique, qui durait toujoiu'S, et nous
parlions de l'expédition du général Burgoyne, dont tout le
monde s'occupait alors; mais nous n'avions pas la même con-
fiance , Dalgety et moi , dans le succès de ce malheureux gé-
néral. Quelqu'un m'ayant montré une carte des Etats-Unis,
j'avais clé frappé de l'aspect montagneux du pays et du nom-
bre de ses lacs; ce qui me faisait craindre que la campagne
ne fût pas à notre avantage. Là-dessus, mon vieil officier me
réfutait avec indignation. Survint la nouvelle du désastre de
Saragola, et j'eus un petit triomphe que Dalgety ne me par-
donna pas : notre intimité s'en ressentit. Heureusement j'avais
un second allié à Prestonpans, M. Georges Constable, dont
j'ai depuis relracé les manies, presque à mon insu, dans
X Antiquaire. Le portrait était si frappant qu'en lisant mon
roman, un autre vieil ami de mon père, M. Chalmers, s'écria
qu'il n'y avait que moi qui pouvais en être l'auteur. Cepen-
dant Georges Constable n'était pas un ennemi aussi décidé
des femmes que M. Monkbarns , et je soupçonne qu'il faisait
tendrement la cour à ma tante Jeannellc , très bien encore,
DE WALTER SCOTT, 91
quoique n'étant plus jeune , et qui a conservé jusqu'à ses der-
niers jours les plus belles dents et les plus beaux yeux que
j'aie jamais vus; aussi, Georges Constable était-il très assidu
auprès d'elle , et caressait volontiers le neveu pour mieux
plaire à la tante.
De Prestonpans je fus ramené à la maison de mon père
dans Georges-Square y où je demeurai assez régulièrement
jusqu'à mon mariage en 1797. Je sentis bientôt la différence
de mon sort : après avoir joui des libertés d'un enfant unique ,
je passais sous la discipline d'une famille nombreuse ; gâté
naguère par ma grand'mère et ma tante, il me fallait subir
tout-à-coup la règle sévère imposée par mon père à toute sa
maison. Je ne saurais dire tout ce qu'il m'en coiila pour faire
taire mes caprices et mes petites volontés jusqu'ici sans con-
trôle : j'étais plutôt consolé que soutenu par ma mère , qui
n'avait pas la même autorité que son mari , devenu , en vieil-
lissant, un calviniste scrupuleux dans ses mœurs comme dans
sa religion. Par bonheur, c'était une femme éclairée, ayant
du goût pour la littérature et la poésie; elle comprenait à
merveille qu'une jeune intelligence ne pouvait se nourrir
sans cesse des livres de piété , et de temps en temps , elle me
lisait elle-même la traduction d'Homère par Pope. Douée d'un
tact exquis , elle me faisait remarquer surtout les passages
qui exprimaient les senlimens généreux et nobles; mais mon
enthousiasme était plus facilement éveillé par les descriptions
de batailles. Le merveilleux, le terrible, voilà surtout ce qui
plaît aux enfans, et je suis encore enfant de ce côté-là, je
l'avoue. J'apprenais bientôt par cœur tout ce qui frappait mon
imagination , et assez volontiers je récitais ce que j'avais ainsi
appris; mais, comme je m'aperçus que ma déclamation faisait
quelquefois sourire mes auditeurs, je me contentai de décla-
mer pour moi-même dans mes heures de solitude, car, à celte
époque de ma vie, je redoutais le ridicule plus que je n'ai fait
depuis.
En 1779, mon père nj'cnvoya comme externe à l'école
92 l'ekfance
d'Edimbourg' {Hîgli scïiool), dans la seconde classe ëlémen-
laire, sous M. Luc Fraser, bon latiniste et digne homme. Je
n'y brillai pas, étant un peu arriéré sous le rapport du latin ,
et je passai pour un assez mauvais écolier, négligent et fri-
vole , quoique j'étonnasse quelquefois le professeur par des
saillies d'intelligence et de talent. Parmi mes camarades, ma
bonne humeur et mon imagination me rendirent très popu-
laire. Les enfans sont généralement justes dans leurs senti-
mens et non moins généreux que justes. Ma jambe boiteuse
et mes efforts pour regagner par l'adresse ce qui me manquait
en agilité intéressaient en ma faveur, et dans lés récréations
d'hiver, lorsque les jeux en plein air étaient impossibles, mes
histoires rassemblaient un auditoire en admiration autour du
feu de la mère Brown : heureux celui qui pouvait être assis à
côté de l'inépuisable conteur. Enfin , quoique très négligent
pour mes devoirs , j'étais toujours prêt à faire ceux de mes
amis 5 ce qui m'avait valu une petite armée de partisans dé-
voués , à la main robuste et au cœur franc , un peu durs de tête
peut-être, mais, par cela même, d'autant plus propres à
exalter un héros. Sur le tout, je faisais meilleure figure dans
la cour que dans la classe , dans les rixes de la rue que dans
les exercices et les luttes des examens. Mon père demeurait
dans Georges-Square, à la partie sud d'Edimbourg, et les
enftins de la famille , réunis à ceux du Square , formaient une
espèce de compagnie, à laquelle une dame de distinction
donna un joli drapeau. Or, notre compagnie livrait de fré-
quens combats aux enfans de Cross-Causeway , de Bristol-
Street, de Potter-Rovv et des faubourgs, voisins. Nos adver-
saires appartenaient en général à la classe ouvrière ; mais
c'éiaienl de robustes drôles qui auraient visé un cheveu avec
une pierre, et non moins terribles corps à corps.
Nos escarmouches duraient quelquefois une soirée entière ,
jusqu'à ce qu'une des deux troupes fût victorieuse , et si c'était
la nôtre , nous repoussions l'ennemi dans ses quartiers , d'où
nous étions souvent repoussés iious-mêmes par un renfort de
DE WÀLTER SCOTT. 93
plus grands garçons qui venaient au secours de leurs cadets.
Si, au contraire, nous étions poursuivis, et c'était plus sou-
vent le cas , dans l'enceinte de notre Square , nous étions , à
noire tour, soutenus par nos frères aînés, par les domestiques
de nos parens et autres auxiliaires.
De nos fréquentes rencontres, il résulta que, sans savoir
les noms de nos ennemis, nous les reconnaissions si bien à
leur tournure et à leur costume que nous avions trouvé des
sobriquets pour les plus remarquables d'entre eux. Il y avait
entre autres un grand garçon très actif et très hardi , qui pou-
vait être considéré comme le principal chef de la cohorte des
faubourgs ; il était , je crois , âgé de treize ou quatorze ans ,
bien fait , grand de taille , avec des yeux bleus et de longs
cheveux blonds, le vrai type d'un jeune Goth. Toujours le
premier à la charge et le dernier à la retraite, l'Achille et
l'Ajax à-la-fois de Cross-Causeway, il était trop redoutable
pour ne pas avoir un surnom , et , comme celui d'un ancien
chevalier , ce surnom avait été tiré de la partie la plus sail-
lante de son costume, qui était une vieille culotte verte; car,
de même que Pantapolin, selon le récit de don Quichoile,
Ciilotte-Ferte , comme nous l'appelions, combattait toujours
bras nus et pieds nus.
Il arriva une fois qu'au plus fort de la mêlée , ce champion
plébéien commanda une charge si rapide et si furieuse que
toute notre petite armée se mit à fuir devant lui ; il était à
plusieurs pas en avant de ses camarades et portait déjà une
main triomphante sur l'étendard patricien, lorsqu'un des
nôtres, qu'un imprudent ami avait armé d'un couteau de
chasse, s'exaltant tout-à-coup pour l'honneur du corps avec
un enthousiasme digne du major Esturgeon (1) lui-même ,
frappa de sa lame le brave Culolle-Fcrte , et le terrassa à
ses pieds. Un tel événement était si peu commun , qu'à celle
(i) Personnage d'une coméiiic Iniilcsquc de Foolc , iiUilulcc i Le HJairc de
Carat.
9ti l'enfance
vue, les deux troupes se débandèrent, laissant le pauvre
Ciilotte-Ferte avec ses beaux cheveux souillés de sang , et
abandonné aux soins du watchman. Ce brave homme prit bien
garde de ne pas savoir qui avait fait ce fatal exploit : le cou-
teau sanglant fut jeté dans un fossé voisin ; et nous jurâmes
tous solennellement de ne pas trahir le secret, pendant que le
coupable était cruellement agile par ses remords et la peur
d'être découvert.
Heureusement, le héros blessé en fut quitte pour rester
quelques jours à l'hôpital; mais vainement on le pressa de
questions, aucun argument ne put le décider à dénoncer
celui qui l'avait frappé du couteau, quoiqu'il dût parfaitement
le connaître. Quand il fut rétabli, mes frères et moi, nous
nous mîmes en communication avec lui par l'inlermédiaire
d'un marchand de pain d'épices qui vendait indistinctement
aux deux partis, afin de lui offrir une sorte d'indemnité pécu-
niaire. La somme ferait rire, si je la disais ici; mais je sais
que les poches de Culotte-Verte n'avaient jamais contenu
tant d'argent. Il refusa en disaut qu'il ne voulait pas vendre
son sang ; mais en même temps il repoussa bien loin l'idée de
devenir un délateur, ce qui eût été , selon lui, clam, c'est-à-
dire bas ou lâche. A force d'instances, nous lui fîmes accep-
ter une livre de tabac pour l'usage de quelque vieille femme ,
sa tante ou sa grand'mère, avec laquelle il vivait. Nous ne
devînmes pas amis après cela, car nos combats étaient plus
chers aux deux partis qu'aucun amusement plus pacifique ;
mais nous les continuâmes avec les assurances d'une considé-
ration réciproque.
Mon frère Thomas , homme fort distingué , à qui il ne man-
quait que l'habitude d'écrire pour devenir un auteur remar-
quable , avait eu l'idée de faire un roman dont Culotte-Verte
aurait été le héros. Peut-être la générosité de ce jeune garçon
ne paraîtra pas si grande aux yeux de mes lecteurs qu'à ceux
des enfans qui lui durent d'éichapper à un châtiment sévère ;
nous y trouvâmes , quant u nous , les indices d'une magiia-
DE WALTER SCOTT, 95
nimilé peu commune. Quelque obscure qu'ait pu être la vie
ou la mort du pauvre Cuhlle-Verte^ je ne saurais m'empê-
cher de dire que si la forlune l'avait voulu, il n'eût pas
démenti les prouesses de son premier âge. Long-temps après,
quand nous racontâmes la vérité à mon père , il nous gronda
beaucoup de ne pas la lui avoir dite plus tôt, parce qu'il aurait
pu chercher à être utile à Culotte-Verte; mais telles étaient
nos alarmes sur ce qui pouvait résulter d'une blessure faite
avec un couteau, que nous n'avions pas .eu nous-mêmes la gé-
nérosité de trahir le secret de nos camarades.
Peut-être cette anecdote paraîtra-t-ellc bien puérile , mais
outre la vive impression que cet événement fit sur nous dans
le temps, il est devenu pour moi une source de réflexions
tristes et solennelles. De toute la pe'ite troupe qui figurait
dans ces combats, combien en pourrais-je citer qui aient
survécu. Quelques-uns passèrent de cette guerre d'enfans au
service de leur pays, et ils y sont morts ; plusieurs se rendi-
rent dans des pays lointains d'où ils ne reviendront plus ; les
autres enfin ont disparu dans diverses carrières. Les circon-
stances les plus insignifiantes acquièrent une importance
réelle, si elles se rattachent à la mémoire de ceux que nous
aimions et que nous avons perdus.
Outre nos cours de l'école, mon père avait voulu que mes
frères et moi nous eussions à la maison un précepteur ou ré-
pétiteur : c'était un jeune homme laborieux nommé Mitchel,
qui avait étudié pour être ministre , mais qui renonça depuis
à une cure avec bénéfice, parce que ses ouailles étaient les
habitans d'un port de mer dont il ne put obtenir l'observance
scrupuleuse du dimanche. On peut juger de son fanatisme par
celle anecdote; mais sous d'aulres rapports, c'était un excel-
lent maître : je lui répétais mes leçons de français , il corri-
geait mes thèmes et mes versions, nous lisions ensemble les
auteurs classiques , mais pas classiquement. J'acquis aussi
en discutant avec lui , ce qu'il me permettait , quelque tein^
ture de théologie et d'histoire ecclésiastique : nous n'étions
96 l'enfance
guère d'accord dans nos espèces de thèses sur la réforma lion
presbytérienne. Avec mon imagination chevaleresque, j'étais
un Cavalier, mon précepteur une Tête ronde, moi un tory, lui
un>Yhig. Je haïssais les presbytériens et j'admirais Montrose
avec ses montagnards victorieux; Mitchel aimait l'Ulysse du
presbytérianisme, le sombre politique Argyle. Aussi les su-
jets ne manquaient pas à nos disputes, mais elles se termi-
naient toujours à l'amiable. Dans toutes ces questions, il n'y
avait de mon côté aucune conviction réelle basée sur la con-
naissance des principes de chaque parti ; et mon antagoniste
n'avait pas assez d'adresse pour amener la discussion sur ce
terrain. J'avais choisi mon opinion politique à cette époque
comme le roi Charles II sa religion , d'après celte idée que la
croyance des Cavaliers était la plus convenable à un gentil-
homme.
Après avoir été dirigée trois ans par M. Fraser, notre
classe, selon la routine de l'école, devait l'êlre par le docteur
Adam le recteur. Ce. fut cet homme respeclable qui m'apprit
la valeur de ce que j'avais jusque-là considéré comme les
connaissances les plus inutiles du monde. L'usage voulait que
nous restassions deux ans dans sa classe ; il nous fit lire ,
expliquer César, Tite-Live et Salluste; puis Horace, Virgile
et Térence.
Je commençai sous ses auspices à sentir les beautés de ces
grands classiques. C'était vraiment pour moi cueillir des raisins
sur des ronces, et je n'oublierai jamais de quel orgueil se gonfla
mon jeune cœur, lorsqu'un jour le docteur Adam déclara que
bien que plusieurs de mes condisciples fussent plus forts la-
tinistes , Gualterus Scott n'était pas le dernier à comprendre
et à goilter le sens d'un auteur. Ainsi encouragé , je commen-
çai à traduire en vers quelques passages d'Horace et de Vir-
gile, qui m'attirèrent des complimens que le docteur Adam
m'a répétés depuis , lorsque j'ai obtenu quelques succès dans
le monde lillérairc Cependant, j'étendais aussi gra-
duellement mes connaissances en littérature anglaise. Dans
DE WALTER SCOTT. 97
l'intervalle des classes , j'avais toujours dévoré avec avidité
tout ce que je pouvais trouver de livres d'histoire , de poésie,
de voyages, et plus avidement encore tout ce que le hasard
m'offrait de contes arabes, de contes de fées , de romans , etc.
Ces études étaient fort mal dirigées. Noire précepteur regar-
dait comme un péché d'ouvrir une pièce de théâtre ou un
poème ; et ma mère , peut-être un peu arrêtée par les scru-
pules religieux de mon père et de M. Mitchel , n'avait plus
l'occasion de me lire de la poésie comme autrefois. Je trouvai
cependant un soir dans son cabinet de toilette quelques vo-
lumes dépareillés de Shakspeare. On me croyait couché et
j'étais en chemise j dans ce costume , je m'asseois près du feu,
et à la lueur d'un tison , je me mets à lire, jusqu'à ce que le
bruit des chaises de la famille qui quittait la table du souper,
m'avertît qu'il était temps pour moi de me glisser dans mon
lit, où j'aurais dû être endormi depuis neuf heures.
Cependant, le hasard me fit connaître alors le poète Black-
lock , qui me distingua comme un enfant de quelque espérance ;
il m'invitait à aller chez lui , et ce bon vieillard m'ouvrit les
trésors de sa bibliothèque, en me recommandant surtout
Spencer et Ossian. Je fus bientôt dégoûté de la phraséologie
ossianique, chose assez singulière à mon âge, mais je lus et
relus Spencer. Trop jeune pour m'inquiéter beaucoup de l'al-
légorie , j'acceptai les chevaliers , les dames et les dragons
dans leur sens matériel ou exotérique , et Dieu sait comme je
me trouvai heureux en pareille compagnie. Avec ma merveil-
leuse mémoire , j'appris bientôt des chants entiers de la Reine
des fées; mais cette mémoire, il faut bien le reconnaître, a^
toujours été une alliée fort capricieuse, et j'aurais pu répon-
dre à ceux qui m'en faisaient compliment, comme ce vieux
chef des frontières qu'un prédicateur félicitait sur la sienne :
« Non, monsieur, je n'ai pas la mémoire aussi complaisante
que vous pensez ; elle ne retient que ce qui me captive; et,
par exemple , vous me prêcheriez pendant deux heures , que
VIII.— 4^ SÉRIE. 7
98 l'^nf^ncï
je pourrais bien ne pas me souvenir d'un seul mot de votre
sermon. »
Au sortir de la classe du docteur Adam , je passai au collège
dans la classe d'humanité , sous M. Hill , et dans la première
classe de grec , sous M. Dalzell. Le premier de ces profes-
seurs n'avait pas l'art de se faire respecter ni écouter; je per-
dis avec lui beaucoup de ce que j'avais appris avec le doc-
teur Adam. Le professeur Dalzell était un maître parfait,
très jaloux du progrès de ses élèves... IMais hélas ! ma mau-
dite mémoire avait une véritable antipathie pour le grec.
J'avais lu pendant les vacances l'Arioste et le Tasse , traduits
par Hoole. M'obstinani dans ma haine de la langue hellé-
nique, lorsque M. Dalzell nous demandait une dissertation
sur Homère, j'avais l'audace de comparer Roland Furieux à
VIliade , et de mettre X Iliade bien au-dessous. J'appuyais
cette hérésie par une abondance de citations et de pauvres
argumens. M. Dalzell était furieux et déclarait que je serais
toute ma vie un set, sentence un peu sévère, qu'il a révoquée
depuis en vidant avec moi une bouteille de vin de Bourgogne
au cluh littéraire d'Edimbourg, lorsque j'en devins membre
de son vivant.
Mais, déjà à cette époque, j'aurais pu en appeler de la
mauvaise opinion de mon professeur de grec , ou m'en conso-
ler par un regard que daigna laisser tomber sur moi notre
célèbre poète Robert Burns. f^irgilium vidi iantuin. Je n'a,-
vais que quinze ans lorsqu'il vint à Edimbourg , et j'aurais
donné tout au monde pour le connaître. M. Thomas Grierson,
premier clerc de mon père , devait nous l'amener à dîner ,
mais il ne put tenir sa parole. Ce fut chez le professeur Fer^-
gusson que je rencontrai Burns au milieu d'une société choisie
et de tout ce qu'il y avait de littérateurs dans la capitale de
l'Ecosse. Naturellement, les jeunes gens comme moi n'avaient
rien de mieux à faire que de regarder et de se taire; mais
tout-à-coup l'attention de Burns se fixa sur une gravure de
Bunbury, représentant un soldat mort sur la neige avec son
DE WALTER SCOTT. 99
chien couché à un de ses côtés , et de l'autre sa veuve, tenant
un enfant dans ses bras. Sous ces figures on lisait ces vers :
<c Peut-être que dans la plaine de Minden , celle mère a
pleuré un époux tué sous un ciel glacé, ei baissant sur son
enfant ses yeux humides , elle mêla ses larmes au lait dont
elle le nourrissait, triste présage de la vie pour cet enfant du
malheur baptisé avec des larmes. »
Burns parut très affecté de cette gravure ou plutôt des
idées qu'elle faisait naître en lui, et il pleura en la regardant :
ce De qui sont ces vers », demanda-t-il. Personne ne se sou-
venant de les avoir lus ailleurs , je m'approchai timidement
et me hasardai à dire qu'ils se trouvaient dans un poème à-
peu-près oublié de Langhorne , intitulé : Le Juge de paix.
Burns m'adressa un regard , avec quelques paroles qui me
rendirent tout fier et dont le souvenir est encore un vrai
plaisir pour moi.
Enfin, mon père , qui voulait faire de moi son successeur ou
un avocat, m'admit de bonne heure au nombre de ses clercs.
La besogne de l'élude ne me charmait guère; mais, en fils
respectueux , je fis mon apprentissage sans trop murmurer ;
et, comme je recevais une rémunération au bout d'un certain
nombre d'actes mis au net, je me rappelle avoir écrit jusqu'à
cent vingt pages de copies in-folio sans désemparer. Je con-
sacrais le prix de mon travail à acheter quelques auteurs
favoris, qui ont commencé ma bibliothèque. Avec mon petit
pécule , je pus me donner de temps en temps le plaisir du
spectacle et je m'abonnai au cabinet de lecture de Sibbald,
Parliament Square ^ qui contenait une grande variété de
livres curieux et rares aujourd'hui dispersés. Ce fut là que
je fis connaissance avec les poèmes romantiques de l'Italie,
avec Dante , Boyardo , Pulci, etc., etc. J'avais imaginé un
autre genre de distraction , qui , s'il avait été connu de mon
père, aurait pu lui faire prévoir que son fils serait un jour
plus célèbre comme romancier que comme procureur. Je
m'échappai avec un ami de mon âge , W. Irvlng , qui avait
100 l'enfance
la même passion que moi , pour nous raconter l'un à l'autre
toutes les aventures étranges que nous pouvions inventer.
JNous faisions ainsi , chacun à noire tour, d'interminables
contes de chevalerie , de batailles et d'enchantemens , que
nous nous promettions de conclure à la prochaine occasion ,
mais pour en commencer de nouveaux. Comme nous gardions
lin secret inviolable sur le sujet de nos entretiens, ils avaient
tout le charme d'un plaisir défendu. Nous choisissions ordi-
nairement pour ces longues promenades les environs soli-
taires et pittoresques d'Arthur-Seat , et le souvenir de ces
lieureuses récréations forme encore une sorte d'oasis dans
l'histoire de mon apprentissage.
Ma santé s'était bien affermie lorsque j'eus le malheur de
me rompre un vaisseau du bas-ventre. Il fallut me mettre au
lit , me saigner et me ventouser jusqu'à ce que je n'eusse plus
une goutte de sang dans les veines. Avec un appétit dévorant,
je me vis condamné à une diète rigoureuse ; et avec une dé-
mangeaison continuelle de parler, j'avais pour surveillantes
deux braves femmes, qui m'imposaient silence au bout de deux
ou trois phrases. Je n'eus d'autre refuge que la lecture et le
jeu d'échecs. A ma fureur pour les romans , je réunissais le
goût de l'histoire , surtout de l'histoire des guerres et des
conquêtes. Je savais un peu de géographie, et le voca-
bulaire de l'ingénieur ne m'était pas étranger. Dans ma
solitude forcée j'imaginai d'étudier la stratégie, en figu-
rant le mouvement des armées au moyen de petits cail-
loux et de coquillages. De petites arbaleltes représentaient
l'artillerie, et, avec l'aide d'un charpentier complaisant, je
me procurai ime forteresse en miniature , qui , comme celle
de mon oncle Toby, me servait pour tous mes sièges. Je lus
ainsi Y Histoire de Malte, de Vertot, ouvrage qui me plaisait
doublement , parce qu'il tient à-la-fois du roman et de
l'histoire ; je n'aimais guère moins la belle Histoire de l'in-
douslan, par Orme , dont les planches facilitaient beaucoup
mes études militaires. Enfin , par une ingénieuse combinaison
DE WALTER SCOTT. 101
de miroirs, qui se reflétaient les uns dans les autres, je pou-
vais du fond de mon lit voir la promenade des Meadoics-
Walks, où se faisaient la parade et l'exercice des troupes.
Après une ou deux rechutes , ma consiituiion répara le
tort que lui avait fait un si cruel accident , quoique , pendant
plusieurs mois encore , je fus obligé de suivre une diète
exckisivement végétale.
J'ajouterai eu passant que si je recouvrai la santé par ce
régime, il ne m'en était pas moins ^désagréable. Tant que je
le suivis, je restai affecté d'une susceptibilité nerveuse, que
j'ignorais auparavant et que je n'ai plus connue depuis. Je
tressaillais à la moindre alarme ; il y avait en moi un manque
de décision qui ne fut jamais mon défaut; la moindre contra-
riété m'était insupportable; je vivais dans des peurs inces-
santes; était-ce plutôt l'effet de la maladie que du régime, je
ne saurais le dire ; mais, quoi qu'il en soit, dès que je fus ré-
tabli , je dis adieu pour long-temps aux maladies et aux mé-
decins, et jusqu'au moment où j'écris, j'ai joui de la sanlé la
plus robuste , ne me plaignant que de rares migraines ou
douleurs d'estomac, quand je suis privé d'exercice pendant
quelques jours ou quand j'ai un peu abusé des plaisirs de la
table. — De ces deux fautes de régime , la seconde a été quel-
quefois le tort de ma jeunesse , l'autre celui d'un âge plus
avancé.
Ma force musculaire suivit les progrès de ma constitution,
et je devins à-la-fois un grand et robuste jeune homme, tou-
jours boiteux, mais sans que ce désavantage m'empôchàt de
faire de longues courses, soit à pied, soit à cheval. J'ai fait
maintes fois de vingt à trente milles par jour. Je me rappelle
être allé un matin avec James Ramsay, mon camarade de
cléricature , et deux autres amis , déjeuner à Prestonpans , en
vrais philosophes péripatéliciens. Nous passâmes Taprès-
dîncr à visiter les ruines de Seton et le champ de bataille où
Charles Edouard remporta sa première victoire ; nous dînâmes
somptueusement à Prestonpans avec du poisson délicieux ,
102 L'Ei>FANCE
nous bûmes chacun noire bouteille de Porto et retournâmes
dans la soirée à Edimbourg. Celle promenade de plus de dix
heures ne m'occasiona pas la moindre fatigue.
De pareilles excursions à pied ou à cheval étaient mon
amusement favori. J'ai toute ma vie aimé à voyager. Quoique
je n'aie jamais goûté ce plaisir sur une très grande échelle,
je me livrais quelquefois à mon humeur vagabonde au point
d'alarmer et de fâcher ma famille. Les bois , les eaux , le dé-
sert même avaient pour moi un charme inexprimable, et
j'avais la mauvaise habitude des rêveurs, d'aller toujours plus
loin que je n'en avais l'intention , de telle sorte que mon ab-
sence se prolongeant à mon insu, mes parens avaient quelque
raison de s'inquiéter. Par exemple , une fois j'étais parti avec
Georges Abercromby , fds de l'immortel général de ce nom ,
J. Irving, William Clerk et quelques autres, pour aller pê-
cher dans le lac au-dessus d'Howgate et le long du ruisseau
qui en sort pour se jeter dans l'Esk. Nous déjeunâmes à How-
gate cl pochâmes tout le jour. Nous revenions le lendemain
malin , lorsque mon ami William Clerk nous persuada faci-
lement, à Irving et moi , d'aller visiter Pennicuik-House, ré-
sidence de sa famille. Nous fûmes reçus là avec une grande
cordialité par feu sir John Clerk et. sa femme, lady Clerk. Le
plaisir d'admirer de superbes tableaux , la beauté du paysage
et la flaUcuse hospitalité des maîtres de la maison , nous fi-
rent tout oublier pendant deux jours ; et comme nos autres
camarades s'en étaient retournés tout droit à la ville , sans
pouvoir dire ce que nous étions devenus , on crut chez mon
père qu'il m'était arrivé quelque accident. On finit toutefois
par shabiiuer à mes escapades ; mon père se contentait de
dire, dans ces occasions, qu'il pensait que j'étais né pour être
un vrai colporteur, croyant par là mortifier ma vanité ; mais
je ne faisais que rire d'une prédiction semblable, car je con-
naissais mon Shakspeare et me rappelais la chanson d'Aulo-
lycus , le colporteur du Conte d'hiver :
DE WALTER êCOTT. iOB
Marchons, marchons jusqu'au retour
Et ne faisons pas la grimace :
Cœur joyeux marche tout le jour
Cœur triste seul bienlôl se lasse.
Mon but principal dans ces excursions était le plaisir de
voir des siles pittoresques ou mieux encore ceux qu'un évè"-
îiement de l'histoire a rendus célèbres. Le bonheur que me
causait la vue des premiers était généralement compris et
approuvé, mais il m'était souvent impossible de faire partager
l'intérêt que m'inspiraient les seconds. Pour moi, cependant,
J'éprouvais un plus doux ravissement à l aspect de la plaine
de Bannockburn, où Bruce conquit l'indépendance de l'Ecosse,
que lorsque je contemplais la magnifique perspective dont on
jouit du haut des remparts deSlirling. Je ne veux pas dire que
je fusse privé pour cela du sentiment des beautés naturelles d'un
paysage ; au contraire , peu de personnes sentaient plus vive-
ment que moi l'effet général du pittoresque ; mais je n'avais
pas l'œil exercé d'un peintre , pour analyser les détails du ta-
bleau et me rendre compte de leur rapport entre eux ; c'est
même ce que je n'ai jamais pu faire très nettement, malgré
mes études subséquentes, qui ont un peu modifie mes idées à
ce sujet. J'avais cependant appris le dessin et la peinture;
mais , par quelque défaut d'organisation sans doute , je n'ai
jamais pu satisfaire mon humble ambition de faire au moins
des esquisses des lieux qui m'intéressaient. Après beaucoup
d'essais et d'efforts , il me fallait renoncer à appliquer les élé^
mens de la perspective et du clair-obscur au paysage que
j'avais sous les yeux. Je désespérai doncdeprofilerjamaisdcs
secours d'un art que j'aurais été si jaloux de pratiquer. I\Iais
si vous me montriez un vieux château ou un champ de ba-
taille , je m'y reconnaissais aussitôt ; je le peuplais de corn-
batians avec leur costimie exact, et j'étoiu'dissais mes audi-»
leurs par l'enihousiasme de ma description. En traversant la
bruyère de Magus , près Saint-Andrews , l'idée me vint de
faire un tableau de l'assassinat de l'archevêque Sharp à mes
104 l'enfance
compagnons de voyage , et l'un d'eux , qui pourtant connais-
sait bien celte histoire , me jura que mon récit l'avait effrayé
au point de troubler son sommeil. Je cite ce fait pour montrer
quelle différence il y a entre le sentiment du pittoresque
d'action et celui du pittoresque de paysage. Si je suis parvenu
depuis à m'inspirer avec quelque succès du second dans mes
poèmes , ce fut toujours en m'attachant aux traits saillans et
généraux ou en associant les lieux au sentiment moral : ce
succès même ne m'a pas coûté peu d'études.
Pour en revenir à l'époque dont je parle, je cherchai à sup-
pléer à mon ignorance du dessin en adoptant une sorte de
mnémotechnie ou de mémoire artificielle, relativement aux
sites que je visitais.
Partout où je passais , je coupais une branche d'arbre ; ce qui
me composait mon livre de lok, ainsi que je l'appelais. Je
m'étais proposé de faire faire un jeu d'échecs complet avec
tous ces mémento : chaque pièce aurait eu quelque rapport
avec le lieu où la branche d'arbre avait été coupée. Les rois se-
raient venus des châteaux de Falkland et d'Holyrood ; les reines,
de l'if de Marie -Stuart à Crookslton; les évêques (fous)j
des abbayes et palais épiscopaux ; les cavaliers , des résiden-
ces baroniales ; les tours, des forteresses royales , et les pions,
généralement des lieux remarquables par quelque événement
célèbre dans l'histoire.
J'étais encore plus mal organisé pour la musique que pour
la peinture. Ma mère aurait voulu que j'apprisse au moins la
psalmodie 5 mais mon défaut d'oreille et ma voix discordante
firent bientôt le désespoir de mon maître. Ce n'est que par une
longue pratique que j'ai appris à choisir ou à reconnaître des
mélodies, et quoique rien ne me touche ou ne me charme
comme un air simple chanté avec sentiment, ce degré de
goût musical n'est, je le sens bien, que le résultat d'un effort
d'attention ou de l'habitude, ou plutôt je ne le dois qu'à l'as-
sociation des paroles avec l'air ; je n'ai donc que bien rare-
ment réussi à composer des paroles pour la musique; mais
DE WALTER SCOTT. 105
mon ami le docteur Clarke et d'autres musiciens ont quel-
quefois assez heureusement marié leur musique à mes vers.
Le professeur qui entreprit la tâche ingrate de m'apprendre
à chanter était Alexandre Campbell, excellent homme, en-
thousiaste de la musique écossaise , qu'il chantait admirable-
ment. Il était doué de talens très variés, mais son caractère
bizarre les lui rendit tous inutiles. Il a écrit plusieurs livres
estimés, entre autres un P'oyage en Ecosse, et il fit un mariage
avantageux, ce qui ne le laissa pas long-temps plus riche. Je
lui avais rendu quelques services , et sa reconnaissance lui
inspira une prévention assez originale en ma faveur : il ne
voulait jamais convenir que je pusse manquer d'oreille, et si
je n'étais pas musicien , selon lui, c'était parce que je n'avais
pas voulu apprendre la musique ; malheureusement il était le
seul de son avis ; car du temps où il nous donnait des leçons
de chant, à mes frères et à moi, dans Georges-Square , notre
voisine , lady Cuming vint prier mon père de ne plus nous
fouetter tous les jours à la môme heure et tous en même
temps : « Je ne doute pas, dit-elle, que tous vos enfans ne
méritent le châtiment qui leur est infligé, mais leurs cris
forment un charivari vraiment épouvantable! » Mon frère
Robert était le seul qui sût chanter , quoique mon père fût
musicien et fit sa partie de violoncelle dans les concerts d'a-
mateurs
Ç^Memoir of the early life of sir Walter Scott
wi'itteii hy hi??ise/f. )
\)ovaQc^.
SOUVENIRS DE MALTE ET DE SICILE.
Pendant mon séjour en Sicile , j'eus occasion de connaître
un personnage singulier, journal vivant, gazette de scandale,
auquel ma mémoire a conservé une place distinguée et par-
ticulière; il se nommait Calabressa. C'était une figure toute
sicilienne; nez pointu, menton allongé, un ventre énorme,
une physionomie mobile jusqu'à la grimace, et dont les
contorsions variées servaient d'accompagnement à chacune
de ses phrases. Il ne savait rien , il parlait beaucoup , il était
bon, il était complaisant, il était spirituel, il était dévot,
moins à Dieu qu'à la Vierge , moins à la Vierge qu'aux saints,
moins aux saints qu'aux moines , et moins à tout cela qu'aux
baïoques, petite monnaie que les voyageurs accordaient à sa
complaisante imporlunité.
(c Excellence , me disait un soir Calabressa , voici les rui-
nes d'une tour de Sarrasins. Vous savez que les Musulmans
ont occupé la Sicile; c'est ici qu'on a découvert les osse-
uiens des géans ; c'est sous ce portique , où vous apercevez
une lumière et qui sert d'habitation à un impressario de mes
amis , que j'ai découvert récemment deux médailles : l'une
à la tôle du Minotaure, l'autre à la tête d'Isis. Je compte
faire un bon Mémoire sur ma découverte , et le dédier à l'a-
cadémie de Palerme , qui me nommera membre honoraire.
Je ne doute pas que voire recommandation ne me devienne
SOUVENIRS DE MALTE ET DE SICILE. 107
très utile, et, si j'osais espérer d'obtenir de votre excellence la
grâce d'une lettre de votre main, je m'estimerais plus heu-
reux qu'on ne l'est au sein de la félicité éternelle. »
Non , rien de plus bizarre dans le monde que le contraste
des beautés de la nature et d'un personnage grotesque. Cette
contradiction commença par me révolter. Je m'y habituai en-
suite, et, tout en marchant avec Calabressa, je lui fis ra-
conter l'histoire de sa vie. Calabressa avait été barbier, ac-
teur, poète, soldat, musicien et cicérone. Chacun de ces
métiers avait laissé dans son caractère quelque trace distincte
et isolée : je veux le laisser parler.
<c Je suis né à Girgenli , Excellence ; mon père était perru-
quier-barbier, homme aimable , joueur de tric-trac , et le fac-
totum de la ville. Il avait épousé une Napolitaine qui lui avait
apporté en dot l'amitié protectrice de monseigneur le prince
de Matalagoni. Mon père joignait au mérite de bien raser
celui de raconter parfaitement et de dessiner un peu. Le prince
avait de l'argent à dépenser et une grande villa bien déserte
à orner de statues; d'ailleurs peu de chose ou rien à faire , et
une faible cervelle à occuper; il imagina de s'amuser en déli-
rant; mon père se chargea de l'aider. Leurs soins réunis ont
orné la villa du prince de toutes ces statues qui font l'étonne-
ment des voyageurs. C'est là que l'on voit un Bacchus dont le
ventre est une grappe de raisin , un amour à cheval sur un
limaçon , et cette célèbre bouteille en marbre de Carrare, de
dix-huit pieds de haut. Ne croyez pas. Excellence, que mon
père fut coupable de ces extravagances. Il faut bien dans
la vie pouvoir élever ses cnfans, et vous conviendrez que la
complaisante imagination de mon père n'avait rien de fort
coupable.
ce J'étais jeune et je pensais autrement; le mépris que j'a-
vais pour ces folies m'empêcha de remplir auprès du prince
le poste qu'avait occupé mon père ; je m'enfuis avec ma trousse
et quelques baïoques, et j'allai trouver à Konic rimprcssario
Fornachi, avec lequel je m'étais entendu d'avance et qui
108 SOUVENIRS DE MALTE ET DE SICILE.
m'avait promis de m'engager dans sa troupe. Je fus acteur,
mais mauvais acteur. Je me fis soldat du pape , par la protec-
tion de la maîtresse d'un cardinal. Pourquoi s'avisa-t-elle de
tromper ce bienfaiteur? Je porterais encore sur mon épaule
le mousquet sacré. A peine le cardinal eut-il forcé la signera
Molinari d'abdiquer son tilre , je me vis supplanté , je tombai
avec elle. Mes relations auprès de la cour du Vatican m'a-
vaient donné un certain goût pour la poésie , et je tournais
passablement un sonnet. Je m'intitulai poète-improvisateur,
et de village en village , on me vit courir pendant cinq années
entières , appliquant à chaque voyageur nouveau le même
sonnet un peu altéré. Cette vie n'était point productive : la
poésie est peu lucrative ; je revins à Girgenti sans posséder
une pièce de monnaie, et je ne fondai plus l'espoir de mon
avenir en ce bas monde que sur la générosité des nobles qui
voyagent et sur mon petit savoir en fait d'antiquités. «
Ce récit peignait bien les mœurs de la moderne Italie. Je
me plus à faire causer Calabressa , qui me développa ses
théories, entremêlées d'anecdotes.
ce Vous n'avez plus de roman, me disait-il un jour, vous
autres peuples d'industrie bien réglée et de commerce attentif.
Ce que les peuples civilisés nomment roman ; ce qui les
amuse et leur plaît sous ce titre; grands coups d'épée, bi-
zarres déguisemens ; comiques inventions ; aventures extraor-
dinaires; extravagances surnaturelles : tout cela est la vie
même des peuples sauvages ou à demi civilisés. Grâce à
Dieu, le cordeau de votre civilisation rectiligne n'a pas encore
tout nivelé ; nous ne vivons pas tous encore comme des cas-
tors dans nos tanières ; et le pittoresque , l'émotion , l'étran-
geté , l'élan des passions , la nouveauté des couleurs , ne sont
pas bannis du monde. Lorsque toutes les rues et toutes
les villes du globe seront soumises à un alignement inexora-
ble; quand le cadastre de l'humanité sera fait et accompli ;
quand l'univers ne sera plus qu'une vaste maison de com-
merce; lorsque l'on aura détruit, pour en faire des moellons,
SOUVENIRS DE MALTE ET DE SICILE. 109
les vieux clochers de Westminster, et les vieilles maisons
chancelantes de Cologne , d'Augsbourg, de Wittemberg; je ne
sais si les hommes dormiront plus doucement; si la somme de
leurs jouissances sera augmentée : mais le poète et le peintre
n'auront plus qu'à renoncer à ce qui fait leur vie, aux pre-
miers élémens du génie et de l'art.
« Quant à moi (ajoutait Calabressa), dans mes longues
excursions à travers ce globe dont toutes les latitudes me sont
connues, si j'ai recueilli quelques souvenirs qui m'amusent
encore, je ne les dois ni à la sainteté commerciale des mœurs
américaines, ni à la pruderie savante des mœurs écossaises;
mais à l'Italie endormie, à l'Espagne enfiévrée, au Mexique
livré à ses éternelles fureurs politiques. Je me rappelle en-
core les fêtes religieuses des hurleurs sauvages dans les bois
vierges de l'Amérique du nord , et certaines réunions mal-
taises et siciliennes , oîi les personnages et les plaisirs avaient
cette originalité de caractère que l'on n'oublie jamais, et qui
se gravent invinciblement dans la pensée. La Sicile où nous
sommes , par exemple , est un des pays du monde les plus
remarquables, même aujourd'hui, par l'originalité des mœurs
et des actions.
ce A Palerme, il y a peu d'années, un marquis voulut donner
à sa sœur, qui venait d'épouser le prince de V...., une fête
splendide. Le frère était mécontent du prince , auquel la fian-
cée apportait une dot considérable , et qui avait déçu la fa-
mille par les dehors d'une fortune beaucoup plus brillante
que réelle. Quelle vengeance tirer de cette duperie? Comment
faire sentir au mari , que l'on n'est pas dupe des apparences
qu'il a exploitées? Le marquis, homme foit original, imagina
de transformer le repas et le bal en mu; longue mystification,
d'assez mauvais goût si l'on veut , mais étrangement drama-
tique.
« Le palais du marquis resplendissait de lumières; des
orangers en fleurs étaient placés sur les degrés; on voyait
dans le vestibule une longue file de domestiques, revêtus de
110 SOUVENIRS DE MALTE ET DE SICILE.
costumes brillans , tenant des torches allumées ; l'encens des
fleurs et des parfums circulait sous les voûtes de marbre. Cet
enchantement ne tarda pas à disparaître et à faire place à
une magie funèbre ; les domestiques , armés de leurs flam-
beaux, s'évanouirent, et un rideau, qui retomba devant eux,
n'ofl'rit aux regards surpris des assistans qu'une fantasmagorie
lugubre. C'étaient des personnages grotesques et funèbres,
dont une illusion d'optique simulait la vie ; Cupidon assis sur
un coffre-fort , qui lui servait de char : le portrait en caricature
du noble prince; une série de scènes qui rappelaient la danse
des morts; et quelques figures singulières qui offraient les
ressemblances burlesques des personnages les plus connus
de Palerme. Il fallait voir l'étonnement des femmes, leur
effroi , la colère de certains maris qui ne pouvaient échap-
per à leur propre image. Le rideau se releva, et la voûte
s'éclaira de nouveau. Autre changement de décoration.
Une lumière azurée se répand au loin. Des gazes transpa-
rentes laissent apercevoir une perspective aérienne de grou-
pes nuageux, que le propriétaire habile avait empruntés au
corps de ballet de l'Opéra palermitain ; une foule d'amours ,
vêtus de leur nudité classique , rappellent les plus gracieuses
fantaisies de la mythologie païenne. Tout un peuple de
nymphes accueille la fiancée; un char couvert de fleurs,
ombragé de pampres , la reçoit comme une triomphatrice.
Elle s'avance ainsi , escortée d'un essaim de danseuses et de
petits enfans qui sèment des roses. C'était un tableau de Bou-
cher dans son meilleur temps.
a Le bal s'ouvrit dans la grande salle , sous ces rians auspi-
ces. Une dépense extraordinaire et qui avait absorbé plusieurs
années du revenu du marquis pouvait seule expliquer ces bi-
zarres et magnifiques folies. On n'apercevait pas les bougies
qui éclairaient le salon circulaire , théâtre du bal : cachées
dans l'intérieur des colonnes de cristal qui soutenaient le
plafond , elles versaient une lueur magique sur les groupes
des danseuses. Puis lout-à-coup, comme si le mystificateur
SOUVENIRS DE MALTE ET DE SICILE. 111
eût voulu faire succéder la triste réalité à l'illusion riante , et
les spectacles les plus hideux aux scènes les plus aimalilesj
tout le parquet , s'abaissant à-la-fois à un seul signal , et au
milieu du fracas, des gémissemens, des murmures, qui éma-
naient des instrumens de cuivre et des instruniens de percus-
sion , fit descendre les danseurs effrayés dans un obscur ca-
veau, où le même artifice avait simulé les forges de Vulcain :
là , le fer retentissait sous le marteau , les Cyclopes bronzés
faisaient mugir le soufflet gigantesque , le mari de Vénus lui-
même athlète difforme , symbole naïf des infortunes de l'hy-
ménée , saisissait de ses mains nerveuses les ardentes tenail-
les. L'intention du propriétaire était évidente; les femmes
effrayées poussaient des cris; les maris et les amans trou-
vaient la plaisanterie détestable : mais toutes les issues étaient
fermées ; et quelques minutes après l'exécution de ce change-
ment à vue , une évolution nouvelle , d'une nature consolante
et pacifique, vint calmer le mécontentement des convives.
ce Les compagnons de Vulcain s'éclipsent: Vulcain lui-même
disparaît : le sol s'exhausse ; toute la salle souterraine et ceux
qui l'occupent se trouvent emportés doucement jusqu'à une ga-
lerie et une terrasse supérieures , ombragées de ces immenses
vignes siciliennes, dont les pampres servent de rideaux trans-
parens , et éclairées à-la-fois par des lustres suspendus et
par la clarté suave de l'astre nocturne.
a On s'assit autour des tables disposées sur la terrasse : le
repas était splendide et servi avec élégance : déjà l'on pardon-
nait à l'hôte le caprice de ces transformations et l'épigramme
coûteuse dont il avait fait les frais. Les mets les plus rares et
les plus exquis couvraient les tables de marbre : tous les sens
étaient flattés , et le sourire renaissait sur les lèvres. Lorsqu'il
fut question d'attaquer chacun des plats, la bonne humeur
et l'espérance se transformèrent en élonnement. Un superbe
pâté , auquel le couteau commençait à faire une profonde
blessure, effraya les convives i)ar une explosion semblable à
celle d'uu coup de pistolet; puis se réduisit à rien. Une gelée,
112 SOUVENIRS DE MA.LTE ET DE SICILE.
dont la couleur appétissante avait conquis l'admiration géné-
rale, prit feu, et se dévora elle-même, lorsque la cuiller
essaya de l'entamer. Une jeune personne , qui trouvait dans
sa surprise une cause de gaîté pétulante , voulut saisir une
pêche dont le coloris la séduisait : cette pêche était creuse :
elle en vit sortir ce reptile innocent , le lézard , qui a conservé
le droit d'épouvanter un si grand nombre de femmes. Au
beau milieu de la table , un immense édifice de pâtisserie ré-
pandait au loin un fumet délicieux , qui semblait iillester sa
réalité. A peine une de ses murailles fut-elle démolie, une
volée de petits oiseaux, que l'on avait enfermés dans cette
singulière cage, s'échappa en battant des ailes.
ce Longue serait l'énuméraiion de toutes les subtilités de
magie blanche que le maître de la maison avait inventées pour
désappointer ses convives ; quelques-uns de ces tours étaient
iDarbares. La plupart des pièces de volaille , dont le couteau
ou la fourchette sollicitaient les flancs, et qui, couvertes de
la gelée ou de la sauce convenables , paraissaient bien
mortes, étaient vivantes. Le pauvre animal, qui se sentait
blessé, poussait un faible cri, se débattait, sautillait sur la
table avec effort , et de ses ailes étendues , qu'il agitait dans
sa douleur , faisait voler sur les convives l'assaisonnement qui
lui avait servi de cuirasse. Un narcotique , sans doute quelques
gouttes d'opium, l'avait plongé dans cet état de stupeur; et
de légers ligamens l'avaient maintenu sur le plat qui le
contenait. A ce repas illusoire succéda un repas véritable
qui dédommagea un peu les convives, sans faire oublier
aux hommes leurs manchettes souillées, aux femmes leurs
parures flétries. On avait fini par accepter une mystification
qui s'était présentée sous tant de formes diverses, et par
s'attacher à la curiosité du spectacle. On vil apparaître tour-
à-tour ce que les illusions d'optique peuvent créer de monstres
effroyables et de riantes chimères. Il y eut un moment où
toutes les femmes apparurent livides comme des cadavres ;
un autre , où chacune d'elles se trouva parée tout-à-coup
SOUTENIRS DE MALTE ET DE SICILE. 113
d'une couronne et d'un bouquet de fleurs magnifiques.
Enfin un théâtre qui s'éleva par féerie, au milieu du jardin
du marquis , donna aux convives plusieurs représentations
Jjizarres , où de petites marionnettes grotesques paro-
diaient les actes secrets , les vices cachés des notables
de Palerme. Les éclats de rire bruyans que ces carica-
tures excitaient furent souvent mêlés d'imprécations et de
mouvemens de colère; plusieurs personnes eurent la mal-
adresse de se retrouver , de se reconnaître et de se dé-
noncer. Toute cette vengeance, qui compromettait la for-
tune du magicien , se termina d'une façon sanglante et
coûta la vie à son ingénieux auteur, qui reçut dès le lende-
main plus de douze provocations en duel, tant la noblesse
palermitaine , peu belliqueuse de son naturel, s'était trouvée
offensée par le marquis. Il subit bravement les conséquences
de sa plaisanterie et succomba au troisième duel.
ce Cherchez donc parmi les peuples soumis à une civilisa-
tion régidière, ces fantaisies qui semblent le fruit exclusif des
climats chauds, des nations oisives et des lois arbitraires. Il a
fallu tout le poids de votre civilisation du nord, sévère et guin-
dée, pour ôter à Malte son caractère spécial; Malte, pendant
si long-temps rivale de la Sicile par sa folle gaîté, son indo-
lence et son laisser-aller. Oh! que la cité Vallette paraîtrait
triste aujourd'hui à ces braves chevaliers, s'il leur était
permis de sortir de leurs tombes! Plus de duels et d'esto-
cades; plus d'enlèvemens, plus d'intrigues difficiles à con-
duire , plus de triomphes galans , plus de sérénades accom-
pagnées du cliquetis des épées. L'ordre , la régidarilé et le
silence remplacent tout cela, sans qu'il y ait compensation.
Le bien-être ne vaudra jamais la poésie. A celle éjioque
heureuse, l'histoire de chaque famille était un roman; une
journée à Malle vous eut fourni le sujet de dix drames. Ca-
price, fantaisie, amour du merveilleux, esprit d'avcniiires;
toutes les passions fermentaient à-la-fois, et donnaient à
celle population un cachet spécial, qu'on eût vainement
VIII. — 4® SÉRIE. 8
114 SOUVENIRS DE MALTE ET BK SICILE.
cherché ailleurs. Permeitez-moi, Exce IIclc de vous ra-
conter quelques anecdotes pour justifier mon opinion.
te Un nommé Cambo, Maltais, juge fort estimé, probe dans
toutes ses transactions et rigide jusqu'au scrupule , joignait à
toutes ces qualités, celle de se lever matin; il étudiait dès
l'aurore les formules de la loi , pour lesquelles il professait
un attachement superstitieux. Vous savez sans doute que les
rues de la cité Valette sont toutes garnies de balcons , abri-
tés en dehors par des draperies qui permettent aux habitans
d'observer à l'extérieur , sans être vus eux-mêmes , tout ce
qui se passe. Un matin, sur les quatre heures, le juge Cambo,
entendant un grand bruit dans la rue , courut à son balcon ,
et aperçut deux hommes dont l'un était poursuivi par l'autre :
ce dernier , tenant un poignard à la main , frappa sa victime
sous le balcon même du juge. L'homme assassiné resta sur la
place ; l'assassin , dont Cambo avait parfaitement reconnu les
traits, ramassa son bonnet qui venait de tomber, jeta le
fourreau du poignard à quelques pas , tourna une rue et dis-
parut. Deux minutes se passent : un boulanger , portant sur
sa tête le panier qui renfermait l'approvisionnement de ses
pratiques, heurte du pied le fourreau du poignard, l'exa-
mine , le ramasse , le met dans sa poche , continue sa route
et finit par se trouver en face du cadavre. Dans ce moment,
une patrouille, attirée par le bruit, vient à passer, effraie
le boulanger, le voit se blottir dans l'enfoncement d'une porte
et s'empare de lui. On le fouille. Le fourreau du poignard,
découvert dans sa poche , s'adapte parfaitement à la lame qui
se trouve enfoncée dans la blessure.
« Le juge, toujours placé à son balcon, observe tout; au-
cune des circonstances de ce drame sanglant ne lui échappe.
Cependant il se tait, il n'appelle personne; il ne se montre
pas ; il veut que la loi ait son cours : tant est bizarre son at-
tachement extraordinaire aux formes judiciaires. Sous les
yeux du juge on arrête le boulanger; on le conduit en prison;
le procès-verbal est rédigé. Le secret, connu de Cambo seul
SOUVEMRS DE MALTE ET DE SICILE. 115
et qui aurait dû arracher un innocent à la mort, reste enseveli
dans le sein du juge.
ce Celte obscure et confuse intelligence avait interprété le
texte légal d'une manière extraordinaire et nouvelle. La
jurisprudence maltaise admettait que tous les témoignages
personnels, apportés par le juge, ne seraient d'aucun poids;
que les faits arrivés à sa connaissance individuelle , en de-
hors des débats de la cour , ne devaient être d'aucune valeur.
La stupidité de Cambo n'alla pas plus loin que la Lettre du
Code. Le procès commence. Notre juge interroge le prétendu
coupable ; les circonstances l'inculpent ; on en prend note ; un
avocat commente le procès-verbal ; Cambo écoute le commen-
taire. Pour résultat des débats, on obtient ce qui s'appelle
dans le code maltais , des semi-preuves de culpabilité, suffi-
santes pour autoriser l'application de la torture. Le pauvre
boulanger la subit sous les yeux du juge imbécille, qui met
ainsi sa conscience à l'abri de tous les reproches. Si le bou-
langer, soumis à la question , eût courageusement soutenu son
innocence , il était sauvé : les semi-preuves ne suffisaient pas
pour l'envoyer à la mort. Mais l'habileté des bourreaux, dis-
loquant ses membres et arrachant ses ongles sanglans, triom-
pha de la vérité par la puissance de la douleur, et contraignit
l'innocent de s'avouer coupable.
« Vous croyez que Cambo va prendre la parole , se lever de
son siège, déclarer ce qu'il a vu, ce qu'il a entendu? Vous
vous trompez. Il professe trop de respect pour la loi. Peul-ètre
aussi fit-il réflexion qu'après avoir laissé les choses aller si
loin , il se donnerait un ridicule odieux , en déclarant la vérité
et en détruisant de sa propre main l'édifice des débats si la-
borieusement étages par lui. La sentence fut donc prononcée
par Cambo lui-même ; le confesseur et le bourreau firent leur
devoir; et (ce qui est horrible à rapporter) Cambo ne bougea
pas. Il fut le témoin impassible de cette iniquité. Le véritable
assassin, condamné six mois après pour un autre meurtre,
confessa en mourant le crime imputé au boulangei-. Il lit
8.
116 SOUVEMRS DE MALTE ET DE SICILE,
même au juge Cambo qu'il avait aperçu ce dernier à son bal-
con. « J'ai vu distinctement votre jalousie remuer; vous vous
êtes penché au moment où j'ai ramassé mon bonnet qui venait
de tomber. » Cambo , loin de nier les faits et de se disculper,
soutint que sa conduite était celle d'un juge intègre, et que
toute autre manière d'agir eût été illégale et condamnable. Le
Grand-Maître le destitua.
«Voilà un juge niais, criminel et honnête; voici la biogra-
phie d'un juge madré et sans conscience , l'idéal des juges
corrompus.
ce Un jeune Maltais ayant eu, dans un café, ime dispute
avec un homme de son âge et se croyant insidté, tira son
stylet, poignarda son adversaire et le laissa mort sur la
place : il prit la fuite , fut découvert et appréhendé au corps
le surlendemain, soutint fermement qu'il était innocent, subit
sans fléchir la torture du chevalet, et ne se démentit pas un
seul instant. Accablé par les charges et les témoignages qui
pesaient siu* lui , il fut condamné à mort , passa avec le con-
fesseur les trois jours de répit que la législation accorde aux.
coupables , et se familiarisa avec l'idée du dernier supplice.
La veille du jour fatal, son père voulut tenter un dernier
effort auprès du juge, chez lequel il se présenta vers la fui
du jour. Une légère gratification, offerte au domestique,
facilita au père l'entrée du cabinet du magistrat, qui com-
mença par opposer au solliciteur le refus le plus positif. Per-
suadé de l'inutilité de ses prières , ce dernier fit briller aux
regards du juge 2,000 couronnes de Malte; les déposa sur le
bureau , et ajouta que pareille somme serait remise , si l'on
parvenait à rendre son fils à la liberté et à la vie.
« La chose est difficile, répondit le magistrat à demi-voix ;
cependant allez visiter votre fils. Voici une autorisation. Dites-
lui de faire en sorte que son confesseur reste éloigné de lui :
nous verrons. » Le père se hâta d'obéir aux injonctions du
magistrat.
« Mais comment s'y prendre pour sauver le criminel? Le
SOUYE>IRS DE MALTE ET DE SICILE. 11/
recours en grâce était impossible; le juge lui-même n'avait
cessé de déclamer contre l'atrocité du meiu'tre, et d'insister
sur la nécessité de faire un exemple. Le juge envoya cher-
cher le geôlier, qui seul gardait le jeune homme, et auquel
îl demanda si ce dernier n'avait pas fait quelques aveux. Siu'
la réponse négative du geôlier, le juge lui ordonna de rester
dans le cabinet oii il se trouvait alors , et prétendit avoir à
consulter encore quelques livres de jurisprudence. Il passa
donc dans sa bibliothèque , enferma le geôlier , sortit par une
porte dérobée , courut vers la prison , pénétra d'abord dans la
chapelle dont une porte intérieure donnait sur le cachot;
l'ouvrit et y trouva le coupable.
« Je viens vous sauver, lui dit-il; je suis votre juge. Vous
vivrez, si vous suivez aveuglément les instructions que je vais
vous donner. Ne réfléchissez pas, obéissez. Voici un poi-
gnard ; prenez-le ; sortez par la porte de la chapeilc qui
donne sur le rivage; courez au café où vous avez commis le
premier meurtre. Entrez : laissez-vous reconnaître par tous
ceux qui seront là ; plongez hardiment votre arme dans le
sein de celui qui se trouvera le plus près de la porte. Fuyez
et laissez le poignard dans la blessure; adresse! prompti-
tude! et revenez.
« Le juge resta dans le cachot, plein d'inquiétude; il attendit
le retour du criminel. Le café n'était pas éloigné de la prison ;
le jeune homme revint bientôt ; il fut une seconde fois chargé de
fers, par la main qui les avait déjà détachés, écouta les re-
commandations du juge, qui l'exhortait à s'armer de sang froid
et resta seul.
a La ville était consternée : on avait vu entrer précipitam-
ment, dans le café, théâtre d'un premier assassinat, ce jeune
homme aux yeux hagards, au teint livide, aux cheveux héris-
sés, au front couvert de sueur : tout le monde l'avait reconnu :
c'était le condamné. Sa main avait frappé de moit un oflîcier
qui se tenait debout près de la porte du café : puis il avait
disparu , pendant que l'on perlait secours à la victime. La ra-
118 SOUVENIRS DE MALTE ET DE SICILE.
pidité imprévue de ces mouvemens , le désordre qui suit tou-
jours de pareilles scènes avaient protégé sa fuite. Mais à qui
attribuer le crime? Comment expliquer cette ressemblance
entre l'auteur du nouveau meurtre et le condamné , chargé de
fers, gémissant dans son cachot ! Comment soupçonner leur
identité. La victime expira. Vallette était pleine d'étrangers,
et l'on convenait unanimement que le second coupable, quel
qu'il fût, était le parfait Sosie du premier des deux criminels?
ce On parla beaucoup de cette étrange histoire. La rumeur
populaire vint jusqu'aux oreilles du juge, dont l'impartialité
prit feu. Il déduisit de ce fait toutes les conséquences. JX'avait-
on pas été trompé par la ressemblance des deux individus?
Cette ressemblance n'expliquait-elle pas l'obstination et l'audace
des dénégations du condamné? L'honorable magistrat mani-
festa quelques doutes. Pour satisfaire ses scrupules, il envoya
un greftîer s'assurer que le criminel était encore dans le ca-
chot. On le tranquillisa sous ce rapport. Il prit sur lui de sus-
pendre l'exécution du jugement jusqu'à nouvelle enquête. Bien-
tôt , à sa prière, un délai fut accordé, délai suivi d'une grâce
entière. Le juge assassin mit dans sa poche les ZiOOO couronnes
et mourut dans son lit. Dix ans après, le coupable , avant de
rendre le dernier soupir, avoua les deux crimes.
a Ne riez pas de ces étranges anecdotes, qui vous semblent
peut-êire des fictions absurdes. Je conseillerais aux poètes
qui veulent renouveler leur fonds dramatique épuisé , de s'en
aller à Malte, à Girgenti, à Palerme, à Messine ou même à
Livourne. Livourne qui aujourd'hui devient prude , qui
rompt avec le passé, qui refusé asile aux riches nécessi-
teux, qui repousse les banqueroutiers et les faillis, dont
elle recevait, du moins en échange, de la verve et de la
gaîié. Encore une petite anecdote. Excellence; celle-ci
est livournaise, toute récente, et elle est plus gaie que les
autres.
<c Un Turc , nommé Fasil-beg, commerçant de son métier ,
prétendit faire la cour à une jeune femme de Livourne. Par
SOUVEvmS DE MALTE ET DE SICILE- 119
malheur les raffinemens de la coquetterie européenne avaient
échappé à Fasil-beg. Les commerçans Livournais, grands
calculateurs, recevaient le riche Musulman avec d'autant
plus de plaisir, qu'il était assez prodigue de ses sequins,
fort gai, contre la conlume des Turcs, agréable dans ses
manfères, bien fait de sa personne, et recherché dans son
costume : les dames de Livourao semblaient d'ailleurs le
regarder d'un œil favorable. A un bal donné par un des prin-
cipaux habilans de la ville, notre Turc rencontra la jeune et
jolie femme de l'un des principaux préposés de la douane. Le
mari , plus jaloux qu'on n'a coutume de l'être dans cette ville
commerçante , était parti pour Florence où l'appelait une
affaire litigieuse. La jeune coquette trouvait assez piquantes
les déclarations d'amour d'un Turc, sachant à peine quelques
mots d'italien , et roucoulant de son mieux , en langue fran-
que, tous les senlimens qu'elle lui avait inspirés. Elle le reçut
avec une faveur marquée , et ne l'avertit pas qu'elle avait
un maître. Le Musulman , pris au piège, couronna ses décla-
rations par une offre positive , et pria la coquette livour-
naise de le suivre à Constantinople , pour devenir sa légitime
épouse devant le prophète". La Livournaise , attachant ses re-
gards sur la barbe majestueuse de Fasil-beg :
«Je pourrais vous écouter, lui dit-elle, si votre menton
n'était chargé de cette barbe ridicule !
— Ridicule, y pensez-vous? Notre saint prophète n'en
possédait pas une plus belle. «
ce Dites ce que vous voudrez! je lïe veux pas vous voir,
tant que vous conserverez cet ornement qite les chèvres seu-
les ont le droit de porter. ■»
a Le Turc , qui comprenait assez mal l'italien , imagina que
la Livournaise mettait le don de sa main à une seule condi-
tion, celle du sacrifice de la barbe musulmane. Les Orientaux
sont capables de grands dévoùmens; il aimait, il se décida.
Chaque coup de ciseau lui perçait le cœur. Le sacrifice ac-
compli, lorsque son m^enton fut dépouillé de ses honneurs,
120 SOUVENIRS DE MA.LTE ET DE SICILE.
il se dirigea vers la maison qu'habitait la dame, pour lui
donner cette sublime preuve d'amour.
« I\Iadame, s'écria la camériste, riant aux éclats, voici
le Turc!
— Seccatura !
— Avec un bataillon de turbans qui l'accompagnent.
— Maie, reprit la Livournaise !
— Et un autre bataillon d'énormes pipes que ces messieurs
apportent!
— PeggioJ
— Et il a le menton nu comme la main.
— Pessim o !
En effet , une douzaine de Turcs aux grandes robes appor-
taient, chacun , leur cadeau pour la fiancée : car Fasil-Beg,
sur la foi de cette promesse , s'estimait bien et dûment marié.
Les mariages s'accomplissent très simplement à Constanti-
nople , où l'acquisition d'une femme , affaire peu importante ,
ne réclame que la prise de possession, sans autre cérémonie.
Voilà donc notre Turc, possesseur, à ce qu'il croit, de la
Livournaise, et qui vient planter sa tente dans la maison de
sa nouvelle épouse. Il pénètre dans le boudoir où reposaient
les attraits de la jeune Italienne, et laisse sa suite s'accroupir,
avec la solennité turque , dans la première salle , où elle dé-
ploie les trésors de plusieurs châles de cachemires; de je ne
sais combien de pièces de mousseline, et de douze pipes
d'une longueur démesurée.
La coquette, surprise dans son déshabillé du matin, était
iort embarrassée. Prières , explications , démonstrations , ar-
gumens, colère, rien n'y faisait. Fasil-beg n'avail-il pas sacrifié
sa"' barbe? n'avait-elle pas engagé sa foi? quel contrat plus
saint, quel pacte plus invincible , quel dévoùmcnl plus digne
de récompense? Je ne sais comment se serait terminée cette
scène originale et qui devenait violente , si le retour imprévu
du mari n'avait amené une péripétie nouvelle. Étonné d'a-
percevoir douze Turcs , armés de pipes et ne se gênant pas
SOUVENIRS DE MALTE ET DE SICILE. 121
le moins du monde ; il imagina d'abord qu'ils avaient pris sa
maison pour une autre. Un des fumeurs eut la bonté de lui
apprendre qu'il se trouvait dans le domicile de l'Ottoman
Fasil-beg, lequel venait d'épouser la dame de la maison.
C'était trop fort !
« Epouser! s'écria le Livournais en fureur! Mais c'est ma
femme ! Et quand cela ?
— (c Ce matin.
« II s'élança vers la chambre à coucher. La résistance de la
femme et l'insistance de celui qui croyait avoir des droits
continuaient avec une intensité fort dramatique. — Ma
femme.' — Mon mari.' — Les deux exclamations se croisè-
rent. En vain le mari livournais prit le parti de sa femme, et fit
observer au Turc qu'il était le premier en date. L'obstination
de Fasil-beg nécessita l'intervention de la police; il fallut
donner à la scène un dénoùment expéditif. Le Turc , privé
de sa barbe, écumant de rage, fut déposé sur le vaisseau
qui l'avait apporté , et forcé de mettre à la voile à l'instant
même. Constantinople le revit sans barbe et sans femme , et
le mari livournais dormit tranquille. »
Tels sont quelques-uns des récits plus amusans qu'é-
difians dont le cicérone Calabressa charmait mes loisirs.
Je voudrais avoir reproduit cette vivacité de diction ,
cette grimace éloquente , celte éloquence mimique , cette
poésie des gestes qui complélaieni sa narration et qui gra-
vaient dans ma mémoire les anecdotes originales dont il
avait recueilli à travers le monde l'abondante moisson.
{Metropolitan.)
j^tatiôtiquc»
ETAT ACTUEL
BE L^ COLONIE DES CYGNES
DANS L'AUSTRALIE OCCIDENTALE.
Rien de plus inléFessant , rien de plus curieux que d'assister
au développement d'une colonie naissante, que d'analyser un
à un les divers élcmens dont elle se compose : faible embryon
qui chaque jour attend le moment favorable pour éclore; qui
lutte contre les obstacles des hommes et de la nature , qui
porte dans son sein tous les germes de sa destruction ou de sa
prospérité; et qui, à travers les transformations successives
qu'il doit subir deviendra grande nation ou misérable peu-
plade, suivant qu'il aura étouffé les uns ou fécondé les autres.
De toutes les nations modernes, la Grande-Bretagne est la
seule dont le système de colonisation ait offert d'heureux ré-
sultats. Les deux Canadas , les États-Unis , l'Inde, Singapoure
Valise dans le Yucatan , proclament hautement son génie co-
lonisateur. Son système n'est pas absolu ; partout elle le fait
fléchir suivant les exigences des hommes et des lieux. Dans
les colonies du pôle arctique , dans la Nouvelle-Angleterre ,
elle accepte les coutumes, les usages, les lois qui y sont en
vigueur, tandis que vers le pôle antarctique, dans l'Australie ,
ÉTAT ACTUEL DE LA COLONIE DES CYGNES. 123
elle constitue tout, et réforme jusqu'au caractère des colons.
Vers la fin du siècle dernier, l'Angleterre tente une grande
expérience. Dans les mers du Sud , aux. lioiites du monde ,
sur les côtes inhospitalières d'un continent dont l'intérieur a
été jusqu'ici impénétrable, les Anglais transportent la lie
de leur population. Cet essai tout-à-fait nouveau dépasse tou-
tes les espérances ; l'organisation de cette colonie pénale est
si savante, qu'en moins de cinquante ans la Nouvelle- Galles ,
du Sud se présente avec de nombreux districts agricoles et ma-
nufacturiers, avec des villes riches et florissantes, avec une
population active et industrieuse ; ce n'est déjà plus une co-
lonie ; c'est un royaume vassal de la métropole. Un ramas de
malfaiteurs et d'aventuriers , soumis à une discipline sévère
mais juste , a suffi pour reculer les bornes de la civilisation.
Ce succès aurait été sans doute plus grand et plus rapide si
dès l'origine on eût cherché à coloniser un point de la côte
occidentale de l'Australie ; mais l'aspect d'une nature isolée et
d'une ceinture formidable de roches abruptes , de sables
mouvans avaient effrayé les plus intrépides , et malgré tout
l'intérêt que pouvait avoir la Grande-Bretagne, même à cette
époque, de rapprocher l'Australie de ses possessions de l'Inde,
on négligea les points de la côte occidentale qui y font face ,
pour jeter à Botany-Bay les premiers fondemens de la colonie.
Depuis que la puissance anglaise s'est agrandie et conso-
lidée dans l'Inde , depuis que Ceylan , l'île IMaurice , le cap
de Bonne-Espérance, sont devenus à leur tour des colonies
florissantes; il importait de fonder un établissement sur la
côte occidentale de l'Australie, pour rapprocher entre eux ces
divers points : l'Angleterre l'a bien senti. Plusieurs expéditions
furent ordonnées dans ce but , mais sans atteindre aucun ré-
sultat : enfin un vaste oasis s'est rencontré au milieu de ces mou-
tueuses solitudes : c'est le bassin pittoresque et fertile de la ri-
vière des Cygnes (Sican Âiver), que le capitaine Stirling fut
chargé d'explorer en 1826. Cet ofiîcier, en remontant le fleuve
jusqu'à 60 milles au-dessus de son embouchure , découvrit des
I2k ÉT.VT ACTUEL
sites admirables , un terroir excellent sous un climat tempéré ,
et de vastes forêts à exploiter. A son retour , il soumit au par-
lement ses projets de colonisation, ainsi que les plans formés
par M. Thomas Peel, sir Francis Vincent, Ed. Sclienley,
Th. P. ÎMacqueen. Ces derniers offraient de transporter dans
quatre ans dix mille habiians du Royaume-Uni à la rivière
des Cygnes , de fournir les bàtimens et les provisions néces-
saires à l'expédition et de tenir constamment en mer, pour les
besoins du service , trois paquebots entre Swan-Kiver et Sidney,
dans le cas où la nouvelle colonie relèverait de la Nouvelle-
Galles du Sud. Ils évaluaient le transport des émigrans à 30 j£
par tête, total 300,000 £ (7,500,000 fr.), et ils demandaient en
retour Zi, 000, 000 d'acres de terre, au taux de 1 ^:£6 d. par acre,
sur quoi ils s'engageaient à livrer à chaque émigrant mâle
200 acres au moins, libres de toute redevance. Cette offre
fut écartée , soit qu'elle parût onéreuse au gouvernement, soit
que les associés de M. Peel n'eussent pas les moyens de
réaliser leur projet. La concession eut lieu cependant au
profit de ce dernier exclusivement , sous la garantie de
'M. Salomon Levv; de la maison Cooper et Levy, de Sidney,
qui fit l'avance de 20,000 j£, moyennant hypothèque sur les
terrains de la concession, et une part dans l'entreprise. Le
gouvernement stipula les conditions suivantes :
L'état ne prend à sa charge, ni le transport des émigrans , ni leur
approvisionnement, ni leur retour en Angleterre, ou leur voyage
dans d'autres possessions, s'ils viennent à quitter la colonie. Ceux
qui s'y rendront avant la fin de 1830 recevront, à leur arrivée, des
lots de terre libres de toute redevance, mais d'une étendue propor-
tionnée au capital destiné à les mettre en valeur, et dont ils justi-
fieront devant le lieiUenant-gouverneur ou autres autorités admi-
nistratives. Le rapport entre la concession et le capital sera de 40
acres pour 3 £. Seront considérés comme capital , tout le mobilier
nécessaire à l'exploitation de la ferme ou à l'habitation, et la moitié
de la solde ou de la pension qui serait due par l'état à rémigrant,
fr Ceux qui amèneront avec eux des ouvriers recevront, en sus des
DE LA COLOME DES CYG>'ES. 125
lots proportionnels dont on vient de parler, 200 acres de terre re-
présentant une rente de 15 ^ par tète, pour indemnité de transport,
— Sous le nom d'ouvriers sont compris les femmes et les enfans au-
dessus de dis ans ; au-dessous de cet âge, l'allocation est de 40 acres
par enfant de moins de trois ans 3 de 80 pour ceux de trois à six; et
de 120, de neuf à dix ans. — La concession n'aura pas lieu en pleine
propriété, si le colon ne justifie, ainsi qu'on l'a dit plus haut, que la
somme exigée (3 £ pour 40 acres, ou l shilling 6 deniers par acre}
n'a pas été dépensée en matériel d^élahlissement ou en frais de cul-
ture, ou n'est pas représentée par dautres dépenses utiles, telles
que bàtimens, chemins, etc. — Si, dans trois ans, à dater de l'envoi
en possession , le colon n'a pas mis en culture ou en tout autre rap-
port un quart au moins des terres concédées, il paiera six deniers
par acre laissé à l'abandon; et au bout de sept ans, tout ce qui
restera en non-valeur fera retour à l'état. — Par une clause expresse
de chaque concession, le gouvernement aura pendant dix ans le droit
de reprendre, sans indemnité, tout terrain inexploité qui serait né-
cessaire à la confection des routes , canaux , quais ou bàtimens pu-
i)lics. — Après 1830, les nouvelles concessions auront lieu sous
telles conditions que le gouvernement déterminera.
Le capitaine Stirling fut nommé lieutenant-gouverneur
de la colonie , avec une concession de 100,000 acres.
M. Peel en obtint 250,000 , sous les conditions qu'on vient
d'énoncer , et à la charge d'emmener quatre cents émi-
grans. Le gouvernement se réserva d'étendre celle alloca-
tion à 1,000,000 d'acres jusqu'en ISZiO; en 183i, elle n'en
comprenait que 500,000.
Dans ces circonstances, plusieurs centaines d'émigrans
partirent d'Angleterre au commencement de 1829, et arri-
vèrent dans l'Australie occidenlale au mois d'aoùl. Débarqués
à l'embouchure de Swan-River, ils seiablireut le long de celle
rivière ainsi que sur un de ses affluens, le Canning-River, et
déjà à la fin de 1829 , la colonie comptait 850 résidens et hhO
non résidens. Le montant des capitaux donnant droit aux
<oncessions était de/tl,550^; les terres concédées, dc525,000
acres; les baux effectués, do 39; on y comptait 204 bêles à
126 ÉTAT ACTUEL
cornes, 57 chevaux, 1096 bêtes à laine, 106 porcs, et 25
navires y étaient arrivés de juin à décembre.
Le territoire de la nouvelle colonie s'étend du 32'^ au 35^
degré de latitude, et du 155* au 118'' degré de longitude. Sa
configuration topographique présente trois chaînes de mon-
tagnes parallèles , de formation primitive , courant du nord
au sud. La plus haute , qui sert de limite , à l'est, se termine
à la baie du roi Georges ; la seconde , celle des monts Dar-
ling , passe derrière le Swan-River, et plonge dans la mer
au cap Chatham,- la troisième, la moins élevée, finit au sud,
au cap Lewin, au nord, au cap JS aturaliste , et ne s'étend
que du 33° 30' au 3^° 20' de latitude. De ces trois groupes
de montagnes, distant de 20 à 30 milles l'un de l'autre,
sortent des cours d'eaux importans , dont les principaux sont :
le Swan-Rîver, le Canning, l'un de ses affluons, le King-
River, et le Blackicood.
Dans tous ces cours d'eau on trouve en abondance un sable
noirâtre et fin , mais assez lourd , et cédant à l'attraction de
l'aimant.
C'est sur les bords de ces rivières que les principaux éta-
blissemens coloniaux ont été fondés. La ville de Freemantle
est assise à l'embouchure de Swan-River ; Penh , à 9 milles
au-dessus , sur la rive droite ; à 7 milles plus loin , Guildfort
s'élève entre ce fleuve et l'un de ses affluons. La ville d'York
occupe le versant oriental des monts Darling, dont les riches
pâturages ont déterminé cet emplacement. La ville d'Au-
gusta, fondée sur le Blackvood's-River, près du cap Lewin
et de la baie du roi Georges, habitée en 1826 par un déta-
chement de condamnés qu'on y avait envoyé de Sydney , a été
depuis cette époque détachée de la Nouvelle-Galles du Sud ,
et incorporée à Swan-River.
Le littoral de la colonie possède plusieurs rades impor-
tantes. Les plus sûres sont : celle de la baie du roi Georges ,
découverte en 1792 par Vancouver, comprenant deux bas-
sins j viennent ensuite celles du Prince Royal, deVHuître,
DE LA COLOME DES CYG>ES. 127
d'Aiigusta, et enfin la baie du Géographe. La baie de Cock-
burne (32° 10' lat.) entre la terre ferme et l'île des Jardins,
offre une rade d'un facile accès qui peut contenir mille bùti-
mens. En cas de guerre ce serait une position redoutable.
La rade de Gages ^ à l'entrée de la rivière des Cygnes,
quoique abritée par les îles des Jardins, de Rottenest^ et de
Peel , est exposée aux vents nord-ouest. Le Swan et le Canning-
Kiver débouchent dans un bassin de neuf milles de lonsc
sur trois ou quatre de large, nommé le MelviUe, dont
l'entrée est semée de bancs de rochers de six pieds de haut
à la marée basse. Ce barrage offre une largeur de trois quarts
de mille, lorsque la sonde donne le long de la côte, de quatre
à six brasses de profondeur, et huit brasses environ au centre
du bassin. Celte disposition serait admirable pour une rade,
si l'on y creusait un canal assez profond pour recevoir de
grands vaisseaux. Le Swan est navigable pour les bateaux,
jusqu'au point où la marée n'est plus sensible. A Perth, sa
largeur est d'un demi-mille, et son lit peu profond. Eu remon-
tant la rivière , le paysage devient plus pittoresque, par-delà
une chaîne de collines boisées , semées de vertes pelouses
qui lui donnent l'aspect de nos parcs les plus rians ; on dé-
couvre, de l'ouest à l'est, un amphithéâtre de montagnes
d'une étendue de 30 à 50 milles, dontja hauteur, jusqu'aux
monts Darling, varie de 1200 à 1500 pieds. Un de ses pics,
le mont William , s'élève à 3000 pieds au-dessus du niveau
de la mer.
On a découvert dans l'île de Rollenest une mine de sel
gemme, dont le produit, contenant plus de sel que de muriate
de soude, est consommé dans son étal naturel. Le pays abonde
en sources minérales, la plupart ferrugineuses et jaillissant
du sein même du minerai ; il en est une dont leau tient en
dissolution un alun d'un goût assez agréable. Le pays présente
une grande variété de sol : sur beaucoup de points , il est sa-
blonneux sans aridité, et produit une végétation naturelle;
lorsqu'on le soumet à la culture , il est fertile eu blé , oi'ge ,
128 ÉTAT ACTUEL
avoine , légumes , etc. Les terres crayeuses , comme en
Angleterre, froides et humides en hiver, ou calcinées par
les chaleurs de l'été , y exigent plus de soins. On n'a pas
encore employé la craie à la fabrication des poteries ; mais
xm colon prétend avoir découvert auprès de Perth une
pierre à plâtre excellente, transparente comme le verre y
de forme rhomboïde , veinée à l'intérieur comme du satin
moiré. Elle brûle à la chaleur d'un four de boulanger;
réduite en poudre et mêlée à l'eau , elle forme une pâte très
dure, d'un beau blanc. Ce plùtre, à la différence de celui de
Paris, ne prend qu'au bout de vingt minutes, et sans offrir
un aspect laiteux. On le trouve en morceaux de la grosseur
d'une noix , dans des lits de mo.rne , mêlés à du sable et à de
la craie rouge. Enfin , les montagnes Bleues , situées à 35
milles des bords du Swan, fournissent une pierre excellente ,
(|u'on pourrait utiliser pour la mouture , et dont la beauté
du grain rivalise avec celle dos meules de France.
On n'a pas encore découvert de la houille à Swan-River ;
mais si l'on juge de la constitution géologique de ce pays par
celle de la Nouvelle-Galles du Sud et de Yan-Diemen , ce mi-
nerai doit y être assez abondant pour alimentv'^r , dans ces
parages, notre immense système de navigation à vapeur sur
toutes les mers du globe.
Depuis la baie de Ganthaume jusqu'à celle d'Island,
la côte, y compris les îlots qui la bordent, offre un com-
posé de calcaire mêlé de granit. Dans ces roches s'ou-
vrent des brèches sablonneuses, où croît une maigre vé-
gétation. Derrière ce rempart de 800 pieds de haut, sur
une largeur de deux à trois milles, s'étend un désert de sable
d'origine diluvienne , semé de cailloux et de rochers , qui
semblent avoir été jetés là par une convulsion de la nature.
Ce canton n'est nulle part absolument stérile, et il présente
quelques parties d'excellent terrain.
La colonisation ne s'est pas étendue dans ces plaines ; elle
a suivi les bords du Swan et du Canning, et s'est spécialement
DE LA COLONIE DES CYGNES. 129
attachée à les féconder, en remontant le cours de ces deux
rivières; mais ce n'a pas été sans acheter par de grands sa-
crifices une expérience qu'on n'acquiert en général qu'à ses
dépens. En voici un exemple : les fondateurs de la colonie,
séduits à leur arrivée par un luxe de végétation qui dépas-
sait leurs espérances, se firent envoyer de Van-Diemen 6200
moutons , avant de leur préparer des abris et de leur choisir
les meilleurs pacages. De leur côté, les expéditeurs les em-
barquèrent à la hâte , sans prendre aucune disposition
pour leur traversée. La moitié du troupeau périt en mer;
le reste, abandonné sur des terrains vagues et de mauvaise
qualité, malgré leur belle apparence, s'échappa , mourut de
maladie, ou fut tué en 1831 pour l'approvisionnement d'une
flottille mouillée dans ces parages.
Malgré cet essai malheureux , la colonisation de Swan-Ri-
ver a , dans l'espace de sept ans , dépassé toutes les espérances.
M. Slirling écrivait, il y a trois ans, à la Société royale de
géographie : a Les seuls produits indigènes de quelque va-
leur sont les bois de construction , d'excellens pacages , une
variété de tabac que la culture peut utiliser, et du lin d'aussi
belle qualité que celui d'Europe. La baie du roi Georges, ex-
posée, en été, aux vents du sud et rafraîchie par de fré-
quentes pluies, jouit d'une température plus égale que la côte
occidentale. J'ai fait dresser à Penh et à la baie du roi Geor-
ges, des tables de température, au moyen desquelles on
pourra comparer l'état météorologique du pays avec celui des
autres possessions britanniques. Mais, dès ce moment, j'afiirme
que le climat de S^vau-River ne diffère de celui de la métro-
pole que par l'extrême chaleur des mois de janvier, février
et mars ; et que tout est disposé pour y élever en peu de temps
la colonie à un haut degré de prospérité. »
Les documens authentiques fournis en 1836 par l'élite des
colons de Swan-llivei', et que nous allons transcrire ici, prou-
vent que ces prévisions se sont réalisés, et offrent, en outre,
sur les progrès de rétablissement, des détails pleins d'intérêt.
yiu.^U" SÉRIE. 9
130 ÉTAT ACTUEL
Le leri'itoire de cette colonie est divisé en cinq distincts :
celui de Perth ou de Swan, sur la i-ive droite de la rivière;
celui de Freemantle , à son embouchure , sur le bord op-
posé; celui d'Yark, sur l'un de ses affluens; et, en remon-
tant le Swan, ceux de Guildfort et Canning.'
Le district d'York, situé sur le versant oriental des monts
Darling, possède 5000 bêtes à laine, dont la reproduction
est de 80 à 100 têtes par an. Ces troupeaux viennent de
l'île de Van-Diemen : leur lainage rude et long dans l'origine,
tend à s'améliorer depuis qu'on a croisé cette race avec celle
provenant du magnifique troupeau cte purs mérinos, donné
en 1791 par le roi d'Espagne à Georges lîL Le troupeau de
mérinos est de 900 têtes ; les agneaux de six mois pèsent de
hO ài61iv. En traversant les monts Darlingpour arriver au dis-
trict d'Y'ork, ces troupeaux furent réduits de moitié, par
suite de maladies qu'ils contractèrent en dévorant , après une
longue route qui les avait extrêmement atfaiblis, les rameaux
des broussailles ou les tiges à demi ligneuses des plantes
qui tapissent les gorges de ces montagnes. Pour prévenir de
nouveaux accidens, on a pris le parti de les nourrir, pendant
ce trajet, de foin ou de grains.
Le district d'Y'^ork est favorable à l'élève des chevaux ; il
conviendrait mieux aux ruminans, si on y trouvait de ces
bas-fonds où croissent les riches herbages. Aussi , les co-
lons s'attachent-Hs spécialement à l'exploitation des bêtes à
laine, et mettent peu de terres en labour; celles-ci rendent,
de 20 à 26 boisseaux par acre. La terre est en général fort
bonne de Beverley jusqu'au-dessous de Northam, sur une
surface de 300 railles carrés, à partir des bords du fleuve.
L'aspect du sol y varie du rouge au brun : cette dernière
qualité de terrain est la meilleure, et couvre les tertres ondu-
leux qui fuient à un mille du rivage ; c'est une argile à demi
sablonneuse , qui ne sèche pas en été , et qui absorbe les eaux
en hiver. Le pays est assez boisé pour les besoins de l'habi-
lant; on emploie avec succès., dans les constructions, ime
DE LA COLOiV'IE DES CYG>ES. 131
gomme blanche très abondante, mais dont la durelé rend
l'extraction fort coûteuse. Avec un capital de 1000 ^ , on pent
y fonder un établissement de première classe , et il suffirait de
200 à 500 £ pour y créer un petit domaine qu'on exploiterait
soi-même.
Dans les districts de Swan et de Canning , la quantité de
terre mise en culture était :
EU 183/j. EN 1835. AUGMENTATION.
Blé. ......
564 *"*>'•
1,156
592
Oige
100
156
56
Avoine
116
126
10
Pommes de terre.
15
31
16
Totaux. . .
795
1,469
674
La terre d'alluvion y produit, par acre, 18 boisseaux de 40
à h^ livres; la récolte de 1836 a sufli à la consommaii-on de
la colonie. Les trois districts de Swan, Canning et York , pos-
sédaient :
EN 18SZt.
EN 1856.
AUGMENTATION
—
—
—
Eètes à cornes
600
646
146
Chevaux. , .
162
167
5
Moutons. . . .
3,545
5,138
1,593
Chèirres. . . ,
492
657
165
Porcs
372
550
178
TOTAVX. .
5^071
7,158
2,087
On réserve , pour améliorer les races, des étalons de pur sang
elles meilleurs taureaux. Les chevaux y sont mieux portans
et plus robustes que dans la JVouvelle-Galles et à Yan-Dienien,
Dans l'intérieur on les emploie à la moulure des grains ; mais
la ville de Penh a deux moulins à eau et ua moulin à veut
9.
132 ETAT ACTUEL
qui rapportent aux propriétaires 3 shillings par boisseau ou
60 livres de moulure ; on y a établi une brasserie. Chaque
ferme se compose d'une maison , propre et commode , et des
bâtimens d'exploitation nécessaires ; une ligne de fossés
coupés de barrières sert de clôture aux propriétés. Quelques
terres ont rapporté un fermage de 10 p. %; celles d'alluvion
rendent de 20 à 25 shillings par acre.
Un laboureur gagne de 4 à 8 shillings par jour ; un char-
pentier, de 7 à 8; le meilleur forgeron, 15 ; mais ces derniers
et tous ceux qui exercent un art mécanique, ne travaillant
qu'accidentellement , n'ont que peu de chances de fortune.
Quand l'ouvrage cesse , ils louent leurs services comme gar-
çons de ferme, ou se livrent à la pêche ou à la chasse. La
colonie manque de pâtres : 150 émigrans trouveraient actuel-
lement , dans cette industrie, une existence assurée.
La Grande-Bretagne possède peu de colonies aussi fa-
vorables à l'horticulture que Swan-River ; cet avantage est
dû aux pluies régulières de l'hiver et aux cours d'eau qui
sillonnent le pays, autant qu'à la nature du sol. Les monts
Darling offrent de belles expositions pour la vigne et l'oli-
vier; des anfractuosilés de ses roches formées de cou-
ches ferrugineuses et granitiques s'échappent des sources
nombreuses qui fertilisent ses vallées. Entre Guildfort et
Freemantle, s'étendent 100 acres d'un riche terrain, formant
un admirable jardin-verger, où mûrissent, de Noël jusqu'en
mai, le chasselat, le muscatel, et d'autres variétés de rai-
sin ; la figue violette du Cap , la figue blanche de l'Inde , la ba-
nane, et la pêche que la greffe n'a pas encore rajeunie. Les
noyers, les pommiers, les poiriers , les pruniers, les orangers,
y sont naturalisés depuis peu et s'annoncentbieu; mais l'aman-
dier n'y a point réussi ; quant aux légumes et aux différentes
espèces de végétaux , les jardins d'hiver situés sur les hauteurs ,
et ceux d'été dans les bas-fonds , en fournissent pour tous les
besoins des habitans. A Perth , un potager de 16 acres suffît à
l'approvisionnenient de la ville; les turneps, les choux, les
DE LA COLONIE DES CYGNES. 133
radis, les caroltes, les ognons, les pois, les haricots, y
sont d'excellente qualité; les melons ordinaires, les canta-
loups , les pastèques, y acquièrent une saveur délicate. En un
mot, le climat est assez frais en hiver pour qu'on y cultive
avec succès les légumes d'Angleterre , et assez chaud en été
pour favoriser la maturité des fruits les plus délicieux des
tropiques et du midi de l'Europe. Les greffes produisent dès
la seconde année ; un plant de chasselat a , dans une saison ,
poussé plusieurs sarmens de trente pieds de long.
Lors de la fondation de la colonie, les légumes y étaient
hors de prix : un chou coûtait 2 shillings 6 deniers; le plus
gros aujourd'hui vaut 1 penny (10 cent.); les pommes de
terre coûtaient 1 shill. 8 den. la livre ; aujourd'hui, 1 penny 1/2 ;
les pois non écossés, 2 shil. le quarteron ; aujourd'hui, 2 sh.
6 den. la mesure entière. Les ognons sont tombés de 1 shil.
6 den. àl den. ; les pastèques de 10 shil. 6 den. à 2 den. ; les con-
combres de 9 den. à 1 den.; le raisin de 2 shil. 6 den. à 9 den.
la livre ; les pêches , de 1 shil. à 2 den. ; et les figues , de 3 shil.
à 6 den. la douzaine. Dans les premiers temps de la colonie,
la viande fraîche coûtait 1 shil. 12 et 2 shil. la livre, à cause
du mauvais succès des premières expéditions de bétail faites
à Van-Diemen ; mais des compagnies de chasseurs rapportaient
de leurs excursions des kangarous, des canards, des cygnes,
des sarcelles. La disette fut si grande en 1831 qu'on fut obligé
de déterrer du bœuf salé qu'on avait enfoui comme viande
gâtée. Dans l'espace de quatre années, comme on voit , le coût
des approvisionnemcns a subi de grandes modifications. Ce-
pendant le prix de la viande est encore resté à un taux très
élevé- En 1835 , le bœuf coûtait encore 1 shil. 1/2 la livre ; le
mouton, 1 shil.; la farine, 3 den. la livre seulement. Rela-
tivement le gibier et le poisson y sont à très bon marché.
Ainsi , pour 1 shill. , on a un plat d'excellent poisson ; la ve-
naison y est si recherchée qu'un bon chien dressé à courir le
kangarou s'y vend jusqu'à 30 ^.
Voici maintenant le tableau fourni par le capitaine Scott
13i ÉTAT ACTUEL
et qui présente le chiffre des importations effectuées dans la
colonie, depuis sa fondalion :
NOM BUE
TOKXiCC
VALEUR
^
îfoaii
RE DE
ANNÉES.
de
Navires.
diS
Navires.
des
Carg.iis.
te
•À
n
o
o
a
o
Cï
u
»
^. ..
u
u
^^■
1829.
18
5,209
50,281
652
66
77
1,502
25
4l!21
1S30.
39
11,601
"11,177
1,125
26
406
6,244
14
44' 48
1S31.
27
1,597
67,371
179
■ 30
25
1852.
13
1,583
26,581
14
1833.
21
3,067
18,013
73
1834.
18
2,874
56,942
142
S
1855.
27
3,169
50,727
96
o
79
2,870
20
TOTAUX.
163
52,200
994,095
2,281
135
562
10,641
69 105 69
En 18o/i, les exporialionsontété de 37 balles de laine, et en 1835,
de 50. Avant 1830, il y eut plusieurs naufrages à l'entrée de la
rade de Perth ; mais depuis, les navigateurs les ont évités en
étudiaiitîes veulsellescourans qui régnent dans ces parages.
IN'ous avons signalé à la page 130 l'énorme déchet survenu
dans l'expédition des moutons de Yan-Diemen à Swan-River,
en 1829 et 1830; cette circonstance explique pourquoi l'ex-
portation des lames a été si faible en 1834 et 1835. Sans ce
désastre, l'exportation des laines eût été, en 1835, de 7638
liv. , et en 1836, de 12,500 liv., au prix de i shil. 9 den. la
livre (2 fr. 20 cent. ). Une nouvelle denrée a été exportée en
1836 : c'est la gomme , dont quinze tonneaux viennent d'être
expédiés pour Liverpool.
Dans la colonie de Swan- River , l'été commence eu
décembre; les mois de janvier, février et mars sont les
plus chauds de l'année. Le thermomètre de Fahrenheit y
marque à l'ombre 80 à 90 , et en mars 1836, il s'est élevé
à 105 degrés. Mais la fraîcheur des nuits et dans le jour
DE LA COLONIE DES CTGKES. 135
une brise du sud-ouest, viennent régulièrement tempérer
l'atmosphère; et tous les matins le vent d'est chasse les
nuages et dissipe les brouillards qui s'élèvent parfois au-des-
sus de la rivière. Malgré les rosées de la nuil, le pays n'ayant
que fort peu de marais , est affranchi du tnalaria et de toute
exhalaison insalubre. L'hiver arrive au mois de juin , et les
pluies abondantes sont celles de juillet et d'août. A cette époque,
il survient , à défaut de neige , des gelées blanches et du ver-
glas qui se fondent aux premiers rayons du soleil. Mais dans
cette saison éclatent de violons orages mêlés de grèle , de ton-
nerre et de coups de vent; ces bourrasques durent trois ou
quatre jours et se renouvellent à d'assez courts intervalles.
' Pendant le reste de l'année, le climat est délicieux et sa sa-
lubrité le rend précieux pour les constitutions les plus déli-
cates. F.n hiver même , à l'aide de quelques précautions , elles
n'ont rien à craindre des brusques variations de l'atmosphère ;
aussi, quantité de nos compatriotes, affectés depulmonie,
de bronchites, d'asthmes, dephthysie , d'hémoptysie, et dont'
ou désespérait eh Europe , ont été parfaitement rétablis après
quelques mois de séjour dans la colonie. L'hiver y produit les
rhumatismes, la dysenterie, les catarrhes; et pendant l'été
ou au commencement de l'automne, règne une ophthalmie fis-
tuleuse , la seule maladie qu'on puisse regarder comme en-
démique. La coqueluche y fut importée en 1833 et a disparu
en 1834. On n'y connaît ni rougeole, ni petite-vérole, ni vac-
cine. Les maladies s'y produisent rarement avec la fièvre, et
les plus communes n'offrent rien de grave quand elles sont
traitées à temps. Plusieurs, et notamment le scorbut, qui ont
sévi dans les premières années de la colonie , provenaient de
l'état précaire où se trouvaient les émigrans, les ouvriers
surtout, mal logés, mal nourris, privés d'alimens végcHaux ,
sans défense' contre les brusques variations hygi'onu'triques
de l'atmosphère et cherchant trop souvent un remède meur-
trier dans l'abus des liqucuis foi'tes.
La classe aisée, vivant d'une manière plus confortable, a
136
ETAT ACTUEL
été à l'abri de ces maladies. Aujourd'hui , les ouvriers eux-
mêmes ont une nourriture saine , abondante , des habitations
bien closes ; et l'état sanitaire de la population est le meilleur
qu'il y ait au monde. L'auteur de ce rapport , qui nous fournit
ces documens, observe qu'en février 1836, sur une clientelle
de 1000 personnes, il n'avait pas un malade ; et que les deux
grandes opérations agricoles, les semailles et la moisson,
éprouvent, par suite des changemens de temps, moins d'in-
terruption que dans tout autre pays. Là, ni longues pluies,
ni sécheresses continues ne viennent trahir les espérances du
laboureur.
On peut juger du climat de l'Australie occidentale par le
tableau météorologique qui a été dressé en 183/i.
f
i
I
t
1
MOIS.
niERMO-
MÈTRE.
DARO-
AlÈTRE.
VFNTS.
.1
ÉTAT
ATMOSPHÉRIQUE.
1
!
1
JvNÏIEf. .
99
57
30,20
29,75
S. 0., S. S. 0.
1
rlel serein, clialeur accablante; !
le 31 , éclairs, tonnerre.
j
1
FiVMEr,. .
95
58
30,15
29,75
S. C, S. S. 0.
II.... les l«i' et 25, orpgps, coups
de tonnerre.
1
Mins. - .
AvniL. . .
Mu. . . .
102
90
SO
54
5A
45
30,18
30,31
30,35
29,80
29,85
29.90
S. 0.,S. S. 0., S.E.
S. 0., S. S. 0.
S. 0., E., N. 0.
1'^ part., serein, frais; la dernière,
clialeur élculTanle ; du 27 au 30,
pluies d'orages.
l"pari., nuageux , frais; le reste,
variable ; le 2 , pluie et grêle;
quatre jours d'orages.
Bon frais; six jours de pluie, temps 1
pluvieux la nuit. |
Juin. . . .
75
45
30,28
29,43
N. N. 0..N. E.,S.E.
Variable ; onze jours de pluie ;
giéle, le 26.
Jrii.MT. .
66
43
30,35
29,49
N. E., N. N. 0., 0.,
S. S. 0., s. E.
Bon frais ; dix jours d'ouragans ,
et tonnerre.
AOIT. . .
72
43
30,36
29,59
E. i/4N., 0. 1/4 S.,
N. 0.
Froid ; sept jours dorages avec
rafales.
Septembbb.
78
42
30,36
29,95
E., S., S. 0.
Froid , rafales , grande cbaleur ,
variable , pluies.
Octobre. .
80
46
30,28
29,62
S. 0.
Ciel serein, beau temps, pluies;
10 et 11 , orages , tonnerre.
Novembre.
82
46
30,31
29,85
S. 0.
Variiible , quatre jours de pluie ;
(lialeur accablante à la lin du
DÉrEMBIlE.
9
70
30,32
29,69
S. 0.
mois.
Frais, trois jours de pluie, ton-
nerre.
-
DE LA COLO>IE DES CYGNES. 137
La colonie de Swan-River ne compte que 95 artisans, dont
30 seulement vivent de l'exercice exclusif de leur métier.
Lors même que l'accroissement des émigrans nécessiterait la
construction de nouvelles maisons , les ouvriers actuels suffi-
raient au surcroît de travail. Les principaux établissemens
publics de la colonie sont : l'hôtel du gouverneur, la cour
d'assises , la prison de Perth , et la douane ; on les évalue
ensemble à 13,000 ^; la valeur totale des maisons est de
30,000 £ : c'est la moitié du prix de construction.
Le personnel de la colonie est réparti ainsi qu'il suit :
DESIGNATION
des
DISTRICTS.
Perth
Freemantle
Guildfortli.
York
Cunniag • •
Au- dessus
de 21 ans.
d89
118
198
29
18
552
Au-dessus
de 14
et au-dessous
de 21 ans.
126
61
74
7
5
273
39
20
56
6
8
109
Au-dessous
de 14 .nus.
57
18
29
1
2
87
275
lOG
69
70
5
254
594
356
500
51
44
1548
En 1835, il y a eu Ck naissances, k mariages, 24 décès; la
population de la baie du roi Georges était en 1836 de 160 in-
dividus; celle d'Augusia, de UO.
Le conseil législatif et exécutif de la colonie se compose
du gouverneur, du secrétaire colonial, de l'avocat-général,
delinspecteur-général etdu commandant militaire. Les autres
fonctionnaires sont le juge commissaire civil , le président des
assises, le receveur des revenus publics, le chapelain, le
chirurgien colonial, le gouverneur particulier des principales
villes et l'intendant des ports.
A la fin de 1834, il avait été concédé 1,529,721 acres de
338 ÉTAT ACTUEL
terre aux paniculiers , et 100,000 au gouverneur; en tout
1,629,721 acres, dont 5/i4,662 en pâturages, situés à l'est des
monts Darling. Déduction faite d'un huitième de ces derniers
terrains qu'on suppose sans valeur , reste /t76y580 acres qui ,
à S acres par tête, peuvent nourrir 158,860 moutons.
En 1834, le revenu colonial, y compris le montant des
concessions de terrains et les droits sur les boissons et licen-
ces, s'élevait à 9,750 ^ (243,750 fr.); et les dépenses publi-
ques à 12,175 £ ( 304,375 fr. ). En 1835 , le revenu était
de 11,813 ^(295,325 fr.)et la dépense de 9,361 ;£(234, 025 ir.).
La valeur des propriétés existantes dans la colonie s'élève
à la somme de 320,041 56 ( 8,038,525 fr. ), ainsi qu'il résulte
de l'étal suivant :
Pronriété'! mohiUires.
Bètc3 à laine, 5,300 à 50 sh. par tète, 13,250^» sh.
Chevaux, 170à35liv. st 5,950
Bêles à corne, 540 à 12 riv. st. 6,480
Chèvres, 500 à 30 sh 750
Porcs, 550 à 20 sh 550
Bateaiix,niélierset outils d'arts mécaniques 3,000
Mobilier des maisons dhabiiation 10,000
Têtemens de 1,683 personnes à 5 liv. st. par tète. . 8,4X5
Instrumcns aratoires et mobilier d'exploitation des
fermes, etc 5,000
Marchandises, et denrées en magasin 15,000
Numéraire métallique 5,000
Proprictés immobilières.
870 maisons à Perth et à Freemanlle 30,000
1,579 acres de terre en culture , à 15 liv. st. l'acre,
y compris les fermes et bàlimens d'exploilation . . 23,685
160,000 acres de terres concèdes et servant, en tout
ou en parlie, au pacage des moutons, chevaux et
bétail, à 5 sh. par acre 40,000
l,379,616acres de terre concédés , mais qi.i restent
inoccupés, à 2 sh. par acre 187,961 12
Bàtimens publics, prisons, etc 13,000
Routes, ponts, quais et ports 2,000
Total . ; . 370,041 12
DE LA. COLONIE DES CYO'ES. 139
Pour compléter la staiisiiqne de la nouvelle colonie , nous
allons donner mi aperçu de l'adnîinislralion de la justice cri-
minelle de 1830 à 1836. Dans cet intervalle , il y a eu , pour les
crimes désignés sous le nom générique de félonie, 170 accu-
sés, 164 condamnés, 69 acquittés. Pour les misdemeanour
(fautes graves, malversations), 55 accusés et 15 condamnés.
Les cas de condamnation se sont présentés comme il suit :
voies de fait et blessures , 12 ; destructions ou dégradations de
bâtiniens , 10; fausse monnaie, 1; violation de dépôts, 2;
recel, 2 ; faux témoignage, 1 ; larcins, 89. La peine de mort
n'a pas été prononcée. On a infligé aux coupables suivant la
gravité des cas : la déportation àBotany-Bay ou à Van-Diemen,
la prison ou le fouet. L'ivresse el les rixes qu'elle engendre ,
les délits commis par les propriétaires des maisons publiques
et des cabarets, les discussions entre les maîtres et les do-
mestiques , le maraudage , etc. , sont jugés sommairement. La
loi criminelle appliquée en cour d'assises par des magistrats
coloniaux, est, sauf de légères modifications, la même qu'en
Angleterre. Outre les conslables ordinaires, il y a un corps
de police spécialement chargé de parcourir le pays et d'em-
pêcher les déprédations que les tribus indigènes pourraient
commettre. Les détenus mâles sont soumis à des travaux d'u-
tilité publique , et les femmes employées à des ouvrages do-
mestiques. Le chapelain de la colonie réside à Penh, où il
célèbre l'office divin dans un édifice qui sert provisoirement
d'église, el de temps à autre il visite les autres districts. Cette
ville possède aussi une chapelle méthodiste et une école de
dimanche fréquentée par de nombreux élèves. On y a fondé
par souscription une autre école élémentaire gratuite. Elle
compte trente-six élèves , sous la direction d'un habile insti-
tuteur aux appointemens de 50 j£ par an. Deux autres établis-
semens du même genre existent déjà à Freemanlle el àGuild-
fort.
Tel est l'étal actuel d'une colonie qui manquait à la puis-
sance britannique j c'esl un anneau de plus ajoulé à celle ceiu-
140 ÉÏAT ACTUEL DE LA COLONIE DES CYOES.
liire immense de possessions dont elle entoure le globe. Dans
quelques années Swan-River sera d'un secours immense pour
les navires anglais. Bientôt, sur ce puint se dirigeront les ex-
péditions les plus importantes ; car , liant l'océan Indien à la
mer Pacifique, il rapprochera de plusieurs centaines de
lieues l'Australie de la métropole.
(jStathtical Transactions.^
illiôcHlanccô»
L'ALIBI.
Un chef-lieu de comté en Irlande est , pendant la durée
des assises , le théâtre du plus effroyable désordre. On di-
rait que la présence de la justice , personnifiée dans les deux
vénérables juges à grandes perruques poudrées, qui pré-
sident les deux cours, ne sert qu'à autoriser la violation
de toutes les lois. Une foule turbulente et oisive se presse ces
joiu's-là dans les rues. On se bat, on s'injurie; les voleurs et
les vagabonds profilent de la bagarre, s'introduisent dans les
maisons, vident les armoires, dégarnissent les buffets, en-
traînent les bestiaux hors la ville et s'enivrent le soir. Sous
les yeux des juges , dans l'enceinte même de la cour, se com-
mettent les délits les plus flagrans. Le shériff et ses satellites
sont sans cesse occupés de mettre la main sur des accusés
nouveaux. Ces saturnales semestrielles de l'oisiveté , de l'esprit
de querelle et de débauche , sont signalées quelquefois par
des assassinats , mais toujours par des tumultes , des vols et des
voies de fait. Tout cela se passe de nos jours. Il y a environ
im demi-siècle c'était pire. Alors il n'y avait point de police
armée pour maintenir l'ordre , pas de voitures publiques pour
communiquer d'une ville à l'autre; les cinq sixièmes de la po-
pulation irlandaise gémissaient sous le joug de la dégradation
politique ; alors le juge plaisantait en faisant son résumé,
et débitait des calembourgs sur l'accuse qu'il condamnait.
Ii2 l'alibi.
L'histoire de quelques-unes de ces sessions, lelîe qu'elle a été
tracée par les écrivains de l'époque, est horrible. Voici une anec-
dote inédite qui nous a paru reproduire avec fidélité le carac-
tère du temps, sans toutefois en trop assombrir le tableau.
C'était au mois de juillet de l'an de grâce 1791. Le temps
était superbe, et midi venait de sonner. Les juges s'étaient
rendus en cérémonie au tribunal, accompagnés du grand
shériff avec sa baguette blanche, du sous-shériffavec sa cra-
vache, des constables à cheval, la hallebarde au poing et
l'écharpe en sautoir; enfin des recors armés de bâtons d'une
grosseur plus ou moins menaçante pour les têtes auxquelles
ils pouvaient s'adresser. Les deux trompettes fêlées du
corps des volontaires à cheval, avaient sonné leurs discor-
dantes fanfares, et des cris, non moins discordansde la }K)-
pulace, avaient salué, en passant, les juges et squire Fla-
herty, le shériff, dont la tournure noble et distinguée faisait
l'admiration de toute la contrée.
Tandis qu'au tribunal le combat se livrait entre la vi€ et
la mort, et que la chicane, la fourberie, le parjure et le
faux témoignage étaient les armes employées de part et
d'autre, les cabarets commençaient de leur coté à recueillir
les prémices de l'intempérance.
L'hôte des Armes de Flaherty était peut-êtie, en ce mo-
ment , l'homme le plus affairé de la ville. Sa maison était
pleine d'étrangers, et il s'efforçait , avec l'œil vigilant du
maître , de maintenir une apparence d'ordre au milieu de la
confusion qui y régnait ; lorsqu'un grand coup de son-
nette à la porte extérieure de l'auberge, vint frapper sou
oreille. Un second coup suivit de près le premier, et de-
vint le signal d'une volée d'injures ii-laudaises , dont maître
Mulligan accabla tous ses serviteurs, mâles et femelles, jeunes
et vieux.
« Où êtcs-vous, mécréans maudits? Allez donc recevoir le
nouvel arrivant, canailles que vous êtes. Que le palefrenier
bouchonne sou cheval, et toi, Belsy, petite sotte , prépare
L ALIBI. 1Z|3
pour ce beau monsieur un verre de grog et ta plus gracieuse
révérence. Mille tonnerres, que tout marche à-la-fois : som-
meliers, garçons d'écurie , caniéristes , cuisiniers. Je vous
charge tous, tous tant que vous êtes. Cest un enfer que ceci ,
par ma foi!»
La voix courroucée de maître Mulligan grondait encore ,
lorsque le noble étranger fut introduit dans le parloir carrelé
et sablé de l'auberge, où il dut rester quelques minutes seul ,
jusqu'à ce que la colère du maître se fût un peu calmée. Enfin
l'hùte, tout haletant, franchit le seuil de la porte, balbutie
quelques mots d'excuse et vient prendre respectueusement les
ordres du nouvel arrivant.
C'était un homme de ])onne mine , âgé d'environ trente ans ,
grand et bien fait. Une culotte de peau lui descendaiijusqu'aux
mollets, où elle rejoignait des bottes à retroussis bien cirés.
Un gilet de casimir rouge à grands revers rabalians, un habit
bleu à larges boutons jaunes, une vaste cravate de mousseline,
et une chemise très fine à jabot et à manchettes , complétaient
son costume demi bourgeois, demi militaire. L'éclat et la fraî-
cheur de ce costume indiquaient assez que l'étranger n'avait
pas fait beaucoup de cheminée jour-îà. A la vérité, ses cheveux
étaient quelque peu débouclés, et le coliet de son habit était
blanchi par la poudre ; mais ce léger désordre ne faisait qu'a-
jouter un agrément de plus au gracieux négligé de sa toilette.
ce Je suis le très humble serviteur de votre Honneur, dit
l'hôte; et je serai fier de recevoir les ordres de votre Honneur
pour.... ))
n allait ajouter : ce son dîner » ; mais l'air de dignité mili-
taii^e qui se montrait sur le front de l'étranger arrêta tout
court l'élan de sa familiarité.
ce De grâce, M. Midligan, dit le voyageur avec le sourire
le plus alTable , veuillez vous asseoir; j'ai fpielques questions
à vous faire sur la roule qui conduit à Ballymagarry.
— La route de Ballymagarry 1 reprit l'hùte un peu décon-
certé de l'idée de perdre une si bonne pratique ; votre lion-
lUU l'alibi.
neur va donc dîner et coucher chez sa Seigneurie le mar-
quis?»
L'étranger le tranquillisa en l'assurant qu'il ne partirait
pour le château du marquis que le lendemain au plus tôt.
Pendant sa conversation avec l'hôte , le domestique de
l'étranger entra , vêtu d'une riche livrée , et posa sur la table
la valise, le manteau et les pistolets de son maître. II retira
ensuite la charge de ces armes , d'après les ordres de l'étran-
ger, qui lui dit en môme temps qu'il ne partirait pas ce jour-là.
« En ce cas , colonel , dit le groom avec un sourire niais ,
je ferais peut-être bien d'aller prévenir milord que vous avez
retardé votre arrivée.
— C'est inutile , reprit le colonel ; le marquis ne m'attend
pas aujourd'hui ; d'ailleurs, si cela était absolument indispen-
sable , maître MuUigan me procurera sans doute un mes-
sî^ger.
« Je ferais la commission moi-même , plutôt que de laisser
votre homme dans l'embarras
« Cela suffît! » dit le colonel un peu brusquement, et la
première expression de sa physionomie se reproduisit et
causa un léger mouvement d'elfroi au bon MuUigan.
Le colonel, s'en aperçut, reprit son air affable et recom-
mença les questions que l'entrée de son domestique avait
interrompues.
(c Les assises ont réuni beaucoup de monde dans votre
ville, à ce qu'il paraît? lui dit-il.
— Oh ! oui , et ma maison est si pleine que , si le grand
shériff, squire Flaherty, ne s'était pas décidé à partir après
la séance pour aller coucher à son château de Flaherty,
Je n'aurais pas eu de chambre à vous donner.
— Oh! vraiment! le château de Flaherty est-il loin d'ici?
— A cinq milles, colonel.
— Dans quelle direction?
— Du côté de la mer. Tout le monde connaît le château de
Flaherty : mais que prendra votre Honneur pour son dîner?
l'alibi. 145
— Tout ce que vous voudrez , maître MuUigan; je ne suis
pas difficile. ))
Comme l'hôte sortait pour commander le dîner du colonel,
celui-ci lui demanda s'il n'avait pas quelques livres à lui
prêter pour passer le temps.
K Oui, votre Honneur; voici le Fade-tneciim du Juge-de-
Paix; le dernier acte du Parlement sur les droits des barrières ;
le Calendrier de JSewgate et la dernière édition de la Vie du
capitaine Quilty, le célèbre voleur de grand chemin 5 le fron-
tispice est orné de son portrait.
— Votre collection est choisie, il faut en convenir; donnez-
moi la Fie du capitaine Quilty: c'est ce qu'il y a , je pense ,
de plus plaisant.
— Plaisant , colonel ! belles plaisanteries ! Ce ne sont qu'as-
sassinats, rapts et vols, depuis le commencement jusqu'à
la fin; je suis étonné que vous ne l'ayez pas rencontré ce
matin sur la roule. D'ailleurs , c'est fort heureux pour lui ,
car il m'est avis que vos pistolets , qui étaient si bien chargés ,
auraient pu faire faire la grimace à Quilly lui-même.
— Ce doit être un terrible homme, si son portrait lui res-
semble.
— On m'a assuré que la ressemblance était frappante. Mais
à propos, c'est aujourd'hui qu'on juge un homme de sa bande.
Votre Honneur serait peut-être bien aise d'assister au procès?
On jugera , en outre, trois hommes pour assassinats ; une
femme qui a empoisonné son mari ; deux filles qui ont
étranglé leurs enfans, sans compter le courant des homicides,
incendies et vols avec effraction...
— Je ne tiens pas beaucoup à toutes ces belles choses; il
est d'ailleurs si tard que j'aurais sans doute peu de chance à
être bien placé.
— Oh! si ce n'est que cela, dit l'hôte, je vous promets la
meilleure place de toute la salle. Vous serez à côté du juge :
il est rare qu'un homme aussi distingué que votre Honncvu'
assiste aux travaux de notre Cour d'assises.
ym.— 4' SÉRIE. /[O
'l'4& l'aUBI.
— Et comment feiez-vous pour me faire si bien placer,
maître MuUigan?
— Il n'y a rien de plus facile ; je ferai passer au greffier ,
qui est assis au pied du juge , un petit billet que j'attacherai
SiU bout du bâton blanc de l'huissier.
— Et que direz-vous dans ce petit billet?
— Rien autre chose, si ce n'est que Son Honneur le colonel
O'Carroll , du régiment de royal-dragons irlandais , en se
rendant chez le marquis, à Ballymagarry Park, a ëié bien
aise d'assister aux séances de la Cour...
— Il paraît donc que mon domestique vous a dit mon nom ?
L'imprudent coquin ! murmura l'étranger entre ses dents.
— Et pourquoi donc pas , voire Honneur? Ce nom est
assez beau yy
Le colonel coupa court à la conversation en disant à l'hùle
que, puisqu'il croyait pouvoir en effet lui procurer une place
au tribunal, il le priait de lui faire voir d'abord ce que
la ville renfermait de curieux , et qu'il irait ensuite à la
cour de justice. Maître MuUigan se hâta d'écrire le billet qu'il
devait faire passer au greffier ; puis il poudra ses cheveux,
revêtit sa belle casaque de velours olive , releva ses bas chi-
nés, et le chapeau à la main, se mit en devoir d'accompa-
gner, en se rengorgeant, l'illustre voyageur. L'hôte répondait
avec un profond salut à chacune des nombreuses questions
que lui adressait le colonel , qui se montra singulièrement
curieux de connaître la destination de tous les édifices publics
ou particuliers devant lesquels il passait; il paraissait auss
s'intéresser vivement aux disputes qui s'élevaient entre les
mauvais sujets qui parcouraient la ville , ivres et lur-
bulens.
Plusieurs fois , l'hôte prit la liberté de lui rappeler que la
séance était depuis long-temps commencée; le colonel n'é-
coutait pas ce que disait maître MuUigan. Ses yeux et ses ^
oreilles étaient sans cesse distraits par tout ce qui se disait;
et se faisait autour de lui ; lorsque enfin son domestique vintàu
l'alibi. 147
passer à côië d'eux et salua son maître avec sa gaucherie
habituelle.
(c Maintenant, maître Mulligan, allons au tribunal, » dit le
colonel : je vous suis. Votre ville est ma foi magnifique ; je
suis enchanté de ma tournée. Merci, maître Mulligan, mille
fois merci I
Quand le colonel entra dans la salle des séances, sa bonne
mine attira l'attention générale. Le billet fut transmis au
greffier au bout du bâton de l'huissier, et le juge, en ayant
pris connaissance , donna sur-le-champ des ordres pour que
le colonel O'Carroll fût placé à ses côtés ; et l'hôte, en-
chanté et fier d'avoir si bien réussi , se hâta de courir à la
poste, ainsi que l'étranger l'en avait prié , pour s'informer s'il
n'était point arrivé de lettres à son adresse.
Au moment de l'entrée du colonel, il y avait une sorte d'in-
terrègne dans la Cour. Le jury venait de se retirer pour exa-
miner l'affaire d'un voleur de grand chemin ( celui-là même
dont Mulligan avait parlé) , qui était accusé d'un vol et d'un
assassinat , commis six mois auparavant sur la personne d'un
malheureux voyageur. Les débats n'avaient pas clé longs; les
témoignages avaient été si positifs que personne n'élevait
le plus léger doute sur la culpabilité du prévenu. Toute sa
défense s'était bornée à des protestations d'innocence et à la
déclaration que, s'il avait eu le moyen de faire venir des té-
moins d'Angleterre , il aurait prouvé clairement qu'il n'était
point en Irlande, à l'époque où le crime avait été commis.
Au bout de quelques minutes, les jurés rentrèrent, et le
chef du jury prononça le verdict de culpabilité.
ce Certainement, certainement! s'i'cria le juge en fouillant
à côté de sa place pour chercher son bonnet noir ; il était
impossible que douze hommes honnêtes laissassent échapper
un si grand coquin. Je vous remercie, messieurs les jurés, je
vous remercie. Que l'on introduise l'accusé Gahagan pour
que je prononce son arrêt. »
Le prévenu fut donc ramené par le geôlier et placé sur le
10.
148 l'alibi.
banc des accusés, où il se tint d'un air abattu , la tête appuyée
dans ses mains et les yeux baissés.
<c Qu'avez-vous à dire, Térence Gahagan, pour que sentence
de mort ne soit pas prononcée contre vous? demanda le
greffier.
— Rien , si ce n'est que je ne l'ai pas méritée , milord ;
que je suis tué et assassiné par de faux témoins, et que je suis
aussi innocent que l'enfant qui vient de naître.
— Bah î bah ! dit le juge en ajustant son bonnet noir ; tous
les criminels endurcis tiennent le même langage. »
En achevant ces mots , le juge se disposait à prononcer
larrêt , quand le prévenu , levant par hasard la tête , ses re-
gards se portèrent sur le colonel O'Carroll qui faisait fort peu
d'attention à ce qui se passait, et paraissait absorbé dans la
lecture de quelques lettres que Mulligan venait de lui re-
mettre.
« 0 Jésus! est-il possible! » s'écria le prisonnier, et il se
laissa tomber sur son banc , comme s'il se fût trouvé mal. Cet
incident occasiona une certaine confusion dans la salle et
suspendit la prononciation de l'arrêt. On donna des secours
au malheureux, et quand il eut repris ses sens, le juge lui
demanda la cause de son émotion soudaine , cl de l'exclama-
tion qui lui était échappée.
ce 0 milord! répondit-il , ma vie est sauve ! Il y a une per-
sonne ici qui, si votre seigneurie veut le permettre, est en
état de prouver mon alibi, y)
Tous les yeux se tournèrent vers le juge : personne n'eut
l'air de comprendre ce que le prisonnier voulait dire. Il
ajouta que c'était le beau monsieur en veste rouge , assis à
la droite de milord, qui, sans doute, ne refuserait pas
d'affirmer son innocence. A cet appel si direct, le colonel re-
garda attentivement le prévenu pendant quelques secondes ;
puis il répondit au juge qui le questionna , qu'il devait avouer
à regret que le pauvre malheureux lui était toul-ù-fuit in-,
cç»tmu.
l'alibi. 1Zj9
« Je m'en cloutais bien , colonel , reprit le juge , c'est une
de leurs ruses accoutumées pour exciter la compassion. Ces
misérables abusent quelquefois de ma bonté, mais aujour-
d'hui il n'en sera rien. Non , non , Térence Gahagan , vous
n'échapperez pas à la vindicte des lois.
— 0 milord! aussi sûr que vous portez une perruque, ce
monsieur peut me sauver d'un seul mot , s'il veut seulement
y réfléchir. »
Le colonel répéta qu'il ne connaissait point cet homme , et
le juge allait encore une fois recommencer la leclurc de l'ar-
rêt, quand le prisonnier, fondant en larmes, dit que sans
doute cet officier avait oublié ses traits; mais qu'il était sûr
de se rappeler à son souvenir, si on lui permettait seulement
de lui adresser trois questions. L'intérêt et la curiosité de
toute l'audience étaient fortement excités. Le juge, quoique
éprouvant un mouvement d'impatience, ne put refuser au
prévenu sa demande , et le colonel déclara qu'il était prêt à
répondre aux questions qui lui seraient faites.
ce Je demanderai donc à votre Honneur, dit l'accusé, s'il
n'y a pas eu samedi passé, six mois et quinze jours que vous
avez débarqué à Douvres, venant de France?
— Sur ma parole, répondit le colonel en souriant, je ne
saurais préciser aussi exactement le jour, mais il est certain
que j'ai débarqué à Douvres au mois de janvier dernier.
— Et ne vous rappelez-vous pas l'homme velu d'une ja-
quette de matelot, qui , après vous avoir porté sur ses épaules
par-dessus les brisans, brouetta les deux malles de votre
Honneur, depuis la grève jusqu'à la principale auberge.
— Je ne crois pas que je puisse me rappeler les traits de
cet homme.
— Et serait-il possible que vous eussiez oublié aussi celte
blessure au crâne que je vous ai fait voir le même jour, et
que j'avais reçue dans un combat avec un corsaire français ,
dont je vous ai fait le récit? »
150 L ALIBI.
A ces mots , le prisonnier ôta sa perruque et fit voir une
large cicatrice sur le devant de sa tète.
ce Bon Dieu ! s'écria le colonel O'Carroîl , je me rappelle en
effet parfaitement celte circonstance , et j'ai tout lieu de croire
que cet homme est celui que j'ai vu à Douvres, quoique la
perruque qu'il porte aujourd'hui m'ait empêché, dans le pre-
mier moment, de le reconnaître. Quant à l'époque précise de
mon retour de France, je puis vous la dire, car je l'ai notée
dans mon portefeuille. »
Le portefeuille fut consulté; la date fut trouvée exacte :
c'était précisément le jour du vol dont Gahagan était accusé.
Un élonnement irrésistible s'empara de l'audience. Le juge
engagea les jurés à se retirer encore une fois , après que le
colonel eût affirmé sous serment, en qualité de témoin, la
vérité de sa déclaration. Le verdict d'acquittement ne larda
pas à être rendu. Une souscription fut sur-le-champ pro-
posée et remplie en faveur du prisonnier , qui quitta le tri-
bunal les poches pleines , et au milieu des bruyantes accla-
mations de la multitude.
Le colonel O'Carroîl reçut les félicitations de la cour ; il fut
invité à dîner avec le grand jury, et on le pria d'assister le soir
à un bal ; mais il s'excusa en disant que les lettres qu'il venait
de recevoir l'obligeaient à partir sur-le-champ pour se rendre
chez son ami le marquis, à Ballymagarry-Park. Le juge, le
shériff et les autres messieurs le virent s'éloigner à regret,
mais ils se consolèrent par l'assurance qu'il leur donna de se
trouver chez le marquis, qui devait réunir, le lendemain
à son château, les juges et tout ce qu'il y avait de personnes
distinguées dans la province.
Le colonel O'Carroîl rentra à l'auberge, paya ce qu'il devait
à maître Mulligan, et prit la route de Ballymagarry-Park.
La nuit suivante , le grand shériff squire Flaheity , reve-
nant du bal , fut arrêté dans sa voiture , à un mille de chez
lui , par trois voleurs de grand chemin qui lui prirent sa
moniie et une somme considérable en or et en billets de ban-
X ALIBI. 151
que. L'instant d'après, une escouade de constablcs à chevaf
étant survenue, il s'ensuivit un combat acharné dans lequel
les trois voleurs furent blessés et pris : l'un d'eux mourut
avant d'arriver à la ville. En dépouillant les deux autres de
leur dégidsement, on reconnut que l'un était Térence Gaha-
gan qui venait d'être acquitté , et que l'autre était le pré-
tendu O'Carroll , ou pour mieux dire le célèbre et terrible
capitaine Quilty. Peu de jours suffirent pour les faire con-
damner et pendre. Le troisième était le domestique du colo-
nel , qui se fit tuer dans la lutte contre les constables.
Il est sans doute inutile de dire que l'histoire de l'alibi avait
été un plan concerté entre l'accusé et un de ses complices
qui avait obtenu la permission de le voir dans sa prison , sous
prétexte de parenté. L'audace , la présence d'esprit du capi-
taine Quilty firent ensuite le succès de ce stratagème.
{New Monthly Magazine.^
NOUVELLES DES SCIENCES,
DE LA LITTÉRATURE , DES BEAUX- ARTS , DU COMMERCE , DES ARTS
INDUSTRIELS, DE l' AGRICULTURE , ETC.
Cittcraturf.
De Ja poésie et de la littérature en Perse et en Arabie
avant 31ahoniet. — Dans un précédent article, nous avons
esquissé l'histoire des progrès intellectuels chez les nations
musulmanes depuis Mahomet jusqu'à nos jours; voici un
aperçu rapide sur l'état de la littérature et de la poésie de ces
contrées avant l'avènement du Prophète , esquisse qui com-
plète en quelque sorte et encadre notre premier article.
Avant l'époque de l'Islamisme , la poésie persane et arabe
est rude, primitive, incomplète; le souffle du désert l'anime
et l'enflamme. Il y a de la sublimité et de la monotonie dans
les cris de guerre, d'amour, de joie, de vengeance que pousse
l'Arabe, seul avec son coursier, son chameau, sa lance,
son épée. Sa vie a de grands mouvemens et peu de variété ;
il attend le voyageur, il se place en embuscade pour égorger
l'ennemi; il puise une onde amère dans les puits ruinés qu'il
rencontre. Les sables mobiles qui s'étendent jusqu'à l'horizon
sont l'océan qu'il parcourt, monté sur son chameau fidèle,
(c vaisseau du désert. » La monotonie ardente d'un ciel en feu,
d'un sol embrasé, respire aussi dans les fragmens de poésie
arabe, antérieurs à Mahomet. Là, toujours mêmes images.
Des légendes traditionnelles redisent un ancien outrage et la
longue succession de vengeances qui l'ont immortalisé : une
NOUVELLES DES SCIEîsCES. 153
femme enlevée ; une injure proférée ; l'hospitalité violée ; la
rivalité de deux coursiers. Le cheval Dahitli et le cheval
Ghahra font couler, pendant cent années, le sang de plus
de trente mille guerriers. C'est la poésie du brigandage, de
l'idolâtrie, de la barbarie indépendante , et de cette féodalité
grossière qui couvrait la côte occidentale de l'Arabie.
Le plus grand des vieux poètes arabes , Taahatta-schar-
ran, prince brigand, effroi du désert, a laissé pour monument
d'un orgueil frénétique, quelques poésies aussi monotones que
grandioses; autour de lui se groupent : Amrialkais, Zoliair,
Antara,Amrou, Hareth, etZ^A/rf.Lebid est le poète élégia-
que , le chantre de l'amour, de ses peines et de ses voluptés ;
Hareth , orateur de la tribu de Béer, panégyriste de sa race ,
décrit les marches et les contre-marches des armées : c'est un
vieillard qui essaie l'histoire épique ; Amrou chante les haines
des tribus , qu'il montre s'entrechoquant dans les vallées du
désert, comme deux tonnerres se heurtent dans les nuages.
Antara chante ses hants faits avec autant d'orgueil qu'Amrou,
mais on trouve chez lui un mélange charmant de générosité
chevaleresque. Zohair, doué d'un génie plus pur, reçoit l'in-
spiration d'une musc sérieuse et chaste; il chante les femmes
et les guerriers des tribus amies. Amrialkais a de la mol-
lesse , de l'élégance , et se plaît à raconter le bonheur de ses
amours. Mais au-dessus d'eux tous, s'élève Taabaita-Schar-
ran , : terrible figure , le Byron du désert ; homme qui
devint si redoutable aux tribus et aux voyageurs , qu'une
sainte alliance se forma contre lui : il périt assassiné à vingt-
six ans. Nous nous contenterons de citer quelques fragmens
de ce Taabaiia-Scharran, trop peu connu en Europe et dont
la magnifique poésie ne pourra manquer de frapper nos lec-
teurs.
« Ah ! s'écrie-t-il , les chameaux qui m'enlevèrent ma bien-
aimée ressemblaient à des vaisseaux aux larges flancs quittant
le port d'Andouli, ou aux barques du commerçant Ibn Yamin !
Le matelot dirige à son gré ces esquifs dont la proue fend les
154 NOUVELLES DES SCIENCES.
ondes écumantcs, comme les mains de l'enfant, occupé de
ses jeux, partagent le sable accumulé.
« Dans cette tribu de Malec fut une aimable antilope , dont
les lèvres se teignaient d'un pourpre sanglant, et dont le cou
gracieux, s'élevant comme l'arbuste à la tige légère qui porte
les grappes d'Érac , s'embellissait de deux colliers de perles
et de topazes. Éloignée un moment de son petit, la jeune an-
tilope va se mêler au troupeau de biches dans les buissons
épineux. Là , elle broute le fruit sauvage et disparaît sous le
manteau de feuillage qui la couvre. Telle était cette beauté,
dont le charmant sourire montrait deux rangs de perles, qui
s'élevaient de leur base d'une couleur sombre, comme la vio-
lette épanouie perce le sable pur , imprégnée de rosée : ses
belles dents ont l'éclat du soleil, la blancheur de l'ivoire : les
gencives qui les supportent ont la couleur terne du plomb.
Son beau visage semble entouré d'un voile de rayons ; son
teint est éclatant : pas une ride sur sa peau.
Cependant la maîtresse du guerrier lui semble encore
moins belle que son chameau.
ce Mon chameau a le pied sur , et les planches du cercueil
sont à-la-fois moins fermes et moins minces. Je iiàte sa mar-
che à travers des chemins frayés dont l'aspect ressemble aux
vétemens qui réunissent plusieurs couleurs. Ses pieds de der-
rière suivent avec rapidité ses pieds de devant. Au printemps
il paît sur ces deux collines une herbe tendre, à laquelle les
douces pluies ont prêté une verdure ondoyante. Je l'appelle ,
il se tourne vers moi ; mais il repousse l'approche de l'é-
talon gris aux crins llottaus; il l'éloigné avec sa queue
épaisse , qui s'agite comme un fouet ou comme si les ailes d'un
aigle, réunies et percées par une aiguille , ondoyaient sur ses
flancs. »
Le poète continue à décrire diverses parties du corps du
chameau. Il ajoute :
ce Les deux cavités creusées sous ses épaules sont vastes ,
comme deux cavernes où se réfugient les animaux sauvages ,
NOUVELLES DES SCIENCES. 155
au milieu des fleurs du lotus. Sous ses flancs nerveux, réside
une force semblable à celle d'un arc tendu par une main ro-
buste. Ses deux cuisses sont vigoureuses; et, quand il marche,
on les voit se séparer et se rapprocher alternativement l'une
de l'autre , semblables à deux seaux portés par un homme
fort. Toutes ses jointures sont solides et bien liées , comme
les pierres qui composent un pont d'architecture grecque,
dont le constructeur aurait fait vœu de le bâtir avec des briques
cimentées , impossibles à détruire. »
ce Les cordes avec lesquelles les fardeaux sont attachés sur
son vaste dos y ont laissé des marques blanches et des places
vides, qui ressemblent à des flaques d'eau sur la surface
d'un roc solide. Tantôt ces traces se rejoignent, tantôt elles
se montrent distinctes, semblables aux fils d'un tissu dans
une robe , ouvrage d'un artiste habile. Son cou est long ; et
quand il le soulève , vous diriez la poupe d'un vaisseau s'éle-
vant dans sa course rapide sur les ondes écumantes du Tigris.
Ses deux yeux brillent dans les cavernes de leurs orbites,
comme l'eau rassemblée dans les cavités des rocs étincelle au
soleil. Ses yeux ressemblent en beauté à ceux d'une génisse
sauvage, mère d'un petit, encore gai et folâtre, et dont le
regard s'anime quand la voix du chasseur la remplit d'épou-
vante.
« Ses oreilles distinguent tous les sons. Attentives, elles
écoutent la nuit : elles se dressent attentives au bruit impé-
tueux ou au léger murmure qui se fait entendre. Ses oreilles
aiguës ressemblent à celles d'un taureau sauvage et solitaire,
errant dans les grottes du Haumel. Son cœiu' est accessible à
la terreur; alors il palpite à coups précipités. Cependant il
reste ferme dans la poitrine, semblable à une pierre ronde qui
frapperait un parvis de marbre.
ce Je n'habite pas les montagnes élevées; car je ne redoute
aucun ennemi; je ne repousse jamais les hôtes que le destin
m'envoie. Qu'un voyageur, ([u'une tribu imploreutmon secours,
156 NOUVELLES DES SCIENCES.
je l'accorde à l'instant. Cherchez-moi dans le cercle du peuple
assemblé, vous m'y trouverez. Visitez-moi dès l'aurore, je
vous offrirai une coupe et pleine jusqu'aux bords. Si vous hési-
tez , j'encouragerai votre modestie ; et mes invitations répétées
vous forceront à vider plusieurs fois la coupe toujours remplie
d'un vin nouveau. Chaque Arabe de la tribu exalte l'illustration
de ses aïeux. Moi je m'élève au-dessus de tous, à la tête d'une
maison puissante où les malheureux trouvent leur refuge. Je
donne de magnifiques fêles; de brillantes étoiles, des jeunes
gens pleins de grâce y répandent un vif éclat ; des jeunes
chanteuses vêtues de robes bigarrées et de manteaux couleur
de safran , s'avancent vers nous. Sur leurs seins délicats leurs
vêtemens flottent entr'ouverts ; l'œil de la jeunesse s'enflamme
à cet aspect, et i'exquise blancheur de leur poitrine appelle
l'audacieuse étreinte de l'amour.
ce Nous disons à l'une de ces jeunes fdles : chante ! Elle
s'avance : sa voix forme de délicieux accens : elle commence
par chanter doucement, puis elle gazouille une note plus
élevée, et exhale une tendre plainte, semblable à celle de
l'antilope qui pleure la mort de son faon.
ce Je bois le vin vieux , je jouis de la vie , je dissipe mes
biens. J'en use ainsi jusqu'à ce que la tribu tout entière me
rejette de son sein , comme on rejette le cadavre du chameau,
enduit de poix, après sa mort . . . .
Laissez-moi me baigner dans le vin pendant ma vie : si je
bois trop peu ici , je mourrai de soif dans l'autre monde. C'est
à l'homme fier, généreux et noble , qu'il appartient de vider
ici-bas sa coupe pleine : à l'aurore suivante, quand nous ne
serons plus, on saura qui d'entre nous n'aura pas apaisé sa
soif. La tombe de l'avare et celle du voluptueux ne diffèrent
pas : tous les monumens funèbres se ressemblent. «
Au milieu de la barbarie qui empreint ces Moallakhais, on
entrevoit une nation spirituelle, ardente, impétueuse. Dans
les annales du même temps, plusieurs traits indiquent la vi-
NOUVELLES DES SCIENCES, 157
vacilé de l'intelligence et même une raillerie presque Voltai-
rienne. En voici un fort curieux, qui se trouve rapporté dans
la collection des Hadiths, ou traditions des croyances ortho-
doxes. Le célèbre Omar , second calife , escortait le prophète
Mahomet. Ce dernier se mit à enseigner à une troupe de pè-
lerins, dont Omar faisait partie, la danse religieuse duHar-
wallah , danse qu'on exécute à cheval , pour les cérémonies
du IManassik ou pèlerinage à la Mecque : il s'agit de faire
trotter l'animal , et d'accompagner chacun de ses pas par un
mouvement du corps et un bruit guttural imitant le grogne-
ment sourd du dromadaire. La cérémonie avait sans doute
quelque chose d'assez comique. Omar se prit à rire, et le
prophète se fâcha.
« Excusez-moi, s'écria le disciple!
— Pourquoi riez-vous?
— Je ris de mes souvenirs !
— De quels souvenirs?
— Je vais vous l'apprendre. Je faisais un pèlerinage à la
Mecque, avec plusieurs compagnons. Ici, dans l'endroit
même où nous nous trouvons maintenant, nous nous arrê-
tâmes exténués de faim et de soif. Que faire? ]\ous portions
avec nous nos idoles , divinités pétries comme vous le savez
de farine et de dattes pllèes ; nous leur demandâmes à mains
Jointes qu'elles ne nous laissassent pas mourir de faim : elles
ne nous écoutèrent pas. Fatigués de supplications qui n'abou-
tissaient à rien, nous finîmes par manger nos dieux. »
2lrfl)k'cilo(jif.
Des monnaies anglo-saxonnes. — Dans l'une des der-
nières se nces de la Société archéologique de Londres; il a
été lu un Mémoire fort curieux sur les monnaies anglo-
saxonnes, leur origine, leur valeur et leur différentes déno-
minations. JN^ous en extrayons les passages qui sont les plus
Unpoi tans , et qui nous ont paru être d'un intérêt géncraL
158 NOUVELLES DES SCIENCES.
On peut classer les monnaies anglo-saxonnes: 1" en numé-
raire effectif , 2"" en valeurs considérées par quelques savans
comme numéraire circulant, et par d'autres comme purement
nominales. A la première classe appartiennent le sceatta, le
yxenmj , le halfpemty , le farthing, pièces d'argent , et le shjca.
Le sceatta est la plus ancienne, et fat long-temps la plus
petite monnaie en circulation. Ce terme est d'origine mœso-
gothique ! il dérive du mot scatt qui signifie dans l'évangile
d'Uphilas une livre ou unpenny,et dans les anciens codes an-
glo-saxons, unepiècede monnaie ou le taaxd'un tribut payé à
l'église au septième siècle {chnrch scott). Celte expression
avait sans doute un sens générique , de même que celui de
cety?nbrian^ appliqué à une construction quelconque de
bois , de pierre , ou d'argile. On a trouvé des sceattas sans
croix fabriqués sans doute par les Saxons avant qu'ils eussent
embrassé lechrislianisme; sur l'un deux, on litlenomd'Ethel-
bert , Roi de Kent, qui depuis fut converti par Augustin. Les
grossières elïîgies d'animaux observées sur certaines de ces
pièces se retrouvaient probablement sur les drapeaux du pays.
On a vu des sceattas à la croix des royaumes de Kent , de
Mercie , d'Estanglîe , et de Wessex. On n'a, pour fixer leur va-
leur, d'autres données que les dispositions pénales détermi-
nant le taux des compositions ou peines pécuniaires. Dans la
loi d'Atthelstan de 924, le sceatta équivaut à-peu-près à un
penny, bien que Clarke ne lui attribue d'autre valeur primi-
tive que celle d'un farthing.
C'est dans le code (ïlna qu'il est question pour la première
fois du penny (1 24® de la livre). Une loi de Canut au dou-
zième siècle mentionne le demi-penny comme le prix de la
quantité de cire que chaque charrue doit à l'église. Les deux
seules pièces de ce nom qu'on ait découvertes sont du règne
d'Edouard 1*""; l'une a été trouvée par Buding dans la biblio-
thèque Bodléienne , l'autre fait partie des médailles de M.
Tyssen au Musée britannique.
Le farthing , ou quart (^fourthing)d\i])eimy est mentionné
KOUVELLES DES SCIENCES. 15^
dans la bible saxonne , mais aucun ne figure dans nos nié-
daillers. Le sfica^ de cuivre , correspondant au liard de
France, n'avait cours ou du moins n'était fabriqué que dans
la JXorihunibrie. Il n'en est question que dans les extraits de
l'évangile de Saint- JMarc, où l'on nomme stycas les deux
piécettes formant le farthing.
La seconde classe comprend le poiind ( la livre sterling) ,
le shilling, le maneus, le thrymsa, le marc et Yora. Le
pound était adopté, comme valeurnominale, ou commepièce
de monnaie , il représentait 240 pennys. Mais Clarke observe
que lorsqu'on payait en petite monnaie plus d'un àenù-pound;
le créancier exigeait en outre deux shillings par pound, pour
parfaire le poids de l'argent, ou compléter ce qui manquait
au titre du billon donné en paiement. Le shilling était de six
pences avant le règne D'Athelstan; mais dans une de ses lois-
il est question d'un shilling de quatre pences ; on y lit en
effet une disposition qui établit sous le nom de shilling du
roi un subside, de /id. sur 30 d. de propriété; dans un autre
on évalue indislinclement un mouton à U d. on 1 sh.
^Le thrymsa a été évalué 6 d. 4 d. et 3 deniers; cette der-
nière estimation établissant un intermédiaire p.nive le shilling
deo d. et le penny, paraît se rapprocher le plus de lavérité. On
suppose que si le trymsa était une monnaie effective, il n'a-
vait cours que dans l'Estanglie et dans les autres provinces
commerçantes du royaume.
Le manciis est considéré par quelques auteurs comme une
monnaie italienne, par d'autres comme une monnaie du pays.
Alfric , dans sa grammaire latine saxonne , l'évalue 30 d. ou 6
sh. ; une loi saxonne se seit indiflércmmenl de ces deux ter-
mes de comparaison pour déterminer le montant de l'amende
représentant la valeur d'un bœuf.
Quant au marc et à Yora on conjcclui-e que les Danois
les ont introduits en Angleterre , et qu'ils n'avaient cours que
parmi eux. Le premier valait 20 sh. saxons ou 100 d., et le
second 12 d.
160 NOUVELLES DES SCIENCES.
Les ailciennes monnaies saxonnes qui nous restent sont en
général d'un tiavaii fort grossier. Les lettres sont irrégulières,
inégales, surtout dans celles d'Alfred. Celles d'Offa se distin-
guent cependant par une élégance de gravure , une netteté
d'exécution , qu'il faut attribuer aux graveurs italiens que ce
prince avait amenés en Angleterre à son retour de Rome.
La pièce la plus ancienne où l'on lise le nom d'un graveur,
est un penny d'Egbert, roi de Kent de 695 ; la première où l'on
remarque le nom du lieu de fabrication ( Canlorbery ), est
un sceatta de Baldred, roi de Kent, de 805. Quelques-unes
des monnaies de Toctarcliie indiquent le nom du roi , avec ou
sans le nom du royaume ; c'est ainsi qu'on y lit Alfred Rex,
ou Alfred rex A nglorum, , Althelstan rex iotius BHtanniœ:
Bien que Canut s'intitulât dans ses dépêches , rex Atigliœ ,
Daniœ, JSorvegiœ et Sucecice , il se contentait sur ses mon-
naies du titre de l'ex Anglorum.
On n'a pas encore éclairci la question de l'existence des
pièces d'or chez les Saxons; on est réduit à de vagues con-
jectures sur celles découvertes dans le siècle dernier, et
décrites par Pegge, North et autres archéologues. Les rai-
sonsMe douter résultent principalement de ce qu'on n'en voit
aucune dans les médaillers les plus riches. Los raisons de
décider sont écrites dans les lois de Canut où l'on parle de
monnaies d'or, dans certains actes d'acquisition, tel que celui
consenti à l'évêque de Durham, d'un domaine, moyennant
cent vingt mancus de l'or le plus pur, dans quelques lesta-
mens, et autres contrats. Les cabinets de médailles étrangers
et spécialement ceux de Suède et de Danemark, jetteraient
une grande clarté sur cette intéressante question. En effet si
l'on remarque que lors des irruptions des Danois , 207,000 £
(plus de neuf millions de notre monnaie ), sortirent du
royaume dans l'espace de 25 ans à titre de Danegelt ( tribut
danois) ; que Canut envoya plus tard des sommes considéra-
bles dans ses possessions du Danemark , et qu'enfin on a dé-
couvert à diverses époques dans ce pays et en Suède des quau-
NOUVELLES DES SCIENCES. 161
tités considérables de monnaie anglo-saxonne, comme on le
voit dans la Nova litteraria maris Baltici(^ 1699-1700 ),
on ne pourra contester sérieusement l'existence des monnaies
d'or saxonnes , tant qu'on n'aura pas fait une élude complète
des richesses numismatiques du nord.
€>f (»cjrapl)tc. — UoîjttiKS.
L'île de Candie , ses ressources et ses antiquités. — L'île
de Candie ou de Crète, nom que lui donnent les Grecs, n'a
jamais possédé l'importance politique à laquelle sa position
géographique semblait devoir l'appeler. Son nom est à peine
prononcé dans l'histoire des guerres de Perse et du Pélo-
ponèse ; les Romains n'y attachaient quelque prix qu'à cause
des corps de mercenaires qu'ils y levaient, et quand les Sar-
rasins l'occupèrent, ils ne la regardèrent que comme une
pierre d'attente pour arriver à leur véritable but : la posses-
sion de l'empire byzantin. Il y a environ deux siècles , les
Vénitiens se flattèrent d'y trouver un moyen de conserver leur
prépondérance dans l'Orient, et de protéger leur commerce
expirant avec le Levant. Quand les Turcs l'attaquèrent, le
pape exhorta vivement les monarques catholiques à la dé-
fendre , comme l'un des plus puissans boulevards du chris-
tianisme; cependant ils la laissèrent prendre, et Venise n'y
perdit pas grand'chose. Candie possède des ressources 1res
variées; un sol fertile et un climat salubre. Ses principales
productions sont : le froment en abondance, de bons vins, des
huiles excellentes , du miel et diverses espèces de gomme. Les
moutons de l'île de Candie donnent une laine extra-fine. La
canneà sucre et lepalmier yréussissentbien. Leblésemédans
la plaine d'Apokorona , rend , année commune , quinze à vingt
pour un. On assure que trois mesures d'orge en ont produit , il
n'y a paslong-iemps quatre-vingt-dix. Les oliviers d'Apokorona
sont en général petits et ne ressemblent guère aux magnifiques
VIII.— 4° SÉRIE. 11
162 NOUVELLES DES SCIENCES.
arbres de Selino. Un riche Turc , qui a été envoyé en exil à
Candie, possède seize mille pieds d'oliviers , et leur produit,
année commune, ne dépasse pas 3000 niislala. Les villa-
geois estiment la consommation en huile de chaque famille, à
quatre ocas et demi par semaine. Chaque pied d'olivier se
vend de 15 à 20 piastres ; il y en a qui valent jusqu'à 30 pias-
tres , et l'on trouve même par-ci par-là quelques arbres
d'une beauté extraordinaire qui dépasseraient le double de
cette somme. Le terrain sur lequel les oliviers sont plantés
vaut 100 piastres la mesure , quand il est bon. Un capital
placé en terre rapporte aux prix que nous venons d'indiquer
30 à 35 p. %• Aussi oalcule-t-on communément le prix de la
terre à trois années de revenu. L'argent placé sur hypothèques
rapporte 15 p. 7o » et même davantage. Cela ne doit pas étonner ;
car le pays est très fertile , et l'argent consacré à la culture de la
terre procure un si grand bénéfice, que l'emprunteur peut, sans
inconvénient, donner 18 et même 20 pour % pour son usage.
Indépendamment du blé et de l'huile , l'île de Candie produit
encore des citrons, des oranges et toutes sortes de fruits. La
canne à sucre et le palmier y réussissent bien. On y trouve en
grande quantité le ciste , qui produit le laudanum ; enfin l'île
de Candie exporte beaucoup de savon. Mais, ce qui rendra tou-
jours presque nulles les relations de Candie avec les pays
étrangers , c'est qu'elle n'a qu'un très petit nombre de ports , et
d'un difficile accès. Les seuls qui offrent quelque impor-
tance , sont ceux de Candie , de Canée et de Retimo.
Les antiquités de Candie sont plus remarquables par leur
solidité que par leur beauté : on y trouve cependant quel-
ques restes de sculpture dignes des plus beaux temps de la
Grèce. Ainsi la fontaine de Megalo-Kaskau aurait été digne
d'occuper une place à l'Acropolis d'Athènes. Un objet plus
intéressant encore, c'est le sarcophage qui a été trouvé à
Arvi, et qui est maintenant en Angleterre. Il représente une
fête de Bacchus et offre plusieurs détails curieux. La bac-
chante nue, que l'on voit à gauche, joue d'un tympanus,
NOUVELLES DES SCIEîîCES. 16S
instrument plus usité dans le culte de Rhée. Indépendamment
de lions, de tigres et de panthères, il s'y trouve un éléphant
qui indique clairement que ce bas-relief se rapporte à l'ex-
pédition de Cacchus aux Indes. La ligure du dieu est plus
efféminée qu'à l'ordinaire, et il embrasse Ampelos avec une
tendresse toute particulière. Du reste, on voit sur ce beau
monument Silène, Pan, des centaures, des satyres, etc., et
l'un des côtés représente le dieu Pan tourmenté i)ar deux petits
amours pleins de malice. Un tel sujet nous semble trop gai
pour un tombeau ; mais les adorateurs du dieu du vin étaient
sans doute de bons vivans, et leur paradis pouvait bien avoir
quelque rapport avec celui de Mahomet.
Candie avait été fortifiée à grands frais par les Vénitiens ;
sous les Turcs, les ouvrages sont tombés en ruines. Le port de
Candie n'est aujourd'hui qu'un simple bassin, formé par deux
môles qui s'avancent d'environ cent toises dans la mer, en se
rapprochant par leurs extrémités, lesquelles sont défendues
par des forts. Celui qui se trouve à la tête de la jetée occiden-
tale renferme un phare très nécessaire pour mettre les navires,
qui arrivent la nuit , en état de distinguer l'entrée du port ; car,
telle est la force du courant oriental qui règne sur la côte , que ,
pour peu que l'on manque l'entrée, on court grand risque de
faire naufrage contre les rochers dont le rivage est bordé, ou
bien si l'on échappe à ce danger, on perd du moins un temps
précieux à faire remonter le bâtiment contre le courant. Les
deux châteaux qui défendent le port sont en si mauvais état
qu'ils ne paraissent pas pouvoir supporter même l'ébranlement
que leur communiquerait la déchai'ge de leurs propres pièces.
Le chenal qui les sépare s'ouvre vers l'orient , et est si éiroitque
deux petits bàtimens peuvent à peine y passer; mais le port
se trouve par là abrité contre tous les vents. Il est aujourd'hui
presque comblé par le sable et par les décombres de l'arse-
nal cl des chantiers vénitiens, de sorte que des navii-es de
cent lonueaux peuvent seuls y entier. Les grands vaisseaux
iont obligés de jeter l'ancre sous l'île de Standia, à environ
11.
164 NOUVELLES DES SCIENCES,
trois milles du port , où ils sont abrités contre le vent du nord-
est qui règne sur celle côte pendant la plus grande partie de
l'année.
La situation de Canée est un peu plus favorable. Le port
est assez spacieux; il est formé par un môle long et étroit,
construit sur la prolongation du bastion nord-est de la ville
et qui s'étend parallèlement au rempart maritime , sur pres-
que toute sa longueur. Vers le milieu se trouvent les restes
d'un vieux château; ils se terminent par une tour circulaire
qui tombe aussi en ruines. Tout cet ouvrage est dans l'état
te plus misérable , et s'il existe encore , c'est grâce à une ran-
gée d'écueils à fleur d'eau , qui lui servent à-la-fois de fonda-
tions et de défense contre la fureur des vagues. L'entrée du
port est placée entre la tour ruinée et une batterie élevée qui
termine les fortifications de la ville, du côté du couchant. Le
chenal est profond , mais étroit , et tout-à-fait ouvert du côté
du nord. Le mouillage est par conséquent exposé à une mer
très haute toutes les fois que le vent souffle de ce côté.
Quant à Retinio, son commerce est grandement déchu, par
suite du mauvais état du port; le môle qui le formait a pres-
que entièrement disparu , et le sable et la vase s'y sont accu-
mulés à tel point , qu'aucun bâtiment de plus de trente ton-
neaux ne peut y mouiller.
En parlant des ports de l'île de Candie, il ne faut pourtant
pas oublier la baie de Suda : elle est belle , vaste , abritée
contre tous les vents, et ses bords offrent des points de vue
magnifiques. Elle s'étend jusqu'à six milles dans l'intérieur
des terres; sa largeur moyenne est d'environ trois milles;
mais à son entrée , elle n'a qu'un mille , et vers le centre de
cet étroit chenal , ou pour mieux dire dans l'intérieur de la
baie, se trouvent deux îles basses et rocailleuses, dont la
plus grande , occupée par la petite forteresse de Suda , com-
mande complètement l'entrée. La baie s'ouvre vers l'orient,
mais elle est protégée de ce côté par un promontoire élevé.
Au nord et au midi, la baie est entourée de montagnes; maii
NOUVELLES DES SCIENCES. 16S
du côté du couchant, une campagne à-peu-près unie s'étend
jusqu'à Canée.
Il y a moins de différence qu'on ne serait tenté de le croire,
entre les mahométans et les chrétiens natifs de Candie sous le
rapport des mœurs. Les uns et les autres boivent du vin avec
excès et ont une foi superstitieuse dans les démons des mon-
tagnes, de l'air et des eaux , superstition qui leur a été trans-
mise par leurs ancêtres. En aucune contrée du Levant, la
croyance aux vampires, qu'ils appellent Katakhanès, n'est
aussi générale que dans celte île. Voici un récit fait il n'y a
pas long-temps à un voyageur anglais , M. Pashley, qui 1®
rapporte dans les termes mêmes qu'il lui a été raconté. Cette
légende se rapproche beaucoup par le fond et la forme de
celles que le moyen âge a léguées aux contrées de l'Occident.
« Un jour le village de Kalikrati , dans le district de Sfakià ,
fut visité par un Katakhanès , et les habitans s'efforcèrent ea
vain de découvrir qui il était et d'où il venait. Ce Katakhanès
tuait non-seulement les enfans , mais encore les adultes , et il
étendit ses ravages jusqu'aux villages des environs. 11 avait
été enterré dans l'église de Saint-George à Kalikrati , et une
arche avait été construite au-dessus de sa tombe. Or, un ber-
ger, gardant ses moutons et ses chèvres auprès de l'église , et
ayant été surpris par une averse, vint se réfugier sous l'arche
du tombeau. Après avoir oté ses armes pour prendre du re-
pos , il les posa en croix à côté de la pierre qui lui tenait
lieu d'oreiller.
ce La nuit vint. Le Katakhanès, sentant alors le besoin de
sortir pour faire du mal aux hommes , dit au berger : « Com-
père, lève-toi de là, car j'ai des affaires qui m'obligent de
sortir. » Le berger ne répondit ni la première fois, ni la se-
conde, ni la troisième ; car il supposa que le Katakhanès était
l'auteur de tous les crimes commis dans la contrée. En con-
séquence , la quatrième fois qu'il lui adressa la parole , il dit ;
« Je ne me lèverai point de là , compère , car je crains que tu
ne vailles pas grand'chosc , et lu pourrais me faire du mal f
166 KOTJTELLES DES SCIENCES.
mais s'il faut que je me lève , jure par Ion linceul que tu ne
me toucheras pas, et alors je me lèverai. )) Et le Katakhanès
ne prononça pas les paroles qu'on lui demandait; toutefois,
le berger persistant à ne pas se lever , il finit par faire le ser-
ment qu'on exigeait de lui. Sur ce, le berger se leva et ôta
ses armes du tombeau; alors le Katakhanès sortit, et après
avoir salué le berger, il lui dit : « Compère, il ne faut pas
que tu t'en ailles; reste assis là, car j'ai des affaires dont il
est n(''cessaiie que je m'occupe; mais je reviendrai en moins
d'une heure, et j'ai quelque chose à te dire. » Le berger,
donc, l'attendit, et le Katakhanès s'en alla à environ dix milles
de là, où vivaient deux jeunes époux nouvellement mariés,
et il les égorgea tous deux. A son retour, le berger s'aperçut
que les mains du Katakhanès étaient souillées de sang; et
qu'il portait un foie, dans lequel il soufflait, comme font les
bouchers, pour le faire paraître plus grand, ce Asseyons-nous,
compère, lui dit le Katakhanès, et mangeons le foie que j'ap-
porte. » Mais le berger fit semblant de manger; il n'avalait
que le pain et laissait tomber les morceaux de foie sur ses ge-
noux. Or, quand le moment de se séparer fut arrivé, le Ka-
takanès dit au berger : « Compère , ce que lu as vu , il ne faut
point en parler , car, si tu le fais, mes vingt ongles se fixeront
dans la chair et dans celle de les enfans. «Malgré cela, le
berger ne perdit point de temps ; il alla sur-le-champ tout
déclarer à des prêtres et à d'autres personnes , et on se rendit
au tombeau, dans lequel on trouva le corps du Kalakanès, pré-
cisément dans l'état où il était quand on l'enterra ; néanmoins
tout le monde fut convaincu que c'était lui qui élait cause des
maux qui pesaient sur le pays. On rassembla donc une grande
quantité de bois que l'on jeta dans la tombe , et on brûla le ca-
davre. Le berger n'était pas présent ; mais quand le Katakhanès
fut à moitié consumé, il arriva pour voir la fin de la cérémonie,
et alors le Katakhanès ciacha, pour ainsi dire, une goutte de
sang, qui tomba sur le pied du berger, et son pied se dessécha
comme s'il eût été consumé par le feu. Quand on vit cela , on
NOUVELLES DES SCIENCES. 167
fouilla avec soin clans les cendres et on y trouva l'ongle du
petit doigt du Katakhanès, et on le brûla aussi. »
Telle est la terrible histoire du vampire de Kalikrati. C'est
sans doute au goût qu'on suppose à ces êtres malfaisans
pour le foie humain qu'il faut attribuer cette exclamation que
Tavernicr attribue à une femme Candiote : ce J'aimerais mieux
manger le foie de mon enfant! »
Parmi les idées superstitieuses (pie les habitans de cette
île partagent avec tous ceux de la Grèce et de la Turquie ,
il faut complep la répugnance qu'ils ont à offrir du savon à
quelqu'un; ils disent que cela efface l'amitié.
6t0Cii*apl)ic.
JSotice sur le clocfem' Henry de Manchester. — Le doc-
teur Henry vient d'être enlevé aux sciences et à l'industrie
dans la vigueur de l'âge. Cet habile chimiste naquit à Man-
chester, où il commença ses premières études, qu'il termina
ensuite à l'université d'Edimbourg. Il fut le condisciple et
l'ami de Brougham , de Jeffrey et de plusieurs autres person-
nages qui sont parvenus, comme lui, à un haut degré de
célébrité. Lord Brougham n'oublia jamais cette tendre amitié
de collège; il en donna une nouvelle preuve en 1835, dans
son adresse à l'institution de Manchester : « J'aperçois, dit-il,
« parmi vous un ancien et bon ami , un homme d'une grande
« habileté et d'un grand savoir, votre concitoyen le docteur
« Henry, etc. » Sa famille voulut en faire un médecin; son
génie en fit un chimiste. Après avoir terminé ses éludes mé-
dicales, sa santé se trouva altérée , et son père eut besoin de
sa coopération dans ses travaux manufacturiers; Henry aban-
donna sa clientelle avec d'autant plus de plaisir que son goût
dominant l'entraînait sans cesse vers les recherches chimiques.
Par la suite , il prouva que l'esprit des affaires n'est pas toujours
incompatible avec les grands succès scientifiques. Après avoir
168 NOUVELLES DES SCIENCES.
soigneusement étudié les divers auteurs qui ont écrit sur la chi-
mie , le docteur Henry professa cette science à Manchester ,
et fit construire des appareils et des instrumens d'un prix très
élevé , pour se livrer à des expériences du plus haut intérêt.
Son cours fat publié en un volume, qui a eu plusieurs éditions
et a été regardé comme un excellent traité de chimie ; il est
remarquable , tant par la précision et la clarté des faits que
par l'élégance du style. Ce chimiste a également coopéré aux
Transactions philosophiques de la Société Royale de Londres,
aux mémoires de la Société Littéraire et Philosophique de
Manchester, ainsi qu'à plusieurs autres recueils scientifiques.
Lors de l'application du gaz hydrogène bicarboné à l'éclai-
rage, il fut un des premiers à déierminer sa composition, son
mode d'analyse et les inconvéniens auxquels celle applica-
tion peut donner lieu. Ses investigations sur les combinaisons
des gaz par volumes , leur absorption par l'eau , l'emploi de
l'éponge de platine de Dobereiner pour les analyses des gaz , et
un grand nombre d'autres inléressans sujets, qui ont exigé
autant de connaissance que d'habileté, ont contribué à ac-
croître sa réputation. Jamais chimiste ne fut plus impartial,
plus exact, et ne porta plus de soin dans ses expérimentations ;
comme Davy, Priestley et Wollaston, il acquit une haute ré-
putation littéraire. Avec tant d'élémens de bonheur, on a
peine à concevoir que le docteur Henry ait pu mettre fin à ses
jours. Plusieurs circonstances furent les avant-coureurs de sa
mort : depuis quelques mois , il était privé du sommeil ; son
imagination était très exaltée ; il était dans un état d'agitation
continuelle; il ne pouvait rester nulle part. Son biographe
fait observer, à ce sujet, que c'est peut-être là cette véritable
constitution d'une intelligence supérieure, continuellement
en action, qui l'expose à ce manque d'équilibre normal. L'es-
prit transcendant de Newton subit cette triste condition de
l'humanité ; l'aimable et pieux Cowper fut martyr de l'alié-
nation mentale ; et les derniers jours du Tasse, de Collin , de
Swift, etc., ont été obscurcis par de mystérieuses visions.
NOUVELLES DES SCIENCES. 169
L'intelligence humaine, ajoute-t-il, pourraii être comparée,
jusqu'à un certain point, à une goutte de rosée exposée aux
rayons du soleil; plus elle est brillante, et plus tôt elle s'éva-
pore. Le docteur Henry est mort le 2 septembre 1836; il fut
enterré , le 7 au matin , dans le cimetière de la chapelle de
Cross-Street , à ^Manchester ; son cercueil fut déposé sur ce-
lui de son honorable père. La conversation du docteur Henry
était attrayante, vive, enjouée, et sans cesse variée par de
piquantes anecdotes. Propriétaire d'un magnifique établisse-
ment, il y exerçait l'hospitalité avec une cordialité parfaite,
et se distinguait surtout par sa libéralité et son patronage
actif envers les jeunes adeptes de la science.
3nîïU6trif.
Recherches sur les toiles des momies d'Egrjpte ,• leur
fabrication et leur teinture chez les anciens, parlâmes
Thomson , es(f. — L'exhibition récente d'une momie à
Londres et le déroulement des bandelettes , qui en a été fait ,
nous décide à insérer quelques fragmens du curieux travail de
sir James Thomson sur la fabrication des toiles dans l'antiquité.
Rouelle, dans les Mémoires de l'Académie royale des
Sciences, année 1750 ; Larcher, le traducteur à' Hérodote ,
dans ses notes , et le savant John Reinhold Forster, dans son
traité de Bysso Antiquorum , ont cherché à prouver que les
toiles de momies d'Egypte avaient été fabriquées avec du
coton. Leur opinion fut adoptée par les savans d'Europe ;
mais Rouelle , Larcher et Forster se bornèrent à dire qu'après
avoir examiné les bandes de diverses momies qu'ils ont
désignées, et dont plusieurs ont été soumises à mes in-
vestigations, ils les ont trouvées faites avec du coton. Je
suis forcé d'avouer que je n'ai trouvé aucune preuve en
faveur de leur assertion , et qu'il m'a été impossible de me
ranger à de semblables conclusions. La différence tant dans
170 NOUVELLES DES SCIENCES.
le poids spécifique que dans le pouvoir conducteur du lin
et du colon pourrait les faire distinguer: il est même peu
de personnes habituées à l'usage de ces deux matières qui ne
puissent les distinguer au tact ; mais ces échantillons n'ayant
en général guère plus de surface qu'un shilling , je n'ai pu
me livrer à de semblables épreuves qui eussent exigé de bien
plus grandes surfaces. Tous les moyens que j'ai employés ne
m'ont offert que de l'incertitude. Je crus cependant reconnaître
luie différence dans l'odeur des fibres de coton et de lin brûlées,
ainsi que dans l'uni que la toile de ces deux fils prenait
quand elle était lissée avec le verre. J'en étais là de mes re-
cherches quand je vins à penser que , si la charpie de coton
n'était pas aussi bonne pour les plaies que celle du lin, ce pou-
vait bien être à cause de la différence de leurs fibres, dont les
unes sont aiguës et angulaires, et les autres rondes et unies. II
me parut que le moyen le plus simple de distinguer le lin d'avec
le coton serait de soumettre leurs fibres à l'examen microsco-
pique. Leuwenhoek avait déya. entrepris un pareil travail
qu'il publia dans le douzième volume des Transactions
philosophiques. N'ayant point de microscope à ma dispo-
sition et n'étant pas habitué à m'en servir, M. Bauer, dont
les recherches microscopiques ont , pendant plusieurs années,
enrichi les Transactions de la Société royale, voulut bien se
charger de cet examen. Je lui remis des brins de coton et de
lin , ainsi que des fils provenant de toiles de momies. Peu de
jours après, j'en reçus une lettre dans laquelle il me disait
que tous les échantillons de toiles de momie avaient été sou-
mis à ses investigations. Cette lettre était accompagnée d'un
très beau dessin , représentant les fils de coton aplatis et tordus
en lire -bouchon , tandis que ceux des toiles de momie
d'Egypte étaient droits et cylindriques. Je suis parvenu à ob-
tenir une grande variété de toiles de momie au Musée Britan-
nique, au collège royal de chirurgie, au musée huntérien de
Glasgow , et M. Bauer n'a jamais pu y découvrir un seul brin
de coton.
NOUVELLES BES SCIENCES. 171
Les filamens de colon , examines par ce savant avec le
beau microscope achromatique de M. Ploessl, de Vienne,
ressemblent à des tubes iransparens de verre , aplatis et
tordus autour de leur axe, resserrés dans le milieu comme
un 8, formant des demi -tubes sur chaque côté, lesquels
donnent à la fibre, vue sous certaine lumière, l'apparence
d'un ruban uni , ayant une espèce de bordure à chaque côté.
Cette transparence est interrompue par de petites figures
iiTégulières, qui sont probablement des rides produites par la
dessiccation de ces tubes. La torsion en tire-bouchon des
filamens de coton les dislingue de toutes les autres fibres
végétales et indique la maturité complète des gousses; car
M. Bauer s'est convaincu que , lorsqu'elles ne sont pas mûres ,
les fibres qui en proviennent sont des tubes cylindriques
simples , non tordus, qui ne s'entortillent jamais après avoir
été séparés de la plante ; mais , quand les semences sont
mûres avant que les capsules éclatent, ces tubes cylindriques
se resseirentdans le milieu et prennent la forme d'un 8. Ces
fibres gardent constamment ce caractère, même après les
diverses opérations qu'on leur fait subir, telles que le cardage ,
le lavage, la filature, le blanchiment , la teinture, l'impres-
sion , et même après que l'étoffe est usée et réduite en lam-
beaux , ou convertie en papier, M. Bauer assure que, au
moyen du microscope de M. Ploessl , il peut reconnaître si
des chiffons de coton ont été mêlés avec ceux de lin dans la
fabrication de certains papiers.
Les toiles employées pour les- bandes et enveloppes de mo-
mies sont ordinairement d'une texture très grossière. M. Bcl-
zoni m'en a procuré cependant qui étaient très remarquables
par leur finesse. Les fils de la chaîne et de la trame étaient
très unis et bien filés ; ceux de la chaîne étaient doubles et
formés par deux fils plus tins , tordus ensemble ; ceux de la
trame étaient simples. La chaîne contenait quatre-vingt-dix
fils dans l'étendue d'un pouce , et la trame quarante-quatre.
L'examen subséquent d'une grande variété de toiles de momies
172 NOUVELLES DES SCIENCES,
démontre que cette différence entre la chaîne et la trame
était propre au mode de fabrication adopté par les Egyptiens,
et que la chaîne avait quelquefois deux, trois ou même quatre
fois autant de fils dans l'étendue d'un pouce que la trame.
Ainsi , une toile , contenant quatre-vingts fils de chaîne en
un pouce , d'une finesse de vingt-quatre écheveaux à la livre ,
avait quarante fils daus la trame ; une autre de cent vingt fils
de chaîne de trente écheveaux à la livre en avait quarante de
trame; un troisième échantillon avait seulement trente fils
dans la trame. Cette structure , si différente de celle des toiles
modernes , qui ont des proportions de fils presque égales, pro-
vient sans doute de la difficulté de conduire la chaîne quand la
navette est jetée par la main, comme c'était lusage et comme
on le pratique encore dans l'Inde.
M. Sait me procura aussi plusieurs échantillons de toiles
antiques; en les voyant, je crus d'abord que les plus fines
étaient de la mousseline des Indes ; mais ces soupçons
furent bientôt dissipés par les observations microscopiques
de Bauer, qui reconnut qu ' toutes, sans exception, étaient
fabriquées avec du lin. Les plus fines semblent être faites
avec des fils de près de cent pelotons à la livre , et avoir cent
quarante fils pour la chaîne par pouce et environ soixante-
quatre pour la trame. Un échantillon de mousseline , qui se
trouve dans le Musée de la compagnie des Indes (^East India
ffouse) et qui est la plus belle production des métiers du
Decan , n'a que cent fils , par pouce , de chaîne , et quatre-
vingt-quatre de trame. Ces fils, quoique filés à la main, ne
formaient pas moins de deux cent cinquante pelotons à la
livre , et donnaient au tissu une finesse et une transparence
sans égales. Plusieurs de ces toiles étaient frangées à leurs
extrémités ; une d'elles formait une sorte d'écharpe d'environ
quatre pieds de long sur vingt pouces de large : elle était
frangée à ses deux bouts. La frange, qui était semblable
à celle des châles de soie de nos jours , était composée de
trois ou quatre fils entortillés ensemble , pour en former
NOUVELLES DES SCIENCES. 173
un plus fort , et deux de ceux-ci étaient unis et noués au
milieu et à l'extrémité , pour qu'ils ne se défilassent point.
Les lisières et les bandes de toile des Egyptiens sont faites
avec le plus grand soin et de manière à les préserver de tout
dommage. Plusieurs échanlillons de belle et forte toile sont
entourés de bandes bleues de différens modèles ; quelques-unes
sont alternées par des raies étroites d'une autre couleur. La
largeur totale varie d'un demi-pouce à un pouce et un quart.
Dans ce dernier cas , on y distingue sept raies bleues : la plus
grande a un demi-pouce de largeur et est la plus près du bord.
Viennent ensuite cinq raies très petites , et enfin une dernière
raie , qui a un huitième de pouce de large. Une de ces toiles,
la plus belle , a une bordure d'un demi-pouce de large , formée
par une raie bleue , suivie de trois rayures étroites de même
couleur, alternant avec trois rayures semblables de couleur
fauve. Cette bordure est aussi simple qu'élégante. Comme
la précédente , elle est formée par des fils préalablement
teints avant d'éire tissés. La nature de la couleur fauve
n'a pu être déterminée. Il n'en a pas été de même de la bleue.
L'eau bouillante , le savon et les alcalis concentrés ne lui ont
fait éprouver aucune altération ; l'acide sulfurique , étendu
de manière à ne point attaquer la toile , est resté sans action
sur cette couleur; le chlorure de chaux , au degré convenable,
l'a détruite ; l'acide nitrique concentré l'a d'abord changée en
orangé, et, quelques inslans après, l'a également détruite.
Ces faits tendent à démontrer que la couleur bleue prove-
nait de l'indigo. Cette couleur était probablement inconnue à
Hérodote , puisqu'il n'en fait pas mention. Il n'en est pas de
même de Pline, qui, sans connaître sa nature et son mode de
fabrication , n'en a pas moins décrit la plus caractéristique
de ses propriétés : l'émission de cette belle couleur purpu-
rine quand on l'expose à la chaleur. Si ses commentateurs
eussent connu la sublimation de l'indigo , ils eussent évité
bien des doutes aux savans.
Parmi les échanlillons de toiles provenant du Musée Ilun-
174 NOUVELLES DES SCIEÎS'CES.
térien de Glasgow, il s'en trouvait un d'un rouge de brique
pâle ; une autre momie , présentée à l'université de Londres
par M. JMorillon , avait une enveloppe de la même couleiu',
qui était inaltérable par l'eau froide. L'eau distillée bouillante
l'enleva complètement dans quelques minutes. Les acides
hvdrochlorique et sulfurique , étendus d'eau , n'exerçaient
aucune action sur elle ; les solutions alcalines la détruisaient
immédiatement. Les échantillons de Glasgow, vus à la loupe ,
ofiraient une agglomération de grains rouges, disséminés à
travers les fds de la toile. Malgré la nature fugace de la
matière colorante du safran ou carthanius tinctoiniis , je
suis porté à croire que cette couleur lui était due. Les
particules de cette couleur rougeàtre, observées dans les
toiles de Glasgow, se sont trouvées aussi quelquefois dans
les toiles teintes par le safran. Les enveloppes d'une momie de
Londres , qui a été déroulée , ont une teinte rosée de même
nature; la nullité d'action des acides sur cette couleur rouge
et l'action prompte qu'exercent sur elle les alcalis les plus
affaiblis sont des indices caractéristiques de la présence du
safran. Cette plante a été depuis long-temps un objet impor-
tant de culture en Egypte, et il est très probable que les pi-e-
miers procédés , suivis par les teinturiers européens pour
l'employer, viennent de cette contrée , qui fait encore une
exportation considérable de safran.
Dans la momie de Glasgow, il y avait aussi une bande de
toile d'environ quatre pouces de largeur, qui s'étendait depuis
le sommet de la tète jusqu'aux pieds : elle était d'une couleur
jaunâtre , qui était encore fraîche sur quelques parties. Il
paraît qu'on n'avait pas employé de mordant pour fixer cette
teinture , puisque l'eau froide l'altérait beaucoup. Des expé-
riences , faites sur cette couleur et sur celle qu'on obtient du
safran, traité par l'eau froide, avant d'en avoir extrait la
coideur rosée , laissent peu de doute sur son identité.
Quoique le siècle d'oîi date la préparation de ces momies
ne soit pas connu , on ne peut s'empêcher cependant de le
NOUVELLES DES SCIENCES. 175
regarder comme appartenant à une époque très reculée.
Ce fait prouve que les substances attaquées par les agens
destructifs combinés, tels que la chaleur, la lumière et l'hu-
midité, sont presque inaltérables quand elles sont conser-
vées sans être exposées à leur action. Ainsi des portions de
toile , teintes en bleu, qui avaient résisté pendant plusieurs
siècles dans les sépulcres obscurs et secs de Thèbes, exposées
pendant quelques jours au soleil, sur l'herbe, ont perdu
presque toute leur couleur.
Toutes ces toiles , soit fines ou grossières , sont plus ou
moins altérées ; celles qui recouvraient les plus belles momies
de l'université de Londres étaient en bon état , relativement aux
autres, quoiqu'elles soient évidemment de l'ancienne Egypte.
Nous ajouterons que les momies factices des Arabes , que
Blumenbach a trouvées dans le Musée Britannique , sont
enveloppées de toiles qui ont appartenu à de véritables momies
égyptiennes. Cela est facile à concevoir. Il y a une si grande
quantité de ces toiles dans les caveaux ou sépulcres de celte
contrée , qu'elles sont devenues un objet de spéculation pour
les fabricans de papier d'Europe. La période pendant laqnelle
la coutume des embaumemens prévalut en Egypte embrasse
une longue succession d'^àges depuis le premier des Pharaons
jusqu'au dernier des Ptolémées, c'est-à-dire pendant plus de
vingt siècles. Les échantillons des toiles dont nous avons
parlé et dont la beauté et la finesse le disputent à nos plus
belles mousselines, attestent qu'à celte époque l'art de filer et
de tisser le lin avaient acquis un haut degré de perfection en
Egypte , et que la teintiu'e par l'indigo y était également
connue.
Il n'est pas impossible que de nouvelles recherches fassent
découvrir, dans les anciens sépulcres et dans les caisses des
momies, d'autres restes de toiles, qui pourraient jeter un grand
jour sur cet intéressant ob]ei de l'art égyptien. Mais la ques-
tion, débattue entre les savanssUr la nature du /»?/.s-'^j/5 (toile des
anciens) se trouve , par ce qui précède , complètement réso^
176 NOUVELLES DES SCIENCES.
lue. Hérodote a fait connaître que les Egyptiens envelop-
paient leurs morts dans la toile de byssus ; mais les observa-
tions microscopiques de M. Bauer ayant démontré que les
toiles de momies étaient faites , sans aucune exception , avec
du lin, nous devons conclure de ce fait que le hyssus des
anciens était le lin (fiax).
i^tatiôtiquc. — Sxmwit^.
Nous avons publié Tan dernier, dans notre livraison de
Janvier 1836, une histoire complète de la dette en Angle-
terre et de ses variations. L'auteur, s'étant surtout attaché à
traiter cette question sous le point de vue politique , a négligé
beaucoup de détails, et fait disparaître les chiffres. Voici un
tableau numérique dressé par ordre du Parlement britan-
nique , et qui présente le mouvement de la dette en Angle-
terre, pendant un siècle et demi; travail curieux et officiel
qui nous a paru devoir compléter les faits généraux énoncés
dans notre premier article.
Tableau présentant le tnonvemetil de la dette d' Angletey re
depuis 1%SS jusqu'en 1833.
Capiial. Aunuiféj.
Dette à l'époque de la révolution. 664,263^ 30,855^
Dette contractée sous le règne du
roi Guillaume 20,851,479 i,68i,404
Alapaixde Riswick, 1689. . . 21,515,742 1,721,259
Pendant la paix 5,121,040 410,317
Au commencement des guerres de
lareine Anne, 1702 .... 16,394,702 1, 310,942
Pendant la guerre. . . ; . . 35,750,661 2,040,416
Alapaixd'Utrecht, 1713 . v , 52,145,363 3,351,358
Racheté pendant la paix. . . . 4,190,734 1,338,584
KOrVELLES DES SCIEIVCES. 177
Capital. Annuités.
En 1739 , avant la guerre, . . . 49,754,629 2,012,774
Emprunts pendant la guerre . . 31,339,084 1,078,229
A la paix d'Aix-la-Chapelle, 1748. 79,293,713 3,091,003
Racheté pendant la paix. . . . 4,96i,560 480,42s
Au commencement delà guerre de
7 ans, 1756 74,332,153 2,610,573
Emprunté pendant la guerre . . 64,533,277 2,241,476
Lors de la paix de Paris, 1763. , 138,865,430 4,852,051
Racheté pendant la paix. . . . lo, 281, 795 38o,480
Au commencement de la guerre
d'Amérique, 1775 128,583,635 4,471,571
Emprunté pendant la guerre. . . 121,267,993 149,444
Au commencement delà révolu-
tion française, 1793 .... 244,118,635 9,302,328
Emprunté pendant la guerre . . 276,088,466 9,341,397
A la paix d'Amiens, 1802. . . . 520,207,101 18,643,725
Emprunte pendant les guerres
contre l'Empire français, 1803. 222,407,966 8,003,95i
Le premier renversement de Bo-
naparte, 1814 742,615,067 26,647,676
Emprunts pendant les cent-jours. 60,580,864 i, 480, 431
Au second renversement de Bona-
parte, 1815 803,195.931 28,128,107
Racheté pendant la première an-
née de paix, 1816 14,579,27 7476,095
en 1816 788,646,654 27,652,012
Racheté id. ..... 17,647,791 524,494
en 1818 770,998,863 27,127,518
Emprunté id 34,895,360 1,18.3,221
805,894,223 29^310,729
YIIl. — 4^ SÉBIE. 12
178
Raclieté
Empi-iinlé
Racheté
Emprunté
Racheté
Empriinlé
Racheté
Emprunté
Racheté
NOUVELLES DES SCIENCES,
en 1818 18,246,033
en 1819 787,648,190
id 34,304,000
id.
821,952,190
29,832,114
en 1820 792,120,076
id 31,104,000
id.
823,224,076
22,768,115
556,933
27,753,816
1,029,120
28,782,936
904,172
27,878,764
1,071,720
28,950,484
691,962
28,258,522
509,770
28,768,292
656,306
28,111,986
280,191
28,392,179
413,625
en 1823 790,585,033 27,978,552.
en 1821 800,455,961
id 16,296,875
id.
en 1822
id.
id.
816,752,836
21,793,299
794,959,537
9,339,687
804,299,224
13,714,194
Depuis celte époque , le chiffre de la dette n'a éprouvé que
des variations peu importantes; nous nous contenterons
d'indiquer ici le montant du capital, année par année.
1824 .... 791'701,615
1825 .... 781,123,223
1826 .... 778,128,268
1827 .... 783,801,749
1828 .... 777,476,892
1829 . .
. . 772,3212,540
1830 . .
. . 771,251,933
1831 . .
. . 757,386,997
1832 . .
. . 755,543,885
1833 . .
. . 754,100,549
Le système de l'amortissement ayant été très souvent
Jjlàmé sans raison; ayant même été considéré comme illu-
soire par certains économistes , qui ne tenaient pas compte
des emprunts nouveaux que le gouvernement était obligé de
NOUVELLES DES SCIETfCES. 179
contracter; emprunts qui, presque toujours, dépassaient les
rachats effectués par la caisse d'amortissement, il ne sera
pas sans intérêt de voir comment cette caisse a fonctionné
pendant toute son existence.
Tableau présentant le rachat de la dette effectué par le fonds
damortissetnent depuis sa création.
MONTANT
du rachat annuel
de là dette.
Lir. st.
662,000
. l,503,00t>
. 1,506,000
1786
1787
1788
1789 1,558,000
1790 1,587,000
1791 1,507,000
1792 1,962,000
1793 2,174,000
1794 2,804,000
1795 3,083,000
1796 4,890,000
1797 6,790,000
1798 8,102,000
1799 10,550,000
1800 10,713,000
1801 10,491,000
1802 9^436,000
1803 13,181,000
1804 12,860,000
1805 13,759,000
1806 15,341,000
MONTANT
du rachat annuel
de la dette.
Liv. st.
16,064,000
16,161,000
16,655,000
17,884,000
20,733,000
1807. . . .
1808. . . .
1809. . . .
1810. . . .
1811. . . .
1812 24,246,000
1813 27,522,000
1815 22,559,000
1816 24,001,000
1817 23,117,000
1818 19,460,000
1819 19,648,000
1820 31,191,000
1821 24,518,000
1822 23,605,000
1823 17,966.000
1824 4,828,000
1825 10,583,000
1826 3,313,000
1827 2,885,000
1828 2,732,000
(!:conomic Bomcôtiiiuc.
Observations sur l'emploi de la houille anthracite,
comme combustible. — Depuis long-temps déjà , grâce aux
travaux du D' Franklin ci du comte de Rumford, on a des
idées assez justes sur la manière d'employer la plupart des
12.
180 NOUVELLES DES SCIENCES,
combustibles. Mais rapplicaiion de la houille anthracite au
chauffage est encore si récente qu'il ne sera pas sans inlérêt
de consigner ici quelques notes sur cet objet. Ces observations,
que l'expérience a suggérées au docteur américain Olmsied,
sont d'autant plus nécessaires, que l'usage de l'anthracite
présente beaucoup plus de difficultés que tous les autres com-
bustibles employés jusqu'à ce moment.
Beaucoup de personnes, ignorant la manière d'employer
l'anthracite, renoncent à s'en servir, ou n'arrivent qu'après
de longs et bien ennuyeux essais , à se procurer un feu com-
fortable avec ce précieux combustible. Le seul remède à ce
mal, c'est de répandre la connaissance des principes sur
lesquels repose l'emploi le plus avantageux de cette espèce
de houille. Les principes sur lesquels repose la bonne dispo-
sition d'un feu fait avec l'anthracite, peuvent être réduits
à un petit nombre de propositions que nous allons faire con-
naître successivement.
1° La houille anthracite, pour hrûler entièrement , a be-
soin d'être maintenue constamment à une température très
élevée.
Le principal obstacle qui s'oppose à la combustion de cette
matière , est sa cohésion. On sait que la combustion est le ré-
sultat d'une action chimique qui se passe entre l'air et le
combustible. Si le charbon de bois s'allume et brûle avec tant
de facilité, c'est parce que sa structure poreuse et le peu de
cohésion de ses parties, n'offrent qu'une faible résistance à
l'action de l'air. jMais, c'est en vain qu'on ferait arriver un
léger courant de feu sur une masse d'anthracite ; sa structure
compacte et sa cohésion s'opposent à la combinaison chimi-
que de l'air avec le charbon , et la combustion ne commence
à se faire qu'après que la force de cohésion des parties a été
diminuée par l'action d'une température très élevée; si même
un feu d'anthracite , en pleine opération , est refroidi par une
cause quelconque au-dessous d'une certaine température, il
se ralentit et s'éteint bientôt entièrenienî. Pour empêcher ce
NOUVELLES DES SCIENCES, 181
refroidissement , le foyer doit être revêtu d'un corps peu
conducteur du calorique. On emploiera donc des foyers de
briques, de terre cuite, et de compositions semblables; mais
on rejetera les cheminées en fonte, en fer battu ou en pierre,
parce que ces corps, bons conducteurs, refroidiraient trop
promptement le charbon avec lequel ils seraient en contact.
Il est sans doute facile d'entretenir un grand feu dans des
foyers faits avec ces dernières matières ; mais il arrive sou-
vent que l'état de l'atmosphère ou les besoins du service ne
réclament qu'un feu peu ardent, qui s'éteindrait promp-
tement s'il était en contact avec des corps trop conduc-
teurs. Un foyer de bonnes briques est probablement ce qui
convient le mieux pour l'anthracite ; mais il est important
qu'elles soient de l'espèce la plus réfraciaire.
2*' Tout l'air qui passe par le tuyau de la cheminée doit
auparavant avoir traversé le feu.
Celte règle est importante pour toute espèce de feu , mais
elle est indispensable pour celui fait avec l'anthracite, en rai-
son de la résistance que l'air éprouve à traverser une couche
épaisse de ce combustible. Si l'air pénètre par une autre
issue dans l'espace raréfié de la cheminée, il ne sera plus
obligé de traverser le feu qui se refroidira et s'éteindra spon-
tanément. Dans un fourneau bien construit et garni de sou-
papes, il est facile d'éviter cette difficulté, car tout l'air
qui arrive dans la cheminée a dû traverser le feu, et il est
facile de n'en laisser passer qu'autant qu'il en faut pour que
le charbon reste à la chaleur rouge; température qu'il ne doit
jamais dépasser, car s'il arrive à la chaleur blanche, la fu-
^sion des parties les plus fines du charbon empêchera l'air de
le traverser , et les parois du fourneau seront bien plus
exposées à en être altérées.
o° On doit tnulfiplier autant g ne possible le contact de
l'air avec le charbon.
L'action chimique d'un corps sur l'autre ne se fait ordinai-
rement que quand les deux corps sont en contact immédiat,
182 NOUVELLES DES SCIEXCES.
et se touchent l'un l'autre par le plus grand nombre de points
possible, c'est ce qui s'observe dans la production du calorique
qui n'est que le résultat de l'aclion chimique qui a lieu entre
l'oxigène de l'air et le combustible. Ainsi, quand un courant
d'air étroit est dirigé sur un feu avec une grande vitesse, il
produit un effet frappant qui dépend moins de la quantité d'air
qu'il entraîne , que de la force avec laquelle il est appliqué à
la surface du combustible.
Ce principe donne l'explicaiion de plusieurs faits relatifs à
la combustion de la houille anthracile : si elle est disposée en
gros fragmens, elle ne brûle que difficilement, car l'air tra-
verse avec tant de rapidité la couche de charbon, et la touche
sur si peu de points que l'action chimique entre l'oxigène et
le combustible est trop faible pour entretenir la combustion.
Mais si la couche de charbon est composée de fragmens plus
petits , l'air en la traversant touchera le charbon sur un bien
plus grand nombre de points , et la combustion sera beau-
coup plus rapide. Il résulte de ces faits que l'on doit préférer
le charbon réduit en fragmens du volume d'une noix ou à-
peu-près. On conçoit cependant que la couche de chaibon ne
doit point être très épaisse, à moins que la cheminée n'ait un
fort tirant : car, autrement, l'air indispensable à la combus-
tion ne pourrait la traverser avec assez de facilité.
h° On ne doit laisser passer à travers le feu qu'autant
d'air qu'il en décotnpose.
Tout l'air qui traverse le feu excédant la quantité néces-
saire pour entretenir la combustion, le refroidit et tend à le
ralentir et même à l'éteindre entièrement. Si donc on dirige
avec un soufdet un courant d'air froid sur une couche peu
épaisse d'anthracite, en igniiion, elle s'éteindra rapidement
parce que l'air passera en trop grande quantité et avec trop
de vitesse, pour être complètement décomposé. Dans les
grands fourneaux , au contraire , là où il y a une forte couche
de charbon en ignition, les soufflets augmentent la combus-
tion, parce que l'air avant d'arriver à la cheminée, est en-
NOUVELLES DES SCIENCES. 183
tièrement décomposé. L'air qui passe à travers le feu sans
être décomposé , abaisse au lieu d'élever la température du
charbon, et s'il en passe une certaine quantité, le feu se ra-
lentit et finit par s'éteindre.
Q>° Pour préserver les fourneaux et les poêles dans lesquels
on hrûle de l' anthracite , d'une -prompte destruction , il est
nécessaire d'enprendi'e soin à l'époque oïl ils ne servent pas.
Quelques-uns des produits de la combustion de la houille
anthracite exercent une forte action chimique sur le fer. Ceux
qui résultent du soufre dont le charbon fossile contient tou-
jours une quantité plus ou moins grande et de sels d'ammo-
niaque qui se déposent à l'intérieur de la cheminée ou du
tuyau , agissent très rapidement sur le fer. Ces substances ne
corrodent cependant pas le fer lorsqu'elles sont chaudes et
sèches; mais, lorsqu'elles deviennent liquides ou simplement
humides par la présence de l'eau, elles agissent avec une
grande énergie , et quelquefois détruisent en peu de temps le
fer battu. Aussi, on doit éviter les longs tuyaux horizontaux,
parce que, dans les parties les plus éloignées du foyer, ils con-
duisent l'humidité et forment une solution des produits cor-
rosifs de la combustion. On doit encore, à la fin de l'hiver,
enlever les poêles et les tuyaux , et si on les lave à l'intérieur
avec un mélange d'eau de chaux et de sable blanc fin, ils se
conserveront bien plus long-temps. Les incrustations qui se
forment dans l'intérieur des tuyaux ont en outre l'inconvénient
d'affaiblir le tirage, et comme elles sont formées de corps
mauvais conducteurs, elles diminuent beaucoup la propriété
que possède le métal à un haut degré d'absorber la chaleur,
et de la communiquer aux couches d'air cnvironuaulcs. (1)
(1) Note du trad. La France possède de nombreux giscmens d'anlhra-
cile; mais on ne tire encore qu'un très faible parti de ce combustible. La
consommation ne dépasse guère 40,000,000 kilogrammes par an. Austi avons-
nous pensé que les indications du professeur Olmsted pourrai* ni conlri!)uer
à propager en France l'usage de ce combustible, qui s'étend chaque jour
davantage aux Étals-Unis.
IS^ NOUVELLES DES SCIENCES.
LETTRE DE DON RAMON DE LA SAGRA ,
CORRESPONDANT DE l'iNSTITUT , A M. LE DIRECTEUR DE LA REVUE
BRITANNIQUE, SUR LES MAISONS PENITENTIAIRES DES ETATS-UNIS,
ET SUR l'introduction de ce SYSTÈME EN FRANCE.
Monsieur,
L'article plein d'intérêt inséié dans le dernier numéro de la Revue Britan-
nique, sur l'état actuel des prisons en Europe et en Amérique et sur les diffé-
rens systèmes pénitentiaires des États-Unis, m'a suggéré quelques réflexions
îjue je m'empresse de vous soumettre.
J'admets avec l'auteur de l'article la nécessité de réformer les prisons en
Europe; c'est d'ailleurs une tendance généralement suivie partout où la civi-
nsaliou est eu jirogrès : déjà en France cette réforme s'annonce par des
signes non équivoques, et les difficultés que pourraient lui opposer les frais de
aoiivelles cousiructious, ont été aplanies dans un rapport lumineux présenté
à l'Académie des Sciences Morales et Politiques par M. de Bérenger. Mais les
avantages du système pénitentiaire et la nécessité de son adoption une fois
wconnus, il y a une autre question très importante à résoudre.
Auquel des deux systèmes suivis en Amérique donnera-l-on la préférence?
— A celui d'Auburn qui soumet les prisonniers au silence , mais qui leur
laisse la consolation de travailler ensemble dans les ateliers, en les renfermant
le soir dans leurs cellules solitaires.-* — A celui de Philadelphie, qui soumet
îe criminel pendant toute la durée de sa peine à une réclusion et à un isole-
menl perpétuels .''
A ne considérer le système* pénitentiaire que sous le point de vue de sa
théorie fondamentale et des résultats qu'on se propose d'en obtenir , la disci-
pline établie dans les six maisons des États-Unis de l'Amérique du Nord, où
l'un suit le système de Philadelphie *, l'emporte sans contredit sur la disci-
pline des grandes maisons de correction de New-York et des autres établisse-
aaens qui ont adopté le plan d'Auburn * *. Cependant il n'est pas démontré
* Ce3 Maisons pénitentiaires sont celles de l'état dePhiladelpliie et de Pittsburg, la maison
de répression de Trenlon dans le Jersey, celle de RUodes-IsIand à Providence , la maison
de détention de Isew-York et la maison pénitentiaire de la province anglaise du Bas-Canada.
** Il y a maintenant quinze maisons pénitentiaires construites d'après ce système, savoir :
celles d'Auburn , Sing-Sing , Blackwell-Isl.md , dans l'état de New- York ; celle de Windsor,
dans l'état de Vermoiit; celle de Concorde dans le JJew-Hampshire ; celle de WttUersfield,
KOUYELLES DES SCIENCES. 185
pour moi, que cesyslème, quelque excellent qu'il soit pour rAniérique,
puisse, saus de graves iuconvéïiieus, être mis en pratique en France.
Envisageons d'abord, sous toutes leurs faces , les trois élémens du système
pénitentiaire : \e silence , la réclusion, et le travail, considérés à-la-fois comme
moyen de réforme morale et comme châtiment. De ce double examen, nous dé-
duirons ensuite toutes les mjdilications dont le système pénitentiaire est suscep-
tible, pour qu'il puisse être appliqué avec fruit à la répression des crimes et à
la régénération des prisonniers;
11 me semble que pour l'application de la théorie pénitentiaire , il faudrait
établir une échelle où l'on combinerait de différentes manières ces trois prin-
cipes moraux et répressifs , gradation qui irait eu s'aft'aiblissant depuis les crimi-
nels adultes jusqu'aux jeunes délinquans, en raison directe du caractère et de
l'âge des individus de chaque catégorie. Pendant mon voyage aux Étals-Unis,
J€ crois avoir aperçu la base de celte gradation ,et je pense même qu'une théorie
semblable a précédé dans l'état de Massachussets rapplication du régime
pénitentiaire à la maison pour crimes, à la maison de correction pour les
adultes et à la maison de réforme pour les jeunes délinquans. « Là, comme
" je le dis dans mon Journal de Voyage, k l'égard des hommes endurcis et cri-
" minels, on applique les règles sévères du silence, de l'isolement, du travail
« continuel et du châtiment, en laissant le coupable dans le cachot , aux heures
« mélancoliques de la nuit , seul avec sa conscience et saus autre consolation
<- que l'espoir du repentir. Le remède pour les cœurs corrompus qui sont dans
« la seconde catégorie , est un exercice constant , un aliment modéré , des
« châtimens de simple privation, le silence, la solitude continue, mais ac-
« compagnée des consolations de la Bible. Enfin le jeune homme vicié , mais
« non encore corrompu , est soumis à une discipline douce et paternelle qui
« tend à relever son âme abattue , à lui inspirer de nobles sentimcns, et à lui
« donner une éducation basée sur les principes de la morale et de la dignité
« de l'homme. >>
Il résulte de là que la théorie pénitentiaire, quoique toujours appuyée sur
le Irjple principe du silence, de la réclusion, et du travail, ne doit pas
être appliquée d'une manière fixe. Sa durée et sa rigueur doivent au con-
traire subir de grandes modifications, suivant qu'on l'introduit dans les
dans le Connecticut ; la prison de Cbarlestown , prùs de Boston , dans l'état de Massacbus .
Stts; celle de Wasliinptou, dans le district de Colombie; la maison pénitentiaire de Balti-
more dans le Maryland ; celle de Milledgcville, dans l'étatde Géorgie; celle de Bjtonrouge
dans la Louisiane ; celle di Nashville dans le Tennessee ; celte de Frankfort, au Kenlucky ;
telle de Colombus , dans l'état de l'Obio , et la maison de répression du comté de VVorcesler,
dans l'état de Ma?sacbussets,
186 TsOUVELLES DES SCIE::fCES.
bagnes, dans les geôles, dans les maisons de détention, dans les maisons de
coiTeclion et dans les maisons de refuge pour les enfans.
Or, si les moyens pénitentiaires, pour que leur application soit efficace, doi-
vent être gradués, selon l'intensité plus ou moins grande du vice et de la cri-
minalité, à plus forte raison faut-il tenir compte du caractère national. Il
serait peu philosophique, en effet, d'appliquer absolument le même principe
à tous les peuples. Le succès du système pénitentiaire ne dépend pas seule-
ment de l'exactitude avec laquelle oa observe les règles de la discipline, mais
du caraclèie et des dispositions des individus qu'on y soumet. L'auteur de
l'article que vous avez inséré, en comparant le caractère des criminels français
et celui des criminels anglais, fait ressortir avec une grande vérité les diffé-
rentes nuances de leurs physionomies, suivant que l'on parcourt les bagnes,
les pontons ou les geôles. A mon avis, l'expression des passions violeules qui
agitent les àines de ces malfaiteurs montre plutôt l'absurdité du régime et de
la discipline de ces établi-semens que l'endurcissement de ceux qui en sont les
victimes. On dirait que dans ces lieux, le crime et le vice, loin de s'aflaiblir,
graudissenl et se multiplient. Dans les maisons péuiteuliaires des Élati-Unis,
c'est tout le contraire. Sur le front des prisonniers, vous apercevez le calme
de la réOexion ; leur regard est celui de la résignation ; tous leurs gestes indi-
quent Ihabilude de l'obéissance. En les examinant attentivement, la crainte
que leur nombre et leur force doivent inspirer , ne tarde pas à s'évanouir. Je
ne puis pas croire que l'artifice de rh\pocrisie parvienne à singer ce change-
ment de physionomie et de mœurs, chez une masse si considérable d'hommes
grossiers et ignorans, comme sont en général les criminels de l'Amérique du
nord. Ce cbaogemeut appartient fout entier au système pénitentiaire. Observez
le prisonnier américain dans les geôles et les maisons de détention où le sys-
tème pénitentiaire n'a pas encore pénétré, et vous reconnaîtrez combien peu
ils ressemblent à ceux qui vivent dans les maisons pénitentiaires du même pays.
Aussi suif-je intimement convaincu que l'inlroduclion du système péniten-
tiaire dans les prisons de France changerait l'aspect physioguomonique des pri-
sonniers; « ce regard fauve, comme dit l'auteur anglais, cet œil noir, cette pru-
« nelle large, brillante comme un diamant brunâtre, féroce, sensuelle, in-
u telligente mais redoutable "prendraient insensiblement une teinte plus
douce. Telle est l'influence que j'attribue au régime pénitentiaire sur le
caractère etla conduite des criminels qui y sont soumis. Mais ce système, comme
tous ceux qui ont pour but de discipliner les passions de l'homme, a besoin
d'être mis en harmonie avec le caractère, les habitudes et les anlécédens de
l'individu qui doit le subir.
NOirVELLES DES SCIE>'CES. 187
Une fois l'influence du système sur les individus déterminée, il nous reste à
examiner les dispositions des individus pnr rapport au système. Ici la question se
réduit à une véritable équation morale composée de quantités constantes: le
caractère du coupable; de quantités variables: la théorie pénitentiaire. Pour
arriver à la solution du problème , il faut donc assigner à ces dernières une valeur
fixe. En effet , le caractère des coupables n'est pas un bloc ni moins encore
un morceau de cire; c'est un ensemble vicié qu'il faut étudier avant de l'assu—
jélir au régime, pour voir quel degré de force il convient d'employer.
Tout le monde reconnaît l'utilité du travail pour les prisonniers ; peu importe
l'exercice ou la profession. Occupons-nous donc à\i silence et de la réclusion.
Le silence ne doit pas être une peine bien dure pour les criminels des Etats-
Unis, où les hommes parlent peu ; on dirait qu'ils se font violence de dire uiï
mot de plus que ce qui leur est strictement nécessaire. Mais pour le Fran-
çais, qui fait de la conversation un plaisir el qui de sa nature est loquace,
l'interdiction de la parole serait un supplice horrible. Aux Etats-Unis,
on a observé que le précepte ou la crainte du châtiment suffisent pour obtenir
des hommes la soumission la plus religieuse à la règle du silence ; tandis qu'il
faut une vigilance active pour l'obtenir des femmes. Dans la Maison de Cor-
rection pour les adultes, à Boston, on a été forcé de placer les femmes le visage
tourné contre le mur de la salle, et sur un seul rang. Je ferai remarquer ici
qu'il a été reconnu que, dans cet ordre, le sur\ cillant pouvait plus facilement
s'apercevoir des infractions que lorsque les prisonnières le regardaient en face.
Dans les élablissemenscoriectionnels pour lesjeuues détenus, c'est-à-dire dansles
maisonsde refuge de New- York, dePhiladelphie et de Boston, la règle dusilence
a été modifiée. On l'ordonne dans les ateliers, à l'école , et pendant les repas;
mais on permet au.s prisonniers de se parler durant les heures de récréalion.
Quelque modification qu'on veuille apporter dans la peine du iZ/cwce, je pense
qu'elle doit être appliquée dans toute son étendue aux grands criminels , non-
seulement pour éditer la coriU[>lion, mais aussi pour rendre plus sensible la
rigueur du châtiment. Si on trouve la punition trop cruelle pour les Français ^
il ne faut pas en diminuer la rigueur pour cela; qu'on tienne compte, si l'on
veut, des souffrances de celle privation, et qu'on modère , autant qu'il sera
possible, la peine de la réclusion.
Cet élément est essentiel pour obtenir la réforme morale; il est nécessaire à
la discipline el au régime de toute prison bien dirigée. Eu cela, je suis d'accord
avec tous les observateurs: mais je diffère de leur opinion quand il s'agit delà
durée de l'isolement solitaire. S'il fallait choisir entre le système de Philadel-
phie et celui d'Auburn pour en faire l'application en France, je me déciderais
188 NOUVELLES DES SCIENCES.
j30ur le second. Non-seu!cnieiU parce que les frais du premier système sont
énormes et pourraient êlre cause qu'on y renonçât , ou qu'on ajournât indéfini-
ment l'époque de son adoption , mais aussi parce que peut-être, après avoir
établi dans quelques maisons l'isolement selon la discipline des maisons péni-
tentiaires de riiJIadeIplue ,on reconnaîtrait l'impossibililé de l'y maintenir.
Je dirai, en passant, que, lorsque la réclusion solitaire fut établie à Au-
buru comme loi pénitentaire, la santé, la raison , la vie même des prisonniers
coururent des dangers imminens. Pour adoucir un peu la rigueur de celte
peine et pour en éviter les tciribles conséquences, on permit aux condamnés
le travail dans leurs cellules, ce qu'ils accueillirent comme une consolation.
Cette modification constitue le système actuel de Philadelphie. Ce système,
tel qu'il est suivi aujourd'hui, s'il ne porte pas atteinte à la santé physique
des prisonniers, peut quehpiefois altérer leur raison. Ainsi, en iS35, dans
la célèbre Maison Pénitentiaire de Cherry-Hill , on a constaté onze cas de
démence, provenant sans aucun doute de l'influence funeste du régime, et
non, aiuîi que le suppose le docteur Julius, de l'admission des aliénés dans
celle prison. Les États-Unis, comme la France et l'Angleten-e, possèdent un
grand nombre d'établissemens spéciaux pour le traitement de la folie.
Quand bien même le système de Y isolement absolu ne présenterait pas
d'autre inconvénient , je pense qu'il serait encore difficile de l'introduire en
France. Nous avons ici deux questions à examiner : i° Le malfaiteur français
offre-t-il les mêmes élémens de moralisation que celui des Etals-Unis? 2" Peut-
on espérer, dans l'état actuel de la société française, que les pénitentiaires
y aui'ont la même efficacité qu'aux Etals-Unis ?
Lorsque les Américains du Nord ont établi la règle de l'isolement absolu ,
modifiée cependant par le travail, ou a compté comme un puissant auxiliaire
le sentiment religieux. Le travail rend la solitude supportable; la voix du
prêtre soutient le pauvre solitaire, et la Bible verse dans son âme le baume
de l'espérance,. Tout ceci est en rapport avec des hommes dont l'éducation,
les habitudes , le caractère enfin diffèrent beaucoup de ceux des membres de la
société française. Silence et méditation , travail et réclusion, ordre de la vie,
pratiques religieuses , réflexions morales, voilà le tableau de l'existence péni-
tentiaire d'iMi condamné dans les prisons de Philadelphie. Mais cette exis-
tence, toute monotone, tout ennuyeuse qu'elle est, diffère beaucoup moins
qu'on peut le croire de l'existence sociale de plusieurs classes de la population
américain?. Dans tous les lieux publics, l'élranger est surpris du silence qui
y règne : Ihôlel ïrémont , à Boston, qui réunit souvent huit cents voyageurs,
est aussi silencieux qu'un couvent de chartreux.
NOUVELLES DES SCIENCES. 189
L'union intime du seiiliment religieux et de la vie polilîque et sociale du
peuple des Élals-Unis a été reconnue par tous les voyageurs ; si elle est
moins apparente cliez l'homme coupable, ce n'est pas qu'il eu manque;
l'ignorance dans laquelle ont vécu ces malheureux a empêché les germes de
la piété de se développer dans leurs cœurs. Mais ce sentiment n'a pas été
ébraidé, anéanti par l'aclion des doctrines immorales répandues dans la société.
Le criminel américain, selon moi, est l'enfant de l'ignorance et du besoin;
peut-être aussi de l'ambition; en France, l'homme est entraîné au crime
par l'immoralité de la société qui l'entoure. En Amérique, on ne compte qu'un
très petit nombre d'hommes corrompus hors de l'enceinte des prisons; eu
France, il y a des milliers d'individus qui ne sont pas criminels parce qu'ils
craignent le châtiment. Pour ceux-là, le frein c''cst Dieu et la loi ; pour ceux-
ci, la police et les baïonnettes.
En partant des principes qui forment celte différence de caractère, on peuf
se faire une idée a priori des réflexions qui se réveilleront chez les criminels de
l'un et de laulre pays, lorsqu'on les aura condamnés à la réclusion solitaire ^
et qu'ils se trouveront dans le fond d'un cachot et sous le régime sévère, puis-
sant, inflexible du système pénitentiaire. Le malfaiteur, aux Étals-Unis, vit
au milieu d'une société tout affairée qui est absorbée par les détails du com-
merce ou de l'induitrie; les autres jouissances de la vie sont pour l'homme de
l'Amérique du nord ou pacifiques ou du moins silencieuses. Les brillans spec-
tacles , les appas enivrans de la sensualité , ne sont presque pas connus dans les
villes de la fédération , et on n'en a même aucune idée dans des cités d'une éten-
due fort vaste. Acquérir et posséder plutôt que jouir, voilà ce qui fait la grande
passion de toutes les classes du peuple américain. Les mœurs domestiques,
les habitudes sévères, les pratiques religieuses empêchent le développement
de la vie de plaisirs dans les classes les plus nombreuses. Là , un criminel
ne découvre pas l'immense horizon que la civilisation rafinée de l'F.uropo
offre à l'imagination dépravée; il a d'aillenis une con>;cicnce, sinon reli-
gieuse, au moins préparée par la religion qui est le principe dominant de ht
société générale. Un tel homme , renfermé dans sa cellule, peut trouver en lui-
même les germes de la résignation et du repentir ; car les privations qu'il subit
et les jouissances qu'il a quittées ne lui présentent pas un contraste assez vif
pour irriter son cœur ou troubler ses facultés intellectuelles.
Les pensées qui doivent occuper l'esprit d'un criminel français, spé-
cialement de celui quia vécu dans les grandes villes, seront d'un ordre tout-
à-fait opposé. La vie de Paris, par exemple, est un tourbillon où toutes les
classes, même les plus modérées et vcrlucusrs, se trouvent dans l'impossibililc
190 NOUVELLES DES SCIENCES.
de se soustraire aux sensations fortes et variées de plaisir, de douleur, d'ambi-
tion, de gloire , d'enthousiasme qui la composent. Ces tableaux sont riches et
leur magie a un attrait universel. Pour l'homme vicieux, le panorama est en-
core p'us vaste, plus varié; les spectacles magnifiques , les séductions irrésis-
tibles , les plaisirs , les vices , les crimes, le malheur, le désespoir, le suicide,
tout a |iour lui de l'allrail ; il a soif d'émolioas; il veut tout sentir, depuis les
do'jces palpilalions de l'amour jusqu'au râle mélancolique de la mort. Mais
il n'a jamais connu les sentimens religieux , et ceux de la morale sont éteints
dans sou âme , car il est membre gangrené d'une société qui n'en fait pas grand
cas. Et c'est un pareil homme qu'on veut ensevelir dans une cellule solitaire?
Mais ce serait une cruauté inutile que d'appliquer l'isolement absolu à des
hommes incapables , par leur éducation et leur existence sociale, de tout réveil
de conscience. Dans les Etats-Unis, on suppose, et on le suppose avec raison,
que cette conscience existe toujours , et c'est ainsi que le législateur de Peu-
sylvanie a établi Visolement absolu pour tout le temps de la condamnation,
comme peine et comme moyen pénitentiaire de réforme morale. En France
le criminel est dépourvu de tout ce qui sert de base à ce système ; l'application
Cil est donc impossible.
Le moment est-il arrivé eu France d'essayer la réforme morale des criminels ?
Telle est la seconde question que j'ai à examiner. Je répondrai franchement que
je ne le pense pas. Vouloir opérer la réforme des prisonniers quand celle de
la société n'a pas encore été tentée d'une manière efficace , c'est vouloir que
les maisons d'asile produisent la réforme des enf;ins quand ils ont devant leurs
yeux l'exemple de la corruption de leurs parens. Préteud-on par hasard faire;
remonter la moralité du hls au père, du malfaiteur condamné à la société.?
Ce serait absurde. Les salles d'asile sont néanmoins utiles, elles sont même
nécessaires dans l'état actuel des familles prolétaires; mais qu'on n'eu espère pas
tousles effets qu'elles peuvent produire. Quant à la réforme des prisons , il est à
désirer qu'on n'éloigne pas le terme de l'adoption du système pénitentiaire, sans
lequel la société court de grands dangers. Mais pour cela tout est encore à faire
eu attendant qu'on attaque le vice et l'immoralité dans sa racine, il faudrait
commencer par détruire ces académies du crime , que l'on appelle geôles
ou bagnes, et qui vomissent tous les aus sur ia société une lave méphitique,
lave qui eulrelieut sans cesse le foyer des vices et du crime.
En introduisant le système pénitentiaire dans les prisons de France, le mal-
faiteur ne s'endurcira pas par de mauvais conseils ; ses mœurs deviendront
plus douces : il prendra l'habitude du travail , ce qui lui procurera une
existence honnête quand il rentrera dans la société. Ces deux premiers bienfaits
NOUVELLES DES SCIE>CES. 191
du système pénitentiaire, on pourra les obtenir en France avec succès; mais
le troisième: la réforme morale du criminel , j'en doute. Peut-on espérer de ré-
former les coupables quand on n'a pas commencé par réformer la société? Et si,
par basard, la discipline pénitentiaire produisait ce pbénomène chez le.s condam-
nés, lorsqu'ils rentreront dans le monde, pourront-ils se conserver purs au
milieu de cttte foule de séductions, et entourés de tant d'exemples de cor-
ruption ?
Après avoir expliqué les causes qui rendent impossible le svstème péni-
tentiaire de Pbiladelpble pour les prisons de France , je dois ajouter que celui
d'Auburn a besoin d'èlre modifié, soit daus la partie nialcrielle des édifices,
soit dans la partie morale de la discipline, en y faisant les cbangemens que
l'expérience a conseillés elqu'on a déjà mis en œuvre dans d'autres maisons
pénitentiaires. Mais ces reformes n'étant pas du sujet de cette lettre, je ter-
minerai par quelques observations sur de certaines assertions contenues dans
l'article que vons avez publié.
L'auteur anglais dit « que les maisons pénitentiaires de l'Union ne sont
« que des fabriques où la force humaine est exploitée savamment, et oii
« l'on oublie de développer le sentiment de la moralité. » C'est une erreur.
Dans toutes les prisons des États-Unis, le chapelain de l'établissement est
chargé d'enseigner la morale et la religion , et parfois quelques branches d'in-
struction générale. Dans la maison de Sing-Sing, plus de cent prisonniers assis-
taient à l'école du dimanche, lorsque j'y passai; dans celle d'Aubiirn, les
élèves du collège de la ville s'étaient chargés de l'éducation des condamnés;
à Boston , il y a des habitans respectables qui ne dédaignent pas de visiter les
prisons et [d'y exercer la profession de maîtres d'école ; à Washington, à Bal-
timore et dans plusieurs autres villes, les chapelains remplissent les mêmes
fonctions, et si le même zèle ne préside pas partout à l'éducation des crimi-
nels, je ne crois pas pour cela qu'il soit juste de dire qu'elle est profondé-
ment négligée.
L'auteur se prononce ensuite contre le châtiment corporel, et en ceci je
partage son opinion; mais il n'aurait pas dû dire qu'aux Etals-Unis ce châti-
ment est ordonné partout sans exception. Chaque jour on réforme ou ou
restreint cette coutume odieuse : dans la Maison Pénitentiaire de Eoston,
le gardien en chef ou ses seconds sont les seuls autorisés à l'appliquer,
en permettant d'abord au coupable de présenter ra défense ou de deman-
der pardon. D'ailleurs on tient un registre où l'on note ioutcs les pimi-
tions qui ont été infligées, et les causes qui les ont provoquées : les inspec-
teurs l'examinent dans leurs visites et le prisonnier a le droit de se plaindre
192 NOUVELLES DES SCIENCES .
OU de se pourvoir en grâce. Dans la Maison de Correction pour les adultes de
]a même ville , toute punition corporelle est défendue , on n'y emploie que la
l'éclusion, au pain et à l'eau, et la privation de la lumière. A Wilberfield ,
pour appliquer quelque peine , ce qui arrive très rarement , on fait sortir le
coupable de l'atelier : celle simple punition réussit le plus souvent. On y
construisait cependant, lors de mon voyage en i835, seize cachots noirs
pour substituer la réclusion sans lumière aux cbàtimens corportis.
« Les Américains ont commis une faute grave , dit encore i'auteur de
« l'article; d'abord en absorbant tous les gains du prisonnier, sans lui pér-
it mettre de bénéficier un jour sur son travail. » Je reconnais la justesse de
cette assertion. J'ai dit moi-même dans mon Journal de Voyage .- « S'il y a
des raisons pour empêcher que les prisonniers possèdent de l'argent, pourquoi
ne pas leur réserver une somme en proporiion de leurs gains , avec laquelle ils
se mettront à l'abri de la misère loi-snu'iis reutieront dans la société , sans amis,
sans protecteurs et peut-être sans emploi ? Je crois que les bienfaits des caisses
d'épargne (saving-banhs), si nombreuses aux Etats-Unis, pourraient s'éten-
dre aussi aux prisonniers des maisons pénitentiaires, aux jeunes détenus des
maisons de correction , et aux pauvres des hospices. On confierait les intérêts
de ces malheureux aux surinteudans et directeurs des établissemens, et on
leur formerait un fonds de prévoyance avec le produit net de leur travail. Il
me semble qu'il serait aussi convenable d'augmenter encore ce fonds avec les
bénéfices que la plupart des maisons pénitentiaires réalisent. L'intérêt de ce
capital pourrait se partager eutre ceux qui y auraient droit, et l'établissement
s'en réserverait une part en proportion des moyens et des ressources qu'il
fournit.
Je terminerai là mes observations, en vous priant de vouloir bien agréer,
Monsieur le Dircctenr,
l'assurance de mes senlimens les plus distingués.
Don Ramon de i.\ Sagra,
IMmiSJE PAR LES PRESSES MECANIQUES DE PAVL R£X0UARD,
RUE GARAKCIÈRE, 5.
It.-viirl'.iila
Avril liir,-
AVRIL 1837.
REVUE
BRITANNIQUE.
»«oooo«
HISTOIRE DES PARTIS EN ANGLETERRE
DEPUIS LE SEIZIÈME SIÈCLE JÛSQU'a INOS JOURS, (^t)
La vie des partis est la vie de l'Angleterre. Il n'y a pas de
pays où les faits aient conquis plus d'influence , où les opi-
nions aient été plus nettement représentées par des groupes
d'hommes dévoués à telle ou telle cause. Dans nulle autre
(1) Note du trad. Pendant que la presse quotidienne nous ciitiiticnt
claque jour de la marche et du progrès de la réforme en Angleturre, il nous
a paru utile de présenter dans un seul tableau l'histoire des divers mouvemens
jiolitiqucs qui ont prércdé l'époque de celte réforme. L'auteur de l'article
a esquissé d'une manière vive et large les mouvemens principaux des divers
partis qui ont exercé leur influence sur les destinées de l'Angleterre, leurs
variations et leurs combats. Celte esquisse, nécessairement rapide, mais
exacte dans son ensemble, peut être considérée en outre comme l'appendice
indispensable des liistoires spéciales d'Angleterre, du plaidoyer ingénieux de
Lingard, de la spirituelle narration de Htime, et même des Annales ccnsti-
îutionnelles dues à la plume savante de M. Hallam.
TIII.— A^ SÉRIE. 13
194 HISTOIRE DES PARTIS
contrée d'Europe , la lulte eiUre ces opiiiioiis et ces groupes
n'a été plus orageuse , plus confuse. Si la baiaille a élé conti-
nuelle , le progrès social n'a pas un moment cessé.
Ailleurs, en Allemagne par exemple, la conquête de la
civilisation s'opère lentement : c'est l'érudition, le professorat,
la théorie logique et didactique , l'argumentation , qui lui
servent de guides. Le travail de la métaphysique sert de pion-
nier an travail matéFicl. En France, les opinions changent
avant que les révolutions s'accomplissent. Toute la société
penche vers la monarchie de Louis XIV, avant que Louis XIV
apparaisse. L'Angleterre procède d'une manière différente ,
dès qu'un intérêt se montre, il lutte, il rencontre d'autres
intérêts qui le combattent; et, quand la victoire a couronné un
des partis , on concilie les factions diverses ; alors seulement
le philosophe et le légiste s'occupent de formuler leur théorie.
A force de vivre dans une sphère d'intérêts hostiles et contra-
dictoires, nous nous sommes habitués à rendre la lutte régu-
lière ; nous en avons compris la nécessité. De là cette puis-
sance donnée aux antécédens par les Anglais , puissance que
les autres nations ignorent ou repoussent. L'antécédent n'est
rien autre chose qu'un fait, devenu règle pour l'avenir. Sans
le code des antécédens, aucun débat parlementaire ne pour-
rait avoir lieu. En France et en Espagne, quand on a voulu
imiter les formes et la tenue extérieure de notre Chambre des
Communes , on s'est trouvé fort embarrassé. Les antécédens
manquaient. On cherchait vainement dans le passé quelques
faits régulateurs. Contraints ou de se rejeter dans le moyen
âge , pour y puiser quelques exemples inapplicables , quelques
traces d'une discussion parlementaire , sans rapport avec les
intérêts et les débals modernes; ou (ce qui est plus arbitraire
encore et plus dangereux) de remonter jusqu'aux théories mé-
taphysiques , pour y chercher un régulateur de l'action politi-
que ; les législateurs ont été exposés à mille bévues , à mille
incertitudes. Faute de connaître les limites dans lesquelles
leurs violences et leurs combats devaient se renfermer, les
Eîï ANGLETERRE. t9|
partis en Espagne et en îialie ont multiplié les Victimes et les
cadavres; en Angleterre, au contraire , depuis le comnieft'-
cement du xvii* siècle jusqu'à nos jours , les factions ont élé
k'gales. Cette légalité kur a donné si ce n'est de la généro&iîc
et de la moralité , du moins une sorte de grandeur et d'équité
qui leur manque partout ailleurs. Respectant certains droits ,
s'arrétant devant certaines bornes , reconnaissant certains
principes; ces groupes d'hommes, tout occupés de faire pié"
valoir leur opinion spéciale et leurs intérêts propres , se sont
mutuellement astreints à des lois utiles , à des antécédens
salutaires. Une action si générale , si énergique et si hostile',
est devenue, pour ainsi dire, un j^eu régulier. Etrange et
grand spectacle , l'une des conquêtes les plus extraordinaires
sans doute de la civilisation et du bon sens !
Avant d'atteindre cette période, où nous sommes eHcere,
que peut-être nous alk»ns quitter; période de combat légi-*
time , d'hostilité permise , d'escrime perpétuelle ewti-e les
partis ; il nous a fallu traverser plusieurs siècles. Comme
notre pays est , de tous ceux de l'Europe occidentale , celui
où les intérêts ont le plus de persistance et où les opinions
représentent le plus fidèlement les intérêts; ces derniers no
se sont assouplis que fort tard à ce que l'on exigeait d'eux.
Aussi l'histoire de la Grande-Bretagne est-elle tachée de
sang, entremêlée d'affreux supplices et d'odieuses vengean-
ces. Dans notre pays , la démocTatic est foite , l'aristocratie
forte , le trône puissant. Le combat des intérêts n'est pas
une chimère, un vain tournoi, un assaut" de parade et de
plaisir. Nous ne sommes entrés dans les voies consliliiiion-
nelles qu'après avoir foulé bien des cadavres, et commis
bien des iniquités.
Dans la lutte de nos partis , il faut distinguer avec soin
deux élémens : l'un religieux , l'autre politique. Tous deux
ont inégalement concouru à l'établissement de nos libertés ;
quelquefois ils se sont effacés mutuellement. Souvent on a
vu dominer l'un, et, dans la réalité, c'était l'aulrc qui
13.
196 HISTOIRE DES PARTIS
servait de mobile. L'Angleterre du xvii^ siècle tendait à la
liberté par la discussion religieuse; celle du xviii*' siècle
oubliait la discussion religieuse, pour atteindre le plus haut
point de liberté ; celle du xix® essaie de compléter son indé-
pendance et marche, à travers les ténèbres, à un but inconnu
et fatal.
L'élément politique de la liberté anglaise est antérieur
à son élément religieux. II émane directement du icitte-
nagemot et se rattache au besoin que les peuples teutoniques
et gothiques ont toujours témoigné, de contrôler leurs chefs,
de se mêler de leurs propres affaires et de discuter les pro-
jets , les plans d'attaque ou de défense , qui importaient à
la communauté. Le génie même de cette race voulait une li-
berté forte , une discussion soutenue et un pouvoir énergique ,
mais reconnu de tous. La féodalité, le christianisme, la
hiérarchie du moyen âge ne triomphèrent point de ce carac-
tère primitif, indélébile ; l'accession de Henri VII trouva
déjà toutes les ga.antiesde l'indépendance publique, passées
en coutume et armées de la force légale. Le roi ne pouvait
lever de taxo sans le consentement du parlement. 11 ne pou-
vait , sans la même autorisation , porter aucune nouvelle loi ,'
ni emprisonner un citoyen sans mandat légal , spécifiant le
délit ; le jury était en vigueur et statuait sur la culpabilité ou
sur l'innocence des prévenus ; enfin tout officier du roi qui
contrevenait à ces dispositions était passible des mêmes
chàiimens que tout autre citoyen, et ne pouvait alléguer
comme excuse l'ordre formel du monarque.
Ainsi s'élevait autour de la puissance suprême un mur de
circonvallation , souvent franchi sans doute, souvent attaqué
ou ébranlé par les guerres civiles , les hasards , les circon-
stances , les vices des hommes ; mais respecté du peuple et
redouté des rois. Quiconque s'attache à défendre et à relever
ce rempart , doit être mis au nombre de ceux que nous appe-
lons aujourd'hui whigs. Tous ceux qui ont tenté de délivrer
la puissance royale , ainsi emprisonnée dans les limites de la
EX ANGLETERRE. 197
loi sévère , appartiennent à l'armée de la prérogative et de la
couronne , qui a , vers le commencement du xviii'' siècle ,
accepté la désignation de tories.
Dès l'origine de la monarchie anglaise, les iniquités sur-
abondent; les actes de tyrannie se multiplient; mais pas une
loi, pas un statut, n'est rendu sans l'assentiment des com-
munes et des pairs. Les transgressions sont temporaires :
elles naissent de la cupidité , de l'avidité , de la violence, de
la détresse; le principe même , on le respecte. L'atrocité des
guerres civiles ne détruit pas ce vieil héritage , légué par les
ancêtres , cette énergique organisation de la société anglo-
normande; les jurés et le jury subsistent; les maisons d'York
etdeLancastre couvrent l'Angleterre de sang, et ces longs et
affreux débats ne peuvent anéantir le sentiment des garanties
anciennes et des libertés nationales.
Les partis alors ne représentaient pas une opinion , mais
seulement un homme. La prétention à un droit hérédiiaire
luttait contre la prétention rivale ; le triomphe de l'une ou de
l'autre ouvrait une large voie aux vengeances. On fut las
d'exécutions , et l'on finit par s'entendre pour y mettre
fin.
Long-temps la résistance aux envahissemens du trône avait
résidé exclusivement dans l'arislocratie. Les barons atta-
quaient la prérogative ; et le monarque , entouré de sa cour,
se défendait de son mieux. Sous Henri VU, la noblesse,
décimée par les guerres civiles, écrasée de proscriptions et
de confiscations , acheva de plier et de céder à l'autorité
royale. Alors, Henri VIII abusa violemment du pouvoir
nouveau, dont la couronne venait de s'environner. Pro-
fitant du penchant de l'époque pour la controverse religieuse ,
il fît servir son autorité à établir ses opinions , qui représen-
taient ses passions. Il introduisit la réforme en Angleterre , et
signa rétrangc alliance de la liberté religieuse et de la li-
berté civile. Prince étourdi dans sa brutalité et qui ne voyait
pas que secouer la vieille autorité religieuse, c'était encou-
198 HIS^TOIRE DES PA.KTIS
rager les peuples à se révolter un jour contre la nouvelle
usurpation dont le irùne se rendait coupable.
Le passé aurait dû l'instruire. L'hérésie et le schisme avaient,
pendant tout le moyen âge, secoué les premières torches de
la liberté insurrectionnelle. Arnauld de Bresse , Occam ,
Rlenzi , Abéiard, Wycliffe , étaient clés hommes politiques
tout aussi bien que des controversistes. L'esprit du whig-
gisme remonte jusqu'aux LoUards , et les LoUards jusqu'à
Wycliffe.
De Henri YIII seulement date la formation véritable des
partis qui ont exercé de l'influence sur les deux siècles
suivans. Le parti du pouvoir s'attache par principe au pa-
pisme ; mais, dans la pratique, il dévie fréquemment de sa
route priiiiitive; le parti des libertés, allié au principe de
l'examen et proiesiant dans son essence , se rapproche du ca-
tholicisme dès qu'il voit le catholicisme persécuté. Le jeu
bizarre de ces différens principes, leurs combinaisons va-
riées , leurs luttes diverses et imprévues ont fait de l'Angle-
terre , pendant deux cent cinquante années, le théâtre des
évènemens les plus étranges. On a vu lour-à-tour le protes^
tantisme s'armer de tyrannie, le catholicisme réclamer la
liberté, l'église anglicane compromettre ou sauver l'indépen-
dance nationale, et le pouvoir absolu appeler à son aide-,
dans ses défaites ou dans ses victoires , ou la critique et l'exa-
men, ou le principe protestant, ou le principe catholique.
Ce sont ces évolutions des partis , ces changemens de front
tantôt serviles, tantôt effrénés , qui donnent aux annales
anglaises une physionomie si difficile à saisir, et qui en ren-
dent l'appréciation si pénible. Souvent le mouvement des pas-
sions y contrarie le développement des opinions ; plus souvent
encore le mobile des intérêts vient détruire l'édifice que les
opinions et les passions essaient d'élever. Chaos inextricable
au milieu duquel on découvre la puissance éternelle de la
civilisation et le progrès incessant de l'humanité.
Personne n'ignore comment les passions brutales de
EN ASGLEII&IIRÈ. ' iW
Henri VIII et son caractère impérietrx, secondé , d'ailleurs
paT l'esprit de rébellion universelle contre l'église, qui s'é-
tait répandu à travers l'Europe à la voix de Luther , arra-
chèrent violemment l'église d'Angleterre du sein de la com-^
nMinauté chrétienne , et conférèrent au roi de la Grande-
Bretagne une véritable papauté. Celte séparation fit nailre
plusieurs partis considérables, partis de véritable opposi-
tion : l'un catholique exagéré, l'autre puritain, que le mo-
narque voulut d'abord comprimer par sa parole , et qu'il
écrasa ensuite dans le sang et dans la flamme. La suppres-
sion des monastères et les mesures violentes dont Henri VIII
ne se montra jamais avare , achevèrent d'irriter une grande
partie de la nation ; le bûcher et le bourreau étouffèrent ces
cris. Le roi continua la réforme ; il contraignit ses sujets de
marcher dans la périlleuse et étroite voie qu'il leur traçait,
brandissant à-la-fois le glaive temporel et l'épée spirituelle.
Fidèle à l'héritage de cette intolérance religieuse que les
empereurs romains avaient léguée aux premiers empereurs
chrétiens et que les chefs de tribus gothiques et allemandes
ne manquèrent pas d'adopter ; le nouveau pape séculier ,
frappa sans pitié et les catholiques fidèles à la suprématie
romaine, et les réformateurs anabaptistes, et les Lollards ;
tous ceux enfin qui n'étaient pas de la confession spéciale et
particulière de Henri VIII. Tant de barbaries forcèrent la
nation au silence, silence impatient et fébrile , qui n'atten-
dait que le moment favorable pour faire éclater une fureur
cachée.
Effrayé des progrès du puritanisme, ce capricieux tyran
laissa prévaloir sur la fin de sa vie le parti catholique. La si-
tuation du peuple présentait un phénomène aussi curieux que
déplorable. Personne ne savait précisément où s'arrêtaient
les limites de sa conviction. On était catholique ou prolestant
par fractions pour ainsi dire infinitésimales , et les diverses
provinces du royaume étaient séparées par des nuances sou-
vent mobiles. Les grandes villes, Londres surtout , se mou-
200 HISTOIRE DES PARTIS
iraient favorables aux doctrines de la réforme ; les paysans
et la masse du peuple , spécialement dans le nord et l'ouest
de l'Angleterre , adhéraient au catholicisme. Il fallut que des
troupes protestantes, venues d'Allemagne, prêtassent lejLir
jsecoursà la nouvelle institution du prince réformateur : «fait,
peu honorable à l'ancienne Angleterre, comme le dit avec
raison un historien : il a fallu des troupes étrangères pour
nous imposer le protestantisme. » — ce Jugez, s'écrie un con-
temporain, combien nous sommes malheureux! L'ancienne
religion nous est défendue par la loi ; la nouvelle n'a pas eu
le temps de s'enraciner chez nous, et toujours flotlans entre
ce qui est défendu et ce qui est permis, nous nous trouvons
ainsi dans la situation lapins misérable. »
Ce fut vers cette époque que l'église anglicane s'empara de
la situation mitoyenne qu'elle occupe encore entre la hiérar-
chie romaine et l'indépendance puritaine ; situation diifi-
cile à maintenir et dont il faut avouer que Henri VIII est
le fondateur. D'une part se trouvaient les réformateurs zélés ,
ceux qui poussaient aussi loin que possible le principe de la
liberté et de l'examen; dun autre, les catholiques obstinés
qui ne voulaient entendre à aucun accommodement, et qui
suivaient avec une persévérance honorable , les préceptes de
la vieille église.
Ces derniers triomphèrent lorsque la reine Marie , que les
prolcsians ont surnommée Marie-la- Sanguinaire , s'empara
du trùne. Quoique la réforme eût fait quelques progrès pen-
dant le règne rapide de son frère , il est certain qu'une grande
partie de la nation était encore, surtout dans les classes infé-
rieures et moyennes , favorable à la papauté. Plusieurs
mesures maladroites épouvantèrent les intérêts matériels aux-
quels la réforme avait donné naissance. Tous les prêtres qui
s'étaient mariés, se trouvant expulsés de leurs cures , allè-
rent grossir le parti réformateur. Tous les possesseurs de
biens ecclésiastiques furent dans la même situation ; et l'im-
prudente Marie ne fit qu'envenimer ce sentiment hostile, par
EN ANGLETERRE, 201
son insolence , son dévoùment à l'Espagne , ses violences et
son élroile incapacité. Quand une nation est saisie d'un
grand sentiment universel , d'une passion sincère et ardente ,
toutes les nuances s'effacent , toutes les factions se taisent.
Marie trouva moyen de réunir les partis dans une com-
mune haine contre l'Espagne. La cruauté de celte reine
a fait plus de partisans au protestantisme que les prédica-
tions de Luther et de Calvin. On lit dans les manuscrits die
Noailles les paroles suivantes , qui prouvent l'impressioii
produite sur les esprits par les supplices que Marie auto-
risait ou ordonnait : ce Cejourd'huy a esté faite , dit Noailles ,
« la confirmaiion de l'alliance entre le pape et ce royaume
« par un sacrifice public et solennel d'un docteur pré-
ce dicant, nommé Rogerus, lequel a esté bruslé tout vif,
ce pour estre luthérien ; mais il est mort , persistant dans son
« opinion. A quoy la plus grande partie de ce peuple a pris
(c tel plaisir, qu'ils n'ont eu crainte de luy faire plusieurs
ce acclamations pour conforter son courage , et mesmes ses
ce enfans y ont assisté , le consolant de telle façon qu'il sem-
« bloit qu'on le menoit aux nopces. »
Les whigs ne sont pas encore nés sous Henri YIIL Ce parti
de la liberté ne se développe pas plus nettement sous Elisa-
beth que sous son père; à celte époque la féodalité est morte,
la monarchie absolue a hérité d'elle; et la monarchie con-
stilulionnelle n'est pas éclose. Le grand intérêt politique;
du xvi'' au xviii'^ siècle , c'est la religion. Tant que la
foi a subsisté dans la masse des peuples ; la gloire , la
guerre et la conquête ont remué le monde. Voici la foi
ébranlée ; alors une interminable discussion critique s'élève
sur l'interprétaiion de la foi. Le propre de la discussion est
de réclamer l'indépendance , et l'habitude d'un libre combat
s'élablissant dans tous les rangs , conduit les citoyens à
l'amour d'une liberté orageuse, et fraie la roule des ré-
volutions.
Les partis qui se dessinent sous Elisabeth sont donc ex-
202 HISTOIRE BÏS' I^ARTIS
clusivement religieux. Ce qu'avait fait la reiue Marie en fa-
veur de la religion catholique, Elisabeth le détruit d'un seul
<;ftup. Non-seulement elle remet en vigueur les réformes de
Henri VIII et d'Edouard VI; mais elle s'adjuge l'autorité du
pontificat suprême. Ou voit une femme devenir pape, fait unique
dans l'histoire ; il est vrai que celte femme valait deux rois.
Contre ses mesures , le clergé", qui se voit anéanti , forme une
faction considérable, qu'elle écrase, non sans peine. Il faut
«purer et décimer le corps ecclésiastique : on y parvient; mais
ia main de fer d'Elisabeth n'a pas un moment de repos. Digne
successeur de son père , aussi violente et aussi brutale que
lui; plus hypocrite et plus rusée, elle a du moins l'art admi-
rable de coiBî>iendi'e les masses , de deviner leurs in-
stincts , de servir leurs faiblesses , de seconder leurs mouve-
mens , et de n'être despote et cruelle que dans le sens et selon
le désir du peuple. Elle dompte le parti catholique, elle as-
servit la majorité du clergé; elle tue ceux qui s'entendent
avec la France ; elle sert les intérêts nouveaux et popu-
laires qui sont protcstans : cette habileté fait oublier ses
crimes. On n'a voulu voir dans sa querelle avec Marie Stuart
qu'une rivalité de femmes et un combat de coquetterie achar-
née : jugement ridicide. Ces deux personnes royales n'é-
taient plus des femmes, mais des symboles; elles représen-
taient les deux grands adversaires en présence, les deux
grands intérêts de la chrétienté : Marie, le catholicisme;
Elisabeth, le protestantisme. IVIarie était parente des Guise;
Elisabeth était fille de Henri VIII.
Marie Stuart , en quittant la France, marchait à la mort;
il n'y avait pas de plus grande étourderie que de venir se
placer au milieu de la population puritaine de l'Ecosse
sauvage , tout à côté de la terrible et ombrageuse Elisabeth ;
€t d'essayer, femme faible et voluptueuse, un rôle auquel
n'aurait pas suffi toute la virilité de l'àme et du coi'ps. Le
parti de l'ancienne religion , qui avait pour chef Marie Stuart,
alla se briser aux pieds du trône populaire et tyrannique d'É-
EN ANSLETEBRE. 203
lisabeth. Pendaut que celte dernière envoie des secours d'ar-
gent et d'hommes aux. insurgés calvinistes de France , Marie
conspire avec les catholiques d'Éeosse et d'Angleterre. Les
d€ux conspirations se heurtent ; les courtisans et les hommes
d'mtrigue y prennent part : Marie succombe. Tel est le véri-
table fond de la querelle, que le sexe et les violentes faiblesses
des deux reines ont sans doute envenimée ; mais qui se rat-
tache à des iutérôls majeurs, répondant aux passions et aux
espérances des deux grands partis européens.
Les modifications de ce drame furent sans doute détermi-
nées par l'âge , le sexe et la position des deux actrices rivales ;
mais les véritables ressorts de la tragédie, c'étaient le calvî-
Qtsme écossais , le catholicisme de France et l'église anglicane
fondée par Elisabeth. En 1569 , les insurgés qui voulurent déli-
vrer la reine d'Ecosse , s'adressèrent aux passions catholiques.
Leur étendard représentant le Christ dont les blessures versent
du sang, était porté par un vieux gentilhomme enthousiaste,
nommé Norton. La position du parti catholique devenait in-
soutenable : détesté ù-la-fois parles calvinistesécossais et par la
nouvelle Eglise anglicane; il semblait d'ailleurs élever une ré-
clamation qui contrariait beaucoup d'intérêts nouveaux. La
résistance opposée par ces intérêts le perdit sans ressource ;
tous les biens ecclésiastiques furent vivement défendus par
les acquéreure.
Cependant le parti protestant ne tarda pas à devenir redou-
table pour Elisabeth elle-même. Les puritains, dernière expres-
sion de la liberté religieuse , levèrent la tête et l'effrayèrent.
Une inquisition protestante se forme sous les yeux et aux ordres
de la reine protestante. Elle assied son trône entre les catho-
liques abattus et les calvinistes extrêmes, qu'elle livre au
bourreau. Le catholicisme, déjà étouffé et silencieux , cous-
pire en secret; le protestantisme anglican, religion de la
cour et de l'état, offre aux habiles un asile commode. Là se
réfugient tous les hommes prudens et timides ; enfin le pu-
ritanisme naissant, expression logique, résultat définitif du
204 HISTOIRE DES PARTIS
besoin de l'examen et du principe de la liberté, proteste vai-
nement contre la main qui l'opprime.
JVous retrouverons bientôt ces trois partis qui triompheront
lour-à-tour. Ces trois nuances colorent toutes les époques
de notre histoire. Elles se transforment mais elles ne meurent
pas. Elles représentent le Passé , le Présent et l'Avenir ; le
repos, le mouvement modéré et le progrès indéfini; l'auto-
rité, la transaction et l'anarchie; la royauté absolue,' la
monarchie représentative et la démocratie populaire. Sous
Cromwell le puritanisme règne ; Charles II et Jacques II es-
saient d'introniser le catholicisme; Guillaume III vient enSn
et opère la transaction. Les purilains se nomment tour-à-
tour : dissidens, républicains, patriotes, et enfin radicaux.
Les anglicans sont les hommes d'état, gens du juste-
milieu, les whigs qui se subdivisent eux-mêmes en plusieurs
nuances; enfin, les catholiques, amis du pouvoir, soutiens du
passé, comprennent que le principe de l'autorité est le seul
qui puisse relever leurs affaires déchues. Il s'opère entre ces
divers partis beaucoup d'échanges et d'emprunts qui sem-
blent altérer leur caractère primitif, mais qui ne touchent
Jamais à leur essence et à leur principe même. Le dix-neuvième
siècle voit se perpétuer celle triple division; elle subsiste sous
les noms de Tories , Whigs et Radicaux.
Elisabeth frappe sans pitié à droite et à gauche. Elle se
soutient avec une admirable énergie, mais avec une cruauté
digne de son père. Les deux partis extrêmes comptent leurs
victimes par centaines. Marie Stuart est sacrifiée en holo-
causte au protestantisme. Au moment où le bourreau vient de
trancher sa tête , le doyen de Saint-Peterborough s'écrie :
« Périssent ainsi tous les ennemis de la reine ! »
« Oui, répéta le comte de Kent d'une voix tonnante, et
périssent ainsi tous les ennemis du saint Evangile ! y>
Long et brillant règne, taché de tant de sang, mouillé de
tant de larmes, au milieu duquel deux choses dominent et l'em-
portent sur tout le reste : c'est le triomphe du fait et de lin-
EN ANGLETERRE. 205
térêt. La reine sert Tintérêt de ses peuples ; elle sait com-
prendre la tendance générale des esprits , favoriser l'ambition
et l'avidité nationales, nourrir avec soin l'esprit d'entreprise
et de commerce , animer tous ses sujets à la recherche de la
fortune , à la découverte de nouvelles contrées , aux vastes
projets du négoce, contraindre toutes les factions à plier,
forcer enfin l'histoire même à oublier l'usage impitoyable
qu'elle a fait du bourreau. Elisabeth efface ainsi ses nombreu-
ses faiblesses et même ses ridicules. Aussi dissimulée que le
LouisXI de France, avec lequelelle avaitplus d'un rapport, elle
crée pour l'Angleterre une grandeur, la seule qui convient à
notre pays. Tout se tait, toutes les factions se courbent devant
la fondatrice du commerce britannique (1). Bacon, le chance-
lier-philosophe, soutient que la prérogative royale ne peut
être ni examinée ni contestée , et un membre des Communes
affirme que la reine a droit de s'emparer, selon son bon
plaisir, des biens et de la vie de ses sujets.
Le catholicisme, en Angleterre comme en Allemagne, avait
reposé sur une habitude plutôt que sur une véritable assimi-
lation avec les mœurs du pays. Bien avant Luther, le principe
de l'examen était comme inhérent à la constitution antique
des peuples germaniques ; ils répugnaient au principe pur de
l'autorité. Luther parle; Henri VIII règne. La coutume une
fois disparue, l'habitude une fois éteinte, les propriétés ec-
clésiastiques une fois dans les mains des protestans ; toute la
masse de la nation s'éloigne du catholicisme. Elle n'avait pas
oublié les proclamations de Wycliffe et les persécutions des
LoUards. Se dirigeant violemment vers le protestantisme,
elle sentit s'accroître dejour en jour sa haine contre la France;
celle contre l'Espagne et l'Italie catholiques s'envenima sous
Marie et Henri VIII ; enfin tous les peuples catholiques de
l'Europe devinrent le but commun de l'animosité britannique.
^1) "Voyez le tableau du développement commercial de la r.iaude-Breîague,
qu€ nous avons esquissé dans l'arlicic de Livcrpool , la*" livraison, déc, i836.
206 HISTOmE DE« PARTIS
Les règnes de Henri VIII et d'Elisabeth favorisèrent ce mou-
vement ; et lorsque Jacques P'' monta sur le trône , une faible
étincelle de catholicisme demeura timidement ensevelie au
sein de la nation furieuse.
Quoique le catholicisme u'osàt rien tenter, la persécution
contre lui ne s'arrêtait pas; elle était d'autant plus ardente
qu'elle était populaire. La cruauté politique des rois n'est
rien près de celle des peupies ; le fanatisme des masses est
cent fois plus impitoyable que la tyrannie tombée d'en-haut.
Les hommes se pardonnent aisément à eux-mêmes les bar-
baries et les fureurs dont le plus grand nombre est coupable :
il semble que le crime s'affaiblisse en se partageant.
Le petit noyau des catholiques anglais se resserrait doac
et se groupait en s'effaçant, pendant que le parti puritain
faisait des progrès incessans , et que l'Eglise anglicar^ ,
devenue nationale, s'emparait de la considération et du
pouvoir. Sous Jacques P"", la compression des catholiques
fut violente, et leur désespoir extrême ; alors le complot des
poudres (1) , complût qui devait sacrifier à-Ia-fois le roi et
les deux Chambres et les faire sauter dans une explosion
commune, apprit à l'Angleterre ce qu'il faut attendre d'un
parti étouffé et furieux. Après cette tentative, le catholi-
cisme subit deux siècles d'oppression. Le sentiment de l'hu-
manité publique se révolta; il fallut, depuis celte époque,
que les catholiques anglais se cachassent, pour ainsi dire,
dans les entrailles d'une société qu'ils délestaient. Pendant
que l'irritation nationale croissait; pendant que leur parti
s'annihilait; le puritanisme recueillait nécessairement le fruit
de la victobe. Le peuple confondait le principe du caiholi-
cisme même dans la haine inspirée par quelques conspira-
teurs obscurs ; il enveloppait tout ce qui était catholique :
hommes et théories, dans la même malédiction, dans la même
(1; Voyez le curieux article, intitulé : les assassins des Rois , que nous
avons publié dans la 2« livraiscu (fcvi'ier i836).
i Ei' ANGLETERRE. 207
proscriplioli. Les esprits, violemment poussés vers l'exirême,
résultat des doctrines protestantes, ne s'arrêtèrent plus qu'à
l'instant fatal où les puritains triomphèrent avec Cronivvell.
A dater du règne de Jacques, nous voyons le parti puritain,
toujours en progrès, marcher d'un pas ferme, se recruter sans
cesse dans toutes les classes du peuple , et profiter à-la-fois des
fautes du pouvoir, des passions vulgaires et des tendances
généreuses. Les débauches , la licence et le pédantisme du
roi Jacques ne prêtaient ni autorité ni dignité à la couronne.
Enfin, quand le malheureux Charles P'' prit le pouvoir, il
trouva une cour dépravée, un peuple presque calviniste, un
faible groupe catholique , regardé comme l'ennemi de la na-
tion, im trône miné dans ses bases, une autorité suprême
méprisée, et le pmitanisme, devenu gigantesque, qui eoai-
mençait à ouvrir ses bras à la masse des mécontens. g
Quand on parle des fautes et des imprudences commises
par Charles 1", on ne fait pas assez attention au drame qui
se jouait autour de lui et à l'état réel de ses affaires. L'orgueil
des puritains s'était accru avec leur pouvoir , et les libertés de
la nation, long-temps froissées et opprimées, commençaient
à trouver des défenseurs. Il y avait trop de vengeance et de
désespoir chez les catholiques pour qu'ils pensassent à se dé-
clarer en faveur du roi. Deux partis redoutables : celui des
libertés populaires , d'une part, et de la liberté religieuse,
d'une autre,: deux torrens envahisseurs se réunirent donc
dans le même lit et assaillirent , à-la-fois, le trône qui devait
tomber : il tomba. A peine Charles I" était roi, la Chambre
haute ne songeait qu'à entraver son autorité. Il fût venu à bout
des Sain/s ou des puritains, s'ils n'eussent été que des fa-
natiques; dans les rangs des fanatiques , se trouvaient aussi
des hommes éclairés, proclamant la liberté civile cti reli-
gieuse, entourés de l'admiration et des vœux du i)€uple en-
tier. Rien ne put résister à la coalition des deux partis ; la
liberté civile s'appuyant sur la liberté religieuse. Uicntôt les
factions diverses n'eu firent qu'une seule ; se combinant
208 HISTOIRE DES PARTIS
contre la cour et le roi , elles composèrent un parti national ,
le parti du pays. Toutes les fois que les choses en viennent là ,
le pouvoir est perdu. La maladresse de Charles P"" fut de ne
pas saisir l'esprit de son temps et de se conduire , hors de
propos , comme Henri VIII et Elisabeth s'étaient conduits.
Lorsque les époques changent, la politique doit changer;
Charles crut pouvoir instituer à son tour une inquisition an-
glicane, et ne s'aperçut pas que le catholicisme seul avait le
droit de se défendre par la force : le puritanisme vain-
queur n'était point d'humeur à subir une loi si rude. De de-
grés en degrés , le roi se trouva seul et en appela aux armes ;
entouré de ses cavaliers et de ses courtisans, il essaya une
dernière et impuissante lutte contre la double masse des dé-
fenseurs de la liberté populaire et des fanatiques ; lutte iné-
gale, où les communes déployèrent autant de talent et de
bravoure que de cruauté.
Pendant le règne précédent, le parti royal n'avait pas cessé
de courir à sa perte , et le parti des deux libertés que nous
avons indiquées , avait toujours suivi une route ascen-
dante. Le commerce, en ouvrant également à tous les hom-
mes les voies de la fortune et du pouvoir , tendait au nivelle-
ment des classes. La marine anglaise se couvrait de gloire;
le peuple semait qu'il éiait quelque chose. Battu à-la-fois en
brèche par l'opposition politique et par l'opposition religieuse,
le trône ne peut résister à cette ligue formidable ; Charles I"
marche à la mort.
Mais les partis se ruinent ordinairement par l'abus de leur
principe ; l'élément qui fait leur vie devient l'élément qui cause
leur mort. Du principe de la liberté politique qui triomphe sur
l'échafaud de Charles V^, et du principe de l'examen en matière
de foi , qui constitue la force des puritains , sortent deux con-
séquences immédiates et inévitables : on tend à l'anarchie des
idées et à celle des faits. On abuse de la faculté donnée au
peuple de nommer ses chefs et de se subdiviser lui-même en
autant de sectes qu'il le veut. Les puritains font naître les
EN ANGLETERRE. 209
indépendans , qui font naître les niveleiirs; Cromwell hérite
des uns et des autres; ce représentant du parti vainqueur
dompte tout ce qui l'environne. Sous son protectorat, les
partis s'effacent; les royalistes se taisent et complotent
en secret; les puritains se groupent autour de Cromwel!,
et ceux qui le dépassent sont exécutés, exilés ou empri-
sonnés. Toute cette oppression militaire, toutes ces conspira-
tions étouffées dans le sang, tout cet éclat du triomphe puritain,
devaient s'éclipser au moment où l'homme qui représentait le
puritanisme vainqueur allait entrer dans le tombeau.
La tyrannie exercée par Cromwell fut d'ailleurs un bonheur
et un bienfait. Tout homme qui ose dire à une révolution
victorieuse : « Tu n'iras pas plus loin ; » et qui a la puis-
sance d'accomplir cette parole, mérite bien de la patrie.
Plus de partis, sous Cromwell ; le déchaînement désintérêts
et des passions s'arrête devant la puissante digue que leur
opposa le Protecteur; et lorsque son faible fils essaie de re-
monter sur le trône, il ne trouve qu'un grand chaos de petits
intérêts et de petites espérances. Les partis épuisés, accou-
tumés au joug, et dont le premier enthousiasme s'était éteint,
rappelèrent l'ancien monarque; le parti royaliste releva la
tête ; et le parti catholique conçut de muettes espérances. Le
règne de Charles II ne fut que le triomphe du parti royaliste ;
il faut voir le règne de Jacques II, dans la tentative impuis-
sante d'un monarque dévot pour rendre au catholicisme son
existence politique.
Ce que l'on remarque avant tout dans les débats qui suivent
le protectorat de Cromwell , c'est la complète immoralité de
toutes les classeset de toutes les factions. Leur force est éteinte ;
leur exaltation est morte; il ne leur reste que des vices. Les
puritains sentent la honte de la servitude que Cromwell lo;ir
a imposée, et la lâche ignominie d'avoir laissé la restaura-
tion s'accomplir; les catholiques, humiliés par le souvenir
du complot des poudres, essaient des intrigues souterraines.
Les partisans de la liberté reconnaissent que le joug hérédi-
VIII.— 4^ SÉRIE. 14
210 HISTOIRE DTS PABTIS
taire d'une monarchie limilée est plus doux à porter que le
Joug violent d'une dictature guerrière. Révolutions sur révo-
lutions, en détruisant tous les principes , ont froissé cruelle-
ment les âmes : 1 enervement et l'ennui succèdent aux grandes
cri&es. Chacun cherche et trouve la consolation la plus rapide
et la plus prompte, et se plonge dans le vice. Quiconque veut
conserver une apparence de décence est stigmatisé comme
puritain et flétii comme tel. La débauche est en honneur : on
n'aime qu'elle ; elle a son code : tout le reste est vieux , mé-
prisé, stérile. Le parti catholique, le parti libéral, le parti
puritain, s'affaissent; l'Angleterre, par désespoir , se rejette
dans un libertinage effréné.
A ce libertinage, à cette débauche, se joint une i^éaction
sanglante contre le puritanisme. Mais quand on fut las de
mauvaises uiœui^, comme on avait été las de fureurs bibli-
ques , on regarda autour de soi ; tout était détruit : finances
épuisées; armée sans discipline; commerce ébranlé; la vé-
nalité partout; l'énergie manquant à la nation. Charles H ne
trouva pas de meilleur moyen, pour sortir d'embarras, que
d'accepter l'aumùne de Louis .XIV : ce fut la grande tache de
sonrègne. Cette souillure s'étendit à toussesactes; elle souilla
toutes ses négociations ; se répandit sur tous ses desseins :
née de la dépravation de la cour et de celle du monarque, elle
influa sur les destinées de Charles TI et de Jacques IL Plus
eu avançait, plus les partis fi-aciionnés perdaient leur carac-
tère; bicnlùt ce ne furent plus des partis, pas même des fac-
tions : tout se subdivisa ; chaque individu ne représenta que
lui-même ; chacun servit son intérêt. Seconde espèce d'immo-
ralité plus dangereuse que toutes les autres : triomphe com-
plet de l'égoisme individuel et de la cupidité , assis sur les
ruines des autres passions.
Toute l'époque qui s'écoule de 1600 jusqu'en 1688 n'est
consacrée qu'à la reconstruction politique et morale de la
société. Du sein de ce chaos, de cette poussière et de ce néant
des individualités hostiles, naîtront enfin, à travers mille ob-
EIV AKGLETERRE. 2ii
Stades , des divisions nettes et des groupes représentans des
intérêts : quelque chose de fort, de complet et de tranché.
Le premier Parlement élu après la restauration de Charles II
se composait exclusivement de cavaliers royalistes , partisans
frivoles de la loyauté chevaleresque et du monarchisme absolu.
Mais telle est la nature des assemblées délibérantes, telle
est la puissance du germe de liberté , renfermé dans toute dis-
cussion, que celte unanimité ne dura pas long-temps : l'oppo-
sition naquit ; on pouvait le prévoir. Le premier honneur de
cette découverte appartient à un ambitieux trop vanté ,
Shaftesbury. Il devina que sous une monarchie modérée , sous
un roi légitime, dans le retour général de l'ordre, les anciens
partisse relèveraient; que les anciens embarras allaient renaî-
tre. Les manœuvres de Shaftesbury suscitèrent donc une op-
position dans les deux Chambres ; opposition à peine sensible
et toute politique. La dévotion n'était plus de mode ; les partis
religieux se reposaient ; quelques vieux débris du puritanisme
vinrent, en se déguisant, se grouper autour des patriotes en-
core timides et humbles : faible lueur, qui scintille à peine
dans la Chambre des Pairs, et qui déploie déjà en 1672 une
clarté plus décidée dans la Chambre des Communes. La dé-
pravation même du temps servait à recruter cette armée
naissante : les ambitieux voyaient qu'il n'y aurait pas tout à
gagner du côté de la cour; que se placer sous sa main était
peu prudent, et que cet abandon sans réserve nuirait à leur
avenir. Les politiques les plus rusés se mirent donc à effrayer
la cour et à fomenter une petite opposition sourde ; se réser-
vant le droit et le plaisir de faire acheter un peu plus dur
leurs services, dès que l'occasion se présenterait.
A peine ce parti d'opposition fut-il formé, il vit se rappro-
cher de lui tout ce qui restait encore de républicains obstinés
et de puritains audacieux ; ils ne tardèrent pas à le compro-
mettre; et l'on s'effraya. La désertion se mit dans les rangs
de la faction naissante, qui, effrayée de sa faiblesse, eut
recours à une alliance secrète avec la France : tant le véri-
212 HISTOIRE DES PARTIS
tablé pairiotisme manquait à tout le monde. Le parti ca-
tholique eut l'imprudence de faire quelques mouveniens
qui déplurent au roi et dont le résultat fut terrible pour
tous les catholiques. L'impopularité de ces derniers était de-
venue telle que l'on voulait croire à leurs crimes, et la cour
n'eut pas de peine à trouver des dénonciateurs qui envelop-
pèrent dans la même accusation non-seulement les auteurs
d'un complot léger, en lui-même, mais tous les catholiques
suspects. Ces dénonciations furent accueillies par la masse
avec une reconnaissance et une joie vraiment effroyables.
Absurdes jusqu'au ridicule , elles flattaient les passions mau-
vaises. Tout le monde concourait à écraser les malheureux
catholiques; le roi; le parti libéral; les puritains. L'ini-
quité fut si générale, que personne ne s'en étonna. Jacques,
frère du roi , duc d'York , et qui devait succéder à son frère,
était catholique. La première démarche importante de l'op-
position fut de l'exclure du trône. L'audace du parti national
s'était accrue ; et les dissidens eux-mêmes , fils des puritains,
osaient déjà hasarder quelques réclamations.
Au milieu de tant d'agitations secrètes, que favorisait la
dissolution générale des idées et des mœurs, tous les re-
gards se tournaient du côté de Louis XIV, voisin puissant;
prêt à verser l'or sur les partis qui voudraient s'allier à lui ;
républicains, puritains, intrigans, gens de cour, tout ce qui
prenait le nom de patriote ou de bon citoyen recevait les
gratifications de Louis XIV. L'argent de ce dernier fut le
grand instrument qui donna de la force à l'opposition parle-
mentaire, sous Charles II ; on trouve sur la liste des hommes
soldés parle chargé d'affaires Barillon, les noms de Hampden
et d'Algernon-Sydney. Il s'agissait, pour le roi de France,
de susciter des ennemis au roi d'Angleterre, et ces derniers,
emportés par l'aveuglement ordinaire de l'esprit de parti ,
croyaient légitime de recevoir l'argent d'un monaïque étran-
ger, pour entraver et combattre le lyran domestique qu'ils
abhorraient.
EX ANGLETEBRE. 213
Voilà le sort des populations flétries; elles n'ont d'énergie
et de moralité dans aucune de leurs opinions : il leur faut
un temps infini pour revenir aux principes de la morale et du
devoir. On verra bientôt les coffres de Charles II se remplir
à leur tour de l'argent de Louis XIV : présent fatal , qui sème
à-la-fois le triomphe passager du catholicisme et l'irritation des
puritains. Grâces à ces donations, habilement distribuées, cha-
que parti rêva la victoire, s'anima au combat et injuria ses ad-
versaires. La majorité de l'Irlande était catholique ; l'Ecosse
entière professait le calvinisme. Chaque parti choisit parmi
ses antagonistes la classe d'hommes la plus misérable et la
plu méprisée pour en faire le nom générique du parti
adverse. Les plus infâmes des catholiques irlandais étaient
ces troupes de brigands et de sauvages qui infestaient les
grandes routes et les bois, et que l'on nommait Tories. Les
derniers des calvinistes étaient les Whiggamors écossais,
bouviers aussi féroces que les Tories d'Irlande. Les partisans
du pouvoir appelèrent leurs ennemis Whigs. Les partisans
de la liberté donnèrent à leurs adversaires le nom de Tories.
Sobriquets , ramassés dans la boue , qui devinrent un honneur
pour ceux qui les portèrent.
Désormais les deux grandes factions anglaises ne reçurent
pas d'autre désignation. Les partis religieux s'effacèrent :
toute la place appartint aux deux grandes armées politiques
de la liberté et du pouvoir. Les Whigs, en acceptant les
puritains et les dissidens comme alliés et comme avant-
garde, ne voulurent pas se confondre entièrement avec eux;
et la masse torie eut soin de laisser en dehors de ses rangs
la faction catholique dont elle craignait l'impopularité. Nous
ne nous servirons plus que de ces titres courans pour dési-
gner le double bataillon des amis et des adversaires du pou-
voir; ils changeront d'armes et d'attitude, sans jamais cesser
leurs hostilités. Ils prendront pour alliés les transfuges du
parti contraire; on verra les Whigs proléger les catholiques
d'Irlande; et les Tories s'opposer à l'émancipation caiholi-
214 HISTOIRE DES PARTIS
que ; mais en dépit de ces accidens , le double principe res-
tera le même : ici , examen et liberlé ; là , soumission à l'au-
lorilé et horreur de la discussion libre.
Le parti libéral avait fait ses premières armes en essayant
d'exclure du trône un prince catholique. Le parti du pouvoir
déploya toutes ses forces pour lui résister. La recomposition
des partis était loin d'être achevée : il faut, pour que les partis
existent, un degré de loyauté et d'énergie que les nations ne
recouvrent pas aisément quand elles l'ont une fois perdu. Il
serait difficile de distinguer à cette époque les serviteurs vé-
naux de la cour, des véritables Tories : les convictions, même
passagères, étaient rares. On se vendait le plus cher possible,
et l'on s'embarrassait peu du reste. A la tête des Tories,
marchaient les hommes de la haute église, les défenseurs du
droit divin, les plus fermes appuis du trône, attaquant à-la-
fois le puritanisme et le catholicisme. Ce furent eux qui , par
leur servilité et leur égoïsme, compromirent d'abord , auprès
du peuple , les intérêts de la couronne ; et qui ensuite , crai-
gnant pour leur propre indépendance , portèrent à la monar-
chie les coups qui la tuèrent.
Leurs efforts contribuèrent surtout à faire rejeter le bill
d'exclusion , c'est-à-dire à fixer le droit d'héritage que l'on
essayait d'arracher au duc d'York. Cette défaite des Whigs
les irrita au point de leur faire commettre plusieurs iniquités.
Staiford, homme faible et vicieux, mais innocent des crimes
qu'on lui imputait, fut sacrifié à la haine des Communes;
épouvantable et odieuse vengeance , trop fréquente dans les
époques de dépravation universelle , où les nations , en proie
ji la fièvre, ne s'occupent plus de grandes actions et de
grands desseins et ne se permettent que les crimes. « Qui peut
lire sans horreur, dit Fox, le récit du procès de Stafford!
Lorsqu'un des misérables, payé pour l'accuser, déposa qu'il
avait conçu le projet de tuer le roi , une clameur de joie
féroce s'éleva dans tout l'auditoire : et, ce qui est effroyable ,
ce qui rend plus profonde encore l'horreur inspirée par ces
EN ANGliETERRE, ^îlS
souvenirs ; c'est que les voix des hommes les plus honorables,
de ceux à qui l'Angleterre doit le plus de reconnaissance,
des fondateurs des libertés publiques, se sont mêlées à ces
voix exécrables ! — Toute la session de 1680 porta le même
caractère d'illégalité et de violence. Un parti furieux et ne
cherchant qu'à se venger, refusa les subsides, porta une
accusation générale contre tous les ministres , et déclara
coupable de haute trahison quiconque avancerait de Fargent
au roi par anticipation sur ses revenus ; quiconque signerait
ou conseillerait la prorogation du parlement. Deux ou trois
autres résolutions, tout aussi hostiles, passèrent en moins
d'un quart-d'heure, et les Communes continuaient ces actes
d'animosité législative, lorsque l'huissier à verge noire vint
leur annoncer leur prorogation de parle Roi.
La cité de Londres partageait tous les sentimens des
Whigs ; le prince d'Orange appuyait par ses menées secrètes
les espérances du parti. Déjà l'on pouvait apercevoir dans
l'éloignement l'alliance qui devait se conclure un jour entre
hi masse libérale de la nation et les représentans des idées
Mbérales protestantes. D'insulte en insulte, les ressentimens
de l'opposition s'envenimèrent; le peuple les partagea , et le
parti whig, d'abord faible, finit par se trouver puissant.
La convocation d'un nouveau parlement à Oxford, ville
toute royaliste , augmenta encore Tanimosité générale. L'é-
lection eut lieu dans le sens le plus défavorable aux intérêts
de la cour.
Ainsi se développait avec vigueur le germe fatal que la
main de Shaftesbury avait laissé au sein de l'état. On avait
demandé vainement l'exclusion du prince catholique. On
reviut sur ce projet, en proposant l'établissement d'une ré-
gence, qui eût laissé au duc d'York le titre seul de roi, et
conféré au prince d'Orange l'autorité réelle. Plan impossible
à réaliser, mais qui atteste la grande haine vouée par le
peuple à la religion romaine.
Remarquons aussi l'accomplissemeni d'un fait curieux,
216 HISTOIRE DES PARTIS
d'une haute importance dans notre histoire : la fusion du
whiggisme et du puritanisme. Le parti protestant et le parti
Avhig s'étaient définitivement alliés et confondus. Les Tories,
en soutenant le pouvoir, avaient un grand désavantage, ce-
lui de paraître opposés à l'intérêt national, à l'inlérét pro-
testant. Les catholiques osaient à peine bouger; ils ne pou-
vaient être que des alliés dangereux et timides. En 1681 ,
les Whigs avaient conquis une force redoutable , et il sem-
blait qu'ils dussent tout emporter d'assaut; mais une réaction
subite , occasionée par plusieurs résolutions violentes el
tyranniques des Communes, fit bientôt passer du côté du
roi tous les hommes modérés et de bon sens. On se souvint de
la pente rapide suivie par Charles P% et l'on eut peur de la
virulence et de l'hostilité de l'opposition. Le peuple ne donna
pas même un regret au parlement d'Oxford qui fut dissous par
ordre du roi; et Charles II put se targuer d'une popularité
passagère.
Les Whigs battus ne manquèrent pas d'avoir recours à des
intrigues secrètes, comme avaient fait les Tories : ils protes-
tèrent, firent frapper des médailles. Shaftesbury était l'àmede
ce parti ; Monniouth , fils bâtard du roi , en était l'espérance.
Les plus habiles et les plus sages se détachèrent bientôt des
plus ardens et des plusexlravagans, qui, composant une asso-
ciation à part , formèrent le plan d'une conjuration impossible
à exécuter. La cour, bien instruite, avait lancé des traîtres au
milieu de ces imprudens; elle était au courant de toutes leurs
démarches; et quand elle les traîna devant les tribunaux , ses
efforts ne tendirent qu'à confondre dans une même accusation
les chefs des véritables Whigs, qui étaient restés étrangers ù
ces intrigues et les conspirateurs obscurs dont nous parlons ,
lactique habituelle des gouvernemens qui veulent se défaire
de leurs ennemis. Elle a coûté la vie à Russell, Essex, el
Algernon Sydney. Ainsi , les Whigs , pour avoir voulu mar-
cher trop vite, perdirent leurs plus nobles partisans sur
l'échafaud ; mais le corps de la nation n'en était pas moins
EN ANGLETERRE. 217
ù eux; et, lorsque le sang de Sydney et de Russell eut coulé ;
lorsque Charles II, plein de confiance dans la stabilité du
trône , mourut stipendié par Louis XIV ; le parti vaincu , le
parti whig, avait déjà rattaché à lui tous ceux que l'ini-
quité révolte et que l'esclavage effraie.
Faute de comprendre ce mouvement général et secret, les
catholiques, ayant le duc d'York à leur tête, continuèrent
l'œuvre de persécution dirigée contre les Whigs et les dissi-
dens. On crut à la cour que le moment était venu d'en finir
avec la révolte, mémo avec la liberté; et, comme l'on s'a-
percevait enfin que la monarchie pure ne pouvait subsister
sans le principe de l'autorité pure contenu dans le catholi-
cisme, presque tous les partisans du roi penchèrent vers
l'abjuration du protestantisme. La nation n'en fut que plus
effrayée ; et l'alliance du principe whig et du principe libé-
ral, compromise par les imprudences des deux partis, se
resserra encore sous Jacques IL Pendant que ce roi recevait
l'aumône de Louis XIV, livrait son frère au bourreau, et
choisissait , pour exécuteur de ses volontés sanguinaires , le
terrible Jefferies , sa chute se préparait sourdement.
Le parti le plus long-temps fidèle au pouvoir; celui qui,
sacrifiant la liberté publique à la conservation de ses propres
intérêts, constituait le bataillon sacré de Charles II et de Jac-
ques II; c'était le groupe assez restreint, mais puissant,
formé par les hommes de la haute église anglicane, redou-
tant à-la-fois le triomphe des puritains libéraux et celui des
catholiques. Le clergé anglican, possesseur de biens consi-
dérables et d'une immense autorité , avait long-temps appuyé
de son crédit les injustices mêmes du trône, dans l'intérêt
de sa propre conservation. Jacques II commit une impru-
dence singulière. Il s'aliéna celte fraction de son armée, la
plus dévouée et la plus importante; il se perdit. Dès que les
prélats anglicans s'alarment pour leurs revenus et leurs pro-
priétés, compromis par un roi catholique, Jacques II trouve
résistance et révolte chez ses alliés les plus fidèles et les plus
218 HISTOIRE DES PARTIS
anciens : il s'accomplit une monslrueuse et bizarre alliance
entre les partis whig et tory ; les catholiques restent seuls.
C'est dans celte circonstance que Jacques II, voyant son iso-
lement désespéré, prend la fuite et laisse le trône à Guillaume
d'Orange devenu roi par cette singulière combinaison d'intérêts
divers. Les anglicans espèrent qu'on respectera leurs droits
et leurs acquisitions ; les puritains voient s'ouvrir devant eux
un avenir libre de persécutions et de supplices; les ennemis
du pouvoir héréditaire comptent diriger à leur gré un roi élu
par eux. L'intérêt catholique est seul en souffrance; toute
l'Angleterre est liguée contre lui ; Guillaume règne. Ici s'ou-
vre une nouvelle cai-rière politique. Les partis se déplacent.
Les dissidens, long-temps écrasés, composent un groupe
spécial. Les deux factions , les partisans du pouvoir (tories),
et les partisans de la liberté (whigs) subsistent, mais en
se balançant mutuellement; et l'une et l'autre, tenue en échec
par l'appariiion d'un troisième parti opposé à la dynastie ré-
gnante et complotant sa chute : c'est le parti jacobiie. Il eut
très peu de force au commencement du règne de Guillaume;
tant l'assimilation de Jacques II avec le groupe catho-
lique avait nui à sa cause. Les AVhigs vainqueurs se con-
duisirent d'abord avec modération , et bientôt ils essayèrent
de faire la loi au monarque qu'ils avaient créé. Gnillaume se
rapprocha des Tories qui , s'étant une fois prononcés pour
Jacques II, ne pouvaient raisonnablement revenir à lui par
une évolution rapide, et qui d'ailleurs n'ignoraient pas la
vindicative cruauté de ce prince. Pendant tout sou règne,
Guillaume ne fut occupé qu'à balancer un parti par l'autre;
à opposer un traître à un traître; et à dénouer les intrigues
sans fin qui se tramaient autour de lui. Ce travail, digne de
Pénélope, aboutit du moins à un excellent résultat. La lutte
des partis fut engagée, soutenue, continuée d'une manière
normale; et, au lieu démettre le trône en péril, elle ne fit
dorénavant qu'assurer l'existence dn régulateur suprême et
lui donner un nouveau poids.
E?< A>'GLETERRE. 21?
Le règne d'Anne et des trois Georges offre le développe-
ment persévérant du principe Avhig, tenu en équilibre par le
Torysme, et contre-balancé d'abord par la guerre d'Améri-
que, puis par la révolution française. Il fallut bien augmenter
la force centrale du pouvoir lorsque l'indépendance de l'Amé-
rique septentrionale priva l'Angleterre de ses plus belles co-
lonies, et lorsque le principe révolutionnaire, éclatant à l'im-
provisie en France, menaça d'anéantissement le commerce et
le pouvoir de la Grande-Bretagne. Mais une fois ces obsta-
cles immenses levés , rien ne put entraver l'essor des élémens
whigs, dont la sève abondante se répand aujourd'hui dans
tous les rameaux de l'état , et qui a fini par protéger même les
catholiques, devenus trop peu importans pour effrayer la
liberté. Dans la carrière vaste que nous avons parcourue , on-
a vu les partis religieux perdre chaque jour quelque chose de
leurs forces ; et les partis politiques n'ont pas cessé de gran-
dir. Toutes les positions de l'ancien torysme sont maintenant
perdues. Il a renoncé au droit divin , au principe de l'autorité
absolue; il ne veut que conserver à la prérogative son auto-
rité et sa force consiiiutionnelle. Les "VVhigs ont légèrement
penché vers le radicalisme; les anglicans se sont définitive-
ment confondus avec les Tories; et l'esprit puritain, se mê-
lant à-la-fois aux ressentimens catholiques, à l'extrême whig-
gisme, aux débris dujacobilisme détruit, et à la philosophie
du dix-huilième siècle, a fini par composer celui de nos
partis politiques dont le progrès actuel est le plus incontes-
table , et dont l'action dans l'avenir est la p!us difficile à cal-
culer : le parti des radicaux. (1)
(^Political Review. )
(1) îsous nous anèterons là, en rappelant toutefois à nos lecteurs le titre
de quelques-uns des principaux articles que la Revue britannique a publiés sur
la Réforme, ou qui du moins se rattachent à celte importante question. Lorsque
ce grand acte sera détiuitiveaicnt accompli, lorsque rAni;Ietene se sera enfin
dégagée des entraves qui gênent encore son essor, l'histoire des luttes que les-
220 HISTOIRE DES PARTIS EN ANGLETERRE.
parlis se sont livrées à propos de la Réforme , et des différentes phases qu'elle
a subies offrira un grand intérêt. Aussi avons-nous soin de recueillir avec mé-
thode tout ce qui se rattache à ces débats. Outre nos articles sur les principaux
changemens de ministère et sur l'altitude des deux Chambres pendant ces mo-
difications , on pourra consulter avec fruit les articles suivans : De la réforme
électorale en Angleterre et de ses résultats. — Des progrès du libéralisme et
de la réforme des lois ecclésiastiques en Angleterre. — Des corporations mu-
nicipales en Angleterre, de leur oiigine, de leurs progrès et de leurs varia-
tions..— Le règne d'O'Connell. — L'Angleterre et ses institutions jugées par
un Prussien. — De Is reforme de la Chambre des Pairs , etc , etc.
£tttf rature, — ôcaxix=Zxt&.
ETAT ACTUEL DU DRAME
ET DES THEATRES A LONDRES.
Le drame anglais , depuis l'époque de Shakspeare , a subî
des transformations qui embarrassent la critique et ne lui
permettent guère la classification des produits de notre
théâtre. Sous Jacques l^", nous imitons l'Espagne et les aven-
tures des galans de Lope de Vega ; puis le roman héroïque
de mademoiselle Scudéry; ensuite Corneille, Racine, Vol-
taire, Alfieri, Kotzebue; ou plutôt nous n'imitons personne,
et nous n'avons de fidélité que pour la liberté de notre fan-
taisie. Aujourd'hui, le mélodrame usurpe notre scène; nous
la livrons au machiniste. L'auteur foiunit les situations, et
souvent il les emprunte à l'étranger. Quant au dialogue,
à la pensée, aux caractères, au style, à la philosophie, le
théâtre anglais en fait peu de cas.
D'où vient cette décadence? et quelles qualités la rachè-
tent? c'est ce que nous examinerons bientôt. Cherchons d'a-
bord la cause de cette variété et de ce caprice auxquels le
théâtre anglais semble voué. La France, l'Italie, l'Espagne,
n'ont pas fait subir à leur drame les évolutions que nous si-
gnalons , cl dont la bizarrerie nous étonne en Angleterre.
L'Espagne n'a qu'un seul théâtre. Dès que celui de Lope et de
Calderon commence à dépérir; dès qu'on veut remplacer, par
222 ÉTAT ACTUEL DU DRAME
l'imitalion des classiques français, la Mclpomène et la Thalie
de la Péninsule, l'une et l'autre sont frappées d'une mort com-
mune (1). L'Italie ne possède, en fait de tragédies, que des
calques de Scnèquc4e-ïragique ; en fait de comédies, que des
farces semées de traits d'esprit et de situations vives. Quant
à la France, elle bégaie au seizième siècle la tragédie de
Sophocle et la comédie de Ménandre ; au dix-septième , elle
accepte comme loi les unités aristotéliques; au dix-huitième,
elle continue à porter le même joug; et , lorsque récemment,
quelques écrivains ont voulu en affranchir la scène française ,
ils n'ont produit que des monstres, qui ne bravaient pas
seulement les lois d'Arislote, mais celles du bon sens, de la
nature et de la morale. Au milieu de la grossièreté, de
l'indécence et de l'invraisemblance du nouveau théâtre fran-
çais, vous entendez résonner encore la voix emphatique de
Sénèque-le-Tragique, père de tous les théâtres classiques
modernes. Exagération des passions, monotonie des décla^
mations ; le drame français renouvelé conserve ses habitudes
d'esclavage , comme la monarchie française , devenue répu-
blique , conservait son luxe , sa vanité , son besoin de dis-
tinctions, et sa mobilité passionnée.
Quant au théâtre allemand, né d'hier, il convient à la gra-
vité, à la réflexion, à l'érudition de ce peuple. Shakspeare,
Sophocle, Calderon, Racine même, ont concouru à la for-
mation de la scène germanique. Elle n'a point de caractère
qui lui appartienne en propre; et celles des créations qui
l'honorent le plus se distinguent surtout par une heureuse
fusion de toutes les qualités et de tous les caractères.
L'inspiration du théâtre anglais, c'est la fantaisie; son ca-
price est tantôt observateur, tantôt juge, tantôt poète,
tantôt bouffon, tantôt philosophe. A côté d'un analyste, qui
voit tont au microscope et qui s'appelle Ben-Jonson, voici
(1) Voyez l'arliclc que nous avons publié sur l'élat aclucl de !a liuérature
eu Espagne, dans notre i5'' livraison, mars 1837,
ET DES THÉÂTRES A LOIÎDKES. 22.3
BeaumoiU et Fletclier, poètes dignes d'être nés en Espagne^
esquissant leurs œuvres avec une rapidité et une chaleur de
coloris qui séduisent la pensée et ne la satisfont pas. Ici ,
Congrève essaie la peinture des mœurs, peinture qu'il re-
hausse par la vivacité et le mordant du dialogue. Là , le pin-
ceau hardi de Wycherley reproduit avec autant de brutalité
que d'éclat les vices et les plaisirs d'une époque où le cynisme
était roi. Les héros de Dryden semblent prendre don Qui-
chotte au sérieux ; ils outrent Thyperbole et vivent dans le
dithyrambe. Ceux de Shadwell sont des curiosités humaines ,
échantillons de bizarrerie et d'originalité , que l'on examine
un momejit avec intérêt et qui fatiguent bientôt le spectateur.
Gùldsmiih invente une comédie de bonne humeur, dont les
personnages n'ont pas un vice ; où tout est gaîté, folie, faci-
lité , amusement. Sheridan , au contraire , prête à la réalité
des mœurs qu'il retrace un costume artificiel, un dialogue
tissu d'épigrammes , un langage taillé à facettes , une coquet-
terie de discours qui se fait pardonner, à force d'esprit, son
défaut de naturel. Murphy a recours à l'imbroglio espagnol.
Alorton et Reynolds vont puiser leurs tristes comédies à cette
source de larmes que le célèbre Kotzebue fit jaillir vers le
commencement de notre siècle : elles éclipsent les petits
chefs-d'œuvre de Garrick et de Foote, caricatures en dia-
logue, dont le mérite est aujourd'hui trop oublié. Nous avons
tous plié le genou devant les chefs-d'œuvre de la Melpo-
mène allemande ; nous nous sommes laissés émouvoir par
ses apostrophes au soleil, à une étoile et à un papillon. Le
mensonge de celte fausse sensibilité ; ce qu'il y a de vulgaire
dans celte moralité pleureuse ; ces héros surhumains , ces ca-
ractères infernaux ou sublimes ont eu du succès dans toute
l'Europe. Il fallait que le goût et les travers du siècle fussent
parfaitement en rapport avec les défauts et les ridicules de
Misanthropie et Repentir, et de Pizarre , pour que ces
absurdes drames aient pu vivre pendant un quart de siècle
sur les théâtres de Berlin, de Vienne, de Paris ei de Londres.
224 ÉTAT ACTUEL DU DRAME
La plupart des comédies de Colman roii'ent sur des qui-
proquos ; ressource bientôt épuisée et qui n'assure pas l'im-
mortalité d'un écrivain. A mesure que nous nous rapprochons
de l'époque actuelle, la richesse de la muse dramatique anglaise
décroît, et la splendeur de nos décorations augmente. Le
mélodrame français se joint au drame allemand pour nous
précipiter dans l'absurde; on espère soutenir l'attention, en
concentrant dans une seule pièce les coups de thcàire et les
folies qui suffisaient jadis à plusieurs : j'ai vu l'hiver, l'été,
le printemps, l'incendie, les glaces du pùle, les ruines, iija
naufrage, une bataille, une walse, des forêts, un boudoir,
un souterrain, le ciel , la tempête, une caverne et un arc-en-
ciel, se presser dans un de ces chefs-d'œuvre.
Cette matérialisation du drame n'a pas d'auti^e source
que l'imitation du.mélodramc français. En courant après le
pittoresque, en multipliant les effets, les sépulcres, les ca-
veaux , les cénotaphes, les montagnes désertes , les affreuses
solitudes, le prestige des décorations; les dramaturges ont tué
leur art , sans pouvoir atteindre le degré d'illusion du dio-
rama, et ils ont habitué le spectateur à ne chercher sur la
scène qu'un plaisir d'enfant. Grâce à Dieu, ce triomphe du
machiniste n'a pas exercé son influence sur tous nos écrivains,
et le caprice de notre théâtre s'en est éloigné, tantôt pour
chercher avec Joanna Baillie l'analyse grave, sévère et sincère
des passions, tantôt pour exprimer quelques sentimens popu-
laires et nationaux, comme l'a fait Cherry, dans sa petite
pièce intitulée : La Fille du soldat. Récemment , lord Byron
a vainement tenté de nous soumettre aux préceptes d'Aris-
lote, et Sheridan-Knowles , le premier des tragiques anglais
vivans a combiné, quelquefois avec bonheur, l'étrangeté des
situations et le pathétique du dialogue. Ainsi le drame anglais
a couru toutes les voies, s'est jeté dans tous les sillons; et
après deux siècles et demi d'essais , de tentatives et de produc-
tions souvent distinguées, il est obligé d'en revenir à Shak-
speare, comme à son modèle unique et à son type inimitable.
ET DES THEATRES A LONDRES. 225
Cet homme, à propos duquel on a tant déraisonné , a com-
pris mieux que personne le drame chrétien et moderne.
Shakspeare ne part pas du principe de l'unité, mais de celui
de la diversité. II abandonne à jamais le fatalisme antique et
s'attache à peindre la liberté humaine. Il la déploie sous
toutes ses faces, il la montre avec tous ses caractères. Ce roi
du théâtre anglais, théâtre dont nous venons de décrire les
habitudes vagabondes, accepte pour muse le caprice appa-
rent, dominé par une raison sévère. Les anciens étaient lo-
giques, lorsqu'ils assignaient un cadre étroit, un temps li-
mité, une grande simplicité d'action à leurs drames, dont le
grand moteur était la destinée : avec ce ressort immense ,
tout marchait vite, tout se précipitait vers le dénoiiment.
A quoi bon faire alors le drame à la manière de Shakspeare?
donner une large place à la liberté humaine qui n'existait
pas? analyser les ressorts des passions et peindre en dé-
tail les caractères humains? Plus un dramaturge pressait l'ac-
tion, resserrait le drame, condensait le dialogue, simplifiait
la péripétie , et plus cette puissance du destin et de la néces-
sité exerçait d'action sur les esprits. Dignité, grandeur , hau-
teur, terreur, voilà les résultats de ce système antique, dans
lequel l'homme s'anéantit devant une force qui se voile elle-
même et qui l'écrase. Sa liberté n'est pas éclose : ins'.rument
passif et involontaire , il est poussé vers le crime ou vers la
vertu, sans être innocent ni coupable.
Le christianisme a rendu la moralité aux actions en douant
l'homme du libre-arbitre ; la sphère où il se meut lui permet
le caprice. La religion ne lui promet pas dans ce monde la
récompense de ses vertus; s'il commet des fautes et des cri-
mes, elle ne menace que son âme et sa vie future. Le drame
des anciens, au contraire, dispose de l'homme à son gré :
OEdipe contraint de tuer sa mèçe , Médée forcée d'égorger
ses enfans; la nécessité planant sur toutes les actions des
hommes, sont sans rapport avec les populations (jue le Chris-
tianisme régit. L'érudition de quelques Allemands a commis
VIII. — h^ SÉRIE. J5
226 ÉTAT ACTUEL DU DRAME
un contresens que l'on ne peut excuser, en ramenant le drame
fataliste dans le monde chrétien ; et ce n'a été que par une
habileté et un artifice extrêmes, que Racine et Corneille ont
fait vivre des passions et des idées chrétiennes dons le cadre
et la forme qui convenaient au théâtre des anciens. Chez So-
phocle, fatalité, nécessité, une forme rapide , contrainte,
soumise à des/ègles étroites ; dans le théâtre de Shakspeare ,
liberté, variété, facilité, rapidité de mouvement, et néces-
sairement apparence d'irrégularité. Toutes les variations de
la vie, tous les accidens du sort, toutes les nuances de
caractère appartiennent à ce genre de drame. Comment l'em-
prisoennr dans le système du fatalisme ?
La prétendue irrégularité de Shakspeare n'est donc qu'une
régularité véritable. Elle est en conformité frappante avec la
théorie chrétienne, et l'on ne peut le juger d'après les règles
posées par Aristote. Est-ce à dire pour cela que le drama-
turge ne doive se soumettre à aucune règle , et que la liberté
soit la licence? Non certes; il s'agit de dévoiler tous les res-
sorts de l'action humaine, de représenter la vie avec ses
liens , ses rapports , ses contrastes , ses conséquences , sa
logique. Il s'agit de saisir l'individualité et de la faire
agir comme elle agit sous l'influence des passions, de
l'éducation , du hasard et de celte autre espèce de fatalité
que l'on appelle le caractère. Le caprice apparent d'une telle
xDeuvre ne peut être accompli que par une raison merveil-
leuse et supérieiu-e.
M. Victor Hugo n'a pas compris Shakspeare, lorsqu'il a
dit que Hamlet n'était pas un homme , mais l'homme en gé-
néral. Ce caractère représente au contraire une spécialité
distincte et peu commune; une maladie des temps nouveaux ;
la mélancolie dans la jeunesse , la méditation remplaçant
l'action , le dégoût saisissant le cœur et paralysant la pen-
sée. La sublimité de Shakspeare est non-seulement d'avoir
deviné ces choses, mais bien plus encore de les avoir expli-
quées. La singularité de son Ilamlel n'est plus une énigme;
ET DES THÉÂTRES A LONDRES. 2'27
on s'associe à tous ses mouvemens comme à tous ses actes.
Shakspeare aurait manqué à son art et à son génie, s'il avait
montré ce même jeune homme que l'épreuve de la vie a flétri,
s'échappanl de ce creuset terrible, pour devenir calme, gai ,
insouciant et léger. La reine Elisabeth croyait faire merveille
en conseillant au poète de représenter Falsiaff amoureux; le
poète s'y refusa. Il savait que l'élude de l'humanité lui défen-
dait de gâter FalstafT, de détruire le bel et complet égoïsme
de son îiéros, en y mêlant une seule étincelle de passion
généreuse.
Ainsi entendu, le théâtre n'est donc qu'une grande étude
logique, une magnifique analyse. Elle perd sa force si elle
s'écarte d'une dialectique sévère et d'un enchaînement rigide
d'observations. Tandis que la frivolité vulgaire n'est frappée
que de la poésie extérieure , les philosophes reconnaissent que
la poésie est la fleur et que la réalité est la tige. Poésie ar-
tificielle et fleurs artificielles durent peu : aussi le drame mo-
derne a-t-il à peine quelque condition d'existence. Illogique
dans son essence, faux dans son principe: non-seulement il
ne ressemble pas à la vie réelle, mais il suppose une vie qui
n'a jamais pu exister sur la terre. Il crée des hommes et des
femmes impossibles, leur prête un langage qui ne l'est pas
moins et marche appuyé sur une série de mensonges. Tandis
que le drame de Shakspeare, que l'on a si nial-à-propos ac-
cusé d'audace téméraire et de folies monstrueuses, se com-
pose d'une multitude de problèmes difficiles admirablement
résolus; le drame moderne n'offre qu'un amas de faux calculs
etdc combinaisoiis choquantes. Ne confondez pas le drame
fidèle â la vérité, cl dont l'apparence seule est irrégulière,
avec le drame sans vérité, qui prétend anx honneurs dus
à l'autre. Le premier est philosophique, et le second n'est
que théâtral. Le second ne pense qu'aux planches , ne
veut que l'effet, ne s'occupe que des situations: il achète
un coup de théâtre aux dépens de toutes les probabilités, sa-
crifie la vraisemblance à un vain costume, enlasse d'absur-
15.
228 ÉTAT ACTUEL DU DRAME
des moyens, ne se prive d'aucune ressource et d'aucune folie,
élève ce qui est bas , ravale ce qui est grand , compose des
tableaux etdes groupes qui plaisent aux yeux, remplace l'in-
térêt et le pathétique par l'entassement des épisodes absur-
des, des incidens imprévus et des exagérations burlesques.
A la décadence des empires , comme à celle du drame , il
n'y a rien à opposer; les destinées s'accomplissent. Dès que
le dialogue , l'action , le mouvement naturel du drame n'ont
plus suffi pour captiver l'attention , il a fallu soutenir la scène
par la splendeur des évolutions , la raf iiité des commotions
électriques , la recherche du nouveau et de l'imprévu , l'a-
bus de la pantomime, l'exhibition de tableaux vivans et
l'oubli de toutes les qualités intrinsèques qui doivent carac-
tériser le drame. C'est au mélodrame moderne de la France
que nous devons toutes nos tendances récentes. J'ai vu à Paris
en 1816 Samson danser le fandango avec Dalila, et l'agilit»
miraculeuse de ses attitudes et de ses pas faire l'admiration
des Parisiens.
L'art du théâtre français moderne se concentre, en général,
dans la situation, qui n'est qu'un élément secondaire. Une
certaine combinaison d'évènemens et de personnages vous
étonne par sa singularité : à ce coup d'échecs un second
coup va bientôt succéder. Presque toujours un dialogue
sans valeur et une action sans vraisemblance promènent l'au-
diteur de coup de théâtre en coup de théâtre, d'effet en effet,
de situation en situation. Dans Shakspeare , la situation est
en général sacrifiée à l'enchaînement logique du drame;
Macbeth , poussé par l'ambition , marche d'un pas naturel et
hardi dans la route qu'il s'est frayée ; sans doute, il rencontre
des situations, parce que la vie en est pleine; mais il ne les
fabrique pas pour ses menus-plaisirs. Shakspeare ne s'amuse
pas à combiner le drame , uniquement pour amener trois
ou quatre effets dramatiques. Les Français ont mis la plus
grande adresse dans ce métier, qui n'est pas le drame : jeu
amusant et faux, frivole distraction. Nous aurions dû nous
ET DES THÉÂTRES A LOÎîDRES. 229
contenter d'emprunter à nos voisins l'habileté de mise en
scène qui les distingue, le soin du costume, l'agencement des
ballets, l'heureux choix des accessoires; ils sont sans ri-
vaux sous ce rapport. Mais que l'intérêt du drame fût absorbé
par cette partie inférieure et secondaire, qu'un talent presque
mécanique peut élaborer, et qui ne demande que de la pa-
tience , du tact et de l'adresse : voilà ce que l'on ne devait pas
permettre , et ce qui est arrivé.
Sur cinq ouvrages dramatiques qui attirent la foule à Lon-
dres , quatre au moins sont d'origine française ; trois ou quatre
écrivains ont seuls essayé de secouer ce joug et d'échapper à
cette vassalité. Jusqu'à l'époque la plus récente , on s'était
contenté d'imiter les contemporains deShakspeare : ^lilman,
Charles Lamb et quelques autres n'avaient publié et fait re-
présenter que des calques plus ou moins heureux de cet ancien
théâtre. Leurs successeurs immédiats , Sheridan-Knowles et
Buhver ont essayé une alliance enire le génie mélodramatique
venu de France, et le pathétique profond des anciens poètes ;
entre le drame matériel, le drame de situation, et le drame
intime, celui qui s'occupe des sentimens de l'homme, et cal-
cule l'action de la destinée sur sa volonté et de sa volonlé sur
les évènemens. M. Bulwer n'a encore produit qu'un drame
romanesque où l'histoire des amours de Louis XIV et de M""'
Lavallière sont travestis d'une manière vraiment burlesque.
Quant à M. Sheridan-Knowles, long-temps acteur, ayant
mené une vie bizarrement accidentée, connaissant par ex-
périence les passions ei les accidons de la vie humaine, il a
souvent réussi à fondre ensemble les beautés de sentiment qui
sont l'essence même du drame et l'enchaînement de situations
extraordinaires que la curiosité publique exige aujourd'hui.
Malheureusement, les inlenlions de Tauteur ne trouvent
pas toujours leur exécution complète; tantôt Shcridan-Kiiowles
sacrilie l'intérêt dramatique au plaisir d'offrir quelques dé-
tails pathétiques et romanesques; tantôt il produit de l'effet
aux dépens de la vraisemblance. Ses pièces commencent
230 ÉTAT ACTUEL DU DRAME
presque toutes avant l'heure où elles devraient commencer.
On voit qu'il ne veut rien perdre ; qu'il est incapable de s'im-
poser un sacrifice ; qu'il prétend offrir au spectateur tous les
incidens, toutes les situations, tous les tableaux que le sujet
peut fournir. C'est mal comprendre l'art que de ne pas savoir
le restreindre. Un peintre doit-il donner un égal relief à toutes
les parties de son tableau? Dans le drame de M. Knowles,
lîtitidé : la Femme, le premier acte tout entier est inutile à
l'action. Dans Fircjinius, le dernier acte, dont on pourrait
très bien se passer, ne sert qu'à justifier un tahleau géné-
ral, auquel le dramaturge n'a pas prétendu renoncer. Singu-
Hère destinée de l'art le plus puissant et le plus populaire ! 1 1
dure peu ; sa floraison ressemble à celle de ces plantes tropi-
cales qui apparaissent à de longs intervalles, déploient alors
la magnificence de leur corolle, et attendent un quart de
siècle avant de reprendre leur diadème et leur éclat. Aujour-
d'hui, tous les élémens du talent et du génie sont répandus
dans la société; la poésie n'est pas morte; la philosophie est
féconde; la science augmente chaque année ses conquêtes,
et le drame se débat dans son impuissance. De belles tira-
des, des situations saisissantes ne le font pas revivre : per-
sonne ne sait former un tout, créer des caractères pour les
situations et des situations pour les caractères. Le sérieux et
la conscience manquent à l'œuvre dramatique ; il y a toujours
en elle quelque prétention qui se fait jour, quelque exa-
gération qui déborde.
Sheridan- Knowles semble avoir pris à tache de dramatiser
les Causes CéUhres. Ce penchant , qui se fait déjà remarquer
dans la Femme et dans le Bossu ( le pieilleur ouvrage de cet
auteur), a pris plus de force encore dans le dernier drame
qu'il vient de publier, et dont nous allons donner l'ana-
lyse. Il a pour titre : la Fille, et pour personnages, les
habiians féroces de certaines côtes de l'Angleterre, dont
la rapacité attend les naufrages, recueille les débris des
navires fracassés, et s'enrichit des dépouilles ai'rachécs
ET DES THÉÂTRES A L0::TDRES. 231
aux malheureux que la lenipète jette sur la pla^e. Une
première erreur fondamentale de M. Knowles, c'est d'avoir
fait parler ces personnages vulgaires en vers pompeux et
quelquefois maniérés. Un tel sujet, une telle sphère conte-
naient les élémens d'un drame en prose , drame saisissant,
énergique , brutal peut-être , d'un ordre inférieur , mais qui
offrait des ressources à un écrivain passionné. Rien de plus
inconvenant et de plus étrange que de faire entrer dans ce
cadre sauvage le sentimentalisme des Germains, la grâce
recherchée des poésies à la mode , et le coloris prétentieux
des romans nouveaux.
Les traces de talent, d'originalité, de puissance tragique,
sont néanmoins assez nombreuses dans celte pièce , et l'on
peut y trouver à-la-fois la force et la faiblesse de l'auteur qui
l'a produite. L'exposition a lieu sur les côtes du comté de Cor-
nouailles; plusieurs de ces hommes de proie dont nous avons
parlé , et que les Anglais nomment icreckevs (naufrageurs) ,
causent ensemble sur les résultais, les profils, les dangers et
les abus de leur profession. Un reste d'humanité les distingue
encore de la brute; ils admettent la légalité du pillage en
certaines circonstances et sous certaines conditions ; mais ils
ne permettent pas le meurtre; et un de leurs camarades,
dont le nom est Norris le Noir, leur devient suspect et odieux,
parce qu'on le croit coupable d'assassinat. Norris s'est em-
paré de quelques rochers de la plage , et il ne souffre pas que
d'autres wreckers viennent les exploiter. Le bruit s'est ré-
pandu, dans le canton, que Norris a commis un meurtre,
qu'un naufragé a été assassiné par lui ; mais sa jusliticaiion,
à-la-fois violente et embarrassée, ne porte pas la conviction
dans l'àme de ses camarades.
Voilà une entrée en scène qui annonce un tableau funèbre
dans la manière de Michel-Ange de Caravage. On s'attend à
ce que le reste de la pièce se trouve en harmonie avec ce
début; soit amour du contraste, soit impuissance, l'auleur se
hâte de quitter sa roule cl tourne à l'idylle. Un volt paraître
232 ÉTAT ACTUEL DU DRAME
Marianne et Edouard , tous deux appartenant à des familles
de icreckers, et qui, par la délicatesse de leurs senlimens, con-
Irastent avec la barbarie et la grossièreté des autres acteurs.
L'auteur s'est bien gardé de justilier et d'analyser, comme
l'aurait fait Shakspeare, ces deux personnages gracieux et
purs qui brillent sur le fond sombre de son drame. Leurs
amours ont toute la grâce éthérée qui convient à l'Arcadie,
et l'élégance de leurs dialogues, fort jolie en elle-même, est
un mensonge en fait d'art.
« Sois heureuse, sois gaie, dit Edouard à sa fiancée; dé-
fiance et désespoir ne doivent pas habiter un cœur fidèle ; sois
joyeuse, mon amour! Jamais journée ne fut plus belle; à
peine un léger nuage tache le ciel ; cette brise qui souffle est
celle que les matelots et les navires aiment. Comme notre
vaisseau va glisser sur l'onde!..., bon vent, beau temps,
robuste équipage, hardi capitaine! plus de crainte, soyons
heureux! Quelle pensée peut t'affliger?
— L'absence qui afflige les amours ; l'absence qui fatigue
l'àme , qui fait désirer la mort et ressemble à la mort....»
Non conicnte de reproduire les tirades pastorales du Gua-
riui, la jeune fille, née au milieu des roches sauvages de Cor-
nouailies, emprunte aux Allemands les pressentimens ma-
gnétiques et les mystérieuses hallucinations. Elle craint Norris
le jVoir ; elle l'a vu dans un rêve, poignardant un naufragé et
le dépouillant ensuite. Elle a reconnu que ce naufragé était
son fils. Elle a peur de Norris , qui lui semble être son mau-
vais génie. Tel est le pivot sur lequel toute la pièce roule ;
pivot absurde et qui trahit ce mélange d'élémens hétérogènes
que nous avons reproché au drame moderne. Les inspirations
les plus opposées : Kotzebue, Shiller, Shakspeare, Lillo se
trouvent confondus dans la même œuvre. Bientôt lauteur
nous introduit dans la cabane de Robert , qui fait le même
métier que tous les habitans de la côte et qui se trouve seul
avec sa fille Marianne et un jeune enfant. Marianne essaie
de faire renoncer son père aux habitudes de pillage qu'il a
ET DES THÉÂTRES A LONDRES. 233
conlraclces depuis long-temps. M. Knowles excelle dans l'ex-
pression pathétique , et le dialogue suivant nous paraît fort
remarquable.
« Pouvez-vous avoir le cœur, demande la jeune fille, de dé-
pouiller les pauvres cadavres que l'Océan a déjà dépouillés?
Les vents, les vagues, la tempête ne savent ce qu'ils font;
mais vous le savez , vous , et vous devriez le comprendre.
Vivre du pillage des éléraeiis ! Profiter de ce désastre que votre
devoir serait de réparer ! Oublier les cris douloureux de
l'homme qui va périr, pour lui arracher un malheureux dé-
bris! Quand il meurt , son dernier souffle n'est-il pas un tes-
tament plus valable que l'acte passé devant un notaire? Et ne
lèguc-t-il pas le peu qui lui reste aux amis qu'il laisse après
lui? Pourquoi donc le lui prendre.... Mais, mon père, vous
laissez tomber ce marteau , et vous êtes ému !....
— Il tonne, dit l'enfant, entendez-vous?
— C'est la voix du ciel courroucé, reprend Marianne.
C'est un ordre donné aux hommes de se secourir mutuelle-
ment dans leur détresse. 0 le pauvre vaisseau ! le malheureux
équipage? Tristes enfans, pauvres femmes, infortunés amis!
Ils prient maintenant Dieu que l'on secoure leur père et leurs
enfans. Songez-y, songez-y, mon père! si voiis étiez en mer
et que vous m'eussiez laissée ici , je prierais pour vous ; et
sans doute Dieu m'entendrait....
— Un coup de canon! s'écrie l'enfant....
— C'est le canon de détresse. Vous n'irez pas, mon
père, j'en suis sure.
— Mais, Marianne, le temps est affreux et personne ne
peut se sauver, ils périront tous.
— Est-ce une i-aison pour dépouiller le naufragé ? Quel lit
de mort, quelle solitude et quelle douleur! Pas un ami près du
matelot, brisé sur la plage! un épouvantable silence et un
oubli sans fin! Le voler, lui! enlever ses derniers trésors,
ce que l'orage et la mer lui ont laissé î Vous, à qui Dieu
permet encore de voir la lumière du jour et tout ce qui
23i ÉTAT ACTUEL DU DRAME
VOUS est cher.... Oh! vous n'irez pas, vous n'irez pas....
— C'est la voix de sa mère, ce sont les paroles de sa mère...
non, je n'irai pas. »
11 y a de grandes beautés dans celte scène ; elles sont mê-
lées de grands défauts. Il eût fallu que l'accent de Marianne
fût parfaitement naïf et que son père opposât à ses prières
les argumens qui ont dû naturellement s'offrir à une intelli-
gence grossière et à une àme vulgaire. A peine a-t-il pris la
résolution de renoncer au métier de icrecher, celle résolution
change , l'habitude l'emporte. Il court sur le rivage et se
remet en quêle de sa proie accoutumée.
Suivons le cours de celle narration ; nous verrons le désir
de produire de l'effet et le besoin d'accumuler des situations
flétrir le talent réel de l'écrivain. JN'orris le IVoir, ardemment
épris de la jeune Marianne, résout de la posséder à tout
prix , et les moyens qu'il emploie pour y parvenir sont aussi
violens qu'extraordinaires. La nuit vient: Piobert, oubliant
les sermons poétiques de sa fdle, rencontre sur le bord de
la mer un cadavre qu'il traîne après lui dans l'intention de le
dépouiller. jMarianne le suit, on ne sait pourquoi. Le matelot
n'est pas mort, et c'est Norris qui fait cette découverte. Mais
ce qui est surtou,t curieux, c'est que Norris, profitant de l'ab-
sence momentanée de Robert, plonge un couteau dans le sein
du matelot naufragé et parvient à faire croire, même à sa fille,
que Robert est coupable. Combinaison bizarre d'invraisem-
blances gratuites, au prix desquelles il faut acheter les scènes
pathétiques dont nous parlerons bientôt. Tel est l'art moderne,
assez semblable à ces prodigues qui paient volontiers une
jouissance passagère par des remords et des ennuis sans fin.
Le but de Norris est d'accuser Robert de ce meurtre ; il es-
père par-là mettre Marianne à sa merci et la contraindre à
l'épouser. Les icreckers ont une horreur profonde pour
l'action dont Robert est accusé ; ils renferment le prisonnier
dans une cabane et vont le livrer à la justice. Norris, auteur
de toutes ces combinaisons ridicules, pénètre de nuit dans
ET DES THÉÂTRES A LO>DRES. 235
la cabane el propose à Robert de favoriser son évasion ,
ce qui est, bien eniendu, fort agréable au malheureux
wrecker ; il se sauve, mais avant de partir, il veut re-
voir sa fille et il pénètre dans la cabane désolée où Marianne
était restée seule. Elle le croit coupable et elle le lui dit. Le
chagrin que cette persuasion de sa fille cause à Robert est si
vif et l'auteur est si parfaitement fidèle à l'exagération et à
l'invraisemblance dont il s'est montré prodigue, que Robert
se laisse appréhender au corps par la justice. Enfin , pour
terminer cette folle série de situations impossibles , jMarianne
ne défend pas son père et déclare aux juges qu'il est coupa-
ble. Dernier trait de folie dramatique qui aboutit à une belle
scène.
Le père reproche à sa fille l'accusation qu'elle a portée
contre lui.
Elle se jette à ses genoux.
ccRelève-toi, s'écrie-i-il, ou je vais te fouler aux pieds; re-
lève-loi , relève-toi ! Tu as beau faire flotter devant moi tes
longs cheveux noirs et me demander grâce! Qui te les a don-
nés ces cheveux?
— C'est vous, c'est vous!
— Et les mains dont tu me presses, qui le les a données?
— C'est vous I
— Hé bien! ingrate, ces membres, ce corps, tout ce qui
est à toi , cette langue qui me parle , cette jeunesse dont lu es
fière, qui te les a donnés?
— Vous , mon père , vous !
— Moi ! tu mens. Jamais tu n'as été ma fille , cela n'est pas,
cela ne peut être. Non, jamais je ne t'ai portée dans mes bras
sur le rivage, pour donner de la force à tes jeunes membres;
jamais je ne t'ai veillée malade , je ne l'ai jamais bercée et en-
dormie; jamais tu ne m'as eu pour compagnon de tes jeux.
Ce n'est pas à toi que j'ai pensé avant tout, et tes plaisirs n'ont
pas été les miens. Va , va , tu n'es pas ma fille. Jamais,
quand la fièvre fut dans le village, je ne l'ai soignée pendant.
236 ÉTAT ACTUEL DU DRAME
dix nuits et dix jours sans prendre sommeil, sans prendre
nourriture.
— Mon père , vous me tuerez.
— Depuis que ta mère est morte , n'ai-je pas été pour toi
un père et une mère?
— Épargnez-moi ! »
Le reste du dialogue n'est ni moins éloquent, ni moins pa-
thétique. Mais les absurdités de l'auteur marchent d'un pas
plus rapide encore que les beautés de sa pièce. Norris promet
à JMarianne de sauver son père , si elle consent à l'épouser;
et elle y consent. Au moment même où le serment nuptial
Ta être prononcé , un confident de Norris paraît en scène ;
et Norris le frappe au cœur : action tout aussi improbable
que le reste , et qui fait monter le coupable sur l'échafaud.
La plupart des drames qui, publiés ou représentés dans
ces derniers temps , ont offert des traces de mérite poétique
ou de force dans la conception , sont inférieurs aux œuvres
de Sheridan-Knowles. Procter, connu sous le nom de Barry
Cornwall , n'a écrit que des églogues harmonieuses , aux-
quelles manquent l'intérêt et le mouvement. LaBeatrix Cenci
de Shelley dépasse toutes les bornes de l'art tragique , en fait
de violence et de fureur. Il y a d'heureuses tirades et de 1 e-
légance dans les tragédies de miss Miifort et de miss Kemble ,
mais un défaut total de vigueur dramatique et d'invention.
Le Philip van Artevelde de M. Taylor se distingue par
des qualités peu communes, profondeur philosophique des
pensées , sagesse et énergie de diction ; mais ce n'est ,
après tout , qu'un roman dialogué , dont les scènes se déve-
loppent lentement et dont les plus remarquables beautés sont
épiques. M. Horne, qui s'est insurgé, il y a peu de temps ,
contre les libraires de Londres et plus spécialement contre
les hommes de lettres et les coteries dont les libraires sont
entourés , vient de choisir Cosme de Medicis pour héros et
pour titre d'une tragédie emphatique et invraisemblable, quel-
quefois éloquente, mais qui contredit toutes les données de
ET DES THÉÂTRES A LOÎNDRES. 237
l'histoire. Je ne cite que pour mémoire , une œuvre lyrique
et mystique, intitulée: Paracelse , le plus brillant et le plus
poétique des drames qui aient paru dans ces derniers temps,
mais qui ne pourrait s'adapter à la représenlalion théâtrale
et qui demande pour auditeurs une élite difficile à réunir de
philosophes, de métaphysiciens, de théologiens et de pen-
seurs.
Il n'y a aujourd'hui de succès populaire que pour le
vaudeville , importé de France , la farce mêlée d'ariettes ,
et le drame à grand spectacle. Les théâtres de Londres ne se
soutiennent que par le chant, la musique, la danse, surtout
par les décorations et les prestiges : spectacle qui lasse bien-
tôt et qui, dépravant le public au lieu de le former, prépare
la ruine des directeurs et celle de leurs entreprises.
(^Dublin Review.)
Commerce. — 3nîiiîetric.
Mi^NCHESTER,
S0>' ORIGIXE, SES PROGRES, SA SITUATION' ACTUELLE.
Le voyngeiir a entendu vanter une cité opulente, dont les
produits circulent à travers le monde entier; là vit une popu-
lation laborieuse qui a conquis, par une incessante aciivité les
droits politiques qui lui manquaient. Il se dirige vers ce
foyer de civilisation; il s'attend à y trouver, non-seuleraen
la magnificence des édifices, mais un peuple gai, heureux
et fier, une aisance générale, le sentiment du bien-être et
de l'indépendance , la santé et l'allégresse sur tous les vi-
sages, de beaux enfans , de riches étoffes, un mélange de
régularité et de splendeur; quelque chose de semblable à l'as-
pect d'une ville hollandaise au XVII® siècle: prospérité, ri-
chesse , économie et liberté.
Les routes sont magnifiques ; des chevaux rapides entrai -
lient le voyageur; l'espace est dévoré plutôt que parcouru.
Une fumée épaisse annonce l'approche de la ville manufac-
turière. Les campagnes sont encore belles et bien cultivées ; et
ces chaumières coquettes^ cette élégance de la vie rustique, sé-
duisante pour l'imagination de l'étranger, lui parlent de
mœurs à-la-fois simples et ornées, unissant au goût du bien-
être l'amour de la nature et la poésie du foyer domestique.
Cepejidant plus il avance, plus ces charmantes cabanes de-
MANCHESTER. 239
viennent rares : bientôt l'auberge et le cabaret les remplacent.
Voici le faubourg de la grande cilé , dans toute sa laideur,
dans son activité triste ; le bruit augmente ; le voyageur a
pénétre dans la ville. Pourquoi ce tumulte lugubre et sourd?
Dans quel enfer est-il tombé? Partout des haillons, des vi-
sages livides, des voix rauques , des yeux ternes et affamés ,
des enfans rachiiiques et demi nus, une population étiolée ,
des femmes qui ne sont d'aucun sexe, et des groupes furieux
qui parcourent les rues en demandant du pain. C'est l'émeute
de la faim, la plus inexorable de toutes. Les bourgeois fer-
ment leurs portes et leurs fenêtres. La cavalerie se met en
marche; les magistrats inquiets revêtent leurs insignes.
Les boulangers livrent leur pain à bas prix; on envahit
l'étal des bouchers. Les femmes encouragent leurs mnris cl
distribuent à leurs enfans, dans la place publique, le pro-
duit du pillage. Ce spectacle est affreux; il n'a pas même ,
pour se relever, le prestige du fanatisme. Le besoin brutal,
la soif et la faim forcent quarante mille prolétaires à secouer
leurs haillons et à prendre le pain des riches !
C'est donc là, s'écrie le voyageur , l'opulente Manchester!
Richesse et misère, production abondante et douleuis infi-
nies. La plus active des villes manufacturières du monde en-
tier, celle qui a le plus brillamment réussi dans la cttrrière de
l'industrie, la voilà! Ses quarante mille artisans libres sont
plus misérables que quarante mille esclaves romains. La
banqueroute attend ses manufacturiers. Tout cet appareil de
machines, toute cette production de merveilles, n'aboutit
qu'à un labeur sans (in et à une misère sans remède. L'his-
toire des nations modernes ne présente pas au philosophe de
phénomène plus douloureux, ni de problème plus difficile.
L'industrie et le commerce ont leurs paroxismes nécessaires;
la vie industrielle marche de conquêtes en conquêtes et de
douleurs endouleurs. Travailler, produire, voilà son but; cl
dès que la consommation n'atteint pas le niveau de la pro-
duction; dès (ju'un débouché se ferme, elle se trouve ac-
240 3IAKCHESTER.
câblée de son propre labeur et écrasée de ses produits.
Il n'y a pas plus d'un mois, les scènes que nous venons
d'esquisser épouvantaient les citoyens de Manchester. Si l'on
parcourt les récentes annales de cette ville, on y verra le
même désordre s'y reproduire à-peu-près tous les cinq ans,
par crises régulières et dont la fureur est toujours croissante.
En 180S, les ouvriers se révoltent et réclament l'augmen-
tation de leurs salaires.
En 1812, ils pillent les magasins, détruisentlesmàchines,
la justice s'empare de l'affaire ; quatre hommes et une femme
sont pendus.
En 1817, la détresse augmente; quatre-vingts banqueroutes
se déclarent ; les ouvriers s'arment, des charges de cavalerie
dispersent l'émeute, et trois cent soixante-sept malheureux
sont livrés aux assises.
En 1818, l'émeute s'organise d'une manière plus redou-
table ; le chapeau blanc devient le signe de ralliement des
hisurgés; ils se réunissent à Pelersfield, où cent mille
hommes jurent d'exterminer les fabricans. On les disperse à
coups de sabre.
1825 et 1826 voient reparaître le fléau devenu gigantesque.
On prend !e parti d'ouvrir des soup-sliops, boutiques où l'on
distribue du bouillon à 14,000 ouvriers réduits à la famine
par les stoppages ( suspensions) et turn-oiits ( renvois d'ou-
vriers). Rien ne s'apaise cependant. La force armée dissipe
les insurgés et tue six hommes ; d'autres sont livrés au bour-
reau. 11 faut doubler la taxe des pauvres qui finit par s'élever
à 102,000 ^( 2,550,000 fr.)
En 1831 , une réunion de trente mille hommes, assemblés à
Ashton, demande à grands cris du travail et du pain.
En 1832, les mêmes scènes se renouvellent.
C'est au prix de ces convulsions périodiques , de ces sacrifi-
ces et de ces angoisses, que la prospérité de la ville augmente.
Chaque secousse nouvelle, chaque nouvelle crise semble desli-
iiée à lui faire acheter, par une épreuve de plus , l'avenir au-
MANCHESTER. 241
quel elle prélend et qu'elle paraîidevoir obteuir. Pendant qu'un
triste drame se passe à l'intérieur de ces familles ; que la faim
les assiège; que 1 émeute gronde; que le pain et le feu man-
quent aux victimes , le capital de la ville s'accroît ; les pro-
duits manufacturés par ces êtres misérables apparaissent à-la-
fois sur tous les marchés : on ne peut nier ni le progrès de la
masse, ni la désolation des individus. Les académies, au
lieu de proposer tant de sujets de prix inutiles, devi'aient
inviter les philosophes à diriger leurs médiiaiions vers la
recherche des causes qui donnent cet étrange et contradic-
toire résultat.
Faut-il l'aitribuer à l'imprévoyance des travailleurs; à leur
trop grande agglomération sur un seul point? accuser les
commerçans qui soumetlenl leurs ouvriers à une ex]doil;i-
lion incessante et à un labeur sans fin ; ou à la concurrence
demillepeiitesmaisons,qui,aulieu de s'unir entre elles, se
livrent la guerre; entreprennent des opérations au-dessus de
leurs forces, et font naufrage au premier soufQe du vent con-
traire? Doit-on aussi porter en ligne de compte la concur-
rence qui s'établit sur les marchés étrangers; ou enfin , comme
le prétendent quelques économistes, doit-on exclusivement
attribuer ces crises à l'excès de la production?
En admettant une de ces causes, ou toutes ces causes, le
philosophe est obligé de convenir que le code moral de l'ère
industrielle n'est pas encore fondé; que des dangers nou-
veaux, des maladies nouvelles étant venus à éclore pour les
sociétés, on n'a pas trouve les remèdes ou les palliatifs né-
cessaires. Si vous écoutez les ouvriers, la funeste avidité des
capiialislcs fait tout le mal; prêtez l'oreille aux fabricans,
ils accuseront l'inq^révoyance des ouvriers et surtout la con-
currence. La manufacture est partout, disent-ils : au -Alexiiiue,
au Brésil , aux États-Unis , à Singapouie , à Calcutta , à bom-
bay. Les produits même inférieurs que donnent ces nouveaux
ateliers d'industrie, nuisent à l'Angleterre, en alimenianl les
marchés indigènes.
VIII. — U^ SÉRIE. 16
242 MANCHESTER.
Les fabricans ont raison , quand ils se plaignent de la con-
currence. Mais beaucoup d'autres causes exercent sur la si-
tuation du commerce une influence délétère. La première de
toutes, selon nous, c'est le peu de moralité introduite jus-
qu'ici dans la vie industrielle. D'un côté, la prudence et la
prévoyance ne sont pas enseignées à l'ouvrier; d'un autre côté,
le fabricant spéculateur, courant après un bénéfice vague
et brillant, cherche à absorber les bénéfices de ses compéti-
teurs, en livrant à meilleur marché ; pour cela il diminue
chacpie jour le salaire de l'ouvrier, l'opprime sans pitié, et en
exige sans cesse des travaux plus lourds. L'ouvrier plie , tant
qu'il est faible ; puis , le moment venu, il relève la tôle, impose
des lois , brise les machines et se venge. Ces hommes , capita-
listes et travailleurs , qui devraient partager fraternellement
ou du moins selon une répartition équitable, les bénéfices aux-
quels ils concourent au moyen des capitaux et de la main-
d'œuvre, dissipent, par la guerre maladroite qu'ils se livrent,
et la main-d'œuvre et les capitaux, lly a lutte, tantôt secrète,
tantôt ostensible entre le corps et l'àme, entre la force qui di-
ï'igeet la force qui exécute. Le fabricant prospère-t-il ? l'ouvrier
le quitte, au momentoù une consommation exigeante ^demande
de nombreux produits : il force ainsi le capitaliste à élever le
prix des salaires ; il le prive d'une partie de son gain ; il tra-
vaille moins et plus faiblement. La production cesse-t-elle
de se trouver en rapport avec la consommation? le fabricant
éprouve-t-il une crise momentanée? l'ouvrier est aussitôt
congédié et livré au dénùment.
Il y a donc avidité immorale chez le fabricant, vengeance
passive et cruelle chez l'ouvrier; et, comme ces deux intérêts
sont confondus, qu'ils sont identiques dans la réalité ; que les
bénéfices de l'un sont les bénéfices de l'autre , leur lutte con-
stante ne fait qu'entraîner la perle commune. L'iniquité de
cette situation et son danger flagrant s'aggravent par l'avidité
de ceux qui, se renfermant dans leur indilférence, prêtent des
capitaux aux petits spéculateurs avides, pour en retirer de
MANCHESTER. 243
gros bénéfices, et qui, au moindre signal de détresse, leur
enlèvent cette ressource unique. Mais qu'importe à la plupart
des gouvcrnemens cette rage de spéculation? Ils laissent, di-
Sent-ils , la liberté à leurs sujets ; oui , la liberté de se ruinei^.
Laissez faire, laissez passer; favorisez la production sans but,
sans système , sans arrêt ; concourez ainsi au suicide de vos
peuples. Aussi, voyez-les, faute de direction et de sagesse ré-
gulatrice , préparer l'exploitation de mines qui n'ont jamais
existé; envoyer aux Samoyèdes des étoffes de soie ; bâtir des
villes qui seront peuplées dans trois siècles ; creuser des ca-
naux que l'eauine remplira jamais; tracer des routes sur les>-
quelles on ne verra pas rouler un waggon! Ainsi, la détresse
suit l'activité ; la misère s'attache à la spéculation. Ce n'est
pas tout : des travaux inutiles constituent un capital imagi-
naire ; et sur ce capital , les agioteurs viennent travailler à
leur tour. La valeur chimérique qui hausse et baisse selon le
jeu de leurs caprices ou de leurs luttes, n'aboutit qu'à ruinei*
les hommes vraiment actifs qui possèdent des capitaux réele
et qui les hasardent, qui s'imposent un véritable labeur et
qui le dépensent.
Quel que soit le foyer de l'industrie que Ton visite , il offrira
le même danger et les mêmes crises à l'observateur ; on y
verra la spéculation emporléci par ses vastes espérances, es-
cortée d'une foule avide, suivie d'agioteurs immoraux , tout
entière à des opérations hasardeuses. La vieille Europe n'a
pas été la seule coupable. Pendant qu'on spéculait à Paris et
à Londres , l'Amérique compromettait aussi ses jeunes desti-
nées; comme nous, elle relirait des voies ordinaires de la
production des capitaux considérables, pour les ensevelir
dans des opérations improductives ou qui, de long-temps, ne
produiront licn. Plus de trente millions de dollars ont été
placés en terres publiques, dans l'espace de dix-huit mois.
En moins de trois semaines, les ventes de terre ont produit
trois millions et demi de dollars : frénésie extraordinaire qui
s'est attaquée non^seulement aux terrains libres , mais à tous
16.
244 MAINCIIESTER.
les i)iens-fonds, qui , d'échange en échange et de trafic en tra-
fic, ont vu tripler leur valeur. Les assesseurs ont estimé, en
1836 , la propriété foncière de New-York cent millions plus
haut que l'année précédente. Les terrains à bâtir qui envi-
ronnent Chicago, petite ville sur le lac Michigan , ont été
vendus dans une circonscription de six milles , ils suffiraient
à loger trois' cent mille habiians; et Chicago ne compte pas
aujourd'hui plus de quatre mille âmes. Presque aussi grande
que l'Europe entière , l'Amérique , avec ses quinze ou seize
millions d'âmes, clairsemées sur deux millions trois cent mille
milles carrés, a entrepris des travaux publics immenses, avec
lesquels sa population et sa richesse ne sont pas en rapport,-
travaux qui enlèvent à fagriculture des bras nécessaires , qui
dépassent les besoins réels, et absorbent, au profit d'un
avenir éloigné, problématique et ruineux, les ressources de
l'état. Certes, il n'y a aucune proportion entre le commerce
intérieur de cette contrée et les six cents milles de canaux,
et les deux cent et quelques milles de chemins de fer qui la
sillonnent. Déjà Ton parle de rendre navigables pour les plus
gros navii'cs, les trois cent soixante-quatre milles du lac
Erié, et de tracer à travers l'état deNew^-York un chemin de
fer de trois cent quarante milles en ligne droite. Colossale
inutilité !
Les Etats-Unis étant aujourd'hui le grand débouché de
notre industrie , l'Europe a immédiatement senti le contre-
coup de ces folies. Dès que l'Amérique septentrionale a fermé
les débouchés qu'elle oflVait au commerce européen , ce der-
nier a beaucoup souffert; et de plus, nos capitaux, trouvant
par-delà l'Atlantique un plus fort escompte, ont quitté l'Eu-
rope et sont allés se faire acheter aux Etals- Unis, Déplace-
ment qui a encore compliqué notre situation.
Que l'équilibre soit destiné à se rétablir, que les flots in-
dustriels rentrent bientôt dans leur lit , c'est ce dont nous ne
doutons pas ; mais pendant ces crises renouvelées et violentes,
les familles souffrent; le crédit meurt, la sociélé peut être
MANCHESTER. 2^5
ébranlée. Le devoir de tout gouvernement est de prévenir :
c'est un phare placé au milieu des peuples qui doit loiijours
les éclairer. Au lieu de ces enquêtes absurdes , qui traitent
de commodo et incommodo , qui s'occupent moins de l'utiliié
applicable que des questions générales et des théories politi-
ques, le devoir d'un gouvernement serait d'examiner de près
les questions spéciales et de livrer à la publicité le résultat
de son examen; il servirait ainsi de conseiller et de guide à
l'industrie ; il n'entraverait pas sa marche , mais il la diri-
gerait. Quand les compagnies de banque tendent à pulluler ,
il s'enquerrait avec soin de leur urgence et en ferait sentir
l'inutilité; alors que les capitaux se portaient en fouie vers
l'exploitation de mines du Nouveau -Monde , mines qui
n'existaient nulle part; alors que la fabrication dirigeait
ses produits vers le Mexique et le Pérou , il fallait con-
naître la situation réelle de ces pays , détruire les illusions
formées par la cupidité , les mensonges des croupierà de la
Bourse, et remettre le bon-sens public dans la voie de la
vérité. La société, ainsi éclairée, ne se fût pas livrée à ces
expéditions hasardeuses, à cet énorme agiotage de terres,
à ce creusement de canaux et à ces défricbemens inutiles
ou impossibles. Son progrès serait régulier ; elle ne procé-
derait pas par crises violentes, suivies de temps d'arrêt
désastreux. Son bien-être marcherait du même pas que sa
moralité et son économie , seule marche digne d'un grand
peuple , qui ne doit fonder ses espérances et sa fortune que
sur l'habileté des combinaisons , l'ordre eî la bonne foi , non
sur les chances d'un coup de dé.
Nous avons avancé, sans doute; le progrès des sociétés
est incontestable. Tout ce qui tient à l'ordre matériel s'est
amélioré et perfectionné. La durée moyenne de la vie est
aujourd'hui plus grande; les maladies sont mieux coiniues et
moins compliquées; les chemins meilleurs; les besoins plus
faciles à satisfaire ; l'aisance plus générale. Mais, le philosophe
doit en convenir, au milieu de ce grand mouvement , de ce
2'46 MA.1VCHESTEB.
développement aciif, de cette martingale universelle, la mo-
ralité des peuples a dû souffrir, et elle a souffert; c'est ce-
pendant le ressort nécessaire de la nouvelle civilisation. Sous
le règne de la force, pendant l'ère de la conquête et de la
chevalerie , on se passait bien plus aisément des vertus privées
que le commerce et l'industrie appellent comme leurs auxi-
liaires les plus indispensables.
Le but principal de l'homme politique doit donc être de
rendre la moralité aux peuples, de faire cesser les spécula-
tions aléatoires et immorales , de soustraire les classes indus-
trielles à la rapacité des agioteurs , de disperser ces agglo-
mérations d'ouvriers , qui les exposent à des crises de détresse
si terribles, de leur faire exécuter alternativement des travaux
agricoles et des travaux d'atelier, dont le mélange salutaire
augmente la vigueur du corps et de l'àme, comme l'exemple
de la Suisse et de l'Allemagne l'a prouvé. Il ne suflit i)as de
créer des caisses d'épargne, mais d'apprendre aux hommes
comment on épargne ; d'ouvrir des salles d'asile , mais de leur
enseigner comment on s'en passe.
Sous ce rapport, Manchester, dont nous allons étudier
l'histoire, n'a pas fait preuve d'une sollicitude plus éclairée.
Nulle part, les salles d'asile, les établissemens de charité, les
écoles gratuites, les caisses d'épargne, ne sont ni plus nom-
breux, ni mieux entretenus; mais nous douions beaucoup
que ces établissemens contribuent à développer chez les
classes industrieuses ce sentiment de haute moralité dont rien
ue peut remplacer l'absence. Manchester possède plus de hù
établissemens de charité, dont plusieurs remontent à la fin du
seizième siècle. Le Lancashire, qui ne le cède, sous le rap-
port du nombre de ces établissemens , qu'aux comtés de De-
von, Norfolk, Sommerset et York, en renferme plus de
1180, dont le revenu annuel est estimé 36,000^; et les hôpi-
taux de Manchester reçoivent annuellement plus de 25,000
malades.
En 1784, Manchester ne comptait qu'une seule école du
MANCHESTER. 1kl
dimanche {sunday school); trois ans après, ce chifTre s'éle-
vait à ^1. Alors, 2022 garçons et 2221 filles seulement fréquen-
taient ces écoles. Aujourd'hui , on compte 86 siinday schools,
suivies par 16,303 garçons et 16,893 filles. Ces sunday
scliools sont destinées à l'instruction spéciale des enfans de
la classe pauvre. La lecture, l'orthographe, l'écriture, les
devoirs de la religion , un peu d'histoire , sont les notions
qu'on leur donne en attendant qu'ils aillent perfectionner leur
éducation dans des cours plus élevés. Pour compléter le ta-
bleau de l'état actuel de l'instruction dans le borough de
Manchester, il faut ajouter 523 day schools de tout genre,
qui sont suivies par 7492 garçons et 7157 filles, et 1Û8 autres
écoles entretenues par des souscriptions et des dotations.
La prison de Manchester mérite aussi une mention spéciale :
hospice, école, salles de travail, chapelle, cellules solitaires,
cours bien aérées, tout cela se trouve dans New-Bayley. Un
gouverneur, aux appoiniemens de 500 ^, y a son domicile j
l€S femmes sont sous la surveillance d'une matrone qui règle
leurs travaux. La plupart des hommes sont employés comme
tisserands, chapeliers, cordonniers, tailleurs; d'autres tra-
vaillent aux moulins pénitenciers qui occupent, dans l'iiiver,
112 individus, et dansl'étélôO. Les femmes tissent, dévident,
cousent, lavent et font des tètes d'épingles. Le gain des pri-
sonniers s'est élevé, en 1835, à 52/i £; le condamné pour
crime reçoit un sixième de son gain; le prisonnier non jugé,
un tiers; le prisonnier pour délit correctionnel, un tiers; le
reste est affecté aux dépenses de la prison. Lo prisonnier se
met à l'ouvxage, en été, à six heures, et quitte à six heures
du soir; une demi-heure lui est accordée pour son déjeuner
et une heure pour le dîner. Dans l'hiver, la durée du travail
varie avec la saison ; l'école est destinée aux enfans qu'une
première faute amène dans la prison; ils s'y rendent trois
fois par semaine. La dépense de la prison s'est élevée , eu
1835, à 7643 â iU sh. 11 den. ; un homme coûte, par se-
maine, de 1 sh. h den. à 1 sh. G den. ; une femme, de 1 sh.
248 MANCHESTER.
1 den. 1/2 à 11 den. S/4. On donne à un homme : 20 onces 1/2
de pain, 1 once de sel par jour, un quart de gruau pour
souper et déjeuner; 1 livre de bœuf et 1 livre 1/2 de pommes
de terre, un quart de soupe aux pois, deux fois par semaine;
et une pinte de bière le dimanche; à une femme, 16 onces
de pain, 1 demi-once de sel par jour, un quart de gruau,
matin et soir, une pinte de bière, avec une livre de pommes
de terre bouillies pour le dîner.
Mais tous ces efforts tentes pour développer l'intelligence
d'enfans condamnés d'avance à des travaux excessifs; mais
tous ces soins donnés au corps des prisonniers et des malades,
victimes d'un ordre de choses vicieux , remédient-ils au mal ,
en font-ils disparaître la cause, exercent- ils une influence
notable sur la moralité des masses? Non. Voici un document
curieux qui indique le mouvement progressif de la population
criminelle jugée aux assises de Salford depuis 1794 jus-
qu'en 1835 : l'on y verra que, quoique notre législation ait
été considérablement adoucie, le nombre des condamnations
a presque quadruplé.
Tableau présentant le nomhre des prévenus et condamnés
jufjés aux assises de Salford pendant les années ci-
après.
1
rRtsoîîx:Ei;j).
FEMJIHS.
Simples
Cnll-
ANNEES.
""■ ' "
~
ToTAlX.
Màlp».
Condiim-
ri;>on-
Coiid.im-
1 les.
ilulils.
daniiifs.
Di- 179 i à ISOX
715
4, -.2
400
248
567
i,7
2.439
Pi- ISUO à 1803.
C98
437
323
233
588
263
2,542
De 18;i5 à 18 10.
498
367
297
232
482
255
2,131
De ISIO à 1S15.
961
733
492
392
400
365
3,343
De 1S15 à 1820.
2,.î9a
2,286
696
639
682
631
7,524
De 1820 à 1825.
3,02S
2.705
VOS
700
474
402
8,063
De 1825 à 1S30
3,378
2.943
801
r,74
526
444
8,772
1 De 1850 à 1835.
Totaux. • .
3.605
3,06U
916
758
691
567
9, 606
15,473
12,999
4,673
3,876
4,410
2,9S4
44,420
Dans ce iian
ibre. 3,301 individu; ont été tnnsporté
j à la I>
liUTcllc-
Galles du Sud
; savoir : 2,905 hommes et 39(5 femmes.
MAKCHESTER. 249
Mais procédons avec niélhode , el , dans cet aperçu histo-
rique , commençons par esquisser les premières époques de
Manchester.
Imaginez de pauvres émigrés celtiques, se réunissant à
la population de York et de Durham , et se réfugiant avec
leurs troupeaux au fond des forêts qui couvraient alors
les plaines du Lancashirc , pour se défendre contre les
agressions de leurs voisins. Ces pâtres, d'abord soumis aux
druides, leurs chefs souverains, se rendirent, après une vi-
goureuse résistance , aux armes victorieuses d'Agricola , qui
s'empara de leurs forêts ainsi que du reste de l'Angleterre.
Voilà quels ont été les premiers fondateurs de Manchester.
Maitceuîon ( lieu planté de tentes ) fut le nom de la ville
naissante. Bientôt, grâce à l'influence civilisatrice de la con-
quête, Mancenion vit son enceinte s'agrandir. Quatre gran-
des routes : deux de l'ouest à l'est , deux du nord au sud , l'une
allant à York , sont percées par les ordres d'Agricola.
En hkÇ> , les Pietés et les Scots envahissent le Lancashirc ;
le Breton pacifique appelle conlre eux les Saxons, qui refou-
lèrent les agresseurs dans le Nord , et forcèrent ensuile ceux
qu'ils étaient venus secourir à se soumettre à leur pouvoir.
Manchester devint alors la résidence d'un lord owthegn.
Celui-ci y tenait cour de haute et de basse justice , pronon-
çait des amendes , punissait du gibet et du pilori , et encou-
rageait les établissemens nouveaux, en accordant à ses
tenanciers le privilège d'élre jugés par leurs propres baillis
dans sa cour, moyennant une redevance de douze pence
par an.
Au septième siècle, Warrington el Manchester qui , depuis
la conversion d'Edwin , avaient renoncé au polythéisme pour
embrasser le christianisme, furent constitués en doyennés.
Le doyenné de Manchester comprenait Eccles, Middleion,
Kockdale , Bury, Blackburn, Wholey. On voit que Man-
chester avait déjà une certaine importance. Le nouveau chef
ecclésiastique fut revêtu d'une autorité presque absolue. Il
^50 JIANCHESTER.
pouvait ordonner des prêtres et les pourvoir de bénéfices ; il
infligeait des peines corporelles aux citoyens ; il consacrait les
églises et prononçait les interdictions et les excommunica-
ijjons. Sous cette influence, l'église de Manchester acquit
bientôt une grande puissance et fut aussi une de celles qui
apposa la résistance la plus opiniâtre à la réforme.
.Dès le septième siècle , Manchester était en pleine prospé-
rité; mais en 870, les Danois, s'élançant des bords de la mer
ikllique , font une irruption dans le Lancashire et en res-
tent les possesseurs jusqu'en 920 où le prince Edouard les
battit et les força de quitter le pays. Edouard embellit et
répara la ville, et déjà les maux causés par le long séjour
des Danois se cicatrisaient, lorsqu'en 1066 Guillaume le Nor-
mand conquit l'Anglele-rre. Manchester et les hundred d'A-
mounderness, Lonsdale, Furness, ainsi que tout le terrain
qui s'étend depuis les bords de la Mersey jusqu'à ceux de la
Kibble, échurent en partage à Guillaume de Poitou. Le gou-
vcrnement de Manchester fut donné à Nigel , chevalier nor-
mand , qui le perdit par sa déloyauté. Ce Nigel est le premier
baron de Manchester. Après lui vint la famille des Gredley ,
dont l'adminisiraiion sage et prudente accrut en peu de temps
îa prospérité du pays. Un de ces Gredley figure au nombre
des hauts barons qui forcèrent le roi Jean à donner à la nation
ia magna charta. Un autre , en récompense de ses services,
obtint du roi Heni'i HT le privilège de tenir chaque année une
foire de deux jours dans la ville, à la charge de payer une
rétribution annuelle de cinq marcs d'argent et de donner un
palefroi; enfin, en 1301, Thomas Gredley, dans la grande
xharle qu'il octroya à la ville, institua les cours de Latiginooth
et Portniooth , aujourd'hui court leet et court baron , déter-
mina leurs attributions et fit un règlement pour les marchés.
En 1307, la baronnie de Manchester échut à la famille De-
iaware, dont John, le premier possesseur du titre, fut
appelé au parlement sous Edouard II. Cette famille se distin-
gua dans les guerres delà Rose, et protesta avec énergie contre
MAKCHESTER. 254.
l'opposition du pape au divorce d'Henri VIII; mais un de ses
membres, Willam West, ayant tenté d'empoisonner son oncle,
le parlement, sous Elisabeth, prononça sa déchéance. Ce
William West, après une vive résistance , vendit ses droits
manoriaux 3000 £ à un fabricant de Londres qui les reven-
dit lui-même , seize ans après, à Thomas West, fondateur
de collégiale church.
Mais déjà l'importance commerciale de Manchester était
considérable. On lit dans unédit de Henri VIII, à propos de la
suppression d'un asile de refuge pour les malfaileuis, que,
ce la ville étant habitée par des marchands qui faisaient un
grand commerce de velours, cotons, laines, il était dange-
reux de conserver dans son enceinte des gens sans aveu et
mal intentionnés. »
Les guerres civiles de i^kl trouvèrent dans Manchester une
ville dévouée à la cause du roi Charles I" ; mais ce prince
ayant retiré au duc de Deiby le gouvernement du Chcshire
et du pays de Galles , le Lancashire sentit vivement cet ou-
trage fait au duc qu'il chérissait, et Manchester se jeta dans
le parti du parlement. Dès-lors celle ville devint le centre des
opérations parlementaires : elle leva un régiment et lut mise
en étal de défense par un colonel allemand. Lord Strange
vint fassiéger à la tête de 6000 fantassins, de 200 dragons
et de 7 pièces d'artillerie ; il fut repoussé sans autre perte
pour Manchester que celle de quatre lues et de quatre blessés,
perte si minime quele peuple, peu aguerri et dominé par l'es-
prit religieux de cette époque, vit un miracle dans cette
délivrance. A la guerre succéda la peste qui dura un an ;
mais le colonel allemand sauva de nouveau la ville en lu pro-
tégeant par des mesures sanitaires contre ce nouvel ennemi.
Nous voici arrivés à l'époque d'oii date particulièiement le
progrès industriel et commercial de Manchester. Les émigra-
tions des Pays-Bas v(>naient de vci'ser leur population indus-
trieuse sur l'iViigleterre , et particulièrement sur son diblrict
manufacturier par excellence ; di'jà l'élan était donné, La
252 MAKCUESTER.
ville eut bientôt un mille de long, des rues larges , propres et
bien bâties ; quatre places publiques où se tenaient deux
marchés par semaine et trois foires par an. Néanmoins l'ar-
gent était encore fort rare; le capital en circulation ne s'éle-
vait que de 3 à 4000 ^. Les marchands fabriquaient eux-
mêmes leur monnaie, sous l'obligation de la reprendre lors-
qu'on la leur représentait. A cet effet, le marchand dont le
commerce avait quelque extension , était obligé d'avoir une
boîte à compartimens dans laquelle il plaçait chacune de ces
monnaies que l'on appelait tokens. Ces tokens représen-
taient telle ou telle valeur comme un bon signé ou un billet
de banque. La maison qui jouissait d'un assez grand crédit
pour pouvoir les émettre , gagnait ainsi le temps que l'on perd
aujourd'hui à confectionner et à renouveler les billets. L'a-
grandissement de la ville , et les élémens hétérogènes dont se
compose maintenant la population, n'avaient point encore al-
téré la simplicité des mœurs du manufacturier. Comme par le
passé il travaillait dès six heures du matin dans sa boutique. A
sept heures , maître , enfans , apprentis, chacun , rangé autour
d'une table de chêne, plongeait sa cuiller de bois dans un
vaste plat de gruau et l'en relirait pour rhumecler, en pas-
sant, dans nnejaite de lait. Ce déjeuner se faisait en silence,
et l'on se remettait aussitôt à l'ouvrage. Le prix des denrées
était alors ainsi fixé : orge, 2 sh. le boisseau de i) livres;
froment, 6 sh. le boisseau de 70 livres ; l'oie, 15 d.; le fro-
mage , 2 d. ijh la livre ; le bœuf, 2 d. L'acre de terre se payait
ÛO à 45 sh.; et la location d'un cottage de tisserand, ayant
boutique avec deux métiers, 20 à 40 sh. L'apprenti servait
sept ans.
Nous avons vu en 1642 , Manchester se défendre avec coii-
i^age contre l'armée de Charles P'' et la repousser. En 1745 ,
elle tombe au pouvoir d'un simple caporal qui entre dans la
ville et s'en empare au nom de son maître avec une dizaine
d'honnnes. II est vrai que l'armée du Prétendant, que l'on sa-
vait à une petite distance, ne larda pas à se présenter avec
MANCHESTER. 253
IG pièces d'aiiillerie. Le caporal avait dcyà recruté 150 hom-
mes ; ce nombre fut doublé à l'arrivée du Prétendant qui leva
un impôt de 3000 .^ sur la ville. Charles-Edouard avait ce-
pendant de nombreux partisans parmi les classes supérieures
de Manchcbier, dans le clergé et surlout chez les femmes.
Celles-ci, long-temps après que sa cause fut perdue, ho-
norèrent sa mémoire en décorant , le 29 mai , leurs maisons
de branches de chêne , et en se parant de roses le jour de sa
naissance. Mais la plupart des habitans étaient contre lui ;
aussi reprirent-ils courage à la retraite de son armée, et
maltraitèrent-iîs les soldais que leurs blessures ou d'autres
causes forçaient à rester en arrière. La conduite de I\Lariches-
ter fut moins équivoque dans les guerres suivantes. Il est vrai
que son territoire ne fut pas choisi pour le champ de bataille.
Les Anglo-Américains viennent de se séparer de la mère-patrie;
le défi, est porté, et Manchester , effrayée pour son commerce ,
équipe un bataillon de volontaires qui reviennent six ans après
déposer leur drapeau dans le collège. Cependant la guerre
une fois terminée , la ville se rassure, et on la voit , à un dîner
donné pai' le chih cotistilnlioiineî , porter par l'organe de ses
plus riches habilaîis ce toast à la majesté des peuples : « Puis-
ce sent les révolutions de l'Amérique et de la Grande-Bretagne
a servir de leçon aux oppresseurs et d'exemple aux opprimés ! »
Ces démonstrations trouvaient néanmoins peu de faveur parmi
le peuple ; le travail manciuait, les banqueroutes triplaient, les
ouvriers s'attroupaient; chaque jour de nouveaux désastres
s'accumulaient sur la ville. Une disette et l'invasion projetée
des Français mirent le condjle à l'agitation. Alors des con-
tributions volontaires en hommes et en argent curent lieu dans
toutes les parties du couité; Manchester réalisa 22,000 £
(050,000 fr.); les doctrines révolutionnaires effrayaient les
riches; une asseuiblée fut convoquée pour aviser aux moyens
de défendre la propriété contre les attaques des répidjlicaius
et des voleurs. Un recensement général fut ordonné par le
gouvernement afin que chacun contribuai selon ses moyens
25^4 MANCHESTER.
à la défense du pays. Deux régimens , dont l'effectif s'ële-
vah à plus de 5000 hommes, furent levés et équipes. L'a-
l'istocratie fournit à elle seule 10 pièces de six, 350 hommes
équipés , hOO chevaux , 50 charrettes avec leur atlelagc et 28
bateaux. Le riche comté de Lancastre ne s'arrélail à aucun
sacrifice pour repousser l'ennemi qui menaçait son industrie.
Voilà à quoi se réduisent les annales politiques de cette ville,
tout absorbée par son commerce et ses manufactures.
En Angleterre, chaque ville existe indépendante du gouver-
nement central , et obéit pour ainsi dire à ses propres lois.
Ainsi, le gouvernement municipal de Manchester diffère de ce-
lui de Liverpool, comme le gouvernement de Liverpool diffère
de celui d'une aulre ville. L'adminislraiion de la paroisse de
Manchester est confiée à un horough-reeve ou bailli, et à deux
constables élus au court leel par les habitans les plus no-
tables. Le horoiigh-reeve a tous les pouvoirs d'un maire,
sans en avoir les disliiiclions; il représente les habitans dans
toutes les transactions publiques. La direction de la police,
qui se divise en police de jour et police de nuit, est confiée à
dix constables et à un deputy nommé par eux , dont le traite-
ment est de ÙOO ^ par an; 30 hommes seulement font la
police de jour, et 125 sont chargés de la police de nuit.
Ces 125 hommes, qui sont sous la direction d'un chef, au
traitement de 100 £ par an, et de 9 inspecteurs, ne reçoi-
vent que 17 shillings par semaine. Les pompes à incendie,
l'éclairage de la ville et le nettoyage des rues, l'inspection des
égouts, sont placés sous la surveillance d'un comité, composé
de 2Z»0 police-commissionners élus par les habitans. Ce co-
mité, qui se réunit en assemblée générale toutes les six se-
maines, est tenu de publier ses comptes le 24 juin de chaque
année, sous peine d'une amende de 50 /. Le document sui-
vant présente la dépense municipale de Manchester pour
l'année 1836.-^
MAKCHESTER. 25^
Éclairage , netloynge / 10,243 256,700 ir.
Police de miil et police de jour 7,164 179,100
Finance 1^966 49,150
Entrelieu des rues 3,62-5 90,625
Comptes, 475 11,875
Total 23,473 585,350
Depuis 1830 , on a pavé 52 rues, représentant en longueur
U milles, 1^24 yards ; en surface 7S,U2>7 yards carrés, eî
sous ces rues ou a construit 7 milles 62 yards d'égouts.
Mais suivons le progrès de la population depuis 1580 jusqu'à
nos jours. De 1580 à 1587, le nombre des morts s'élève à 184
pour les sept années ; de 1680 à 1687 à 286 ; de 175li à 1761,
à 5,796 ou 771 par an. En 1771, la population de la paroisse
s'élève à 41,032 liabilans, et en 1801, le Lancasliire après le
Kent, et le Middlesex est le comté qui paie le plus pour ses
pauvres. De 1825 à 1835, on compte dans la paroisse de JMan-
cliesler 31,827 mariages, 95,481 naissances, 64,449 morts j
différence 31,032; ce qui donne environ par mariage 4 nais-
sances 1/2 pour 3 décès. Enfin , dans les états publiés par
le gouvernement après le recensement de 1831, nous trou-
vons pour les 30 townships dont se compose la paroisse, eî
au nombre desquels est le lownship de Manchester lui-même ;
surface, 34,278 acres anglais; maisons habitées, 45,643;
maisons inhabitées, 1,6/J4; familles, 56,761; individus,
270,373. Dans ce compte, le township de Manchester esf
porté pour: maisons habitées, 22,445; inhabitées, 968; eu
construction , 53 ; familles, 30,304 , qui se décomposent ainsi ;
50 à l'agriculture, 23,067 au commerce et aux manufactures',
7287 appartenant aux autres classes. Ces familles forment \m
total de 142,026 individus, dont 67,845 hommes et 74,lSf
femmes. Ainsi la population de la paroisse, qui s'élevaû
en 1771 à 41,032, s'élève dans l'espace de moins de 60 an»
à 270,363 ; c'est le sextuple. Cet accroissement ije s'est imi-
ralenti depuis le recensement de 1831 ; car on évalue à270O-
le nombre des rues nouvelles qui se sont formées dans la^
256
MANCHESTER.
paroisse depuis quatre ans, lesquelles, à 10 maisons par rue
et à 6 habitaus par maison , donnent une augmentation de
7000 maisons et de ^2,000 habitans.
La paroisse de Manchester se compose de 30 townships ;
le to>vnsiiip de Manchester se subdivise en lU districts.
L'administration civile est entre les mains d'un magistrat,
dont la juridiction s'étend également sur Salford; il donne
audience tous les jours, et connaît des délits et autres cas
accidentels. Quand il juge que ces cas sont du ressort des
assises, les prisonniers sont renvoyés à Salford où ils atten-
dent l'ouverture de la session , qui a lieu huit fois par an ; il
est en outre chargé du maintien de la tranquillité publique
pendant les élections. Le tableau suivant indique le mouve-
ment qui s'est opéré dans le chiffre électoral depuis la ré-
forme. Ce document est du plus grand intérêt, en ce qu'il
justifie raccroisscment progressif que nous avons signale
dans la population.
Tableau présentant le nombre d'électeurs du borough de
Manchester, pendant les années ci-après.
T0w?fsnips.
Manclicster • >
Charlcton sur Medlock»
Hiihne .••••
Clieetliam» ••...., .. . •
Ardwiik» • •
NesTton ••«•••««••••••
Harpurliey • ••••••«•••
Bradford et Berwick • • •
Totaux •
1832.
1,281
1,135
420
582
510
125
15
8
1833. 1834.
5,326
1,252
218
192
165
151
12
10
6,319
1,031
537
2i5
■115
95
11
10
7,331
8,159
1835.
7,195
1,318
622
501
550
127
13
11
10,123
Ce nombre de 10,125 se décompose aiusi : 6,985 propriéfaires de mnisons
et rentiers; 1,801 marcliands en gros; 116 niardiauds eu dôtail; 151 fabri-
cans ; 278 banquiers; 388 fondeurs; 41 imprimeurs et blancliisseurs de
calicots; 27 brasseurs et marcliauds de spiritueux eu dctaii.
iS'ous avons vu comment Manchester, d'abord hameau
MANCHESTER. 257
coifl^DOsé de huttes, est devenu une ville puissante; nous al-
lons maintenant tracer l'histoire de ses fabriques, et indiquer
leur importance actuelle.
L'origine des fabriques de coton est fort ancienne. Leur
première patrie fut Tlndoustan, où, grâce à la patience et à
la merveilleuse adresse des Indous, elles conservèrent leur
supériorité jusqu'à la fin du siècle dernier. On assure pour-
tant que la fabrication du coton était connue des indigènes du
Nouveau-Monde, long-temps avant que Christophe Colomb
en fît la découverte. Néanmoins, c'est à l'Inde qu'ont été em-
pruntés la plupart des noms par lesquels on distingue la plu-
part des tissus de coton aujourd'hui en usage : jakonos,
guinghams, guinées, mousselines. De 912 à 960, les Maures
d'Espagne, sous le règne d'Abdérame II, introduisirent en
Europe les fabriques de coton. Ces peuples cultivaient, dans
les fertiles plaines de Valence, le cotonnier et le ver-à-soie.
Grenade, Séville et Cordoue possédaient de riches manufac-
tures; mais cette industrie semble s'exiler de l'Europe avec
eux, car on n'en découvre plus de traces qu'au quatorzième
siècle. Alors, nous retrouvons les fabriques de coton en
Italie et dans la Souabe; de là, elles s'étendent en Flandre,
en Hollande, à Bruges et à Gand, puis en Turquie. Elles font
ainsi le tour de l'Europe , et viennent enfin s'établir en An-
gleterre, où dans quelques siècles, les arts mécaniques, se-
condés par la vapeur, doivent leur donner une supériorité et
une importance qu'elles n'eurent jamais autre part.
Mais avant d'arriver à cette prospérité, que d'efforts,
que de luttes! Supporter les ravages des guerres civiles,
triompher des préjugés, soutenir la concurrence des fa-
briques de l'Inde ; rivale formidable qui jetait sans cesse
sur les marchés anglais une masse de produits, dont la fi-
nesse, comparée avec la grossièreté des nouveaux tissus,
faisait plus vivement ressortir leur imperfection. Toutes ces
difficultés sont pourtant vaincues : les unes, par une patience
à toute épreuve; les autres, par des taiifs protecteurs qui
VIII. — A° SÉRIE. 17
25*6 MANCHESTER.
permellent à-la-fois aux produits de s'écouler, et à l'industrie
de se perfectionner. Dans le Lancashire, on voit accourir un
grand nombre d'étrangers de Hambourg, d'Irlande et d'E-
cosse, pour y vendre du coton filé. Le coton filé manquait,
le fileur ne pouvait marcher de front avec le tisserand; les
femmcsjeunes et vieilles faisaient tournerle rouet pendant les
longues veillées d'hiver : cette exertion de travail ne suffisait
pas. « Dans ce siècle, dit Cambden, la ville avait une grande
importance ; ses velours , ses cotons étaient recherchés par-
tout. TU Les émigrations des Pays-Bas et la révocation de l'édit
de Nantes secondèrent ce mouvement. Le coton filé manquait
encore en 17^0. Le tissage d'une pièce de coton de 12 livres
occupait un tisserand environ 1/i jours, et lui valait 18 shil-
lings; le filage de la trame, 9 shillings la livre, et le net-
toyage, cardage, etc., 9 shillings. A celte époque, Man-
chester fabriquait annuellement pour 600,000 ^ de produits,
et les versait sur tous les marchés du globe, sans pouvoir
satisfaire à leurs besoins. Le comté avait 50,000 fuseaux en
activité, et comptait 41 manufactures; le Derbyshire 22;
l'Ecosse et le Pays de Galles , 24. Le tableau suivant fera
mieux connaître là marche progressive de l'industrie coton-
nière dans la Grande-Bretagne pendant le siècle dernier.
Tableau présentant les importations et exportations de coton
de l'Angleterre, pendant les années ci-après.
ANNÉES. IMPORTATION. EXPORTATION.
Quantités. Valeur.
1697... 1,976,359 livres 5,915 56
1701... 1,985,868 23,253
1710... 715,008 5,698
1720... 1,972,805 16,200
1730... 1,549,472 13,524
1741 ... 1 ,645,031 20,709
1751 . . . 2,976,610 45,986
1764... 3,870,392 200,354
1780..." 6,700,000 355,060
1790... 31,500,000 1,662,369
1800... o6;000,000 5,406,501
MANCHESTER. 259
On remarque dans ce tableau que, de 1764 à 1780, le
chiffre des importations double; et que, de 1780 à 1790, ce
dernier chiffre sextuple. C'est que, dans cet intervalle, les
arts mécaniques avaient doté l'industrie de machines si par-
faites , qu'aujourd'hui une personne seule peut, dans le même
temps donné , filer autant de coton qu'en auraient pu filer 200
personnes il y a cinquante ans. Depuis cette époque , les fa-
briques anglaises font des progrès rapides : elles n'eurent
plus rien à redouter de leurs rivales, quant à la beauté, à
la bonté du tissu, et à la modicité des prix. L'Inde, elle-
même , contre laquelle elles avaient si longuement et si vai-
nement lutté , reconnaissait déjà son impuissance.
L'invention des métiers mécaniques remonte à une époque
beaucoup plus ancienne que 1765. L'honneur de la décou-
verte appartient à John Wyatt , pauvre ouvrier des environs
de Lichfield; ce fut lui qui, en 1735 , obtint le premier éche-
veau de fil de coton par des moyens mécaniques. Trop pauvre
pour exploiter seul sa découverte, Wyatt la communiqua à
Paul Lew is qui inventa , en 17/48 , une machine à carder.
Mais ces deux machines étaient de grossières ébauches qui ,
sans doute, auraient péri de langueur dans une honteuse
obscurité , si un homme intelligent n'eût découvert tous les
avantages qu'on en pouvait tirer. Cet homme était un simple
perruquier, nommé Arkwright , mais d'un caractère ardent,
industrieux et persévérant; il s'empara de l'idée de Paul
Lewis et de Wyatt, perfectionna leurs machines et produisit le
toater-fïxone ou banc à broches. Ceci se passait en 1769, et
quinze ans plus tard le même Arkwright inventait une nouvelle
machine pour le cardage et l'étirage du coton. Arkwright ne
put jouir tranquillement du fruit de son travail ; car les ma-
nufacturiers de Manchester, jaloux de sa prospérité, s'asso-
cièrent pour obtenir, et obtinrent du Parlement la suppres-
sion de l'un de ses brevets. On l'accusait d'avoir surpris le
secret de Leight, et le second brevet lui fut également retiré
cinq ans plus tard. Dans l'intervalle qui sépare ces deux dé-
17.
260 MANCHESTER.
couvertes, en 1770, James Ilargreaves, pauvre ouvrier tisse-
rand, près Blackburn, inventait une autre machine qui filait
latiame, comme le w citer- fra me filait la chaîne. Celte nou-
velle machine reçut le nom de spinning Jenny (Jeanne la
fileuse) , du nom de la fille de Highs, en faveur duquel quel-
ques personnes réclament le mérite de l'invention. Il restait
encore beaucoup à faire. Malgré ses avantages, la fileuse de
Ilargreaves ne pouvait produire des numéros fins , et n'avait
que 20 ou 30 fuseaux. La mule Jenny, de Samuel Crompton ,
qui était parvenu à combiner les deux systèmes d'Arkwright
et de Hargreaves, remédia à ces difficultés Mais, comme ses
prédécesseurs, Samuel n'était qu'un simple ouvrier : il fut raillé,
et son invention, n'obtenant aucun encouragement , il s'abs-
tint de prendre un brevet; c'est peut-être là ce qui a le plus
puissamment contribué à la prospérité de l'industrie coton-
iiière du Royaume-Uni. En 1812, l'Angleterre, l'Ecosse, l'Ir-
lande, comptaient k à 500,000 fuseaux mis en activité d'a-
près ce principe ; et en 1829 , ce nombre s'élevait à 7,000,000.
Malgré les efforts de quelques cœurs généreux, Crompton
mourut, laissant sa fille dans la pauvreté. Cependant la m?//e
Jenny était encore susceptible d'améliorations; Wright, à
qui le Parlement accorda une prime de 5,000 ^, en fit une
plus parfaite qu'il nomma double mule. La double mule qui ,
elle-même, a éprouvé de grandes améliorations, est main-
tenant d'un usage général : c'est ainsi que se succédaient et
que s'amélioraient ces admirables inventions. Trois autres
étaient venues à la suite de la machine à carder de Richard
Arkwright : lewillow, qui bat le coton brut; \e scretching
fraine ou l'éplucheur, qui dégage le coton de toutes ses im-
puretés, au moyen de dents aiguës qui le déchirent en tous
sens; le lappîng machine ou l'étaleur, qui étend uniformé-
ment le coton sur un rouleau pour la machine à carder; le
throstse, invention qui ne date que de quelques années, met
le banc à broches en état de filer la chaîne; le /fy frame rem-
place le rovîng frame pour les numéros moyens et inférieurs,
MANCHESTER. 261
et le tuhe frame produit plus vite que le /?»/ frame , mais
seulement les bas numéros. Ces deux, inventions, iniporlées
d'Amérique par Dyer, lui sont garanties par deux brevets; et
en 1833 , on compte mille de ces méliers en activité.
Imaginez mainlenant ces étonnantes machines, recevant
leur impulsion de la vapeur qui leur donne la régularité
du meilleur chronomètre, cette vapeur se condensant à la
volonté de l'homme, suffisant à tout, se prêtant à tout.
Voici le colon tel que l'expédia le Nouveau-Monde; les
machines le saisissent ; celle-ci le bat, le déchire en tous
sens; celle-là l'épluche à l'aide de ses crochets aigus, qui
tournent 7000 fois par minute, et le livre ainsi épluché,
batlu, à l'étaleur qui l'étend sur un rouleau. C'est mainte-
nant le tour de la carde et du drawhig frame. La carde
le peigne, l'étiré, le peigne encore; le draivitig frame
le double, et forme, en lui donnant une légère torsion, une
mèche soyeuse et sans fin. Cette mèche, ainsi formée, la
^nule Jenny l'allonge, et le coton devient bientôt un fil, dont
le travail délicat désespère les plus adroites fileuses de l'In-
doustan. Ce fil est roulé sur des bobines; le dressing machine
s'en empare ensuite , et le cède au métier qui le tisse. Le voilà
mainlenant transformé en une étoffe précieuse. Quelques
instans ont suffi pour opérer cette merveilleuse métamor-
phose !
Mais ce n'était pas assez des aris mécaniques , les sciences
apportèrent aussi leur tribut à la fabrication du coton. Une
ingénieuse application du chlore, en 1786, adVanchit l'indus-
trie de l'incertitude du bon ou du mauvais temps. Le blan-
chiment put être une opération prompte et constante, l'hiver
comme l'été; et les'capitaux ne sonimeillèrcnl plus dos mois
entiers dans les magasins ou sur les prairies. Ainsi, le blan-
chiment qui, autrefois demandait des semaines entières,
s'obtient aujourd'hui en vingt-quatre heures : cette décou-
verte est duc à BerthoUet qui en fit un généreux abandon à
l'industrie. L'impression des calicots, à l'histoire de laquelle
262 MANCHESTER.
s'allie , dans le Lancashire , le nom de l'une des illustrations
politiques de notre époque (1) , subit aussi d'importantes mo-
difications. Après s'être traînée terre à terre pendant les pre-
mières années de son introduction en Angleterre , qui eut lieu
à la suite de la révocation de l'édit de Nantes, en 1690, elle
se perfectionna par la mise en pratique d'un mode d'opération ,
appelé hy resists and discharges, et par l'adoption des cylin-
dres, en 1785. L'économie que donnait ce procédé était en
rapport avec celle des nouvelles filatures et du nouveau blan-
chiment. Le bloc à la main s'emploie cependant encore comme
auxiliaire dans les riches tissus. La teinture ne resta pas en
arrière ; en 1781 , Thomas Henry lui donna , par l'application
des mordans, une supériorité telle, que les toiles anglaises
purent lutter avec celles de la Perse.
La sollicitude inquiète des fabricans de IManchester pour
concentrer dans leur ville le monopole des sciences et des arts
appliqués à l'industrie, sollicitude qui se retrouve encore à
chaque instant, suffirait seule pour indiquer l'importance que
ces découvertes donnèrent aux. fabriques de colon. En 1785,
un colonel allemand se présente à Manchester, visite la ville ,
(1) Note du trad. Le grand-père de sir Robert Peelfut un des premiers
à exercer celle industrie à Blaekburn; son fils transféra, en 1773, sou éta-
l)li3sement à Bury. Sir Robert Peel nionriit en lS3o, à l'âge de 81 ans, lais-
sant une famille nom!)reuse et une fortune considérable. Il devait son litre de
baron aux services qu'il avait rendus à l'élat , en lui faisant don , en 1797 , avec
son associé Yates, de 10,000 ^, pour subvenir aux frais de la guerre (Yales
L'tait entré dans les affaires avec un capital de 100 ^ ). Sir Robert organisa
lui-mèiue, l'année d'après, six compagnies de volontaires, composées en ma-
jeure partie de ses ouvriers. Bury dut sa prospérité à sir Robert, qui pavait
au fisc 100,000 ^ par an et employait i5oo personnes. A sa mort, sir Ro-
bert avait sis fils et trois filles. Le parc de Draylon et sa nombreuses pos-
sessions dans le Stafford et le Warwickshire furent constitués en majorât sur
la lète du fils aîné ; chacun des cinq autres reçut 1 35,ooo ^ , et chacune des
fillis 58, 000 ^. Il restait envii-ou 5oo,ooo ^ , qui furent partagées entre les
six fils dans la proportion de 4/5 pour l'aîné et 1/9 pour chacun des autres.
La vérificat on du tistament coûta i5,ooo ^, et les droits perçus par le fisc
s'élevèrent à 10,000 ^.
]>ÎAKÇHESTER. $6,3
engage quelques ouvriers ; on lui intente un procès, et il est
condamné à une amende de 500 ^. Un an plus lard, un
autre Allemand est condamné à une amende de 200 ^, pour
avoir fait l'acquisition de quelques machines qu'il se dispose
à expédier en Allemagne. La sévérité de ces peines ne calme
point les craintes des habiians de Manchester; ils se liguent
entre eux et instituent une ligne de douanes qu'ils entretien-
nent à leurs frais, afin de surveiller les expéditions frau-
duleuses de machines et de les dénoncer aux magistrats j
mesures extravagantes , qui causent non-seUlement un pré-
judice considérable aux. ingénieurs -mécaniciens du pays,
mais qui ne remplirent pas le but qu'on s'était proposé, car
les industriels étrangers avaient toutes les facilités pour se
procurer les plans des machines inventées. Au reste, ce qui
prouve mieux encore l'inutilité de ces mesures, c'est l'ac-
croissement toujours progressif des importations et des ex-
portations des produits manufacturés de l'Angleterre, depuis
l'emploi des métiers mécaniques : ainsi, les importations,
qui étaient, en 1790, de 31,500,000 livres; et en 1800,
de 56,000,000, s'élèvent, en 1831, à 234,000,000 livres.
Voici par quelle progression elles sont arrivées à ce chiffre.
lNNEES.
QUANTITÉS,
AWSÉES.
QUANTITES.
1800. .
56,000,000 livres.
1817. .
100,000,000 livres
1805. .
60,000,000 —
1820. .
. 145,000,000 —
1810. .
. 132,000,000 —
1823. .
. 187,000,000 —
1815, .
99,000,000 —
1831. .
. 234,000,000 —
On remarquera que , sur les 187,231,520 livres qui furent
importées en /nigletcrre en 1823, 101,993,160 furent débar-
quées à Liverpool et par conséquent employées par Man-
chester et les districts adjacens.yoici un tableau qui n'est pas
hioins explicite, etqui peut servir de complément à celui qui
précède.
264
BIANCHESTER.
Tahleaii présentant le mouvement progressif des exporta-
tions des manufactujes dit Royaume-Lni penda)it les
années ci- après :
A?«jNÉES
PRODUITS
MANUFACTXTR.
COTON ET
I.AINE FII.ÉS.
finissant
^^ — — —
-^
— - ^^
I.E 5 JANVIER.
Quintaux.
Val. décl.irée.
Quintaux.
Vul. déclarée.
l,S2^
3,654,920
12,948,055
448,-80
3,545,578
1828.
3,633,280
12,485,249
505,050
3,595,405
1829.
4,025,170
12,516,247
614,410
3,9"6,S74
1830.
4,415,780
14,119,776
646,4 50
4,135,741
1S31.
4,213,850
12,165,513
638,210
5,975,019
1832.
4,610,4 50
11,500,630
756,670
4,722,759
1853.
4,963,520
12,451,060
706,260
4,704,034
1834.
5,557,050
14,127,552
761,780
5,211,015
1835.
15,302,571
1836.
16,591,590
5,709,044
Biims élève à 11,152,990 le nombre des fuseaux en activité
dans le Royaume-Uni à la fin de l'année 1835. La valeur
moyenne du fuseau est estimée à 17 sh. 6 den., d'où il suit
que le capital engagé dans les filatures de coton était alors de
9,758,864 £. A la fin de cette môme année 1835, nn des com-
missaires de la loi des pauvres assurait que, dans l'espace de
deux ans, il s'élèverait de nouvelles manufactures dont le
travail n'exigerait pas moins d'une force de 7000 chevaux.
D'après son calcul , la consommation du coton brut devait
subir une augmentation de 2800 sacs du poids de 500 livres
chaque, et occuper 45, 850 personnes : 26,250 pour le tissage,
19,600 pour le filage. Ces calculs de prévision sont-ils fondés?
L'augmentation de 500,000 ^ que l'on trouve, en 1836, dans
la valeur déclarée des exportations de coton filé, les confir-
merait en partie. Mais ce qui prouve mieux l'importance de
l'industrie cotonnière anglaise, c'est la silualion relative de
celte industrie dans les diverses contrées des deux contincns :
ce document est du plus grand intérêt.
MANCHESTER.
265
Tableau cojnparatifde la consommation de coton hnit dans
les diverses contrées des deux continens.
CONTRÉES.
COIS SOMMATION
DUCOTOrf BRUT EN 1831.
UECRES DE TRAVAIL
PAR SEMAINE.
Angleterre
Ainéiiqiie
France
234,000,000
77,000,000
74,000,000
7,000,000
19,000,000
))
12,000,000
6,000,000
»
»
69
78
72 à 84
72—90
78 — 84
72—80
78 — 80
72
84 !
94
1
Prusse
Suisse
Autriche ■.
Tyrol
Saxe
SaiiU-Blaise (Bade). . .
Bonn (Prusse)
On voit que l'Angleterre absorbait à elle seule, en 1831,
près d'un quart en sus de la consommalion des autres pays.
Le rôle que joue Manchester dans cette industrie est de la
plus haute importance. Une seule maison de celte ville, MM.
Greg et C'*" , déclare à la commission d'enquête chargée de
constater l'état du commerce en 1833 , qu'elle est proprié-
taire de cinq établissemens pour la filalure et le tissage , et
que la force motrice dont ils disposent , tant en vapeur qu'en
roues à eau, équivaut à ^50 chevaux; qu'ils emploient an-
nuellement 3,586,000 livres de coton , lesquelles fournissent
5,260,000 livres d'étoffes. Dans quatre de leurs établissemens,
ils ont 98,000 £ de capital engagé, 70,000 .;£ de capital flottant ;
les salaires payés s'élèvent annuellement à 3^,000 £; et le coton
employé à 2,713,000 liv. Partant de cette base d'appréciation,
ils estiment qu'il y a dans la Grande-Bretagne 80,000 pojrer-
loom (métiers mécaniques) en activité, produisant, terme
moyen , chacun trois liv. d'étoffe par semaine; ce qui équivaut
ù 12^1,800,000 livres d'étoffes par an. A la fni de mai 1836 , le
seul comté de Lancastre avait Uh^ikh poweHoom en activité.
En admettant une augmentation de 8000 j)oicer-loom dans
tout le royaume, le comté de Lancastre fabriquerait à lui seul
$^^ MANCHESTER.
aillant de coton que tous les autres districts manufacturiers.
Dans ce nombre, JManchester entre pour 19,960 power-loom,
dont 17,708 employés en calicots; 23,81 en futaines; 5^5 en
objets de mercerie ; 20 pour le velours; 306 pour la soie. Ces
power-loom, ainsi que le nombre des manufactures, aug-
menicnt tous les jours : ainsi, au tableau suivant, dans lequel
nous donnons l'état numérique des manufactures du comté,
il faut en ajouter 65 nouvelles , employant une force de 20iO
chevaux , qui se sont formées dans le courant de l'année
finissant en mai 1836 : Manchester figure dans cette aug-
mentation pour 10 établissemens représentant une force de
631 chevaux.
Tahleaii présentant le nombre des manufactures, machines
à vapeur, roues à eau du comte de Lancastre en 1835.
DESIGX.VTIOX
des
MAXUFACTrllES.
Coton
L.ine (Wclen),
Laint'(Worsled).
CliniiTie
Soie
ToTArx. . .
Dnns ce compie,
Manchfsler fi-
gure pour. . .
57S
9S)
8
19
1«
7)7
50
7
19
817
191
Pyissnnce
en
cljcïaus.
20,303 1
'72;i
lôO
587
22,111 1'
6,631
Puissance
en
olicvaux.
tolalc des
divers
moleurs
en clicv.
ruissce TOTAL
actuelle- des
ment I ouTiieis
enipli-jéc. .eniplojés.
2,8.>1
761 1
102
70
24
338 3,80S 1 ,2
I
8 8C
23,154 1 2 21,207 1 s
1,508'i'a l,il8i,'2
225 205
620 616
412 1/2 I 352 1/2
26,919 1:2 23,699 1/ =
6,150
122,991
4,575
1,076
3,566
5,382
137.509
41,958
Les fabriques de colon , comme on le voit, n'absorbent pas
exclusivement l'activité de IManchester. Les merceries , le ve-
lours, et particulièrement la soie, forment aussi une branche
imporianlc de sa richesse industrielle. La soie, comme le coton,
fit le tour de l'Europe avant de s'acclimater sous le ciel bru-
meux du Royaume-Uni. Sous le règne de Juslinien I", les vers-
à-soie furent introduits dans la Grèce, qui resta maîtresse
souveraine de celte précieuse industrie pendant six siècles.
C'est par la Grèce que les fabriques de soierie^ ^'éleiidirenl eu
MANCHESTER. <d2€7
Sicile; de la Sicile en Italie, en Espagne, dans le midi delà
France , puis en Angleterre, Sous le règne d'Elisabeth , elles
commencent à prospérer; mais c'est de 1665, lorsriue la ré-
volution de l'édit de Nantes eut fait tomber à Lyon le nombre
des métiers de 1800 à /iOO, que datent principalement les
progrès de cette industrie. Les nouveau-venus, malgré leur
longue expérience , ne purent soutenir la concurrence des
fabriques étrangères, en raison des frais énormes que leur
coûtaient les matières premières; mais un tarif protec-
teur qui interdisait l'entrée du territoire aux soieries étran-
gères, leur fut accordé, et, grâce à ces mesures restrictives,
les fabriques prirent bientôt un grand développement. En
1731 , le moulin à tisser, employé avec succès en Italie, fut
introduit en Angleterre; cette machine, armée d'une infi-
nité de roues , donne 318,50^,960 yards d'organsin par
jour. Macclesfield fut le siège des premiers moulins à
tisser ; ceux qui se formèrent à Manchester ne datent guère
que d'une vingtaine d'années. Le plus important, fondé en
1820, fournit du travail à 5000 individus; néanmoins, les
progrès de cette industrie marchent péniblement. Les lois
prohibitives qui pesaient sur les productions étrangères
encourageaient les fabricans à ne faire aucune tentative
pour relever les soieries anglaises de leur état d'infério-
rité, bien certains qu'ils étaient de l'écoulement du produit
de leurs fabriques; aussi la production se réduisait-elle à
la consommation du pays. Cette torpeur dura jusqu'au mo-
ment où la Chambre des Communes s'aperçut que les mesures
restiiclives ne faisaient qu'arrêter le développement de l'in-
dustrie. En conséquence, M. Huskisson fit, le 8 mars 182Zi, la
motion qu'au 5 juillet 1826, la prohibition des soici-ies étrangè-
res serait levée; et elle fut renq^laeéc par un droit de 30 p. "/o-
Le gouvernement réduisit aussi, en faveur du lissage, les
droits sur l'importalion des soies brutes. Ces droits qui étaient,
avant 182/i, de 4 sh. par livre sur la soie brute; 3 sh. 9 den.
sur la bourre de soie (provenance des possessions anglaises),
268
MANCHESTER.
5 sh. 6 den. sur la soie brute ; U sh. sur la bourre de soie (pro-
venances clrangères) , tombèrent à 3 den. par livre pour la
soie brûle des Indes; et, en 182G, à 1 den. par livre pour soie
brute et bourre de soie (provenances anglaises ou étrangères).
Enfin, en 1829, la soie brute ne paya plus qu'un shilling les
100 livres, et le fil de soie descendit de Ih sh. 8 den. à 2 sh.
8 den. Les fabriques de soie reprirent ainsi faveur; les im-
portations s'accrurent successivement; aujourd'hui elles ne
s'élèvent pas à moins de 6,000,000 de livres; l'Angleterre ne
fut plus réduite à ne produire que pour sa consommation ; les
exportations commencèrent, et, grâce à l'impulsion donnée,
elles prirent chaque jour un nouveau développement.
Tableau présentant le mouvement progressif des exporta-
tions de soieries anglaises dans les années ci-après :
ANNÉES.
VAL. DÉCLARÉE.
ANNÉES.
VAL. DÉCLARÉE
1827. . .
236,113
^
1832. . .
529,691
1828. . .
255,871
1833. . .
737,404
1829. . .
267,930
1834. . .
637,098
1830. . .
521,010
18.'55. . .
976,000
1831. . .
578,874
1836. . .
. . .'
Manchester, le centre de celle industrie, semble devoir
surpasser un jour la France et l'Italie. Dès son entrée dans la
carrière, ses fabriques emploient 800,000 livres de soie par
an : c'est le cinquième de la consommation du pays. Aujour-
d'hui, la consommation s'élève à 23,000 livres de fil de soie par
semaine. Mais suivons leur marche progressive pendant ces
dernières années : en 1819, on ne compte que 1000 tisserands
travaillant aux tissus mélangés soie et colon, et 50 aux étoffes
de soie pure; en 1823, il existe 3000 métiers fabriquant des
tissus mélangés, et 2500 la soie pure. On remarque ici une
augmentation considérable dans le chiffre des méliers soie
pure ; c'est que Manchester, qui , jusques alors , ne s'était oc-
cupée que de la fabrication des tissus mélangés , venait d'em-
prunter à Macclesfield la fabrication des gros de Naples,
MANCHESTER. 269
rubans, fichus, etc., industrie dans laquelle Manchester
devait bientôt surpasser Macclesfield. En effet, deux ans
après, en 1836, le nombre des personnes employées dans
ce 'genre d'industrie, était pour Manchester de 36,000
en 1825, et de 72,000 en 1836. La progression de Maccles-
field n'a été que de 21,000 à 24,000.
Macclesfield soutient pourtant la concurrence pour le tissa-
ge; ses fabriques reçoivent 10,000,000 livres soie ou colon brut
par an, et Manchester autant. Revenons au mouvement progres-
sif qui s'est opéré dans les métiers pendant ces dernières an-
nées. En 182Z(, époque où la réduction des droits sur les matières
premières donna une grande impulsion aux soieries , le nom-
bre des métiers s'accrut encore, et en 1828, il s'éleva à 12,000,
dont 4000 tissus mélangés, et 8000 soie pure. Enfin, en 1832,
nous trouvons lZi,000 métiers et 12 moulins à lisser qui em-
ploient \Mh ouvriers (521 hommes et 13/i3 femmes), et une
force motrice de 171 chevaux. Ces moulins , au nombre de 22
pour le comté , emploient 4000 ouvriers. Voici la force en
chevaux de ceux qui sont en activité dans les environs de
]Manchester, et à ÎManchester même, et le nombre d'ouvriers
qu'ils occupent.
NOMS DES VILLES.
FORCE EN CHEVAUX.
HOMMES.
FEMMES,
Manchesler. . .
171
521
1343
Salford
58
396
594
Eroiiglilon . . .
40
93
441
Tsewiou
32
148
322
Harinirliey . . .
3
n
113
A ces chiffres il faut ajouter 500 ouviiers employés par dix
maisons qui s'occupent exclusivement de la teinture, et qui
teignent environ 21,600 livres de soie par semaine.
Sous le rapport de ses fabriques de soie , du nombre tou-
jours croissant de ses métiers et de la variété de ses produits ,
comme sous celui de l'industrie cotonnière , Manclieuer est
270
MANCHESTER.
donc une des villes les plus importantes du Royaume-Uni.
Faisons connaître le progrès comparé des deux industries
depuis 1816 jusqu'en 1830,
Tahleoii comparatif du progrès des deux industries soie
et coton dans la paroisse de Manchester et lieux envi-
ronnans pendant les années ci-après.
SOIE.
COTOS.
SOIE.
COTON.
.UJSEES.
Qu.intilé,
Quantité,
Droits salaires,
Droits, salaires,
terme moyen.
terme moyen.
terme moyen.
terme mo\en.
lS15àlS20.
1,259.000 IW.
107,000,000 lit.
2,i|61,0O0 1iv. st.
2.'t, 637,000 liî. st.
1821 à 1825.
2,315,000
155,000,000
3,SiS,000
28,483,000
1826àIS30.
1
2,710,000
212,000,000
3,705,000
29,8A9,000
Ainsi, de 1821 à 1825, le commerce des soieries a grandi
dans la proportion de 79 p. % , et ce progrès , tout en se ralen-
tissant , n'a pas cessé de se développer dans les cinq années
suivantes. Il faut le dire, un pareil accroissement est non-
seulement redoutable pour les autres fabricans anglais, mais
Lyon, St.-Etienne, Tarare, Nîmes doivent redoubler d'acti-
vité s'ils ne veulent pas être dépassés, et surtout s'efforcer de
conserver intacte cette vieille réputation des soieries fran-
çaises qui , dans quelques articles , et notamment dans les
soieries unies, est fortement compromise depuis quelque
temps. Cependant la supériorité dans les étoffes ouvragées, les
gazes , les rubans reste encore à la France ; nous n'en voulons
d'autre preuve que la pétition adressée à la chambre des Com-
munes par les rubaniers de Coventry, pétition dans laquelle
ces fabricans demandaient une augmentation de droits sur
l'introduction des rnbans français. Le bon marché de la vie
matérielle en France , la douceur de son climat, la perfection
du tissage , perfection que n'ont pu atteindre les fabricans
MANCHESTER. 271
anglais, malgré leurs nombreuses iciilaiives pour appliquer
à celle opéraiion délicate un moleur mécanique; enfin le bril-
lant de l'étoffe , et son apparence de fraîcheur après un long
usage, rendront long-ienips encore le monde tributaire des
fabriques françaises.
Nous ayons tracé l'historique des fabriques de coton et de
soieries de Manchester, et nous ovons justifié leur impor-
tance; il nous reste maintenant à faire connaître le caractère
et les mœurs des ouvriers.
Sans contredit, l'ouvrier anglais est doué de moins d'in-
telligence que l'ouvrier fi'ançais, mais grâce aux nombreuses
écoles qui lui sont ouvertes, et dans ieequelles il puise de
bonne heure les connaissances les plus appropriées à sa pro-
fession , il est en général plus instruit. C'est de la classe ou-
vrière, nous l'avons vu, que sont sortis les Wyatt, le-, Har-
greaves et les Samuel Cronipton. Une des vertus principales
de l'ouvrier anglais, c'est la patience; celte patience est sans
bornes; les difficultés les plus grandes, les obstacles les plus
rudes, rien ne l'arrête. Malheureusement, ces bonnes qua-
lités sont éclipsées par un défaut grossier. Ce défaut, qui
l'abrutit et en fait souvent un mauvais père et un mauvais
époux, c'est l'ivrognerie. Quitter l'atelier pour entrer dans
la taverne et y dépenser le fruit de ses sueurs à boire du
vin , voilà les plus chères délices , les plus douces jouis-
sances de l'ouvrier anglais. Sa compagne n'est pas elle-même
exempte de ce dtifaut. Comme lui , elle aime passionnément
le gin et le rhum.
En général , les ouvrières anglaises, quand elles sont jeunes
et que leurs traits ne sont point encore flétris par l'usage im-
modéré des boissons fermcntées, sont jolies; leurs traits sont
doux, leur peau est blanche, leur gorge bien faite et leur
taille délicate ; mais tous ces agrémens disparaissent bientôt.
Elles se marient de bonne heure : les soins du ménage, l'ai-"
laitcment de leurs enfans; les peines, les soucis, la misère,
qu'entraîne la suspension fréquente des travaux, flétrissent
272 MA>*CHESTER.
rapidement leurs irails , el leur donnent l'aspect d'une précoce
décrépitude. (1)
Examinons maintenant les causes qui , en dehors de l'in-
fluence de l'homme , concourent à la prospérité industrielle
de IManchester : au premier rang il faut compter le charbon
de terre. Placé au milieu des districts qui le produisent le plus
abondamment , Manchester est entouré d'une foule de canaux
et de rivières qui lui permettent de transporter ce combustible
à peu de frais. La consommation de ses usines est de 26,000
tonnes par semaine, et la tonne rendue à Manchester coule,
prix moyen, 7 s. 6 d. ; c'est plus d'un demi-million sterling par
an. Lorsqu'on songe que celte prodigieuse consommation ne
forme qu'une faible partie de celle du Lancashire , l'on se de-
mande si les sources qui l'aîimentent resteront long-temps
sans se tarir. jMais on se rassure bientôt en apprenant que les
deux bassins houillers du Lancashire embrassent une étendue,
de 272,000 carrés, et qu'ils peuveut alimenter la consomma-
lion actuelle du comté pendant 3,000 ans.
Le Lancashire n'est pas seulement l'un des plus riches com-
tés du royaume sous le rapport de ses houillères , c'est aussi
là que l'exploitation s'en fait le mieux , et à moins de frais. Le
perçage y coûte 20 p. 7o meilleur marché que partout ailleurs.
Dans le nord, la perte du poussier est de 36 p. %, dans le
Lancashire cette perte n'est que de 10 %. Ce résultat vient de
ce que l'industrie , l'intelligence , l'esprit d'entreprise sont des
vertus innées chez le Lancashireman. Produire le plus pos-
sible, et au meilleur marché possible, voilà le but qu'il
cherche et qu'il atteint presque toujours.
(1) Le défaut d'espace el l'impoi tance du sujet nous empêclient d'examiner
dans cet article le système du travail intérieur des minutaclures an^'laises;
nous co;iSc;crerons uu ariicle spécial à celte inijiortante question. — La carte qui
se trouve annexée à ce numéro indique les rapports qui existent entre Man-
chester elLiverpool, elles localités qui lesavoisinent. Après les nomlncnx arti-
clesqtie nous avons publiés sur les chemins de fer et sur l'industrie du com-
lédeLancaslre, nos lecteurs apprécier j:il sans douterulilitc de cette carie.
|)l)ilo60pl)tr, — ittarak,
OMBRES ET LUMIÈRES
- DE LA VIE PARISIENNE, t
Montrez-moi un auteur anglais qui ne se soit pas occupé
de Paris; faites-moi voir un livre moderne publié à Londres,
et où il ne soit pas question de la capitale française ! Efforts
perdus ; la plume des TroUope et des Basil Hall , celle même
des Waller Scott et des Rogers, s'émousse et s'affaiblit,
dès qu'elle essaie de toucher à ce redoutable sujet. Paris
échappe à tous les portraitistes ; il s'échappe sans cesse à lui-
même. Le cours et le décours de cet aslre bizarre que l'on ap-
(i) Note du trad. Ce n'est pa^ assiiicineiitla véiite complète des faits, ni la
profoudenr des observations contenues dans l'article que nous emprun-
tons au Metropolitan, qui nous engagent à l'offrir à nos lecteurs. Plus
d'une donnée adoptée par l'écrivain ang'ais nsanquc de justesse; plus d'une
remarque à fleur de peau tomberait devant une discussion raticnneile. Mais
nous sommes fidèle aux principes qui nous ont guidé dans le choix des ar-
ticles qui composent cette Revue. Nous servons d'organe et de truchement
à la civilisation anglaise; nous élablissons un point de communication né-
cessaire, entre les deux principales sphères sociales, qui gravitent l'une vers
l'autre, et qui régissent l'Europe. Tout ce qu'il y a de rude, de lé;;èrcmeiit
observé, ou de brutalement esquissé dans les pages suivantes, ne doit donc
étonner personne. Loin de prendre sur nous la responsabilité de cette pein-
ture, nous nous contenterons de faire observer que, i)arnii beaucoup d'er-
reurs pardonnables à ini étranger, quelques enseiguemens sévères et quelques
traits curieux méritent d'attirer l'attention des Français.
■VIII,— /t* SÉRIE. 18
27i OMBRES ET LUMIÈRES
pelle vie parisienne s'effectue en cinq années tout au plus.
Dans cet espace de temps : lois, gouvcmans, gouvernés, pas-
sions, idées, religion, politique, système, tout change du noir
au blanc. La sérieuse France (ainsi elle senonime)n'a traverse
depuis trente-sept années que onze petites phases contradic-
toires; Directoire, Consulat annuel, bisannuel, à vie, Empire
républicain , Empire militaire , Restauration ,. Empire addi-
tionnel, Restauration seconde. Jésuitisme, Régénération; elle
attend sa douzième évolution avec une certaine impatience.
Viendra-t-elle? On l'ignore. Ce magasin à poudre, qu'on
nomme la chose publique , est confié à la garde d'un préposé
fort malheureux : Dictateur, Directeur, Roi, Empereur,
comme on voudra ; mais qui a peu de ressemblance avec le
chef héréditaire ou constitué d'une nation civilisée. La
conclusion est incertaine. Une traînée de poudre, semée
par une main perfidement habile, a-t-elle déjà préparé le
moment fatal ? Suffîra-t-il de l'étincelle tombée par hasard
du cigarre que fume le dandy? On ne sait ; on vit dans cette
situation ; l'homme s'habitue à tout.
En décembre dernier, je confiais à mon agenda des notes
relatives à la situation de la France et de sa capitale;
elles me semblaient alors philosophiques et curieuses.
T\Ie voici en février, et mes notes ne s'appliquent plus à
rien ; elles n'ont pas plus de rapport avec la métropole pari-
sienne qu'avec Stockholm ou JMexico. Que sont devenues les
esquisses de l'Ermite de la Chaussée d'x\ntin ? A quoi ressem-
blent-elles? Déjà elles étaient fanées sous la Restauration;
sous Louis-Philippe, ce sont des fantômes. Le passé vient si
vite en France ! ou plutôt il y a tant de passés différens, qui
se confondent dans un horizon lointain. Hier, pour un Pari-
sien , c'est un siècle.
Sous Louis-Philippe, le véritable caractère de la France,
c'est le mouvement ; surtout le mouvement matériel ; on con-
struit, on édifie : les ponts , les quais, les temples s'élèvent et
s'achèvent. C'est une véritable ruche d'ouvriers et d'artisans
DE L.V VIE PARISIE^'SE. 275
que Paris, Le pouvoir essaie de rempiacer ainsi la gloire niiiih
laire : ce n'est pas comme en Angleterre , l'individualilé de la
richesse, c'est le gouvernement seul qui se charge de tout;, il
cstentreprenenr, payeur, régisseur. La vanité nationale a bigi-
soin de pourpre, et l'on ne supplée à la gloire des conquêtes
lointaines , à l'éclat des marches triomphales, quepar la splen-
deur des colonnades et la beauté des statues. Les grandes
fortunes sont rares, et la subdivision presque infinie des pro-
priétés augmente cette rareté. La foudre révolutionnaire, après
avoir long-temps grondé dans les nuages, peut tomber entin sur
la tête des riches. L'intrigue politique a dissipé la plupart dies
fortunes, renouvelées par l'indemnité des émigTés ou créées
par la munificence de Bonaparte : enfin, soit prudence, soit
mécontentetiient, la plupart des coffres-forls^ se ferments. Les
capitaux restent enfouis. Le luxe se déploie assez rarementdaRS
les familles parisiennes. La plupart des maisons vi aiment opi>-
lentesetqai reçoivent avec éclat, appartiennent à des étran-
gers. A peine fersit-on atlentioa en Angleterre aiT colonel
Thorai et au banquier Aguado ; ils se trouveraient comme
perdus au milieu de tant de maisons qui les égaleraient en
éclat. En France, les Delmars, les Shickters, les.' Ho}Des, les
Tuffiakin, les Demidoff, les Potocki, les Rothschild', les
Wells, les Schiffs, et plus, spécialement les résidans élraii-
gers font au\s élrangerâ: les hio^nneurs de la ca-piiale. Qui ne
connaît Ie& admirables concerts des Ferrari , les somptueux
banquets desThomi, les brillons saîioiis de lady Keiih et
de madame Graham? C'est là qiîc l'argent se d(!pense; c'est
chez lady GrandYllte, chez niesdtimes d'Appony, Kilmansegg,
de Werther, que la. foule se porte. Ailleurs!, dans le faubourg
Saint-Germain, pai' exemple, on trouve peut-être des tradi-
tions de bon ton plus complètes, une causerie plus vive et vrai-
ment française. Pour ce qu'on appelle étïiblissement en An-
gleterre, c'est-à-dire une maison complète, avec un ou deux
cuisiniers ; une armée de laquais et un énorme capital trans-
formé en aliirail gastronomique el en uéceseiiL's de luxe; c'est
18.
276 OMBRES ET LUMIÈRES
chose peu commune à Paris. Les fonctionnaires publics eux-
mêmes , n'ignorant pas la fragilité de leurs fonctions, s'enten-
dent avec un restaurateur, presque toujours avec Chevet du
Palais-Royal , entrepreneur général de la haute gastronomie
parisienne , pour se débarrasser de tous les tracas des grand
dîners. Raillerie à part, de la rue des Capucines à la rue
de Grenelle , les casseroles et les bonnets blancs de Chevet sont
dans un état de perpétuelle locomotion ; et l'on assure que
deux entrepreneurs différens se trouvent chargés des dîners de
M. Dupin. Il n'est pas rare de voir les bourgeois et les com-
merçans , dans les grandes occasions , inviter leurs amis à
dîner cher Grignon ou aux Frères-Provençaux ; et les repas
donnés par les ambassadeurs étrangers ne laissent pas que
d'étonner la capitale. Serait-il convenable, d'ailleurs, de
railler celte apparente économie? Les Français auraient bien
plus raison de blâmer à leur tour la méthode anglaise , ce
luxe écrasant qui dépasse presque toujours les revenus, cet
î}picuréisme un peu brutal que nous avons en grand honneur ,
et celle rage de tout prendre à compte , pour ne rien solder
qu'à la fin de l'année, quand nous soldons. Honorons plutôt
la tempérance, la frugalité, la simplicité françaises. Les
principaux excès des Parisiens ne sont que vanité et babil.
jN'ous en avons d'autres, plus solides et plus réels.
Vous croyez, sans doute, que l'anglomanie règne en France.
En effet, depuis le banquier, l'agent de change et le courtier-
Kiarron, qui brillent à Tortoni, jusqu'aux amis du prince
royal, tout ce qui prétend suivre la mode se mêle aux
folies anglaises. Le club des jockeys, la course au clocher,
les paris, le whist, le vin de Xérès, les ballons, les courses,
le tir au pistolet, toutes les frivolités de nos clubs, ont en-
vahi nos voisins. Mais pensez-vous qu'ils y attachent une
iraporiance réelle : erreur. Ils aiment à en parler : le beau
sujet de conversation! que cela est neuf! que cela est in-
connu 1 combien de cancans, pour employer une expres-
sion vulgaire, jaillissent de ces textes originaux! Ainsi, le
DE LA VIE PARISIENTfE. 277
mouvement de la vie devient plus dramatique ; il se couvre
d'une teinte singulière et brillante; tout change de face;
tout s'anime ; tout rayonne; on dispute ; on change d'avis ; ou
introduit dans le langage des phrases inattendues; quelque-
fois on va se battre au bois de Boulogne ; en vérité , c'est dé-
licieux ! Il y a d(*jà huit ou dix ans que lord Yarmoulh et
Hugues Bail servent de modèles et de types aux Parisiens ;
non que les Parisiens admirent ou chérissent spécialement
ces deux personnages; mais, encore une fois, ils en causent,
et ils sont si heureux de causer! J'ai vu aussi en Angleterre ,
dans notre pays qui se croit grave , un pauvre Gascon , dont
le nom patronimique avait usurpé la particule nobiliaire,
s'entourer de dandys, se composer une cour, et devenir,
comme c'est la coutume, prophète en pays étranger.
Du moins le sceptre des TiifTiakin et des Demidoff est-il
un sceptre d'or. C'est à force de dépenses qu'ils assurent leiu*
empire : le prince Tufiîakin réunissait dans son salon les
belles de Paris ; le comte Demidoff paie au poids de l'or les
travaux de Paul de Laroche et de Steuben ; le colonel Thorm
et les Rotschild offrent l'appui d'une providence à tous les
doreurs, peintres, tapissiers et décorateurs. Le premier baron
de la chrétienté a fait bâtir un hôtel que les Anglais déco-
rent du nom de temple de Salomon, et dont les murailles
sont couvertes de feuilles d'or depuis le plancher jusqu'aux
corniches. On prétend que la dorure seule de chaque porte
du salon a coûté 100 guinées, et celle de chaque fauteuil , 50.
Tel bourgeois-gentilhomme, venu du pays des Yankies ,
couvre les cheminées et les tapis de ces cheminées de tissus
d'argent à crépine d'or. Malheureusement l'impulsion est
donnée , non par les artistes , mais par ces lichos étrangers :
autrefois, les Léonard de Vinci faisaient la loi aux princes;
aujourd'hui , les artistes se contentent de la recevoir.
Le goût parisien, fort élégant et fort délicat, manque de
solidité, souvent aussi de simplicité et de pureté. On sacrifie
tout à la décoration : le carton-pierre et la peinture en trom-
278 OMBRES ET LUMIERES
pe-l'œil, envahissent tout Tespace; le goût colifichet s'em-
pare même des basiliques, et la fureur ëes brimborions du
moyen âge se fait sentir de toutes parts. Croirait-on que des
décorations peint-es simulent et remplacent souvent l'archi-
tecture et la sculpture absentes ; que sur les bordsde la Seine,
une fausse cabane, dont les prélendi^s planches pourrie»
sont nées du pinceau de Ciceri , a coulé 2000 fr. ; et que le
carton-pierre sert de principal ornement à la nouvelle église
de Notre-Darae-de-Lorette, que l'on peut d'ailleurs offrir pour
modèle du mauvais goût de l'époque ?
L'achèvement de la Madeleine, l'école des Beaux-Arts, et
l'hôtel du quai d'Orsay, de nouveaux trottoirs, de nouveaux
jxMîts, des perceniens de rues , l'entretien des rues anciennes,
onldonnéà la capitale un aspect de rajeunissenu-nt qui étonne
tous ceux qui ne eonnais8ai€nl que l'anciwi Paris. La vieille
ville disparaît 5 Cendrillon endosse une robe nouvelle ; le pavé
de bitume que l'on vient d'adopt^M' pour les boulevards oflre ,
dans toutes les saisons, une promenade agréable. On ne
pourra plus comparer la capitale de la France à du fumier
fA'alinè^ ni se plaindre de l'élégante et prélentieuse malpro-
preté de ses ru-es ; chaque jour, le travail des édil(;s devient
plus satisfaisant et plus complet. Ileureusf; la popnlnlion, si
lamélioration morale mai-ehaii du même pas, et si l'assai-
iiissemenl des espiils et l'unité desîimes suivaient le même
progrès !
L'antique monarchie a laissé après elle un amour de la
dfkîoration et de l'ornement extérieur qui se perpétue au-
,}otird'hni dans des mœurs presque n'-publicaines , et qui
contraste bizarrement avec elle. 11 s'agit d'éire, avant tout,
f&iiciio ut taire jnthlic : ce mot poi'te respect ; on ii'esliilie
qae atVd. L'employé qui reçoit à peine du gouvernement
de quoi vivre a droit à une certaine portion d't'-gards et
de crédit; le marchand qui gagne deux fois davantage n'est
rieti auprès de lui. Un petit bout de ruban rouge ajoute en-
core à la coiisidéraliou; si vous cumulez ces deux moyens,
DE LA. VIE PARrSI"EiN'îsE. 279
VOUS voîlà un des aristocrates de la 'France. Je ne connais pas
de pays où l'on parle plus souvent et plus haut de liberté po-
litique, et qui manque plus complèlenienl d'indépendance per-
sonnelle. Ce haut et noble sentiment : se suffire à soi-7nême ,
n'exerce pas d'influence sur les esprits ; on aime mieux dépen-
dre et être considéré dans l'ordre de sa hiérarchie : c'est
précisément le contraire de l'Angleterre où l'idéal du bonheur,
'c^est l'indépendance personnelle basée en général sur la
fortune. Les émolumens de l'avocat, ceux du médecin fran-
çais sont très inférieurs aux gains réalisés parles membres
de la même profession en Angleterre. Il n'y a pas, d'ailleurs,
chez nos voisins, une ligne de démarcaiion aristocratique
qui place, comme parmi nous, l'exercice des professions
libérales au-dessus et en dehors de toutes les autres. Il
s'agit, avant tout, d'obtenir un emploi; c'est là ce qu'un
bon père désire en général pour ses enfans; c'est le but
de l'ambition. On est distingué; on se place plus haut que
ses concitoyens ; la vanité est satisfaite et tout va pour le
mieux. N'est-ce pas là, je le demande, une sorte d'aristocratie,
plus difficile à excuser rationnellement que notre aristocratie
héréditaire? Elle n'éveille pas la fierté, mais elle suscite la
vanité, ce qui ne vaut guère mieux. C'est une véritable armée
que celle de ces employés ; leur horizon a quelque chose de
nécessairement borné; que l'emploi de leur temps soit excel-
lent ou médiocre, leur fortune n'en va pas plus vite. Il faut
suivre patiemment les degrés d'une ceriaine hiérarchie qui n'a
rien de bien noble et qui n'excile pas vivement l'émulation.
Une partie de la journée est livn'-c au gouvernement, c'est-à-
dire au travail des bureaux, à la classification dos papiers, à
des rédactions souvent insignifiantes ; le reste du temps ap-
partient aux discussions politiques et littéraires, qui , même
avant la grande époque du gouvernement représentatif ,
étaient pour la France un véritable plaisir. L'armée dont je
parle se répand le soir dans les cafés e-t dans les théâtres.
Chacun a son protégé; chacun défend son ministre, soutient
280 OMBRES ET LUMIÈRES
M. Thiers ou M. Guizot, et discute \e premier Paris de son
journal. C'est une véritable ferveur de discussions athé-
uiennes; ferveur qui remplace des sujets de passion, de
désirs ou de regrels plus sérieux et plus graves. Notez qu'avec
toute celte habitude de dépendance dont nous avons parlé,
le bouillonnement perpétuel des passions démocratiques
trouve moyen de se concilier admirablement. Il n'y a pas
d'atome poudreux dans le dernier coin du plus petit bureau
que la rapide élévation de M. Thiers n'ait ému et enflammé ;
pas d'infiniment petit qui n'ait vu le ministère en perspective ;
pas de rien qui n'ait renié son néant et ne se soit dit : ce Je
ferai de même, je serai comme lui. » Mélange d'ambiiions
émues et d'indépendance profonde qui compose le plus
étrange état social dont on ait jamais entendu parler. Au lieu
de supériorités héréditaires et stables , la France se soumet à
une foule de supériorités mobiles, plus ou moins fausses, plus
ou moins contestables, qui entretiennent une éternelle agi-
tation chez les membres qui la composent, et qui ne lui per-
mettent ni repos ni bonheur.
Observez que je ne blâme pas; je raconte. La femme,
supprimée dans plusieurs pays, existe encore en France;
elle existe même politiquement ; et le commencement de
force qu'on lui a donné l'encourage à solliciter le déploie-
ment de ses forces complètes. On a vu récemment des femmes
se liguer et solliciter leur élévation aux grandes charges de
l'état. D<'jà, dans tous les actes judiciaires, on voit figurer
leur signature; et tandis qu'une femme anglaise n'a ni le
désir, ni le pouvoir de se mêler aux intérêts matériels et aux
forces vives de la société : procès, échanges, spéculations in-
dustrielles, changemensde propriété ^ ont souvent la femme,
sinon pour arbitre définitif, du moins pour conseillère; son
esprit sagace et fin lui donne même une grande supériorité
dans ce genre. Les comptes courans du petit commerce sont
tenus et alignés par une main féminine. La femme est
au comptoir et lient le sceptre , qui est la plume , pendant
DE LA VIE PARISIENNE. 281
que le sexe fort aune de la loile et mesure du ruban. La
plupart des travaux et des emplois subalternes, que nous ré-
servons aux hommes , les fenniies les accaparent. Nous avons
des ouvreurs, les Parisiens ont des ouvreuses de loges,- ce
sont les garçons, en France , qui font les lits , qui frottent, qui
brossent, qui nettoient. « C'est bien ëlrange, disait l'autre
jour un Irlandais; mais à Paris foutes les femmes de
chambre sont des garçons. »
Il résulte delà, pour la bourgeoisie féminine de Paris, un
caractère qui n'est pas féminin le moins du monde : àpreté
au gain, avidité, esprit litigieux. La discussion des inté-
rêts, livrée à la bouche la plus fraîche, à la femme la plus'
jeune, et en apparence la plus aimable, prend un caractère
de violence eniètée qui déplaît. Elles ne reculeront point d'un
seul pas ; elles ne vous feront pas une concession : elles sert nt
avoués, avocats, huissiers. Elles savent leur code sur le bout
du doigt; elles vont vous le dire article par article ; et ces pe-
tites voix douces , devenues criardes dans la discussion pécu-
niaire, vous chasseront impitoyablement du champ de ba-
taille. Dans les rangs supérieurs , dans les hautes fortunes ,
les arts, la vanité, la coquetterie, l'intrigue politique, oc-
cupent la place de cette capacité mercantile. Mais dans la
bourgeoisie, la Minerve d'une économie étroite et mes-
quine s'élance tout armée du sein de la famille; à peine le
jeune oiseau a-t-il des ailes, qu'il se dirige vers le gain.
Accumuler, profiler, acheter, vendre, soigner les intérêts
matériels de la vie, discuter les clauses d'un bail, tout cela
entre dans la discussion féminine; senlimens, idées, tout se
réduit à la table de Pythagore. On suppute le mariage et l'a-
mour : le roman de la vie devient une règle de trois. La
poésie sen va; tous les senlimens brillans et tendres se trans-
forment en spéculation , et si l'homme de coni moire ne cher-
che qu'à augmenter son capital en ace ('i)ianl cette marchan-
dise que l'on appelle une femme, la femme, de son côté, se
place au plus gros intérêt possible, et soigne, dès sa \ ingiième
2S2 OMBRES ET LUMIÈRES
année , l'arithmélique de sa vie. Celte tendance change dans
les hautes régions et prend la forme de manœuvre politique ,
de jeu sur la bourse, de remaniement de cabinet.
Ainsi , le sexe faible occupe en Angleterre et en France
une position différente. L'éducat'ion des femmes dans les
deux pays ne se ressemble en rien ; et malgré le sentiment
de l'indépendance anglaise, la timidité et la modestie sont
plus spécialement recommandées à nos femmes. Kous leur
donnons une culture d'ornement , une connaissance des di-
vers langages de l'Europe , un-e variété de talens que l'on dé-
daigne ou q«€ l'on néglige en France. Nos voisins marient
leurs femmes jeunes; alors le piano se ferme, les pinceaux
sont oubliés : il s'agit de vendre et d'acheter, de troquer et
de revendre. Le mari n'a souvent qu'une petite place d'em-
ployé qui justifie la parcimonie des habitudes , et qui en fait
même un mérite. Dans cette voie inélégante et scabreuse , la
jeune filte marche toujours; devient femme; puis femme de
trente ans, ensuite femme de quarante-cinq; sans jamais
cesser d'en avoir trente; et l'élude qu'elle fait de la chicane,
de l'art de marchander, des intérêts les plus âpres et les plus
matériels, dure toute sa Tie. A trente-cinq ans, une bour-
geoise de Paris est en état de lutier contre un Juif, et d'en remon-
trer à un usurier. Tandis que nous. Anglais, nous avons notre
Gynécée , dans lequel nous aimons à voir nos femmes s'occu-
per du soin desenfans, de travaux à l'aiguille, de poésie et
d'art ; la matrone française achète et escompte , vend et surfait,
se jette en brave dans la mêlée des affaires , et ne craint pas
d'y perdre quelque portion de son plumage. Il le faut bien
d'ailleurs. Si le commerçant de Londres a deux ou trois rési-
dences , celui de Paris n'en a qu'une. La femme de notre mar-
chand de drap s'enferme dans son hôtel de Bedford-Square,
pleine de mépris pour la Cité où son époux continue à bâtir
l'édifice de sa fortune ; mais la bourgeoise de la rue Si-Martin
n'a qu'un seul domicile, et vit au milieu des ballots et des com-
mis. Les bruits de la rue, les discussions du commerce, la
DE XA VIE PARISIENJVE. 283
poussière du comptoir et du magasin , que l'on souffre seule-
ment en Angleterre, comme d'ennuyeuses nécessités, sont
acceptées à Paris comme douées d'une espèce d'intérêt dra-
matique : des familles entières vivent lù-dedans, depuis le
berceau jusqu'à la tombe. L'étude de l'avoué touche au bou-
doir de sa femme : elle entend les plaideurs ; elle grandit au
milieu des rames de papier timbré , et tout ce que l'on peut
faire de mieux pour elle , c'est de la loger au premier étage,
quand Tétude est au rez-de-chaussée.
Observez qu'en Angleterre, un tel mélange de la vie privée
des femmes et des habitudes du commerce, entraînerait chez
elles la plus insupportable vulgarité. Mais en France, c'est
la souplesse et la ductilité de l'espril ; telle est la facilité avec
laquelle le génie national se prête à tout , qu'au milieu des
marchés et des comptes en partie double, l'esprit toujours
tendu vers ce que le gain a de plus âpre , une femme de bou-
tique française conserve la politesse de sa nation , la grâce
de ses mœurs, l'intelligente finesse de sa conversation; tan-
dis qu'en Angleterre une femme qui vivrait dans son magasin
prendrait toutes les habitudes du garçon de boutique. Ce dé-
faut de souplesse très marqué chez nous, et qui s'allie à de
hautes qualités, donne quelque chose d'ignoble à toutes celles
de nos femmes qui ne se renferment pas dans les attribu-
tions de leur sexe. Le talent de tout embellir, de tout faire
valoir , appartient à la femme française , et surtout à la femme
parisienne, que rien ne démonte, que rien ne dérange, qui
accepte en riant les positions les plus difficiles de la vie, et
qui s'en tire à merveille. J'ai entendu causer avec beaucoup
d'esprit derrière le comptoir d'un café.
D'ailleurs , on canse bien partout en France -, dans cet art ,
les Irlandais sont les seconds, les Ecossais les troisièmes
et nous sommes les derniers. Nous savons agir, écrire quel-
quefois; les secrets de la conversation nous sont inconnus.
Les médiocrités même acquièrent en France cette facilite'' d'ar-
rangement, cette habitude^ d'enhler des mots, cet air d'avoir
284 OMBRES ET LUMIÈRES
une opinion , celte teinture générale des affaires et cette pe-
tite position prétentieuse, qui placent un causeur en relief.
Un Anglais dont la capacité est ordinaire , paraît incompara-
blement plus faible, plus lourd et plus bête , grâce à la tour-
nure de son langage et à la traînante niaiserie de ses idées.
En France on consacre une très grande partie de son temps à
parler : ce qui est pour nous un ennui est pour le Français un de-
voir et un plaisir. Aveé quelle délicatesse efûeure-t-on tous les
sujets, marchant sur des charbons ardens, se permettant les
digressions, mais sans arriver à rien d'intime et de personnel!
Il n'y a pas de café , pas de maison publique où toutes les ma-
tières ne soient traitées lestement , observées sous leurs di-
verses faces et soumises à un examen approfondi. C'est en
présence d'un cercle que l'on parle politique , religion , litté-
rature, morale. Devant la famille on parle affaires.
A côté de l'aristocratie des employés que nous avons dé-
crite plus haut, règne un génie d'égalité presque américaine.
Il n'y a plus de rangs à Paris ; l'abîme qui séparait la roture
de la noblesse est à jamais comblé. On ne connaît plus que la
dislance qui séparera toujours le pauvre du riche. Le vase de
porcelaine ne dit plus au vase d'argile : Je n'ai que du mépris
pour toi. La France ne connaît que deux espèces de vases,
ceux qui sont remplis d'or et ceux qui sont vides. De ce senti-
ment d'égalité et de ce besoin d'acquérir, combinés avec
l'amour-propre et le désir des places, résultent à-peu-près
tous les phénomènes parisiens.
Je ne crois pas que le préjugé national des Français contre
l'Angleterre soit complètement effacé. Il y a dans nos acqui-
sitions commerciales , dans notre influence actuelle sur le
monde , quelque chose qui doit blesser tous les orgueils na-
tionaux. Grâce à la domination de notre commerce, ne voit-
on pas les rues de Rivoli, de Castiglione et de la Paix acca-
parées par nos marchands et nos grands seigneurs ; le luxe
anglais n'est-il pas partout ? Les ballons et les machines à va-
peur ainsi que le gaz , qui sont des inventions françaises, ne
DE LA VIE PARISIENNE. 285
Dous profitent-elles pas plus qu'à nos voisins? Avec toute l'acti-
vité intellectuelle de la France , toutes ses ressources, tout ce
qu'elle a d'imagination créatrice, de vigueur, d'entraînement ,
d'éclat, la mobilité perpétuelle de ses institutions , la folie d'un
progrès impossible et chimérique, les théories d'une philoso-
phie trompeuse, les bouleversemens qu'elle a dû subir l'ont
éloignée de ces résultats matériels, de cette opulence positive
qui a couronné nos efforts. La France a peut-être fait davan-
tage pour le monde et moins pour elle-même. Comment ne lui
porterions-nous pas ombrage ? Est-il possible qu'elle ne songe
pas d'un côté à ses souffrances, d'un autre à sa capacité, à sa
supériorité, à ses travaux?
En fait de littérature , il s'opère entre les deux pays un
échange à-peu-près égal ; et quelquefois les deux peuples s'em-
pruntent mutuellement ce qu'ils ont de plus mauvais. Ainsi
un directeur du théâtre britannique veut-il attirer la foule? il
prend la poste, débarque à Paris, va droit à l'Ambigu-Co-
mique ou à la Gaîlé, choisit une des plus mauvaises pièces
parmi les drames des boulevards, dépouille l'objet de son
vol de tout ce qu'il peut y avoir d'esprit dans le dialogue et de
gaîlé dans les détails; y recoud une ou deux phrases parasi-
tes sur l'honneur anglais et la gloire anglaise ; jette ce médio-
cre composé au nez du public de Londres, et tire quel-
ques centaines de livres sterling de ce qui lui coûte cinq
guinées.
En revanche, les Français nous prennent nos mauvais ro-
mans, et pendant que nos Revues ont 1 impertinence de pré-
senter Paul de Kock comme le roi de la littérature française :
Paul de Kock qui ne se lit que dans la loge du portier; notre
Godolphineel telle autre production qui nous semble de second
ordre, est fort appréciée à Paris. Ajoutons que tous nos bons
articles de Revues , sans exception , nous sont empruntés dès
qu'ils paraissent. Je sais bien que les Fiançais se plaignent en
général que nos romans sont sans couleur, connue nous
nous plaignons, nous, du mauvais ton et des paradoxes iiu-
•286- 03IBRES ET LUMIÈRES DE LA VIE PARISIE?<>'E.
moraux que la liiiérature française déploie aujourd'hui. Mais
tout en se querellant on se prèle ; le système des échanges con-
tinue; et les deux nations, qui paraissent ennemies, trouvent
un secret plaisir dans ce trafic qui leur révèle la différeii>ce
de leur goût.
(^MetropolUan.y
Il0jnigc6, — ôtaîiôtiquc.
LA REGENCE DE TUNÏS,
SON ADaiIXISTRATIOiy, SES RESSOURCES, SES HABITA>"S
ET LEURS MOEURS (').
Qui ne connaît l'humeur vagabonde et railleuse du prince
Piickler-Muskau, de ce voyageur émérile, qui, à la manière
des Basile Hall, des M" TroUoppe, des Ilamilton, court le
monde pour juger les rois, critiquer les peuples, fronder
les salons. Voici bientôt sept ans que le noble seigneur a
([Liitté ses paisibles manoirs de la Lusace pour accomplir
cette tâche. L'Angleterre, la France, llialie, la Suisse,
les vingt-cinq états de la Confédération germanique, ont
été tour-à-tour impitoyablement flagellés par luij niainte-
(1) Voyez les divers articles de Tliomas Camplicll sur Ali;cr, que lu
IIevue Ckitannique a publiés en 1835 et 1836. L'article que nous offrons
aujourd'hui est la suite naturelle de ces études sur le littoral de l'Afrique.
Le prince de Puckler Muskau, qui en a fourni tous les éiémeits, est le chef
d'une nmison de comtes du saint-empire romain, qui, en dédommagement de
sa médiatisation, a été élevé en 1822 par le roi de Prusse à la dignité de
prince. Ses titres sont : prince de Puckler-Muskau , baron de Groditz, sei-
gneur de Muskau, de Wettesingen et de Westheim. Né en 1785, il a épousé
en 1817 la fdic du prince de IIardonl)erg, plus àj;ée ([uc lui de neuf ans, et
qui est morte récemment à Genève. Le premier ouvrage du prince Pucklei'-
Muskau relatif à l'Angleterre a paru en 1830, sous le litre de Lettres d'un
défunt.
288 LA REGENCE DE TUNIS.
nant l'Europe ne lui suffit plus; il franchit les mers, et se
rend en Afrique. M. Muskau a vu Alger, il s'est assis à la table
des généraux français; il a vécu dans l'intimité de Youssouf ,
il a pénétré sous la tente d'Abd-el-Kader; et il n'est pas
encore satisfait! le noble prince ne suspendra sa course que là
où finit l'univers. Une felouque le transporte bientôt de Bone
à Tabaska : le voici dans la régence de Tunis, soumettant
tout, les institutions et les hommes, les mœurs et le climat,
à ses minutieuses investigations. Il entre à Biserta; visite
les ruines d'Uiique; et, de là, il se dirige vers la capitale
de la régence. Suivons-le dans cet intéressant pèlerinage.
Ses observations deviennent ici plus sérieuses : il étudie l'his-
toire de ces contrées; il interroge leurs monumeiis, et si
parfois il raille, c'est par ressouvenir.
Jusqu'à ce moment , tout ce que j'avais vu de l'Afrique m'a-
vait offert un si grand mélange de manières fi'ançaises et
arabes que je pouvais encore me croire en Europe. Biserta ,
la Bensertûes, Arabes, et qui , du temps des Romains, s'appe-
lait Hippo-Zaritus, fut la première ville où cette physionomie
indécise commença à disparaître, et où je me trouvai réelle-
ment dans un monde nouveau. Les costumes variés du peuple,
le grand nombre de chameaux qui encombraient les marchés
ou qui s'étendaient en longues files sur les bords de la mer;
les petites fenêtres grillées des maisons; les drapeaux louges
qui^flottaient sur les forts; les marchés et les boutiques, si
différens des nôtres; les écoles où les enfans, entassés pêle-
mêle, poussaient sans relâche les cris les plus discordans;
les boutiques de barbiers, aux portes desquelles sont sus-
pendus des filets , et les cafés , devant lesquels des figures bar-
bues] jouaient à une espèce de jeu de dames; tout , jusqu'aux
douaniers turcs, qui sont ici beaucoup plus polis que ceux
d'Europe, me parut nouveau et singulier.
Pendant que l'on disposait mon appartement, j'allai faire
le tour de la ville avec le fils de M. Costa, consul de Sardai-
LA RÉGEIVCE DE TUNIS. 289
gne , à qui j'étais recommandé. En passant devant le palais
du commandant militaire, nous rencontrâmes un officier de la
garnison, que j'aurais pris volontiers pour un vieux mendiant,
si M. Costa ne m'eût fait connaître sa dignité. La garnison de
Biserta se compose de cinquante hommes, tristes débris de
hordes turques et arabes , tous mal armés et couverts de
haillons. Ceux-ci portent des sabres recourbés; ceux-là des
fusils sans pierre; quelques-uns n'ont que des bâtons. C'est
ainsi qu'ils parcourent la ville, jambes nues, clopin-clopant,
ayant à leur tète l'aga, qui est aussi mal vêtu que ses soldats.
Les officiers qui commandent cette petite troupe sont au nom-
bre de cinq ; ils ont chacun sous leurs ordres dix hommes, et
c'est avec ce faible contingent qu'ils alimentent les garnisons
des cinq forts qui défendent la ville. Mais comme le pays est
aujourd'hui en paix, ofiiciers et soldats sont casernes à laCass-
ba, et ne visitent leurs fcris re?uectifs que par intervalles. La
solde des officiers est d'une den.i-^iastre tunisienne par jour;
ce qui fait environ 55 centimes ; le général ou aga n'a que 2C
centimes de plus , et encore est-i! remplacé tous les six mois.
Indépendamment de cet aga, il y a aussi un gouverneur ou
kiaïa, dont la solde se monte à une piastre tout entière,- il
est principalement chargé des affaires de ta marine. Le troi-
sième employé du gouvernement est le caïd, qui a dans ses
attributions tout ce qui regarde les finances ; c'est une es-
pèce de fermier-général. Yoilà les seuls fonctionnaires à
l'aide desquels le bey administre Biserta et toute la conirée
environnante. Oh! que nos gouvernemens d'Europe devraient
bien réformer leurs bureaux d'après le modèle de l'adminis-
tration tunisienne!
Une des principales ressources des habiians de Biserta
consiste dans la pèche, à laquelle se raltachenl quelques dé-
tails singuliers, qui m'ont paru assez curieux pour éirc
rapportés. Deux grands lacs avoisincnt la ville ; le plus
grand des deux communique par un canal avec la mer. Dans
la partie la plus profonde de ce lac et en face du riant village
VIII. — h^ SÉRIE. 19
290 LA RÉGENCE DE TUNIS.
de Manzel-Sid , douze espèces différenles de poissons ont fixé
leur demeure, dont ils ne s'écartent qu'à l'époque du frai. On
les voit alors se diriger vers la mer par le canal de commu-
nication , et comme ces douze espèces affectent chacune un
mois différent pour déposer leur frai, il s'ensuit que, chaque
mois, les pêcheurs opèrent sur une espèce nouvelle. Près
d'une petite île , où des palmiers ombragent les tombeaux de
quatre marabouts, on a fermé le lac par un gord, dont la
large porte reste ouverte au temps du frai pendant trois jours.
Au bout de ce temps , le gord est si plein de poissons que
plusieurs centaines de personnes sont occupées sans relâche
à remplir des sacs et des paniers que l'on charge sur des
chevaux pour les envoyer à Tunis. L'abondance de cette pê-
che n'a jamais varié depuis le temps des Romains. Lebey en
afferme le produit 80,000 piastres par an.
Quoique Biserta soit une ville de 10 à 12,000 habitans, on
n'y trouve pas une seule horloge publique. Quand il fait beau ,
les Maures tirent le canon à midi , et tout le monde règle alors
ses sabliers; mais lorsque le ciel est couvert , le temps se me-
sure au hasard. Il n'y a point de médecin , point de pharma-
cien , pas même de tailleur, si ce n'est pour le bas peuple ; il
faut tout faire venir de Timis. Avec beaucoup de peine, je me
suis procuré des bougies, mais quelles bougies, juste ciel!
Elles sont épaisses comme le petit doigt, longues de trois
pieds, de couleur jaune-foncée, et avec leurs longues mèches,
elles ressemblent, à s'y méprendre, à de vieilles cravaches.
La campagne que nous traversâmes en partant de Biserta
et en nous dirigeant vers Ulique, consistait en une plaine
interrompue par-ci, par-là, par quelques collines peu éle-
vées ; le sol était tantôt sablonneux et mouvant , tantôt argi-
leux et compacte; il y avait peu d'arbres, et seulement, de
loin à loin , quelques plantations d'oliviers. Nous rencontrions
partout sur nos pas des ruines antiques, restes, sans doute,
de temples isolés ou de maisons de plaisance.
Nous déjeunâmes au milieu des ruines d'Utique , mais par
LA RÉGEîfCE DE TUISIS. 291
une pluie si forte que nous fûmes trempés à travers nos man-
teaux et nos burnous. La partie des ruines dans laquelle nous
nous réfugiâmes, l'ancienne citadelle, est située sur une col-
line isolée qui autrefois était entourée d'eau et communiquait
avec la terre ferme par un pont. A une centaine de pas
de là, sur la hauteur, on aperçoit encore quelques restes de
l'amphithéâtre qui, d'après les antiquaires, ne servait qu'à
des naumachies et pouvait recevoir vingt milie spectateurs.
Au-dessous , on trouve de vastes citernes , qui s'étendent fort
loin dans l'intérieur de la montagne ; elles contenaient sans
doute l'eau dont on avait besoin pour les jeux; elles ont en-
viron trente pieds de haut et quinze de large, et leur vous-
sure est singulièrement plate et légère. Les Bédouins se ser-
vent de ces citernes pour abriter leur bétail pendant l'hiver.
Quand, vers la fin du siècle dernier, on fit construire la
grande mosquée de Tunis, qui coûta, dit-on, plus d'un
million de piastres d'Espagne , les ruines de Carlhage et
d'Ulique durent en fournir le marbre et les colonnes. A cette
occasion , on découvrit plusieurs statues que Ton mutila cruel-
lement; elles sont aujourd'hui au musée de Leyde. Utique,
à tout prendre, était une ville peu considérable, car elle ne
devait avoir guère plus d'une lieue de tour.
Le temps s'était éclairci : nous nous remîmes en roule et
nous passâmes la grande rivière de Medscherda, la célèbre
Bacjrada des anciens , sur les boi'ds de laquelle , au dire de
Pline , les légions de Régulus tuèrent un serpent de 120 pieds
de long. A côté des restes d'un ancien pont romain, les mu-
sulmans ont commencé à en construire un neuf, qui promet
d'être fort beau, mais qui malheureusement ne s'achève pas
depuis vingt ans, parce qu'un marabout a prédit que celui qui
y mettrait la dernière main mourrait immédiatement après.
Ce marabout n'aurait-il pas été gagné par le propriétaire du
bac dont on est obligé de se servir en attendant l'achèvement
du pont?
Notre station à Utique et le mauvais état des routes, à la
ly.
292 LA REGENCE DE TUNIS.
suite de la pluie , nous ayant retardés , et les portes de Tunis
fermant à sept heures et demie au plus tard , nous fûmes
obligés d'invoquer l'hospitalité à la porte du palais d'été du
frère du bey. L'intendant maure nous reçut d'assez mau-
vaise grâce et voulut d'abord nous faire coucher à l'écu-
rie. Il se laissa pourtant adoucir, et finit par nous accor-
der une cuisine et quelques pièces ressemblant à dos caves,
sans meubles d'aucune espèce. En fait de provisions , il n'avait
rien à nous offrir que de l'eau et des œufs , et encore fallut-il
que nos gens allassent eux-mêmes dans la campagne chercher
le bois pour les faire cuire. En attendant le souper, nous
examinâmes les lieux où nous étions. Les bàtimens étaient
entourés de cours et de terrasses avec de grands bassins
remplis de poissons jaunes. Des rosiers et des orangers en
Heurs, des pêchers, des abricotiers, des figuiers et des gre-
nadiers, entremêlés de cerisiers, ajoutaient encore à l'heu-
reuse disposition de ces jardins , et y répandaient ime
agréable odeur. Les allées, du reste, étaient tenues sans au-
cun soin : les unes étaient couvertes de mauvaises herbes , les
autres impraticables à cause de la boue. Sur la terrasse la
plus élevée , il y avait deux ou trois petites pièces de canon
en fonie d'origine française. Nous ne pûmes nous empêcher
de sourire en lisant sur l'une d'elles la devise : Égalité , Iâ-
herté. Cette inscription commence à paraître ridicule même
en Europe, mais elle l'est doublement ici.
La route , depuis le lieu où nous avions passé la nuit jus-
qu'à Tunis, traverse un bois d'oliviers presque continu. A une
dcmi-licue de la ville, on gravit une colline du haut de laquelle
on jouit d'une perspective admirable. Nous avions devant
nous les nombreuses tours de Tunis, qui s'élèvent entre deux
montagnes couronnées par des forls, et qu'un long aqueduc,
construit sous Charles -Quint, unit entre elles. Le rideau
bleu qui forme l'horizon de tous les paysages d'Afrique ne
manquait pas à celui-ci; mais à Tunis il présente un trait
parlicidicr. Figurez-vous trois lignes de montagnes dont les
LA RÉGER'CE DB TUNIS. 293
flancs, singulièrement déchirés, offrent le plus étrange as-
pect : ces trois montagnes sont d'abord le Boitgharnin ,
situé à peu de distance de la ville, puis un peu plus loin
XAclimer, ou montagne de plomb, et plus loin encore le
grand Samcan. A gauche se déploie le lac de Tunis , au mi-
lieu duquel s'élève une petite île où est construit le lazaret,
et par derrière le golfe , qui n'en est séparé que par une étroite
langue de terre ; c'est là que l'on découvre les ruines de Car-
Ihage et la tour où mourut saint Louis. Sur la rive opposée du
lac, on remarque le village de Rhodes, avec la pointe de terre
sur laquelle Régulus battit Ilannon ; un peu plus loin l'arsenal
avec un grand nombre de bàlimens , et enfin le château de la
Goulette, construit par Charles-Quint. A droite, un second
lac d'eau salée remplit la vallée , et non loin de ses bords ,
tout à côté de la colline sur laquelle nous étions placés, s'é-
tend le Bardo , résidence du bey. Cette résidence est elle-
même une petite ville de forme carrée, entourée de remparts
élevés , dont les quatre coins sont flanqués d'ouvrages avancés
et de tours. Sur le plus haut et le plus magnifique des bàli-
mens flotte le drapeau rouge. Plusieurs jolis petits bois ornent
les environs du lac, et au milieu on distingue les dômes, les
kiosques et les vastes jardins de la Manoiiba, maison de
plaisance du bey.
Parvenus à la porte de la ville , nous vîmes un camp consi-
dérable où les troupes tunisiennes, organisées à l'européenne,
étaient en ce moment rassemblées pour leurs manœuvres du
printemps. Leur costume se rapproche assez de celui des sol-
dats d'Europe, et n'a presque plus rien conservé de Turc. Sur
la tête, ils portent le fez rouge , dont la façon diffère des bon-
nets dont se coiffent les autres habitans , en ce qu'indépen-
damment du long gland bleu , toute la forme est encore en-
tourée d'une frange basse de la même couleur. L'uniforme
était un kutka ou veste bleue, avec un gilet de drap bleu,
coupé comme le sont les nôtres. Autour des reins , ils
avaient un ceinturon rayé de rouge ei de bleu , et leur pan-
^dU LA RÉGE>'CE DE TL'MS.
lalon de drap bleu, toul-à-fait turc pour la largeur jusqu'aux
genoux, s'ëtrëcissaii plus bas comme ceux d'Europe, et s'at-
tachait autour de la cheville avec un ruban. Des bas blancs
et des souliers à cordons complétaient ce disgracieux accou-
trement : quel contraste avec cet élégant costume des Ma-
meloucks, dont on ne trouve plus aujourd'hui de trace que
chez Youssouf, officier de l'armée française et chrétienne
d'Alger î
Les faubourgs de Tunis sont exécrables; l'odeur de l'huile
brûlée et les exhalaisons des cloaques vicient l'air et vous
poursuivent de toutes parts ; impossible de résister à ces
exhalaisons pestilentielles. Mon logement avait été choisi
dans une maison délicieusement située ; de mes fenêtres je
jouissais d'un magnifique point de vue; mon appartement
était vaste et propre, mais tous cesagrémens disparaissaient
sous l'atmosphère empoisonnée au milieu de laquelle j'étais
placé. Il est impossible de se faire une idée de toutes les mésa-
ventures qu'occasionnent ces perfides émanations. Un soir, le
consul d'Amérique avait réuni chez lui une brillante société :
les conversations étaient engagc^es; la musique retentissait,
les quadrilles s'animaient, lorsque tout-à-coup une trombe
de gaz pestilentiels envahit les salles et força tout le monde à
déguerpir. La fille aînée de la maison perdit connaissance et
ne r'ouvrit les yeux que grâce au vinaigre et à l'eau de Co-
logne qui lui furent prodigués. La négligence des habitans,
le mauvais état des rues, Tapalhie de la police, tout con-
tribue à perpétuer ce foyer du méphitisme. Un jour j"ai
compté sur le port treize chameaux morts que l'on y avait
iranquillement abandonnés à la corruption.
Au moment de mon arrivée à Tunis , le bey relevait d'une
grave maladie; pour célébrer cet heureux événement , toutes
les corporations de la ville donnèrent des fêtes qui durèrent
plusieurs jours. Les riches bazars, dont les colonnes sont
peintes en rouge, vert et blanc , et qui communiquent entre
eux par ime voûte en pierres , furent illuminés , quo iqu'en
LA RÉGENCE DE TUNIS. 295
plein jour, par des milliers de lustres. Ils éiaient en outre
décorés de glaces, d'étoffes de soie unies et brodées, de ta-
pis , ainsi que de plusieurs ornemens assez baroques , dont
une partie avaient sans doute été pris autrefois sur les Eu-
ropéens. Je remarquai dans le nombre de belles soupières,
des calices , des flambeaux , des sucriers d'argent , et beau-
coup d'autres objets de prix qui, sans doute, n'avaient pas été
fabriqués poiu' l'Orient. Partout s'agitait une foule confuse, au
milieu de laquelle les enfans se rendaient singulièrement im-
portuns et s'efforçaient, autant que possible, de donner, sans
que l'on s'en aperçût, des coups de pieds aux détestables
giaours. Cette scène était animée par une eflroyable musique
turque , qui bravait à plaisir toutes les lois de la mesure et
de l'harmonie.
Mais, avant de continuer la description de Tunis, jetons
un coup-d'œil rapide sur l'histoire des dernières révolutions
que ce pays a subies depuis sa conquête parles Sarrasins.
Les Arabes parurent pour la première fois dans l'Ahique
on 647. Ils avaient été envoyés par le calife Aihmon et com-
mencèrent par se fixer à Keruan , ville qui est encore aujour-
d'hui regardée comme une cité sainte ; elle est la troisième
après la Mecque , à cause de sa mosquée qui est ornée
de cinq cents colonnes de granit, et où l'un des apôtres du
prophète est enterré. Nul chrétien ne peut entrer dans cette
ville sans un firman exprès du bey. Le pouvoir des musulmans
ne s'étendit guère au-delà de Keruan jusqu'à la bataille de
Tolosa , en 1212. Ce fut après la perte de cette bataille par les
Marocains que les régences d'Alger, de Tunis, de Fez et de
Tripoli prirent naissance, mais un gouvernement réellement
solide et puissant ne fut fondé en Barbarie qu'après l'ex-
pulsion totale des Maintes de la péninsule ibérique. Dans l'iu-
tervalle, Abou-Fez, guerrier plein de valeur et de talent,
s'en déclara le roi , étendit sa puissance jusqu'à ^laroc et prit
le titre de sultan de Barbarie 5 mais son empire se démembra
après sa mort.
296 LA RÉGENCE DE TUMS.
Après la malheureuse expédition de saint Louis , les princes
tunisiens se maintinrent pendant près de trois siècles en paix
sur leur trône , livrant , de concert avec les dynasties d'Alger et
de Maroc, une guerre acharnée aux chrétiens, qu'ils emme-
naient par milliers en esclavage. En 1535 , Charles-Quint atta-
qua Tunis dont il s'empara, mais dont il ne garda pas long-temps
la possession. Pendant son séjour, il mit en liberté 22,000 es-
claves chrétiens , agrandit la forteresse de la Cassba et con-
struisit le fort de la Goulette. Après la mort de Charles, le
sultan Sélim II arracha à ses successeurs presque toutes leurs
possessions d'Afrique ; ce sultan renversa en même temps la
dynastie tunisienne , s'empara de ce royaume et le fit gouver-
ner par des pachas. Mais cet arrangement déplut si fort aux
habitans, que l'on finit par permettre aux musulmans d'A-
frique de se choisir des deys parmi eux, sous la suzeraineté
de la Porte , et dans ces élections , Alger exerçait ordinaire-
ment une influence décisive.
En 1684, les deux frères, Mahmoud et Ali, chassèrent la
garnison turque de Tunis et le dey imposé par Alger. Puis
ils assemblèrent le divan et proposèrent d'établir une monar-
chie héréditaire; Mahmoud fut nommé par acclamation,
premier sultan de Tunis. l\Iais cet état de choses ne fut pas
de longue durée : une armée algérienne battit les troupes du
nouveau prince , s'empara de Tunis et rétablit le bey détrôné.
Toutefois , l'armée algérienne avait à peine quitté le royaume ,
que Mahmoud bey revint à la tête des habitans des monta-
gnes, reprit la ville et força le dey à se réfugier à Alger.
Grâce à l'habileté de ses manœuvres, Mahmoud, non-seule-
ment se maintint sur le trône, mais après sa mort, il put
sans trouble et sans opposition transmettre sa puissance à son
frère Rhamadan-Bey : ce prince ne fut pas heureux. Son neveu ,
Mourad-Bey, le détrôna et le fit mettre à mort; mais le traître
périt lui-même, dans une émeute populaire, de la main
dTbrahim-Shériff, qui devint bey à sa place. Plus tard,
Ibrahim, engagé dans une guerre avec Alger, fut fait pri-
LA RÉGENCE DE TUNIS. 297
sonnîer, et les soldats choisirent parmi eux un nouveau chef
de l'état. C'était le fils d'un Grec ; c'est de lui que descendent,
à un très petit nombre d'exceptions près, tous les beys qui
se sont succédé depuis lors.
Hassan-Ben-Ali (c'est ainsi que s'appelait ce nouveau bey )
n'ayant pas d'enfans, choisit pour lui succéder son neveu
Ben-Ali , à qui il confia en même temps le commandement
de l'armée ; mais un événement imprévu vint tout-à-coup
changer ses dispositions. Un corsaire s'était emparé d'un bâ-
timent génois, à bord duquel se trouvait une femme d'une
rare beauté. Conduite dans le harem du bey , elle embrassa la
religion mahométane et inspira à son maître un amour si vio-
lent que le bey l'éleva au rang de sa première épouse et en eut
trois fils : Mohamed , Mahmoud et Ali. Hassan , dont le nom-
bre desenfans augmentait de jour en jour, déclara à son neveu
qu'il ne lui succéderait pas ; mais afin de le dédommager, il
obtint pour lui, du grand-seigneur, le titre de pacha et le
combla en outre de bienfaits. Ben-Ali-Bey (le neveu) feignit
d'avoir une vive reconnaissance pour son oncle ; mais , sai-
sissant la première occasion favorable , il se sauva dans les
montagnes, où il parvint à rassembler quelques partisans,
à la tête desquels il attaqua son bienfaiteur ; puis il s'adressa
aux Algériens , toujours prêts à faire la guerre à Tunis. Ceux-
ci tombèrent sur le pays avec une armée considérable, s'em-
parèrent de la capitale, forcèrent Hassan à se réfugier à
Suza et élevèrent Ali-Bey à sa place ; Hassan demeura long-
temps en exil. Mais un nouveau dey ayant été promu à Alger ,
il rechercha son alliance pour recouvrer son trône. Ses des-
seins furent divulgués ; Younnes-Bey, fils aîné d'Ali , le pour-
suivit et le tua : ses fils seuls échappèrent. Ali ne jouit pas
pour cela de la paix ; ses propres fils se chargèrent de ven-
ger le malheureux Hassan. Son fils cadet, Mohamed-Bey,'
sut inspirera son père tant de méfiance contre l'aîné, Younnes,
que le bey ne se crut plus en sûreté dans son château du
Barde et se réfugia dans la Cassba, qui domine la ville; puis
298 LA. RÉGEKCE DE TUNIS.
il sollicita, comme de coutume, le secours d'Alger. Sur ces
entrefaites , Mohammed s'étant débarrassé par le poison de
son plus jeune frère , se croyait assuré de la couronne , quand
il arriva à Alger même une révolution qui se termina par l'é-
lection d'un dey, ennemi déclaré d'Ali et de toute sa famille.
Celui-ci résolut immédiatement de prendre en main la cause
légitime des deuxenfansde ce Hassan-Ben-Ali , détrôné et plus
tard assassiné par Younnc&. L'armée algérienne s'empara de
Tunis avec la facilité accoutumée ; Ali-Bey fut étranglé et
Mohammcd-Bey, fils aîné de Hassan, fut placé sur le trône ;
mais il mourut peu de temps après, laissant deux fils mineurs,
JMûhamoud et Ismaël.
Le frère de jMoliamed prit en mains les rênes du gouver-
nement au nom de son neveu ; mais il avait lui-même un fils
qui donnait de bonne heure des marques d'un génie extraor-
dinaire , et tous ses efforts tendirent dès-lors à rendre ce fils
populaire. En conséquence, à sa mort, Hammouda-Pacha,
son fils, !e plus grand homme qui ail régné à Tunis, fut
nommé bey. Il gouverna pendant trente-deux ans et périt
malheureusement dans la force de l'âge. Un esclave napoli-
tain, son favori et son minisire secrétaire, JMariano Slinca,
avait noué une intrigue amoureuse avec une femme maho-
iiiétane, épouse d'Othman, frère de Hammouda-Pacha. Pro-
fitant du crédit dont il jouissait, Slinca avait trouvé moyen de
la visiter souvent pendant la nuit. Sa maîtresse devint en-
ceinte; et tous les moyens usités dans le pays pour la faire
avorter ayant échoué, elle se vit enfin, effrayée par les me-
naces qui lui étaient faites , forcée de tout avouer. Olhman
et ses fils se servirent habilement de celle circonstance pour
leur élévation. Si Olhman se fût plaint à son frère , la sévé-
rité des lois mahoméianes est telle, que le bey lui-même n'au-
rait pu empêcher que son favori ne fût empalé et la femme
coupable noyée. Olhman ne laissa d'après cela au malheureux
Slinca d'autre alternative que de voir son crime découvert,
ou d'acheter l'inq^unité par un crime plus grand. L'esclave
LA RÉGENCE DE TUNIS. 29&
promit de faire tout ce qu'on exigerait de lui. Il s'entendit
donc avec Moliamed-Talib, médecin français et renégat,
qui prépara une potion narcotique, que Mariano Slinca
introduisit le soir dans la pipe du bey. Ce prince mourut
dans la nuit, et le lendemain matin son frère Olhman fut
proclamé bey, au détriment des deux héritiers légitimes,
Mahmoud et Ismaël, fds de Mohamed-Bey; mais il ne jouit
pas long-temps du fruit de sa trahison. Mahmoud gagna le
premier ministre , et soixante-dix-sept jours après l'élévation
d'Othman sur le trône, dans la nuit du 24 décembre -1814,
celui-ci fut tué dans son lit par Mahmoud et ses fils. Ce fat
ainsi que la couronne revint à l'héritier légitime , petit-fils de
Hassan-Ben-Ali et descendant de la belle Génoise. Ses fds,
Hassan-Bey et Sidi Mustapha, prirent une part active à cette
révolution , et les deux fds d"Olhman , Saleh et Ali, s'étant ré-
fugiés au fort de la Goulctle, dans l'intention de s'y embar-
quer , ils les y poursuivirent , les atteignirent et se rendirent
maîtres de leurs personnes. Mahmoud, qui était fort vieux, ne
régna que peu de temps. Il n'était même bey que de nom ; le
véritable souverain , c'était son fils aîné, Hassan, qui monta
après lui paisiblement sur le trône, qu'il a occupé pendant
plus de vingt ans, jouissant de ran.our et du respect univer-
sels : il est mort pendant mon séjour à Tunis. Le lendemain
du jour où Othman et ses fils perdirent la vie , une des femmes
du bey mit au monde un fils : on l'épargna , et il vit encore,
prisonnier dans leBardo, où il jouit de tous les agrémens de
la vie, sauf la liberté. Un vieillard extrêmement âgé, parent
d'Ali-Bey, qui éprouva un sort pareil dans sa jeunesse , partage
sa captivité. Comme on le voit, chacune des pages de Ihis-
toire de ce malheureux pays est teinte de sang et souillée de
crimes. La trahison , le meurtre et l'assassinat sont les res-
sources ordinaires qu'emploient les ambitieux. Je terminerai
cet aperçu historique en rendant compte de la dernière ré-
volution ministérielle, qui a renversé le sapatapa ou premier
ministre
300 L.V RÉGENCE DE TUNIS.
Ce dignitaire s'appelait Sidi Youssouf. Son caractère offrait
un mélange de cruauté , de ruse et de perfidie , et il était sur-
tout l'ennemi mortel de tous les états chrétiens. J'ai déjà dit
que ce fut par son secours que Mahmoud était parvenu à
renverser Oihman. En récompense de ce service, il lui
avait donné sa fille en mariage ; et la longue expérience que
le ministre avait acquise des affaires le rendant indispensable
au nouveau souverain , son crédit et sa puissance ne tardèrent
pas à s'élever aussi haut qu'ils pouvaient monter. Cependant,
l'habitude du pouvoir porta le ministre ambitieux à désirer de
joindre le titre à la réalité et de se placer sur le trône. Il agit
avec rapidité et énergie; déjà il avait gagné le chef des ja-
nissaires à qui était confiée la garde de la principale porte du
palais, et il avait fixé une nuit de la semaine suivante pour
l'assassinat de Mahmoud. L'appartement du sapatapa était
situé à peu de distance de la porte , et une lanterne allumée
dans une des pièces devait être le signal pour introduire les
conjurés dans le Bardo , pendant que le sapatapa lui-même
se chargerait avec ses esclaves de tuer le bey. Mais le com-
plot fut découvert par un des conjurés, et le bey se hâta de
prévenir son ministre. La manière dont il s'y prit est une
nouvelle preuve de la profonde dissimulation qui distingue
le caractère turc.
Le sapatapa demeurait, comme je l'ai dit, dans le Bardo,
et ses fonctions exigeaient qu'il fût presque toujours dans le
voisinage du bey. Il avait, en outre, couiume de passer les
soirées, soit avec le bey, soit avec ses deux fils. Le soir même
du jour qui, d'après la décision du bey, devait être pour lui le
dernier, il fut accueilli avec un redoublement de cordialité,
et il resta long-temps à faire la partie d'échecs. Le jeu étant
fini , le bey s'entretint encore pendant long-temps avec son
ministre sur les affaires de l'état, et le chargea de plus d'un
ordre important. Enfin, le sapatapa se disposa à partir; il
prit congé de la famille dont il méditait la perle , et fit
allumer une torche pour se retirer dans son appartement.
LA. RÉGEKCE DE TUNIS. 301
Comme il menait le pied sur le seuil de la porte , un servi-
teur du bey vint à la hâte le prévenir que le prince avait
encore quelque chose à lui dire. Ce serviteur prit en même
temps une torche et le conduisit par un corridor plus court
et qui passait dans la salle de justice. Arrivé là, le sapatapa
remarqua que la porte en était ouverte, et distingua avec
effroi plusieurs Mameloucks qui s'y tenaient , le sabre nu à
la main; par terre, il y avait un de ces longs cordons dont
on se sert poiu* étrangler, et deux rangs de bougies étaient
allumées comme pour éclairer la scène fatale qui allait avoir
lieu. Il fait quelques pas en arrière, tire son yataghan,
coupe le visage au bash-mamelouck , et se défend pendant
long-temps avec la fureur du désespoir; mais, enfin terrassé
par le nombre , sa tête vola en un clin-d'œil sur le parquet.
Dès qu'il fut mort, le bey ordonna de le mettre tout nu, de le
porter à Tunis et de le coucher devant la porte de la magni-
fique mosquée qu'il avait lui-même fait construire. Le lende-
main, le peuple, dans l'ivresse de la joie, lui attacha ime
chaîne autour du corps et le traîna , d'abord autour des rem-
parts , puis dans toutes les rues de la ville ; ses restes furent
ensuite abandonnés aux chiens et aux oiseaux de proie.
J'ai dit plus haut que le bey Hassan était mort pendant mon
séjour à Tunis. Voici le détail des circonstances qui ont ac-
compagné cet événement, prévu dès l'époque de mon arrivée,
cl sur les suites duquel on n'était pas sans inquiétude. Le sa-
patapa, esclave géorgien d'origine, jouissait, selon l'usage,
d'un très grand pouvoir, et s'était fait très mal venir de tous
les courtisans et en particulier des femmes du harem , par la
sévère économie qu'il mettait dans toutes les dépenses de
l'état. Craignant pour sa sùrclé personnelle , dès que le
bey viendrait à mourir, il crut devoir se prémunir contre
tout événement en s'assurant d'avance l'appui d'un corps
de ÙOOO hommes qu'il avait fait organiser et exercer à
l'européenne. Son projet n'était pourtant pas d'usurper la
■couronne ; il voulaiî assurer la succession à Sidi llammda ,
302 LA RÉGETTCE DE TUNIS.
fils du bey, jeune prince d'un esprit fort médiocre , et soiis le
gouvernement duquel il était sur de conserver son crédit,
tandis que la cour et tous les personnages influens de la ca-
pitale desiraient voir, monter sur le trône Sidi Mustapha ,
frère du bey, homme déjà âgé, mais encore vigoureux, et
dont le Cls passe pour être d'un caractère fort entreprenant.
On craignait donc à Tunis que la mort du bey ne devînt le
signal d'une collision sanglante ; mais , soit que le sapalapa
ne se crût pas assez fort pour lutter, soit qu'il manquât de
résolution pour une si grande entreprise, aussitôt que les
médecins eurent déclaré que l'état du bey était désespéré, il
alla se jeter aux pieds de Sidi Mustapha, et lui offrit sa tête.
« Tu sais, lui dit-il, que quand Son Altesse me confia l'admi-
nistration de ses étals, les caisses étaient vides, la marine
était détruite, et que l'on ne possédait aucun moyen de rem-
plir les engagemens pris envers divers particuliers. Alors,
afin de pourvoir aux besoins les plus urgens , je remis dans
les mains du prince les biens personnels que j'avais acquis à
son service , et , depuis dix ans que je tiens les rênes de l'ad-
ministration , toutes les dettes sont acquittées ; cinq frégates
ont été construites et équipées; 4000 hommes de troupes ré-
gulières ont été organisées à la manière européenne, et quand
ton auguste frère mouiTa, tu trouveras quinze millions de
piastres dans son trésor. D'après cela, si lu penses que j'ai
rempli jusqu'à présent mon devoir, tu ne douteras pas que je
ne sois en état de te servir avec autant de fidélité que j'ai
servi ton frère. Mais, quelle que soit ta volonté, je m'y sou-
mets avec respect. » Sidi Mustapha répondit : ce Tranquillise-
toi, je ne te veux point de mal. Pour le moment , je n'ai point
l'intention de rien changer; toutefois, lu sais que j'ai déjà
mon propre sapalapa , qui devra conserver cette place quand
j'aurai pris le gouvernement; tu continueras, pourtant, à
être des nôtres. Le premier ordre que je te donne en cette
qualité , afin de m'offrir une preuve de la droiture de tes in-
tentions, est de faire sur-le-champ poser les armes à tes trou-
LA KÉGENCE DE TUNIS. 303
pes nouvellement organisées, et d'envoyer les soldats, jusqu'à
nouvel ordre, dans leurs garnisons respectives. »
Le bey expira le 20 mai , dans la matinée, après une longue
agonie. Aussitôt, dans la crainte d'une émeute, les maisons
et les boutiques de la ville furent fermées , et les rues se rem-
plirent de gens armés de sabres et de fusils. JEnfin, à onze
heures du matin , les trois coups de canon de la Cassba , si
impatiemment attendus, vinrent tranquilliser les habitans;
chacun des forts y répondit par un pareil nombre de coups,
et Tunis apprit alors officiellement qu'il avait un nouveau
maître. Eu même temps, parut une circulaire adressée aux
consuls étrangers , pour les inviter à se rendre sur-le-champ
au Bardo, afin d'offrir au bey leurs complimens de félicitations ;
et les marchands reçurent ordre de rouvrir à l'instant même
leurs boutiques , sous peine de recevoir cinq cents coups de
bâton sur la plante des pieds. A celte heureuse nouvelle, tout
le monde se livra à la joie et à la gaîté ; l'ancien sapaiapa fut
le premier qui, avec le chef du divan , proche parent du bey,
alla prendre Sidi Mustapha pour le conduire au trône. Là, il
faut que, sans désemparer, le nouveau bey juge une cavise,
et si , par hasard , il n'y a point de plaignant à l'audience , le
premier Mameîouck venu dépose une plainte fictive , afin de
satisfaire à cette cérémonie, sans doute très significative; car,
tant qu'elle n'a point été accomplie, le successeur au trône
n'est pas regardé comme installé. On assemble, après cela,
pour la forme , le divan , corps que je ne saurais mieux com-
parer qu'au sénat de Napoléon , et , dès que le divan a reconnu
le bey, les trois coups de canon se font entendre; toute la
cour va baiser la main de son nouveau souverain; on prend
le café et l'on célèbre le soleil levant, comme en Europe on
crie : le Roi est mort; vive le Roi! Dans le cours de la
journée, les consuls furent présentés; ils baisèrent la main
du bey, qui ne daigna pas leur adresser la parole. Ces pre-
mières cérémonies achevées, la cour prend un grand air de
tristesse; pendant plusieurs jours, il n'est pas permis aux
S04 LA RÉGEACE DE TUNIS.
Mameloucks de se raser, et, pendant un mois entier, on ne
peut faire de cuisine dans la partie du Bardo où le bey vient
de mourir. Les personnes qui y demeurent sont obligées de
faire venir leurs alimens du dehors.
Mon secrétaire , que j'avais envoyé au Bardo pour deman-
der une audience au nouveau bey, me rapporta que celte ré-
sidence présentait un aspect fort imposant , les principaux
officiers de la cour, les autorités civiles et militaires montés
sur des chevaux magnifiquement caparaçonnés, étaient en-
lourés de gardes à pied et à cheval , et d'une foule si consi-
dérable de Maures, de Bédouins et de gens de toule espèce,
qu'on avait te la peine à s'y fiayer une route. Dans la cour,
devant la salle où était placé le corps du bey, il y avait cinq à
six cents négresses, accroupies dans un profond silence. Elles
venaient d'être affranchies, selon l'usage qui veut que toutes
les fois qu'un bey ou un membre de la famille régnante cesse
de vivre, un grand nombre d'esclaves noirs reçoive la li-
berté.
Les mœurs du pays, d'accord avec le climat , ne permettant
pas de garder les morts aussi long-temps qu'en Europe , on
les rend ordinairement à la terre au bout de vingt-quatre
heures; en conséquence, le convoi du feu bey eut lieu le len-
demain de sa mort. Le cercueil, peint en jaune, était porté
par les cuisiniers du divan ; ils étaient coiffés de casques de
carton doré surmontés d'énormes touffes de plumes d'au-
truche. Six cents négresses et deux cents nègres affranchis
entouraient pêle-mêle la bière ; chacun de ces personnages
uûirs portait un long bàion , au bout duquel étaient attachées
leurs lellrcs demanumission. Après les nègres, venait le grand
cortège : d'abord , les princes et les hauts fonctionnaires de
la cour; puis, les ministres, les gouverneurs, les agas, etc.,
et après eux, les principaux habitans maures de la ville.
Ceux-ci étaient suivis de Mameloucks du premier et du second
rang, des quatre gardes du cordon, que maintenant on ap-
pelle simplement gardcs-dii-corps, avec leur chef, toiïs
LA RÉGENCE DE TUKIS. 305
dans le costume de janissaires. Le cortège était fermé par
«ne troupe de gens armés et de peuple de toutes les
classes. Au moment où le cortège se mit en marche, des
criminels condamnés et des gens poursuivis pour dettes se
jetèrent sur la bière, et dès qu'ils l'eurent touchée, les
premiers obtenaient leur liberté , et les seconds la remise de
ce qu'ils devaient. On en laissa approcher un certain nom-
bre ; les autres furent assez rudement repoussés. Le bruit et
les gémissemens des pleureuses à gages, qui se déchiraient la
poitrine, offraient, à la sortie du Bardo, un spectacle effrayant
et horrible à voir.
Dans les occasions de ce genre, l'ancien fanatisme des
iVIusulmans conserve encore toute sa force , et un chrétien
qui se permettrait de contempler la cérémonie, s'exposerait
au plus grand danger. Ce fut avec beaucoup de peine que
j'obtins une place à une petite fenêtre grillée d'une maison
de la ville, d'où, vêtu en Maure, je vis défiler le cortège.
Ce que je fis est, du reste, sévèrement défendu. Lors du
convoi de la mère du feu bey , quelques consuls ayant loué ,
pour le voir passer, l'appartement d'un médecin chrétien, et
leur conduite ayant été découverte, le médecin fut condamné
à une grosse amende, et le bey envoya des ouvriers pour
murer, aux frais du propriétaire, toutes les portes et les
fenêtres de la maison qui donnaient sur la rue, en mena-
çant des peines les plus sévères quiconque oserait les rouvrir.
Le cortège se déploya avec beaucoup de calme ot de dé-
cence , et fit trois stations pour prier : la première près de
saint Sidi Abdallah-Sherif, marabout fort renommé pour les mi-
racles qu'il fait encore tous les jours ; la seconde, dans la ville,
sur la place de la Cassba, où le gouverneur qui attendait
le cortège, assis devant la porte de la citadelle, se leva en le
voyant approcher. La troisième station eut lieu dans la i^iande
mosquée, qui était dans l'origine une cathédrale, consii uiiepar
les Espagnols, et qui a conservé son ancien nom d'cglise de
l'Olivier. Là on fit de grandes prières, avec des cérémonies
VIII. — 4* SÉRIE. 20
306 LA RÉGENCE DE TUNIS.
auxquelles assistèrent tous les muftis et autres chefs de l'é-
glise. Les prières terminées, le convoi se dirigea vers le ca-
veau de Hassan-Ben-Ali , souche de la maison régnante ; ce
caveau s'appelle tarba alhascha. D'autres prières se firent
encore là , après que la bière fut descendue dans le caveau,
couverte d'un simple drap blanc.
Pendant mon séjour à Tunis , j'ai eu l'honneur d'être pré-
senté successivement à l'ancien bey et à celui qui occupe
aujourd'hui le trône. Tl ne sera pas sans intérêt, je pense, de
rendre compte de ces deux cérémonies.
Ma présentation à l'ancien bey avait été retardée par la
double indisposition du prince qui devait me recevoir et du
consul hollando-russe qui devait me conduire au Bardo.
Lorsque enfin je me rendis à celte résidence, il était encore
incertain si je verrais le bey lui-même, ou seulement son
frère et le sapatapa. Je montai, à dix heures du matin, avec
le vice -consul de Hollande, dans un vieux cobriolet tout
délabré , car à Tunis il n'y a que le bey qui ait le droit de
sortir dans une voiture à quatre roues.
La grande porte qui sert d'entrée au Bardo est défendue
par des canons dont les bouches sortent par des trous si
petits qu'ils ont l'air d'y être maçonnés. Cette porte con-
duit à une rue étroite, pavée et garnie de trottoirs et de
colonnades des deux côtés. Nous y trouvâmes une foule
si considérable d'Arabes , de Juifs , de bas peuple , de che-
vaux et de mulets, que nous ne pûmes avancer que fort
lentement. Enfin , à force de presser et de menacer pour
écarter la foule, nous arrivâmes dans une vaste cour où nous
vîmes plusieurs personnes attachées au palais. Nous mîmes
pied à terre , nous entrâmes dans un passage élevé et voûté ,
où le piquet de garde jouait aux cartes dans deux niches
assez bien décorées et où brillaient un grand nombre de
fusils et de sabres suspendus aux murs. De|là , nous passâmes
dans une seconde cour, beaucoup plus belle et plus propre
que la première ; elle était ornée de marbres de différentes
LA RÉGENCE DE TUNIS. 307
couleurs, de peintures et de carreaux vernis. Au milieu
il y avait un jet d'eau ; cette pièce était entourée de larges
arcades soutenues par des colonnes élevées, mais simples.
Nous y fûmes reçus par le secrétaire du bey, M. Raffo , Ita-
lien et chrétien, qui nous conduisit dans une pièce au rez-de-
chaussée , garnie d'un divan et de paillassons. Je m'assis sur
le divan , sans attendre qu'on m'y invitât , et les trois personnes
qui m'accompagnaient prirent place sur de petites chaises en
jonc, à l'italienne. Dans un coin de la pièce, il y avait une
armoire , divisée par compartimens , comme celle où , chez
nous, les épiciers conservent leur sucre, leurs raisins, leur riz,
leur gruau et leurs pois. Mais celle armoire, bien autrement
importante, renfermait les archives de l'État, qui tiennent
ici , comme on voit , fort peu de place. A côté de moi , sur le
divan , se trouvait une petite cassette , qui contenait , à ce
que j'appris, les dossiers dos affaires journalières du premier
ministre.
Après un court entretien, en langue italienne, M. Raffo
nous quitta pour aller d'abord prévenir de noire arrivée Sidi
Mustapha, frère du bey et commandant des camps ( c'est le
bey actuel ) , grade équivalant à celui de feld-maréchal. II
revint au bout de quelque temps me chercher. Nous traver-
sâmes une seconde fois la cour, jusqu'à l'extrémité opposée,
oîi nous passiÀmcs par un beau portail , pour entrer dans un
grand salon , tendu en drap rouge et pavé en marbre blanc
et noir. En face il y avait une grande fenêtre, au-dessous de
ïaquelle était placi'e une ottomane, où Sidi Mustapha se te-
nait assis, les jambes croisées. Il était velu d'une espèce
d'uniforme européen, à collet brodé en or avec le fez sur la
tête. Son corps était immobile; ses mains agitaient lentement
une tabatière, et ses doigts, blancs et potelés, faisaient lour-
à-lour scintiller les nombreux diamans dont ils étaient sur-
chargés. A côté de lui , on apercevait deux pistolets et un
poignard à moitié recouverts d'un chàle. Nous nous appro-
châmes de lui en passant entre une triple haie de personnes
20.
508 I.A RÉGENCE DE TUNIS.
diversement vêtues, car il venait précisément de rendre la
justice et de faire la prière , à la place de son frère malade.
Après que le vice-consul lui eût baisé la main , et que
M. Raffo lui eût décliné mon nom , il me lendit sa main que
je serrai, et je m'assis sur une chaise qui me fut apportée.
On servit du café, tout-à-fait à l'européenne, et je remarquai
que les domestiques y mirent beaucoup de dignité. La con-
versation commença ensuite, moitié en italien, moitié en
arabe ; elle ne roula guère que sur les lieux communs ordi-
naires en de semblables audiences. Au bout d'un quart
d'heure, je pris congé de Son Altesse; je lui serrai de nouveau
la main , et je passai dans l'appartement de M. Raffo. Le salon
était tendu en papier et l'on y voyait çà et là de mauvaises
gravures représentant les victoires de Napoléon ; la seconde
pièce, qui me parut être le cabinet de travail, avait des murs
blancs et pour meuble principal un grand bureau.
Il s'écoula au moins une demi-heure avant que nous fus-
sions appelés chez le bey ; comme il était gravement malade,
il me reçut dans son harem , ce qui pouvait passer pour une
grande faveur. Une espèce de maréchal-des-logis de la cour
était venu, quelque temps auparavant, me faire très poli-
ment des excuses de ce retard ; il revint ensuite pour nous
introduire dans le harem. A notre grande surprise , nous trou-
vâmes dans les pièces qui en font partie une magnificence
aussi élégante que noble, rehaussée par une exquise pro-
preté : chose bien rare en Afrique. Je fus d'abord reçu par le
sapatapa dans une très belle cour de marbre. Ce ministre est
encore jeune ; sa tenue est sévère et sa physionomie peu gra-
cieuse. Son costume ne se distinguait en rien de celui des au-
tres courtisans ; tous les assistans et jusqu'aux domestiques
étaiciit vêtus de même. C'était un fez rouge avec une jaquette
ronde et une veste bleiie sans ornement ; puis le pantalon bleu ,
universellement adopté, large dans le haut et étroit par le bas;
autour du corps, ils portaient tous une ceinture rayée rouge
et blanche , et ils étaient chaussés de bas de coton blanc et de
LA RÉGEKCE DE TU>'IS. 309
souliers pointus. Une longue chaîne de montre avec plu-
sieurs breloques, me parut cire la seule marque de dis-
tinction que portât le ministre ainsi que quelques autres hauts
personnages. Le principal motif qui, dit-on , a fait adopter ce
costume si simple est l'économie.
J'admirai dans la cour une très belle fontaine qui formait
en même temps candélabre lampadaire. La salle que l'on
nous fit traverser ensuite était remplie d'eunuques noirs, tou-
jours habillés de bleu, au milieu desquels quelques femmes
de chambre françaises faisaient un assez singulier efiet : on
nous dit qu'elles étaient spécialement chargées de mettre le
pot-au-feu à l'européenne pour le prince , à qui un régime
sévère est ordonné, et de remplir en même temps auprès de
lui les fonctions de garde-malade. La vaste salle dans la-
quelle le bey nous reçut présentait une véritable décoration de
théâtre : elle était tendue en velours cramoisi, brodé en or,
et le plafond cintré était également doré et peint de couleurs
brillantes. Des deux côtés pendaient des armes magnifiques;
à droite, des sabres et des poignards; à gauche des armes ù
feu. De Tor, de l'argent, de l'acier, des diamans et des
pierres de couleur étincelaient de tous côtés sur ces armes.
Au-dessus , une saillie en forme de console était couverte de
vases de porcelaine et d'autres curiosités ; et plus haut encore
une guirlande de glaces , dans des parquets dorés, posées tout
à côté les unes des autres, produisaient l'effet le plus étrange.
Au-dessous des armes, régnaient, de chaque côté de la salle,
trois étages de divans garnis d'une épaisse étoffe de soie rouge
brochée; tandis que le milieu , qui se trouvait fort resserré,
était couvert de superbes tapis de Perse. Sur le dernier de
ces divans, se tenaient debout, les princes et courtisans; au
centre , sur une ottomane placée en travers et garnie en satin
blanc , était assis le bey, vêtu d'un caftan jaune et d'un turban
blanc. C'était un homme d'environ soixante ans, avec une
barbe blanche comme de l'argent , des yeux vifs, le nez long ,
la physionomie spirituelle cl toujours animée, malgré le mau-
SIO LA RÉGE>'CE DE TUMS.
vais éiat de sa santé. Il tenait dans la main gauche un chapelet
à grains noirs , et ne portait point d'armes , ses courtisans non
plus ; il n'en avait même pas à côté de lui. Derrière l'endroit où
il était assis, se trouvait une grande fenêtre toute couverte de
lierre, entre le feuillage duquel voltigeaient des serins ren-
fermés dans une cage d'or. Le peu de lumière que cette
fenêtre laissait pénétrer dans la salle y répandait un demi-
jour mystérieux, très favorable à l'effet général de la scène.
Je m'approchai du bey pour lui toucher la main , et une
esclave nous apporta des sièges, politesse qui ne se fait
qu'aux étrangers : les sujets tunisiens doivent tous, sans ex-
ception , se tenir debout en sa présence. Aussitôt , deux
pendules à jeu d'orgue commencèrent à faire entendre une
musique harmonieuse : elles étaient placées à droite et à
gauche du bey. Ce prince parle l'italien, ainsi que son frère;
mais , voyant que j'étais peu versé dans cette langue, il me dit
en souriant que nous étions sans doute aussi savans l'un que
l'autre. Je louai la tenue de ses troupes, organisées à l'euro-
péenne, et il m'offrit sur-le-champ de les faire manœuvrer
devant moi, en ajoutant, avec une naïveté et une simplicité
parfaites, que je les trouverais certainement encore bien
éloignées de leurs modèles. La conversation tomba ensuite
sur la chasse; je témoignai le désir d'assister à une chasse
au faucon , que l'on m'avait assuré être fort curieuse à Tunis.
11 m'exprima le regret de ne pouvoir m'en faire jouir , parce
que les faucons étaient alors dans la mue ; mais il m'offrit
quelques-uns de ces oiseaux tout dressés. Je les refusai avec
reconnaissance , car il m'eût été impossible de les trans-
porter. Je ferai remarquer à ce sujet que l'on se sert, à Tunis,
de faucons pour chasser non-seulement des oiseaux et des
lièvres, mais encore des gazelles. Le bey m'accorda, en
outre toutes les permissions et toutes les escortes dont je
pouvais avoir besoin pour voir et parcourir ses états, et
m'assura, en inclinant plusieurs fois la tête et en posant
la main sur la poitrine, à la manière des Orientaux, que
LA RÉGENCE DE TUMS. Sll
tout ce qu'il y avait dans son royaume était à ma dispo-
sition , et que je n'avais qu'à m'adresser directement à lui
pour tout ce que je désirerais avoir. Ce n'était pas de l'eau
bénite de cour : le bon prince était sincère dans ses offres.
Quelques jours après , et quand il était déjà mourant, il m'en-
voya un amra (firman) pour parcourir ses états, un officier
de Mamelouks pour m'accompagner, et quatre de ses che-
vaux pour mon usage. Voici la traduction du firman.
« Louange à Dieu ! adoration à Notre Seigneur 3Iahoraet ! salut à
tous ses amis !
« Cet amra est remis dans les mains de notre fidèle mamelouck^
à qui nous ordonnons d'accompagner le prince Puckler Muskau^
notre hôte, au Sauwan, à ses environs et points de vue, ainsi que
dans toutes les parties de nos états qu'il lui plaira de visiter, afin
qu'il soit bien gardé dans sa route ; et nous ordonnons à notre fils le
sheik de Sauwan et d'Uchil de lui prêter assistance, d'avoir les plus
grands égards pour lui, et de lui procurer tout ce dont il aura besoin.
Le même ordre est donné à tous ceux qui liront notre présent amra^
afin qu'ils protègent le prince, qu'ils aient soin de lui et qu'ils lui
rendent tous les services qu'il requerra d'eux. Salut !
« De la part du dernier devant Dieu, Hassan-Pacha, bej^, que le
Ciel protège. Amen. — Le 17 de Moharrem-el-Harran de l'an 1251. »
Je reviens à mon audience. Comme nous en étions là de la
conversation , on apporta , sur un plateau d'argent , d'excel-
lent café moka mêlé de cacao, qui fut servi dans de grandes
tasses de porcelaine de France. C'était, sans contredit, le
meilleur café qu'on nous eût encore offert en Barbarie. Mais
l'étiquclte veut que les conviés laissent la tasse à demi
pleine.
Il n'est pas d'usage àTunisquele beydonne le signal delafin
de l'audience , mais on se retire de soi-même quand on pense
qu'il en est temps. Los étrangers ne sont jamais présentés aux
princes, aux enfans ou parens du souverain, à moins que
ceux-ci n'occupent des charges dans l'Étal. Tous les courtisans
S12 LA RÉGENCE DE TUNIS.
me reconduisirent par la cour de marbre , jusqu'à la cour ex-
térieure.
Avant de parler de l'audience que je reçus plus tard du suc-
cesseur du bon prince Hassan-Bey, je crois devoir entrer
dans quelques détails sur la procédure tunisienne. En général,'
la manière dont la justice se rend en Afrique me plaît beau-
coup; elle est tout-à-fait simple et commode. Celte prompte
expédition des affaires est due principalement au petit nombre
de lois dont le Code se compose ; elles sont toutes contenues
dans le Koran , dans la tradition (assma) et dans les conclu-
sions qui en ont été tirées. Le bey lui-même est le premier juge
de paix de son royaume; il décide en dernier ressort au civil
et au criminel ; et tous ceux à qui il délègue une portion de
son autorité l'exercent avec la même plénitude. Si quelqu'un à
Tunis doit de l'argent à un autre , ne fût-ce que deux piastres,
il sait précisément à quelle heure il est sûr de trouver le bey
ou son lieutenant, dans la grande salle de justice du Bardo, et
d'y obtenir à l'instant même une décision. Les gouverneurs
et les caïds remplissent les mêmes fonctions dans les autres
villes et provinces ainsi que le commandant des camps dans sa
tournée annuelle. La place de bey n'est vraiment pas une si-
nécure, et des personnes bien instruites m'ont assuré qu'il y
a peu de monarques dans la chrétienté qui aient autant d'af-
faires à régler personnellement. Il siège dans la salle de jus-
tice depuis huit heures du matin en été , et depuis neuf
heures en hiver, jusqu'à midi; il n'est dispensé de ce devoir
que par la maladie ou l'absence. Les autres fonctions du
gouvernement l'occupent pendant la plus grande partie du
reste de la journée.
La justice criminelle est aussi sommaire que la procédure
civile. Le meurtre est puni de mort, et dès que le fait est
prouvé, l'exécution a heu sur-le-champ parle géant noir,
qui se tient toujours prêt à la porte du tribunal. Les débats
sont publics , excepté quand il s'agit de crimes d'étal. Si la
famille de la victime préfère accepter une somme d'argent et
LA. RÉGENCE DE TUNIS. 313
si le coupable est en état de l'acquitter, on lui accorde la vie.
Le vol avec violence est puni de la perte de la main droite , et
pour éviter les longueurs d'un traitement chirurgical , le moi-
gnon est trempé sur-le-champ dans de la poix bouillante; le
vol simple et les délits moins graves encourent les peines
de la bastonnade , à la discrétion du juge.
Indépendamment des magistrats que j'ai nommés , les don-
/e/// ( gouverneurs des villes) et les imans (chefs des corpo-
rations) , sont aussi revêtus d'une autorité judiciaire plus
ou moins étendue. Les cadis ne décident, à proprement
dire, que des affaires de religion. J'ai assisté une fois à l'au-
dience du doiileili de Tunis , dont les jugemehs sont sans ap-
pel. Celte audience se tient tous les jours et se prolonge pen-
dant la matinée entière; elle a eu pour moi beaucoup d'intérêt.
Un grand nombre d'affaires y furent décidées en peu de mi-
nutes, affaires qui, en Europe, auraient certainement donné
lieu à dix ans de procédures. En voici quelques exemples :
Un marchand fut amené devant le tribunal par deux de ses
créanciers , à qui il devait plusieurs milliers de piastres qu'il
était hors d'état de payer. Ils produisirent l'obligation, qui
était échue depuis plusieurs mois ; le débiteur ne niait point
sa dette, aussi le jugement de celte affaire ne souffrit-il au-
cune difficulté ; mais avant de rendre son arrêt , le gouver-
neur mit toute son éloquence en usage pour engager les
créanciers à accorder au marchand un plus long délai. A cet
effet, il les fit retirer deux fois , pour appeler d'autres affaires
dans l'intervalle , et ce ne fut que quand il reconnut que tous
ses efforts étaient inutiles qu'il ordonna de conduire en prison
le marchand momentanément insolvable. Cette conduite du
gouverneur me parut aussi humaine que consciencieuse; elle
avait quelque chose de paternel, qui contrastait selon moi
avec la rudesse de nos formes européennes.
Un autre cas qui se présenta était plus compliqué. Un
Arabe avait loué un chameau pour porter à la ville une charge
de charbon ; or , la charge se trouva trop forte pour l'animal ,
314 LA RÉGENCE DE TUSISé
qui succomba dans un petit village à moitié chemin. Le cha-
melier appela des témoins pour constater l'état où se trouvait
sa bête, et vendit le charbon sur les lieux, mais à plus bas
prix que ce qu'il aurait rapporté à Tunis. Il remit cet argent
au propriétaire du charbon , en ne retenant que la moitié du
loyer; mais le propriétaire l'actionna afin qu'il lui bonifiât
la différence. Les deux parties furent entendues fort au
long, et je puis assurer que ces hommes, en apparence
si simples , trouvèrent des argumens aussi déliés que ceux de
nos avocats ; mais , en même temps , je ne pus m'empècher
d'admirer leur bonne tenue , leur noble franchise et la respec-
tueuse convenance de leur conduite. Le douletli décida en
faveur du chamelier. J'exprimai à M. de Nyssen, qui m'avait
accompagné jusqu'au tribunal, l'étonnement que me causait
cet arrêt : il me semblait que , d'après la stricte équité , c'était
le propriétaire du charbon qui aurait dû gagner. Mais jAL de
IVyssen m'expliqua que l'incapacité d'un chameau , qui se dé-
clare quelquefois subitement et sans qu'il soit possible de la
prévoir, est considérée en Afrique comme une avarie grosse,
et que l'on a coutume d'y appliquer les règles de la justice
maritime.
Un jeune garçon de quatorze ans, convaincu de vol, subit
en notre présence sa punition qui consistait en cinquante
coups de bàîon sur la plante des pieds , tandis qu'en d'au-
tres pays, en Angleterre par exemple, il aurait été envoyé en
prison avec d'autres mauvais sujets , au milieu desquels il
n'aurait pas tardé à devenir un scélérat consommé. Quand on
donne la bastonnade, on attache les jambes du patient sur
une petite planche. Deux hommes lui tiennent les pieds en
l'air, tandis que son corps et sa tête sont couchés par terre.
Les naturels du pays , et en particulier les gens de la basse
classe, marchant presque toujours pieds nus, souffrent beau-
coup moins de la bastonnade que ne le croient les Européens.
Quoique pendant l'exécution , le jeune gTirçon appelât fort
souvent le Prophète à son aide, il fut cependant en état de
LA RÉGENCE DE TUINIS. 315
s'en aller sans pantoufles, et rien n'indiquait qu'il souffrît.
Lorsque les coups s'élèvent jusqu'à quelques centaines , la
punition devient fort cruelle, et quand ils vont jusqu'à mille,
ils causent la mort du patient. Mais depuis quelque temps on
apporte une grande modération dans l'application de cette
peine , et il faut que le crime soit bien grand pour encourir
une punition si grave. Plusieurs afl'aires moins importantes
furent terminées à l'amiable et je remarquai souvent que les
plaisanteries du gouverneur excitaient des rires universels et
servaient à faciliter la réconciliation des parties.
Peu de jours avant mon départ pour ma tournée dans l'in-
térieur du pays, j'obtins une audience de congé du bey, que je
trouvai fort gai, comme tous ses alentours, à l'exception de
l'ancien sapaiapa , qui a été obligé de céder sa place au nou-
veau, gros homme à face réjouie. Le premier, ainsi que je
viens de le dire, était sérieux et triste; il devait partir, comme
ambassadeur, pour Constaniinople, d'où bien des gens pen-
saient quïl ne reviendrait jamais. Je remerciai le bey qui
avait la bonté de faire tout ce qu'il pouvait pour rendre mon
voyage agréable, et je lui témoignai ma reconnaissance de
ce qu'il daignait me continuer la faveur que son frère m'a-
vait accordée. Le bey répondit par l'intermédiaire du cheva-
lier Piaffo , ce que depuis qu'il avait eu le malheur de perdre
son auguste frère et seigneur, il se regardait toujours plutôt
comme le serviteur du défunt que comme le souverain du
pays, yy Je lui exprimai après cela le désir d'assister à une au-
dience dans la salle de justice , ce qu'il m'accorda de la ma-
nière la plus gracieuse.
La cérémonie se passa avec beaucoup de dignité. On revêtit
d'abord le bey d'un manteau de soie cramoisie, après quoi il se
rendit, entouré de ses nombreux courtisans, en procession,
à la salle de justice , en traversant la grande cour. En avriut
du cortège marchaient, vêtus d'un riche costume blanc et
rouge, les quatre shtcrshetes , ayant à leur tête le shaush-
salam, qui se distinguait des autres par un costume plus riche
316 LA BÉGENCE DE TU3MS.
et plus bigarré encore cl par un énorme turban. Ces shaushs
étaient autrefois des personnages d'une haute importance; car
c'étaient eux qui , lors([u'un pacha avait été condamné par
le sultan, devaient lui appliquer le fatal cordon. A cet effet
ils portent encore aujourd'hui une ceinture de métal au-devant
de laquelle se trouve une grande boîte qui servait autrefois à
serrer le cordon. jMaintenant elle est vide, ce dont nous
pûmes nous convaincre nous-nirmes; car la cérémonie ter-
minée , lesshauslis ne firent aucune difficulté d'ôier leur cein-
ture et de nous la laisser examiner de près.
Dès que le bey entra dans la salle de justice , le shausJi'
salam annonça son arrivée d'une voix de Stentor , en langue
turque et salua le prince. Le shaush salua ensuite tous les
membres du divan à mesure qu'ils entraient dans la salle. Le
bey seul était assis ainsi que les greffiers ; tous les autres as-
sistans sont obligés de se tenir debout, quoique l'audience
dure souvent plusieurs heures. On me donna cependant, ainsi
qu'aux personnes qui étaient venues avec moi , en notre qua-
lité d'étrangers, des chaises de jonc, sur la droite du trône.
La cérémonie commença par un baise-main général de tous
les assistaus, au nombre desquels se trouvaient cette fois
plusieurs chefs arabes, ce qui fit durer plus d'une demi-heure
cette partie de la cérémonie. Le bey tenait la main étendue
et le coude appuyé sur la hanche; car il doit présenter à ses
sujets non le dos, mais la p;^ume de la main; c'est tout le
contraire pour les chrétiens. Il arrive parfois que les con-
suls, par une grâce particulière, obtiennent aussi l'honneur
de baiser la paume de la main ; ce dont ils sont aussi fiers que
lorsque nos ministres daignent sourire à leurs protégés. Du
reste, Son Altesse faisait fort peu d'attention à la cérémo-
nie, et s'entretenait sans cesse avec les personnes qui se
trouvaient à côté d'elle. Les plus intimes se contentaient
de baiser une seule fois la main ; mais , pour beaucoup
d'autres, l'affaire devenait bien plus compliquée : ils pres-
saient leur front sur la main du prince , qu'ils baisaient eu-
LA RÉGENCE DE TUNIS. 317
suite à deux ou trois reprises; mais tous y mirent la même
ardeur et la même tendresse que s'ils eussent baisé la main
d'une maîtresse adorée. Néanmoins, lo, bash hamha (géné-
ral des hamhi, corps composé de 300 officiers à cheval),
qui se tenait debout à la gauche du trône, avait soin de s'em-
parer du bras de chaque nouvel arrivant, afin de prévenir
toute tentative d'homicide. Le dernier qni passa fut le bou-
langer de la garnison ; après avoir, à son tour, baisé la main
du pacha, il lui présenta, en poussant un grand cri, quatre
petits pains, formant la ration militaire qui lui revenait en
qualité de soldat du Grand-Seigneur. Le bey baisa le pain,
en mangea une bouchée et dit ensuite avec un accent d'hu-
milité : « Puisse Dieu m'en donner autant chaque jour I »
Celte cérémonie terminée, on présenta à la cour et aux
personnes de distinction du café; le bey reçut en outre une
pipe magnifique qui avait au moins dix pieds de long. Aus-
sitôt qu'il en eut tiré quelques bouffées, l'audience commença.
Sous tous les rapports elle ressembla à celle à laquelle j'avais
assisté chez le gouverneur de la ville, le sujet des procès
était souvent de la plus mince importance, sans pour cela
que la patience du souverain parût se lasser. M. Raffo, qui
avait eu la bonté de se placer à côté de moi, m'expliqua
quelques-uns des cas; mais, comme il avait lui-même des
devoirs à remplir, et que le bey l'appelait souvent auprès de
lui , les renseignemens qu'il me donna furent trop incomplets
pour que je puisse en rien rapporter ici. Quoi qu'il en soit,
je crus m'apercevoir que les plaideurs se retiraient, en gé-
néral , satisfaits de l'arrêt.
Tout à cô'é du bey, à sa droite et sur les marches du trône ,
se tenait son fils aîné , Sidi Achmct, jeune prince de vingt-six
ans, qui , avec cet air de profond respect que tous les enfans
de ces pays-ci montrent pour leurs parens, tantôt présentait
à son père ses lunettes pour qu'il pût lire les requêtes qui lui
étaient adressées, tantôt lui tendait un crachoir d'argent. A
gauche, ainsi que je l'ai déjà di(, il y avait le bash hamba,
SiS LA RÉGEIN'CE DE TUNIS.
et uu peu plus loin le nouveau sapatapa , qui quittait souvent
sa place pour aller causer avec les plaideurs un peu éloignés ,
et venait ensuite rapporter au bey ce qu'ils lui avaient dit. A
mesure qu'une affaire était jugée, et il y en avait fort peu ù
l'égard desquelles une remise parût nécessaire, le sapatapa
déchirait sur-le-champ la requête présentée.
Je vais donner maintenant sur le royaume de Tunis quel-
ques détails statistiques qui, dans l'état actuel des relations
de l'Europe avec celle partie de l'Afrique, ne peuvent man-
quer de présenter un grand intérêt. Le royaume de Tunis est
situé entre les régences d'Alger et de Tripoli , et peut avoir 70
milles d'Allemagne sur 60 de large, depuis îa mer jusqu'au
Djerid ou Pays des Dattes. Le climal, bien qu'il se soit mon-
tré rude pendant le temps que j'y ai passé, est, à ce que l'on
m'a assuré, un des meilleurs et des plus sains qu'il y ait au
monde. Les chaleurs de l'été y sont tempérées par un vent
qui souffle presque continuellement du nord , et les hivers n'y
sont jamais froids. Quoique les lacs des environs de Tunis
soient presque à sec l'été ; que la ville soit construite dans un
bas-fond, et qu'il y règne une malpropreté affreuse, et par
suite une puanteur insupportable, les fièvres n'y sont pas
communes, ellesriialadies épidémiqueset contagieuses y sont
inconnues. La peste n'y fait que de rares apparitions et y est
toujours apportée du dehors. La fertilité du sol tunisien est cé-
lèbre de temps immémorial , puisque les Romains regardaient
€ette contrée comme le joyau le plus précieux de leur empire.
Un écrivain assure qu'il suffît d'y retourner la terre avec un bâ-
ton pour lui faire produire toul ce que l'on veut, sans travail ,
sans surveillance, sans engrais. Malgré cela, soit indolence
deshabitans, soit mauvaise direction de la part du gouver-
nement , une grande partie de ce sol si productif est encore
inculte. Toutefois, les jardins potagers de la Marsa , situés
dans la proximité de la ville, valent presque ceux de l'Eu-
rope. Tous nos légumes sont cultivés ici avec succès, à l'excep-.
îion des artichauts et des choux-fleius : mais je trouve qu'ils
LA RÉGEKCE DE TUNIS. 319
ont en général moins de saveur que les nôtres. II en est de
même des fruits , à ce que l'on m'a dit , et les oranges n'y sont
pas d'une qualité remarquable. J'ignore si cela provient de
la nature du sol et du climat, ou s'il faut l'attribuer à un dé-
faut de soin. En attendant, la canne à sucre, le tabac, le
colon et le café, donnent de bons produits, et l'olivier
iûurnit une huile excellente. La rose, la renoncule, la tulipe,
le narcisse, et certaines espèces d'œillets, croissent sponta-
nément et en profusion , ainsi qu'un grand nombre dherbes
aromatiques et d'autres plantes. Le poisson et le gibier abon-
dent. Les métaux même ne manquent pas : le pays produit
beaucoup de fer et de plomb, et l'on m'a dit qu'il se trouve
aussi de riches mines d'or, d'argent et de cuivre dans l'Atlas.
Les grands troupeaux de bœufs sont mal entretenus, et
la race des chevaux , qui autrefois pouvait se comparer aux
plus belles races de lArabie, s'abâtardit d'année en année j
en voici la cause : dès qu'un cheval est reconnu de bonne
qualité , il est immédiatement mis en réquisition par le gou-
vernement , aussi personne ne s'occupe d'améliorer les races
et de consacrer à ce soin du temps et de l'argent.
Les musulmans de Tunis deviennent de jour en jour plus
négligens à accomplir les préceptes de leur culte. Malgré
leurs fréquentes ablutions, ils sont plus sales que les Juifs j
la plupart d'entre eux boivent du vin et de l'eau-de-vie toutes
les fois qu'ils peuvent s'en procurer. Pendant le baïram, ils se
dédommagent du jeune qu'ils sont forcés d!observer le jour,
en se livrant la nuit à toutes sortes de débauches , et le pèle-
rinage de la Mecque est presque abandonné. Leur haine fa-
natique pour les chrétiens n'a seule subi aucune altération, et
ils demeurent toujours convaincus qu'ils vont droit au ciel
quand ils périssent dans un combat contre les infidèles.
Nul chrétien, fùt-il porteur d'un firman du Grand-Seigneur,
ne peut entrer dans une mosquée; exclusion vraiment fâ-
cheuse, car il y en a dans cette ville de fort belles, qui
mériteraient d'être visitées par des hommes de goût. Quant
320 LA RÉGENCE DE TUNIS.
à moi, je n'ai pu jeter que quelques regards à la dérobée
dans les cours et dans les jardins , lorsque par hasard j'en
rencontrais les portes entr'ouverles.
Quoique la religion niahomélane répande une teinte uni-
forme siu' toute la population, on y observe cependant des
nuances assez tranchées. Indépendamment de 50,000 Juifs
et d'un grand nombre de chrétiens , il existe à Tunis une
foule de races mêlées qui diffèrent sensiblement entre elles
par les mœurs, le caractère, et même par l'apparentre
extérieure. Des Turc? de la Morée et de Constantinople,
d'anciens Maures espagnols , des Nègres de l'intérieur de
l'Afrique, des Bédouins des frontières de l'Atlas, etc., se
mêlent pour former un grand tout, dont chaque individu
ne cherche que son propre avantage, sans rien faire pour le
bien de la société ou les progrès de la civilisation. Les Ber-
bers, au nombre desquels il faut compter les Kabaïles et les
Haïoutes, peuvent être regardés comme les habitans primitifs
du pays. Us se composent, sans aucun doute, d'un mélange
de Carthaginois, de Romains, de Numides et de Sarrasins,
et ont conservé quelque chose de tous leurs ancêtres. Ces
hommes se retrouvent, partagés en diverses tribus, de-
puis Maroc jusqu'au golfe de Sidra. Ils sont, en général,
d'une stature élevée, maigres, musculeux, d'un caractère dé-
cidé ; ils ont les yeux perçans et presque toujours de belles
dents, qui contrastent avec leurs traits romains et leur teint
hâlé. Ils habitent principalement les montagnes , et vivent
tantôt dans de misérables huttes construites en terre, tantôt
sous des tentes noires faites de poil de chèvre tressé. Sobres et
faciles à contenter, ils ne se nourrissent guère que de pain,
de lait et de dalles, et atteignent un âge très avancé. La
chasse , un peu d'agriculture et le soin de leurs troupeaux ,
forment leurs seules occupations; fidèles et hospitaliers pour
leurs amis, ils sont bar]>ares et cruels pour leurs ennemis;
ils ont de l'antipathie pour les étrangers et sont jaloux de leur
sauvage iûtiépendance.
LA. RÉGENCE DE TUKIS. 321
Les Bédouins, qui forment la principale population du
pays^ sont plus nombreux que les Berbers ; ils sont encore
aujourd'hui ce qu'ils étaient du temps de Moïse et des pro-
phètes. Leur costume se compose d'un simple manteau à
grands plis qui leur couvre la tcte , et leurs pieds reposent nus
sur des semelles de bois. Les Bédouins sont d'ime nature plus
douce que les sauvages Berbers ; leur teint est d'une couleur
olivâtre-foncé; l'expression de leurs yeux est à-la-fois animée
et pleine de douceur. Eux aussi sont fort sobres, très vigou-
reux , bons écuyers , vaillaus au combat et adroits au manie-
ment des armes. Errant de place en place, et dressant leurs
lentes partout où le sol, qu'ils ne cultivent que superficielle-
ment, leur promet une nourriture abondante, ils n'ont point
de demeure fixe ; leurs femmes s'occupent de l'éducation des
abeilles et des vers-à-soie , tissent les étoffes qui servent u
habiller leurs maris et à former les tentes sous lesquelles ils
couchent. Leur hospitalité est passée en proverbe , et leurs
mœurs sont aussi simples qu'elles l'étaient dans les temps les
plus reculés. Sociables, amateurs de récits merveilleux et de
poésie, étrangers au luxe, prompts à s'enthousiasmer, on
pourrait croire qu'il n'y a pas de peuple plus facile qu'eux à
civiliser. Peut-être y parviendra-t-on un jour, car leurs frères
avaient acquis en Espagne un degré de civilisation auquel
aucune nation de l'Europe n'était encore parvenue à cette
époque.
Une troisième et importante partie de la population de Tunis
se compose de Nègres, qui , quoique mahométans et jouissant
de tous les privilèges de leurs coreligionnaires, n'en sont
pas moins esclaves. Le commerce des esclaves avec l'inté-
rieur de l'Afrique est très actif dans cette ville, et les Nègres
sont traités peut-être mieux à Tunis que partout ailleurs;
aiiçsi, celte classe nombreuse se monire-l-cllc, en général,
satisfaite, quoique parfois elle éprouve des atteintes de nos-
talgie. Tous les eunuques du bey, qui jouissent souvent d'un
grand crédit , sont des Nègres.
VIII.— ^® SÉRIE. 21
S22 LA RÉGEKCE DE TUINIS.
Les Turcs de Tunis sonl très avides ; j'ai recueilli un pro-
verbe qui les caractérise bien. « Donnez, dit-il, de l'argent
d'une muiu à un Tunisien, el il vous permetli-a de lui crever
lui œil de l'autre. » Leur supei stition égale presque leur avi-
dité ; ils ne croient pas seulement aux sorcières et aux niagî-
ciens,'-aux vampires, aux présages malheuieux et au mauvais
œil , i!s oiit encore conservé l'usage du sacrifice des Hébreux.
Quand ils posent la première pierre d'un édifice, ils tuent un
agneau, dont ils laissent égouller le sang sur la pierre ; quand
ils lancent un vaisseau à la mer, ils jettent dans les (lois la
chair de l'animal qu'ils ont tué. Ils poussent la superstition
plus loin encore et ne se contentent pas tonjours d'agneaux,
de chevreaux et de poulets. Djilouli, riche Turc, qui avait
armé plusieurs corsaires, ayant, à son retour, enterré les
sommes considérables que ses courses lui avaient valu , sa-
crifia, dit-on, dans cette circonstance, trois nègres, persuadé
qu'il était que leurs âmes seraient obligées de veiller sur les
trésors que leur sang avait arrosés. Quand on croit quelqu'un
possédé du démon, on apporte im bouc que l'on excite de toutes
les façons à aller heurter de la tète contre la porte fermée de la
chambre du malade , et l'on se persuade que , par ce moyen ,
le démon est mis en fuite et le malade guéri. Pendant mon
Sf^our à Tunis , celte cérémonie eut lieu pour un enfant du
pacha ; mais il paraît que cette fois le diable n'entendit pas
plaisanterie; car, en s'en allant, il emporta avec lui fàme de
Venfant.
Dans les divers étals barbaresques, les Juifs se trouvent en
grand nombre, et y exercent une grande influence. Les
Juifs sont les principaux ouvriers; ils sont à la tête des
douanes; ils ont affermé la plus grande partie des revenus
pubiics, ainsi que l'exportation de plusieurs articles de com-
merce ; la monnaie est soumise à leur contrôle ; ils règlent la
valeur de l'argent; ils ont la garde des diamans et des bijoux
du bey; ils servent de secrétaires, de trésoriers et d'inter-
prètes ; le "<ïu que l'on sait d'arts, de sciences et de médecine,
LA RÉGENCE DE TUKIS. §23
on le doit aux Juifs; ils jouissent de plusieurs autres mono-
poles encore , et il y en a qui possèdent des richesses im-
menses. Avec de pareils avantages, l'oppression qu'ils éprou-
vent ne peut être qu'apparente, et cela est en effet ainsi.
Quand un Turc maltraite un Juif, celui-ci ne peut pas se
venger, c'est vrai; mais il se plaint au bey, et le Turc est
sévèrement puni. On exagère beaucoup les mauvais trai-
teniens que les Juifs ont à souffrir de la part des Musul-
mans ; il est certain qu'ils sont traités avec mépris et in-
solence , mais cela même diminue tous les jours. Ainsi,
par exemple, il ne leur était pas permis autrefois de passer
devant une mosquée sans ùier leurs souliers; je n'ai jamais
été témoin de cette cérémonie de leur part.
Ma notice sur les habitans de Tunis ne serait pas complète,
si je ne consacrais quelques pages aux femmes; mais com-
ment en parler ? Toutes relations avec elles sont défendues
aux chrétiens, sous peine de mort. Celte prohibition s'étend
jusqu'aux filles publiques qui sont en grand nombic et dont
la direction est affermée quatorze mille piastres par an. 1-es
dames européennes peuvent seules obtenir l'entrée du ha^
rem . et les épouses des consuls sont même souvent invitées
par les princesses à se rendre au Bardo. C'est aussi par ces
dames que je me suis procuré quelques renseignemens sur
la manière de vivre des femmes turques et sur leurs mœurs.
Elles ne sont ni belles ni jolies; leur peau est blanche, mais
huileuse; leurs cheveux sont d'un beau noir; la prunelle de
leurs yeux brille d'un vif éclat sous des sourcils arqués et
d'une extrême délicatesse; mais l'excessif embonpoint dont
la plupart de ces dames sont affectées dépare ces avan-
tages. Lorsqu'elles sont assises, elles ne manquent pas de
grâce ; leur costume est magnifique et quelquefois disposé
avec goût, mais l'ignorance de ces femmes est au-delà de
toute expression. La plupart ne savent absolument rien que
tricoter et faire des confitures. On les marie en général fort
jeunes; elles savent à peine lire quelques versets du Coran ;
21.
Z2U LA. KÉGE]XCE DE TUNIS.
mais il est rare qu'elles en comprennent le sens ; une fois
mariées, les soins du ménage, leur réclusion continuelle ne
contribuent pas à développer leur intelligence.
L'épouse d'un des consuls résidant à Tunis m'a donné les
détails suivans sur la première audience que lui accordèrent
les princesses au Bardo , et sur les réjouissances qui eurent
lieu à l'occasion du mariage d'une des filles du bey avec le
sapatapa. Je vais laisser parler cette dame elle-même.
ce Arrivées dans la cour du château , nous fûmes reçues
par le ministre secrétaire du bey , qui nous accompagna jus-
qu'à la porte de la seconde cour. Deux Mameloucks étaient
de faction devant celle du harem , et l'un d'eux s'éloigna pour
aller nous annoncer ; il revint au bout de quelque temps avec
l'interprète du harem qui était une Italienne, et nous invita
à la suivre. Le salon dans lequel on nous fit entrer était tendu
en velours rouge brodé en or ; des cages dorées pendaient du
plafond ; et quoique nous fussions dans l'appartement des
femmes, des armes de toute espèce couvraient les murs.
L'épouse du bey , vêtue fort richement, mais sans goût, était
assise en face de nous sur une ottomane. A notre arrivée,
elle se leva et nous pria de prendre place à côté d'elle en
disant : ce Que votre entrée soit bénie et puissiez-vous res-
ter long-temps avec nous! » Elle avait les bras et les pieds
nus ; ces derniers étaient chaussés de peliles pantoufles
brodées , mais qui n'en couvraient que l'extrémité ; de sorte
que quand elle marchait , elle était obligée de les retenir par
le gros orteil. De l'endroit où nous étions placées on dis-
tinguait aussi plusieurs autres pièces, où une foule d'esclaves
noires et blanches étaient assises par terre, causant entre
elles et s'occupant de divers travaux.
ce Deux jeunes femmes mauresques se présentèrent alors et
commencèrent une danse, si disgracieuse, si indécente, si
lascive, qu'il me strait impossible de la décrire ; puis quand
à la fin de cet horrible ballet les danseuses se jetèrent au cou
^d'un eimuque noir, elles firent avec lui des passes si élran-
LA RÉGENCE DE TUNIS. 325
ges, que nous détournâmes les yeux avec dégoût. La pria-
cesse nous conduisit ensuite dans une autre pièce , pour nous
offrir des rafraîcliissemens. J'avais eu soin de m'iiabiller de la
manière la plus voyante , tandis que ma compagne , qui portait
le deuil d'une proche parente, s'était mise tout en noir.
Mon costume plut davantage à la princesse, car elle me
prenait souvent la main et m'engageait à chaque instant à
manger sur de petites tables où l'on avait rassemljlé tout ce
que le pays fournit de plus délicat et de plus exquis. Nous
prenions ce qui nous faisait plaisir, maïs, compotes, bon-
bons, pâtisserie; mais il fallait tout manger avec les doigts.
Il n'y avait point de serviettes séparées pour chaque per-
sonne , on nous présenta seulement une longue pièce de
toile pour nous essuyer les doigts. Les restes de notre colla-
tion furent mis dans de grands paniers et chacune des dames
invitées en reçut sa part chez elle ; cette distribution a tou-
jours lieu en pareille occasion. Pendant que nous mangions en-
core , le bey , son frère et plusieurs princes parurent dans la
salle , nous regardèrent pendant quelque temps d'un air de
curiosité et se retirèrent sans avoir prononcé une seule parole.
On nous fit ensuite faire le tour du harem, dont les pièces
étaient toutes décorées de la même manière. Nous n'y trou-
vâmes rien de remarquable, si ce n'est la chambre à cou-
cher du bey ; c'est un cabinet dont les murs sont tapissés du
haut en bas de petites montres. La princesse nous accompa-
gna jusqu'à la dernière pièce de son appartement.
ce Les cérémonies nuptiales offrirent plus d'intérêt cl plus
de variété. Les diverlisscmens eurent lieu dans la grande
cour du harem , au-dessus de laquelle on avait tendu un ma-
gnifique pavillon rouge. Devant l'entrée de chaque chambre,
il y avait de grands cierges, peints en vert et en rouge, d'im
pied de diamètre au moins. Au-dessus des jcis d'eau bril-
laient plusieurs centaines de lampions de couleur; l'ensemble
de ce spectacle rappelait les contes des Mille et une Nuits.
La fiancée fut introduite au son de la musique, portée par ses
326 LA RÉGENCE DE TUNIS.
frères sur un coussin de brocard d'or , et fut déposée , au mi-
lieu de la cour, sur un fauteuil antique d'un très riche travail.
Son costume était magnifique et fort lourd; je remarquaisur-
tout un diadème de brillans, des bracelets élincelans de
pierreries et des anneaux pareils au bas des jambes. Les bras,
les mains et les pieds de la jeune mariée étaient nus ; les ongles
des pieds et des mains étaient teints en rouge avec du tamma;
les sourcils et les paupières étaient noircis. Elle tenait les
yeux fermés, et il ne lui fut pas permis de les ouvrir de toute
la journée. A ses côtés étaient placées deux danseuses ,
et devant elles une négresse avec un énorme plateau , sur
lequel on déposait les présens qui étaient destinés à la jeune
mariée : c'était de l'or, des diamans et quantité d'aulres ob-
jets précieux; une personne, chargée de surveiller la remise
des offrandes, lisait à haute voix en quoi consistaient ces
objets et de qui ils venaient. Les plus remarquables furent
deux flacons richement montés en pierres précieuses et
plusieurs paquets fort lourds d'or massif. De deux heures en
deux heures on reportait, sur le même coussin, la mariée
dans son appartement, où elle changeait de costume, pour
être ramenée ensuite de la même façon dans son fauteuil,
ce qui continua pendant toute la journée. Comme il lui est
défendu de prendre aucune nourriture, la pesanteur de ses
bijoux, jointe à la fatigue et au jeûne, faillirent plusieurs
fois lui faire perdre connaissance. Une vieille négresse lui
mettait alors dans la bouche, et chaque fois, ime pastille
qui lui rendait visiblement des forces.
« Celle fois, on ne présenta aux conviées que des sucre-
ries, de la pâtisserie , du café , du chocolat, de la limonade,
etc. ; mais le bey fut moins taciturne et s'efforça de faire, le
mieux possible , les honneurs de sa maison ; il nous disait
à plusieurs reprises que nous étions chez nous et que nous
pouvions faire tout ce qui nous serait agréable. Il prit lui-
même en main un flambeau et nous fit voir le lit nuptial : de
riches tentures en salin blanc , rehaussées d'or , entouraient
LA RÉGENCE DE TUWIS. 327
ce lit qui élait 1res élevé, et auquel on arrivait par un mar-
chepied recouvert en velours rouge. Pendant qu'il nous le
montrait, le flambeau s'éteignit, et nous demeurâmes assez
long-temps dans une obscurité profonde. Mais le bey s'em-
pressa de nous rassurer en riant aux éclats de ce contre-
temps. Un de ses ofliciers appela le chef des eunuques, et
en un instant nous fûmes entourées d'un millier de flambeaux. )>
Voici maintenant quelques détails qui compléteront ce récit.
Selon l'usage , les nouveaux mariés ne peuvent habiter sous le
même toit que huit jours après la célébration du mariage ; on
leur accorde seulement une entrevue de demi-heure, pendant
laquelle les parens des deux époux se tiennent devant la porte
de la chambre nuptiale : c'est dans ce court espace que l'union
est consommée. Lorsque le mari entre dans l'appartement, sa
femme lui baise la main en signe de respect et se laisse mar-
cher sur le pied. JMais dans cette circonstance , la fdle du bey
ne voulut pas se soumettre à cet acte de soumission. Du reste,
tout se passa selon les règles , et les preuves matérielles de la
virginité de la jeune femme furent exposées le lendemain avec
une grande solennité.
(^Athenœum.^
îîauDrUc.
LE CHATEAU D'UDOLPHE.i
Anne Radcliffe avait une sombre imagination ; elle n'a pas
inventé les fantômes , mais elle les a perfectionnés; le nom-
bre des êtres mystérieux que cette femme féconde a mis au
jour est incalculable. Les romanciers prennent ordinaire-
ment leurs héros dans le monde réel, Anne Radclilîe a ex-
humé les siens du monde imaginaire. Tout personnage
(l) NoTEDUTRAD. Nous cmprunlons l'article que l'on va lire à l'une desRe-
\ues publiées à Dublin, qui nous a fourni déjà d'excelleules esquisses sur les
orateurs irlandais , galerie pleine d'intérêt et que nous nwis proposons de con-
tinuer dans nos prochaines lisraisons. L'article que nous reproduisons aujour-
d'hui, empreint de cet humour britannique si original, si intuitif, doit être
plutôt considéi'é comme une ingénieuse critique des romans d'Anne Radcliffe ?
que comme le récit d'un événement réellement arrivé; quoiqu'à certains
égards, les données sur lesquelles il repose ne puissent être contestées. L'iti-
néraire indiqué dans l'article est rigoureusement exact. Le voyageur suit la
joute de Sienne, route qui va s'embrancher avec l'autre voie routière des
Apennins, au-dessus de Monlefiascone. John Lewing passe à Poggi-Bonzi, ù
Sienne , à Torrinieri, à Polderina; et au lieu de descendre de la haute crête
qui domine la roule tortueuse de Riccorsi , il s'enfonce dans la plaine adroite,
du côté où l'on aperçoit une montagne taillée en forme de coupole. Tous ces
détails descriptifs sont de la plus grande vérité. On dirait que l'auteur s'est
attaché à reproduire la fidélité des descriptions d'Anne Radcliffe. A la fin de
cet article , on connaîtra pourquoi le chemin de Sienne à Riccorsi est entretenu
depuis quelques années avec tant de soin , et comment une plaisanterie s'est
changée en une bonne et utile action.
LE CHATEAU d'uDOLPHE. 329
convaincu d'exister était naturellement exclu de ses do-
maines : aussi pour se livrer en conscience à l'étude du genre
qu'elle exploitait, elle s'était retirée à l'écart , et se faisait
une vie conforme à sa vocation d'auteur infernal. Rien de
terrible comme un souterrain creusé par les mains d'Anne
Radcliffe. Les châteaux qu'elle a bàiis sont inhabitables
et inhabités, car il s'y passe d'effrayantes choses, à mi-
nuit, heure oflîcielle des fantômes, heure qu'on n'entend
jamais tinter au beffroi , sans éprouver douze battemens au
cœur. Hélas! le siècle a changé : on ne croit plus à rien au-
jourd'hui. Les spectres sont destitués; la mythologie d'Anne
Badcliffe est tombée dans le néant. Nous sommes tous des
esprits forts; nous dînerions avec le spectre de Banco, s'il
nous donnait à dîner. IMinuit n'est plus pour nous une heure
formidable ; c'est le midi de la nuit.
John Lewing ne pensait pas ainsi : c'était un esprit faible.
Fils d'un honorable baronnet du Devonshire , il avait hérité
d'une immense fortune, à l'âge heureux où l'homme en estime
le prix, parce qu'il peut l'échanger en détail contre des
jouissances. JMais John Lewing ne se souvenait de sa ri-
chesse qu'à de rares intervalles, et ne l'appelait à son aide
que pour satisfaire la plus fantastique des passions. Il s'était
prouvé qu'il avait vu deux revenans , et un certain nombre
de spectres; il avait divisé les apparitions en catégories;
il aimait assez les lutins ; il plaisantait avec les aspioles ;
il souriait aux farfadets ; il causait même familièrement
avec les fantômes , mais il ne pouvait pas souffrir les spec-
tres, et surtout les revenans. Cependant, il ne les crai-
gnait pas; il ne négligeait aucune occasion de rencontrer
sur son passage une compagnie do spectres enchaînés, et
d'entrer en relation de bon voisinage avec eux. Il avait habité
plusieurs châteaux dans le Devonshire, dont la réputation
était tarée. Il avait pris à bail quatre de ces châteaux, et
toutes les nuits il changeait de chambre, comme Denis-le-
Tyran, non pour éviter une apparition, mais pour la ren-
330 LE CHATEAU d'uDOLPHE.
coulrer , eu supposant qu'un spectre affectionnât plus par-
ticulièrement une chambre qu'une autre. Eh bien! avec toute
cette verve de curiosité nocturne , il n'était parvenu qu'à voir
deux revenans , et encore avait-il des momens de doute lors-
qu'il y réfléchissait.
La bibliothèque de John Lewing ne se composait que des
romans d'Anne Radcliffe : ils étaient reliés en peau de goule ,
disait-il, et noircis sur tranche, avec des os en sautoir. Les
rayons étaient eu bois de cyprès. Son livre de prédilection ne
pouvait manquer de se nommer les 31ystères du château
d'iJdulphe. Quel roman ! c'est le beau idéal de la laideur sou-
terraine; comme ils sont gais auprès de celui-là tous les
tristes ouvrages du même auteur. Jamais Anne Radcliffe n'a
fait plus de dépenses de frayeur que dans Udolphe. Chaque
page semble tourner avec un accompagnement de ferrailles;
chaque ligne est sablée avec de la poudre de tombe; chaque
lettre est un œil éteint qui regarde le lecteur. Un homme
nerveux ne peut dormir dans une chambre habitée par ces
quatre volumes sulfureux; il est obligé de les exiler dans
l'intérêt de son sommeil.
Anne Radcliffe a fait l'exacte topographie des montagnes sur
lesquelles planait le château d'Udolphe ; elle a mis une con-
science louable à dépeindre les localités , avec les plus minu-
tieux détails; bien différente en cela de tant de romanciers
qui ne respectent point le lecteur, et bâtissent des châteaux
imaginaires dans des pays qui n'existent pas. Anne Radcliffe
a si bien cadastré le domaine d'Udolphe avec ses apparte-
nances et dépendances, que, avec la première carte des
Apennins qui lui tombe sous les yeux , le moins géographe
des hommes met le doigt sur le point, et dit, comme le héros
du roman, voilà Udolphe II!
John Le>ving dessina un jour,'sur la poussière d'Hyde-Park,
le sombre manoir de Montoni ,1a montagne qui le porte à re-
gret, et le bois de sapins qui s'incline de honte d'avoir couvert
tant de crimes. Puis, il prit des lettres de crédit sur son
LE CHA.TEAU d'uDOLPHE. 331
banquier de Florence, et s'embarqua à Brighlon pour Li-
vourne , avec un exemplaire du roman d'Udolphe et quelques
foulards pour tout bagage; il avait fait un itinéraire sur son
album , qui l'aurait conduit à Udolpbe les yeux fermés.
John Lew ing arriva en Toscane le U juin 18S2 ; il ne s'ar-
rêta à Livourne que pour prendre du thé à la locanda du
Qiiercîa reale. En six heures, sa chaise de poste l'avait dé-
posé à Florence chez Schneider.
A table d'hôte il y avait un Allemand octogénaire qui était
venu de Munich pour mourir à Rome devant un tableau de
Cornélius; un Anglais, qui était amoureux de la Vénus de
Médicis, et l'avait demandée en mariage au Grand-Duc ; et
trois jeunes' Français qui faisaient de l'art, et portaient de
longs cheveux. Au dessert on parla : chacun exposa ses prin-
cipes. John Lewing n'avait d'autres principes que ses théories
sur les revenans ; il les exposa avec beaucoup de gravité : les
convives furent c-bahis. La carte des Apennins se déroula sur
la table; on demanda des épingles au gaiçon; John Lewing
se promena sur les crêtes boisées , traversa les lacs, franchit
les lorrens, pénétra hardiment sous les voûtes sombres du
château d'Udolphe , fit habiller ses convives en spectres,
avec des serviettes, et fut saisi d'une attaque de nerfs. Les
trois Français qui faisaient de l'art, accompagnèrent John
Lewing à sa chambre à coucher, et lui présentèient d'une
voix sépulcrale une infusion de tilleul. John Lewing, pour
récompenser celle générosité française, développa tous ses
plans, et pria les jeunes Français de vouloir bien l'accom-
pagner à Udolphe. Les Français s'excusèrent civilement , en
disant qu'ils étaient forcés de rester à Florence, pour remet-
tre en lumière une fresque elfac('!e de Memmo Gaddi.
John Lewing leur dit : « Eh bien ! je partirai seul. »
A minuit on se sépara.
Deux jours après, John Lewing demande des chevaux, et
court en poste sur la route de Sienne jusqu'à ce village,
composé de deux maisons, qui se nomme misérablement
332 LE CHATEAU d'uDOLPHE.
Torrinieri. Là, notre Anglais fit seller un cheval, suspendit
le roman au cou de la bête, et s'éloigna de la grand'route,
pour marcher directement sur le château mystérieux. Entre
Polderina et Riccorsi, la chaîne des Apennins s'allonge avec
des contorsions effrayantes; il y a des groupes de montagnes
qui semblent s'être associées pour soutenir le ciel. Avant de
descendre dans la profonde route qui tombe d'aplomb sur
les chaumières de Riccorsi , on aperçoit à droite des amon-
cellemens fantastiques de terrain, des collines rouges, des
rochers sillonnés de rides, des montagnes qui ressemblent à
des dômes de cathédrales ; tout ce paysage est d'une tristesse
qui ne peut jamais parvenir à s'égayer au soleil italien.
Lewing prit sa carte, la déroula sur le cou de son cheval, et
établit ses positions. Udolphc n'est pas loin d'ici, dit-il; voilà
une véritable campagne de revcnans. Il se mit à chevaucher
çà et là , toisant les montagnes du sommet à la base , et s'ar-
rêtant par intervalles pour lire un chapitre du roman.
Au milieu de ces perplexités il avisa un pâtre mélancoli-
que , assis sur un tertre de gazon , une houlette à la main , et
gardé par un chien. Il galope vers le pâtre, et lui demande
dans une langue qui avait toutes les peines du monde à se
faire italienne, s'il était bien éloigné du château d'Udol-
phe.
Le pâtre était enveloppé , de la tête aux pieds , d'un vieux
manteau rouge, et ne laissait entrevoir que ses yeux et la
moitié de son front , car la brise fraîchissait sur les Apennins.
Il souleva lentement sa tête , regarda l'Anglais, et lui fit signe
qu'il ne comprenait pas.
John Lewing à son tour regarda fixement le pâtre, et un
rapide frisson le secoua vivement. C'était effrayant en effet,
im pâtre sans troupeau, un manteau rouge et un chien noir.
On aurait cru voir un post-scriplum du roman de Radcliffe,
oublié dans ce désert. Cependant l'héroïque Anglais imposa
silence aux battemens de son cœur; et, appelant à son se-
cours tous les lambeaux de la grammaire de Veneroni, que
LE CHATEAU d'uDOLPHE. o33
sa mémoire tenait à sa disposition, il engagea le colloque
suivant :
ce Êtes-vous de ce pays, ô berger?
— Oui, excellence, répondit le pâtre, avec un accent de
bucolique , je suis natif de Polderina.
— Me permettez-vous de vous demander des nouvelles de
votre troupeau?
— Eh 1 mon troupeau m'a abandonné à mon malheureux
sortj mon cliien seul m'est resté fidèle.
— Quelle est votre profession aujourd'hui?
— Pâtre , toujours pâtre. Le seigneur Montoni m'a promis
de me monter un troupeau ; j'attends.
— Le seigneur Montoni 1 dites-vous? Il y a un seigneur
Montoni, dans cet endroit?
— Oui , excellence ; vous le connaissez?
— Si je le connais ! lui, non; mais son aïeul.... Diîes-moi ,
habite-t-il toujours le château d'Udolphe?
— Il habite cette chaumière que vous voyez lâ-bas, là-bas,
à deux lieues d'ici. On l'appelle toujours le seigneur Mon-
toni, mais il est aussi pauvre que moi.
— Le scélérat !... Je parle de l'aïeul ; et que fait-il ce Mon-
toni, le petit-fils?
— Il arrête les voyageurs, et les dévalise; au fond, c'est
un honnête homme.
— Vraiment ! il a donc été exproprié du château de ses
aïeux ?
— Oui ! le château tombe en ruines.
— En ruines, ce merveilleux château I Est-il bien loin
d'ici ?
— Le seigneur Montoni ?
— Non , le château ?
— On peut le voir de la place où vous êtes... Tenez, mon-
tez sur ce petit rocher, et regardez entre ces deux chênes
qui se penchent... Vous voyez quelque chose de noir, n'est-
ce pas ?
334 LE CHATEAU D UDOLPHE.
— De 1res noir, oui.
— C'est la dernière lonrelle qui reste àUdolphe...
— Ah! il y avait tant de tourelles!... Pourriez-vous m'ac-
conipagner jusque-là?
— Avec plaisir , excellence ; depuis que je n'ai plus de
troupeau , je ne demande que des occasions de me distraire ;
voilà la place où je le menais paître , tous les jours. Ah !
— Pauvre garçon! Tenez, voilà vingt guinées pour vous
consoler.
— De l'or! de l'or! Non, non, gardez vos dons , généreux
étranger; vos gainées m'ùteraientîe bonheur dont je jouis.
— Et de quel bonheur jouissez-vous, dans votre infortune?
— Je cultive la vertu.
— Très bien ! Après?
— Voilà tout.
— De quoi vivez-vous ici ?
— Je vis au hasard; un air pur m'environne, le soleil me
chauffe de ses rayons, y)
Le pâtre et l'Anglais cheminaient en causant ainsi.
Voilà, dit en lui-même John Lewing, voilà le pâtre le plus
original que j'aie vu de ma vie; Dieu me damne, si je com-
prends celte existence-là ! Après une courte pause le colloque
recommença.
«Monsieur le pâtre, dit l'Anglais, auriez-vous entendu
parler, par tradition, des mysières du château d'Udolphe? »
A cette interrogation, le pâtre s'arrêta brusquement et
manifesta une vive émotion ; son corps parut frissonner sous
le manteau rouge; il regarda l'Anglais du fond de ses yeux
vitrés par Teffroi. Le chien noir hurla rauquemenl. John
Lewing fit trente conjectures, à la minute, et resta muet sur
son cheval de poste. Le vent sifflait dans les rameaux secs
d'un vieux figuier stérile qui avait l'air de vouloir se mêler à
la conversation.
Le pâtre hocha la tête , avec des mouvemens solemiels et
mélancoliques, cl John Lewing, s'apercevant qu'il allait enfin
LE CHATEAU D UDOLPHE. o3.5
parler , descendit de cheval pour rëcoulcr de plus près,
ce Seigneur , dit le paire , vous me faites , là , une de-
mande terrible , et qui rouvre de vieilles blessures; rétraciez-
vous votre demande , ou persistez-vous?
— Je persiste, dit l'Anglais.
— Youlez-vous savoir qui je suis?
— Oui.
— Je suis le petit-fds d'Ânnelte et de Ludovico.
— Grand Dieu ! le petit-fils de ces deux honnêtes
— Oui, seigneur, lui-même; regardez ce figuier.
— Je le regarde.
— C'est à l'ombre de ce figuier que se sont reposés mon
aïeul, mon aïeule, et la jeune et belle Emilie, et M. Dupont ,
lorsqu'ils s'échappèrent du château d'Udolphe.
— Ils se sont reposés là! Permettez que je coupe une
branche de l'arbre vénérable qui a ombragé tant de vertus.
Continuez , fils de Ludovico.
— Savez-vous le nom du village que vous venez de tra-
verser ?
— Polderina, je crois,
— Justement. Eh bien! c'est là qu'Emilie acheta un cha-
peau de paille d'Italie, dont elle avait grand besoin, pour son
voyage à Livourne.
— Oui , oui ; ce chapeau de paille Tome III , page 247,
édition d'Edimbourg.
— Avançons toujours, vous n'êtes pas au bout. Voyez-vous
ces bruyères qui s'agitent comme drs chevelures dans une
cuve pleine de damnés, et chauffée à soixante degrés Réau-
mur ?
— Oui , ô le plus poétique des pâtres !
— C'est là qu'eut lieu la disparition do la signora Laii-
rentina.
— Ombre chère! elle plane peut-être
— Elle plane, n'en douiez pas. Aussi ces bniyèi'cs s'agi-
tent toujours, même en l'absence du vent.
336 LE CHATEAU d'uDOLPHE.
— Permellez que je coupe un rameau de ces bruyères.
— Nous sommes en ce moment dans le chemin creux où
passaient les condottieri, quand ils se rendaient de Venise à
Udolphe.
— Je ramasse un caillou de ce chemin creux.
— Voici une petite prairie qui fut baignée par les larmes
de Valancourt.
— Je cueille un brin d'herbe pour ma collection.
— Et voici non, pour me servir de l'expression consa-
crée, voilà, voilà L'dolphe!
— Ah mon Dieu! tenez un instant la bride de mon
cheval, je veux me prosterner Comment, voilà donc ce
magnifique château! est-il perche! Mais dites-moi, je ne
vois pas la forêt de sapins.
— Incendiée , incendiée !
— Incendiée!
— Par la malveillance. Maintenant, prenons haleine et
gravissons ce rude sentier.
— Oh! je reconnais ce sentier, et Valancourt aussi le
connaissait ce sentier! infortuné jeune homme! 0 jeune
pâtre, comment pourrais-je reconnaître le service que vous
me rendez; oh! je vous serai le plus reconnaissant des
hommes, si vous acceptiez un troupeau de ma main.
— Pas une brebis. Je n'ai besoin de rien : ma pauvreté me
suffît.
— Ce désintéressement fera mon désespoir. Diies-moi,
s'il vous plaît , comment vivez-vous avec le petit-fils de
Montoni ?
— Le temps et le malheur adoucissent singulièrement les
haines; je suis intimement lié avec le petit-fils du persécuteur
de mon aïeul Ludovico.
— Cela me touche aux larmes et me réconcilie avec le
nom de Montoni : le petit-fils ne persécute plus personne?
— Eh mon dieu! que voulez-vous qu'il persécute! il serait
bien tenté quelquefois de commettre quelques cruautés par
LE CHATEAU d'uDOLPHE. 337
désœuvrement, mais il n'a pas un écu; et il faut être riche
pour être cruel impunément. Sénèque l'a dit : Da posse
quantum volunt.
— Ciel! vous avez lu Sénèque? vous parlez latin? Oh! ces
montagnes ne méritent point de vous posséder ! quel troupeau
ne se glorifierait pas de vous avoir à sa tête! Venez à Londres
avec moi , monsieur ; venez , je vous donnerai un de mes
vieux châteaux.
— Ah! pourrais-je vivre loin de ces lieux, témoins des
malheurs de ma famille et de mes malheurs personnels !
Quelle douceur trouverais-je qui valût la calamité qui m'ac-
cable à l'ombre de ces figuiers? «
En conversant ainsi , ils arrivèrent sur le plateau de la mon-
tagne. Un singulier spectacle ôta la parole à l'Anglais.
Des ruines étaient amoncelées dans un fossé large et pro-
fond qu'elles avaient comblé. La moitié d'un château était
encore vigoureusement debout; une tour bien conservée
s'élevait comme la tige d'un aloès , d'un grand bouquet de
chênes, et assistait, comme un soldat vivant, à la dévasta-
tion d'un champ de bataille. Le pont-levis était ironiquement
levé devant une muraille absente; et, sur un fossé sans eau,
des pins chétifs avaient envahi la grande galerie, et sem-
blaient s'y promener sur deux rangs, comme des nains mys-
térieux. Un escalier gigantesque montait vers des apparte-
mens supérieurs qui n'existaient plus. Le vent des Apennins
avait ensemencé toutes ces ruines et les avait couvertes de
cette végétation puissante et capricieuse que l'art n'imitera
jamais.
John Lewing reconnut parfaitement les localités. Il fit le
devis du château et nota du doigt, dans l'espace vide, les
salles écroulées où se passèrent tant de scènes inouïes. Use
désigna, avec une grande sagacité, les parcelles d'air où
était suspendue la chambre funèbre du labliau de circ; il se
montra dans le vide le néant où fut cloué ce tableau , et il
frémit. Il se promena dans le corridor absent qui avait cn-
VIII. — If SÉRIE. 22
538 LE CHATEAU d'UBOLPHE.
tendu tant de plaintes nocturnes, et il se recueillit pour
saisir encore un écho de ces plaintes. Le pâtre le suivait
partout avec son chien noir.
Ils arrivèrent au pied de la tour ; la porte était défendue
par des buissons hérissés comme des chevaux de frise. John
Lewing se fraie un passage à travers ces épines , en y laissant
en otage des lambeaux de ses vêtemens. L'escalier était
vermoulu et sombrement éclairé par des lucarnes pratiquées
dans l'épaisseur du mur. Au premier étage , l'Anglais entra
dans une chambre qu'il reconnut du premier coup : c'était la
chambre d'Emilie ; l'ameublement se composait d'un bois de
lit et d'un matelas en putréfaction. John Lewing baisa ce lit.
«0 Yalancourt! » s'écria- t-il; et il pleura. Il vit aussi dis-
tinctement sur le mur le chiffre VE en caractères de sang.
« La nuit approche , dit le pâtre avec sa voix mélancolique.
— Eh I que m'importe ! c'est la nuit que j'attends , que
j'implore, dit l'Anglais. Quand finira-t-il ce jour odieux; je
déteste le soleil.
— Mais songez , seigneur, que nous ne pourrons pas rega-
gner Torrinieri ou Polderina dans l'obscurité.
— Ça m'est bien égal ; je couche ici. »
Le pâtre recula d'horreur.
ce Vous couchez ici !...
— Certainement! là, dans ce lit... le lit d'Emilie! ô Ya-
lancourt !
— Et où souperez-vous?
— Je ne soupe jamais. J'irai déjeuner demain à Torri-
nieri ; faites-moi le plaisir de mettre mon cheval au vert dans
ics ruines ; il boira la rosée de la nuit. Vous n'avez pas la
fantaisie de passer la nuit avec moi, vous ?
— Dieu m'en garde !
— Mettez-vous à votre aise ; mais ne manquez pas de vous
trouver demain à Torrinieri, à l'auberge de.... à l'auberge
enfin , il n'y en a qu'une. Adieu , vous que j'ose appeler
nion ami. »
LE CHATEAU d'uDOLPHE. S39
Le pâtre et Lewing se serrèrent cordialement la main.
L'Anglais resta seul, dans la chambre d'Emilie; le paire et
son chien disparurent bientôt dans le chemin creux.
La nuit tomba sur les vastes ruines et les couvrit d'une
ombre transparente qui les faisait saillir, dans un relief ef-
frayant. Chaque masse de granit emprunta une physionomie
étrange , à cette clarté livide qui tombe d'un ciel étoile , mais
nuageux. La verdure des pins, des figuiers sauvages, des
noyers, des hautes herbes, se fil noire comme un crêpe de
deuil ; c'était comme un cimetière hérissé de tombeaux dé-
vastés, dont les épitaphes avaient disparu sous un voile de
mousse , de saxifrage et de lichen.
John Lewing contempla long-temps, à travers des larmes
de joie, ce spectacle ravissant pour lui. «Comme il est doux
de passer ici ses soirées, disait-il, lorsque l'âge a bronzé
notre épiderme et nous a ravi nos émotit/ns! Cela ne vaut-il
pas mieux, dites-moi, que de faire le wist dans un club illu-
miné au gaz? mais à quoi pensent donc les hommes qui s'en-
sevelissent dans une salle étroite, pour échanger entre eux
ces paroles nauséabondes qu'ils appellent les charmes de la
conversation ? Les mortels sont vraiment fous ! Oh ! comme la
vie est forte au milieu de ces ruines ! Quel soleil vaut cette
nuit ? 0 Anne Radcliffe , grand homme ! poui-quoi n'as-tu pas
de tombe d'honneur à Westminster? Je t'en promets une de
marbre noii'. «
Ce vœu fait, John Lewing se jeta tout habillé sur le lit
d'Emilie, non dans l'inteuiion vulgaii-c de dormir, mais pour
penser, dans un saint recueillement.
Il pensait depuis quelques heures, lorsqu'il entendit dis-
tinctement sonner un coup d'horloge, puis deux, trois, jus-
qu'à douze ! niimiit !
Il se leva sur son sciant et dit : « Voilà qui est bien singu-
lier! ce n'est point un rêve ; j'ai complt' les coups , et la vibra-
tion roule encore dans la tour. Il y a donc un beffroi ici?..
Je donnerais cent guinées pour l'entendre une seconde fois. ))
22.
3^0 LE CHATEAU d'uDOLPHE.
Le beffroi répéta minuit.
« Très bien ! dit Lewing; je voudrais savoir quel est l'hor-
loger qui règle cette horloge. « Et il se mit à rire aux éclats,
pour faire honneur à sa plaisanterie.
Ce rire fut brusquement suspendu par des sons mélodieux
qui semblaient monter du pied de la tour.
« C'est la harpe de Laureniina ! s'écria Lewing, je la re-
connais. )> Et il courut à la croisée pour entendre et voir. Le
prélude de Tinstrunient annonçait une romance; une voix
chantait:
O toi qui sus toucher mon âme.
Mortel sensible et vertueux ,
Prends pitié de ma triste flamme
Seconde mon cœur et mes vœux.
Amant chéri, toi que j'adore.
Délivre-moi de mes tyrans ;
Pour flétrir celui que j'abhorre ,
Il ne me reste que des chants.
« Ces vers, dit Lewing, ne sont pas fort bons, mais je les
paierais volontiers cinq cents guinées. y> Comme il se parlait à
lui-même, il vit distinctement une ombre blanche qui se glis-
sait dans les hautes herbes, au pied de la tour.
Respectons ce terrible mystère, dit Lewing/ il ne nous ap-
partlent pas de sonder les effets siirnaturels , selon la belle
expression de Radcliffe , dans son roman de Julia , ou les
Sojttenains de Mazzini.
Alors commencèrent d'épouvantables scènes, qui auraient
glacé de terreur tout autre que l'héroïque John Lewing. La
lour trembla sur ses vieux fondemens, avec un bruit de fer-
riîillcs, si bien nourri, qu'on eût dit qu'elle était habitée
par tous les fantômes du bagne de l'enfer. On entendait
des cris étranges qui n'appartenaient pas à des poitrines
d'hommes; ces cris s'élançaient avec des sifllemens brisés,
comme s'ils avaient fait^ irruption à travers une rangée de
LE CHATEAU d'uDOLPHE. 341
squelettes; du moins, c'était ainsi que se les expliquait Lewing.
Il entendait des mots isolés , des phrases sans suite, sans
doute interrompues par un vif aiguillon d'une llammc infer-
nale qui su't le dannic sur la terre, lorsqu'il a obtenu un
congé de Satan, C'étaient des paroles lamentables, pro-
noncées dans un italien à l'anglaise, comme si le plaignant
eût voulu se mettre à la portée de son seul auditeur. Puis de
longs éclats de rire qui allaient s'éteindre dans un concert
général de sanglots; puis des râles affreux, comme si toutes
les potences de Tyburn eussent fonctionné sur cent misé-
rables agonies vouées au bourreau : le tout assaisonné de
plaintes de vent, de bruissemens de feuilles, de vagissemens
de nouveau- nés, de fcrraillemcns de fossoyeurs, de duos
d'orfraies et de hiboux , de glas de cloches fêlées^ de frô-
lemens de suaires, de craquemens de saules pleureurs, de
lamentations de vierges outragées, de cliquetis de glaives,
de soupirs de ponts-levis , de fracas de lorrens sous une
écluse, de souffles de fantômes infusés dans l'oreille, de
miaulemens de chats-tigres, de toutes les désolantes harmo-
nies qui s'élèvent des lieux funèbres où la chair souffre , où
le corps verdit, où l'àme pleure, où la vie so fait mort.
John Lewing analysa tous ces effets et les consigna dans
un procès-verbal , en invitant l'assemblée invisible à venir
le signer. Personne ne se présenta ; Lewing jugea conve-
nable de se retirer dans une pièce voisine, pour laisser
libre accès aux signataires.
A l'aube, le calme revint aux ruines; jamais aube ne fut
plus maudite que celle-là; Lewing était furieux contre elle;
d'abord il ne voulut pas la reconnaître et la nia. L'aube ne
tint pas compte de cet aveuglement, et fit son chemin dans
le ciel, en attendant l'aurore ; puis un rayon courut sur la
longue et double crête qui encaisse le large torrent de Ric-
corsi; c'était le précurseur du soleil; l'astre agile, en s'é-
iançant sur l'horizon, rencontra une malédiction de John
Lewing. Cet innocent soleil fut traité , en cette occasion ,
3/|2 LE CHATEAU d'uDOLPHE.
comme un de ces brouillons qui viennent troubler au théâ-
tre un spectacle amusant, et font baisser le rideau.
John Lewing renlra dans la chambre d'Emilie, et prit la
feuille de papier sur laquelle il avait écrit , en grosses lettres,
dans les ténèbres, le procès-verbal de la nuit. Jugez de sa
joie ; il lut au bas les signatures suivantes en caractères sul-
fureux.
Ont signé :
MoNTONi , pèie el fils, ombres vaines. M. Dupont , revenant.
Sigi'.ora Laurentina, aspiole. Aknette, goule.
Val\î(court, fanîôme crraDt. Ludovico, farfadet,
Emilie, jeune spectre. Chœurs ûe Condottieri vénitiens. (i)
Lewing ne témoigna aucun étonnement à la vue de ces
signatures; il trouva cela liés naturel ; mais sa joie était déli-
rante. Il serra précieusement le procès-verbal, descendit de
la tour, et se mit à chercher son cheval, sans espoir de le
trouver, car il était probable qu'il avait disparu dans l'ou-
ragan infernal de la nuit. « Comme tout est calme, disait-il ,
à cette heui^e! Qui croirait que ces lieux viennent d'assister
à tant de bruyantes scènes? » En prononçant ces derniers
mots il heurta du pied son cheval qui dormait tranquillement,
étendu sur le cùté.
« Pauvre bête! dit-il, le voilà qui se i^emet de l'insomnie
agitée d'une terrible nuit! Allons, voyons, sur pied! tu dor-
mirab à Torrinieii. «
Le cheval, mourant de faim et de soif, se leva péniblement,
avec un maintien piteux de résignation ; John Lewing s'élan-
ça lourdement sur lui , et piqua vers ïorriuieri.
Il trouva le pâtre exact au rendez-vous sur la porte de
l'auberge. Le pâtre sauta de joie, en revoyant Lewing,
coiumc s'il l'avait cru perdu sans retour. Lewing fut sensible
à ces vives démonstrations d'amitié. « Déjeunons maintenant,
(i) Tous ces personnages api«rliennenl au roman du flfystère cVUdolphc.
LE CHATEA.U d'uDOLPHE. 343
avant tout; j'ai bu l'absinthe des Apennins, et je meurs de
faim. Jeune pâtre, comment vous nommez-vous?
— Perugino.
— Perugino, je t'adopte pour mon fils.
— J'ai un père , seigneur lord.
— Tu en auras deux. Assieds-toi là , mon fils , et deman-
dons un bon déjeuner. Voyons , toi qui connais le pays, que
trouve-t-on ici de bon à manger?
— Rien du tout, monsieur, de la m or ladclle fraîche et
des œufs qui ne sont pas frais,
— Mangeons toujours.,.. Voyons , dis-moi, à qui appar-
tiennent les ruines du château d'Udolphe?
— Au Seigneur jVIontoni, mon ami.
— Cela ne lui rapporte rien , n'est-ce pas?
— Beaucoup moins.
— \^cndrait-il cher ces l'uincs?
— Oh ! il ne les donnerait pas pour un million ; c'est le châ-
teau de ses pères , et il a la consolation d'aller y mourir de
faim , un jour , avec moi.
— Comment donc ! est-il fou?
— Ah î seigneur , il faut respecter les honorables scrupiïles
de la piété filiale ; mon ami veut léguer à ses enfans^cet
héritage intact...
— Un héritage de rcvcnans! A quoi pense-t-il?
— De revenans, tant qu'il vous plaira, mais vous ne ven-
driez pas , vous, le château de vos pères.
— Un fameux château ! des ruines !
— Oui , mais des ruines bien chères au cœur d'un fils.
JVous sommes pauvres, nous, mais pleins de respect pour la
mémoire de nos aïeux.
— Vos aïeux étaient des brigands.
— Sans doute, mais un fils ne s'informe pas de la piofes-
sion de son père ; il le vénère, quel que soit le uom dont la
société l'ait flétri.
S44 LE CHATEAU d'uDOLPHE,
— Voilà de singuliers principes ! Enfin , peut-on le voir ce
monsieur Montoni , petit-fils?
— Il di'jeiine, en ce moment, chez son cousin Vilbarggio.
— Rendez-moi le service d'aller lui dire que je veux lui
parler, Perugino. »
Le pâtre laissa John Lewing se débattant avec un nerf de
mortadelle, et courut chercher Montoni, le petit-fils.
Montoni arriva. C'était un jeune homme de trente ans ,
d'une figure farouche; il était vêtu en jeune seigneur ruiné
du seizième siècle; ses haillons annonçaient une ancienne
splendeur. Il portait une épée au fourreau de cuivre , semé
de taches de vert-de-gris; ses bottines avaient oublié la se-
melle sur les Apennins.
<c Voilà mon noble ami » , dit le pâtre. Montoni salua fière-
ment ; Lewing s'inclina , avec toute la courtoisie complai-
sante d'un Français.
a Seigneur Montoni, dit Lewing, vous êtes le propriétaire
du château d'Udolphe, m'a dit Perugino.
— Oui , seigneur , et je m'en fais gloire , répondit Montoni ,
avec un accent mâle très prononcé.
— Voudriez-vous le vendre ?
— Le vendre! et que dirait la noblesse italienne si l'on
savait que j'ai trafiqué du berceau de mes pères !
— Sans faire tort à vos pères, je vous prie d'observer
que leur berceau est bien délabré ; et je crois que la noblesse
italienne ne se scandaliserait pas de cette vente. Écoutez,
Montoni , vous me paraissez peu fortuné; je suis dix. fois mil-
lionnaire, moi; je puis vous payer vos ruines ce qu'elles
valent; demandez-moi un prix.
— Si je consentais à un pareil trafic , ce ne serait que dans
le but légitime de m'enrichir d'un seul coup, afin de rendre
à mon nom cet éclat, ce luxe, cette splendeur, qu'il avait
autrefois. Je vous avoue franchement que je ne vendrais pas
mon château pour un prix ignoble et indigne de lui et de moi ;
mais je le céderais avec une certaine répugnance pour une
LE CHATEAU D UDOLPHE. Zko
somme d'une haute valeur. Donnez-moi cent mille écus , et
je me résigne, en pleurant, à embrasser Udolphe pour la
dernière fois.
— Touchez dans ma main, seigneur Montoni ; Udolphe est
à moi.
— Seulement, milord , je veux qu'il me soit permis d'y aller
expirer de douleur , si la vie me devient à charge après celle
cession. '
— Tout ce que vous voudrez ; mais vous n'expirerez pas.
— J'expirerai.
— Où sont vos litres de propriété?
— A Sienne. Je possède le château, sous le nom de Filan-
gieri, mon aïeul maternel ; le nom de Montoni est proscrit en
Toscane. Donnez-moi trois jours pour m'habiller convena-
blement, et je vous attends à Sienne, Piazza del Campa,
à midi.
— Et moi , je vais écrire à mon banquier de Florence.
— Adieu , noble lord.
— Adieu, seigneur Montoni : adieu, Perugino. »
Trois jours après celle entrevue , les ruines d'Udolphe ap-
partenaient à John Lewing.
Le voyageur ne se possédait plus de joie; dans son impa-
tience de propriétaire, il monta à cheval et courut, à franc
élrier, vers la montagne désirée. « Quelle douce nuit je vais
encore me donner', disait-il à chaque élan du cheval; oh!
comme je vais savourer cette noble veillée! Peut-être verrai-je
des choses que je n'ai pas vues la première fois; les fantômes
aiment la variété. Je donnerais pourtant cent guinées pour
entendre une seconde fois la romance de Laurentina. »
Il arriva devant les ruines d'Udolphe , à l'approche de la
nuit; tout était à sa place; il mit son cheval au vert, et fut
reprendre son poste dans la chambre d'Emilie.
Les ténèbres ne tardèrent pas d'envelopper le sonniiet de la
montagne ; elles étaient intenses à faire frémir, a Voilà une
nuit irritée et menaçante, dit John Lewing; il se prépare ici
3^6 LE CHATEAU D UDOLPHE.
quelque chose d'affreux el d'imprévu : c'est une déclaraiiou
de guerre de l'enfer; je suis prêt. »
Disant cela, il se coucha, plein de joie et de résolution,
roreille tendue au bruit du dehors, l'œil ouvert, et impatient
de curiosité. A chaque murmure de la nuit, il se levait sur sou
séant, et disait d'une voix sourde : « Ah! voilà que ça com-
mence ! « Puis rien ne commençait, et il reprenait sa position
horizontale. Jamais amoureux, au rendez-vous, n'éprouva
plus de trépignemens d'impaiieuce que John Lewing au ren-
dez-vous des fantômes.
Il fit sonner sa montre à répétition, et compta onze heures
trois quaîts. « C'est très bien, dit-il, il n'y a pas de refard;
soyons juste et n'accusons personne. Si l'horloge de ces mes-
sieurs est réglée sur ma montre, comme cela doit être, je
n'ai plus que quinze minutes d'ennui à subir; oh! qu'elles
sont longues quinze minutes de nuit! »
La montre sonna une seconde fois; Lewing compta minuit
et le quart. Oh! dit-il, il n'y a pas encore de quoi s'étonner;
le beffroi retarde, ou bien ils ne sont pas prêts ces gens-là;
je les ai pris au dépourvu. Attendons.
La montre sonnait tous les quarts avec une rapidité dés-
espérante. Lorsque l'heure attendue est arrivée sans amener
le plaisir promis, le temps s'écoule aussi rapidement qu'il
marchait avec lenteur dans l'expectative. John Lewing s'é-
tait levé d'impatience; el , la tète appuyée sur ses deux mains,
il contemplait de la croisée les ruines d'Udolpbe, df'Jà légè-
rement blanchies des lueurs matinales de l'été. « Il faut con-
venir, murmurait-il, que c'est indécent de se comporter
ainsi. Voilà l'aube, et rien ne paraît! »
Rien ne parut en effet. L'aurore entrait avec sa clarté
d'opale dans la chambre de la tour. La montagne et la plaine
étaient à découvert. John I^ewing exhalait sa rage contre les
revenans, el méditait un procès contre eux.
Au lever du soleil, il descendit à l'auberge de ïoriinieri et
demanda le paire Pei'ugino. Personne ne le connaissait dans
LE CHA.TEAU d'uDOLPHE. 347
le village. Il résolut alors de passer la journée à l'auberge , et
de rentrer à Udolplie le soir : c'était justement la veillée du
vendredi au samedi. « S'ils me font encore faux bond celle nuit,
disait-il, je désespère de les revoir; mais je me vengerai
bien de ces fantômes-là ! »
Il fut exact au rendez-vous qu'il s'était donné. La nuit res-
sembla parfaitement à la veille; minuit passa comme une
heure ordinaire. Le soleil du samedi trouva Lcwing assis sur
une ruine, et pâle de consternation. Une troisième tentative
qu'il fit encore en désespoir de cause n'eut pas un résultaL
plus heureux. «Retournons à Sienne, dit-il, et demandons
des nouvelles de Perugino, de Filangieri et de Montoni.»
A Sienne, John Lewing heurta à la porte de la maison où
le contrat avait été passé. La porte ne s'ouvrit pas : elle était
inhabitée depuis cinq ans. « Je suis la victime de l'enfer de
mon vivant, murmura-t-il, avec un accent de mélancolique
résignation ; allons prendre du thé au café de la Piazza del
Cainpo.
En prenant son thé , il parcourut la Gazette de Florence ^
et jugez de sa stupeur lorsqu'il lut l'article suivant :
« Un Anglais millionnaire , sir John Lewing , vient d'envoyer à la
caisse de Buon Governo la somme de 100,000 éciis, qu'il destine à
l'entretien de la grande route de Sienne à Riccorsi. Cette noble géné-
rosité britannique trouvera de la reconnaissance chez tons les Tos-
cans; les voyageurs béniront , à chaque pas , le nom de John Lewing.
Ce nom sera gravé sur une borne niilliairc, au bas de la cèle de Sienne^
entre la Louve et le Griffon , armes de la cité. »
John Lewing ressemblait à un homme qui sort d'un rêve :
il avait beaucoup de bon sens, folio à part. Il se mit à réflé-
chir froidement et récapitula son histoiio ; il passa en revue
les trois jeunes Français railleurs de la table d'hôte de Flo-
rence, et ce pâtre Perugino, qui avait un si singulier lan-
gage, et ce jeune Montoni, si fièrement délabn'', cl toute la
fantasmagorie du château. Puis, se levant avec calme, comme
S(l8 LE CHATEAU d'uDOLPHE.
un homme qui a pris son parti , il demanda une plume et du
papier, et écrivit à la Gazette le billet suivant :
a Je viens de me convaincre que les 100,000 écus que j'ai donnés
seront insiiffisans pour l'entretien de la route de Sienne; j'ajoute une
somme égale à la première, qui esta la disposition du gouvernement ,
chez mon banquier Filippo Boggi, place du Marché-I\eitf, inîio-
rence. m
JOH?< Le\vi>'G.
Le lendemain, il fil un aulo-da-fé des romans d'Anne
RadeUffe.
{Dublin Liiiversity Magazine.^
illi$rcUanrcî5.
UN ENFER DE BON TON.
LE CLUB CROCKFORD A LONDRES.
Si VOUS n'avez pas vu Londres depuis 1825 , vous vous
demanderez en passant dans la rue Saini-James, non loin de
Piccadilly , quel est le prince dont le palais s'élève sur l'em-
placement des trois maisons qui portaient autrefois les nu-
méros 50, 51 et 52. Ce n'est pas un prince, c'est un simple
particulier, c'est M. Crockford; le familier des princes, l'ami
des ducs, l'hôte et le convive des marquis, des comtes, des
barons, et de toute l'aristocratie des Trois Royaumes. Feu le
duc d'York, frère du roi, lui disait : Mon cher : le comte
de *** a été long-temps son intime.
— C'est donc un homme d'excellent ion que IM. Crockford ,
à qui il ne manque qu'un lilre, ou peut-être a-t-il une jeune
et jolie femme?
— Nullemcnl, ]\I. Crockford est un assez rustique person-
nage qui n'a pu se dépouiller des façons et des tournures de
phrase du parvenu, et sa femme n'existe pour aucun des lords
qui viennent tous les soirs au palais de la rue Saint-James.
— M. Crockford est donc bien riche?
— Vous y voilà; personne ne sait le chiffre de sa forlime,
mais il se vanle quelquefois de tenir dans sa main le revenu
et le capital de tous ceux qui lui font l'honneur d'Olre ses con-
S5(y Vy E>FER DE BOIV TON.
vives ; car il a table ouverte , et le fameux Ude est son cui-
sinier, à raison de 1000 ^ par an. On ne dîne nulle part
comme chez M. Crockford; nulle part on ne boit du vin plus
exquis, et cependant il ne compte pas moins de 750 amis qui
tour- à-tour, par vingt, par trente, arrivent à l'heure du
dîner et savourent sans façon tous les plaisirs de la gastro-
nomie.
— Comment peut-on devenir l'ami de M. Crockford, me
-demanderez-Yous ?
— Etes-vous riche , vous êtes déjà sur sa liste ; êles-vous
l'héritier de quelque vieille douairière; n'y a-t-il plus qu'un
eousin cacochyme entre vous et une terre substituée, vous y
êtes encore : M. Crockford vous offrira généreusement les
moyens d'attendre avec patience que la mort de votre en-
jmyeuse parenté vous mette en possession de votre héritage.
M. Crockford, eii un mot, est le plus obligeant des hommes,
comme le plus magnifique des hôtes pour tous les fils de fa-
mille de la Grande-Bretagne comme pour tous les étrangers
de distinction ; son palais n"a été construit, agrandi et meublé
que pour eux : c'est pour eux qu'il a la cave la plus pré-
cieuse (1) , la table la plus recherchée , les laquais les plus
intelligens.
Personnellement, M. Crockford a les goùis simples : dans
son intérieur, il ne voit que des hommes simples comme lui.
On dirait un bon gros fermier : sous beaucoup de rapports,
M. Crockford mérite d'être comparé à un patriarche crai-
gnant Dieu et élevant sa nombreuse famille dans ces prin-
cipes. Toutefois, pour l'admirer ainsi, il faut le visiter un
dimanche : M. Crockford observe très dévotement la fêle
dominicale. Il faut aussi entrer chez lui par la petite porte
(1) On poile à 70,000 s£. la valeur des vins contenus dans la cave de
M. Crockford. Elle est placée sou? la surintendance de son fils le marchand
de vins qui y ptiise pour ses clieus; celte cave s'étend sur un espace de 285
pieds cariés. Outre les tonneaux, les barriques, cl autres futailles, on y entre-
tient toujours 3oo,ooo l)outeilles pleines.
Vy E>FER DE BO> TO?f. 351
d'Arlinglon-Street et le suiprendre au milieu de ses dix
enfans : l'aîné est un marchand de vin qui a fait de bonnes
éludes à Cambridge ; une de ses fdles a épousé un ministre du
Saint Évangile. Il répète sans cesse aux autres qu'on ne par-
vient dans ce monde que par l'industrie et le travail , qu'on ne
doit, si on est sage, fréquenter que ses égaux et qu'il n'y a
d'autre chemin pour aller au ciel que celui de la vertu.
Ce sermon dure quelquefois jusqu'au lundi; mais , dès que
le dimanche est passé , l'honnête et simple M. Crockford se
lève tout-à-coup , embrasse ses enfans , et ouvre une petite
porte qui le conduit par un passage secret dans son pa-
lais de Sl.-JamesSlreet; là, ce n'est plus le père de famille
que vous admirez en lui , mais le plus fort mathématicien pra-
tique des Trois Royaumes. M. Crockford est né avec la protu-
bérance des calculs, et sa fortune vient de l'application habile
qu'il a su faire de la science aléatoire. Mais laissons de côté
toute métaphore et disons que M. Crockford, le propriétaire du
palais de St-James-Street , l'ami des grands seigneurs et des
riches héritiers , est le propriétaire d'un de ces établisse-
mens qu'on appelle en Angleterre e7ife7's (^/le/ls) ; mais pro-
priétaire d'un c/r/éT aristocraiiijue, d'un enfer décoré du nom
de club, où se réunit l'élite des fashionables.
On raconte de plusieurs manières l'origine de la forlime de
M. Crockford ; mais tout le monde s'accorde à dire qu'il s'est
élevé du plus bas étage au rang qu'il occupe aujourd'hui par
son talent à mettre toutes les bonnes chances de son côté: il y
a vingt ans ce n'était qu'un petit marchand de poisson, ayant
son échoppe dans les environs de Temple-Bar. On a réimprimé
souvent un de ses anciens mémoires, où l'orthographe com-
pose de singulieis coq-à-l'àne; mais quand on lui en parle,
il répond tranquillement : « Vous n'en trouveriez pas un seul
dont l'addition soit inexacte.» Personne n'additionne, ne sous-
trait et ne muliip'iie comme lui : là est son orgueil. Le petit
marchand de poisson ne faisait que de petits profits en ven-
dant des soles et des merlans ; il se lassa d'additionner des
352 UN ENFER DE BON TON.
sîiillings et des sous , abandonna son échoppe et se rendit
à New-Market pendant la saison des courses, où il fit con-
naissance d'un jockey qui avait l'habitude de gagner chaque
année le prix, autant par son adresse d'écuyer que par la
vitesse naturelle des chevaux qu'il montait. jM. Crockford
paria en véritable Anglais: tantôt pour son ami le jockey,
tantôt contre , et il gagna toujours. La médisance ne man-
qua pas de prétendre que M. Crockford et son ami lo jockey
étaient d'intelligence. Mais au retour de New-MarUct, l'heu-
reux parieur alla continuer son nouveau méiier dans une mai-
son de jeu de KingVStreet : sans doute il y trouva un ami
parmi les joueurs, comme il en avait trouvé un parmi les
jockeys, car on ne le vit plus au marché de Billingsgale ,
ni à son échoppe de Temple-Bar.
Son assiduité dans le petit enfer de King's-Strcet, n. 5, le
rendit témoin d'une querelle entre les propriétaires de cet
établissement. Ces messieurs s'échauffèrent au point de se
reprocher les uns aux autres d'avoir gagné 2,000 ^ de trop
dans une seule nuit à des joueurs novices, qui étaient venus
là faire leur première campagne. Le plus honnête des quatre
associés, craignant que la querelle ne s'envenimât davantage
et n'ameniÀt des explications plus dangereuses, résolut de se
sacrifier; il prit à part le peiit marchand de poisson et lui
proposa de vendre tous ses droits à la société moyennant
100 ^. M. Crockford accepta et mit d'accord les trois as-
sociés.
En peu de temps , le numéro 5 fil de grands bénéfices :
M. Crockford consacra ce qui lui en revint à fonder, sur une
plus lai'ge échelle, une nouvelle maison dans Piccadilly, de
moitié avec MM. Austen et Abboli. Il avait fait des bénéfices
plus considérables encore lorsqu'on l'accusa d'avoir recours
aux dés pipés. M. Crockford prélendit ignorer une pareille
tricherie , qu'il rejeta sur ses associés et déclara qu'il ne don-
nerait plus à jouer qu'en s'associant à des gens comme il faut.
Il acheta dans cctle intention le numéro 50 de la rue St-James-
UK EISFER DE BON TOj>". 353
en 1825. Justement à celte époque, trois riches niilords, qui
ne fréquentaient les clubs de Brooke, de Boole et de Wliitc,
que pour y faire leur partie , eurent quelques remords d'avoir
gagné à leurs amis des sommes énormes, d'en avoir même
réduit deux ou trois à la mendicité. Il ne lein- était pas agréa-
ble d'entendre dire : le duc nn tel a ruiné en une nuit le
comte un telj ils cherchaient donc un banquier qui leur servît
de prête-nom , et M. Crockford leur parut très convenable
pour jouer ce rôle. Le feu duc d'York, le marquis de***,
furent les plus chauds de ses protecteurs , et un noble pair
d'Ecosse, dont nous ne trahirons pas l'anonyme, lui avança
plus de 100,000 £ pour le décider : d'autres lords prirent un
intérêt direct dans sa banque; enfin, il se vit soutenu par
tant de noms honorables, qu'il ne craignit pas d'acheter l'em-
placement de trois maisons pour y édifier son hôtel, dont la
construction lui coûta plus de 60,000 £ et rameublement
A0,000 ^. Aussi le luxe de l'intérieur dépasse tout ce que pro-
met l'architecture extérieure. Il n'est pas de palais dans Lon-
dres qui égale celui-ci en magnificence.
On est tout ébahi lorsque , pour la première fois , on entre
dans le grand salon : c'est une vaste pièce de soixante pieds
de long sur vingt-cinq de large; de chaque côté sont deux
glaces superbes dans des cadres curieusement travaillés et
dorés; chacune de ces quatre glaces a coûté 300 :£. Les lam^
bris et le plafond sont ornés de sculptures et de moulures
en or. Les fauteuils et les chaises, en bois précieux, sont
rembourrés de duvet. La table principale fait l'admiration de
tous ceux qui se connaissent en bois sculpté : elle est d'une
seule pièce ; les flambeaux et les lustres sont assoiiis à ce
riche ameublement. A gauche, une porte vous conduit à lu
salle des jeux de cartes, à gauche une auti-e vous conduit à
la salle de la roulette; ces deux salles, moins spacieuses, no
sont pas moins splendidcs que le grand salon. De la salie de
la roulette on passe à la salle à manger des joueurs, qui est
exclusivement réservée à ces messieurs. lAI. Crockford donne
\TIl.— 4^ SÉRIE. 23
S54 UIV ENFER DE BON TON.
aussi de somptueux dîuers dans le grand salon aux membres-
du cîub sans aucune rcliibullon; quand on a assisté à l'un
de CCS soupers, on s'étonne que l'Amphitryon de ce palais
éerique puisse tenir table ouverte pour 750 souscripteurs,
qui ne lui paient annuellement que dix guinées (le prix d'ad-
mission est de vingt guinées une fois payées). Mais les ha-
biles assurent que c'est à table que commencent les meil-
leures parties. Il csl rare, selon M. Crockford, que du grand
salon, après avoir dégusté les vins exquis du. dessert, on ne
soit pas tenté d'aller dans la salle de la roulette. Chaque
nouveau convive est flanqué de un ou deux habitués qui
l'excitent à boire, lui vantent la qualité des vins, et le
prient sans cesse de comparer entre eux ces divers crûs.
Ces habitués sont appelés des grecs ou des araignées
dans la langue d'argot. Ils n'ont pas un shilling en poche,
et ils seraient fort embarrasses si M. Crockford leur fer-
mait sa porte: mais elle leur est ouverte à toute heure,
soient qu'ils viennent seuls, soit qu'ils amènent un pigeon
ou une mouche. Le pigeon et la mouche sont des novices
qui font leur entrée dans le grand monde. Il ne faut pas
croire que ces novices, pigeons ou mouches, soient introduits
de prime abord dans le sanctuaire : on les caresse avant de
les plumer et de les dévorer. L'enfer Crockford reste quel-
quefois pour eux un club fashionable pendant quelques jours ;
ce n'est que jïar hasard qu'on leur parle des plaisirs secrets
de la roulette et des délicieux petits soupers que M. Ude
daigne quelquefois préparer de ses propres mains, si le duc
d'Argyll ou cjnelque autre membre d'un haut rang l'en prie(l).
Que doivent être ces soupers , lorsque ceux du grand salon
sont déjà dignes delà sensualité d'Apicius? Le novice se laisse
(1) !\1. Ude a clé long-temps le niaîlre-d'liôtel du duc d'York. C'est un Fran-
çais : il a publié un li\re de cuisine fort estimé. Ce n'est que pour ses amis par-
liculiers qu'il consent à prendre le tablier de cuisine; habituellement il se
contente d'inspecter ses aides. Outre ses appointcmens de looo^ il exige
de M. CruckforU des gralifica'.ions lorsqu'il invente uu nouveau plat.
UIV ESFER DE B0> TOTC. 355
tenter, ei une fois qu'il a franchi le seuil de la salle fatale , il
est perdu. Ce n'est pas que dès le premier soir il sorte les
poches vides : au contraire, le plus souvent il gagne;
M. Crockford ne décourage pas ainsi ses convives; ses
lalens profonds sur les chances lui ont appris qu'il n'y a pas
de plus malheureux joueur que celui qui a commencé par
gagner.
l.a porte de la salle de roulette s'ouvre à onze heures. A
peine est-elle ouverte : ce Les dés! » s'écrient les joueurs.
M. Crockford en personne a déjà pris place dans un coin ,
près d'un pupitre, d'où il ne bouge plus jusqu'à ce que le jeu
soit fini. Il est lui-même son propre commis; aucun membre
de l'établissement n'est admis dans ce sanctuaire , tant que
les joueurs sont aux prises. Il y a là un certain M. Page
qui remplit la charge à' inspecteur ou portier , seul il a
mot d'ordre. M. Page est dans la confidence de la plupart des
nobles seigneurs qui fréquentent cette partie de la maison , et
quoique agent salarié (on dit qu'il reçoit 50 guinées par se-
maine ! ) , on ne peut guère le considérer que comme un des
domestiques de M. Crockford : il est tout au plus son ma-
jordome.
Ce personnage, inspecteur, portier, ou surveillant, car
il a ces trois titres comme Cerbère avait trois tétcs, s'as-
seoit sur une chaise élevée au centre de la table, vis-à-vis
M. Crockford, armé d'un petit râteau, dont il se sert pour ra-
mener à lui tout l'argent qu'un représentant de i\I. Crockford
a gagné , ou pour le repousser vers le joueur à qui il revient :
c'est aussi lui qui proclame le résultat du jeu ; bref, M. Page
est une espèce de maître des cérémonies, ayant toujouis soin
que les dés ne restent pas oisifs.
A côté de M. Crockford est la banque : la banque ! chaque
fois qu'un novice entre dans le sanctuaire pour la première
fois , le grec ou V araignée lui montre celte banque d'un air
expressif qui veut dire ; « Ah 1 si vous pouviez la faire sauter
avant de sortir d'ici , quelle fortune I » Hélas I bienlùl le pau-
23.
356 U>' E>FER DE B0>' T0>.
vre pigeon ou la pauvre mouche entendra ses propres écus
tomber dans ce gouffre inépuisable et insatiable.
Le jeu commence à onze heures du soir, mais on entre
jusqu'à deux heures dans la salle de la roulette, qui n'est fer-
mée qu'à cette heure-là pour tous ceux qui ne sont pas déjà
dans la maison. Le jeu dure jusqu'à cinq heures du matin,
quelquefois jusqu'à huit ; en une nuit, que de bouleversemens
de fortunes ! Il y a un an à peine un pigeon fut plumé de
60,000 j£ en moins de trois heures : les enjeux étaient de
10,000 £• Il y a six mois, le petit-fds d'un noble comte per-
dit 70,000 £ d'un seul coup de dé, car la banque tient tout,
jusqu'à 100,000 ^ et au-delà.
J\I. Crockford , aujourd'hui seul propriétaire, a désinté-
ressé tous ses nobles associés, dont l'un, le marquis de*'*,
n'a pas réalisé moins de 50,000 £ dans la liquidation de
la première société.
Il faut que les profits de M. Crockford soient bien considé-
rables pour subvenir aux frais de son établissement : trente-
cinq domestiques à livrée , douze cuisiniers ou chefs d'office ,
des employés de toute espèce, des teneurs de livres, des
chefs de correspondance , des caissiers , des poètes même ,
sont à ses gages. Toutes ces dépenses s'élèvent à 1000 £ par
semaine! Néanmoins, on estime cju'en 1835, il a dû mettre
de côté 100,000 £; il est vrai que celle année-là, on cite une
nuit où, depuis onze heures jusqu'à six, on vil passer sur
le tapis vert la valeur de 1,000,000 £.
Indépendamment de sa chance comme joueur contre tous
ceux dont il tient les enjeux, M. Crockford a certains avan-
tages en sa qualité de banquier ; ces avantages ou ces points ,
comme on dit dans l'argot des enfers, varient suivant les divers
jeux. Au jeu de la rovge et de la noire , qui se joue avec des
cartes, sur soixante-huit chances, deux sont invariablement
pour la banque; elle en a deux sur trente-huit à la roulette,
et six sur quarante-huit , à mi, deux et cinq, qui se joue avec
ime grosse boule d'ivoire marquée de quarante-huit taches,
UN ESFER DE BON TON. 357
dont viiigl-quaire noires, seize ronges ei huit bleues. Par un
autre calcul , on a reconnu que si chaque enjeu était de 500 .£,
chaque heure rapporterait un droit de la même somme à la
banque; et, en supposant que le jeu ne durât à ce taux que
cinq heures chaque nuit , ce serait un bénéfice net de 25,000 £
par semaine, ou de 180,000 £ par semestre. Dans celte sup-
position on admet le cas le plus commun , celui où c'est
M. Crockford qui gagne en définitive; mais, en supposant
qu'il ne gagnât ni ne perdit, il n'en percevrait pas moins la
moitié de cette somme ou 90,000 £ au bout de l'année.
M. Crockford, outre ses frais ordinaires, est forcé de faire
des avances à ses grecs et à ses araignées. Il a quelques an-
ciennes connaissances qui lui font l'honneur de lui emprunter
de l'argent et qui oublient presque toujours de le lui rendre :
le chapitre des dépenses imprévues compense bien les
bénéfices imprévus. On ne l'a jamais entendu accuser un
déficit, il dit au contraire gaîment qu'il n'y a pas de banque
plus solide que la sienne. Quant à ses débiteurs, il est
fort indulgent pour eux, bien convaincu que ceux qui de-
viennent à la longue insolvables seront insensiblement ses
meilleurs pourvoyeurs. Les araignées titrées sont pour lui
d'inappréciables amis : elles recrutent là où ses grecs sans
notabilité ne sauraient avoir accès. Un de ses grands désap-
pointemens a été jusqu'ici de n'avoir pu attirer dans son club
le jeune duc de Buccleugh ; c'est en vain qu'il lui a dépêché
ses agens les plus adroits ; cet h(''ri(icr de la plus belle fortune
des Trois Royaumes est si mal organisé qu'il n'a pas encore
pu comprendre le bonheur de l'enfer aristocratique. M. Cro k-
ford espère toujours, se fondant sur l'inconstance des goûts
de sa Seigneurie, car elle a été tour-à-iour curieuse de vases
antiques, de meubles de Chine, de porcelaines du Japon,
de sculptures du moyen âge, et de mille et autres fantaisies.
Le tour des caries viendra peut-être.
Quelques notabilités du grand monde ne fréquentent le pa-
lais Crockford que comme souscripteurs dn club, ne se don-
358 UN ENFER DE BON TON,
tant pas peut-être qu'elles servent de décoration vivante à
une maison de jeu. Le duc de Wellington, qui, de sa vie, n'a
louché un dé , est de ce nombre; mais sir Robert Peel a refusé
d'être compris au nombre des amis du moderne Plulon. Il
existe cependant un véritable club dans le palais, un club
gouverné par un comité dont M. Crockford est exclus , et qui
décide de l'admission ou du rejet des souscripteurs nouveaux;
mais leur administration s'arrête à la porte de la salle de
roulette : là, règne le seul M. Crockford; là, seul il gou-
verne ou seul il dirige les rouages si compliqués de sa vaste
machine.
Tel est M. Crockford, le plus honnête, le plus simple, le
pus moral des pères de famille, dans la rue d'Arlington, le
plus magnifique, mais le plus dangereux des Amphitryons
dans la rue .de Saint-James.
{The Great Metropolîs.^
NOUVELLES DES SCIENCES,
DE LA. LITTÉRATURE, DES BEA.UX-ARTS, DU COMMERCE, DES ARTS
INDUSTRIELS, DE l' AGRICULTURE , ETC.
Bcimccs pi)i)9iquc9 ci €\)mï(\mB.
Recherches chimiques sur l'atïnosphère des fu/i/iels. — ■
Le grand nombre et quelquefois la longueur des tunnels que
l'établissement des chemins de fer rend nécessaires , donnent
quelque intérêt aux recherches que le docteur Reid vient
d'entreprendre sur l'air de ces longs souterrains destinés à
faire disparaître l'inégalité du sol sur lequel sont établis les
chemins de fer. Deux causes principales doivent, en effet,
contribuera altérer l'air qu'ils contiennent : d'abord, rhumi-
dité , qui varie suivant la nature des roches dans lesquelles
lis sont creusés; et ensuite, l'immense quantité d'acide car-
bonique, chargé de vapeurs aqueuses et d'une suie abon-
dante qu'y versent par torrens les machines à vapeur , qui , à
chaque instant, les parcourent. Il était donc à craindre que
l'air de ces tunnels ainsi altère; ne cessât, dans quelques cas,
d'être propre à la respiration. Les expériences suivantes du
docteur Tleid nous semblent devoir rassurer entièrement sur
ces craintes en apparence assez fondées.
Le tunnel du chemin à rainure de Leeds à Selby , où ces
expériences ont été faites, est long de 700 yards, sur 22 pieds
de largeur et 17 de hauteur. Son inclinaison est d'un pied sur
300, et il a deux puits à ventilation , qui avaient été établis à
l'époque où il fut creusé ; ces puits ont 23 , 22 et 20 yards de
profondeur, depuis leur sommet jusqu'au sol du tunnel.
360 NOUVELLES DES SCIENCES.
Bien qu'on n'emploie ni feu ni mécanisme pour accélérer la
venlilation de ce tunnel , le docteur Reid ne craint cependant
pas d'affirmer qu'il est convaincu que l'air qu'il contient ne
peut être nuisible à la santé des passagers, parce qu'il est
renouvelé assez souvent par les courans qui y existent tou-
jours, pour qu'il conserve sa pureté. Voici quels sont les motifs
sur lesquels il appuie son opinion :
l** L'examen d'un grand nombre d'échantillons d'air pris
dans le tunnel et dans les circonstances les plus opposées , lui
a démontré que la quantité d'acide carbonique versée dans
l'air par les machines locomotives est bien au-dessous de un
pour cent : quantité trop faible pour qu'elle soit considérée
de quelque inq:>ortance et qu'il puisse en résulter le moindre
inconvénient pour la santé des voyageurs pendant leur pas-
sage sous ce tunnel.
2° Si on compare la moyenne de la quantité de coke con-
sumé, à chaque toiu-, dans l'intérieur du tunnel, elle volume
d'acide carbonique qu'il produit, au volume de l'air contenu
dons le tunnel, on arrive à la même conclusion que par l'ex-
périence précédente.
o" Cependant on doit croire que l'acide carbonique n'est
pas également répandu dans l'air du tunnel. D'api^ès les
circonstances dans lesquelles il est produit , il doit être néces-
sairement à une température très élevée et contenir une
grande quantité d'eau ; et , bien que sa température doive être
abaissée aussitôt qu'il vient en contact avec l'air, cependant
la quantité spécifique de la giande masse de l'air qui l'enve-
loppe doit être moindre que celle du reste de l'air du tunnel ,
qui flotte surtout au-dessus des voitures jusqu'à ce qu'il se
soit entièrement mélangé. La chaleur et l'humidité font plus
que contrebalancer toute augmentation de densité produite
par l'acide carbonique , et de nombreuses recherches ont dé -
montré que les gaz les plus pesans ne se séparent pas seiUe-
mcnt de l'air, quand une fois ils ont été mêlés avec lui , bien
plus même, qu'ils tendent continuellement à le pénétrer, lors-
NOUVELLES DES SCIENCES. 361
qu'ils en sont séparés par des corps qu'ils peuvent traverser.
If La température de l'air pendant la semaine où les expé-
riences furent faites, ne différa pas beaucoup de celle de l'air
extérieur ; la plus grande différence ne dépassa pas six degrés.
Sa température est plus uniforme que celle de l'air extérieur.
Dans un cas , la température de l'air, au haut du puits le plus
profond , s'éleva , en quelques secondes , de 37 à 60 degrés ,
au moment où la locomotive passait et que la vapeur qui s'en
dégageait pénétra ; mais aussitôt que celte vapeur eut dis-
paru , la température retomba à 37 degrés.
5° Dans aucun des échantillons d'air qui furent examinés ,
on ne trouva la moindre impureté. La légère augmentation de
la quantité d'acide carbonique que nous avons indiquée était
le seul changement appréciable qu'ait éprouvé cet air.
Matière propre à de'termiuer la quafitite' de tnatih-e co-
lorante contenue dans les cochenilles. — 3L Anihon a entre-
pris une série d'expériences pour résoudre cette question ; nous
allons exposer ici le meilleur procédé qu'il a trouvé pour
l'essai des cochenilles. Il est bon de dire auparavant que le
chlore est un fort bon moyen ; mais il ne réussit bien qu'entre
les mains d'un chimiste expérimenté. Ajoutons à cela qu'il est
difficile de se procurer des solutions de chlore bien identi-
ques, et que, par ce réactif, on peut commettre des erreurs
graves, suivpnt qu'on le laisse plus ou moins long-temps avec
l'extrait de cochenille, parce que l'action blanchissante de
ce gaz, relativement à la carminé, n'est pas instantanée ni
terminée en un moment; c'est ce qui a fait abandonner ce
mode d'essai. Celui de M. Anihon est basé sur la piopriété
dont jouit l'hydrate d'alumine, de précipiter coniplèlement
la carminé de sa dissolution, de manière à ce que le liquide
devienne clair et incolore. Il ne faut, pour ce procédé , qu'un
cylindre gradite' cl la liqueur d' épreuve.
Ce cylindre consiste en un lube de verre de troTs quarts
de pouce à un pouce de diamèlre inlérieur, et de vingt iV
362 NOUVELLES DES SCIENCES.
vingt-quatre pouces de haut; il est fixé à un pied égale-
ment eu verre, ce qui le rend plus commode et d'un emploi
plus facile. On verse dans ce tube une teinture aqueuse, faite
avec sept grains de carminé pure et sèche qu'on a préparée,
en épuisant de la cochenille en poudre par l'eau, évaporant
la liqueur à un feu doux , jusqu'à la consistance d'extrait , trai-
tant ce produit par l'alcool bouillant, filtrant et évaporant à
siccité : c'est cette matière colorante qu'on nomme carminé.
Pour rexpérimeniatiou dont nous traitons , on en prend sept
grains qu'on dissout dans la quantité d'eau nécessaire , afin
que le tout n'occupe qu'une capacité de trois pouces cubes. A
dater du point atteint par la surface du liquide, on commence
à compter la graduation du tube, ou, pour mieux dire, c'est
là le zéro de l'échelle. Alors on y verse peu-à-peu de la li-
queur d'épreuve, on remue le vase, l'on agite le liquide à
chaque addition , et on laisse déposer la laque carminée qui
s'est formée; on continue ainsi jusqu'au moment où la liqueur
du tube devient incolore. A ce point , on marque le numéro 70
et l'on divise l'espace compris entre le 0 de l'échelle et le
point 70 en soixante-dix parties égales, dont chacune cor-
respond à la quantité pour 100 de carminé contenue dans la
cochenille. L'auteur a préféré ne pas rendre cet appareil plus
long, et donner plus de hauteur aux degrés, parce que , sui-
vant lui , il n'y a pas de cochenille qui contienne plus de 70
pour 7o de matière colorante pure.
Pour obtenir la liqueur d'épreuve, on dissout une partie
d'alun dans trente-deux parties d'eau, et l'on y ajoute de
l'ammoniaque tant qu'il s'y forme un précipité, en ayant soin
toutefois de ne pas y en mettre à l'excès. C'est ce mélange
blanchâtre, homogène et un peu gélatineux, qui constitue la
liqueur d'épreuve. Nous devons faire observer qu'on doit
bien l'agiter avant d'en faire usage. Voici maintenant le ino-
dus faciendi. Quand on veut essayer une cochenille ou son
extrait, on en pèse dix grains qu'on réduit en poudre fine, et
l'on agite avec cent grains d'eau chaude ; quand les parties
NOUVELLES DES SCIENCES. 363
non dissoutes se sont déposées , on décante la liqueur claire
qu'on verse dans le cylindre gradué, et l'on verse sur le ré-
sida cent autres grains d'eau chaude; l'on opère comme nous
venons de le dire , et l'on continue ainsi jusqu'à ce qu'on ait
atteint le zéro du cylindre , temps auquel la cochenille doit
être épuisée de sa matière colorante. On commence alors à
ajouter la liqueur d'épreuve dans de telles proportions, que
par la première addition de celte liqueur, celle du tube ne
doit s'élever que jusqu'au 30" ou 35° au plus, et l'on conti-
nue, comme nous l'avons déjà dit, jusqu'au moment où. le
liquide du tube est clair et décoloré. Alors , en examinant le
point du tube où le mélange des liqueurs s'est élevé , ce degré
indique en centièmes la quantité de matière colorante que
contient la cochenille soumise à cet essai. Ce procédé est si
simple et d'une exécution si facile, qu'il peut être exécuté
par tout ouvrier intelligent.
j^finicfs naiuvfUc9.
Manne du mont Sinaï. — M. Wellsted vient de lire, dans
l'une des dernières séances de la Société linnéenne de
Londres , quelques observations sur la manne du mont Sinaï.
D'après ce savant botaniste , c'est dans Ovady-Hehron que
les Bédouins recueillent cette manne. La récolte s'en fait de
grand matin ; après l'avoir passée à travers un tissu , on l'en-
ferme dans des peaux ou dans des gourdes. La quantité qu'on
en recueille , dans les saisons les plus favorables , n'excède
pas 700 livres. Une quantité considérable est consommée par
les Bédouins même ; le reste est porté au Caire, et une petite
quantité est remise aux moines du mont Sinaï, et vendue b.
des pèlerins russes qui la reçoivent avec respect , conuiie une
preuve incontestable de la vérité des évènemens relatés dans
l'Écriture sainte. Celte manne ne se recueille que dans les
saisons qui suivent les pluies abondâmes ; car, elle a nutnqué
quelquefois pendant des périodes de sept années. Quand elle
364 NOUVELLES DES SCIENCES.
est nouvelle, elle a la consislance et la saveur du miel; sa
couleur est d'un ambré intense.
NoTK DD TBAD. Il eût été à désirer que M. Wellsled fût entré dans
quelques détails sur Tarbre qui produit cette manne, et se fût livré à
quelques recherches pour déterminer si c'est bien celle dont parle Moïse.
Nous ne le pensons point ; nous sommes plutôt porté à croire que la manne
des Hébreux est celle qu'on nomme manne alhagi, suc blanc, concret, qu'on
récolte sur un arbuste, formant de petits buissons épineux , l'Ae^-ja/v/m
alhagi, qui croît dans les déserts de l'Arabie, de la Nubie et de la Perse.
Celle dite du mont Sinaï se rapporte plutôt à la manne liquide ou téréniabîn
d'Avicène et de Serapion, que nous regardons comme une variété de la pré-
cédente, et qui serait à la manne concrète de l'alhagi ce qu'est la manne
grasse à la manne en larmes. Ce qui nous conGrme dans cette opinion, c'est
que Moïse dit ( Exode, chap. 16, vers. i3, 14 et i5), que la terre en était
couverte. Cette expression de mot terre ne doit pas être prise rigoureusement
à la lettre; le législateur des Hébreux, voyant les buissons épineux chargés de
cette substance , et ces buissons recouvrant une grande partie du sol, a dû
employer métaphoriquement celle expression. Nous devons ajouter qu'Olivier
de Serres, qui a écrit un voyage autour de l'Empire ottoman, apporta en France
de celte manne blanche et sèche, dont quelques morceaux contenaient des
débris d'épines et de branches de végétal.
Température de l'intérieur de la terre. — Les obser-
vations suivantes ont été faites dans deux mines en Irlande ;
leurs résultats sont beaucoup plus positifs que ceux obtenus
par l'ancienne méthode. Nous nous empressons de les
accueillir, car elles corroborent la théorie émise sur la
chaleur intérieure du globe. Ici le thermomètre a été
plongé dans des courans d'eau , dans la partie la plus rap-
prochée du rocher d'où ils jaillissaient, au lieu d'èlre intro-
duit dans des trous , comme cela se pratique ordinairement.
MINE GRANITIQUE.
Terme moyen des Nombre des
Profondeur. expériences. expériences. Températunî.
à 60 brasses. 31 brasses. 7 51 6' Fahr.
50 à 100 — 79 — 15 59 —
&OUVELLES DES SCIENCES.
365
100 à 150 —
133 — 11
63 4'Fabr.
200 et au-delà.
277 — 3
81 3' —
MIINE ARGILEUSE.
à 60 — 35 — 21 57 O'Fahr.
50 à 100 — 73 — 19 61 3' —
100 à 150 — 127 — 29 68 —
150 à 200 — 170 — 21 78 --
200 et au-dessus. 22 1 — 5 86 6' —
Note du trad. Dans une des dernières communications faites à l'Académie
des sciences par M. Arago, sur l'état actuel du forage du puits de l'abattoir de
Grenelle, ce savant a constaté que la température s'élevait à mesure que le
trou de sonde gagnait de profondeur. Le forage est aujourd'hui parvenu à 400
mètres; et, à ce point extrême, le tlieimomèlre s'élève à 23° 5 , tandis qu'à
l'oriOce, il n'indiquait que 10'^ 5. D'après ses précédentes observations,
M. Arago a été amené à dire que, si le forage parvenait à 700 mètres; et si, à cette
profondeur, on rencontrait des eaux jaillissantes, leur température s'élèverait
à 35' centigrades.
J^icicucfô iHi'tiicalcô.
État sanitaire de la ville de New-York. — La ville de New-
York, siluée par le 40° Zi2' laliiude, et le 74° 1' longiliidc de
Greenwich, occupe la partie méridionale de l'ile de Manhat-
tan, et s'incline par une pente douce jusqu'aux deux rivièries
qui la baignent, le climat de New-York est très inconstant; le
thermomètre varie quelquefois de 20 à 30 degrés, dans l'es-
pace de vingt-quatre heures. La température moyenne, prise
pour plusieurs années, est de 53" 78' ; celle de l'hiver, de 29°
84'; celle du printemps, de 51" 26'; celle de l'été, de IT
16', et enfin celle de l'automne, de 54° 5'.
New-York n'a jamais reçu d'autre eau que celle que l'on
obtient en creusant des puits à une plus ou moins grande
profondeur, cette eau est d'une bonne qualité qtiand le puits
pénètre assez avant dans le roc; celle, au contraire, que l'on
366 kouat;lles des sciences.
trouve dans les puiis qui ne pénètrent pas jusqu'au roc est
ordinairement très impure. Un gallon de l'eau fournie par le
puits qui appartient à la compagnie de Manhaltan contient
125 grains de matière solide. En ce moment on s'occupe de
faire arriver à New-York de l'eau qui fournira moins de trois
grains de matière solide par gallon. Bien qu'on ne puisse nier
l'influence fâcheuse de ces eaux impures sur la santé de ceux
qui en font leur boisson habituelle , cependant il est probable
qu'elle a été exagérée. Les matières animales ou végétales
qui y sont tenues en solution , quelque détestables qu'elles
paraissent au goût , ne peuvent être nuisibles, à moins qu'elles
soient en état de putréfaction. C'est donc aux substances
minérales qu'elles contiennent qu'on doit ailribuer leurs ef-
fets délétères. Le docteur Paris pense que l'eau chargée de
sulfate de chaux détermine des maladies de la rate chez cer-
tains animaux et surtout chez le mouton. D'après le docteur
Clay Horn on observerait la même chose dans la partie orien-
tale de l'île de Minorque. Au contraire, les marins anglais
qui , pendant de longs voyages , ne boivent que de l'eau de lu
Tamise, qui est chargée de matières végétales et animales,
paraissent n'en éprouver aucun effet fâcheux.
Cependant si la mortalité est un peu plus forte à New-
York qu'à Philadelphie, à Boston et dans les autres villes du
nord, on ne doit pas l'attribuer à ces causes, mais bien a
d'autres circonstances , dont la plus importante est l'encom-
brement que produit continuellement l'arrivée des pauvres
étrangers qui y débarquent chaque jour, dans le plus grand
dénùment. Yoici le chiffre exact de ces arrivans pendant les
dernières années.
1829 .
. 11,501
1832 .
. 28,283
1830 .
. 21,433
1833 .
. 16,000
1831 .
. 22,607
1834 .
. 26,549
En 1835, le chiffre a été plus considérable, et d'après les
premiers mois de 1836, il est très probable que le nombre
NOUVELLES DES SCIENCES. 367
s'élèvera pour cette année à plus de 50,000. On sait aussi que
la plupart des Irlandais , au lieu d'aller immédiatement dans
l'intérieur, restent à JVew-York, s'y entassent au milieu de
la saleté et des privations de tout genre, et périssent en
grand nombre. New-York reçoit en outre beaucoup d'indi-
vidus qui ont débarqué sur divers points de la côte et dont
on ne peut connaître le nombre. Il est donc probable que si
la mortalité est plus considérable à New- York que dans les
autres villes de l'Amérique, c'est surtout par la cause indi-
quée ci-dessus. La durée moyenne de la vie des classes
aisées y est du reste aussi longue que dans toute autre ville
du monde.
La mortalité présente à New- York des différences suivant
les âges, les temps et les races qu'il ne sera pas sans inlérèt
de faire connaître; mais d'abord disons que la moyenne delà
mortalité pour les seize dernières années a été d'un mort sur
31 habitans. L'année 1833 fut celle où la mortalité fut ia
moins forte, elle est de un sur quarante-trois, tandis que,
en 1832, elle était de un sur vingt-deux.
Mais comme la mortalité est beaucoup plus forte chez les
nègres que chez les blancs, cette moyenne diminuera encore
beaucoup pour les blancs; elle ne sera alors que de un sur
quarante, tandis que pour les nègres elle est de un sur vingt-
sept.
La moyenne de la mortalité à Philadelphie a été, pour les
quatorze dernières années , de un sur quarante-sept ; pour les
deux couleurs réunies, tandis que pour les blancs seuls eile
était de un sur cin(iuante et de un sur dix-neuf pour les
nègres.
Le tableau suivant nous fera connaître à-la-fois et la popu-
lation de New- York , et l'accroissement qu'a pris graduelle-
ment cette population pendant les quatorze dernières an-
nées , et la moyenne de la mortalité qu'elle a éprouvée chaque
année.
68
NOU''
En
1821.
SUI
10,730
1823.
—
11,600
1824.
—
12,070
1825.
—
12,575
1826.
—
12,878
1827.
—
13,181
1828.
—
13,484
1829.
—
13,787
1830.
—
14,091
1831.
--
14,292
1833.
—
14,696
1834.
—
14,898
NOUVELLES DES SCIENCES.
sur 10,730 nègres il en est mort 750 ou 19-50 ^L
432
—
26
-85
718
—
16-
-81
875
—
14-
-95
745
—
17-
-2
630
—
21-
-4
566
—
24-
-3
625
—
22-
-5
670
—
21-
-3
561
—
26-
-1
— — 817 — 18-2
Le docteur Lee a relevé pour seize années, depuis 1819
jusqu'en 1835 , le nombre d'individus morts à New- York de
chaque maladie , et signale quelques faits qui peuvent ne pas
être sans importance pour l'étude de la marche des maladies
épidémiques et des variations nombreuses qu'elles présentent.
Dans l'Amérique du nord comme dans l'Europe septentrio-
nale , à New-York comme à Paris et à Londres, la phthisie est
la maladie qui fait le plus de victimes. Sur 78,990 morts qui
représentent le chiffre total pour les vingt-six années indi-
quées, IZi, 388 ont été causées par celle cruelle maladie. Si
jîous y joignons U,GdQ morts attribuées à d'autres ma-
ladies des poumons , nous aurons le nombre 19,084 pour
toutes les maladies de poitrine. Ce chiffre qui avait été de
708 en 1819, s'éleva en 1834 à 2,006. En 1833, le nombre
des maladies de poitrine fui inférieur à celui des années pré-
cédentes ; celle différence provient évidemment de ce qu'à la
suite des maladies épidémiques la susceptibilité aux maladies
diminue pendant quelque temps. Le tableau suivant nous fera
connaître la mortalité produite par la phthisie pulmonaire ,
chez les blancs et chez les nègres.
ELAHCS.
1824. — 250 —
1826. — 247 —
1828. — 237 —
KGRES.
BLANCS. KEGÎIES
112
1830.
— 246 — 83
110
1832.
— 205 -- 115
137
1834.
— 197 — 83
NOUVELLES DES SCIENCES. 369
Pendant ces seize années, 166 morts seulement ont été
causées par la fièvre jaune, dont 165 appartiennent à l'au-
tomne de 1822. Un fait très remarquable, c'est que, pendant
que la mortalité causée par les autres fièvres allait en dimi-
nuant, celle de la fièvre scarlatine éprouvait une augmenta-
tion graduelle, et s'est élevée dans les six dernières années à
1500. En 183^, ce chiffre ne s'éleva pas à moins de hiS, et
en 1829 cette maladie frappa 188 victimes dans l'espace de
quelques semaines; tandis que depuis 1817 jusqu'à cette an-
née , le nombre de morts causées par celte fièvre ne s'était
pas élevé au-delà de 7 ou 8 pour cent.
La petite-vérole, qui avait entièrement disparu de New-
York, y reparut de nouveau en 1820, et y a fait, depuis, de
nombreuses victimes : le chiffre total s'élève à 1515 morts.
La négligence que mettent la plupart des parens à faire
vacciner leurs enfans , et l'obstination de quelques autres,
à préférer finoculalion à la vaccine, sont les causes de
celte mortalité considérable, qui, cependant, l'est encore
beaucoup moins qu'avant l'introduction de la vaccine. Main-
tenant, la mortalité produite par la variole n'est que d'en-
viron un pour 55 sur la mortalité générale, tandis que,
avant la découverte de Jenner, elle était de 12 pour cent.
Le nombre des pauvres à New-York est loin d'augmenter
avec la population , comme cela arrive dans presque toutes
les grandes villes de l'ancien continent. Ainsi, en 1825, époque
où la population de New- York était de 166,086 habilans, il
y avait 2055 pauvres, et en 1835, où elle était presque
double (269,879), on ne comptait que 1893 pauvres inscrits.
^ciciuc^. — CittcnUuiT.
L'imiversîté de Gœttingue. — Gœtliiigue est une petite
ville, située sur la roule de Cassel, à environ trente milles
des montagnes du llarlz. Les rues en sont régulières et pro-
pres, et ont un trottoir de chaque côté. Les remparts qui
VIII. — h" SÉRIE. 2^»
370 NOUVELLES DES SCIE>-CES.
entourent la ville forment une promenade très agréable, d'où
la vue s'étend au loin sur les plaines voisines et sur les mon-
tagnes qui les terminent. Les étudians qui suivent les cours
des différentes facultés , sont beaucoup plus tranquillrs que
ceux que l'on rencontre dans la plupart des autres universités
d'Allemagne. Constamment surveillés par l'administration
municipale , ils sont polis à l'égard des étrangers , et on ne
les voit jamais fumer dans les rues. Comme il n'existe pas de
bâtimens publics pour le logement des étudians, ils sont
obligés de louer des chambres en ville , suivant leurs moyens ;
un officier public attaché à l'université est chargé de con-
naître exactement tous les logemens vacans, ainsi que le prix
que l'on en demande ; et c'est à lui que les étudians doivent
s'adresser pour toutes les informations qu'ils peuvent désirer.
Celte université diffère de celle de Heidelberg, de Bonn et de
Berlin, en ce qu'elle n'a ni bâtimens, ni amphithéâtres pour
les cours. Les < tudians sont ainsi obligés de courir d'un bout
de la ville à l'autre pour faire leurs cours , et chaque profes-
seur a dans sa maison une pièce spéciale garnie de pupitres
et de bancs , où il reçoit les élèves qui suivent habituellement
ses leçons.
Chaque leçon ne dure que cinquante minutes; il estaccordé
dix minutes à l'élève pour aller d'un professeur chez l'autre.
Chaque professeur publie un compendium ou manuel, con-
tenant le résumé de son cours , résumé que tous les élèves
sont obligés d'acheter. Ces manuels sont divisés en chapitres ,
dont chacun fait l'objet d'une leçon ; le professeur lit le
chapitre , le commente , et apporte à l'appui de son assertion
de nouvelles preuves que les élèves prennent en note avec
le plus grand soin.
Le chef de l'université de Gœttingue est le célèbre Blumen-
bach , professeur d'histoire naturelle. C'est un petit vieillard ,
très courtois, très affable, discoureur intrépide, spirituel et
caustique. Bien que le vénérable professeur ait atteint sa
quatre-vingt-deuxième année, il conserve encore toutes ses
NOUVELLES DES SCIENCES. 371
facultés. Lorsque je lui fus présenté, il me parla de la bonté
de Georges III, à l'époque où il parcourut l'/Vngleterre, il
y a quarante ans, et où il fit une visite à l'université d'Ox-
ford. Un de SCS appartemens pourrait être considéré comme
un musée, bien qu'il ne soit pas très grand : il contient un
bizarre assemblage de préparations anatomiques, déplantes
séchées, d'animaux empaillés, et l'on y voit aussi une belle
collection de crânes. Il appela surtout mon attention sur une
tête tatouée d'un chef de la Nouvelle-Zélande qui lui avait
été offerte par le duc de Northumberland , et à laquelle il
paraissait attacher un grand prix.
Blumenbach fait son cours à trois heures chaque jour, ex-
cepté le samedi, et après l'avoir terminé, il aime beaucoup
à rire des bons mots ou des anecdotes dont il sème ses le-
çons. Il lit facilement ses notes sans le secours de lunettes,
et s'exprime en termes qui pourraient quelquefois choquer
des oreilles délicates. Il se sert ordinairement dans ses leçons
de préparations sèches ou conservées dans l'esprit-de-vin ;
j'ai vu chez lui des pattes d'ours parfaitement disséquées;
des oiseaux et de petits quadrupèdes, empaillés avec beau-
coup de goût. Je remarquai aussi un petit porc-épic mis dans
l'esprit, avant que ses épines eussent commencé à pousser,
et sur lequel on apercevait en dehors de l'épaule les deux
mamelles; un œuf d'autruche arrivé à la fin de l'incubation ,
et hors duquel le jeune oiseau était déjà à moitié sorti , me
parut assez curieux.
Blumenbach éprouve un grand plaisir à rapporter des
anecdotes qui se rattachent à son voyage en Angleterre.
Aussi parle- t-il souvent des chevaux employés dans les
brasseries de Londres, et de ceux destinés aux courses ou
à la chasse, en fermes qui excitent la surprise et peut-être
même l'incréduliU' de ses auditeurs.
En parlant de la tortue, il détaillait avec complaisance les
excellentes qualités de sa chair connne mets, et il ne man-
quait pas d'ajouter que durant son séjour eu .Angleterre, il
24.
372 NOUVELLES DES SCIENCES.
avait vu des services eniiers qui n'élaient composés que de
tortues préparées de différentes manières. A l'en croire, le
dessert élait aussi composé de tortues.
En parlant des coqs, il décrivait minutieusement les ba-
tailles qu'on leur fait livrer en Angleterre, et montrait à ses
élèves une paire d'ergots de métal semblables à ceux dont on
a coutume de les armer avant de les faire battre.
Les leçons de Blumenbacli sont les plus intéressantes
de toutes celles que j'ai entendues à Gœttingue.Tl me montra
un jour une machine à faire éclore les œufs, très ingénieuse,
dont il s'était servi fréquemment, et qui n'exigeait que la
chaleur d'une lampe à esprit-devin.
Le professeur de chimie, M. Wœhler, qui a succédé der-
nièrement au savant Slromeyer, est un homme de mérite :
doux, affable, poli, il a un talent d'exposition très remar-
quable , et toujours ses expériences réussissent. Mais il est
difilcile pour un étranger de comprendre les termes techni-
ques qu'emploient les Allemands; car, au lieu de les dériver
du grec, ils les composent de racines allemandes. Ainsi,
au lieu d'employer, comme les Anglais el les Français, les
mots hydrogène et oxigène, les chimistes allemands disent
icassersfoffgas ou sauerstoffgas.
Le professeur le plus distingué de l'école de médecine
est le docteur Himly, vieillard remarquable par sa dou-
ceur et son bon ton. Sa clinique commençait à onze heures,
et élait suivie d'une consultation à laquelle prenaient part
beaucoup de personnes de la ville et de la campagne. A Gœt-
lingue comme à Berlin , et dans toutes les écoles de méde-
cine de l'Allemagne, le professeur distribue les malades de
la salle de clinique à chacun des élèves, pour qu'ils recueillent
l'histoire de la maladie, qu'ils en étudient la nature et les
principaux symptômes, et portent ensuite le diagnostic, el
indiquent devant le professeur le traitement qu'ils croient
devoir être suivi. Si le professeur admet la médication pro-
posée par l'élève, il la lui fait écrire sur le cahier de visite,
NOUVELLES DES SCIENCES. 373
et y appose sa signature. Les malades de la ville, qui ne
peuvent venir à la consultation, sont traités de la même ma-
nière par les élèves qui les visitent chaque jour et qui tiennent
le professeur au courant des cliangemens qui arrivent, et des
modifications qu'ils font au traitement. Un autre cours de mé-
decine clinique est fait chaque jour à dix heures , par le pro-
fesseur Conrad qui, à trois heures, lient encore un cours de
médecine théorique. Le traitement médical employé à Gœt-
tingue est loin d'être très actif. La saignée et quelques an-
ciennes préparations combinées à de faibles doses de moyens
actifs, et à une grande quantité de boissons délayantes, sui-
vant la méthode des médecins français, forment la base de
toutes leurs mc-dications. Le docteur Hubert avait ouvert un
cours d'anaiomie pathologique, mais le nombre de ceux qui
se présentèrent pour le suivre fut si petit, qu'il se vit obligé
d'y renoncer.
Les cours les plus suivis sont ceux de chirurgie, faits par
le docteur Longerbeck, dont les ouvrages ont acquis une
grande célébrité. Le musée analomique est situé en dehors
du boulevard , dans un bâtiment neuf, construit avec beau-
coup de goût. Les préparations , peu nombreuses , à la
vérité 5 sont disposées avec ordre ; et la salle de dissection
peut contenir cent élèves, auxquels on fait chaque jour une
leçon d'anatomie. Il y a aussi une bibliothèque considéi-able,
inche en ouvrages étrangers, et qui appartient à l'université.
Gœtiingue possède de grands avantages sur les autres uni-
versités de l'Allemagne; la vie et le logement y sont à bon
marché} la nourriture , dans les meilleurs hôtels, ne coûte
par jour, en y comprenant une demi-bouteille de vin, que
2 shillings, et on peut y avoir un bon appartement pour une
guinée par mois. Les étudians y sont plus sociables qu'à lîonn
et à Heidelberg, et les rapports intimes qui existent entre
le royaume de Hanovre et l'Angleterre sont autant de cir-
constances qui doivent déterminer ceux de nos compatriotes
qui désirent poursuivre leurs éludes dans une université où
374 NOUVELLES DES SCIENCES.
l'on parle l'allemand avec une grande pureté , à choisir Gœt-
tingue de préférence à toute autre. La distance de Londres à
Gœtlingue est d'environ UôO milles, et peut être parcourue en
diligence, par Bruxelles et Aix-la-Chapelle, en huit jours,
pour environ 20 ^; et pour la moitié de cette somme, en se
rendant à Rotterdam par le bateau à vapeur , et en remontant
le Pihiti jusqu'à Coblentz.
De l'enseignement des aveugles en France et aux Etats-
Unis. — Si la France peut se glorifier d'avoir étq la première
à ouvrir des établissemens pour Téducation des Jeunes
aveugles , elle doit cependant reconnaître que les Etats-Unis ,
qui sont venus bien long-temps après elle , l'ont déjà dépassée
par les perfectionnemens qu'ils ont introduits dans les diffé-
rentes branches de l'enseignement , et par le nombre d'insti-
tutions qu'ils ont déjà formées. On compte aujourd'hui dans
l'Amérique du IVord trois établissemens d éducation pour les
jeunes aveugles : celui de Boston, fondé par le docteur Fisher
en 1829 ; celui de TS'ew-York, fondé, en 1831, par Samuel
Ward et Akerley ; enfin celui de Philadelphie , fondé en 1833.
Le Congrès se propose encore de multiplier ces utiles établis-
semens et d'offrir graluilemenl rinstruction à tous les jeunes
aveugles américains, dont le nombre s'élève à 6,000.
L'attention des philantropes américains s est surtout diri-
gée vers les améliorations et les perfectionnemens à intro-
duii'c dans la confection des livres et des cartes destinés à
l'usage des aveugles. C'est au vénérable Haûy que l'on doit la
première idée de ces impressions en relief, sur lesquelles
l'aveugle, à l'aide de ses doigts, reconnaît les lettres , les
mois tt les phrases qu'on lui soumet. Mais le sens du loucher
procède autrement que celui de la vue , et Haûy n'avait fait
qu'appliquer aux livres des aveugles les signes des clairvoyans.
Le relief de ces lettres était trop arrondi , leurs arêtes trop
épaisses, et l'appendice de quelques consonnes venait en outre
jeter de la confusion dans les lignes. Pour remédier au mal,
NOUVELLES DES SCIEINCES. 375
il fallait grossir démesurément les caractères, multiplier
les blancs et donner au volume une grosseur incommode.
Les Américains ont fait disparaître tous cesinconvéniens;
les caractères à marteaux usités dans Yînstitution des jeunes
aveugles de Paris ont été remplacés par des caractères
parallélipipèdes ; les formes rondes ont disparu ; les signes
sont devenus plus anguleux , plus déliés ; leur relief a offert
plus de saillie ; et ceux dont la physionomie présentait une
trop grande analogie, ont été sensiblement modifiés; les
lettres à appendices ont toutes été disposées sur le môme
alignement et ne s'en sont écartées que dans leur partie
supérieure. Mais, pour faire mieux sentir les modifica-
tions qui ont été introduites dans ce système d'impression,
nous mettons sous les yeux de nos lecteurs les anciens et les
nouveaux types, ainsi qu'un spécimen ^^
des deux alphabets. 11 serait autrement
impossible de comprendre les perfec-
tionnemens introduits.
H
alphabet français.
clL c SePahu klmnopciTst
uuv wooii z. l^SA^^ySjO"
Alphabet américain.
01 l) G <J e f G
u V wxYz .
h 1 Jkl mn oP^ rst
123^567890.
De tous ces perfectionnemens , il résulte , ainsi que l'a
constaté récemment Don Ramon de la Sagra dans un I\Ié-
moirc du plus curieux intérêt , que les caractères américains
occupent moitié moins d'espace que les caractères français;
876 NOUVELLES DES SCIENCES.
qu'ils sont plus perceptibles au toucher , et qu'ils ne pré-
sentent aucun équivoque au doigt de l'aveugle. D'après ces
données, si le même ouvrage était composé en caractères
français et en caractères américains : les premiers rempli-
raient dix pages in-/j°, tandis que les seconds en occuperaient
à peine quatre. La même observation est applicable aux cartes
géographiques et aux figures de géométrie.
Btatietiquf.
Tableau tninéralogiqiie de V Autriche et de la Hongrie'.
— MM. Foy , Harle et Gruner ont récemment publié ce ta-
bleau dans le Records of gênerai science.
Le Tyrol contient très peu de mines maintenant exploitées ;
cette contrée est néanmoins riche en minerais de cuivre et
d'argent.
Les mines de Schwalz , sur l'Inn , sont abondantes.
A Kitzbûbel, on extrait annuellement 1200 quintaux de cui-
vre (le quintal équivaut à 109, 81 liv. avoir du P.) des pyrites
en fdons dans des schistes argileux.
Le produit annuel des fabriques de fer est 10,000 quintaux ,
et d'acier 2,000.
A Hall, il existe une vaste saline de laquelle on extrait
200,000 quintaux de sel, à 1 s. 10 1/2 d. par quintal; il est
vendu 10 s. 10 d. le quintal.
A Salzburg , comme dans le Tyrol, le fer hématite brun
est fondu au moyen d'une faible chaleur. Dans un temps on y
exploitait plusieursmines d'or, au milieu delà chaîne des Alpes ;
maintenant, on n'en connaît que deux, Bockstein et Rauris;
elles produisent de 100 à 200 marcs d'or (par amalgame) et
de 600 à 800 marcs d'argent qu'on extrait par la fonte de son
sulfure. Salzburg contient plusieurs dépôts de sel qui rivali-
sent avec ceux de la Bavière ; les lieux qui les fournissent
sont Hallein, Hallstadt, etc.
, La Carinthie produit du fer, de l'acier, du plomb et 200 à
NOUVELLES DES SCIENCES. 377
300 quintaux de cuivre. Le plomb est tiré de la galène qui
se trouve dans une gangue calcaire à Bleyberg ; la quantité
qu'on en obtient s'élève à 60,000; on l'extrait au moyen d'un
fourneau à réverbère ; 11 est extrêmement pur et bien dé-
pouillé d'argent. 300,000 quintaux de fer sont obtenus , les-
quels sont entièrement convertis en fer doux et en acier,
dans la Carinihie ou la Carniole. La fonte en est opérée dans
six hauts fourneaux fermés ; celui de Treibach a trente-cinq
pieds de haut et huit de diamètre; il en produit journelle-
ment de 250 à 300 quintaux; l'acier est préparé par la il/e-
thode Brescienne , et le fer doux , par celle de Styrie , et par
une seule fonte. En cet endroit la fabrication du fer a fait de
grands progrès, si l'on en juge par les essais de Rosthorn,
au moyen du bois et des lignites. 180,000 quintaux de fer doux
et 70^000 d'acier, sont fabriqués annuellement au prix de
17 s. 6 d. par quintal.
La Carniole produit du mercure. A Idria , on en retire de
5 à 6,000 quintaux par la distillation; 100 quintaux sont
extraits d'une ardoise contenant du mercure natif, et en ou-
tre 1000 quintaux de cinabre y sont fabriqués. Le mercure se
vend 16 s. 8 d. par quintal et au dessus , et le cinabre à 1 ^
et au dessus également par quintal.
La Styrie est la province qui donne la plus grande quantité
de fer doux et d'acier, l'un et l'autre de qualité supérieure.
On y compte trente-sept hauts fourneaux, dont trois sont ou-
verts et les autres fermés; leur hauteur est de dix-neuf à trente-
six pieds; à Vodeinberg il y en a quatorze, et à Eizenerz
quatre , alimentés par le carbonate de fer d'une même
mine qu'on trouve sur une montagne de deux mille pieds de
hauteur.
En Ilotigrie, à Schemnitz et Kremnitz, il y a des mines
qui ont été exploitées depuis onze cents ans ; la production
annuelle dans la basse Hongrie est de 35,000 marcs d'argent,
et de six cents marcs d'or ; la haute Hongrie et Nagybanie
donnent 30,000 marcs d'argent.
378 NOUVELLES DES SCIENCES.
La basse Hongrie produit environ 6,000 quintaux de cuivre;
la haute Hongrie 18,000, le Bannat 6,000.
La Boliémecst riche en toutes sortes de métaux ; plusieurs
de ses raines sont dans un état d'abandon. On ramasse de l'or
dans les rivières de Zalava et Waiava, près de Prague ; il y
a une mine d'or à Eulengebirge, et l'on extrait à loachimslhai
1000 marcs d'argent.
Les mines de Przibram rendent annuellement 22,000 marcs
d'argent et 20,000 quintaux de plomb. La Bohème fournit
200 quintaux de cuivre , outre le deutoxide d'arsenic et le
cobalt. On y compte de quarante à cinquante hauts fourneaux
qui donnent 400,000 quintaux de fer et 500 quintaux d'étain.
La Moravie produit 60,000 quintaux de fer doux.
ISoinhre d'églises et de chapelles consacrées au culte en
Angleterre. — Les élablisseniens consacrés au culte en An-
gleterre et dans la principauté de Galles se divisent ainsi :
Eglises consacrées à la religion de l'Etaf, . . . 11,825
Églises mélhodistes 2,820
Protestans dissenters 2,911
Baptistes, Quakers et autres 1,580
Catholiques romains 411
Total 19,547
Londres possède 25 chapelles catholiques romaines , dont 6
appartiennent aux ambassades étrangères. Sur les 383 cha-
pelles qui sont dans les provinces , 16 seulement se soutiennent
par des souscriptions; les autres appartiennent soit à des
particuliers riches , soit aux collèges ou aux maisons reli-
gieuses qui sont disséminées dans le pays.
Résultats comparés du commerce des bois du Canada et
de la Baltique. — On ne saurait trop s'élever contre ce
système funeste qui force les constructeurs anglais à n'ad-
mettre siir leurs chantiers que des bois de très mauvaise
qualité , et qui les empêche de s'approvisionner ailleurs
îfOUVELLES DES SCIENCES. 879
qu'au Canada , sous peine de payer une prime excessive en
faveur de celte colonie. Nous avons déjà plusieurs fois fait
entendre nos plaintes contre cet odieux monopole; mais,
tant qu'il n'a pas été fait droit à nos réclamations , c'est un
devoir pour nous de revenir sur cette question et d'en faire
ressortir tous lesinconvéniens.
Difféî'ence des droits prélevés sur les bois, suivant leur
provenance.
Bois du Canada. Bois d'Europe.
Planches da sapin des colouiei, 40 sh, par cent. 380
Toliges 20 « 200
Douves 8 " 84
Planches de chêne 15 par charge. 80
Bois pour lanihris 12 ■ 55
Mâts 1 1/2 à 4 sh. la pièce. 8 à 22
On voit d'après cela que la différence varie depuis les A>
jusqu'aux 9/10 en faveur du bois du Canada. L'Angleterre ne
fait pas moins une consommation considérable de bois de
la Baltique. En effet, nous trouvons que, dans l'année 183i,
l'importation des deux espèces a été:
Bois du Canada. Bois de la Baltique.
Bois de sapin 110,024 charges. 379,404
Boisdechèue 0,000 » 17,000
Planches de sapin. . 33,106 ceutaiues " 34)000 »
Toliges 11,798 » 1,501
Douves 11,782 » Ibfili
Mâts de moins de
12 pouces 8,354 pièces •> 4,722 n
Grands mâts 575 charges •■ 3,894
Planches de chêne. J,734 •> 4 •#
Bois pour lambris. . 3,031 •> 0 "
Lattes 4,713 brasses » 5,08C
Il est donc évident que si l'on se décidait à mettre plus
d'égalité dans les droits d'entrée, les bois du Canada se
trouveraient entièrement expulsés du marché. Le calcul sui-
vant fera connaître la perle immense qui résulte pour le con-
380 NOUVELLES DES SCIENCES.
sommateiir anglais de l'élévation des droits. Dans cette cir-
constance :
Le prix moyen de la (barge du bois de sapin des colonies a été, depuis
quelque temps, de 90 sb. , dont 1 0 sh. de droits, reste, prix net. . 80 sb.
Celui du bois de sapin de la lialtiqueaélé de 110 sb., dont 55 sh.
de droits, reste 55 sb.
De sorte que, tous droits déduits, le coniouiinaleur paie de plus. 25 sh.
Voici un cas plus frappant encore :
Le prix moyen d'un cent de planches de sajiin des colonies est de 3 iO sh.
dont 40 sb. de droits, reste 300 sh.
Celui des planches de la Baltique a été de 580 sb., dont 380 Ai.
de droits, reste 200 sh.
Deiorle que, tous droits déduits, le consommateur paie de plus. lUOsh,
En combinant ces calculs avec la table des importations,
et en déduisant 100,000 charges qui continueraient à être
apportées des colonies pour certains usages spéciaux aux-
quels lo bois de la Baltique ne convient point, nous trouve-
rons que la perte annuelle pour l'Angleterre, tant en prix
qu'en qurdité, est do 1,5-29,07.5 ^(38,226,900 fr.).
(Cionomif rurale.
aperçu gênerai de l'agriculture et du commerce des
grains en Europe et en Amérique. — La rigueur extraor-
dinaire de la saison nous porte à jeter un coup-d'œil sur l'é-
lat actuel de l'agriculture dans les principales contrées de
l'Europe et de l'Amérique. Le tableau que nous en traçons ,
emprunté aux meilleures sources, offrira, nous n'en doutons
pas, un grand intérêt.
En Angleterre, la nudité des champs est telle qu'on dirait
la végétation suspendue; en Irlande, les semailles ne sont
encore que commencées, et en Ecosse l'alarme est si grande
que les fermiers ne veulent se dessaisir à aucun prix du grain
qui existe dans leurs greni' rs. Dans quelques endroits de l'É-
NOUVELLES DES SCIENCES. 381
cosse , la neige couvrait encore la terre au 15 avril ; les che-
vaux et le menu bétail ont beaucoup souffert, et dans l'île
de Shetland les fermiers ont été obligés de faire une brèche
à l'approvisionnement des grains qu'ils destinent aux semail-
les, pour empêcher que leurs moutons ne meurent de faim.
Cet état de choses a pourtant un peu changé, dans la se-
conde quinzaine d'avril , par l'arrivage de plusieurs navires
chargés de grains et venant de Dantzig. Les affaires qui jus-
que-là s'étaient bornées à la consommation intérieure , ont
pris un peu d'activité. Le blé de Dantzig, première qualité ,
s'est vendu de 37 à 38 sh. le quartcr, et le blé rouge de 33 à
35 sh. Des exportations en blé et en farine ont également été
faites pour le Canada et les États-Unis ; elles se composent
de 15,000 quarters pour le Canada , et de 6,600 quarters pour
les États-Unis, et de 5,000 quintaux de farine pour les Indes
occidentales. Cette farine a été payée de 25 à 27 sh. le baril
de 196 livres, ce qui est un prix énorme, comparativement
à la valeur relative du blé étranger. Les importations du
mois d'avril ont été de 6,603 quarters de blé , et de 7,409 sacs
de farine; il résulte un excédant en faveur de l'exportation de
près de quinze mille quarters. D'autres navires qui sont an-
noncés de la Baltique avec des chargemensde blé, belle qua-
lité , donneront sans doute au commerce des grains leur cours
régulier. Des nouvelles d'Hobart Town et de Van Diemen ,
en date du l'^'" et du 3 novembre, annoncent que les arriva-
ges attendus avaient produit une baisse de U sh. 6 d. et 5 d.
par boisseau sur le prix du blé. C'est le contraire au Canada ,
où l'insuffisance des approvisionnemens a occasioné une
hausse considérable. A Halifax, le 3 avril, le beau Québec
était coté à 6o sh. par baril ; le Hambourg de 50 à 55 sh. La
détresse des petits fermiers était si grande que la légis-
lature a volé un bill qui a pour objet d'interdire l'expor-
tation du blé, de l'avoine et des pommes de terre jusqu'au
10 juin. A Maurice, la farine de Dantzig était cotée de 26 à
23 sh. sterling le baril de 180 livres, lorsdu départ des der-
582 NOUVELLES DES SCIENCES.
niers navires qui sont arrivés à Liverpool, dans le courant
du mois. Le grain qui est importé dans la colonie, sous pa-
villon anglais, est exempt de droit. La farine est frappée d'un
droit de 1 pour 7o «^ vaioretti.Les prix se tiennent fermes en
France, excepté dans lesdépartemens du midi, où le froid etriiu-
midité ne se sont pas faiiaussi vivement sentir. A Bayonne, les
prix sont très élevés ; le blé est coté de ^9 sh. 10 d. à 5k sh.;
l'orge à 31 sh. 10 d. A Bordeaux, où des arrivages considé-
rables ont eu lieu, les prix ont éprouvé une forte baisse. A
Saint-Pétersbourg des marchés à terme ont été passés pour mai
à 19 sh. le quarter d'orge, età 10 sh. 6 d. le quarter d'avoine.
A Biga, la bonne avoine est offerte à 10 sh. 11 d. et 11 sh. S
d. le quarter. A Dantzig, le mouvement du port est très res-
treint, en raison du mauvais temps; de grands approvision-
nemens descendent chaque jour la Vistule ; mais les deman-
des éiant presque nulles , on emmagasine le blé. Le blé de
Stettin , et le blé rouge de la Silésie sont de très bonne qua-
lité et très propres à l'exportation- Une ordonnance royale
du gouvernement suédois , en date du 7 avril , permet l'ex-
portation de toute espèce de grains du royaume pendant tout
le cours de cette année et sans aucun droit. A Hambourg ,
des arméniens se préparent pour l'Amérique; les prix sont
cotés à 32 sh, , les bonnes qualités. A New-York, l'approvi-
sionnement de blé s'élève à 500,000 boisseaux. Cette quantité,
quoique considérable , augmentait toujours , aussi les prix pa-
raissaient-ils devoir faiblir à Baltimore cl à Cincinnati ; partout
où les marchés étaient bien fournis, les grains ont subi une
forte baisse.
TABLE
DES MATIÈRES DU HUITIÈME VOLUME
fllARS ET AVRIL 1837. — 4^ SÉRIE.
P.igej,
Histoire. — politique. — Hisloire des partis en Angleterre,
depuislcxvii'^siècle jusqu'à nos jours 193
Histoire contemporaine. — L'Autriche sous le prince de
Melternich 5
Philosophie. — Morale. — Ombres et lumières de la vie
parisienne 277
Littérature. — De îa nouvelle école littéraire en Espagne. . 45
Beaux-arts. — Etat actuel du drame et des théâtres à Lon-
dres 221
Commerce. — Industrie. — Manchester: son origine, ses
progrès, son importance actuelle 238
Physionomies parlementaires. — N" II. — Le Parti conser-
vateur à la Chambre des Lords : le duc de Cumberlaiid;
lord Wellington ; lord Lyndhurst; lord Abinger ; le duc
Buckingham ; le marquis de Londonderry, etc. , etc. . . G 1
Biographie. — L'enfance et la jeunesse de Wallcr Scott,
racontées par lui-même 8i
VoAAGES. — STzVtistique. — La Régence de Tunis : son
administration ses ressources, ses habitans et Icius mœurs. 287
384 TABLE DES 5IATIÈRES.
Pag€9.
Voyages. —Souvenirs de la Sicile , de Malte et de Livourne. . io6
Statistique. — Etat actuel de la colonie des Cygnes , dans la
Nouvelle Galles du Sud 122
SouvEMRS DE TOURISTE. — Le Cliâteau d'Udolphe 328
MiscELLAJNÉES.— L'Alibi, scènes des assises d'Irlande. . . I4l
MiscELLAKÉES. — Un enfer de bon ton, le club Crockford. . 349
Nouvelles des sciences , de la littérature, des beaux-arts , du
commerce, de l'industrie 159, 359
De la poésie et de la littérature en Perse et en Arabie avant Blahomet, 152.
— Des monnaies anglo-saxonnes, l57. — L'ilo de Candie, ses ressources
et ses antiquités, ICI. — Le docteur Henry de Manchester, 167. — Re-
cherclies sur les toiles des momies d'Egypte, 169. — Mo\ivenient delà
dette d'Angleterre , depuis 1688 jusqu'à nos jours, 176. ■ — Observations
sur l'emploi de la houille anthracite, 179. — Lettre de Don Ramon de
la Sagra sur les maisons pénitentiaires des Etats-Unis, 184. — Recherches
chimiques sur l'atmosphère des tunnels, 359. — Matière propre à déter-
miner la quantité de matière colorante contenue dans les cochenilles, 163. —
Manne du mont Sinaï, 363. — Température de l'intérieur de la terre,
364. — État sanitaire de la ville de New-Tork, 365. — L'université de
Gœttingue, 369. — De l'enseignement des aveugles en France et aux États-
Unis, 374- — Tableau minéralogique de l'Autriche et de la Hongrie , 376.
— Églises et chapelles consacrées au culte en Angleterre, 378. — Résultats
comparés des commercedes bois duCanada et de la Baltique, 378. — Aperçu
général de l'agriculture et du commerce des grains en Europe et en Amé-
rique, 380.
Yiy. DE LA TABLE.
IMPRIMÉ PAR LES TRESSES MECANIQUES DK PAUL RENOCARD,
RUE GAUAKCIÈRE, 5.
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